La Réunion des Amours (MARIVAUX)
Comédie héroïque en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens français, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 novembre 1731.
Personnages
L’AMOUR
CUPIDON
MERCURE
PLUTUS
APOLLON
LA VÉRITÉ
MINERVE
LA VERTU
La scène est dans l’Olympe.
Scène première
L’AMOUR, qui entre d’un côté, CUPIDON, de l’autre
CUPIDON, à part.
Que vois-je ? Qui est-ce qui a l’audace de porter comme moi un carquois et des flèches ?
L’AMOUR, à part.
N’est-ce pas là Cupidon, cet usurpateur de mon empire ?
CUPIDON, à part.
Ne serait-ce pas cet Amour gaulois, ce dieu de la fade tendresse, qui sort de la retraite obscure où ma victoire l’a condamné ?
L’AMOUR, à part.
Qu’il est laid ! qu’il a l’air débauché !
CUPIDON, à part.
Vit-on jamais de figure plus sotte ? Sachons un peu ce que vient faire ici cette ridicule antiquaille. Approchons.
À l’Amour.
Soyez le bienvenu, mon ancien, le dieu des soupirs timides et des tendres langueurs ; je vous salue.
L’AMOUR.
Saluez.
CUPIDON.
Le compliment est sec ; mais je vous le pardonne. Un proscrit n’est pas de bonne humeur.
L’AMOUR.
Un proscrit ! Vous ne devez ma retraite qu’à l’indignation qui m’a saisi, quand j’ai vu que les hommes étaient capables de vous souffrir.
CUPIDON.
Malepeste ! que cela est beau ! C’est-à-dire que vous n’avez fui que parce que vous étiez glorieux : et vous êtes un héros fuyard.
L’AMOUR.
Je n’ai rien à vous répondre. Allez, nous ne sommes pas faits pour discourir ensemble.
CUPIDON.
Ne vous fâchez point, mon confrère. Dans le fond, je vous plains. Vous me dites des injures : mais votre état me désarme. Tenez, je suis le meilleur garçon du monde. Contez-moi vos chagrins. Que venez-vous faire ici ? Est-ce que vous vous ennuyez dans votre solitude ? Eh bien, il y a remède à tout. Voulez-vous de l’emploi ? je vous en donnerai. Je vous donnerai votre petite provision de flèches ; car celles que vous avez là dans votre carquois ne valent plus rien... Voyez-vous ce dard-là ? Voilà ce qu’il faut. Cela entre dans le cœur, cela le pénètre, cela le brûle ; cela l’embrasse : il crie, il s’agite, il demande du secours, il ne saurait attendre.
L’AMOUR.
Quelle méprisable espèce de feux !
CUPIDON.
Ils ont pourtant décrié les vôtres. Entre vous et moi, de votre temps les amants n’étaient que des benêts ; ils ne savaient que languir, que faire des hélas, et conter leurs peines aux échos d’alentour. Oh ! parbleu ! ce n’est plus de même. J’ai supprimé les échos, moi. Je blesse ; ahi ! vite au remède. On va droit à la cause du mal. Allons, dit-on, je vous aime ; voyez ce que vous pouvez faire pour moi, car le temps est cher ; il faut expédier les hommes. Mes sujets ne disent point : Je me meurs ! Il n’y a rien de si vivant qu’eux. Langueurs, timidité, doux martyre, il n’en est plus question. Fadeur, platitude du temps passé que tout cela. Vous ne faisiez que des sots, que des imbéciles ; moi je ne fais que des gens de courage. Je ne les endors pas, je les éveille : ils sont si vifs qu’ils n’ont pas le loisir d’être tendres ; leurs regards sont des désirs : au lieu de soupirer, ils attaquent : ils ne demandent pas d’amour, ils le supposent. Ils ne disent point : Faites-moi grâce, ils la prennent. Ils ont du respect, mais ils le perdent. Et voilà celui qu’il faut. En un mot, je n’ai point d’esclaves, je n’ai que des soldats. Allons, déterminez-vous. J’ai besoin de commis ; voulez-vous être le mien ? sur-le-champ je vous donne de l’emploi.
L’AMOUR.
Ne rougissez-vous point du récit que vous venez de faire ? quel oubli de la vertu !
CUPIDON.
Eh bien ! quoi, la vertu ! que voulez-vous dire ? elle a sa charge, et moi la mienne ; elle est faite pour régir l’univers, et moi pour l’entretenir, déterminez-vous, vous dis-je : mais je ne vous prends qu’à condition que vous quitterez je ne sais quel air de dupe que vous avez sur la physionomie. Je ne veux point de cela ; allons, mon lieutenant, alerte ! un peu de mutinerie dans les yeux ; les vôtres prêchent la résistance : est-ce là la contenance d’un vainqueur ? Avec un Amour aussi poltron que vous, il faudrait qu’un tendron fît tous les frais de la défaite. Eh ! éviteriez-vous...
Il tire une de ses flèches.
Je suis d’avis de vous égayer le cœur d’une de mes flèches, pour vous ôter cet air timide et langoureux. Gare que je vous rende aussi fol que moi !
L’AMOUR, tirant aussi une de ses flèches.
Et moi, si vous tirez, je vous rendrai sage.
