Édouard III (Jean-Baptiste-Louis GRESSET)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 22 janvier 1740.
Personnages
ÉDOUARD III, roi d’Angleterre
ALZONDE, héritière du royaume d’Écosse, sous le nom d’AGLAÉ
LE DUC DE VORCESTRE, ministre d’Angleterre
EUGÉNIE, fille de Vorcestre, veuve du comte de Salisbury
LE COMTE D’ARONDEL
VOLFAX, capitaine des gardes
GLASTON, officier de la garde
ISMÈNE, confidente d’Eugénie
AMÉLIE, suivante d’Alzonde
GARDES
La scène est à Londres.
AVERTISSEMENT
On ne trouvera ici de vraiment historique que l’amour d’Édouard III pour la comtesse de Salisbury, l’héroïque résistance de cette femme illustre, et le renouvellement des prétentions d’Édouard III sur l’Écosse. Tout le reste, ajusté à ces faits principaux, est de pure invention. Je ne me sers point des droits de la tragédie anglaise pour répondre à quelques difficultés qu’on m’a faites sur le coup de théâtre du quatrième acte, spectacle offert en France pour la première fois ; je dirai seulement, autorisé par le législateur même ou le créateur du théâtre français, que la maxime de ne point ensanglanter la scène ne doit s’entendre que des actions hors de la justice ou de l’humanité : Médée, égorgeant publiquement ses enfants, révolterait la nature, et ne produirait que de l’horreur ; mais la mort d’un scélérat, en offrant avec terreur le châtiment du crime, satisfait le spectateur. Pour démontrer d’ailleurs que cet événement est dans la nature, je n’ai besoin d’autre réponse que l’applaudissement général dont le public l’a honoré dans toutes les représentations. Je n’entreprendrai pas de répondre à toutes les autres objections qu’on a faites, ni de prévenir celles qu’on peut faire encore sur cet essai : on doit s’honorer des critiques, mépriser les satires, profiter de ses fautes, et faire mieux.
Civis erat qui libera posset
Verba animi proferre, et vitam impendere vero.
JUVENAL.
J’avais à peindre un sage, heureux, digne de l’être,
L’oracle de la probité,
Le père des sujets, le conseil de son maître,
L’honneur de la patrie et de l’humanité :
Dans cette image fidèle,
France, tu reconnaîtras
Que je n’en dois point le modèle
Aux vertus des autres climats.
ACTE I
Scène première
ALZONDE, AMÉLIE
ALZONDE.
Par de faibles conseils ne crois plus m’arrêter :
Au comble du malheur, que peut-on redouter ?
Oui, je vais terminer ou mes jours, ou mes peines.
Qui n’ose s’affranchir est digne de ses chaînes.
Depuis que rappelée où régnaient mes aïeux
J’ai quitté la Norvège, et qu’un sort odieux
À la cour d’Édouard et me cache et m’enchaîne,
Que de jours écoulés, jours perdus pour ma haine !
L’Écosse cependant élève en vain sa voix
Vers ces bords où gémit la fille de ses rois ;
Pour chasser ses tyrans, pour servir ma vengeance,
Pour renaître, Édimbourg n’attend que ma présence.
D’un vil déguisement c’est trop longtemps souffrir ;
Il faut fuir, Amélie, et régner, ou mourir.
AMÉLIE.
Ah ! madame, arrêtez ; que prétendez-vous faire ?
Le conseil du courroux est toujours téméraire :
Dissimulez encore, assurez vos projets,
Et ne quittez ces lieux qu’à l’instant du succès.
Votre déguisement est sans ignominie :
Depuis le jour fatal où la flotte ennemie,
Détruisant votre espoir, traîna dans ces climats
Le vaisseau qui devait vous rendre à vos états ;
Prise par vos vainqueurs sans en être connue,
Sans honte vous pouvez vous montrer à leur vue.
Vous auriez à rougir si vos fiers ravisseurs,
Voyant Alzonde en vous, voyaient tous vos malheurs :
Mais du secret encor vous êtes assurée,
Et la honte n’est rien quand elle est ignorée.
ALZONDE.
Vous parlez en esclave : un cœur né pour régner
D’un joug même ignoré ne peut trop s’éloigner :
Ne dût-on jamais voir la chaîne qui l’attache,
Pour en être flétri c’est assez qu’il le sache.
Le secret ne peut point excuser nos erreurs,
Et notre premier juge est au fond de nos cœurs.
Dans l’affreux désespoir où mon destin me jette
Crois-tu donc que pour moi la paix soit encor faite ?
Condamnée aux fureurs, née au sein des exploits,
Et des maux que produit l’ambition des rois ;
Fugitive au berceau, quand mon malheureux père,
Au glaive d’un vainqueur prétendant me soustraire,
Au prince de Norvège abandonna mon sort,
M’éloigna des états que me livrait sa mort ;
Pensait-il qu’unissant tant de titres de haine,
Devant poursuivre un jour sa vengeance et la mienne,
Héritière des rois, élevé des héros,
Je perdrais un instant dans un lâche repos ?
Dans l’asile étranger qui cacha mon enfance
J’ai pu sans m’avilir suspendre ma vengeance,
La sacrifier même à l’espoir de la paix,
Tandis qu’on m’a flattée ainsi que mes sujets
Qu’Édouard, pour finir les malheurs de la guerre,
Pour unir à jamais l’Écosse et l’Angleterre,
Allait m’offrir sa main, et par ce juste choix
Réunir nos drapeaux, nos sceptres, et nos droits :
Mais par tant de délais dès longtemps trop certaine
Que l’on m’osait offrir une espérance vaine,
Quand ce nouvel outrage ajoute à mon malheur,
Attends-tu la prudence où règne la fureur ?
S’élevant contre moi de la nuit éternelle,
La voix de mes aïeux dans leur séjour m’appelle ;
Je les entends encor : « Nous régnions, et tu sers !
« Nous te laissons un sceptre, et tu portes des fers !
« Règne, ou, prête à tomber, si l’Écosse chancelle,
« Si son règne est passé, tombe, expire avant elle :
« Il n’est dans l’univers en ce malheur nouveau
« Que deux places pour toi, le trône, ou le tombeau ».
Vous serez satisfaits, mânes que je révère ;
Vous connaîtrez bientôt si mon sang dégénère,
Si le sang des héros a passé dans mon cœur,
Et s’il peut s’abaisser à souffrir un vainqueur.
AMÉLIE.
J’attendais cette ardeur où votre âme est livrée ;
Mais comment, sans secours, d’ennemis entourée... ?
ALZONDE.
Parmi ces ennemis j’ai conduit mon dessein,
Et, prête à l’achever, je puis t’instruire enfin.
Ce Volfax, que tu vois le flatteur de son maître,
Comblé de ses bienfaits, ce Volfax n’est qu’un traître :
De Vorcestre surtout ennemi ténébreux,
Rival de la faveur de ce ministre heureux,
Trop faible pour atteindre à ces degrés sublimes
Par l’éclat des talents, il y va par les crimes ;
D’autant plus dangereux pour son roi, pour l’état,
Qu’il unit l’art d’un fourbe à l’âme d’un ingrat.
J’emprunte son secours. Je sais trop, Amélie,
Qu’un traître l’est toujours, qu’il peut vendre ma vie :
Mais son ambition me répond de sa foi ;
Assuré qu’en Écosse il régnera sous moi,
Il me sert : par sa main, de ce séjour funeste,
J’écris à mes sujets, j’en rassemble le reste.
J’ai fait plus ; par ses soins j’ai nourri dans ces lieux
Du parti mécontent l’esprit séditieux ;
J’en dois tout espérer. Chez ce peuple intrépide
Un projet n’admet point une lenteur timide ;
Ce peuple impunément n’est jamais outragé,
Il murmure aujourd’hui, demain il est vengé ;
Des droits de ses aïeux jaloux dépositaire,
Éternel ennemi du pouvoir arbitraire,
Souvent juge du trône et tyran de ses rois,
Il osa... Mais on vient : c’est Volfax que je vois.
Scène II
ALZONDE, VOLFAX, AMÉLIE
VOLFAX.
Trop longtemps votre fuite est ici différée,
Madame : à s’affranchir l’Écosse est préparée ;
Tout conspire à vous rendre un empire usurpé ;
D’autres soins vont tenir le vainqueur occupé.
Le trouble règne ici. Formé par la victoire,
Le soldat redemande Édouard et la gloire ;
Le peuple veut la paix. Au nom de nos héros
Je vais porter le prince à des exploits nouveaux :
Je ne crains que Vorcestre ; âme de cet empire,
Il range, il conduit tout à la paix qu’il désire.
Contraire à mes conseils, s’il obtient cette paix,
Je le perds par-là même, et suis sûr du succès ;
Son rang est un écueil que l’abîme environne :
Déjà par des avis parvenus jusqu’au trône
Je l’ai rendu suspect, j’ai noirci ses vertus ;
Encore un pas enfin, nous ne le craignons plus.
Du progrès de mes soins l’Écosse est informée ;
Paraissez, un instant vous y rend une armée.
ALZONDE.
D’une nouvelle ardeur enflammez Édouard.
Je vais tout employer pour hâter mon départ :
On me soupçonnerait si j’étais fugitive ;
J’obtiendrai le pouvoir de quitter cette rive.
Allez, ne tardez plus, achevez vos projets ;
Un plus long entretien trahirait nos secrets.
Scène III
ALZONDE, AMÉLIE
ALZONDE.
Tout est prêt, tu le vois. Une crainte nouvelle
Me détermine à fuir cet asile infidèle.
On a vu, d’un des miens si j’en crois le rapport,
Arondel cette nuit arriver en ce port ;
En Norvège souvent cet Arondel m’a vue ;
S’il était en ces lieux, j’y serais reconnue.
Le temps presse, il faut fuir : ménageons les instants ;
Ce jour passé, peut-être il n’en serait plus temps.
AMÉLIE.
Mais ne craignez-vous point d’obstacle à votre fuite ?
ALZONDE.
Sous le nom d’Aglaé dans ce palais conduite,
On me croit Neustrienne, on ne soupçonne rien.
Appui des malheureux, Vorcestre est mon soutien ;
Il permettra sans peine, exempt de défiance,
Que je retourne enfin aux lieux de ma naissance.
