La Bonne mère (Michel de CUBIÈRES-PALMÉZEAUX)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, en poitou, chez Fanny de Beauharnais, en 1789.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE FERVAL

LE CHEVALIER, son frère

LE BARON

CÉLICOUR, fils du Baron

DURMONT, valet du Marquis

LA COMTESSE D’INANGE

PAULINE, sa fille

AGATHE, suivante

UN DOMESTIQUE

 

La scène est à Paris chez la Comtesse.

 

 

PRÉFACE

 

Madame la comtesse Fanny de B... m’ayant raconté plusieurs fois, avec infini ment d’esprit, de grâce et de délicatesse, l’histoire du mariage de mademoiselle sa fille avec monsieur le comte de B..., son neveu ; et moi ne trouvant que des vertus à peindre dans le récit de cet évènement, ne m’avisai-je pas, il y a environ vingt ans, de le mettre en scène et d’en faire une comédie ? Je restai sans doute fort au-dessous de mon sujet ; mais madame de B... n’eut-elle pas à son tour l’extrême bonté de faire représenter cette bagatelle par des personnes fort aimables, des environs de sa terre, et sur le petit théâtre de son château situé en Poitou ? Ma pièce parut froide et ennuyeuse à presque tout le monde ; cependant le magister et le curé m’en firent de grands compliments ; celui-ci, grand ennemi de la comédie en général, me félicita d’avoir fait une comédie ou la religion, la décence et les bonnes mœurs n’étaient point blessées ; et l’autre de n’avoir violé que deux ou trois fois les règles de la syntaxe et les lois de la grammaire. Le lendemain, une jeune et jolie paysanne vint m’apporter un bouquet, en reconnaissance, me dit-elle, du plaisir que lui avait fait ma drôlerie ; et comme je commençais à n’être plus jeune, ne daigna-t-elle pas en récompense m’accorder le plus doux baiser !!!

Voilà ce que l’on gagne, mes chers amis, à faire représenter ses pièces sur le petit théâtre d’un château de Poitou, on est complimenté par le curé, par le magister, embrassé par une jolie paysanne, et l’on évite les orages des représentations parisiennes : ce triple triomphe ne doit pas me faire oublier que mon ancien ami et compatriote[1], l’aimable Florian, a composé aussi une comédie, intitulée : la Bonne Mère ; mais hélas ! sa comédie est en un acte, en prose ; la mienne est en trois actes, vers, et malheureusement pour moi, ni par le style, ni par l’intrigue, ni par la coupe des scènes, la pièce de Florian ne ressemble à la mienne. La pièce de Florian est un chef d’œuvre, la mienne ne vaut rien du tout. La pièce de Florian lui a valu les faveurs d’un grand prince auquel il était attaché, les faveurs du parterre surtout, qui ne les accorde pas aussi légèrement que les princes. Mais lui a-t-elle valu le baiser d’une jeune et jolie paysanne ? Non, m’a-t-on dit plus d’une fois. Eh bien ! j’applaudis à son succès, et je me console de ma chute.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, FERVAL

 

LA COMTESSE.

À quoi servent, Monsieur, cos persécutions ?

Je ne changerai point mes résolutions.

Ma fille m’est cent fois plus chère que moi-même,

Et votre impatience et votre ardeur extrême,

Au lieu de le hâter retardent ce lien.

Je n’attends, en un mot, mon bonheur que du sien.

FERVAL.

Mais, Madame, songez que je vis d’espérance

Depuis un siècle au moins.

LA COMTESSE.

Depuis un an, je pense.

FERVAL.

Depuis dix je vous aime, et vous m’avez promis,

L’autre année, en effet, que nous serions unis

Aussitôt que l’hymen aurait mis votre fille

En état d’augmenter votre heureuse famille.

LA COMTESSE.

Je ne m’en dédis pas ; j’en ai fait le serment,

Et je veux le garder inviolablement.

Tout m’en fait une loi. Pauline est si jolie !

L’a-t-on vue une fois ! on l’aime à la folie.

Elle est sage et modeste, et ne s’en doute pas :

Ses vertus, son esprit égalent ses appas.

À son âge on incline à la coquetterie

Ou l’on est pour le moins près de l’étourderie.

Pauline garde en tout le plus juste milieu,

Et fuit également le trop et le trop peu.

Pour faire mon bonheur elle semble être née ;

Elle ne cache point son goût pour l’hyménée,

Et je me permettrais d’en former les doux nœuds

Avant d’avoir rempli le moindre de ses vœux !

Non, ma félicité me serait importune

Et je la maudirais. Gloire, plaisir, fortune,

Je veux que tout enfin soit commun entre nous,

Il faut pour m’épouser qu’on lui trouve un époux.

FERVAL

Ah ! je le trouverai ; comptez sur ma parole.

LA COMTESSE.

Vous verrez que la mienne alors n’est point frivole.

FERVAL.

Je vais chercher partout. J’espère néanmoins

Que vous seconderez et mon zèle et mes soins ;

Et que vous désirez autant que moi, Madame,

Cet hymen d’où dépend le succès de ma flamme.

Ainsi donc dites-moi si Pauline en son cœur

N’éprouve point déjà quelque secrète ardeur,

Et si quelque jeune homme instruit dans l’art de plaire,

Sous le voile trompeur d’une amitié sincère,

Ne la point par degré conduite adroitement !

À faire un doux essai d’un autre sentiment.

Une mère, surtout lorsqu’elle est tendre et bonne

Découvre ce qu’on cache à toute autre personne,

Et l’on n’échappe point à ses yeux pénétrants.

LA COMTESSE.

Une mère doit-elle épier ses enfants ?

Non, Monsieur, quand Pauline, incapable de feinte,

Conduite par l’amour et jamais par la crainte,

Me vient ingénument dire quelque secret,

J’en suis reconnaissante autant que d’un bienfait ;

Mais pour le découvrir, jamais, je le confesse,

Je n’usai de détours ou n’employai l’adresse.

La ruse est méprisable, et le premier devoir

Est même d’ignorer ce que l’on peut savoir

Lorsqu’on veut établir la douce confiance.

FERVAL.

Eh bien ! Pauline a dû, par quelque confidence,

Répondre à vos bontés, et, sans déguisement,

Vous faire des aveux...

LA COMTESSE.

Non, jusqu’à ce moment

Elle ne m’a rien dit qui m’annonce qu’elle aime.

FERVAL.

Je voudrais, en ce cas, l’interroger moi-même ;

Me le permettez-vous ?

LA COMTESSE.

Volontiers. La voici :

Pour ne point vous gêner, je m’éloigne d’ici.

 

 

Scène II

 

FERVAL, PAULINE

 

FERVAL.

Je suis depuis longtemps l’ami de votre mère

Qui daigne m’accorder sa confiance entière.

Votre bonheur, Pauline, est l’objet de ses vœux.

Elle ose se flatter qu’un mariage heureux

Saura tous les remplir, et comme il est possible

Que votre cour frappé d’une atteinte invisible,

Ait de l’amour déjà reçu les premiers traits,

Ouvrez-moi de ce cœur tous les replis secrets.

Votre mère aussitôt satisfaite et charmée,

Et de vos sentiments par moi seul informée,

À vos moindres désirs sacrifiant ses droits,

De sa fille, à coup sûr, approuvera le choix.

Vous sentez-vous d’abord portée au mariage ?

PAULINE.

Oui Monsieur.

FERVAL.

C’est le vœu de toute fille sage,

Et j’en suis peu surpris ; mais saura-t-on de vous

Quel est l’heureux mortel qui sera votre époux ?

De vous offrir ses vœux plus d’un amant s’honore.

Vous avez fait un choix.

PAULINE.

Non, Monsieur, pas encore.

FERVAL.

Tant pis ! jeune et jolie, il faut vous décider

En faveur de quelqu’un et même sans tarder.

Par son aménité, ses grâces, son mérite,

Madame votre mère assemble ici l’élite

De tous ces jeunes gens que l’on voit chaque jour

Se produire à la ville et briller à la cour.

Valancé, par exemple, est digne de vous plaire.

Il a de la fortune, un grand nom.

PAULINE.

Je n’ai guère

Le désir de me rendre à ces mérites-là.

La richesse, un grand nom, à quoi sert tout cela ?

On éblouit par eux l’imbécile vulgaire ;

Mais tout leur vain éclat ne m’intéresse guère ;

Que dis-je ? l’un et l’autre, à charge à deux époux,

Leur font très peu d’amis et souvent des jaloux.

Je trouve Valancé trop riche et trop illustre.

FERVAL.

Vos vertus, il est vrai, se passent d’un tel lustre ;

Et Floricour, je crois, serait mieux votre fait ;

Floricour est aimable ; il est jeune, bien fait.

PAULINE.

Oui, mais si la richesse est un faible avantage,

Il en faut cependant pour tenir un ménage,

Et Floricour est pauvre.

FERVAL.

Eh bien aimez-vous mieux

Le sage d’Alonval ?

PAULINE.

D’Alonval est trop vieux.

FERVAL.

Marinville n’a point ce défaut.

