L’Éligible (Thomas SAUVAGE - Édouard MAZÈRES)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de Madame, le 4 janvier 1825.
Personnages
DROGUET, ancien épicier
CLARISSE, sa sœur
HORTENSE, sa fille
DE VERNELLE, manufacturier
GUSTAVE, son filleul
BONFIL, percepteur
PIERRE, domestique de Droguet
GERVAIS, chef d’atelier
DUPRÉ, fermier
ÉLECTEURS
OUVRIERS
PAYSANS, etc.
La scène se passe dans une petite sous-préfecture.
Le théâtre représente la place publique d’une petite ville. Au fond, une porte cochère ; au-delà, une grande maison ; sur la porte cochère est écrit : Manufacture. Une cloche est à côté. À droite, la maison de Droguet. À gauche, une boutique de marchand de vin, une table et un banc.
Scène première
BONFIL, CLARISSE, sortant de chez Droguet
CLARISSE.
Non, monsieur Bonfil, vous n’êtes plus ce que vous étiez il y a vingt-cinq ans !... je m’en aperçois tous les jours...
BONFIL.
Ma chère Clarisse, que pouvez-vous me reprocher ?
CLARISSE.
Avez-vous oublié les rôles d’amoureux que nous répétions ensemble ? où sont ces tendres épanchements qu’a vu naître le théâtre bourgeois de notre endroit ?...
Air de Thorigny.
De mon amour, que rien n’apaise,
Ne vous souvient-il plus, hélas !
J’étais Babet, vous étiez Blaise !
Je faisais Rose... vous Colas !
En vain aujourd’hui je soupire,
En vain je m’attache à vos pas...
En vain je suis toujours Zémire...
J’appelle Azor... il ne vient pas !
BONFIL.
Rassurez-vous, Clarisse... vous êtes toujours la Belle, et moi je suis toujours... l’Azor.
CLARISSE.
Hier soir, vous ne m’avez pas adressé la parole !...
BONFIL.
N’ai-je pas le même reproche à vous faire ? Quant à moi, amoureux, mercier et percepteur, il faut faire marcher de front ma flamme et l’intérêt public, le poivre et la politique, les rubans et les élections... Les élections !... c’est ce matin qu’elles doivent avoir lieu... Voilà ma justification... quelle est la vôtre ? Pourquoi m’avoir laissé toute la soirée jouer au piquet voleur avec le brigadier de la gendarmerie, tandis que vous faisiez la chouette avec monsieur le maire ?
CLARISSE.
C’était par l’ordre de mon frère...
BONFIL.
Quel droit le contrôleur des contributions indirectes a-t-il sur votre main, que vous lui abandonniez avec tant de complaisance ?...
CLARISSE.
C’était par l’ordre de mon frère.
BONFIL.
Et ce commis à cheval qui vous a marché sur le pied !... c’est aussi par l’ordre de votre frère que vous l’avez souffert ?... Tous les fonctionnaires de l’arrondissement, jus qu’au greffier du juge de paix, ont obtenu quelque faveur de mademoiselle !...
CLARISSE.
Homme injuste ! croyez-vous qu’il n’en coûtait pas à mon cœur de vous affliger ?... Mon frère est éligible, et tous ces messieurs sont électeurs, vous le savez...
BONFIL.
Et moi, je ne le suis pas ! la fortune n’a pas voulu m’inscrire sur la liste ! Si je n’étais qu’amoureux, passe encore ! mais je suis gourmand... S’il y a quelque dîner, on me repousse ! Pourquoi ne suis-je pas électeur !
Air des Deux Sœurs.
Ah ! si du ciel la bonté protectrice
Me permettait de payer cent écus !
Je goûterais, gourmand avec délice,
Le vrai bonheur que goûta Lucullus.
Ce Lucullus, de prodigue mémoire,
Chez les Romains jadis mangea son bien ;
De l’électeur plus solide est la gloire,
Il mangé autant et ne dépense rien !
Son nom pompeux, son nom gastronomique,
En un instant fait ouvrir les buffets ;
En assurant la fortune publique,
Il enrichit les Verys, les Chevets.
Pour l’électeur, la truffe parfumée
Quitte à grands frais les champs du Périgord ;
Pour lui, la dinde exhale sa fumée,
L’Aï pétille au fond du rouge bord !
Au point du jour, si le lapin paisible
Près du terrier se promène en vainqueur,
D’un plomb mortel frappé par l’éligible,
Il est le soir mangé par l’électeur.
Une cloyère, ornement de Cancale,
Dans un marché s’offre-t-elle à ses yeux ?
Il va payer... l’éligible régale...
Il y joint même un chablis généreux !
Mais est-ce à moi de vanter ces merveilles,
De célébrer le bonheur des élus ?
Dois-je chanter les tables, les bouteilles,
Moi qu’on proscrit des temples de Comus ?
Ah ! si du ciel la bonté protectrice
Me permettait de payer cent écus,
Je goûterais, gourmand avec délice,
Ce vrai bonheur que goûta Lucullus.
CLARISSE.
Ah ! si l’hymen...
BONFIL.
L’hymen !... votre frère ne veut pas en entendre parler... Monsieur l’éligible !...
CLARISSE.
Vous ne connaissez que trop sa ridicule manie.
BONFIL.
Ce pauvre Droguet, il est vraiment fou ! Depuis qu’il a quitté son commerce d’épiceries, qu’il a acheté cette propriété, qui, jointe au bien de sa fille et au vôtre, le rend éligible, il ne rêve plus qu’élections, députations, assemblées !
CLARISSE.
La nuit il se réveille en criant : aux voix !
BONFIL.
Qu’on lui parle d’affaires, il passe à l’ordre du jour !... qu’on lui réclame de l’argent, il demande la question préalable ! Autrefois tranquille, sobre, fuyant le monde ; maintenant toujours sur pied, toujours courant, il s’agite, il intrigue, flatte, caresse, reçoit les autorités, et perd son argent sans regret avec les électeurs.
CLARISSE.
Il mange son bien !
BONFIL.
Pourvu qu’il ne mange pas le vôtre !
CLARISSE.
Fasse le ciel que sa folie ne nous cause pas de plus grands chagrins !...