Je viens pour ce départ demander son aveu,
Et je croyais déjà le trouver en ce lieu ;
Mais, s’il faut t’achever un récit trop fidèle,
Le pourras-tu penser ? quand le trône m’appelle,
Quand l’Écosse gémit, quand tout me force à fuir,
Prête à quitter ces lieux je tremble de partir.
AMÉLIE.
Qui peut vous arrêter ? comment pourrait vous plaire
Ce palais décoré d’une pompe étrangère ?
Tout ici vous présente un spectacle odieux :
Ce trône annonce un maître, et le vôtre en ces lieux ;
Ces palmes d’un vainqueur retracent la conquête ;
L’oppresseur de vos droits, l’usurpateur...
ALZONDE.
Arrête :
Tu parles d’un héros l’honneur de l’univers,
Et tu peins un tyran. Dans mes affreux revers
J’accuse le destin plus que ce prince aimable,
Et mon cœur est bien loin de le trouver coupable.
Tu m’entends ; j’en rougis. Vois tout mon désespoir :
Sur ces murs la vengeance a gravé mon devoir,
Je le sais ; mais tel est mon destin déplorable,
Qu’à la honte, aux malheurs du revers qui m’accable,
Il devait ajouter de coupables douleurs,
Et joindre l’amour même à mes autres fureurs.
J’arrivais en courroux, mais mon âme charmée
À l’aspect d’Édouard se sentit désarmée.
Sans doute que l’amour jusqu’au sein des malheurs
S’ouvre par nos penchants le chemin de nos cœurs :
Connaissant ma fierté, mon ardeur pour la gloire,
Il prit pour m’attendrir la voix de la victoire ;
Il me dit qu’enchaînant le plus grand des guerriers,
Qui partageait son cœur partageait ses lauriers.
Où commande l’amour il n’est plus d’autres maîtres :
J’étouffai dans mon sein la voix de mes ancêtres ;
Je ne vis qu’Édouard : captive sans ennui,
Des chaînes m’arrêtaient, mais c’était près de lui.
Pourquoi me rappeler la honte de mon âme,
Et toutes les erreurs où m’entraînait ma flamme ?
Un plus heureux objet a fixé tous ses vœux :
C’en est fait, ma fierté doit étouffer mes feux ;
Les faibles sentiments que l’amour nous inspire
Dans les cœurs élevés n’ont qu’un moment d’empire.
Régner est mon destin, me venger est ma loi ;
Un instant de faiblesse est un crime pour moi.
Fuyons ; mais, pour troubler un bonheur que j’abhorre,
Renversons, en fuyant, l’idole qu’il adore.
Parmi tant de beautés qui parent cette cour
J’ai trop connu l’objet d’un odieux amour.
On trompe rarement les yeux d’une rivale ;
Ma haine m’a nommé cette beauté fatale.
Si dans ces tristes lieux l’amour fit mes malheurs,
J’y veux laisser l’amour dans le sang, dans les pleurs.
Mais Vorcestre paraît : laisse-nous, Amélie ;
Du destin qui m’attend je vais être éclaircie.
Scène IV
ALZONDE, sous le nom d’Aglaé, VORCESTRE
ALZONDE.
Vous dont le cœur sensible a comblé tous les vœux
Que porta jusqu’à vous la voix des malheureux,
Jetez les yeux, Mylord, sur une infortunée
Dont vous pouvez changer la triste destinée.
Je me dois aux climats où j’ai reçu le jour.
Par vos soins honorée et libre en cette cour,
Je sais qu’à plus d’un titre elle a droit de me plaire ;
Mais quels que soient les biens d’une terre étrangère,
Toujours un tendre instinct au sein de ce bonheur
Vers un séjour plus cher rappelle notre cœur :
Souffrez donc qu’écoutant la voix de la patrie
Je puisse retourner aux rives de Neustrie :
Du sort des malheureux adoucir la rigueur
C’est de l’autorité le droit le plus flatteur.
VORCESTRE.
Si par mes soins ici le ciel plus favorable
Vous a donné, Madame, un asile honorable,
Unie avec ma fille, heureuse en ce palais,
De votre éloignement différez les apprêts :
À mon cœur alarmé vous êtes nécessaire ;
Eugénie, immolée à sa tristesse amère,
Demande à quitter Londres, et, changeant de climats,
Veut cacher des chagrins qu’elle n’explique pas.
Depuis que son époux a terminé sa vie
Je croyais sa douleur par le temps assoupie :
Mais je vois chaque jour croître ses déplaisirs ;
Je la vois dans les pleurs, je surprends des soupirs.
C’est prolonger en vain des devoirs trop pénibles ;
Et de Salisbury les cendres insensibles
Ne peuvent exiger ces regrets superflus
Qui consacrent aux morts des jours qui nous sont dus.
L’abandonnerez-vous quand l’amitié fidèle
Doit par des nœuds plus forts vous attacher près d’elle ?
Pour l’arrêter ici, par zèle, par pitié,
Joignez à ma douleur la voix de l’amitié.
Dans quel temps fuiriez-vous les bords de la Tamise !
Connaissez les dangers d’une telle entreprise.
D’arbres et de débris voyez les flots couverts :
La discorde a troublé la sûreté des mers ;
Un reste fugitif de l’Écosse asservie,
Sur ces côtes errant sans espoir, sans patrie,
Au milieu de son cours troublant votre vaisseau,
Pourrait vous entraîner dans un exil nouveau :
Attendez que la paix rendue à ces contrées
Vous ouvre sur les eaux des routes assurées.
ALZONDE.
L’amour de la patrie ignore le danger,
Et les cœurs qu’il conduit ne savent point changer.
Vous ne souffrirez point, jusqu’ici plus sensible,
Que la plainte aujourd’hui vous éprouve inflexible,
Qu’on perde devant vous des larmes et des vœux,
Et qu’il soit des malheurs où vous êtes heureux.
VORCESTRE.
Heureux ! que dites-vous ? apparence trop vaine !
Le bonheur est-il fait pour le rang qui m’enchaîne ?
Vous ne pénétrez point les sombres profondeurs
Des maux qui sont cachés sous l’éclat des grandeurs.
Quel accablant fardeau ! tout prévoir, tout conduire,
Entouré d’envieux unis pour tout détruire,
Responsable du sort et des événements,
Des misères du peuple, et des brigues des grands ;
Réunir seul enfin, par un triste avantage,
Tous les soins, tous les maux que l’Empire partage :
Voilà le joug brillant auquel je suis lié ;
Sort toujours déplorable et toujours envié !
C’est peu que les périls, l’esclavage, et la peine
Que dans tous les états le ministère entraîne :
Jugez quels nouveaux soins exigent mes devoirs,
Ministre d’un empire où règnent deux pouvoirs,
Où je dois, unissant le trône et la patrie,
Sauver la liberté, servir la monarchie,
Affermir l’un par l’autre, et former le lien
D’un peuple toujours libre, et d’un roi citoyen,
Ma fortune est un poids que chaque jour aggrave :
Maître et juge de tout, de tout on est esclave ;
Et régir des mortels le destin inconstant
N’est que le triste droit d’apprendre à chaque instant
Leurs méprisables vœux, leurs peines dévorantes,
Leurs vices trop réels, leurs vertus apparentes,
Et de voir de plus près l’affreuse vérité
Du néant des grandeurs et de l’humanité.
Mais le roi vient. Allez, consolez Eugénie :
Vous verrez par mes soins votre peine adoucie.
Scène V
ÉDOUARD, VORCESTRE, VOLFAX, GLASONT, GARDES
ÉDOUARD, à Volfax.
Je souscris à vos vœux, et consens aux exploits
Qu’un peuple de héros brigue par votre voix.
Les bornes qu’à ces lieux la nature a prescrites
De mes destins guerriers ne sont pas les limites ;
Bientôt sur d’autres bords on verra mes drapeaux,
Et les lois d’Albion chez des peuples nouveaux.
De mes ordres, Volfax, vous instruirez l’armée.
Que ma flotte en ces ports ne soit plus renfermée ;
Qu’arbitre des combats, souveraine des mers,
Elle enchaîne l’Europe, étonne l’univers ;
Que, terrible et tranquille au milieu des tempêtes,
Londres puisse compter mes jours par ses conquêtes.
Aux gardes.
Allez. Vous, qu’on me laisse.
Scène VI
ÉDOUARD, VORCESTRE
VORCESTRE.
À cet ordre, Seigneur,
Je ne puis vous cacher mon trouble et ma douleur.
Lorsque le peuple anglais au sein de la victoire
Attendait son repos d’un roi qui fit sa gloire,
Entraîné parla voix d’un conseil de soldats,
Allez-vous réveiller la fureur des combats ?
Je n’ai jamais trahi mon austère franchise ;
Et, si dans ces dangers elle est encor permise,
J’en dois plus que jamais employer tous les droits :
Un peuple libre et vrai vous parle par ma voix.
La guerre fut longtemps un malheur nécessaire :
L’Écosse était pour vous un trône héréditaire ;
Les droits que votre aïeul sur elle avait acquis
Exigeaient que par vous ce bien fût reconquis :
Vous y régnez enfin : mais pour finir la guerre
Dont ce peuple, indocile au joug de l’Angleterre,
Nous fatigue toujours, quoique toujours vaincu,
Vous savez à quels soins l’état s’est attendu ;
Vous avez consenti d’unir par l’hyménée
L’héritière d’Écosse à votre destinée,
Sûr que ce peuple altier adoptera vos lois
En voyant près de vous la fille de ses rois.
Je sais que ce royaume, affaibli par ses pertes,
Compte peu de vengeurs dans ses plaines désertes ;
Tout retrace à leurs yeux vos exploits, leur devoir,
L’image de leur joug et de votre pouvoir :
Mais, armant tôt ou tard ses haines intestines,
L’Écosse peut encor sortir de ses ruines,
Surprendre ses vainqueurs, rétablir son destin ;
Un bras inattendu porte un coup plus certain.
Jamais dans ces climats on n’est tranquille esclave,
Et pour la liberté le plus timide est brave.
Tous leurs chefs ont péri ; mais en de tels complots
Le premier téméraire est un chef, un héros.
Sous l’astre dominant de cette destinée
Qui tient à vos drapeaux la victoire enchaînée
On craint peu, je le sais, leurs efforts superflus ;
Leur révolte est pour vous un triomphe de plus :
Mais le plus beau triomphe est un honneur funeste.