CUPIDON.
Non pas, s’il vous plaît, j’y perdrais, et vous y gagneriez.
L’AMOUR.
Allez, petit libertin que vous êtes, votre audace ne m’offense point, et votre empire touche peut-être à sa fin. Jupiter aujourd’hui fait assembler tous les dieux ; il veut que chacun d’eux fasse un don au fils d’un grand roi qu’il aime. Je suis invité à l’assemblée. Tremblez des suites que peut avoir cette aventure.
Scène II
CUPIDON, seul
Comment donc ! il dit vrai. Tous les dieux ont reçu ordre de se rendre ici ; il n’y a que moi qu’on n’a point.
Scène III
CUPIDON, MERCURE, PLUTUS
MERCURE.
Ah ! vous voilà, seigneur Cupidon ! Je suis votre serviteur.
PLUTUS.
Bonjour, mon ami.
CUPIDON.
Bonjour, Plutus ; seigneur Mercure, il y a aujourd’hui assemblée générale et c’est vous qui avez averti tous les dieux, de la part de Jupiter, de se trouver ici.
MERCURE.
Il est vrai.
CUPIDON.
Pourquoi donc n’ai-je rien su de cela, moi ? Est-ce que je ne suis pas une divinité assez considérable ?
MERCURE.
Eh ! où vouliez-vous que je vous prisse ? Vous êtes un coureur qu’on ne saurait attraper.
CUPIDON.
Vous biaisez, Mercure : Parlez-moi franchement. Étais-je sur votre liste ?
MERCURE.
Ma foi, non. J’avais ordre exprès de vous oublier tout net.
CUPIDON.
Moi ! Et de qui l’aviez-vous reçu ?
MERCURE.
De Minerve, à qui Jupiter a donné la direction de l’assemblée.
PLUTUS.
Oh ! de Minerve, la déesse de la sagesse ? Ce n’est pas là un grand malheur. Tu sais bien qu’elle ne nous aime pas ; mais elle a beau faire, nous avons un peu plus de crédit qu’elle : nous rendons les gens heureux, nous, morbleu ! et elle ne les rend que raisonnable ; aussi n’a-t-elle pas la presse.
CUPIDON.
Apparemment que c’est elle qui vous a aussi chargé du soin d’aller chercher le dieu de la tendresse, lui dont on ne se ressouvenait plus ?
MERCURE.
Vous l’avez dit, et ma commission portait même de lui faire de grands compliments.
CUPIDON, riant.
La belle ambassade !
PLUTUS.
Va, va, mon ami, laisse-le venir, ce dieu de la tendresse ; quand on le rétablirait, il ne ferait pas grande besogne. On n’est plus dans le goût de l’amoureux martyre ; on ne l’a retenu que dans les chansons. Le métier de cruelle est tombé ; ne t’embarrasse pas de ton rival ; je ne veux que de l’or pour le battre, moi.
CUPIDON.
Je le crois. Mais je suis piqué. Il me prend envie de vider mon carquois sur tous les cœurs de l’Olympe.
MERCURE.
Point d’étourderie ; Jupiter est le maître : on pourrait bien vous casser, car on n’est pas trop content de vous.
CUPIDON.
Eh ! de quoi peut-on se plaindre, je vous prie ?
MERCURE.
Oh ! de tant de choses ! Par exemple, il n’y a plus de tranquillité dans le mariage ; vous ne sauriez laisser la tête des maris en repos ; vous mettez toujours après leurs femmes quelque chasseur qui les attrape.
CUPIDON.
Et moi, je vous dis que mes chasseurs ne poursuivent que ce qui se présente.
PLUTUS.
C’est-à-dire que les femmes sont bien aises d’être courues ?
CUPIDON.
Voilà ce que c’est. La plupart sont des coquettes, qui en demeurent là, ou bien qui ne se retirent que pour agacer ; qui n’oublient rien pour exciter l’envie du chasseur, qui lui disent : Mirez-moi. On les mire, on les blesse, et elles se rendent. Est-ce ma faute ? Parbleu ! non ; la coquetterie les a déjà bien étourdies avant qu’on les tire.
MERCURE.
Vous direz ce qu’il vous plaira. Ce n’est point à moi à vous donner des leçons ; mais prenez-y garde : ce sont les hommes, ce sont les femmes qui crient, qui disent que c’est vous qui passez les contrats de la moitié des mariages. Après cela, ce sont des vieillards que vous donnez à expédier à de jeunes épouses, qui ne les prennent vivants que pour les avoir morts, et qui, au détriment des héritiers, ont tout le profit des funérailles. Ce sont de vieilles femmes dont vous videz le coffre pour l’achat d’un mari fainéant, qu’on ne saurait ni troquer ni revendre. Ce sont des malices qui ne finissent point ; sans compter votre libertinage : car Bacchus, dit-on, vous fait faire tout ce qu’il veut ; Plutus, avec son or, dispose de votre carquois ; pourvu qu’il vous donne, toute votre artillerie est à son service, et cela n’est pas joli ; ainsi, tenez-vous en repos, et changez de conduite.
CUPIDON.
Puisque vous m’exhortez à changer, vous avez donc envie de vous retirer, seigneur Mercure ?
MERCURE.