PAULINE.

Je l’avoue.

FERVAL.

De sa bonne conduite en tous lieux on le loue,

Et son esprit, sa grâce ont partout réussi.

PAULINE.

Soit ; mais pour l’épouser, il est trop jeune aussi.

Une femme souvent a besoin qu’on la guide

Dans le sentier du monde : il est faux et perfide !

Et qui lui montrera les abîmes divers,

Les écueils, les dangers et les pièges couverts,

Où par légèreté, surtout par ignorance,

On a vu tant de fois succomber l’innocence,

Si son mari lui-même a besoin d’une main

Qui le fasse marcher dans le plus droit chemin ?

FERVAL.

Je ne vous conçois pas. L’un a trop de richesse

Et l’autre pas assez. C’est la grande jeunesse

Qui tantôt vous effraie, et par l’âge avancé,

Votre cœur indécis est tantôt repoussé.

PAULINE.

Il faut nous défier du sexe qui nous aime !

La comtesse souvent me l’a dit à moi-même.

Toujours quelque défaut nuit à ses qualités.

Il nous fait, chaque jour, vingt infidélités

Et puis se marier est une grande affaire,

Et d’y penser longtemps il est si nécessaire !

FERVAL.

Fort-bien ! continuez, Pauline, sur ce ton ;

À part.

Et je serai forcé de demeurer garçon.

Haut.

Vous connaissez mon frère ?

PAULINE.

Oui, Monsieur.

FERVAL.

La nature

Ne l’a point maltraité : sa taille, sa figure,

Sont assez bien : il n’est trop jeune ni trop vieux,

Pauvre ni riche enfin ; aurait-il à vos yeux

Plus d’attraits qu’Alonval, Floricour, Marinville ?

PAULINE.

Votre frère ?

FERVAL.

Oui, Pauline.

PAULINE.

Il serait inutile

De causer plus longtemps sur cet article-là.

Je n’étais point venue en ce lieu pour cela ;

Mais pour y voir ma mère. Elle a fui ma présence

Et je le lui dois sur vous donner la préférence ;

Permettez donc que j’aille à l’instant la trouver.

FERVAL.

L’empressement est juste, et je dois l’approuver.

 

 

Scène III

 

FERVAL, seul

 

Ah ah ! vous rougissez lorsque je fais l’éloge

De mon frère, et sur lui, quand je vous interroge,

Vous ne répondez rien ! C’est lui que vous aimés :

Oui, Pauline, c’est lui. Sur vos esprits charmés

Mon frère règne seul. L’heureuse découverte !

Je veux que, dans l’instant, sa main lui soit offerte.

Mon frère est mon cadet. À l’heure de la mort,

Mon père me chargea de veiller sur son sort,

Et mon frère, depuis, à mes soins, à mon zèle

A dû tout ce qu’il est. Pauline est jeune et belle :

Il sera trop heureux de l’épouser. Allons,

Au bonheur de tous deux promptement travaillons.

Appelant.

C’est faire aussi le mien. Durmont ! Durmont ! le traître !

Où donc a-t-il été sans l’ordre de son maître ?

Appelant.

Dur...

 

 

Scène IV

 

DURMONT, FERVAL

 

DURMONT.

Monsieur !

FERVAL.

Approchez. Mon frère est à Paris ?

DURMONT.

S’il ne s’y trouverait pas ; j’en serais fort surpris :

Il se plaît à la ville.

FERVAL.

Eh bien ! en sa demeure

Il faut que de ma part vous vous rendiez sur l’heure,

Et que vous lui disiez de venir en ces lieux

Où je veux lui parler d’un objet sérieux.

DURMONT.

Mais s’il était, Monsieur, parti pour la campagne ?

FERVAL.

Il faut que de vitesse aussitôt on le gagne,

Qu’on crève dix chevaux pour courir après lui.

Je prétends en un mot le voir dès aujourd’hui.

 

 

Scène V

 

DURMONT, seul

 

Vous serez obéi, Monsieur. Son caractère

Est le même toujours. Pour peu que l’on diffère

À contenter ses veux, il se met en courroux.

Hors cela son service est agréable et doux.

Sa générosité... mais hâtons-nous de faire

Ce qu’il a commandé, si je prétends lui plaire.

 

 

Scène VI

 

PAULINE, AGATHE

 

PAULINE.

J’étais avec ma mère, et fort tranquillement

Toutes deux nous causions dans son appartement.

D’un air mystérieux vous venez me surprendre :

Vous m’attirez ici : qu’avez-vous à m’apprendre ?

Voyons, expliquez-vous.

AGATHE.

Oh ! ce n’est presque rien,

Et vous aviez d’ailleurs fini votre entretien.

Un valet est venu m’apporter une lettre

Qu’à vous seule en main propre il m’a dit de remettre.

Là voilà : voulez-vous ?...

PAULINE.

Je ne veux point la voir,

Et vous n’auriez point dû même la recevoir.

Pourquoi sans mon aveu ?...

AGATHE.

Pardon, Mademoiselle.

Avant de m’écouter vous condamnez mon zèle ;

Mais je suis innocente.

PAULINE, voulant s’en aller.

Ah ! vous croyez en vain...

AGATHE.

Elle est de Célicour votre petit cousin.

PAULINE, revenant.

De Célicour ! d’abord vous auriez dû le dire.

Un parent, je l’avoue, a le droit de n’écrire,

Célicour cependant, je ne sais trop pourquoi,

Me parle, à chaque instant, de son cœur, de sa foi :

Il me fait des aveux que j’ai peine à comprendre,

Et que dorénavant je ne veux pas entendre.

Ainsi, ne croyez pas que je lise l’écrit

Qu’il vient de m’adresser.

AGATHE.

Il a beaucoup d’esprit

Votre petit cousin, et sa lettre, je gage,

Est d’un style agréable, et dans le beau langage.

PAULINE.

Je m’embarrasse peu que l’on écrive bien.

AGATHE.

Si vous m’ordonniez donc ?...

PAULINE.

Moi, je n’ordonne rien.

AGATHE.

À son valet pourtant que faut-il que j’annonce.

Je me suis engagée à lui rendre réponse.

Permettez-vous au moins ?...

PAULINE.

Eh bien ! lis, mais tout bas.

AGATHE.

Comment répondrez-vous, si vous n’entendez pas ?

Je vais lire tout haut : bouchez-vous les oreilles.

PAULINE.

La ruse est admirable, et n’a point de pareilles.

Je n’entendrai pas mieux en suivant vos avis.

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, PAULINE, AGATHE

 

LA COMTESSE, qui a entendu le dernier vers.

Ma fille, les miens seuls doivent être suivis.

PAULINE.

Ah ! oui, ce n’est qu’à vous que mon cœur s’en rapporte ;

Et tenez ! lisez-moi la lettre qu’on m’apporte.

Ce serait m’obliger beaucoup en ce moment.

LA COMTESSE.

J’y pensais.

PAULINE, à Agathe qui lui fait des signes.

Je n’ai point de secrets pour maman.

LA COMTESSE, lisant.

« Ma chère cousine, il y a un siècle que je désire de me trouver seul avec vous, et je n’ai pas encore pu y parvenir : ne suis-je pas bien malheureux ? Cependant j’ai mille choses à vous dire. Comment ferai-je pour vous les exprimer ?... Je crains qu’elles ne vous fâchent ; je crains de vous mettre en colère et que vous ne me grondiez beaucoup la première fois que nous nous verrons... N’importe ! je ne puis plus résister à l’impression que vous avez faite sur mon cœur... Je vous aime, ma chère cousine ; mais avec une ardeur qui n’a jamais eu d’égale ; et je sens que je mourrai, s’il faut que je renonce à l’espoir de vous plaire et de vous obtenir, Je suis pour la vie, et avec la plus constante adoration, votre petit cousin, Célicour. »

Cessant de lire.

Vous n’avez point, je crois, par aucune imprudence

Autorisé, ma fille, un écrit qui m’offense,

Et qui pour vous encore est plus injurieux ?

PAULINE.

Ô mon Dieu ! non, jamais. Célicour en ces lieux

Souvent, vous le savez, vient nous rendre visite.

Quand il me trouve seule, avec soin je l’évite.

Il est vrai qu’en public, de sa tendre amitié

Il me parle sans cesse, et qu’avec moi lié

Par des nœuds innocents, quand nous causons ensemble,

Nous bénissons l’instant, le lieu qui nous rassemble.

LA COMTESSE.

Il goûte, en vous voyant, le plaisir le plus doux ?

PAULINE.

Souvent il ne l’a dit, et moi-même, entre nous,

Me livrant à celui que me fait sa présence,

Je ne sais quel chagrin me gagne en son absence.

LA COMTESSE.

Je ne saurais blâmer un pareil sentiment.

C’est une amitié pure, et je vois clairement

Que Célicour a seul mérité ma colère,

Peut-être je devrais en avertir son père

Qui, surpris comme moi de sa témérité,

L’en punirait sur l’heure avec sévérité ;

Mais il vaut mieux, je crois, que nous fassions justice.