La victoire toujours fut un fléau céleste ;
Et tous les rois au ciel, qui les laisse régner,
Sont comptables du sang qu’ils peuvent épargner.
Remplissez donc, Seigneur, l’espoir de l’Angleterre.
Vos essais éclatants ont appris à la terre
Que vous pouviez prétendre au nom de conquérant :
Passez le héros même ; un roi juste est plus grand.
Hâtez-vous d’obtenir ce respectable titre :
Parlez, donnez la paix dont vous êtes l’arbitre ;
Et pour en resserrer les durables liens,
Que vos ambassadeurs aux champs norvégiens
Envoyés dès demain demandent la princesse.
C’est l’espoir de l’état, et c’est votre promesse.
ÉDOUARD.
Quelle image à mon cœur venez-vous retracer ?
Quel hymen ! Non, Vorcestre, il n’y faut plus penser.
VORCESTRE.
Seigneur, que dites-vous ? quelle triste nouvelle !...
Mais non, à la vertu votre grand cœur fidèle,
Se respectant lui-même en ses engagements,
Ne démentira point ses premiers sentiments.
Votre parole auguste au trône appelle Alzonde ;
La parole des rois est l’oracle du monde.
D’ailleurs, vous le savez, la patrie a parlé ;
Confirmé par la voix de l’état assemblé,
Votre choix par ce frein devient inviolable :
D’affreux dangers suivraient un changement semblable.
Ce peuple en sa fureur ne connaît plus ses rois
Dès qu’ils ont méconnu l’autorité des lois :
Le trône est en ces lieux au bord d’un précipice,
Il tombe quand pour base il n’a plus la justice ;
Et si mon zèle ardent pour votre sûreté
M’autorise à parler avec sincérité,
Contemplez les malheurs des jours de nos ancêtres ;
Leurs vertus sont nos lois, leurs malheurs sont nos maîtres.
Je dis plus ; au-dessus des timides détours,
J’ose vous rappeler l’exemple de nos jours :
Nous avons vu, Seigneur, tomber ce diadème ;
Du trône descendu, votre père lui-même
Avant ses jours a vu son règne terminé :
Il pouvait vivre heureux et mourir couronné,
S’il n’eût point oublié qu’ici pour premiers maîtres
Marchent après le ciel les droits de nos ancêtres ;
Qu’en ce même palais l’altière liberté
Avait déjà brisé le trône ensanglanté ;
Qu’ici le despotisme est une tyrannie,
Et que tout est vertu pour venger la patrie.
ÉDOUARD.
Un trône environné des héros que j’ai faits
N’a plus à redouter de semblables forfaits ;
Et, si jusques à moi la révolte s’avance,
Tant de bras triomphants sont prêts pour ma vengeance.
Quelle est donc la patrie ? et le brave soldat
Le vainqueur, le héros, ne sont-ils point l’état ?
Quoi ! d’obscurs sénateurs, que l’orgueil seul inspire,
Sous le titre imposant de zèle pour l’empire,
Croiront-ils à leur gré du sein de leur repos
Permettre ou retarder la course des héros ?
Vainement on m’annonce un avenir funeste ;
Fondé sur ces appuis, je crains peu tout le reste.
Héritier de leur nom, si j’imite vos rois,
Je n’imite que ceux qui vous firent des lois ;
Ce n’est que des vainqueurs que je reçois l’exemple ;
Et, chargé d’un destin que l’univers contemple,
Je n’examine point ce que doit applaudir
Un peuple audacieux, mais fait pour obéir.
Tout changement d’ailleurs plaît au peuple volage ;
C’est sur l’événement qu’il règle son suffrage ;
À quelque extrémité qu’on se soit exposé,
Qui parvient au succès n’a jamais trop osé.
VORCESTRE.
Puissiez-vous l’ignorer ! mais, j’oserai le dire,
La force assure mal le destin d’un empire.
Le peuple, aux lois d’un seul asservissant sa foi,
Crut se donner un père en se donnant un roi ;
Il n’a point prétendu par d’indignes entraves
Dégrader la nature et faire des esclaves.
On vous chérit, seigneur, c’est le sceau de vos droits :
Le bonheur des sujets est le titre des rois.
ÉDOUARD.
Eh bien ! vous le pouvez, procurez à l’empire
Ce repos, ce bonheur où l’Angleterre aspire.
Non moins zélé sujet que sage citoyen,
Bannissez la discorde ; il en est un moyen.
On demande la paix ; je voulais la victoire ;
Mais au bonheur public j’en immole la gloire,
Si, changé par vos soins, ce sénat aujourd’hui
Se prête à mes désirs, quand je fais tout pour lui :
Vous avez son estime, et vous serez son guide.
Du trône et de ma main que mon cœur seul décide :
D’un douteux avenir c’est trop s’inquiéter,
L’Écosse dans les fers n’est plus à redouter.
Vous donc qu’à mon bonheur Un vrai zèle intéresse,
Vous qui savez ma gloire, apprenez ma faiblesse :
Quand le sort le plus beau semble combler mes vœux,
Couronné, triomphant, je ne suis point heureux ;
Et cherchant les hasards dans ma tristesse extrême,
Si je fuis le repos, c’est pour me fuir moi-même.
VORCESTRE.
Quel bien manque, Seigneur... ?
ÉDOUARD.
Un amour généreux
Ne craint point les regards d’un mortel vertueux.
Je vous estime assez pour vous ouvrir mon âme ;
Recevez le premier le secret de ma flamme :
Les grâces, les vertus sont au-dessus du sang,
Et marquent la beauté que j’élève à mon rang.
Pourras-tu sur mon choix me condamner encore
Quand tu sauras le nom de celle que j’adore ?
Ô père trop heureux !... Mais quoi ? vous frémissez !
De quel soudain effroi vos sens sont-ils glacés ?
VORCESTRE.
L’orgueil n’aveugle point ceux que l’honneur éclaire,
Et je suis citoyen avant que d’être père.
Mon sang serait en vain par le sceptre illustré
Si moi-même à mes yeux j’étais déshonoré ;
Ces titres de l’orgueil, les rangs, les diadèmes,
Idoles des humains, ne sont rien par eux-mêmes :
Ce n’est point dans des noms que réside l’honneur,
Et nos devoirs remplis font seuls notre grandeur.
Mais de vos sentiments je connais la noblesse ;
Maître de vous, Seigneur, vainqueur d’une faiblesse,
Vous n’immolerez point vos premières vertus,
Et la paix, et la gloire, et peut-être encor plus.
Oui, je crains tout pour vous ; vieilli sur ces rivages,
J’en connais les écueils, j’en ai vu les naufrages.
La plus faible étincelle embrase ce climat,
Et rien dans ces moments n’est sacré que l’état.
Qui vous en dirait moins dans ce péril extrême
Trahirait la patrie, et l’honneur, et vous-même.
ÉDOUARD.
Votre zèle m’est cher ; mais un injuste effroi
Vous fait porter trop loin vos alarmes pour moi.
Élevé dans la paix, nourri dans des maximes
Dont le préjugé seul fait des droits légitimes,
Vous pensez qu’y souscrire et régner faiblement
Est l’unique chemin pour régner sûrement ;
Mais des maîtres du monde et des âmes guerrières
Le ciel étend plus loin l’espoir et les lumières ;
Et, couronnant nos faits, il apprend aux états
Qu’un vainqueur fait les lois, et qu’il n’en reçoit pas.
Par quel ordre en effet faut-il que je me lie
Aux exemples des temps qui précédent ma vie ;
Qu’esclave du passé, souverain sans pouvoir,
Dans les erreurs des morts je lise mon devoir,
Et que d’un pas tremblant je choisisse mes guides
Dans ce peuple oublié de monarques timides,
Qu’on a vus, l’un de l’autre imitateurs bornés,
Obéir sur le trône, esclaves couronnés ?
Vous savez mes desseins, c’est à vous d’y répondre.
On m’apprend qu’Eugénie est prête à quitter Londres :
Qu’elle reste en ces lieux. Vous-même en cet instant
Allez lui déclarer que le trône l’attend :
Fiez-vous à mon sort, à quelque renommée,
Ou, s’il le faut enfin, au pouvoir d’une armée,
De la force des lois que ma voix prescrira,
Et du soin d’y ranger qui les méconnaîtra.
VORCESTRE.
Vous voulez accabler un peuple magnanime ;
Vous voyez devant vous la première victime :
Oui, de mes vrais devoirs instruit et convaincu,
S’il faut les violer, prononcez, j’ai vécu.
Je connais Eugénie, et j’ose attendre d’elle
Qu’à tous mes sentiments elle sera fidèle :
Elle n’a pour aïeux que de vrais citoyens,
Des droits de la patrie inflexibles soutiens ;
Et le sceptre, à ses yeux sera d’un moindre lustre
Qu’un refus honorable, ou qu’un trépas illustre :
Mais si, trompant mes soins, ma fille obéissait,
Si, changé jusque-là, son cœur se trahissait...
Un exil éternel...
ÉDOUARD.
Arrêtez, téméraire ;
Exécutez mon ordre, ou craignez ma colère.
Quant aux soins de l’État, je saurai commander ;
Et je n’ai plus ici d’avis à demander.
Scène VII
VORCESTRE
Quel sinistre pouvoir, malheureuse Angleterre,
Éternise en ton sein la révolte et la guerre !
Incertain, alarme dans cet état cruel,
Que n’ai-je tes conseils, ô mon cher Arondel !
Quel désert te renferme, ô sage incorruptible ?
Faut-il que la vertu, la sagesse inflexible,
Qui t’éloigne des soins, des chaînes de la cour,
Me laissent si longtemps ignorer ton séjour !
Ciel ! je me reste seul ; mais ton secours propice
Vient toujours seconder qui défend la justice.
Allons sur un héros faire un dernier effort :
S’il n’est plus qu’un tyran, allons chercher la mort.
ACTE II
Scène première
EUGÉNIE, ISMÈNE
ISMÈNE.
Que craignez-vous ? pourquoi regrettez-vous, madame,
De m’avoir dévoilé le secret de votre âme ?
Ce penchant vertueux, ce sentiment vainqueur
Pour le plus grand des rois honore votre cœur :
La vertu n’exclut point une ardeur légitime ;
Quel cœur est innocent, si l’amour est un crime ?
EUGÉNIE.