Laissons là cette mauvaise plaisanterie.
PLUTUS.
Quant à moi, je n’ai que faire d’être dans les caquets. Tout ce que je prends de lui, je l’achète, je marchande, nous convenons, et je paie ; voilà toute la finesse que j’y sache.
CUPIDON.
Celui-là est comique ! Se plaindre de ce que j’aime la bonne chère et l’aisance, moi qui suis l’Amour ! À quoi donc voulez-vous que je m’occupe ? à des traités de morale ? Oubliez-vous que c’est moi qui met tout en mouvement, que c’est moi qui donne la vie ; qu’il faut dans ma charge un fond inépuisable de bonne humeur, et que je dois être à moi seul plus sémillant, plus vivant que tous les dieux ensemble ?
MERCURE.
Ce sont vos affaires ; mais je pense que voici Apollon qui vient à nous.
PLUTUS.
Adieu donc, je m’en vais. Le dieu du bel esprit et moi ne nous amusons pas extrêmement ensemble. Jusqu’au revoir, Cupidon.
CUPIDON.
Adieu, adieu, je vous rejoindrai.
Scène IV
CUPIDON, MERCURE, APOLLON
MERCURE.
Qu’avez-vous, seigneur Apollon ? Vous avez l’air sombre.
APOLLON.
Le retour du dieu de la tendresse me fâche. Je n’aime pas les dispositions où je vois que Minerve est pour lui. Je vous apprends qu’elle va bientôt l’amener ici, Cupidon.
CUPIDON.
Et que veut-elle en faire ?
APOLLON.
Vous entendre raisonner tous les deux sur la nature de vos feux, pour juger lequel de vos dons on doit préférer dans cette occasion ici : et c’est de quoi même je suis chargé de vous informer.
CUPIDON.
Tant mieux, morbleu ! tant mieux ; cela me divertira. Allez, il n’y a rien à craindre, mon confrère ne plaide pas mieux qu’il blesse.
MERCURE.
Croyez-moi pourtant, allez vous préparer pendant quelques moments.
CUPIDON.
C’est, parbleu ! bien dit ; je vais me recueillir chez Bacchus ; il y a du vin de Champagne qui est d’une éloquence admirable ; j’y trouverai mon plaidoyer tout fait. Adieu, mes amis ; tenez-moi des lauriers tout prêts.
Scène V
MERCURE, APOLLON
APOLLON.
Il a beau dire ; le vent du bureau n’est pas pour lui, et je me défie du succès.
MERCURE.
Eh bien ! que vous importe à vous ? Quand son rival reviendrait à la mode, vous n’en inspirerez pas moins ceux qui chanteront leurs maîtresses.
APOLLON.
Eh ! morbleu ! cela est bien différent ; les chansons ne seront plus si jolies. On ne chantera plus que des sentiments. Cela est bien plat.
MERCURE.
Bien plat ! que voulez-vous donc qu’on chante ?
APOLLON.
Ce que je veux ? Est-ce qu’il faut un commentaire à Mercure ? Une caresse, une vivacité, un transport, quelque petite action.
MERCURE.
Ah ! vous avez raison. Je n’y songeais pas ; cela fait un sujet bien plus piquant, plus animé.
APOLLON.
Sans comparaison, et un sujet bien plus à la portée d’être senti. Tout le monde est au fait d’une action.
MERCURE.
Oui, tout le monde gesticule.
APOLLON.
Et tout le monde ne sent pas. Il y a des cœurs matériels qui n’entendent un sentiment que lorsqu’il est mis sur un canevas bien intelligible.
MERCURE.
On ne leur explique l’âme qu’à la faveur du corps.
APOLLON.
Vous y êtes ; et il faut avouer que la poésie galante a bien plus de prise en pareil cas. Aujourd’hui, quand j’inspire un couplet de chanson ou quelques autres vers, j’ai mes coudées franches, je suis à mon aise. C’est Philis qu’on attaque, qui combat, qui se défend mal ; c’est un beau bras qu’on saisit ; c’est une main qu’on adore et qu’on baise ; c’est Philis qui se fâche ; on se jette à ses genoux, elle s’attendrit, elle s’apaise ; un soupir lui échappe : Ah ! Sylvandre... Ah ! Philis... Levez-vous, je le veux... Quoi ! cruelle, mes transports... Finissez. Je ne puis. Laissez-moi. Des regards, des ardeurs, des douceurs ; cela est charmant. Sentez-vous la gaieté, la commodité de ces objets-là ? J’inspire là-dessus en me jouant. Aussi n’a-t-on jamais vu tant de poètes.
MERCURE.
Et dont la poésie ne vous coûte rien. Ce sont les Philis qui en font tous les frais.
APOLLON.
Sans doute. Au lieu que si la tendresse allait être à la mode, adieu les bras, adieu les mains ; les Philis n’auraient plus de tout cela.
MERCURE.
Elles n’en seraient que plus aimables, et sans doute plus aimées. Mais laissez-moi recevoir la Vérité qui arrive.
Scène VI
MERCURE, APOLLON, LA VÉRITÉ
MERCURE.
Il est temps de venir, Déesse ; l’assemblée va se tenir bientôt.
LA VÉRITÉ.