BONFIL.
Il ne peut nous désunir, ma chère Clarisse !...
CLARISSE.
Fille, sœur... il donnerait tout pour une voix... Cher Bonfil, nous ne sommes pas les seuls malheureux... Hortense, ma nièce, aime le jeune Gustave, le secrétaire de mon frère... Les voici tous deux !
Scène II
BONFIL, CLARISSE, HORTENSE, GUSTAVE
HORTENSE.
Je vous le répète, il faut enfin que je sache qui vous êtes. À Paris, vous passiez pour avocat... vous ne vous faites connaître ici que sous le nom de Gustave... Je m’en rapporte à ma tante : puis je recevoir plus longtemps vos soins, si vous ne m’expliquez pas tout ce mystère ?
CLARISSE.
Monsieur, je ne puis qu’approuver ma nièce.
BONFIL.
Eh quoi !mademoiselle, vous blâmez le mystère, l’âme de tous les romans, le nœud essentiel et indispensable de toutes les intrigues ?
CLARISSE.
Oui, le mystère a bien ses charmes ! mais cependant il serait temps, monsieur, de nous apprendre...
GUSTAVE.
Eh bien ! puisqu’il faut tout vous avouer, je suis... troisième clerc chez un huissier de Paris... je vous ai vue à votre dernier voyage... L’étude, l’école de droit, les dîners au cachet, tous les plaisirs, je les ai quittés pour vous suivre. M. Droguet cherchait alors un secrétaire, je me présentai, il m’accepta. Je parvins à gagner sa confiance...
TOUS.
Et ?...
GUSTAVE.
Et... j’en suis là.
HORTENSE.
Mais pourquoi vous cacher ?
GUSTAVE.
Ah ! je vais vous dire... c’est que j’ai un parrain, un protecteur, qui ne sait pas où je suis... et moi qui ne savais pas où il était, je l’ai trouvé ici... qu’il vous suffise maintenant de savoir que mon nom et ma fortune me rendent digne de vous.
BONFIL.
Ces titres ont peu de prix aux yeux de M. Droguet... flattons son ambition, et réunissons-nous pour le forcer à faire notre bonheur... Quant à moi, qu’il y prenne garde ! qu’il craigne de me blesser dans mon amour !...
Air : Fragment du quatuor de l’Irato.
Avant de nous quitter, jurons... !
Jurez-moi !
TOUS.
Jurez-lui, jurez-vous, jurons-nous.
BONFIL.
Que l’hymen...
TOUS.
Que l’hymen...
BONFIL.
Ou la mort.
TOUS.
Ou la mort...
BONFIL.
Nous réunira tous !
TOUS.
Nous réunira tous !
Scène III
DROGUET, PIERRE, chargé de paquets et de joujoux
DROGUET.
Avance donc, Pierre, avance donc.
PIERRE.
Avance donc ! c’est bien aisé à dire ! Savez-vous, mon cher maître, que j’ai fait plus de quatre lieues depuis ce matin ? Il est bien temps que je me repose !
DROGUET.
Quel blasphème ! se reposer un jour d’élections ! as-tu remis ma carte chez tous les électeurs ?
PIERRE.
Il ne m’en reste pas une.
DROGUET.
Voilà la seconde édition épuisée. Ah ! que de courses ! Pourquoi madame Droguet est-elle morte l’an dernier ? la pauvre chère femme, elle m’aurait donné un fier coup d’épaule ! c’était un vrai trésor ; elle avait tant de crédit dans l’endroit !
Air : J’ons un curé patriote.
Elle était douce et gentille ;
Comme elle aimait son prochain !
Par son pouvoir, de ma fille
Un député fut parrain,
Elle avait de l’ascendant
Sur tout l’arrondissement.
Je serais (bis.)
Ma femme, si tu vivais,
Je serais... ce que tu voudrais.
Elle était fort à la mode ;
Elle plut au président,
Et sur certain point du code
Il la consulta souvent.
Elle avait de l’ascendant
Sur tout l’arrondissement.
Je serais (bis.)
Ma femme, si tu vivais,
Je serais... ce que tu voudrais...
J’aurais eu les voix du maire,
De l’avocat-général,
Du receveur, du notaire,
Et du corps municipal.
Elle avait de l’ascendant
Sur tout le département.
Je serais (bis.)
Ma femme, si tu vivais,
Je serais... ce que tu voudrais.
Pauvre chère femme ! tâchons de suppléer... Tu n’as pas vu le président ? j’irai moi-même, en me rendant à la séance. Tu as acheté ?...
PIERRE.
Comme vous voyez : j’ai dévalisé le confiseur et le marchand de marionnettes.
DROGUET.
Ce bon président ! c’est le meilleur père de famille de l’arrondissement. Il a quatre enfants : j’arrive chez lui précédé de joujoux et de bonbons ; j’embrasse l’intéressante famille ; les marmots sont au comble de la joie, le tendre magistrat est ému, et il me nomme...par amour paternel. Avec trois paquets de pistaches, je suis sûr de mon fait.
PIERRE.
Le ciel vous entende ! car je suis harassé de fatigue. Un jour de plus, et je suis un homme mort.
DROGUET.
Ce pauvre garçon, il a vraiment l’air malade !... L’apothicaire est électeur... il faut te purger, mon ami... peut pas me faire de mal... Je vais donc être nommé !
PIERRE.
Mais, monsieur, en êtes-vous bien sûr ?
DROGUET.
Si j’en suis sûr ? et qui voudrais-tu donc que l’on nommât ? nous ne sommes que deux éligibles dans le canton. Le juge de paix voulait se mettre sur les rangs, mais j’ai réclamé ; il lui manque un mois et trois francs soixante centimes ; reste donc, moi et M. de Vernelle. Or je t’en fais juge. M. de Vernelle peut-il prétendre ?... quels titres a-t-il, ce monsieur de Vernelle ? il a fait la dernière campagne ; c’est très méritoire... maintenant il dirige une riche manufacture, répand ses bienfaits dans le pays, fait vivre plus de soixante familles, c’est très beau... mais... s’occupe-t-il de politique ! un homme qui ne reçoit pas un seul journal !