Cruelle ! par quel art viens-tu de m’arracher
Un secret qu’à jamais je prétendais cacher ?
D’un cœur désespéré respectant la faiblesse,
Ah ! tu devais l’aider à taire sa tendresse.
Mais, à ce nom trop cher que tu m’as rappelé,
Puisqu’enfin malgré moi mes larmes ont parlé,
Remplis du moins l’espoir, l’espoir seul qui me reste,
Jamais ne m’entretiens de ce secret funeste ;
Que moi-même à tes yeux je doute désormais
Si tu le sais encor, si tu le sus jamais.
ISMÈNE.
On soulage son cœur en confiant sa peine ;
Pourquoi m’avoir caché...
EUGÉNIE.
Moi-même, chère Ismène,
Victime du devoir, de l’amour, du malheur,
Osais-je me connaître et lire dans mon cœur ?
De lui-même jamais ce cœur fut-il le maître ?
Jointe à Salisbury sans presque le connaître,
L’amour n’éclaira point un hymen malheureux,
Dont le sort sans mon choix avait formé les nœuds.
J’estimai d’un époux la tendre complaisance ;
Mais il n’obtint de moi que la reconnaissance ;
Et, malgré mes efforts, mon cœur indépendant
Réservait pour un autre un plus doux sentiment.
De la cour à jamais que ne fus-je exilée !
Par mon nouveau destin en ces lieux appelée,
Je vis... Fière vertu, pardonne ce soupir ;
J’en adore à la fois et crains le souvenir.
Dans ce jeune héros je sentis plus qu’un maître :
Mon âme à son aspect reçut un nouvel être ;
Je crus que jusqu’alors ne l’ayant point connu,
Ne l’ayant point aimé, je n’avais point vécu.
Que te dirai-je enfin ? Heureuse et désolée,
Maîtresse à peine encor de mon âme accablée,
Trouvant le désespoir dans mes plus doux transports,
Au sein de la vertu j’éprouvais des remords.
C’en est fait ; libre enfin je dois fuir, et me craindre.
J’ai su cacher ma honte et j’ai pu me contraindre
Tandis que le devoir défendait ma vertu ;
Mais aujourd’hui mon cœur est trop mal défendu.
Te dirai-je encor plus ? on croit tout quand on aime.
Oui, depuis le moment que je suis à moi-même,
Cet amour malheureux, et nourri de mes pleurs,
Ose écouter l’espoir et chérir ses erreurs ;
Quand je vois ce héros, interdite, éperdue,
Je crois voir ses regards s’attendrir à ma vue ;
Je crois... Mais où m’emporte un aveugle transport ?
Le ciel n’a fait pour moi qu’un désert et la mort.
Ne puis-je cependant entretenir mon père ?
Pourquoi m’arrête-t-il où tout me désespère ?
ISMÈNE.
Vous l’allez voir ici. Mais pourquoi fuir la cour,
Et rejeter l’espoir qui s’offre à votre amour ?
Le trône à vos attraits...
EUGÉNIE.
Que dis-tu, malheureuse !
Quel fantôme brillant, quelle image flatteuse
À mes sens égarés as-tu fait entrevoir ?
Garde-toi dé nourrir un dangereux espoir :
Tu me rendrais heureuse en flattant ma tendresse ;
Mais je crains un bonheur qui coûte une faiblesse.
Allons ; c’est trop tarder, abandonnons des lieux
Où j’ose à peine encor lever mes tristes yeux.
Je ne veux point aimer ; je fuis ce que j’adore.
J’implore le trépas, et je soupire encore !
La mort seule éteindra mon déplorable amour ;
Mais du moins, en fuyant ce dangereux séjour,
Cruelle à mes désirs, à mes devoirs fidèle,
J’aurai fait ce que peut une faible mortelle :
Si le reste est un crime, il est celui des cieux,
Et j’aurai la douceur d’être juste à mes yeux.
Tu n’auras pas longtemps à souffrir de ma peine ;
La mort est dans mon cœur : suis-moi, ma chère Ismène ;
Ton zèle en a voulu partager le fardeau,
Ne m’abandonne pas sur le bord du tombeau.
Fuyons. Là, pour briser le trait qui m’a blessée,
Pour bannir ce héros de ma triste pensée,
Souvent tu me diras qu’il n’est pas fait pour moi.
Cache un mortel charmant, ne me montre qu’un roi.
Dis-moi que les attraits de quelque amante heureuse
Ont sans doute enchaîné cette âme généreuse ;
Dis-moi que, nés tous deux sous des astres divers,
Il ignore et ma peine et mes vœux les plus chers,
Et qu’il n’existe plus que pour celle qu’il aime.
Je t’aide, tu le vois, à me tromper moi-même :
Peut-être à tes discours oubliant mes regrets...
Je m’abuse... Ah ! plutôt ne le nomme jamais.
Pour quels crimes ; ô ciel ! Par quel affreux caprice
Le charme de ma vie en est-il le supplice ?
Par la gloire inspiré, par l’honneur combattu,
Mon amour était fait pour être une vertu.
On vient ; éloigne-toi.
Scène II
VORCESTRE, EUGÉNIE
EUGÉNIE.
Je vous cherchais, mon père.
Mon départ était prêt, quel ordre le diffère ?
Jusqu’ici toujours tendre et sensible à ma voix,
Me refuseriez-vous pour la première fois ?
Vous ne répondez rien ! Une sombre tristesse...
VORCESTRE.
Laissez aux faibles cœurs une molle tendresse :
Les destins sont changés, ma fille, et d’autres temps
Veulent d’autres discours et d’autres sentiments.
Connaissez-vous le sang dont vous êtes sortie,
Et le nom des héros que lui doit la patrie ?
EUGÉNIE.
Je sais qu’il n’a produit que de vrais citoyens ;
Et, pour leurs sentiments, je les sais par les miens.
VORCESTRE.
L’univers sait nos faits, le Ciel seul sait nos vues :
S’il faut que dans ce jour les vôtres soient connues,
Soutiendrez-vous l’honneur de ces noms éclatants ?
EUGÉNIE.
L’ordre de la nature ou l’usage des temps,
À mon sexe laissant la faiblesse en partage,
Sembla de nos vertus exclure le courage :
De défendre l’État le droit vous fut donné ;
À l’orner par nos mœurs notre sort fut borné :
Mais, soit l’instinct du sang, soit l’exemple d’un père,
Je ne partage point la faiblesse vulgaire ;
Que la patrie ordonne, et mon cœur aujourd’hui
En sera, s’il le faut, la victime ou l’appui.
Le ciel qui voit mon âme au devoir asservie
Sait combien faiblement elle tient à la vie ;
Et je l’atteste ici que mon sang répandu...
VORCESTRE.
Laissez de vains serments, j’en crois votre vertu,
J’en crois mon sang : montrez cette âme magnanime ;
Vous pouvez par l’effort d’une vertu sublime
Dans nos fastes brillants précéder les héros :
Quelque degré d’honneur qu’atteignent leurs travaux,
Au-delà de leur sort la gloire vous appelle ;
Le ciel a fait pour vous une vertu nouvelle :
Même au-dessus du trône il est encore un rang ;
Et ce rang est à vous, si vous êtes mon sang.
EUGÉNIE.
De mon cœur, de mes jours, que mon père dispose ;
Pour en être estimée il n’est rien que je n’ose.
VORCESTRE.
Un mot va nous juger : si, détruisant nos droits,
Et la foi des traités, et le respect des lois,
Le sort à votre père offrait un diadème,
Et qu’entre la patrie et le pouvoir suprême
Il parût balancer à choisir son destin,
Que conseilleriez-vous à son cœur incertain ?
EUGÉNIE.
Le refus de ce trône, un trépas honorable.
Un juste citoyen est plus qu’un roi coupable.
VORCESTRE.
La vertu même ici par ta bouche a parlé ;
C’est ton propre destin que ce choix a réglé ;
C’est le sort de l’État. Généreuse Eugénie,
Il faut, du peuple anglais tutélaire génie,
Faire plus qu’affermir, plus qu’immortaliser,
Plus qu’obtenir le trône ; il faut le refuser.
Oui, c’est toi qu’au mépris d’une loi souveraine,
Au mépris de l’État, Édouard nomme reine ;
Et pour un rang de plus si tu démens tes mœurs,
Tu l’épouses demain, tu règnes, et je meurs.
Tu frémis !... Je t’entends : tu prévois les disgrâces
Que ce fatal amour entraîne sur ses traces ;
Je reconnais ma fille à ce noble refus,
Et mon cœur paternel renaît dans tes vertus.
Qu’espérait Édouard ? comment a-t-il pu croire
Qu’instruit par des aïeux d’immortelle mémoire,
Blanchi dans la droiture et la fidélité,
Dans le zèle des lois et de la liberté,
J’irais, d’un lâche orgueil méprisable victime,
Avilir ma vieillesse et finir par un crime ?
Non, j’ai su respecter la terre où je suis né ;
Je t’en devais l’exemple, et je te l’ai donné :
Bien loin qu’à ton départ je sois contraire encore,
Je vais fuir sur tes pas un palais que j’abhorre ;
À moi-même rendu, je retourne au repos.
Je ne demande point le prix de mes travaux ;
Quel prix plus doux pourrait flatter mon espérance ?
Le ciel dans tes vertus a mis ma récompense ;
Je vais tout disposer. Édouard amoureux
Doit lui-même bientôt l’instruire de ses vœux :
Je m’en remets à toi du soin de les confondre,
Et je veux te laisser la gloire de répondre.
Scène III
EUGÉNIE
Ainsi tous mes malheurs ne m’étaient pas connus !
Il m’aimait, et je pars !... Je ne le verrai plus !...
Toi qui fais à la fois mon bonheur et ma peine,
Le sort avait donc fait mon âme pour la tienne !
Mais de ce même sort quel caprice cruel
Élève entre nous deux un rempart éternel !
Cher prince, il faudra donc que cette bouche même,
Qui devait mille fois te jurer que je t’aime,
Trahisse en te parlant le parti de mon cœur !...
Fuyons... Mais le roi vient. Toi qui vois ma douleur,
Ciel, cache-lui du moins...
Scène IV
ÉDOUARD, EUGÉNIE
ÉDOUARD.
Quelle crainte imprévue
Vous éloigne, Madame, et vous glace à ma vue ?
EUGÉNIE.