Elle sera plus douce. Allons, que le supplice,

Sans troubler son repos ou nuire à son bonheur,

Le rappelle pourtant au chemin de l’honneur :

Mettez-vous-là, Pauline, il faut, à l’heure même,

Pour punir Célicour de sa folie extrême,

Et lui faire savoir que ses vœux son déçus,

Lui renvoyer sa lettre en écrivant dessus,

De votre propre main, son nom et son adresse.

PAULINE.

Le châtiment est juste.

LA COMTESSE.

Hâtez-vous le temps presse.

Pauline se met à une table, fait une nouvelle enveloppe à la lettre de Célicour, et une adresse.

LA COMTESSE, à Agathe.

Et vous, si par hasard, il revient en ces lieux,

Que l’on ferme ma porte au jeune audacieux.

Dites-lui néanmoins pour adoucir sa peine,

Que de notre amitié je ne romps point la chaîne,

Et qu’un repentir vrai lui rendra tous ses droits

Sur le cœur de sa tante. Il n’aura pas, je crois,

Le désir d’envoyer une seconde lettre.

PAULINE, se levant et s’avançant.

J’ai fermé la première et je viens de la mettre

Sous une autre enveloppe. Il pourra croire ainsi

Qu’il a par son billet près de moi réussi

Et que je lui réponds. Ah ! l’excellente ruse !

De son étonnement d’avance je m’amuse.

AGATHE.

Voulez-vous m’en charger ? je la ferai partir.

LA COMTESSE.

Non, je prendrai ce soin. Donnez.

PAULINE.

C’est le punir

Comme il l’a mérité. Néanmoins quand je pense

Que vous le condamnez pour sa folle imprudence

À ne plus se livrer an plaisir de vous voir,

Son sort, je l’avouerai, commence à m’émouvoir.

Il a pour vous, Madame, une vive tendresse,

Et jugez quel sera l’excès de sa tristesse,

Lorsqu’il ne pourra plus, banni de ce séjour.

Vous offrir de son cœur le tribut chaque jour.

Il en mourra peut-être, et j’aurais quelqu’envie,

Pour ne point exposer son repos et sa vie ;

Qu’au renvoi du billet bornant votre courroux,

Vous permissiez qu’il pût se rendre à vos genoux,

Et que bientôt il vint fléchir votre colère.

LA COMTESSE.

Cet avis indulgent est digne de me plaire :

Mon cœur est affligé ; mais il n’est point aigri,

Et pour votre cousin vous l’avez attendri.

À Agathe.

Dites-lui, s’il revient, que modérant sa peine,

Il pourra nous revoir au bout de la semaine.

Allez, Agathe, allez ; mes ordres sont connus.

Faites-les suivre.

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, PAULINE

 

LA COMTESSE.

Et vous, dont les vœux ingénus

Viennent d’être remplis, à votre tour, Pauline,

Remplirez-vous les miens ? Depuis peu j’imagine

Que les nœuds de l’hymen ont pour vous des attraits.

Vous-même, sur ce point, de vos désirs secrets

Vous m’avez fait un jour l’entière confidence.

L’hymen vous plaît encor selon toute apparence.

Quel est l’heureux mortel, objet de votre choix ?

PAULINE.

Il n’est point fait, Madame, et même je prévois

Que je n’en ferai point. J’ai changé de pensée.

LA COMTESSE.

Ce changement est prompt. Une fille sensée

Doit mettre plus de suite aux desseins qu’elle a pris,

Et l’indécision n’est pas des bons esprits.

PAULINE.

J’en conviens ; mais peut-on répondre de soi-même ?

Ce que l’on hait un jour, un autre jour on l’aime,

Et passant tour-à-tour, de la crainte à l’espoir,

Le matin, on choisit ; on rejette le soir.

L’hyménée en un mot a rempli ma pensée

D’une douce espérance : elle est toute effacée :

Ses nœuds ne m’offrent plus que peine, que souci,

Et sans vous, dont les soins me retiennent ici,

Et de qui l’amitié me rend si fortunée,

J’irais dans un couvent cacher ma destinée.

LA COMTESSE.

Quel langage ! ah ! ma fille, il faut couler nos jours

Dans la même retraite, et nous aimer toujours.

Vous languirez sans moi ; sans vous pourrais-je vivre ?

Ah ! calmez la douleur où votre âme se livre.

Par votre caractère aussi tendre que doux,

Vous ferez, à coup sûr, le bonheur d’un époux,

À part.

Celui de votre mère et... j’en dis trop peut-être.

PAULINE.

Ah ! pour votre bonheur s’il me faut prendre un maître,

Nommez-le. Quel qu’il soit, je n’hésiterai plus,

Et ma soumission prévenant mes refus,

À vos moindres désirs soudain je m’abandonne.

Le sacrifice est prêt : que ma mère l’ordonne !

LA COMTESSE.

C’est m’en dire beaucoup, et je vois clairement

Ce qui, dans votre cœur, se passe en ce moment ;

Mais je ne prétends point vous faire violence,

Et je dois respecter jusqu’à votre silence.

Allez, Pauline, allez ; vous m’aimez et je vois

Que peut-être en ce lieu vous souffrez avec moi.

Allez donc rêver seule à votre inquiétude.

Moi-même j’ai besoin d’un peu de solitude.

PAULINE.

Adieu, ma mère.

LA COMTESSE.

Adieu.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, seule

 

Que j’aime sa candeur !

Comme, sans y penser, de sa secrète ardeur

Elle m’a par degré dévoilé le mystère !

Célicour seul lui plaît : la chose est assez claire.

Elle m’a d’abord peint son amitié pour lui :

Bientôt auprès de moi devenant son appui,

De l’admettre en ces lieux elle m’a conjurée.

Hélas ! cette amitié dont elle est pénétrée,

Ces soins officieux et ce tendre retour

Qu’elle croit innocents, ne sont que de l’amour.

Célicour néanmoins a pu la compromettre,

Et je vais à l’instant lui renvoyer sa lettre.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, DURMONT

 

LE CHEVALIER.

Que peut-il me vouloir, et pour quelle raison

Me faire ici venir ? j’aime cette maison :

Depuis assez longtemps j’en connais la maîtresse,

Sa bonté, sa douceur et sa délicatesse

Ont toujours enchanté mon cœur reconnaissant ;

Mais ailleurs retenu par un motif pressant,

Il est fâcheux pour moi de ne pouvoir comprendre

Quelle cause en ces lieux m’a forcé de me rendre.

Ne m’en diras-tu rien ?

DURMONT.

Que voulez-vous, monsieur ?

De votre frère ainé vous connaissez l’humeur ;

Il est impatient, et dans la moindre affaire,

Sans délai, sans retard, il faut le satisfaire,

Ou sa vivacité...

LE CHEVALIER.

Mais il t’a fait savoir

Pourquoi si promptement il désirait me voir ?

DURMONT.

Pour vous entretenir d’un objet d’importance,

Et qu’il ne pouvait point traiter en votre absence.

LE CHEVALIER.

Il avait l’air fâché peut-être ?

DURMONT.

Furieux !

LE CHEVALIER, à part.

Saurait-il qu’en secret j’ai contracté des nœuds ?...

Et voudrait-il ?...

DURMONT.

Tenez ! il vient ici lui-même ;

Vous vous expliquerez.

LE CHEVALIER, à part.

Ma frayeur est extrême ;

Mon mariage est fait pour le mettre en courroux :

Je n’ai point demandé son aveu.

 

 

Scène II

 

FERVAL, LE CHEVALIER

 

FERVAL, à Durmont.

Laisse-nous.

Chevalier, m’aimez-vous ?

LE CHEVALIER.

J’eus toujours pour mon frère

L’amitié la plus tendre ; il me tient lieu de père,

Et dès mes jeunes ans il a veillé sur moi ;

La nature, l’honneur tout m’en fait une loi.

FERVAL.

Êtes-vous prêt sur l’heure à m’eu donner la preuve ?

LE CHEVALIER.

Mon frère, au même instant, peut me mettre à l’épreuve.

FERVAL.

Eh bien ! aujourd’hui même, il faut vous marier.

LE CHEVALIER.

Me marier ! qu’entends-je ?

FERVAL.

Oui, mon cher chevalier.

C’est un engagement que l’on prend à votre âge,

Et si la vérité vous prête son langage,

S’il est sûr qu’en effet je sois aimé de vous,

Aujourd’hui même il faut par les nœuds les plus doux,

Contracter un hymen bientôt suivi d’un autre.

Mon mariage enfin ne dépend que du vôtre.

Remplissez mon espoir ; épousez en ce jour

L’objet le plus charmant, et j’épouse à mon tour.

LE CHEVALIER, à part.

Je suis époux déjà : par bonheur il l’ignore.

Haut.

Mon frère, vous savez combien je vous honore.

Vous êtes mon aîné de treize ou quatorze ans.

Comblé de vos bienfaits, chargé de vos présents,

Vous prouver mon respect, mon zèle et ma tendresse,

Est le vœu : le désir qui m’occupe sans cesse ;

Mais comment aujourd’hui puis-je vous contenter ?