PIERRE.
Vous, c’est bien différent !
DROGUET.
Moi, je me fais gloire d’être abonné à vingt-huit journaux et écrits semi-périodiques... je ne les lis pas, mais c’est égal... Je peux montrer mes quittances ; si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal. Je suis au courant de tout ; je me dois à mon pays...
PIERRE.
Comment, c’est par amour pour lui que vous vous démenez comme ça ?
DROGUET.
Sans doute... Je désire dire élu, parce je puis devenir utile. Le commerce a, depuis mon enfance, été mon unique occupation ; le commerce est une des branches les plus importantes de l’administration, ainsi donc...
PIERRE.
Mais vous ne l’avez jamais fait qu’en détail.
DROGUET.
Raison de plus pour le mieux connaître. Mon cher, quand, pendant vingt-cinq ans, on a vendu des drogues à ses con citoyens, on peut bien... Que d’abus je vais réformer ! ah çà ! où me placerai-je ?... nous verrons. – Comme on va me fêter, me caresser... En attendant, n’oublions rien... Tu verras l’huissier Criardet.
PIERRE.
Soir et matin il chante vos louanges.
DROGUET.
Il doit être essoufflé, tu lui porteras six bouteilles de Champagne. Quant à Grichard, qui, je ne sais pour quoi, s’arise de critiquer mes prétentions, tu lui offriras de ma part un pâté de foie gras... ça ferme la bouche. Tu l’inviteras même à dîner ; nous nous arrangerons à table.
PIERRE.
Voici M.de Vernelle qui sort de sa manufacture...
DROGUET.
C’est un brave homme... mais il n’entend rien aux affaires gouvernementales.
Scène IV
DROGUET, PIERRE d’un côté, DE VERNELLE et GERVAIS de l’autre
DE VERNELLE.
Mon cher Gervais, je suis content... en mon absence, tu as dirigé les travaux avec zèle...
DROGUET.
N’oublions rien...
Air : J’ai du bon tabac.
Pierre,
Du tabac
Dans ma tabatière !
Pierre,
Du tabac
Et du macoubac !
Je ne prends jamais de tabac,
Mais j’en offre ab hoc et ab hác ;
Car rien ici-bas ne popularise
Autant qu’une prise
D’excellent tabac.
DE VERNELLE.
Porte cette bourse au malheureux qui s’est blessé hier... dis-lui que demain j’irai le voir...
DROGUET.
Passe chez le tailleur... vois si mon habit de Mandataire est prêt... Bon jour, mon voisin !...
DE VERNELLE.
Bonjour, M. Droguet...
À Gervais.
Passe chez le négociant anglais qui vient d’arriver... porte-lui les ballots qu’il a commandés hier et qu’il juge des progrès de notre industrie... nous n’avons plus rien à envier aux étrangers... notre pavillon flotte dans tous leurs ports.
Air : Chez les habitants du village.
Cet étendard, présageant la victoire,
Assez longtemps fit trembler l’univers !
Appui des arts, cherchant une autre gloire,
Signal de paix, il traverse les mers.
Jadis le fer, de nos jours l’industrie,
Soumit le monde à nos genoux rangé !
Comme autrefois notre belle patrie
Est reine encor !... de sceptre elle a changé.
Pierre et Gervais sortent.
Scène V
DROGUET, DE VERNELLE
DROGUET.
Toujours avec vos ouvriers !
DE VERNELLE.
Je me plais au milieu d’eux... c’est ma famille !
DROGUET.
Aussi, ils vous aiment !
À part.
C’est bien heureux que ses ouvriers ne soient pas Électeurs ; il aurait toutes leurs voix !
Haut.
Eh bien ! voilà le grand jour !... vous avez sans doute songé...
DE VERNELLE.
À quoi ?
DROGUET.
À quoi ?... plaisante question !... à quoi peut-on penser aujourd’hui, si ce n’est aux élections ?
DE VERNELLE.
C’est à midi... il est dix heures... nous avons le temps...
DROGUET.
Ah ! nous avons le temps !...
À part.
si celui-là aime son pays !... faites-moi donc l’amitié de nommer un homme comme ça !
Haut.
savez vous, mon cher, que vous traitez cette affaire avec une indifférence !...
DE VERNELLE.
De l’indifférence, M. Droguet ! vous vous trompez... je sais trop combien est important le devoir que nous allons remplir ; mais décidé à voter selon ma conscience...
DROGUET, à part.
Si sa conscience lui disait de me nommer ?... il faut absolument que je sache à quoi m’en tenir...
Haut.
M. de Vernelle, vous avez beaucoup d’influence ici, et si vous donniez votre voix à quelqu’un.
DE VERNELLE.
Ma voix ?...
DROGUET, hésitant.
Oui... ceux qui n’ont pas une opinion à eux, et il y a de ces gens-là chez nous comme partout ailleurs, seraient prêts à suivre votre exemple... il ne comprend pas !... vous... vous... ma foi, lâchons le mot fatal... mon bon M. de Vernelle, vous aimez le repos, la tranquillité ; vous vous renfermez dans vos ateliers et certainement vous n’êtes pas tenté de vous mettre sur les rangs ?...
DE VERNELLE.
Me mettre sur les rangs ; quand la qualité de député exige des vertus, des talents !...
Air : du Calife.
Mais il faudrait être en démence
Pour oser dire : me voilà !
Montrons-nous dignes de la France,
Et la France à nous pensera.
DROGUET.
Oui... mais je vois, en conscience,
Maint candidat auquel la France,
S’il ne s’était pas déplacé,
N’aurait certes jamais pensé.
Laissez donc, il faut se vanter soi-même, par précaution... parce que, si l’on attendait des éloges des autres... quelquefois on attendrait longtemps. Je pourrais vous citer l’exemple de nos voisins d’outre-mer ; mais vous parler Anglais, c’est vous parler Turc ! je parie que vous n’avez jamais vu le Times.
DE VERNELLE.
Le Times ?
DROGUET, le tirant de sa poche.
Oui... regardez-moi ça : douze colonnes, grand format et petit caractère... c’est le sublime de la politique ! quand nos journalistes atteindront ce degré de civilisation littéraire...