J’arrive. Je me suis seulement amusée un instant à parler à Minerve sur le choix qu’elle a fait de certains dieux pour la cérémonie dont il est question.
APOLLON.
Peut-on vous demander de qui vous parliez, Déesse ?
LA VÉRITÉ.
De qui ? de vous.
APOLLON.
Cela est net. Et qu’en disiez-vous donc ?
LA VÉRITÉ.
Je disais... Mais vous êtes bien hardi d’interroger la Vérité. Vous y tenez-vous ?
APOLLON.
Je ne crains rien. Poursuivez.
MERCURE.
Courage !
APOLLON.
Que disiez-vous de moi ?
LA VÉRITÉ.
Du bien et du mal ; beaucoup plus de mal que de bien. Continuez de m’interroger. Il ne vous en coûtera pas plus de savoir le reste.
APOLLON.
Eh ! quel mal y a-t-il à dire du dieu qui peut faire le don de l’éloquence et de l’amour des beaux-arts ?
LA VÉRITÉ.
Oh ! vos dons sont excellents ; j’en disais du bien ; mais vous ne leur ressemblez pas.
APOLLON.
Pourquoi ?
LA VÉRITÉ.
C’est que vous flattez, que vous mentez, et que vous êtes un corrupteur des âmes humaines.
APOLLON.
Doucement, s’il vous plaît ; comme vous y allez !
LA VÉRITÉ.
En un mot, un vrai charlatan.
APOLLON.
Arrêtez, car je me fâcherais.
MERCURE.
Laissez-la achever ; ce qu’elle dit est amusant.
APOLLON.
Il ne m’amuse point du tout, moi. Qu’est-ce que cela signifie ? En quoi donc mérité-je tous ces noms-là ?
LA VÉRITÉ.
Vous rougissez ; mais ce n’est pas de vos vices ; ce n’est que du reproche que je vous en fais.
MERCURE, à Apollon.
N’admirez-vous pas son discernement ?
APOLLON.
Déesse, vous me poussez à bout.
LA VÉRITÉ.
Je vous définis. Vengez-vous en vous corrigeant.
APOLLON.
Eh ! de quoi me corriger ?
LA VÉRITÉ.
Du métier vénal et mercenaire que vous faites. Tenez, de toutes les eaux de votre Hippocrène, de votre Parnasse et de votre bel esprit, je n’en donnerais pas un fétu ; non plus que de vos neuf Muses, qu’on appelle les chastes sœurs, et qui ne sont que neuf vieilles friponnes que vous n’employez qu’à faire du mal. Si vous êtes le dieu de l’éloquence, de la poésie, du bel esprit, soutenez donc ces grands attributs avec quelque dignité. Car enfin, n’est-ce pas vous qui dictez tous les éloges flatteurs qui se débitent ? Vous êtes si accoutumé à mentir que, lorsque vous louez la vertu, vous n’avez plus d’esprit, vous ne savez plus où vous en êtes.
MERCURE.
Elle n’a pas tout le tort. J’ai remarqué que la fiction vous réussit mieux que le reste.
LA VÉRITÉ.
Je vous dis qu’il n’y a rien de si plat que lui, quand il ne ment pas. On est toujours mal loué de lui, dès qu’on mérite de l’être. Mais, dans le fabuleux, oh ! il triomphe. Il vous fait un monceau de toutes les vertus, et puis vous les jette à la tête : Tiens, prends, enivre-toi d’impertinences et de chimères.
APOLLON.
Mais enfin...
LA VÉRITÉ.
Mais enfin tant qu’il vous plaira. Vos épîtres dédicatoires, par exemple ?
MERCURE.
Oh ! faites-lui grâce là-dessus. On ne les lit point.
LA VÉRITÉ.
Dans le grand nombre, il y en a quelques-unes que j’approuve. Quand j’ouvre un livre, et que je vois le nom d’une vertueuse personne à la tête, je m’en réjouis ; mais j’en ouvre un autre, il s’adresse à une personne admirable ; j’en ouvre cent, j’en ouvre mille ; tout est dédié à des prodiges de vertu et de mérite. Et où se tiennent donc tous ces prodiges ? Où sont-ils ? Comment se fait-il que les personnes vraiment louables soient si rares, et que les épîtres dédicatoires soient si communes ? Il me les faut pourtant en nombre égal, ou bien vous n’êtes pas un dieu d’honneur. En un mot, il y a mille épîtres où vous vous écriez : Que votre modestie se rassure, Monseigneur. Il me faut donc mille Monseigneurs modeste. Oh ! de bonne foi, me les fourniriez-vous ? Concluez.
APOLLON.
Mais, Mercure, approuvez-vous tout ce qu’elle me dit là ?
MERCURE.
Moi ? je ne vous trouve pas si coupable qu’elle le croit. On ne sent point qu’on est menteur, quand on a l’habitude de l’être.
APOLLON.
La réponse est consolante.
LA VÉRITÉ.