Avant que d’épouser, il faut se consulter ;

Il faut connaître celle...

FERVAL, vivement.

Elle est jeune, charmante,

Une taille de nymphe, une grâce piquante.

LE CHEVALIER.

Il se peut... mais, mon frère...

FERVAL.

Aux vertus, aux appas.

Elle unit des talents dont je ne parle pas :

Le dessin, la musique...

LE CHEVALIER.

Oh ! je la crois divine.

FERVAL, avec un transport de joie.

Divine ! c’est le mot. Vous connaissez Pauline ;

C’est elle. Ah ! je vois bien qu’elle vous a charmé :

Je dirai plus, mon cher, vous en êtes aimé.

J’ai tout lieu de le croire, et ma joie est si grande...

LE CHEVALIER.

Quel homme ! il fait tout seul, et réponse et demande.

FERVAL.

Je vois fort à propos sa mère s’avancer.

Vous consentez à tout. Il faut sans balancer...

LE CHEVALIER.

Écoutez-moi. Je crains que votre impatience...

FERVAL.

Ne craignez rien.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, FERVAL, LE CHEVALIER

 

FERVAL.

Madame, enfin j’ai l’espérance

De marier Pauline, et même dès ce jour.

C’est mon frère qu’elle aime, et mon frère à son tour...

Le Chevalier le tire par son habit.

Paraît enchanté d’elle : il la trouve divine.

LA COMTESSE.

Est-il vrai, Chevalier, que vous aimez Pauline ?

LE CHEVALIER.

Madame, à ses appas, ainsi qu’à ses vertus,

Qui pourrait refuser les plus justes tributs ?

De quiconque la voit, Pauline les réclame,

À part.

Que je suis malheureux !

FERVAL.

Vous l’entendez, Madame,

D’un cœur passionné voilà bien les discours.

Comme je m’intéresse à leurs tendres amours,

Je voudrais que sur l’heure...

LA COMTESSE.

Ainsi de l’hyménée

Avec elle formant la chaîne fortunée,

Vous allez devenir mon gendre.

FERVAL.

Assurément,

Il est prêt à signer le contrat.

LE CHEVALIER, à part.

Quel tourment

De ne pouvoir parler !

LA COMTESSE.

Vous gardez le silence !

FERVAL.

Pour vous cacher sa joie il se fait violence.

LE CHEVALIER, à part.

Oh ! oui, je me la fais.

Haut.

Mon frère permettez,

Puisque toujours Madame eut pour moi des bontés,

Qu’avec elle, un moment, sans témoins je m’explique.

FERVAL.

J’entends. D’être discret cependant je me pique,

Et je ne dirai point vos secrets.

LE CHEVALIER.

Je le crois ;

Vous n’êtes point bavard ; mais un tiers cette fois

Me serait inutile.

FERVAL.

Ah ! mon Dieu ! point de gêne.

À part.

Il va la supplier de hâter cette chaîne.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Madame, je voudrais qu’il fût en mon pouvoir

D’épouser votre fille : il est aisé de voir

Qu’ainsi je comblerais tous les vœux de mon frère.

Il me devrait le don de la main la plus chère,

Puisque de mon hymen dépend son union ;

Mais je ne puis forcer mon inclination,

Et pour le rendre heureux devenir infidèle.

LA COMTESSE.

Infidèle ! comment ?

LE CHEVALIER.

Pauline est jeune et belle ;

Elle unit aux talents la grâce, la candeur ;

Mais une autre a déjà disposé de mon cœur.

Je n’en suis plus le maître, et votre âme est si pure ;

Qu’elle aurait quelque honte à me rendre parjure.

LA COMTESSE.

Je vous entends, Monsieur ; une autre a votre foi.

LE CHEVALIER.

Et l’aura pour toujours.

LA COMTESSE.

Dites-moi donc pourquoi

Votre frère prétend que vous aimez Pauline.

LE CHEVALIER.

Mon frère a toujours cru tout ce qu’il s’imagine.

Il est si vif ! il parle avant d’avoir pensé,

Et son ardeur pour vous le rend presqu’insensé.

LA COMTESSE.

Je vous suis gré, Monsieur, de cette confidence :

Elle vous fait honneur. Il est si rare en France

De voir les jeunes gens, lorsqu’ils sont amoureux,

Demeurer attachés à l’objet de leurs feux !

Non, je ne voudrais point qu’acceptant votre hommage,

Ma fille autorisât les erreurs d’un volage,

Et j’ai lieu de penser d’ailleurs qu’un autre objet

A fait naître en son âme un sentiment secret.

Un cœur comme le sien aisément se décèle.

Ferval s’est abusé sur vous comme sur elle.

Jugez si je pourrais, souhaitant son bonheur,

La forcer d’étouffer une innocente ardeur ;

Et si, contrariant son espoir et sa flamme,

J’irais contre son gré vous la donner pour femme.

LE CHEVALIER.

Qu’un semblable discours a droit de m’enchanter !

Mais que pour le tenir, il doit vous en coûter !

Mon frère vous est cher ; tout le dit ; tout l’annonce,

Et votre cœur peut-être attendait ma réponse

Pour se déterminer à couronner ses feux.

Je fais, sans le vouloir, le malheur de tous deux.

LA COMTESSE.

Oui, mon cher Chevalier ; oui j’aime votre frère.

Votre refus sans doute à mes vaux est contraire,

Puisque, le même jour, par un double lien,

Je verrais s’achever son bonheur et le mien ;

Mais ma fille que j’aime en serait malheureuse,

Et dois-je, à ses dépens, me montrer généreuse ?

Non, me sacrifier est mon premier devoir,

J’en forme le désir ; j’en aurai le pouvoir.

LE CHEVALIER.

Des mères, à mes yeux, vous offrez le modèle.

LA COMTESSE.

Paix ! changeons de discours. Sachez une nouvelle.

Mon frère, dès ce soir, doit arriver ici,

Car vous avez le vôtre et j’ai le mien aussi.

Ces murs ne l’ont point vu, depuis quatorze années,

Changer en doux moments nos heures fortunées,

Et jugez du plaisir qu’après un si longtemps

Je vais goûter, Monsieur, à le revoir céans.

À ce frère chéri je prépare une fête,

Et je dois...

LE CHEVALIER.

Il voudra vous parler tête-à-tête.

Et pour quelques instants je quitte ce séjour.

À part en sortant.

Allons vite chercher mon i mi Célicour.

De Pauline amoureux, il peut prendre ma place,

Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.

 

 

Scène V

 

LA COMTESSE, seule

 

Ferval aura beau faire. Avec le Chevalier

Pauline assurément ne peut se marier.

Ce n’est pas lui qu’elle aime, et, malgré ses instances,

Tôt ou tard il faudra qu’il cède aux circonstances.

Il faudra bien aussi que j’y cède à mon tour,

Et que, pour gendre enfin, j’accepte Célicour.

 

 

Scène VI

 

UN DOMESTIQUE, LA COMTESSE

 

LE DOMESTIQUE.

Un monsieur qui se dit votre parent très proche,

Et de qui nous avons reçu plus d’un reproche,

Désire de vous voir, Madame, et, malgré nous,

Il a presque voulu pénétrer jusqu’à vous.

Faut-il le faire entrer.

LA COMTESSE.

Sans doute.

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, seule

 

C’est mon frère.

Il est simple, un peu brusque, et de son caractère

Comme de ses habits, ce valet étonné...

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, LA COMTESSE

 

LE BARON.

Embrassez-moi, ma sœur.

LA COMTESSE.

Ô moment fortuné !

Je vous revois, mon frère, et le sort favorable...

LE BARON.

Ce moment pour mon cœur n’est pas moins agréable.

Mais parbleu ! vous avez des gens bien impolis.

Me vouloir empêcher d’arriver au logis !

LA COMTESSE.

Que voulez-vous ? Il faut à votre longue absence

Attribuer leur tort. Il n’en est point, je pense,

Qui vous ait jamais vu. Ne vous connaissant pas,

Ils ont fait leur devoir en arrêtant vos pas.

Que ne puis-je vous voir, vous entendre sans cesse !

Vous seriez moins choqué de leur impolitesse.

LE BARON.

N’en parlons plus. Ma foi ! si je vis dans les champs !

C’est que je fus toujours l’ami des bonnes gens,

Et que dans cette ville on n’en rencontre guères.

Un motif plus pressant n’a fait quitter mes terres.

Nous connaissez mon fils ? c’est un franc libertin

Qui me fera, je crois, expirer de chagrin.

LA COMTESSE.

Quoi ! Célicour ?

LE BARON.

Lui-même.

LA COMTESSE.

Et quel est donc son crime ?

À ce point contre lui quel sujet vous anime ?

LE BARON.

Il était dans ma terre avec moi : tous les deux

Au fond de mon château, coulant des jours heureux,

Nous vivions sous les lois de l’amitié tranquille.

Il me demande un jour de venir à la ville

Pour huit ou quinze au plus ; je le laisse partir.

Faible, j’ai la bonté, le tort d’y consentir.