DE VERNELLE.
Et votre Times, vous dit-il d’imiter les candidats britanniques ?
DROGUET.
Et pourquoi pas ?
Air : de Toberne.
Du récit de sa vie
Grossir tous les journaux ;
En sortant d’une orgie,
Monter sur les tréteaux :
Dans un club mercenaire,
Recevoir son mandat ;
Boxer son adversaire...
Par amour pour l’État :
Voilà, de l’Angleterre,
Voilà le candidat !
DE VERNELLE.
Pour le Roi, pour la France,
Donner ses biens, son sang ;
Tempérer la puissance,
Protéger l’innocent ;
User avec prudence
De son noble mandat ;
Voter en conscience
Le bonheur de l’État :
Voilà, de notre France,
Voilà le candidat !
DROGUET, à part.
Il n’a pas de prétentions... si je pouvais me l’attacher...
Haut.
Mon voisin, vous ne me demandez pas de nouvelles de mon Hortense ?...
DE VERNELLE.
Vous savez que j’apprécie toutes ses qualités... heureux l’époux que vous lui donnerez !
DROGUET.
Présentons la requête... cher voisin... avez-vous ?... vous demanderai d’abord si vous avez été marié ?...
DE VERNELLE.
Jamais...
DROGUET.
Alors, ma question...ma foi, c’est égal... vous n’au riez pas, par hasard, un fils... je veux dire, un parent... un neveu ?...
DE VERNELLE.
J’ai un filleul, qui est clerc chez un huissier à Paris.
DROGUET, lui serrant la main.
Ah ! mon voisin...
DE VERNELLE.
Je ne vous entends pas...
DROGUET.
Mon voisin !... ah !... votre filleul... ma fille... si vous vouliez...
DE VERNELLE, souriant.
Mais, nous en parlerons... je ne vois pas ce qui pourrait s’opposer...
DROGUET.
Il est à moi !
Scène VI
DROGUET, DE VERNELLE, GERVAIS
GERVAIS.
Au secours !... au secours !...
DE VERNELLE.
Qu’est-ce ?
DROGUET.
Que veux-tu ?
GERVAIS.
Ah ! messieurs, ce pauvre Mathurin ! le feu est à sa grange...
DE VERNELLE, sonnant la cloche des ouvriers.
Le feu !...
Air : Fragment de Fernand Cortès.
Au feu ! courons soudain,
Que rien ne nous arrête !
Au feu ! sauvons soudain
Le pauvre Mathurin.
TOUS LES OUVRIERS, qui entrent.
Au feu ! etc.
DROGUET.
Pourquoi donc cette ardeur ?
DE VERNELLE.
Je marche à votre tête !
C’est un bon laboureur...
DROGUET.
Il n’est pas électeur !
TOUS.
Au feu ! courons soudain
Que rien ne nous arrête !
Au feu ! sauvons soudain
Le pauvre Mathurin.
Scène VII
DROGUET
Allez donc vous faire brûler pour des gens qui ne paient pas cent écus de contributions !... Ah ! qui est-ce qui passe là-bas ? c’est le fermier Dupré ; il est Électeur celui là !
Il le salue.
Il ne me voit pas.
Il le salue encore.
Bonjour, estimable Dupré... bonjour, cher ami !... Il m’a vu ! ma foi, il est temps que ça finisse ; depuis quinze jours j’ai usé deux chapeaux ! Cette Élection me ruinera, mais je serai nommé, Ah ! Patrie, Patrie, que tu me donnes de mal ! et pour prix de tant de zèle, de tant de courses, de tant de dépenses, qu’est-ce que je te demande ? une centaine de voix... voilà tout... Oh ! elle m’entendra, cette chère Patrie... elle m’entendra... et je lui répondrai... par des discours... que mon secrétaire improvise. Le jeune gaillard a de l’esprit... il fait des discours sur le budget... à la portée de tout le monde... mes collègues me l’enlèveront, si je ne me l’attache, non par les honoraires, mais par les sentiments. Heureusement, j’ai ma sœur sous la main ; il faut tirer parti de tout.
Appelant.
Monsieur Gustave !
Scène VIII
DROGUET, GUSTAVE, qui reste sur le seuil de la porte
DROGUET.
Eh bien ! venez donc, mon jeune ami... avancez... que craignez-vous ? avez-vous peur d’être vu ?
GUSTAVE.
Je regardais...
DROGUET.
Il n’y a personne... je n’ai jamais vu de jeune homme plus timide... Quel bon mari ça fera !
GUSTAVE, à part.
M. de Vernelle n’est pas là.
DROGUET.
Mes trois lettres ont-elles été rendues à leurs adresses ?
GUSTAVE.
Il ne fallait pas se tromper !... je sentais trop bien l’importance d’une telle correspondance ! trois professions de foi différentes adressées aux Électeurs.
DROGUET.
Mon cher, on ne doit choquer personne... on doit, au contraire, tâcher de réunir... C’est précisément ce que je fais ; je tâche de réunir les opinions sur moi, en persuadant à chacun que j’ai la sienne.
GUSTAVE.
Après tout, vous ne trompez personne, puisque vous n’avez pas d’opinion...
DROGUET.
Je n’en ai pas... vous avez raison !... je n’en aurai même pas avant d’arriver à la barrière ; mais je compte bien en prendre une en descendant de voiture, j’irai prendre l’air du bureau... je veux bien vivre avec tout le monde, parce que... cette manière d’agir m’a réussi comme à bien d’autres, puisque je suis nommé.
GUSTAVE.
Nommé !
DROGUET.
Ou peu s’en faut ! nous pouvons faire les préparatifs du départ... vous avez mis en ordre ma pacotille oratoire !...
GUSTAVE.
J’ai rempli deux malles d’improvisations.
DROGUET.
Bien... en fait de garde-robe... omnia mecum porto, J’aurai le costume de rigueur... il est commandé ; mon plan de conduite à Paris est déjà tracé : pas de distinctions ; j’irai par tout : à l’Opéra, tout comme aux Bouffons ; je dormirai à l’Athénée tout aussi bien qu’aux Bonnes-Lettres... Les restaurateurs... j’ai tout lieu de croire que je leur ferai rarement visite... je dînerai... à l’hôtel... n’importe lequel.