En un mot, vous masquez tout. Et ce qu’il y a de plaisant, c’est que ceux que vous travestissez prennent le masque que vous leur donnez pour leur visage. Je connais une très laide femme que vous avez appelée charmante Iris. La folle n’en veut rien rabattre. Son miroir n’y gagne rien ; elle n’y voit plus qu’Iris. C’est sur ce pied-là qu’elle se montre ; et la charmante Iris est une guenon qui vous ferait peur. Je vous pardonnerais tout cela, cependant, si vos flatteries n’attaquaient pas jusqu’aux princes ; mais pour cet article-là, je le trouve affreux.
MERCURE.
Malepeste ! c’est l’article de tout le monde.
APOLLON.
Quoi ! dire la vérité aux princes !
LA VÉRITÉ.
Le plus grand des mortels, c’est le Prince qui l’aime et qui la cherche ; je mets presque à côté de lui le sujet vertueux qui ose la lui dire. Et le plus heureux de tous les peuples est celui chez qui ce Prince et ce sujet se rencontrent ensemble.
APOLLON.
Je l’avoue, il me semble que vous avez raison.
LA VÉRITÉ.
Au reste, Apollon, tout ce que je vous dis là ne signifie pas que je vous craigne. Vous savez aujourd’hui de quel Prince il est question. Faites tout ce qu’il vous plaira ; la Sagesse et moi, nous remplirons son âme d’un si grand amour pour les vertus, que vos flatteurs seront réduits à parler de lui comme j’en parlerai moi-même. Adieu.
APOLLON.
C’en est fait, je me rends, Déesse, et je me raccommode avec vous. Allons, je vous consacre mes veilles. Vous fournirez les actions au Prince, et je me charge du soin de les célébrer.
Scène VII
MERCURE, APOLLON
MERCURE.
Seigneur Apollon, je vous félicite de vos louables dispositions. Ce que c’est que les gens d’esprit ! Tôt ou tard ils deviennent honnêtes gens.
APOLLON.
Voilà ce qui fait qu’on ne doit pas désespérer de vous, seigneur Mercure.
Scène VIII
CUPIDON, MERCURE, APOLLON
CUPIDON.
Gare, gare, Messieurs ; voici Minerve qui se rend ici avec mon rival.
MERCURE.
Eh bien ! nous ne serons pas de trop ; je serai bien aise d’être présent.
APOLLON.
Vous n’auriez pas mal fait de me communiquer ce que vous avez à dire. J’aurais pu vous fournir quelque chose de bon ; mais vous ne consultez personne.
CUPIDON.
Mons de la Poésie, vous me manquez de respect.
APOLLON.
Pourquoi donc ?
CUPIDON.
Vous croyez avoir autant d’esprit que moi, je pense ?
MERCURE rit.
Hé, hé, hé, hé.
APOLLON.
Je sais pourtant persuader la raison même.
CUPIDON.
Et moi, je la fais taire. Taisez-vous aussi.
Scène IX
MINERVE, L’AMOUR, CUPIDON, MERCURE, APOLLON
MINERVE.
Vous savez, Cupidon, de quel emploi Jupiter m’a chargée. Peut-être vous plaindrez-vous du secret que je vous ai fait de notre assemblée : mais je croyais vos feux trop vifs. Quoi qu’il en soit, nous ne voulons point que le Prince ait une âme insensible. L’un de vous deux doit avoir quelque droit sur son cœur, mais la raison doit primer sur tout ; et vous êtes accusé de ne la ménager guère.
CUPIDON.
Oui-da, je l’étourdis quelquefois. Il y a des moments difficiles à passer avec moi mais cela ne dure pas.
APOLLON.
Quand on aime, il faut bien qu’il y paraisse.
MERCURE.
Tenez, dans la théorie, le dieu de la tendresse l’emporte ; mais j’aime mieux sa pratique, à lui.
MINERVE.
Messieurs, ne soyez que spectateurs.
MERCURE.
Je ne dis plus mot.
APOLLON.
Pour moi, serviteur au silence. Je sors.
MINERVE.
Vous me faites plaisir.
Scène X
MINERVE, L’AMOUR, CUPIDON, MERCURE
MINERVE.
Allons, Cupidon, je vous écouterai, malgré les défauts qu’on vous reproche.
CUPIDON.
Mais qu’est-ce que c’est que mes défauts ? Où cela va-t-il ? On dit que je suis un peu libertin ; mais on n’a jamais dit que j’étais un benêt.
L’AMOUR.
Eh ! de qui l’a-t-on dit ?
CUPIDON.
À votre place, je ne ferais point cette question-là.
MINERVE.
Il ne s’agit point de cela. Terminons. Je ne suis venue ici que pour vous écouter. Voyons
À l’Amour.
vous êtes l’ancien, vous ; parlez le premier.
L’AMOUR tousse et crache.
Sage Minerve, vous devant qui je m’estime heureux de réclamer mes droits...
CUPIDON.
Je défends les coups d’encensoir.
MINERVE.
Retranchez l’encens.
L’AMOUR.
Je croirais manquer de respect et faire outrage à vos lumières, si je vous soupçonnais capable d’hésiter entre lui et moi.
CUPIDON.
La cour remarquera qu’il la flatte.
MINERVE, à Cupidon.
Laissez-le donc dire.
CUPIDON.
Je ne parle pas. Je ne fais qu’apostiller son exorde.
L’AMOUR.