Les cieux me sont témoins que l’aspect de mon roi
N’a jamais eu, Seigneur, rien de triste pour moi.
ÉDOUARD.
Votre roi ! sort cruel ! ne puis-je donc paraître
Sous des titres plus doux que le titre de maître ?
Malheureux sur le trône, et toujours redouté,
N’ai-je d’autre destin que d’être respecté ?
Souveraine des rois, la beauté n’est point née
Pour une dépendance au peuple destinée ;
L’Empire est son partage, et c’est elle en ce jour,
C’est elle qu’avec moi va couronner l’amour,
Si, moins contraire enfin au bonheur où j’aspire,
Le sort veut terminer les maux dont je soupire.
EUGÉNIE.
Laissez aux malheureux la plainte et les douleurs ;
Le ciel pour Édouard a-t-il fait des malheurs ?
S’il se mêle à vos jours quelque peine légère,
La Gloire vous appelle et s’offre à vous distraire ;
L’univers vous attend, et vos premiers travaux
De ce siècle déjà vous ont fait le héros.
Soumettez les deux mers aux lois de l’Angleterre,
Allez, soyez l’arbitre et l’amour de la terre ;
Je rendrai grâce au ciel quand le bruit de vos faits
Viendra dans la retraite où je fuis pour jamais.
ÉDOUARD.
Ah ! cruelle, arrêtez : vous avez dû m’entendre ;
Tout vous a dit l’ardeur de l’amant le plus tendre ;
Et pour prix de mes feux vous fuiriez des climats
Que je veux avec moi soumettre à vos appas !
Ne me dérobez point le seul bien où j’aspire ;
Je ne commencerai de compter mon empire,
D’être, d’aimer mon sort, que du moment heureux
Où vous partagerez ma couronne et mes feux...
Mais non... ce sombre accueil m’apprend que je m’abuse ;
Et ce n’est point vous seule ici que j’en accuse.
EUGÉNIE.
Ne soupçonnez que moi ; sur mon devoir, Seigneur,
Je ne connus jamais de maître que mon cœur.
Scène V
ÉDOUARD
Elle fuit ! quelle haine ! et quel sensible outrage !
Superbe citoyen, voilà donc ton ouvrage !
On t’accusait ; mon cœur n’osait te soupçonner :
Ne m’offres-tu donc plus qu’un traître à condamner ?
Où me réduit l’ingrat ! Que sert ce diadème
Si je ne puis enfin couronner ce que j’aime ?
Mais quel est cet hymen dont on défend les droits ?
Quels sujets orgueilleux ! est-ce un peuple de rois ?
Quelles sont ces vertus farouches et bizarres ?
Le devoir en ces lieux fait-il donc des barbares ?
Par un terrible exemple il faut leur enseigner
Qu’il n’est ici qu’un maître, et que je sais régner.
Holà, gardes !
Scène VI
ÉDOUARD, VOLFAX
ÉDOUARD.
Volfax, venge-moi d’un rebelle.
VOLFAX.
Seigneur, nommez le traître, et cette main fidèle...
ÉDOUARD.
Au nom du criminel tu frémiras d’effroi.
Ce sage révéré, cet ami de son roi,
Comblé de mes bienfaits, chargé de ma puissance,
Le croiras-tu ? Vorcestre, oui, Vorcestre m’offense ;
Il ose me trahir.
VOLFAX.
Vorcestre ! lui, seigneur !
Lui qui parut toujours l’oracle de l’honneur !
Peut-être en croyez-vous un douteux témoignage ?
ÉDOUARD.
Je n’en crois que moi-même, et j’ai reçu l’outrage ;
Cet esprit de révolte éclaire enfin mes yeux,
Et me confirme trop des soupçons odieux.
VOLFAX.
On vient de m’annoncer la trame la plus noire...
Je le justifiais... Ô ciel ! qu’on doit peu croire
Aux dehors imposants des humaines vertus !
ÉDOUARD.
Parle ; que t’a-t-on dit ? rien ne m’étonne plus.
VOLFAX.
Dispensez-moi, Seigneur, d’en dire davantage ;
Il est d’autres témoins des maux que j’envisage,
Et je crois avec peine un si noir attentat.
ÉDOUARD.
Achève, je le veux ; je crois tout d’un ingrat.
VOLFAX.
J’obéis, puisqu’enfin ce n’est plus qu’un coupable :
Je vois que son forfait n’est que trop véritable ;
Je rapproche les temps, ses projets, ses discours.
Dans le conseil, Seigneur, vous l’avez vu toujours
Contraire à vos desseins, contraire à votre gloire ;
Il tâchait d’étouffer l’amour de la victoire :
Je vois trop maintenant par quels motifs secrets
Ses dangereux conseils ne tendent qu’à la paix.
ÉDOUARD.
Oui, tu m’ouvres les yeux ; aujourd’hui même encore,
Trahissant le renom dont l’univers m’honore,
Il m’osait conseiller un indigne repos.
VOLFAX.
Pour en savoir la cause apprenez ses complots ;
Dans la sécurité d’une paix infidèle
On vous laisse ignorer que l’Écosse rebelle...
ÉDOUARD.
Je ne le sais que trop ; de fidèles sujets
M’ont découvert sans lui ces mouvements secrets.
VOLFAX.
De ces déguisements l’honneur est-il capable ?
Qui peut taire un complot lui-même en est coupable.
Peut-être jusqu’au trône osant porter ses vœux,
Appui des Écossais, il veut régner sur eux ;
C’est pour favoriser ces ligues ennemies
Qu’il prétend séparer vos forces réunies,
En des ports différents disperser vos vaisseaux,
Et borner à régner le destin d’un héros.
Il avait des vertus, il avait votre estime,
Seigneur ; mais pour régner quand il ne faut qu’un crime,
L’honneur est-il un frein à l’orgueil des mortels ?
L’espoir du trône a fait les fameux criminels,
Et, fausse trop souvent, cette altière sagesse
N’attend qu’un crime heureux pour montrer sa bassesse.
ÉDOUARD.
Le perfide !
VOLFAX.
Je crains autant que sa fureur
Ce renom de vertu que lui donne l’erreur ;
Par ces vains préjugés, entraînés dans ses brigues,
Tous croiront vous servir en servant ses intrigues ;
De la rébellion l’étendard abhorré
Deviendrait dans ses mains un étendard sacré...
ÉDOUARD.
Va ; qu’on l’amène ici... Mais que vois-je ? il s’avance.
Scène VII
ÉDOUARD, VORCESTRE, VOLFAX
VORCESTRE.
Daignez remplir, Seigneur, ma dernière espérance.
Si le ciel m’eût permis de consacrer toujours
Au bien de cet état mes travaux et mes jours,
J’eusse été trop heureux : par un destin contraire,
Forcé, vous le savez, au malheur de déplaire,
Trop vrai pour me trahir, je dois, fuyant ces lieux,
Soustraire à vos regards un objet odieux.
Souffrez donc qu’aujourd’hui dans un obscur asile,
Inutile à l’État, moi-même je m’exile.
Ne tenant plus à rien que par de tendres vœux
Pour la félicité d’un peuple généreux,
J’attendrai sans regret la fin de ma carrière,
Si, d’un dernier regard honorant ma prière,
Vous conservez, Seigneur, par de justes projets,
Le premier bien d’un roi, l’amour de vos sujets.
ÉDOUARD.
Vous apprendrez dans peu ma volonté suprême ;
Sortez.
Scène VIII
ÉDOUARD, VOLFAX
ÉDOUARD.
Qu’ai-je entendu ? qu’en croiras-tu toi-même ?
Peut-on le soupçonner de tramer un forfait
Quand il fuit et ne veut qu’un exil pour bienfait ?
VOLFAX.
Seigneur, ainsi que vous, sa démarche m’étonne.
Que ne puis-je penser qu’à tort on le soupçonne ?
Mais deux garants trop sûrs de cette trahison
Malgré moi m’ont conduit au-delà du soupçon.
Je dirai plus, Seigneur ; le zèle, qui m’éclaire,
Me fait jour à travers ce ténébreux mystère ;
Par le pas qu’il a fait je le crois convaincu :
Le crime prend souvent la voix de la vertu.
Oui, ce même départ qu’apprête l’infidèle
Est de sa trahison une preuve nouvelle.
S’il vous fait consentir à son éloignement,
C’est pour tromper vos yeux, et fuir plus sûrement.
Cet exil prétendu que ses vœux vous demandent
Joindra peut-être un chef aux traîtres qui l’attendent ;
Dans ces climats conquis, placés tous par son choix,
Ceux qui règnent pour vous marcheront à sa voix ;
Tout le seconde enfin, et tout veut qu’on le craigne :
S’il demeure, il conspire ; et s’il échappe, il règne.
Tout dépend d’un instant ; il peut vous prévenir.
Sous des prétextes vains sa fille, prête à fuir,
Va sans doute habiter une terre ennemie ;
Et dans ce même instant peut-être qu’Eugénie...
ÉDOUARD.
Elle fuit !... C’en est trop ; prévenons des ingrats :
Je m’en fie à ton zèle, observe tous leurs pas :
Je veux dès ce moment m’éclaircir sur son crime ;
Et s’il n’est que trop vrai que, trompant mon estime,
Il s’armait contre moi de mes propres bienfaits,
Je n’aurai pas longtemps à craindre des forfaits.
ACTE III
Scène première
ALZONDE, VOLFAX
VOLFAX.
Non, Madame, à vos vœux rien ici ne s’oppose.
Le roi veut vous parler : j’en ignore la cause ;
Mais ne redoutez rien. Vorcestre dans les fers
Met enfin votre espoir à l’abri des revers.
Sur la foi des témoins que j’ai su lui produire
Édouard convaincu me laisse tout conduire.
Dans son courroux pourtant inquiet, consterné,
Il paraît regretter l’ordre qu’il a donné.
Mais il vient.
Scène II
ÉDOUARD, ALZONDE, sous le nom d’Aglaé
ALZONDE.
Par votre ordre en ces lieux appelée,
Quel soin vous intéresse au sort d’une exilée ?
Puis-je espérer, Seigneur, qu’un secours généreux
Va mettre fin aux maux d’un destin rigoureux ?
ÉDOUARD.
Oui, fidèle Aglaé, pour terminer vos peines
Attendez tout de moi, si vous calmez les miennes.