J’espérais que bientôt sa tendre complaisance.

M’allégerait le poids d’une cruelle absence,

Qu’au bout de la semaine il serait de retour.

Point. Monsieur m’a joué le plus horrible tour.

Depuis deux mois au moins, dans cette capitale

Il reste sans m’écrire, et j’apprends qu’il étale

Une magnificence, un luxe scandaleux,

Équipages, chevaux, bijoux, habits pompeux.

J’apprends qu’il se ruine et qu’il a fait des dettes

Immenses, pour briller et plaire à des caillettes.

Paris est un séjour, vous savez, ma sœur,

Où l’on perd quelquefois sa fortune et l’honneur.

J’apprends que Célicour expose l’un et l’autre ;

Mais je l’en punirai.

LA COMTESSE.

Quel courroux est le vôtre !

Célicour est semblable à tous les jeunes gens,

Il voudrait se donner les travers élégants

De ces petits messieurs dont l’essaim incommode,

Croit suivre le bon ton et de suit gue la mode.

Il aime la dépense et les meubles de prix ;

Mais je connais son cœur ; il n’a que du mépris

Pour tout ce qui répugne à la délicatesse.

LE BARON.

Oh ! je suis trop certain de sa scélératesse.

LA COMTESSE.

Scélérat à son âge ! ah ! n’imaginez pas

Que le vice ou le crime ait pour lui des appas.

Ses défauts naissent tous de son étourderie.

L’homme vous le savez, entre neuf dans la vie.

Laissez l’âge venir ; vous le verrez changer.

Il est inconséquent, peu réfléchi, léger.

Le temps le rendra sage et meilleur, je l’espère.

LE BARON.

Vous n’êtes que sa tante ; et moi je suis son père :

Ses torts ne doivent pas comme moi vous toucher.

LA COMTESSE.

Il en est qu’à mon tour j’ai dû lui reprocher,

Et dont je l’ai puni ; mais avec indulgence :

Mon âme fut toujours fermée à la vengeance.

Imitez-moi, mon frère ; et calmez ce courroux.

LE BARON.

Je ne suis point, ma sœur, aussi tendre que vous.

Mon fils est jeune encore et très jeune. À son âge,

J’avais de la raison et l’esprit mûr et sage.

Puisque de mon exemple il n’a point profité

Et qu’il donne déjà dans la frivolité,

Savez-vous quel projet j’ai conçu dans mon âme ?

LA COMTESSE.

Non, mon frère.

LE BARON.

À Paris je viens prendre une femme ;

Je viens me marier.

LA COMTESSE.

C’est aussi mon dessein.

Au marquis de Ferval je dois donner la main ;

Mais, avant de former un nœud doux et prospère,

Savez-vous le devoir d’un père et d’une mère ?

Ils doivent respecter les droits de leurs enfants,

Et pour ne point blesser des droits aussi puissants

J’exige que Pauline, aux autels d’hyménée,

Le même jour que moi, soit en pompe amenée :

C’est la condition que j’impose à Ferval,

Et si vous l’imitiez...

LE BARON.

Je ne ferais point mal,

J’en conviens ; mais non fils que partout on décrie

Pour sa folle conduite et son étourderie,

Pourra-t-il aisément rencontrer un objet

Qui, lui donnant la main, seconde mon projet ?

LA COMTESSE.

De sa félicité je suis un peu jalouse,

Et je lui trouverai promptement une épouse.

De ce soin important reposez-vous sur moi.

LE BARON.

Que j’envierai son sort ! je suis de bonne foi,

Et ne vous cache point, ma sœur que je m’ennuie

De vivre toujours seul. Une femme jolie

M’abrégera les nuits, m’embellira les jours.

Il est passé le temps de mes jeunes amours ;

Mais grâces à l’hymen, il peut renaître encore,

Et d’un bonheur nouveau je vois briller l’aurore.

Ah ! que ne suis-je époux une seconde fois !

FERVAL, au fond du théâtre.

Il brûle d’épouser. Ah ! parbleu ! je le crois.

Depuis un si longtemps mon souhait est le même !

 

 

Scène IX

 

FERVAL, LA COMTESSE, LE BARON

 

FERVAL, à la comtesse.

Mon frère apparemment de Pauline qu’il aime

Acceptera la main ? Le fait n’est plus douteux.

LA COMTESSE.

Non, Monsieur, votre frère est moins présomptueux

Que vous ne le croyez : il admire Pauline

Et n’ose point l’aimer.

FERVAL.

Lui ? Madame badine.

LA COMTESSE.

Il me l’a dit lui-même, et je dois, entre nous,

Sur l’état de son cœur le croire plus que vous.

D’une autre il est épris ; rien n’est plus véritable.

FERVAL.

Soit ; mais en même temps rien n’est plus lamentable.

Regardant le Baron et à part.

Heureusement pour moi, le Monsieur que voilà

Pourra remédier à cet accident-là.

Il vient pour épouser ; du moins il le désire.

LA COMTESSE.

Il faut que de ces lieux soudain je me retire.

Adieu, mon cher Baron. Je vais, en ce moment,

Faire tout préparer dans votre appartement.

Avec mon prétendu vous ferez connaissance.

C’est lui que vous voyez.

 

 

Scène X

 

LE BARON, FERVAL

 

FERVAL.

Si j’en crois l’apparence,

Et quelques mots surtout qui vous sont échappés,

Votre cœur, votre esprit, également frappés

Du bonheur que l’on goûte au sein du mariage,

Vous venez à Paris pour vous mettre en ménage ?

LE BARON.

Vous dites vrai, Monsieur ; mon unique dessein,

Si j’en puis trouver une, est de donner la main

À quelque fille aimable, honnête, intéressante,

Et de qui les vertus...

FERVAL.

J’en sais une charmante,

Possédant tous les dons que vous lui désirez.

Vous en serez ravi, dès que vous la verrez.

Figurez-vous des yeux brillants, à fleur de tête,

Dont un regard suffit pour faire une conquête,

Une taille de nymphe, un souris gracieux,

Tout ce qu’il est enfin de plus beau sous les cieux.

Ce n’est pas tout ; un cœur naïf, sans imposture,

Relève les présents que lui fit la nature,

Et son esprit orné des trésors du savoir

Étend de sa beauté l’invincible pouvoir

Jusque sur les mortels qui veulent s’eu défendre :

Il est doux de la voir, et plus doux de l’entendre.

LE BARON.

Ce portrait est semé de traits intéressants.

Elle me conviendra ? Son âge ?

FERVAL.

Quatorze ans.

LE BARON.

Quatorze ans ! c’est trop peu. Dans ma grande jeunesse,

J’en eusse fait bientôt ma femme ou ma maîtresse ;

Mais déjà sur mon front sont quelques cheveux gris,

Et je voudrais qu’au moins elle eût...

FERVAL.

Lorsque je dis

Que son âge est celui de quatorze ans, j’oublie

Qu’elle a l’air d’en avoir dix-huit.

LE BARON.

Quoi ! si jolie !

Son visage est menteur ? Je ne vous conçois pas.

Vous m’exagérez donc ses charmes, ses appas.

Elle n’a pas l’air jeune, et pourtant elle est belle.

Flore ne put jamais ressembler à Cybèle.

FERVAL.

J’en conviens ; mais Monsieur, la nature à ses lois

N’est pas toujours fidèle ; elle en sort quelquefois.

Alors on trouve unis dans la même personne

Les roses du printemps et les fruits de l’automne,

Et telle est la beauté dont j’esquisse les traits :

La sagesse avant l’âge a mûri ses attraits.

LE BARON.

Soit ; mais lorsqu’une femme allie à la jeunesse

Tant de perfections avec tant de sagesse,

Il se fait quelquefois dans un âge avancé

Des changements cruels, et tout homme sensé

Doit, s’il veut être heureux, éviter les extrêmes.

FERVAL.

Pauline a justement les qualités suprêmes

Que semblent invoquer vos désirs les plus doux.

Toujours loin des excès...

LE BARON.

Pauline, dites-vous !

Quoi ! Pauline est sou nom ?

FERVAL.

Oui, Pauline d’Inange.

C’est ainsi qu’on l’appelle.

LE BARON.

Ah ! rien n’est plus étrange,

Et je rirai longtemps du soin que vous prenez...

FERVAL.

Ce soin a dû vous plaire, et vous me soupçonnez...

LE BARON.

Quoi, Monsieur, vous voulez que j’épouse ma nièce ?

La mère de Pauline est ma sœur.

FERVAL.

La Comtesse ?

LE BARON.

Elle-même, vous dis-je.

FERVAL.

Ô malheur imprévu !

Fatale destinée ! à quoi me réduis-tu ?

Quoi ! vous venez ici pour chercher une femme

Je lis adroitement ce désir dans votre âme,

Et lorsque j’ai l’espoir...

LE BARON.

Je viens chercher aussi

Un fils qui me désole et fait tout mon souci.

FERVAL.

Un fils ! ah ! s’il n’est point marié, je vous prie,

Songez que vous ferez le bonheur de ma vie

En l’offrant pour époux à Pauline.