GUSTAVE.
Et, qui sait ; monsieur, vous tiendrez peut-être table ouverte ?...
DROGUET.
Je t’entends. je peux faire un chemin rapide...
GUSTAVE.
Vous pouvez...
DROGUET.
Je peux... devenir... Maître des requêtes... Conseille d’État... Directeur-général... et... Eh ! pourquoi pas ?... ça s’est vu.
Air : Que ne suis-je la fougère !
Que ne suis-je aux ministères !
Si j’avais l’Intérieur...
Les Affaires-étrangères...
France, pour toi quel bonheur !
À la Guerre, en trois séances,
J’abolirais les abus...
Mais si j’avais les Finances...
Je ne voudrais rien de plus.
GUSTAVE, à part.
Sa manie est vraiment risible.
DROGUET.
Quant à toi, mon ami !... mon sauveur !... mon Dieu !... oui, mon Dieu de l’éloquence !... tu es mon Mercure politique ! si tu savais la récompense que je te destine ?
GUSTAVE.
Quoi, vous pourriez ?...
DROGUET.
Te marier...
À part.
En conscience, je ne peux pas lui donner ma fille... La fille d’un député ! je veux que mon gendre soit Pair avant six mois... Oui... Pair de France.
Haut.
Je te marie, je t’attache à moi par des liens indissolubles.
À part.
En avant la sœur...
GUSTAVE.
Vous vous êtes donc aperçu de mon amour ?
DROGUET.
Ton amour ?...
GUSTAVE.
Vous ayez la générosité de prévenir la demande que je n’osais vous faire ?...
DROGUET.
Comment... je ne l’aurais pas cru ! Clarisse !
À Gustave.
pensez-vous, jeune homme qu’on, puisse me cacher quelque chose ?... regardez-moi en face... vous regardez de travers... ce n’est pas un regard diplomatique, que je vous demande ! j’ai tout vu !... Gustave, tu seras heureux ; et si ta belle...
GUSTAVE.
Ah ! j’ose me flatter de l’empressement qu’on mettra à vous obéir...
DROGUET.
Ah ! ah ! tu t’es donc déclaré ?
GUSTAVE.
Je dois vous l’avouer... je crois être aimé... Mais voici l’objet de ma tendresse.
Scène IX
DROGUET, GUSTAVE, HORTENSE, CLARISSE
Morceau d’ensemble.
Air : Approche donc. (Blaise et Babet.)
GUSTAVE.
C’est votre fille...
DROGUET.
Avec ma sœur ;
Approchez-vous...
GUSTAVE.
Ah ! quel bonheur !
Monsieur, que de reconnaissance !
DROGUET.
Je couronne votre espérance ;
Prenez sa main ;
À cet hymen,
Sans peine elle doit consentir,
J’espère.
HORTENSE.
Je suis prête à vous obéir,
Mon père.
Gustave prend la main d’Hortense.
DROGUET.
Que faites-vous ? c’est une erreur.
TOUS.
Comment !
DROGUET.
Je vous donne ma sœur.
TOUS.
Clarisse !
Scène X
DROGUET, GUSTAVE, HORTENSE, CLARISSE, BONFIL
Suite du morceau.
GUSTAVE, HƠRTENSE, BONFIL, CLARISSE.
Est-il possible ! quelle horreur !
Vouloir lui donner votre sœur !
Quel tour abominable !
De quoi suis-je coupable ?
Voyez le chagrin qui m’accable ;
Voyez, voyez couler nos pleurs ;
Serez-vous donc impitoyable ?
Ah ! ne déchirez pas nos cœurs.
Pendant l’ensemble du morceau, Droguet cherche à parler ; ne pouvant se faire entendre, il va se placer sur un banc qui est à la porte du marchand de vin. Il a une table devant lui. Les autres personnages se rangent en cercle à quelque distance de la table.
DROGUET.
Quel tapage ! ils parlent tous ensemble ; et je n’ai pas de sonnette ! je vous rappelle à l’ordre... sans sonnette ! n’embrouillons pas la question ! Gustave, vous avez la parole ! que me demandez-vous ?
GUSTAVE.
La main de votre aimable fille, que j’aime, que j’adore...
DROGUET.
C’est ma sœur que je vous offrais, comme vous antidatez ! je me doutais bien que nous n’avions pas été droit au fait ! Mon cher, je suis désespéré ; la main d’Hortense est promise... ainsi donc, la question préalable... vous pouvez épouser Clarisse...
BONFIL.
Épouser celle qui depuis vingt ans m’est promise ! l’ai-je bien entendu !
DROGUET.
Monsieur Bonfil, calmez-vous !
BONFIL.
Amant outragé... je suis calme ; percepteur, j’use de mes droits.
DROGUET.
Que voulez-vous dire ?
BONFIL.
Que je viens de m’apercevoir que, d’après la dernière estimation, vous vous êtes trop imposé...
DROGUET.
Non, monsieur...
BONFIL.
Vous étiez surtaxé !
DROGUET.
Non, monsieur...
BONFIL.
Vous avez eu des non-valeurs !
DROGUET.
Tout est en rapport... je ne me plains pas... mes contributions...
BONFIL.
Sont trop fortes... et elles doivent être diminuées de cent écus.
DROGUET.
Cent écus ! grand Dieu ! vous me renvoyez au petit collège...
Air : de Jadis et Aujourd’hui.
Je prétends payer cent pistoles ;
Il est de fait qu’un percepteur
Doit, sans consulter ses contrôles,
Toujours percevoir... sauf erreur !
J’irai, fidèle à ce système,
J’irai prier et supplier ;
Et s’il le faut, je paierai même,
Pour être forcé de payer.
CLARISSE.
Quant à moi, mon frère, puisque votre cruauté m’y ré duit, je dois en venir à une extrémité bien pénible, bien cruelle... je dois parler... et révéler un secret... je suis majeure !
DROGUET.
Je le crois bien... cinquante ans ! il y a dix ans que vous seriez Éligible...
CLARISSE.
Mes biens sont sous votre nom, et...