De ce funeste jour vous savez les malheurs ;
Vous pouvez prévenir de plus grandes douleurs.
Accablé de remords, de tristesse et de crainte,
Mais comptant sur vos soins, je parle sans contrainte.
Vous me voyez rempli du désespoir amer
D’affliger, d’alarmer ce que j’ai de plus cher :
L’amitié, je le sais, avec elle vous lie ;
C’est vous intéresser que nommer Eugénie.
Si vous chérissez donc sa gloire et son bonheur,
Et si jamais l’amour a touché votre cœur,
Sauvez-la, sauvez-moi. Par un récit fidèle
Allez la rassurer dans sa frayeur mortelle :
On accuse son père, il n’est point condamné ;
À la rigueur des lois s’il semble abandonné,
Des fureurs d’un amant qu’elle excuse le crime.
J’ai moins prétendu perdre un sujet que j’estime,
Qu’arrêter Eugénie au point de fuir ma cour :
L’amour va réparer le crime de l’amour.
Oui, fût-il condamné, le sang de ce que j’aime
Est sacré dans ces lieux ainsi que le mien même ;
Sans le sceau de ma main les lois ne peuvent rien :
Le coupable est son père, et son père est le mien.
Qu’elle vienne : elle sait mon trouble et sa puissance,
Qu’un seul de ses regards enchaîne ma vengeance.
J’espère tout du sort, puisqu’il a confié
La cause de l’amour aux soins de l’amitié.
Je ne veux qu’une grâce ; à mes feux moins contraire,
Qu’elle n’écoute plus un préjugé sévère ;
Que par un tendre amant son front soit couronné ;
Qu’elle accepte mon cœur ; et tout est pardonné.
ALZONDE.
Seigneur, si vous voulez le bonheur de sa vie,
Si vous daignez m’en croire, oubliez Eugénie.
On n’attend point l’amour d’un cœur infortuné
Par lui-même à l’exil, aux larmes, condamné.
Sans lui faire acheter la grâce qu’elle espère,
Sans troubler son repos, terminez sa misère.
N’attendez pas qu’ici pleurante à vos genoux,
Elle vienne arrêter un funeste courroux.
Sûre que l’équité va lui rendre son père,
Sa vertu ne sait point descendre à la prière.
Mettez fin à ses maux, si vous y prenez part,
Et faites son bonheur en souffrant son départ.
ÉDOUARD.
Moi que pour son bonheur je m’intéresse encore,
Tandis que sur la foi des feux que je déplore
La cruelle se plaît à faire mon malheur,
Me brave avec orgueil, me fuit avec horreur !
Il en faut à ma gloire épargner la faiblesse.
Vengeons d’un même coup mon trône et ma tendresse.
Pour sauver un proscrit que peut-elle aujourd’hui
Quand elle est à mes yeux plus coupable que lui ?...
Que dis-je ? quand je puis terminer tes alarmes,
Quand la main d’un amant doit essuyer tes larmes,
Je livrerais ton père au glaive d’un bourreau !
J’attacherais tes yeux sur un affreux tombeau !
Ô ma chère Eugénie ! ah ! punir ce qu’on aime,
Frapper un cœur chéri, c’est se frapper soi-même.
Non, son seul souvenir désarme mon transport.
Il faut, chère Aglaé, faire un dernier effort.
S’il reste quelque espoir à mon âme enflammée,
Rassurez, ramenez Eugénie alarmée :
Qu’abrégeant à la fois sa peine et mon tourment,
Au tribunal d’un juge elle trouve un amant.
Dites-lui mon amour, mes pleurs, ma fureur même ;
Tout est justifié par un amour extrême :
Mais si, fidèle encore à de fausses vertus,
Si pour le vain honneur d’un superbe refus,
Trop sûre qu’arrêtant un jugement sévère
Mon cœur va prononcer la grâce de son père,
Évitant ma présence, et fuyant ce palais,
Elle bravait mes feux, mon courroux, mes bienfaits ;
Il m’en coûtera cher ; mais j’atteste la gloire
Que de ses vains attraits j’efface la mémoire ;
Et son père, à l’instant déchu de tous ses droits,
N’est plus qu’un criminel que j’abandonne aux lois.
Ne perdez point de temps ; allez : je vous confie
Mes desseins, mon espoir, le secret de ma vie.
Priez, promettez tout ; effrayez, s’il le faut.
Un mot va décider ; le trône ou l’échafaud :
Son sort est dans ses mains : allez, qu’elle prononce ;
Le destin de mes jours dépend de sa réponse.
Scène III
ALZONDE
Je ne formais donc pas un frivole soupçon !
Trop heureuse rivale !... Ah ! que dis-je ? et quel nom !
N’ai-je point immolé mon amour à ma gloire,
Et rendu tout mon cœur au soin de la victoire ?...
Quoi ! des soupirs encor reviennent me trahir !
Fallait-il le revoir, s’il fallait le haïr ?
Ton supplice est entier, amante infortunée !
Il ne manquait aux maux qui font ta destinée
Que d’entendre d’un cœur dont tu subis la loi
Des soupirs échappés pour une autre que toi.
Je n’en puis plus douter ; et, pour comble d’outrage,
On veut que leur bonheur soit encor mon ouvrage !
J’en rends grâce au destin : ce soin qui m’est commis
M’aide à désespérer mes cruels ennemis ;
Dans le sang le plus cher, répandu par ma haine,
Que tout ici gémisse et souffre de ma peine :
On retranche à l’horreur de ses maux rigoureux
Ce qu’on en peut verser sur d’autres malheureux.
Tremble, crédule amant ; en frappant ce qu’il aime,
L’amour est plus cruel que la haine elle-même.
Mais ma rivale vient ; cachons-lui son bonheur ;
Dissimulons ma rage, et trompons sa douleur.
Scène IV
ALZONDE, sous le nom d’Aglaé, EUGÉNIE
EUGÉNIE.
Ah ! ma chère Aglaé, dans quel temps déplorable
Me laissez-vous livrée à l’effroi qui m’accable !
Ismène ne vient point en dissiper l’horreur :
Tout me fuit, tout me laisse en proie à ma douleur.
ALZONDE.
Si vous en voulez croire et ma crainte et mon zèle,
Fuyez, chère Eugénie, une terre cruelle :
Des mêmes délateurs je redoute les coups ;
Peut-être leur fureur s’étendrait jusqu’à vous.
Il en est temps encor, fuyez.
EUGÉNIE.
Moi, que je fuie !
Je crains, mais pour mon père, et non pas pour ma vie.
Scène V
ALZONDE, sous le nom d’Aglaé, EUGÉNIE, ISMÈNE
EUGÉNIE.
Eh bien ! Que m’apprends-tu ?
ISMÈNE.
Le silence et l’effroi
Environnent les lieux qui nous cachent le roi.
Je n’ai vu que Volfax ; il me suit, et peut-être
Mieux instruit des revers que ce jour a vus naître,
Madame, vous pourrez les apprendre de lui.
EUGÉNIE.
Vous, ma chère Aglaé, vous, mon unique appui,
Pénétrez jusqu’au prince, allez, tâchez d’apprendre
Si, suspendant ses coups, il daigne encor m’entendre :
De la vertu trahie exposez le malheur ;
Et s’il parle de moi... dites-lui ma douleur ;
Dites-lui que j’expire en proie à tant d’alarmes ;
Que je n’aurais pas cru qu’il fît couler mes larmes,
Qu’il voulût mon trépas, et qu’aujourd’hui sa main
Dût conduire le fer qui va percer mon sein.
Scène VI
EUGÉNIE, VOLFAX, ISMÈNE
EUGÉNIE.
Rassurez-moi, mylord ; quel forfait se prépare ?
De l’auteur de mes jours quel malheur me sépare ?
VOLFAX.
Un ordre souverain l’a commis à mes soins ;
C’est tout ce que je sais.
EUGÉNIE.
Puis-je le voir du moins ?
Vous le plaindrez sans doute ; une âme généreuse
Ne voit point sans pitié la vertu malheureuse.
Venez, guidez mes pas ; il n’est point de danger,
Point de mort qu’avec lui je n’ose partager.
VOLFAX.
Vous ne pouvez le voir ; et ses juges peut-être
Devant eux à l’instant vont le faire paraître.
EUGÉNIE.
Des juges ! de quel crime a-t-on pu le charger ?
Quel citoyen plus juste ose l’interroger ?...
VOLFAX.
Quand du pouvoir des rois la fortune l’approche,
Un sujet rarement est exempt de reproche.
EUGÉNIE.
Arrêtez ; à ses mœurs votre respect est dû :
La vertu dans les fers est toujours la vertu.
Sa probité toujours éclaira sa puissance.
Que pour des cœurs voués au crime, à la vengeance,
Le premier rang ne soit que le droit détesté
D’être injuste et cruel avec impunité ;
Pour les cœurs généreux que l’honneur seul inspire,
Ce rang n’est que le droit d’illustrer un empire,
De donner à son roi des conseils vertueux,
Et le suprême bien de faire des heureux.
Toi qui, peu fait sans doute à ces nobles maximes ?
Oses ternir l’honneur par le soupçon des crimes,
Tu prends pour en juger des modèles trop bas :
Respecte le malheur, si tu ne le plains pas ;
Apprends que dans les fers la probité suprême
Commande à ses tyrans, et les juge elle-même.
Mais c’est trop m’arrêter, et tu pourrais penser
Qu’à briguer ton appui je daigne m’abaisser ;
Le trône seul a droit de me voir suppliante.
Je vais...
VOLFAX.
Un ordre exprès s’oppose à votre attente :
Du trône dans ce jour tout doit être écarté,
Madame ; et votre nom n’en est pas excepté.
Scène VII
EUGÉNIE, ISMÈNE
EUGÉNIE.
D’un tribunal cruel on m’interdit l’entrée !
Ô mon père ! ô forfait ! Sa perte est assurée ;
Du parricide affreux qu’apprête leur fureur
Mon sang glacé d’effroi me présage l’horreur.
ISMÈNE.
Ses amis, sa vertu, la voix de la justice...
EUGÉNIE.
Est-il des droits sacrés, si l’on veut qu’il périsse ?
Et des amis, dis-tu ? Quel nom dans ce séjour !
La sincère amitié n’habite point la cour ;
Son fantôme hypocrite y rampe aux pieds d’un maître ;
Tout y devient flatteur ; tout flatteur cache un traître.