LE BARON.

Eh ! vraiment,

Je ne veux point lui faire un si mauvais présent.

C’est un vrai libertin. Au lieu de mariage,

Je vais au même instant, pour le rendre plus sage,

Solliciter un ordre, et je veux qu’en prison

Il recouvre à la fin ses mœurs et sa raison.

 

 

Scène XI

 

FERVAL, seul

 

Suis-je assez malheureux ? De l’hymen de Pauline

Dépend tout mon bonheur, et lorsque je m’obstine

À lui chercher partout un mari, le destin

Met sans cesse un obstacle à mon sage dessein.

Il faut pourtant, il faut qu’un époux me seconde,

Et j’en veux trouver un, n’en fût-il plus au monde.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, CÉLICOUR

 

CÉLICOUR, conduit sur la scène par le Chevalier.

Laissez-moi, Chevalier ; je ne puis en ces lieux,

Sans m’exposer beaucoup, reparaître à ses yeux.

Le renvoi de ma lettre annonce sa colère.

LE CHEVALIER.

Ne craignez rien : ici vous êtes nécessaire.

CÉLICOUR.

Les gens peuvent parler.

LE CHEVALIER.

Non, je les ai gagnés :

Ils se tairont. D’ailleurs vous vous imaginez

Qu’une tante et surtout une jeune cousine,

Vous en veulent encor ? quelle idée enfantine !

Je me charge de tout. Venez, il est prudent

Que, dans ce cabinet vous soyez cependant

Une heure ou deux caché.

Il le fait entrer dans un cabinet.

CÉLICOUR.

Ma peur est sans égale.

LE CHEVALIER.

Je parlerai pour vous durant cet intervalle,

Et j’espère obtenir bientôt votre pardon.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, seul

 

Mon frère aussi m’en veut avec quelque raison.

De Célicour ainsi quand je prends la défense,

Pour lui, comme pour moi, j’ai besoin d’indulgence.

Ferval paraît : tâchons d’adoucir son chagrin

 

 

Scène III

 

FERVAL, LE CHEVALIER

 

FERVAL.

C’est vous que je cherchais. Me direz-vous enfin

Pourquoi vous refusez l’hymen que je propose ?

LE CHEVALIER.

Mon frère tôt ou tard vous en saurez la cause.

Souffrez que maintenant je ne la dise pas.

FERVAL.

Pauline à vos regards est-elle sans appas ?

LE CHEVALIER.

Non, mon frère.

FERVAL.

Ah ! je vois quel motif vous engage

À rejeter les nœuds d’un si doux mariage.

Pauline a des attraits dont vous êtes frappé ;

Mais votre cœur n’est point d’elle seul occupé ;

Mais sa mère à vos yeux offre encor plus de charmes.

LE CHEVALIER.

À toutes deux sans doute il faut rendre les armes :

Toutes deux ont le droit que donne la beauté,

Et l’on ne peut les voir sans en être enchanté.

De grâces, de vertus, Pauline est un modèle.

Elle est jeune et jolie.

FERVAL, avec jalousie et dépit.

Et la comtesse est belle,

Et des mêmes vertus le ciel lui fit présent.

LE CHEVALIER.

Pauline, ce me semble, a l’esprit séduisant.

FERVAL, du même ton.

Celui de la comtesse est sublime : sa bouche

N’exprime jamais rien qui n’enchante et ne touche.

LE CHEVALIER.

Pauline...

FERVAL.

Brisons-là. Pauline a des attraits

Que, sans les admirer, on ne peut voir de près ;

Mais comme la comtesse en tout point la surpasse !

Près de la rose ainsi la fleur des champs s’efface ;

Et peut-être en secret vous êtes amoureux

De la seule comtesse. Eh bien ! sachez mes vœux :

Je l’adore, et mon sort, ma fortune et ma vie

Dépendent de sa main qui fait ma seule envie.

Et si vous refusez sa fille absolument,

Je vous crois mon rival.

LE CHEVALIER.

Moi, mon frère !

FERVAL.

Oui, vraiment.

LE CHEVALIER, à part.

Son soupçon est fondé, si je m’obstine à taire

Haut.

Mon secret plus longtemps. Apprenez un mystère

Que jusques à ce jour j’ai dû tenir caché.

Par des nœuds clandestins je me trouve attaché

Au plus aimable objet que le ciel ait fait naître,

Mon frère, et de ma foi je ne suis plus le maître.

FERVAL.

Qu’entends-je ? Il se pourrait...

LE CHEVALIER.

En secret marié

À Pauline jamais puis-je me voir lié ?

FERVAL

Et quoi ! sans mon aveu vous avez pris des chaînes !

LE CHEVALIER.

Que je ne puis briser.

FERVAL, à part.

Ah ! quel surcroît de peines !

LE CHEVALIER.

Je reconnais mes torts ; et sans vous consulter,

J’aurais dû, j’en conviens, ne rien exécuter.

Mais celle qu’en secret j’ai prise pour épouse,

N’est riche qu’en vertus. La fortune jalouse

Lui refusa les biens dont on fait tant de cas,

Et mes yeux fascinés n’ont vu que ses appas.

Vous m’auriez empêché de la choisir pour femme,

Ou vous auriez voulu me guérir de ma flamme,

Et, sans vous avertir, j’ai dû former des nœuds,

D’où naît tout mon bonheur, et qui comblent mes veux ;

Je veux incessamment, et je le puis sans crime,

Vous présenter l’objet de mon feu légitime.

Nous pardonnerez-vous l’un et l’autre ?

FERVAL, furieux.

Jamais.

Après avoir été comblé de mes bienfaits ;

De mes bienfaits, que dis-je ? Ah ! gardez-vous de croire

Qu’en ce moment poussé par une vaine gloire,

Je veuille publier ce que j’ai fait pour vous :

Non, d’un pareil honneur je ne suis point jaloux.

Tout autre, ainsi que moi, vous eut servi de père ;

Mais le titre d’ami vaut bien celui de frère ;

Et ce titre qui rend tout mortel fortuné,

Sentez-vous à quel point vous l’avez profané ?

Ah ! Chevalier, qu’au moins le remords vous punisse.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! soyez vengé ; car il fait mon supplice.

Votre colère est juste, et je ne cherche pas

À m’excuser d’un tort que je sens trop, hélas !

Et permettez qu’au moins je répare ma faute.

La comtesse a pour vous l’estime la plus haute ;

Mais elle veut avant de couronner vos vœux,

Que de l’hymen sa fille ait formé les doux nœuds.

Eh bien ! rassurez-vous. J’ai trouvé pour Pauline

Un époux accompli, d’une illustre origine,

Jeune, riche et bien fait.

FERVAL, s’apaisant tout-à-coup et avec joie.

Ah ! mon cher Chevalier,

Hâtez-vous de m’instruire.

LE CHEVALIER.

Allez-vous oublier

Les torts que par malheur ?...

FERVAL, avec plus de joie.

Ah ! si je les oublie !

Avec toi pour jamais je me réconcilie.

Nomme-moi ce mortel qui doit incessamment,

En épousant Pauline, abréger mon tourment.

LE CHEVALIER.

C’est son jeune cousin.

FERVAL.

Célicour ?

LE CHEVALIER.

Il l’adore,

Et d’elle il est aimé.

FERVAL.

La comtesse l’ignore ;

Je la vais informer.

LE CHEVALIER.

Vous perdriez vos pas.

La comtesse est instruite, et par malheur hélas !

Le jeune homme, à ses yeux, est loin de trouver grâce.

Elle a même tantôt réprimé son audace,

Et le petit cousin ne vient plus en ces lieux,

De peur de s’attirer un compliment fâcheux...

Je viens de l’y mener pourtant, sûr que mon frère,

Pour marier la fille, apaiserait la mère.

FERVAL.

Ah ! que c’est bien penser ! S’il est en ce séjour ;

Faites-le donc paraître. Avant la fin du jour,

Je veux qu’il soit l’époux de l’aimable Pauline.

LE CHEVALIER.

Peut-être qu’en secret c’est lui que l’ou destine,

À cet objet aimable. Égaux en âge, en biens,

Ils semblent nés tous deux pour former ces liens.

À sa fille d’ailleurs on dit que la comtesse

Témoigne, à chaque instant, la plus vive tendresse,

Qu’elle veut son bonheur et du petit cousin

L’âge seul peut, je crois, retarder son dessein.

Il est bien jeune encor pour épouser.

FERVAL.

N’importe !

Il aime, il est aimé. Quelle raison plus forte

Pourrait-on opposer à de tels sentiments ?

Faites-le moi venir, allez, je vous attends.

LE CHEVALIER.

Je n’irai pas bien loin ; car il attend lui-même

Caché près de ces lieux.

 

 

Scène IV

 

FERVAL, seul

 

À mon bonheur suprême

Rien ne s’oppose plus. J’espère qu’à la fin

J’épouserai, morbleu ! grâce au petit cousin ;

Mais il parait, s’il faut en croire son visage[2],

Dix-sept ans, en effet, doivent être son âge.