Ah ! c’en est trop. Votre audace m’irrite, et me fait sortir de la modération que je voulais garder. Qui êtes-vous, pour oser me disputer quelque chose ? Vous, qui n’avez pour attribut que le vice, digne héritage d’une origine aussi impure que la vôtre ? Divinité scandaleuse, dont le culte est un crime, à qui la seule corruption des hommes a dressé des autels ? Vous, à qui les devoirs les plus sacrés servent de victimes ? Vous, qu’on ne peut honorer qu’en immolant la vertu ? Funeste auteur des plus honteuses flétrissures des hommes, qui, pour récompense à ceux qui vous suivent, ne leur laissez que le déshonneur, le repentir et la misère en partage : osez-vous vous comparer à moi, au dieu de la plus noble, de la plus estimable, de la plus tendre des passions et j’ose dire, de la plus féconde en héros ?
CUPIDON.
Bon, des héros ! Nous voilà bien riches ! Est-ce que vous croyez que la terre ne se passera pas bien de ces messieurs-là ? Allez, ils sont plus curieux à voir que nécessaires : leur gloire a trop d’attirail. Si l’on rabattait tous les frais qu’il en coûte pour les avoir, on verrait qu’on les achète plus qu’ils ne valent. On est bien dupe de les admirer, puisqu’on en paie la façon. Il faut que les hommes vivent un peu plus bourgeoisement les uns avec les autres, pour être en repos. Vos héros sortent du niveau et ne font que du tintamarre. Poursuivez.
MINERVE.
Laissons là les héros. Il est beau de l’être ; mais la raison n’admire que les sages.
CUPIDON.
Oh ! de ceux-là, il n’en a jamais fait, ni moi non plus.
L’AMOUR.
De grâce, écoutez-moi, Déesse. Qu’est-ce que c’était autrefois que l’envie de plaire ? Je vous en atteste vous-même. Qu’est-ce que c’était que l’amour ? je l’appelais tout à l’heure une passion. C’était une vertu, Déesse ; c’était du moins l’origine de toutes les vertus ensemble. La nature me présentait des hommes grossiers, je les polissais, des féroces, je les humanisais ; des fainéants, dont je ressuscitais les talents enfouis dans l’oisiveté et dans la paresse. Avec moi, le méchant rougissait de l’être. L’espoir de plaire, l’impossibilité d’y arriver autrement que par la vertu, forçaient son âme à devenir estimable. De mon temps, la Pudeur était la plus estimable des Grâces.
CUPIDON.
Eh bien ! il ne faut pas faire tant de bruit ; c’est encore de même. Je n’en connais point de si piquante, moi, que la pudeur. Je l’adore, et mes sujets aussi. Ils la trouvent si charmante, qu’ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m’appelle l’Amour ; mon métier n’est pas d’avoir soin d’elle. Il y a le respect, la sagesse, l’honneur, qui sont commis à sa garde. Voilà ses officiers ; c’est à eux à la défendre du danger qu’elle court ; et ce danger, c’est moi. Je suis fait pour être ou son vainqueur ou son vaincu. Nous ne saurions vivre autrement ensemble ; et sauve qui peut. Quand je la bats, elle me le pardonne : quand elle me bat, je ne l’en estime pas moins, et elle ne m’en hait pas davantage. Chaque chose a son contraire ; je suis le sien. C’est sur la bataille des contraires que tout roule dans la nature. Vous ne savez pas cela, vous ; vous n’êtes point philosophe.
L’AMOUR.
Jugez-nous, Déesse, sur ce qu’il vient d’avouer lui-même. N’est-il pas condamnable ? Quelle différence des amants de mon temps aux siens ! Que de décence dans les sentiments des miens ! Que de dignité dans les transports mêmes !
CUPIDON.
De la dignité dans l’amour ! de la décence pour la durée du monde ! voilà des agréments d’une grande ressource ! Il ne sait plus ce qu’il dit. Minerve, toute la nature est intéressée à ce que vous renvoyiez ce vieux garçon-là. Il va l’appauvrir à un point qu’il n’y aura plus que des déserts. Vivra-t-elle de soupirs ? Il n’a que cela vaillant. Autant en emporte le vent : et rien ne reste que des romans de douze tomes. Encore, à la fin, n’y aura-t-il personne pour les lire. Prenez garde à ce que vous allez faire.
L’AMOUR.
Juste ciel ! faut-il... ?
CUPIDON.
Bon ! des apostrophes au ciel ! voilà encore de son jargon. Eh ! morbleu ! qu’il s’en aille. Tenez, mon ami, je veux bien encore vous parler raison. Vous me reprochez ma naissance, parce qu’elle n’est pas méthodique, et qu’il y manque une petite formalité, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon enfant, c’est en quoi elle est excellente, admirable ; et vous n’y entendez rien.
MERCURE.
Ceci est nouveau.
CUPIDON.