BONFIL.
Dressons un acte notarié...
DROGUET.
Comment ! je ne serai pas même Électeur.
GUSTAVE.
Monsieur, votre refus me déchire l’âme... je ne puis être témoin du bonheur de mon rival... je pars...
DROGUET.
Et mon éloquence ?... il me prend par mon faible... écoutez !... écoutez... je demande l’ordre du jour... j’adopte vos propositions... à l’unanimité...
Il se lève.
Dieu ! quelle séance ! et pas de verre d’eau sucrée ! perdre en un instant, biens, impositions directes, éloquence... indirecte... Ah ! Patrie ! tu l’as échappé belle !...
CLARISSE.
Ainsi, vous consentez ?...
DROGUET.
Si ma nomination dépend de ce double hymen, je vous unirai ce soir... pour le bonheur de la France ; mais la plus grande discrétion !... il faut jusque-là ménager le cher Vernelle... mon compétiteur.
BONFIL.
Nous comptons sur votre promesse.
GUSTAVE, apercevant M.de Vernelle.
Dieu ! mon parrain... je vais finir votre rapport sur les provisoires.
Il sort.
Scène XI
DROGUET, GUSTAVE, HORTENSE, CLARISSE, BONFIL, DE VERNELLE, LES OUVRIERS
CHŒUR D’OUVRIERS.
Air de Caroline.
Gloire au sauveur de l’indigence !
Rendons hommage à ses bienfaits ;
Et que son nom, par la reconnaissance,
Reste gravé dans nos cœurs à jamais.
DE VERNELLE.
À tort, d’éloges on m’accable,
Ainsi que moi, chacun de vous l’eût fait ;
Sauver la vie à son semblable,
C’est un devoir et non pas un bienfait.
TOUS.
Gloire au sauveur, etc.
DROGUET.
Vous voilà déjà revenus ! j’allais partir.
DE VERNELLE.
Oh ! cet incendie était peu de chose... et grâce au zèle et au courage de ces braves gens...
GERVAIS.
Monsieur, c’est vous qui avez retiré Mathurin des flammes, vous seul...
DE VERNELLE.
Bien, mes amis, c’est bon...
On entend le tambour.
DROGUET.
Eh bien ! qu’est-ce que ce bruit ?
BONFIL.
La garde nationale vient chercher les Électeurs, pour les conduire à la Mairie.
Scène XII
DROGUET, GUSTAVE, HORTENSE, CLARISSE, BONFIL, DE VERNELLE, LES OUVRIERS, LES TAMBOURS, LES ÉLECTEURS
Les Électeurs défilent, les tambours en tête, en chantant le chœur suivant.
CHŒUR.
Air : Vaudeville du nouveau Nicaise.
Partons ! Sans plus attendre,
À la mairie il faut nous rendre ;
Songeons, messieurs, songeons
Que nos choix doivent être bons.
DROGUET.
La garde nationale... les tambours en tête !... quel honneur !... oh ! les beaux hommes !... tous bisets !... que c’est beau... ah Droguet, mon ami !... je n’ai jamais pu entendre le son du tambour sans une certaine émotion. Allons, chers Électeurs... à notre poste ! mon cher Dupré, comment va votre femme ?... Mon cher Grichard, comment va ta chienne de chasse ? elle avait un bien gros rhume !... elle avait la patte bien malade !... en usez-vous ?... voilà un cornet de pralines pour votre petite... mes amis, vous savez qu’après la séance, nous dînons... sans façons, chez moi... en famille... 150 couverts ; ne l’oubliez pas !...
TOUS.
Nous n’y manquerons pas.
DROGUET.
Je crois qu’ils sont tous bien disposés... partons !
À voix basse, sur le bord du théâtre.
le cœur me bat... il y a une voix qui m’embarrasse ! c’est la mienne... diable !... j’ai beau chercher... oh, ma foi ! j’ai de par le monde un ami, un ami intime... dont je puis répondre... Enfin, je m’entends ! on se doit à son pays !
Haut.
pas accéléré !...
CLARISSE.
Bonne chance, mon frère.
DROGUET.
Soyez tranquille, ma sœur... je suis déjà sûr d’une voix... adieu !... adieu... mon Hortense !... vous êtes fille d’un... magistrat !
CHŒUR.
Air : Vaudeville du nouveau Nicaise.
Partons !
Sans plus attendre,
À la mairie il faut nous rendre ;
Songeons, messieurs, songeons
Que nos choix doivent être bons.
DROGUET.
Nommez celui dont on renomme
La table... l’amabilité !
DE VERNELLE.
Messieurs, nommons un honnête homme ;
Voilà le meilleur député.
TOUS.
Partons !
Sans plus attendre,
À la mairie il faut nous rendre ;
Songeons, surtout, songeons
Que nos choix doivent être bons.
Les électeurs défilent au son du tambour.
Scène XIII
CLARISSE, HORTENSE, GUSTAVE
GUSTAVE, sortant avec précaution.
Ils sont partis !
CLARISSE.
Fasse le ciel que mon frère réussisse, puisque notre bonheur dépend de sa nomination !
HORTENSE, à Gustave.
Je ne sais... je tremble... ce M. de Vernelle, dont l’aspect semble vous épouvanter ; a, dit-on, un filleul... mon parlé de mariage...
GUSTAVE.
De mariage ?... Si vous épousez le filleul de M. de Vernelle, je n’ai plus de vœux à former. Quel plaisir !... ah ! ma chère Hortense... je vais faire dresser tout de suite le contrat.
Scène XIV
CLARISSE, HORTENSE, BONFIL
CLARISSE.
Il a perdu la tête !... je ne puis comprendre...
Apercevant Bonfil.
Ah ! cher Bonfil, eh bien, quelle nouvelle ?
BONFIL.
Je ne puis encore vous en donner de certaines ; n’étant pas électeur, j’ai dû me borner à voir de la porte, l’entrée de monsieur Droguet ; mais, jusqu’ici, tout s’est passé comme je l’avais prévu.
CLARISSE.
Croyez-vous qu’il soit nommé ?
BONFIL.
Nommé, non... ce n’est même pas probable !... mais il est certain qu’il se le persuade...