 

 

Scène V

 

CÉLICOUR, LE CHEVALIER, FERVAL

 

LE CHEVALIER, à Célicour.

Quoi ! vous tremblez encor ! Mon frère est seul ici :

Il veut votre bonheur ; je le désire aussi.

CÉLICOUR.

Je le crois ; cependant je crains toujours ma tante ;

Ma lettre la fâchée, et si je me présente,

Sans l’avoir apaisée ou demandé pardon...

FERVAL.

Je l’obtiendrai pour vous.

CÉLICOUR.

Ah ! oui, son cœur est bon ;

Elle se calmera, si vous plaidez ma cause.

FERVAL.

Soyez-en assuré ; mais parlons d’autre chose.

Je sais que vous aimez Pauline ; à votre tour

En êtes-vous aimé ? répondez sans détour.

CÉLICOUR.

J’ai lieu le penser.

FERVAL.

Et comment, je vous prie,

En êtes-vous instruit ? Dans la vertu nourrie,

Pauline n’a point dû vous faire des aveux.

CÉLICOUR.

Elle ne m’a rien dit ; mais j’ai vu dans ses yeux,

Dans le plaisir qu’elle a quand nous causons ensemble,

Qu’un même sentiment...

FERVAL.

Très souvent vous rassemble,

N’est-ce pas ?

CÉLICOUR.

Justement.

FERVAL.

Et seriez-vous charmé

D’épouser cet objet si tendrement aimé ?

CÉLICOUR.

Ah ! c’est mon seul désir ; et ma plus chère attente,

Et puisque vous avez sur l’esprit de ma tante,

Le crédit que prétend monsieur le Chevalier,

Vous ne sauriez, Monsieur, trop tôt nous marier.

FERVAL.

C’est mon projet ; j’en veux parler à la Comtesse

Avant la fin du jour. Comptez sur ma promesse ;

Mais avez-vous un père ? Il faudra son aveu.

La Comtesse ne peut disposer...

CÉLICOUR.

Ô mon Dieu !

Le voilà qui paraît, et qui, dans sa colère,

Peut-être à ces liens vient déjà me soustraire.

 

 

Scène VI

 

LE BARON, FERVAL, LE CHEVALIER, CÉLICOUR

 

LE BARON, à Célicour.

Au fripon, je vous trouve. Eh quoi ! vous me quittez

Pour venir à Paris faire vos volontés !

Je vous avais permis de rester à la ville,

Une semaine ou deux, et du champêtre asile

Où vous croissiez en paix sous mon vil protecteur,

À peine êtes-vous loin que je n’ai plus l’honneur

De savoir en quels fieux vous passez votre vie,

Et que depuis deux mois j’ignore.

FERVAL

Ah ! je vous prie

De ne pas le gronder. Je prétends aujourd’hui,

Pour beaucoup de raisons devenir son appui.

LE BARON.

Quoi ! vous l’appui d’un fils qui néglige son père,

Qui lui désobéit, et dont le caractère

Est si digne de blâme ! Ah ! j’en rougis pour vous.

Qu’il ne se flatte pas d’apaiser mon courroux.

FERVAL.

Monsieur...

LE BARON.

Non, point de grâce. Allons, il faut sur l’heure

Regagner avec moi la champêtre demeure.

FERVAL.

Que dites-vous, Monsieur ? si vous y consentez,

L’hymen va le combler de ses félicités.

Il est près d’épouser une fille charmante

Qui doit avoir au moins dix mille écus de rente.

LE BARON.

Quand elle en aurait cent, que n’importe ? avant tout

Je veux, pour le punir de me pousser à bout

Par sa conduite leste et ses extravagances ;

Surtout pour mettre un ternie à ses folles dépenses,

Je veux, au moins six mois, le tenir en prison.

FERVAL.

Consultez votre cour ; consultez la raison,

Et vous en recevrez des conseils moins sévères.

On lui peut reprocher quelques fautes légères ;

Je le crois ; mais songez, Monsieur, que l’union

Qu’ici je vous propose offre une occasion

De le rendre à jamais, riche, heureux et tranquille.

LE BARON.

Tous vos discours ne font que m’échauffer la bile.

FERVAL.

De la beauté qu’il aime il est d’ailleurs aimé,

Et du bonheur d’un fils un père est si charme !

CÉLICOUR, bas à Ferval.

Rien ne peut le fléchir. Laissez-moi par la fuite...

FERVAL, bas à Célicour.

Non, non ; vous resterez ; c’est en vain qu’il s’irrite :

Il faut que l’un de vous se marie aujourd’hui,

Et vous épouserez Pauline vous ou lui.

Au Baron.

Consentez-vous enfin ?

LE BARON.

Quel singulier langage !

De marier les gens, vous avez donc la rage ?

À présent c’est mon fils, et tantôt c’était moi.

Tantôt à vos discours si j’eusse ajouté foi,

J’eusse épousé ma nièce, et votre impatience

Voulait même à l’instant former cette alliance.

Au Chevalier.

Mais vous qui paraissez ému de tout ceci,

N’aurait-il point voulu vous marier aussi ?

LE CHEVALIER.

Pourquoi non ? comme un autre, et le bonheur suprême

N’est-il pas d’épouser une beauté qu’on aime ?

LE BARON.

Oui, quand on est honnête.

À Célicour.

Allons, suivez mes pas,

Monsieur le libertin.

FERVAL.

Je ne souffrirai pas

Qu’à son bonheur prochain vous vouliez le soustraire.

Au Chevalier.

Allez trouver Pauline, allez vite, mon frère,

Faites venir aussi la Comtesse en ces lieux...

Le Chevalier sort.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, FERVAL, CÉLICOUR

 

LE BARON, à Ferval qui retient toujours Célicour.

Vous plaisantez, Monsieur.

FERVAL

Rien n’est plus sérieux.

Autant que vous, Monsieur votre fils m’intéresse,

Vous n’inspirez tous deux une égale tendresse,

Et si, dans vos projets toujours ferme et constant

Vous voulez mettre obstacle au bonheur qui l’attend.

Arrachez-moi le jour ; mais perdez l’espérance

De me voir consentir...

LE BARON.

Tombez-vous en démence ?

FERVAL.

Ah ! si vous connaissiez l’objet de ses amours !

Que de vertus elle a ! que d’esprit ! tous les jours

On la trouve embellie, et tous les jours en elle

Ou découvre, on admire une grâce nouvelle.

LE BARON.

Peut-on savoir son nom ?

FERVAL.

Elle est devant vos yeux.

C’est Pauline.

LE BARON.

Encore elle !...

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, PAVLINE, LE BARON, LE CHEVALIER, FERVAL, CÉLICOUR

 

FERVAL.

Où peut-on trouver mieux ?

La bonté, la candeur et l’aimable innocence,

Depuis qu’elle a paru sont en votre présence.

LE BARON.

Je le crois, néanmoins...

LA COMTESSE.

Votre frère, à l’instant,

M’a dit que, pour traiter d’un objet important,

Vous m’attendiez ici. Mais quelle est ma surprise !

À Célicour.

Vous, Monsieur, en ces lieux ! Qui donc vous autorise ?

CÉLICOUR.

Ma tante, pardonnez ! je ne puis oublier

Votre ordre de tantôt ; et sans le Chevalier

Qui m’a conduit ici, je n’aurais point l’audace

De m’offrir à vos yeux.

LE CHEVALIER.

Il faut lui faire grâce.

LE BARON.

Qu’a-t-il fait de nouveau le petit scélérat

Pour que sa tante ainsi le gronde avec éclat ?

Instruisez-moi, ma sœur, de toutes ses fredaines.

À Célicour.

Je ne t’amuse point par des menaces vaines,

Tu verras, tu verras.

LA COMTESSE.

Calmez votre courroux,

Mon frère ; en ce moment, mon espoir le plus doux

Est de mettre d’accord le fils avec le père.

Célicour a tantôt mérité ma colère,

Et si je dis en quoi, c’est à condition

Qu’il reprendra ses droits sur votre affection.

J’ai déjà pardonné : serez-vous inflexible ?

LE BARON.

C’est me prendre, ma sœur, par mon endroit sensible.

J’ai toujours eu pour vous la plus tendre amitié,

Et dans tous vos désirs mon cœur est de moitié,

Ce fripon cependant mériterait...

LA COMTESSE.

Mon frère,

Croyez que la clémence est la vertu d’un père.

Ma fille est jeune et belle : on ne peut, sans l’aimer,

La voir ou la connaître, et prompt à s’enflammer,

Célicour, admirant ses vertus et ses charmes,

N’a pas tardé longtemps à lui rendre les armes.

FERVAL.

Ce crime est pardonnable.

LA COMTESSE.

Oui, mais à Célicour

Il reste un autre tort plus grand que son amour.

Lorsqu’on a, comme lui, de la délicatesse,

À l’objet de ses feux on cache sa tendresse,

Ou des parents au moins on demande l’aveu

Avant que d’en parler ; et mon très cher neveu,

Tantôt par une lettre a déclaré sa flamme.

LE BARON, à Célicour.