Doucement. La nature avait besoin d’un Amour, n’est-il pas vrai ? Comment fallait-il qu’il fût, à votre avis ? Un conteur de fades sornettes ? Un trembleur qui a toujours peur d’offenser, qui n’eût fait dire aux femmes que ma gloire ! et aux hommes que vos divins appas ? Non, cela ne valait rien. C’était un espiègle tel que moi qu’il fallait à la nature ; un étourdi, sans souci, plus vif que délicat ; qui mît toute sa noblesse à tout prendre et à ne rien laisser. Et cet enfant-là, je vous prie, y avait-il rien de plus sage que de lui donner pour père et pour mère des parents joyeux qui le fissent naître sans cérémonie dans le sein de la joie ? Il ne fallait que le sens commun pour sentir cela. Mais, dites-vous, vous êtes le dieu du vice ? Cela n’est pas vrai ; je donne de l’amour, voilà tout : le reste vient du cœur des hommes. Les uns y perdent, les autres y gagnent ; je ne m’en embarrasse pas. J’allume le feu ; c’est à la raison à le conduire : et je m’en tiens à mon métier de distributeur de flammes au profit de l’univers. En voilà assez ; croyez-moi : retirez-vous. C’est l’avis de Minerve.
MINERVE.
Je suspends encore mon jugement entre vous deux. Voici la Vertu qui entre ; je ne me prononcerai que lorsqu’elle m’aura donné son avis.
Scène XI
LA VERTU, MINERVE, L’AMOUR, CUPIDON, MERCURE
MINERVE.
Venez, Déesse ; nous avons besoin de vous ici. Vous savez les motifs de notre assemblée. Il s’agit à présent de savoir lequel de ces deux Amours nous devons retenir pour nos desseins. Je viens d’entendre leurs raisons ; mais je ne déciderai la chose qu’après que vous l’aurez examinée vous-même. Que chacun d’eux vous fasse sa déclaration. Vous me direz, après, laquelle vous aura paru du caractère le plus estimable ; et je jugerai par là lequel de leurs dons peut entraîner le moins d’inconvénients dans l’âme du Prince. Adieu, je vous laisse ; et vous me ferez votre rapport.
Scène XII
L’AMOUR, CUPIDON, MERCURE, LA VERTU
MERCURE.
L’expédient est très bon.
CUPIDON.
Dites-moi, Déesse, ne vaudrait-il pas mieux que nous vous tirassions chacun un petit coup de dard ? Vous jugeriez mieux de ce que nous valons par nos coups.
LA VERTU.
Cela serait inutile. Je suis invulnérable. Et d’ailleurs, je veux vous écouter de sang-froid, sans le secours d’aucune impression étrangère.
MERCURE.
C’est bien dit, point de prévention.
L’AMOUR.
Il est bien humiliant pour moi de me voir tant de fois réduit à lutter contre lui.
CUPIDON.
Mon ancien recule ici ? Ses flammes héroïques ont peur de mon feu bourgeois. C’est le brodequin qui épouvante le cothurne.
L’AMOUR.
Je pourrais avoir peur, si nous avions pour juge une âme commune ; mais avec la Vertu, je n’ai rien à craindre.
CUPIDON.
Il fait toujours des exordes. Il a pillé celui-ci dans Cléopâtre.
LA VERTU.
Qu’importe ? Allons, je vous entends.
MERCURE.
Le pas est réglé entre vous. C’est à l’Amour à commencer.
CUPIDON.
Sans doute. Il est la tragédie, lui ; moi, je ne suis que la petite pièce. Qu’il vous glace d’abord, je vous réchaufferai après.
Mercure et la Vertu sourient.
L’AMOUR.
Quoi ! met-il déjà les rieurs de son côté ?
LA VERTU.
Laissez-le dire. Commencez, je vous écoute.
MERCURE.
Motus.
L’AMOUR s’écarte, et fait la révérence en abordant la Vertu.
Permettez-moi, Madame, de vous demander un moment d’entretien. Jusques ici mon respect a réduit mes sentiments à se taire.
CUPIDON bâille.
Ha, ha, ha.
L’AMOUR.
Ne m’interrompez donc pas.
CUPIDON.
Je vous demande pardon ; mais je suis l’Amour et le respect m’a toujours fait bâiller. N’y prenez pas garde.
MERCURE.
Ce début me paraît froid.
LA VERTU, à L’Amour.
Recommencez.
L’AMOUR.
Je vous disais, Madame, que mon respect a réduit mes sentiments à se taire. Ils n’ont osé se produire que dans mes timides regards ; mais il n’est plus temps de feindre, ni de vous dérober votre victime. Je sais tout ce que je risque à vous déclarer ma flamme. Vos rigueurs vont punir mon audace. Vous allez accabler un téméraire ; mais, Madame, au milieu du courroux qui va vous saisir, souvenez-vous du moins que ma témérité n’a jamais passé jusqu’à l’espérance, et que ma respectueuse ardeur...
CUPIDON.
Encore du respect ! Voilà mes vapeurs qui me reprennent.
MERCURE.
Et les voilà qui me gagnent aussi, moi.
L’AMOUR.
Déesse, rendez-moi justice. Vous sentez bien qu’on m’arrête au milieu d’une période assez touchante, et qui avait quelque dignité.
LA VERTU.
Voilà qui est bien ; votre langage est décent. Il n’étourdit point la raison. On a le temps de se reconnaître ; et j’en rendrai bon compte.
MERCURE.
Cela fait une belle pièce d’éloquence. On dirait d’une harangue.
CUPIDON.