Eût-il gagné les cœurs par ses bienfaits nombreux,
Ose-t-on être encor l’ami d’un malheureux ?
De la cour un instant change toute la face ;
Tout vole à la faveur, tout quitte la disgrâce :
Ceux même qu’il servit ne le défendront pas ;
Le jour d’un nouveau règne est le jour des ingrats.
Mais quel affreux silence ! et quelle solitude !
Chaque moment ajoute à mon inquiétude.
Instruite de ma crainte, Aglaé ne vient pas ;
Allons la retrouver : elle me fuit ; hélas !
Je ne le vois que trop, sa tendresse sans doute
Craint de me confirmer le coup que je redoute.
Scène VIII
ARONDEL, EUGÉNIE, ISMÈNE
ARONDEL.
Dans ce séjour coupable où tout change aujourd’hui,
Où les cœurs vertueux ont perdu leur appui,
Si par des sentiments au-dessus du vulgaire
Jusque dans ses malheurs la vertu vous est chère,
Qu’en ces funestes lieux par vous je sois guidé ;
Parlez ; daignez m’apprendre où Vorcestre est gardé.
EUGÉNIE.
Généreux étranger, mortel que je révère,
Qui vous rend si sensible au malheur de mon père ?
ARONDEL.
Vous sa fille ? ô bonheur !...
EUGÉNIE.
Quelle tendre pitié,
Quel héroïque effort vous conduit ?
ARONDEL.
L’amitié.
D’un cœur solide et vrai vantez moins la constance,
Le devoir n’a point droit à la reconnaissance ;
Le trône est entouré d’un peuple adulateur,
Et l’ami d’un heureux n’est souvent qu’un flatteur.
J’étais de sa vertu l’adorateur fidèle ;
Elle reste à son cœur, je lui reste avec elle.
Je serais ignoré dans ce séjour nouveau ;
Car quoique cette cour ait été mon berceau,
Mes traits changés aux lieux où j’ai caché ma vie
Me rendent étranger au sein de ma patrie :
Mais puisqu’encor propice en ce jour de courroux
Le ciel daigne m’entendre et m’adresser à vous,
Madame, à vos regards je parais sans mystère ;
Vous voyez Arondel, l’ami de votre père.
Tandis qu’on ne l’a vu que puissant et qu’heureux,
J’ai fui de la faveur le séjour fastueux,
Et je n’ai point grossi cette foule importune
Qui venait à ses pieds adorer la fortune ;
Mais lorsque tout s’éloigne, et qu’il est oublié,
Je reviens, et voici le jour de l’amitié.
EUGÉNIE.
Ô présage imprévu d’un destin plus prospère !
Puisqu’il vous rend à nous, le ciel est pour mon père.
ARONDEL.
Quand, pour lui revenu, j’apportais des secrets
Dus aux soins d’un état heureux par ses bienfaits,
Quoi ! je le vois trahi dans ces mêmes contrées
Où je comptais revoir ses vertus adorées !
Quels lâches imposteurs ont causé ses revers ?
Tout abandonne-t-il Vorcestre dans les fers ?
N’est-il plus à la cour une âme assez hardie
Pour oser s’élever contre la calomnie ?
Ô toi qui dans des temps dont je garde les mœurs
Inspirais nos aïeux, et faisais les grands cœurs,
Vérité généreuse, es-tu donc ignorée,
Et du séjour des rois à jamais retirée ?
Nourri loin du mensonge et de l’esprit des cours,
J’ignore de tout art les obliques détours ;
Mais, libre également d’espérance et de crainte,
J’agirai sans faiblesse et parlerai sans feinte :
On expose toujours avec autorité
La cause de l’honneur et de la vérité.
Commandez, j’obéis ; nul péril ne m’étonne :
Qui ne craint point la mort ne craint point qui la donne.
EUGÉNIE.
Que puis-je décider ? vous-même guidez-moi ;
Je ne sais que gémir en ces moments d’effroi.
Volfax garde mon père, il en veut à sa vie ;
J’ai vu dans ses discours la bassesse et l’envie.
Ah ! si dans cet instant des juges ennemis
Décidaient qu’en secret... Ah ! mylord, j’en frémis.
Allons, servez de guide à mon âme égarée :
Du lieu qui le renferme environnons l’entrée ;
Et si des assassins lui vont percer le flanc,
Ils n’iront jusqu’à lui que couverts de mon sang.
ARONDEL.
Non ; il faut plus ici qu’une douleur stérile.
Forcez des courtisans la cohorte servile ;
Confondez l’imposture, éclairez l’équité,
Et jusqu’au trône enfin portez la vérité.
Au zèle d’un ami laissez le soin du reste ;
Vorcestre confondra cette ligue funeste ;
Ou, si pour le sauver mes soins sont superflus,
Quand il expirera je n’existerai plus.
Scène IX
EUGÉNIE, ISMÈNE
EUGÉNIE.
Allons ; puisqu’il le faut, tâchons de voir encore
Celui que je devrais haïr, et que j’adore :
Il me rendra mon père ; oui, son cœur n’est point fait
Pour commander le meurtre et souscrire au forfait.
Mais si pour le fléchir, pour vaincre l’imposture,
Ce n’était point assez des pleurs de la nature,
Toi, dont jamais je n’eusse imploré le secours
Si je ne l’implorais pour l’auteur de mes jours,
Amour, viens dans son cœur guider ma voix tremblante,
Et prête ta puissance aux larmes d’une amante !
ACTE IV
Scène première
ALZONDE, AMÉLIE
ALZONDE.
As-tu servi les vœux d’un cœur désespéré ?
Au gré de ma fureur tout est-il préparé ?
AMÉLIE.
Vos ordres sont remplis.
ALZONDE.
Au milieu de ma haine
Mon cœur frémit du crime, où la rage l’entraîne.
Mon sort me veut coupable, il y faut consentir.
Ne laissons plus au roi l’instant d’un repentir.
L’infidèle rapport que je viens de lui faire
Vainement a paru redoubler sa colère ;
Incertain, furieux, attendri tour-à-tour,
Jusque dans sa fureur j’ai connu son amour ;
Il nommait Eugénie, il partage sa peine :
S’il l’entend, il sait tout ; s’il la voit, elle est reine ;
La grâce de Vorcestre est le prix d’un soupir :
Je connais trop l’amour, il ne sait point punir.
Quoi ! ces périls, ces pleurs, n’auraient servi qu’à rendre
Ma rivale plus chère et son amant plus tendre !
Il est temps de frapper : pour combler tes rigueurs
N’était-ce point assez d’unir tous les malheurs,
Ciel ? fallait-il aussi rassembler tous les crimes,
Et devais-tu m’offrir d’innocentes victimes ?
Vengeance, désespoir, vertus des malheureux,
Je n’espère donc plus que ces plaisirs affreux
Que présente à la haine, à la rage assouvie,
L’aspect d’un ennemi qu’on arrache à la vie !
Scène II
ALZONDE, VOLFAX, AMÉLIE
ALZONDE.
Eh bien ! qu’attendez-vous ? quelle lente fureur !
Un crime sans succès perd toujours son auteur.
Songez que si le roi voit Eugénie en larmes...
VOLFAX.
Madame, épargnez-vous d’inutiles alarmes ;
Aux cris dont sa douleur vient remplir ce palais
Du trône jusqu’ici j’ai su fermer l’accès.
Solitaire et plongé dans un morne silence,
Édouard laisse agir mes soins et ma vengeance,
Et l’on n’interrompra ce silence fatal
Qu’en lui portant l’arrêt qui proscrit mon rival.
Tout nous seconde enfin, sa ruine est certaine :
Jaloux de son crédit, et liés à ma haine,
Ses juges vont hâter son arrêt et sa mort ;
Vos vœux seront remplis : je commande en ce port,
Madame, et dès demain, cessant d’être captive,
Pour revoir vos états vous fuirez cette rive.
ALZONDE.
Perdez votre ennemi ; mon funeste courroux
Ne sera point oisif en attendant vos coups.
Scène III
VOLFAX
L’abîme est sous tes pas, ambitieuse reine.
Tu crois que je te sers, je ne sers que ma haine ;
Mon rival abattu, je comble tes revers ;
Je me suffis ici, je te nomme et te perds.
Mon sort s’affermira par leur chute commune ;
Point de lâches remords ; accablons l’infortune.
Mais quel est l’étranger qui s’est offert à moi ?
Il prétend voir, dit-il, ou Vorcestre ou le roi ;
Peu commune à la cour, sa fermeté m’étonne ;
Je n’ai pu m’éclaircir sur ce que je soupçonne :
Pour surprendre un secret qu’il craint de dévoiler
Je veux qu’à mon rival il vienne ici parler.
Scène IV
VOLFAX, GLASTON, GARDES
VOLFAX.
Gardes, faites venir Vorcestre en ma présence.
Vous, fidèle Glaston, veillez dans mon absence.
Caché près de ces lieux, tandis que j’entendrai
D’un entretien suspect le secret ignoré,
Que rien ici du roi ne trouble la retraite ;
C’est son ordre absolu que ma voix vous répète.
Scène V
VORCESTRE, VOLFAX, GARDES
VORCESTRE.
Que dois-tu m’annoncer ? ne faut-il que mourir ?
VOLFAX.
Un étranger demande à vous entretenir :
Vous entendrez ici ce qu’il prétend vous dire ;
Édouard le permet. Gardes, qu’on se retire.
Scène VI
VORCESTRE
Eh ! qui peut me chercher dans ces funestes lieux ?
Est-ce un heureux secours que m’adressent les cieux ?
Quel que soit l’inconnu que je vais voir paraître,
Dieu juste, fais du moins qu’il ne soit point un traître ;
Que je puisse par lui détruire un attentat,
Non pour sauver mes jours, mais pour sauver l’état.
Où respire, où gémit ma fille infortunée ?
Tu connais sa vertu, conduis sa destinée...
Quand j’éprouve des maux qui semblent n’être faits
Que pour être la honte et le prix des forfaits,
Je ne t’accuse point, arbitre de ma vie ;
Lorsque la liberté, l’âme de la patrie,
Voit dégrader ses droits, voit tomber sa grandeur,
La mort est un bienfait, et non pas un malheur...
