Le Mouchoir (Georges FEYDEAU)

Monologue en vers dit par M. Félix Galipaux.

 

 

Je suis monsieur de Couacanlaire !

Dulcissime, Auguste, Absalon !

Agé de trente ans, pour vous plaire,

Et ténor léger de salon.

Oui, je suis ténor !... et peut-être

Déjà m’avez-vous entendu ?

D’ailleurs vous devez me connaître :

Je suis si connu ! si connu !

Tout le monde s’accorde à dire

Que je suis un très grand talent !...

Et, vrai ! vous savez, là, sans rire :

Je suis étonnant ! étonnant !

Ma voix possède tant de charmes

Qu’on voudrait toujours m’écouter,

Et je fais couler force larmes,

Lorsque je me mets à chanter !

Bref, mon mérite est manifeste !...

Eh bien ! le croiriez-vous pourtant ?

Malgré cela je suis modeste !...

Cela sied bien au grand talent !

Jamais, jamais, je ne me vante ;

J’attends qu’on vienne me chercher...

Mais ma valeur est si brillante,

Qu’on sait toujours me dénicher !...

...Ainsi tenez : hier, la marquise

De Mistanflutefischtoncant

Donnait une soirée exquise,

À tout le beau monde élégant :

On y voyait, comme on le pense,

Tout le high-life de Paris,

Et tous les plus grands noms de France

S’y mêlaient aux plus grands esprits.

...Il a bien fallu que je chante !...

D’abord j’ai voulu m’excuser,

Mais la marquise est si charmante,

Que je n’ai pas pu refuser.

J’ai dû me montrer galant homme,

Et j’ai consenti noblement.

Après avoir touché la somme

De mille francs auparavant !

Bref, au milieu d’un grand silence,

– Personne n’osant dire un mot –

Mon accompagnateur commence

Un des airs de Madame Angot :

Il chante avec force contorsions.

« Marchande de marée

Pou cent mille raisons,

Elle était adorée

À la halle aux poissons... »

Parlé.

L’idée était originale,

Et vous voyez l’effet d’ici ;

Stupéfaction générale !...

C’était vraiment bien réussi...

Moi, cependant, toujours modeste,

– Mais modeste très dignement –

Comme d’habitude, je reste

Impassible à tout compliment !

D’ailleurs, ce qu’on me dit, en somme,

À la fin ne m’apprend plus rien :

Chacun me traite de grand homme...

Depuis le temps, je le sais bien !

...Enfin, messieurs, que vous dirai-je ?

J’obtiens un triomphe complet !

C’était superbe !... mais j’abrège

Et je passe au dernier couplet :

Il chante.

« Enfin toute sa vie

Elle a envoyé... mais

C’est surtout en Turquie.

Qu’elle eut un vrai succès !

Malgré ses cinq cents femmes,

Le sultan, certain soir,

Brûlant de mille flammes

Lui jeta le mouchoir !... »

Parlé.

Et pour rendre plus véridique

Cette charmante fiction,

Pour ajouter à la musique

Plus d’intérêt et d’action,

Joignant le geste à la parole,

Pour en retirer mon mouchoir

Gracieusement ma main vole

Aux poches de mon habit noir :

Je saisis le linge au plus vite...

Mais, crac ! voyez mon embarras :

En vain je tire et je m’agite,

L’autre résiste et ne vient pas !

Bref, à la fin cela m’agace !

J’y mets tout mon entêtement,

Et pour savoir ce qui se passe,

Je me retourne brusquement.

Oh ! Ciel ! jugez de ma surprise,

De mon trouble et de mon émoi !

C’était... cherchez la rime en ise.

Que je tirais ainsi vers moi !

Par le hasard le plus funeste,

Mon pantalon s’était... fendu :

Je vous laisse à penser le reste !...

J’étais tout à fait éperdu !

Avec cela, toute la salle,

Etait en bouleversement !

Et chacun criait au scandale,

En se tournant pudiquement !

Moi, dans la stupeur générale,

Je prends mes jambes à mon cou,

Et sans plus tarder, je détale,

En courant, courant comme un fou !...

Mais aussi, par cette aventure,

Je suis bien guéri désormais !

Je ne chante plus, je le jure,

Jamais ! jamais ! jamais ! jamais !

Fausse sortie.

Pardon !... Pardon pour ma rentrée !...

Vous m’obligeriez bien, ma foi,

Si vous donnez une soirée,

De vouloir bien penser à moi !

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