Air : J’ai vu le Parnasse des dames.
Dès qu’il est entré dans la salle,
Son nom partout a retenti,
Et l’hilarité générale
Jusqu’à son banc l’a poursuivi !
Personne ne songe à l’élire ;
Mais si le pauvre homme a compté
Les voix par les éclats de rire...
Il aura la majorité.
Sa soupe est bonne !... mais... M. de Vernelle a des droits ! Au reste, j’ai pensé à tout... d’après mes conseils, Droguet doit sortir avant la fin de la séance... il est déjà sur d’une nomination qui n’est rien moins que certaine ; nous pouvons tout obtenir ; le notaire est prévenu...
HORTENSE.
Quels cris ?
BONFIL.
Comment, c’est déjà lui !... il est environné d’ouvriers et de paysans qui chantent ses louanges.
Scène XV
CLARISSE, HORTENSE, BONFIL, DROGUET, PAYSANS
CHŒUR.
Air de la Joconde.
À Droguet, honneur et gloire !
Que son nom soit répété ;
Il va nous donner à boire,
Que par nous il soit fête.
DROGUET.
Oui, sans orgueil, je puis le dire,
De tout notre arrondissement,
Puisqu’enfin on vient de m’élire,
Me voilà le plus éloquent !
Pour l’intérêt de la commune,
Je vais tonner à la tribune ;
Renais, illustre antiquité,
Cicéron est ressuscité !
S’il est quelque Catilina...
Droguet est là ! Droguet est là !
TOUS.
À Droguet, honneur, etc.
DROGUET, au marchand de vin.
André, qu’on verse du vin à ces gaillards-là... et du meilleur...
CLARISSE.
Mon frère... avez-vous la certitude...
DROGUET.
Je l’aurai comme vous dans un moment ; ils sont en train de me ballotter... Ah ! ma sœur... j’aurais voulu vous y voir ! quel tableau ?...
Air des Joueurs.
Au bruit des tambours déjà
La mairie
Est envahie,
La foule se presse là,
Tout comme à l’Opéra Buffa.
Dans l’enceinte enfin je m’élance,
Et d’un ton semi-protecteur,
À mon rival, par bienséance,
Je dis tout bas : Je suis vainqueur !
Mais gardez l’espérance ;
Vous frayant un chemin,
Je vous donne d’avance
Ma voix... pour l’an prochain.
Le président a paru...
Vers nous en silence
Il s’avance.
Quel présage inattendu !
Il a souri dès qu’il m’a vu.
Sur son grand fauteuil il s’installe :
Préludant au combat fatal,
Toute l’armée électorale
A salué son général.
On court, on l’environne...
Le signal est donné
Et la clochette sonne
Comme pour un dîné.
Au premier tour de scrutin,
Hilaire
Est nommé secrétaire ;
Il avait, par le voisin,
Fait écrire son bulletin.
Quelques voix nomment un notaire ;
Mais bientôt il est éclipse
Par son clerc qui... dans toute affaire,
Depuis longtemps l’a remplacé.
La clochette ébranlée
Au bruit de longs bravos,
Redit que l’assemblée
A formé ses bureaux.
Inaccessible à la faveur,
Notre chef nous crie :
La patrie
Veut qu’on remplisse en tout honneur
La noble charge d’électeur !
Je me dis : la patrie exige
Des vertus, de la bonne foi !
Il faut obéir... mais où puis-je
En rencontrer plus que chez moi ?
Sans craindre l’anathème,
Faisant tout pour le bien,
En me nommant moi-même,
Je suis bon citoyen.
Le scrutateur
Inspecteur
Passe
Et repasse
À chaque place ;
Les bulletins arrêtés,
Dans l’urne sont jetés.
Un cri part, signal de victoire,
« Procédons au dépouillement ! »
Pour me dérober á ma gloire,
Je sors, de plaisir rayonnant !
À mon rival je pense :
Dois-je voir son affront ?
De fleurs en sa présence
Dois-je couvrir mon front ?
Non... Bientôt le sous-préfet
Sur la place va se rendre,
Et vous allez l’entendre
Proclamer le nom de Droguet.
CHŒUR.
Oui, bientôt le sous-préfet,
Sur la place va se rendre ;
Et nous allons tous l’entendre
Proclamer le nom de Droguet !
DROGUET. Tout le monde lui remet des papiers.
Ah ! ça... nous avons des comptes à régler ensemble... ne vous adressez pas à un autre ! Où sont vos pétitions ? bien, bien ! voilà déjà un bon fonds d’éloquence... me voilà maintenant forcé d’être l’ennemi des abus... s’il y en a...
Air du branle sans fin.
Vos vœux seront entendus !
Ayez en moi confiance !
Puissance
De l’éloquence,
Je parle, et l’abus
N’est plus !
CHŒUR.
Nos vœux, etc.
GERVAIS.
Moi, je demande qu’enfin
La piquette disparaisse ;
J’ veux la liberté d’ la presse,
Tout du moins... pour le bon vin !
CHŒUR.
Nos vœux seront entendus !
Ayons en lui confiance !
Puissance
De l’éloquence
Il parle, et l’abus
N’est plus.
ANDRÉ.
Je voudrais avoir l’emploi
Qu’a d’puis vingt ans l’ voisin Pierre ;
Il a fait fortune... et moi,
La mienne est encore à faire.
TOUS.
Nos vœux, etc.
BONFIL.
Vous savez que nos chemins sont dans le plus mauvais état...
DROGUET.
Comment donc ! j’ai cassé trois fois ma carriole... c’est un abus ! je le ferai réparer... il faut que tout le monde soit content !
Scène XVI
CLARISSE, HORTENSE, BONFIL, DROGUET, PAYSANS, DE VERNELLE
DROGUET.
Ah ! mon cher Vernelle, vous ne m’en voulez pas... on dit que je l’ai emporté sur vous...
DE VERNELLE.
On ne me l’a pas dit... la séance n’est pas encore terminée...
DROGUET.
C’est égal... toute la ville est dans la joie... on sait que nul autre que moi... ah ! quel honneur pour la ville !
DE VERNELLE.
Il est fou !
DROGUET.