Oui-da ; cette flamme, avec les rigueurs de Madame, la témérité qu’on accable à cause de cette audace qui met en courroux, en dépit de l’espérance qu’on n’a point, avec cette victime qui vient brocher sur le tout : cela est très beau, très touchant, assurément.
L’AMOUR, à Cupidon.
Ce n’est pas votre sentiment qu’on demande. Voulez-vous que je continue, Déesse ?
LA VERTU.
Ce n’est pas la peine. En voilà assez. Je vois bien ce que vous savez faire. À vous, Cupidon.
MERCURE.
Voyons.
CUPIDON.
Non, Déesse adorable, ne m’exposez point à vous dire que je vous aime. Vous regardez ceci comme une feinte ; mais vous êtes trop aimable ; et mon cœur pourrait s’y méprendre. Je vous dis la vérité ; ce n’est pas d’aujourd’hui que vous me touchez. Je me connais en charmes. Ni sur la terre ni dans les cieux, je ne vois rien qui ne le cède aux vôtres. Combien de fois n’ai-je pas été tenté de me jeter à vos genoux ! Quelles délices pour moi d’aimer la Vertu, si je pouvais être aimé d’elle ! Eh ! pourquoi ne m’aimeriez-vous pas ? Que veut dire ce penchant qui me porte à vous, s’il annonce pas que vous y serez sensible ? Je sens que tout mon cœur vous est dû. N’avez-vous pas quelque répugnance à me refuser le vôtre ? Aimable Vertu, me fuyez-vous toujours ? Regardez-moi ! Vous ne me connaissez pas. C’est l’Amour à vos genoux qui vous parle. Essayez de le voir. Il est soumis : il ne veut que vous fléchir. Je vous aime, je vous le dis ; vous m’entendez ; mais vos yeux ne me rassurent pas. Un regard achèverait mon bonheur. Un regard ? Ah ! quel plaisir, vous me l’accordez. Chère main que j’idolâtre, recevez mes transports. Voici le plus heureux instant qui me soit échu en partage.
LA VERTU, soupirant.
Ah ! finissez, Cupidon ; je vous défends de parler davantage.
L’AMOUR.
Quoi ! la Vertu se laisse baiser la main ?
LA VERTU.
Il va si vite que je ne la lui ai pas vu prendre.
MERCURE.
Ce fripon-là m’a attendri aussi.
CUPIDON.
Déesse, pour m’expliquer comme lui, vous plaît-il d’écouter encore deux ou trois petites périodes de conséquence ?
LA VERTU.
Quoi, voulez-vous continuer ? Adieu.
CUPIDON.
Mais vous vous en allez et ne décidez rien.
LA VERTU.
Je me sauve et vais faire mon rapport à Minerve.
L’AMOUR.
Adieu, Mercure, je vous quitte, et je vais la suivre.
CUPIDON, riant.
Allez, allez lui servir d’antidote.
Scène XIII
MERCURE, CUPIDON
CUPIDON, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah ! la Vertu se laissait apprivoiser. Je la tenais déjà par la main, toute Vertu qu’elle est : et si elle me donnait encore un quart d’heure d’audience, je vous la garantirais mal nommée.
MERCURE.
Oui ; mais la Vertu est sage, et vous fuit.
CUPIDON.
La belle ressource !
MERCURE.
Il n’y en a point d’autre avec un fripon comme vous.
CUPIDON.
Qu’est-ce donc, seigneur Mercure ? Vous me donnez des épithètes ! Vous vous familiarisez, petit commensal !
MERCURE.
Quoi ! vous vous fâchez ?
CUPIDON.
Oh ! que non. Nous ne pouvons nous passer l’un de l’autre. Mais qu’en dites-vous ? Le dieu de la tendresse n’a pas beaucoup brillé, ce me semble ?
MERCURE.
Vous êtes un étourdi. Vous ne l’avez que trop battu ; et je crains que vous n’ayez paru trop fort. Comment donc ! vous égratignez, en jouant, jusqu’à la Vertu même ? Oh ! on ne vous choisira pas pour la cérémonie présente. Vous êtes trop remuant. Vous mettriez la Ville et la Cour sur un joli ton. J’entends quelqu’un. Je suis sûr que c’est Minerve qui va venir vous donner votre congé. C’est elle-même.
Scène XIV
L’AMOUR, CUPIDON, MERCURE, PLUTUS, APOLLON, LA VÉRITÉ, MINERVE, LA VERTU
MINERVE.
Cupidon, la Vertu décidait contre vous ; et moi-même j’allais être de son sentiment, si Jupiter n’avait pas jugé à propos de vous réunir, en vous corrigeant, pour former le cœur du Prince. Avec votre confrère, l’âme est trop tendre, il est vrai ; mais avec vous, elle est trop libertine. Il fait souvent des cœurs ridicules ; vous n’en faites que de méprisables. Il égare l’esprit ; mais vous ruinez les mœurs. Il n’a que des défauts, vous n’avez que des vices. Unissez-vous tous deux : rendez-le plus vif et plus passionné ; et qu’il vous rende plus tendre et plus raisonnable : et vous serez sans reproche. Au reste, ce n’est pas un conseil que je vous donne ; c’est un ordre de Jupiter que je vous annonce.
CUPIDON, embrassant L’Amour.
Allons, mon camarade, je le veux bien.