Quoi ! vous avez osé !...

FERVAL

Permettez-moi, madame,

De prendre sa défense et de ne pas trouver

Que ce tort soit si grand, qu’on ne puisse prouver...

LA COMTESSE.

Vous même permettez que j’achève. Pauline

Ne saurait l’épouser, puis qu’elle est sa cousine,

Les lois...

FERVAL.

Dites plutôt, madame, et sans détour,

Que vous ne voulez point couronner mon amour.

De la condition prise à notre hyménée,

Tantôt pour mon malheur par vous imaginée,

Je vois que vous brûlez d’appesantir le poids,

Et vous ne m’alléguez l’autorité des lois

Qu’afin de reculer le bonheur que j’espère.

Eh bien ! rappelez vous votre titre de mère,

Le plus sacré de tous et celui qu’en tout temps

Ont droit de réclamer, d’invoquer les enfants.

Pauline aime, Madame, autant qu’elle est aimée :

Célicour règne seul sur son âme charmée.

LA COMTESSE.

Que dites-vous, Monsieur ?

FERVAL.

Je n’en saurais douter ;

Et si la pure ardeur qu’elle n’a pu dompter

Vous irrite contr’elle, et vous trouve inflexible,

Grondez-là d’être née avec un cœur sensible.

À son vœu légitime opposez-vous toujours,

Et faites à jamais le malheur de ses jours.

LA COMTESSE.

Je ne le ferai point ; non, vous pouvez le croire,

Non, j’aime son bonheur presqu’autant que sa gloire.

Ma fille, approchez-vous. Mon cœur vous est connu.

Le vôtre est innocent, vertueux, ingénu.

Déployez-le à mes yeux. Vous gardez le silence !

Est-ce qu’en ce moment je lui fais violence ?...

Mon frère, et vous Ferval, vous, Célicour aussi,

Afin qu’elle s’explique, éloignez-vous d’ici

Pour deux ou trois instants ; vous reviendrez ensuite.

LE CHEVALIER, à Célicour.

Tout s’arrange sans moi ; souffrez que je vous quitte.

 

 

Scène IX

 

LA COMTESSE, PAULINE

 

LA COMTESSE.

Pauline, je sais tout, je vois l’étonnement

Qui sur votre visage éclate en ce moment.

Ah ! soyez moins surprise ; et quel est le mystère

Qu’une fille jamais pût cacher à sa mère ?

Vous aimez Célicour, et Ferval à l’instant

Vient de nous en convaincre assez éloquemment.

Il ne m’a rien appris.

PAULINE.

Je crois qu’il le désire

Et qu’à vous le prouver vivement il aspire ;

Mais, Madame, oserais-je écouter un amour

Qui paraît vous déplaire et qui...

LA COMTESSE.

De Célicour

Je connais les défauts : son extrême jeunesse

Trouble un peu sa raison, et loin de la sagesse

L’entraîne quelquefois dans des égarements ;

Mais au fonds je lui crois de nobles sentiments,

Et je ne doute pas qu’il ne devienne honnête,

Quand la réflexion aura mûri sa tête.

PAULINE.

Par votre ordre tantôt il s’est vu condamne

À fuir votre présence.

LA COMTESSE.

Oui ; mais je l’ai donné

Cet ordre rigoureux, afin que ma colère

Lui dit que l’imprudence est faite pour déplaire,

Et qu’un jeune homme en tout doit consulter l’honneur.

Enfin, ma fille, enfin, je veux votre bonheur :

Seul il fera le mien. Lorsque votre naissance

Combla mon cœur de joie ainsi que d’espérance,

Je vous pris dans mes bras, et m’écriai : mon Dieu !

Rendez ma fille heureuse ! il remplira mon vœu ;

Mais si vous persistez à me cacher la flamme

Qu’un amour tout puissant a fait naître en votre âme

Comment puis-je espérer que vous vouliez aussi

Qu’un jour je sois heureuse ? Et quand j’ai réussi,

En veillant avec soin sur vous, sur votre enfance,

À faire souhaiter partout votre présence,

À vous faire chérir, estimer, révérer,

Quel sort, à votre tour, m’allez-vous préparer ?

PAULINE.

Ah ! le ciel m’est témoin que mon unique envie

Est de toujours songer que je vous dois la vie.

Il sait que mon respect égale mon amour,

Et qu’à votre bonheur employant chaque jour,

Je me veux occuper à vous rendre sans cesse

Tous les soins que de vous a reçu ma jeunesse.

LA COMTESSE.

Eh bien ! j’aime Ferval. Quoiqu’il m’en coûte un peu,

Ma fille, avec candeur je vous fais un aveu.

Allez-vous me montrer la même confiance ?

Voyant Pauline embarrassée et muette.

Eh ! quoi ! vous vous taisez ! à cette confidence

J’ai cru que vous alliez répondre à votre tour.

Ne m’apprendrez-vous rien ? Faut-il que, sans retour,

Je renonce à l’espoir d’arracher de votre âme

La déclaration d’une secrète flamme ?

Vous m’aimiez, dites-vous. Ah ! quelle est votre erreur !

Non, non, je ne suis plus au fond de votre cœur.

Serait-ce du dépit ? la crainte qui m’en chasse ?

S’approchant d’elle.

Il faut que j’y pénètre et que je m’y replace.

Pauline, apprenez donc que ma l’élicité

De vous seule dépend. C’est une vérité.

Oui, si vous épousez Célicour, l’hyménée

M’unit avec Ferval dès la même journée.

Sachez que non bonheur au votre est attaché ;

Mais si vous persistez à me tenir caché

Ce penchant qui sur vous exerce tant d’empire,

Jugez de mon malheur. Il faudra que j’expire

Du chagrin de vous voir de moi vous défier

Ou vivre toujours veuve et me sacrifier.

Qu’exigez-vous parlez. Voulez-vous que je meure ?

PAULINE.

Ah ! moi-même plutôt que j’expire sur l’heure !

Si, jusqu’à ce moment, je vous cachai mes feux,

C’est qu’ils m’avaient semblé contrarier vos vœux.

Me voilà rassurée autant qu’on puisse l’être.

Oui, j’aime Célicour plus qu’il ne faut peut-être.

L’un et l’autre élevés dans la même maison,

Nous avons vu couler notre jeune saison,

Sous vos yeux maternels. Des jeux de notre enfance

Est née entre nous deux la douce confiance,

Et l’habitude enfin nous liant chaque jour,

Notre pure amitié s’est changée en amour.

LA COMTESSE.

Ah ! je le crois ; ainsi vous me verrez sans peine

M’unir avec Ferval d’une éternelle chaîne.

Puis-je le rappeler et Célicour aussi ?

PAULINE.

Oui, je crois que tous deux...

 

 

Scène X

 

FERVAL, LE BARON, CÉLICOUR, LA COMTESSE, PAULINE

 

FERVAL.

Madame, nous voici.

Je viens de tout entendre, et ma reconnaissance

M’entraîne à ses genoux, même en votre présence.

Il se met aux genoux de Pauline.

LA COMTESSE montrant Célicour.

C’est à lui d’y tomber. Relevez-vous, Ferval.

CÉLICOUR.

Comment puis-je exprimer mon transport sans égal ?

J’ai de même entendu l’aveu de sa tendresse,

Et mon ravissement, ma joie et mon ivresse...

PAULINE à Célicour.

Remerciez ma mère ; elle a tout fait pour vous.

De ses mains aujourd’hui j’accepte mon époux.

FERVAL, à la Comtesse.

Vous n’avez plus d’excuse ; enfin elle est pourvue.

LA COMTESSE.

Voilà ma main, Ferval ; elle vous est bien due.

LE BARON.

À merveille ! tous deux vous voilà mariés,

Ou peu s’en faut, et moi qu’ainsi vous oubliez,

Moi qui viens à Paris pour chercher une femme,

Pensez-vous que je sois bien satisfait dans l’âme ?

LA COMTESSE.

Ah ! mon frère, tantôt vous étiez sur le point

De lui tout pardonner. Ne fléchirai-je point

Ce courroux qui toujours arme votre œil sévère ?

À Célicour qui va embrasser le Baron.

Mon neveu, sur-le-champ embrassez votre père.

LE BARON.

Je te pardonne ; soit, et puisqu’enfin ma sœur

Du plus aimable objet ta rendu possesseur ;

Et qu’elle m’a promis que tu deviendrais sage,

Je ne dois plus, je crois, songer au mariage,

Et j’en suis revenu ; mais, monsieur le fripon,

Remerciez-la bien d’avoir le cœur si bon.

Quel trésor qu’une mère alors qu’elle est sensible !

Il n’est rien ici bas qui lui soit impossible.

De tout ce qui l’entoure elle fait le bonheur,

Sans jamais s’écarter des règles de l’honneur.


[1] Chaque fois que je parle de Florian, je m’applaudis d’être né dans le même département que lui je m’applaudis de l’avoir eu pour ami et de tenir de sa propre main la plus grande partie de ses charmants ouvrages.

[2] Ce rôle duit être joué par une femme habillée en homme.

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