Ah, digne homme ! les électeurs ont été injustes !... c’était vous qu’il fallait nominer ! digne homme !
BONFIL.
Monsieur... je vous rappelle vos promesses.
DROGUET.
Mariez-vous !... moi, je monte en voiture... fouette, cocher... mais j’aperçois Pierre... il tient la liste fatale !
Scène XVII
CLARISSE, HORTENSE, BONFIL, DROGUET, PAYSANS, DE VERNELLE, PIERRE
DROGUET.
Arrive donc, mon garçon...
PIERRE.
Vous m’avez promis...
DROGUET, lui donnant une bourse.
Tiens !... la récompense est double !
BONFIL.
Je réclame l’honneur de la proclamation !
DROGUET.
Pierre, soutiens-moi... la joie... entendre cent cinquante fois mon nom !...
BONFIL.
Recevez d’avance mes compliments ; vous savez combien je vous suis attaché... mon beau-frère !
Il ouvre la lettre, la lit, et saute du cou de M. de Vernelle.
Recevez mes félicitations... vous savez tout l’intérêt que je vous porte...
DROGUET.
Eh bien, par ici... il se trompe... embrassez-moi donc.
BONFIL.
Embrassez M. de Vernelle ; il est député de notre arrondissement !
DROGUET.
Je suis anéanti !
Roulement de tambours.
TOUT LE MONDE.
Vive M. de Vernelle !
Scène XVIII
CLARISSE, HORTENSE, BONFIL, DROGUET, PAYSANS, DE VERNELLE, PIERRE, LES ÉLECTEURS
CHŒUR.
Air : des deux Valentins.
Cher Droguet, (bis) nous arrivons tous !
Que pour nous (bis) ce moment est doux ;
Nous venons, (bis) et nous réclamons
Le dîné sans façons.
DUPRÉ.
Quel repas divin !
Et surtout quel vin !
DROGUET.
J’enrage !... mon cher Pierre,
Supprime six plats !
Tu ne verseras
Que du vin ordinaire.
CHŒUR.
Cher Droguet, etc.
UN TAILLEUR, présentant un habit.
Voici votre habit !
DROGUET.
Fuis ! tailleur maudit !
L’impertinent me raille !
Mais non...je le prends...
À Vernelle.
Et je vous le rends !
Il est à votre taille.
CHŒUR.
Cher Droguet, etc.
DROGUET.
Mais... combien ai-je eu de voix ?
BONFIL.
Une.
DROGUET.
C’est toujours honorable ! Ah çà, mon voisin, vous voilà nommé, mais êtes-vous bien pénétré de l’importance des fonctions que vous allez remplir ?...
DE VERNELLE.
J’espère me rendre digne des suffrages de mes concitoyens.
Air de Turenne.
Les vœux que forme notre France,
Amis, le ciel les entendra !
Sous un bon Roi, modèle de clémence,
De nos discords le flambeau s’éteindra !
Français, unis sous les mêmes bannières,
Dans le repos terminant nos vieux ans,
Léguons du moins la paix à nos enfants !...
Qu’ils soient plus heureux que leurs pères.
DROGUET.
Ce qui me console, c’est qu’on a nommé le parrain de mon gendre...
DE VERNELLE.
Nos engagements tiennent toujours.
HORTENSE.
Mon père !
DROGUET.
Silence ! le filleul d’un député !
GUSTAVE, se montrant.
Qui vous remercie et qui jure de consacrer sa vie au bonheur de votre fille...
DE VERNELLE.
Comment, monsieur, vous êtes ici ?
DROGUET.
Eh ! mais c’est mon secrétaire !...
DE VERNELLE.
C’est mon filleul.
DROGUET.
Et ces discours sublimes ?...
GUSTAVE.
Je les copiais dans le Moniteur.
DROGUET.
Je ne m’étonne pas qu’ils fassent si longs !... Allons, la séance est terminée... Hortense épouse Gustave... Bonfil épouse ma sœur... ma cave est vide... j’ai détruit ma bassecour... j’ai un habit sur les bras, des discours et des abus dans mes poches, et tout cela pour une voix... mais je ne suis pas encore battu !
Vaudeville final.
DROGUET.
Air : Vaudeville de l’Intérieur d’une Étude.
Il est dans la chère patrie
Quatre-vingt-six départements ;
Bientôt de mairie en mairie,
J’irai faire mes logements ;
Partout, modèle de prudence,
M’assurant de mon propre choix,
Je pourrai, dans mon tour de France,
Réunir quatre-vingt-six voix.
BONFIL.
À l’Opéra, les cantatrices
Qui chantent depuis vingt-cinq ans,
Grâce à la vertu des coulisses,
Sont encore dans leur printemps ;
Elles ont tous les avantages :
Beauté, talents, tout à-la-fois.
Pour réunir tous les suffrages,
Il ne leur manque qu’une voix.
GUSTAVE.
Aux jours de guerre, la victoire
Guida nos drapeaux triomphants ;
Aux jours de paix, sur notre gloire
Est-ce à nous d’entonner des chants ?
Pourquoi de notre brave armée
Toujours redire les exploits ?
Laissons faire à la renommée...
Pour les chanter, elle a cent voix !
CLARISSE.
Moi, je déteste les classiques,
Aussi je vois avec douleur
Nos pauvres auteurs romantiques
Battus et saisis de terreur ;
Ils sont obligés de se taire,
Ils n’ont rien dit depuis trois mois ;
Heureusement que l’ÉTRANGÈRE
Leur a déjà rendu la voix.
DE VERNELLE.
Des temps de discorde et de guerre,
Les souvenirs sont effacés.
Autour du trône héréditaire
Tous les partis se sont pressés ;
Oui, nous aimons tous le roi juste
Qui s’est montré l’appui des lois ;
Et pour bénir son règne auguste,
En France il n’est plus qu’une voix.
DROGUET, au public.
L’auteur qui n’est pas Éligible,
Et qui n’est pas même Électeur,
Messieurs, en ce moment terrible,
M’a choisi pour son scrutateur ;
Le parterre est le grand collège
Dont il ose briguer le choix ;
Heureux si j’ai le privilège
De réunir toutes vos voix.