Ignorât-on le sort que nous devons attendre,
Et sous quels cieux nouveaux notre esprit va se rendre,
Le désir du néant convient aux scélérats :
Non, je ne puis penser que la nuit du trépas
Éteigne avec nos jours ce flambeau de notre âme
Qu’alluma l’immortel d’une céleste flamme.
La vertu malheureuse en ces jours criminels
Annonce à ma raison les siècles éternels :
Pour la seule douleur la vertu n’est point née ;
Le ciel a fait pour elle une autre destinée.
Plein de ce juste espoir, je m’élève aujourd’hui
Vers l’Être bienfaisant qui me créa pour lui...
Mais qui s’avance ici ?
Scène VII
ARONDEL, VORCESTRE
VORCESTRE.
Quel dessein vous amène ?
ARONDEL, l’embrassant.
Cher Vorcestre !...
VORCESTRE.
Que vois-je ? Ah ! je m’en crois à peine...
Quoi ! c’est vous, Arondel ! c’est vous que je revois,
Et que j’embrasse, hélas ! pour la dernière fois !
Dans cet instant mêlé de joie et de tristesse
De mes sens interdits soutenez la faiblesse...
Que venez-vous chercher aux portes de la mort ?
Pourquoi m’avez-vous fui dans un plus heureux sort ?
Quel désert à mes soins cachait vos destinées ?
Privé de vous, hélas ! j’ai perdu mes années ;
Et ne vous vois-je enfin vous rendre à mes souhaits
Que pour sentir l’horreur de vous perdre à jamais ?
ARONDEL.
Ne donnons point ce temps à d’inutiles plaintes ;
Osez briser vos fers, et dissipez nos craintes.
Le jour déjà plus sombre aide à tromper les yeux ;
Je reste ici : pour vous, abandonnez ces lieux ;
Fuyez avec horreur une indigne patrie.
Déjà par mes conseils, par les soins d’Eugénie
Une barque s’apprête ; allez, passez les mers ;
Vivez, si vous m’aimez. Cette garde, ces fers,
Ces murs, n’alarment point une âme magnanime ;
L’appareil de la mort n’étonne que le crime ;
Souffrez qu’en vous sauvant l’intrépide amitié
Prenne l’emploi du ciel qui vous laisse oublié.
VORCESTRE.
J’emploierais pour la vie un lâche stratagème !
Je pourrais à la mort exposer ce que j’aime !
Je ne crains rien pour moi ; pour vous seul j’ai frémi.
Fuyez, abandonnez un malheureux ami.
Je sens comme ma fin l’instant qui nous sépare ;
Mais fuyez, craignez tout dans ce palais barbare :
Je mourrai doublement si vous y périssez.
ARONDEL.
J’aurais cru qu’en m’aimant vous m’estimiez assez
Pour devoir m’épargner le soupçon de la crainte,
Et me croire au-dessus du sort et de la plainte.
Vous me connaîtrez mieux. Si vous voulez périr,
Je ne vous quitte point ; ami, je sais mourir.
Convaincu comme vous du néant de la vie,
Pourrais-je regretter de me la voir ravie ?
Aveugle sur son être, incertain, accablé,
Dans ce séjour mortel le sage est exilé ;
Il voit avec transport la fin de la carrière
Où doit naître à ses yeux l’immortelle lumière :
Dans cette nuit d’erreurs la vie est un sommeil ;
La mort conduit au jour, et j’aspire au réveil.
Mais suspendant ici cette sagesse austère,
Ne songez aujourd’hui qu’au tendre nom de père.
Si de barbares mains ne l’éloignaient de vous,
Eugénie en ce lieu serait à vos genoux :
Prête à chercher la mort, résolue à vous suivre,
Ah ! si sa tendre voix vous conjurait de vivre,
Vous refuseriez-vous à sa vive douleur ?
Pourriez-vous lui plonger le poignard dans le cœur ?
Ignorez-vous l’opprobre où vous expose un traître ?
Volfax peut tout ; bientôt un vil bourreau peut-être...
Ô honte ! quoi ! tomber sous cette indigne main !
Fuyez ; je crois déjà voir le glaive assassin.
VORCESTRE.
Quelle que soit la main qui m’ôtera la vie,
Qui meurt dans sa vertu meurt sans ignominie.
ARONDEL.
La gloire, je le sais, devrait suivre une mort
L’ouvrage de la fraude et le crime du sort ;
Mais à tout condamner la foule accoutumée
Sur le crime apparent flétrit la renommée.
Qui pourrait se défendre et ne le daigne pas
Veut perdre avec le jour l’honneur de son trépas.
VORCESTRE.
La vertu ne connaît d’autre prix qu’elle-même ;
Ce n’est point son renom, ce n’est qu’elle que j’aime.
Que l’univers approuve ou condamne mes fers,
Ami, vous m’estimez ; voilà tout l’univers.
À parler pour mes jours si mon cœur se refuse,
Je sais mon plus grand crime, il n’admet point d’excuse ;
Et l’innocence enfin, peu faite à supplier,
Ne descend point au soin de se justifier.
En conservant mes jours, je perdrais votre estime
Si je pouvais ramper sous la main qui m’opprime,
Si l’aspect de ma fin pouvait m’intimider.
Je sais quitter la vie, et non la demander.
Retournez vers ma fille, et cessant de m’abattre,
Ami, ne m’offrez plus ses larmes à combattre :
Les maux, les fers, la mort, je puis tout surmonter ;
Je n’ai que sa douleur et vous à redouter.
Épargnez-moi l’horreur où ce moment me livre :
Au nom de ma tendresse ordonnez-lui de vivre ;
Au nom de l’amitié, dont les augustes nœuds
Survivent au trépas dans les cœurs vertueux,
Qu’elle me trouve en vous, et qu’elle vous soit chère :
Quand je meurs, mon ami de ma fille est le père ;
Je vivrai dans vos cœurs ; que ma mort à jamais
Emporte votre estime, et non pas vos regrets.
ARONDEL.
Ainsi rien ne fléchit ce courage intrépide...
Je me livre moi-même au transport qui vous guide.
Eh bien ! cruel ami, puisque immolant vos jours
Vous refusez de fuir, il faut d’autres secours ;
Je vous dois des conseils dignes d’un cœur sublime.
Le supplice a toujours l’apparence du crime ;
Sauvez de cet affront votre nom respecté,
Et marquez-le du sceau, de l’immortalité.
Périr sous les regards du traître qui vous brave,
Périr dans les tourments, c’est périr en esclave :
Non, il faut mourir libre, et décider sa fin.
Un cœur indépendant doit faire son destin.
Des sens épouvantés étouffant le murmure,
Un cœur vraiment anglais s’asservit la nature ;
Il chérit moins le jour qu’il n’abhorre les fers ;
Il sait vaincre la mort, l’effroi de l’univers.
Pour vous affranchir donc au sein de l’esclavage,
Pour tromper vos tyrans, et confondre leur rage,
Je vais... glacé d’horreur et saisi de pitié,
Vous fournir un secours dont frémit l’amitié.
Je frissonne en l’offrant... mais un devoir austère
M’impose, malgré moi ce cruel ministère.
Vous êtes désarmé... ce poignard est à vous ;
Que votre sein ne soit percé que de vos coups.
Prenez ce fer, frappez ; je m’en réserve un autre ;
Trop heureux que mon âme accompagne la vôtre,
Et qu’admirant un jour ce généreux courroux
Londres nomme l’ami qui tomba près de vous !
VORCESTRE.
Quelque honneur qu’à ce sort la multitude attache,
Se donner le trépas est le destin d’un lâche ;
Savoir souffrir la vie, et voir venir la mort,
C’est le devoir du sage, et ce sera mon sort.
Le désespoir n’est point d’une âme magnanime ;
Souvent il est faiblesse, et toujours il est crime.
La vie est un dépôt confié par le ciel ;
Oser en disposer, c’est être criminel.
Du monde où m’a placé la sagesse immortelle
J’attends que dans son sein son ordre me rappelle.
N’outrons point les vertus par la férocité ;
Restons dans la nature et dans l’humanité.
Garde ce triste don : ton ami ne demande
Qu’un service important, que l’état te commande.
Cet écrit, que Volfax adresse aux ennemis,
Par les soins d’un des miens venait d’être surpris,
Quand, l’apportant au roi, j’ai trouvé l’esclavage.
Porte-le ; d’un perfide il y verra l’ouvrage...
Scène VIII
VOLFAX, VORCESTRE, ARONDEL, GARDES
VOLFAX.
Holà, gardes, à moi ! saisissez-les tous deux.
ARONDEL, frappant Volfax du poignard qu’il tenait encore.
Voilà ton dernier crime ; expire, malheureux !
Il jette le poignard. Aux gardes.
Faites votre devoir ; je suis prêt à vous suivre.
Vous vivrez, cher Vorcestre, ou je cesse de vivre.
On l’emmène.
VORCESTRE.
Séparés si longtemps, deux vertueux amis
N’avaient-ils que les fers pour se voir réunis ?
ACTE V
Scène première
ÉDOUARD, GLASTON, GARDES
ÉDOUARD.
Oui, je vais confirmer l’arrêt de son supplice :
Qu’avant tout cependant cet ami, ce complice,
Qui s’obstine au silence, et brave le danger,
Soit conduit devant moi : je veux l’interroger.
GLASTON.
Aux portes du palais Eugénie éplorée
Depuis longtemps, Seigneur, en demande l’entrée.
ÉDOUARD.
Qu’elle paraisse ; allez.
Scène II
ÉDOUARD
Je vais la voir enfin :
Je tremble... je frémis... Quel sera mon destin ?
Qu’Eugénie à mon cœur laisse au moins l’espérance,
Et je lui rends son père... Ô ciel ! Elle s’avance ;
Sa grâce est dans ses yeux.
Scène III
ÉDOUARD, EUGÉNIE
EUGÉNIE.
Pour la dernière fois
Je puis enfin, Seigneur, vous adresser ma voix.
Mon père est condamné. Souverain de sa vie,
L’abandonnerez-vous aux fureurs de l’envie ?
ÉDOUARD.
Je pouvais le sauver, quoiqu’il fût convaincu :
Il va mourir ; Madame, et vous l’avez voulu.
EUGÉNIE.
Le plus juste des rois permettra-t-il le crime ?
D’infâmes délateurs, qu’un vil espoir anime,
Ont osé le charger du plus faux attentat ;
Des traîtres ont jugé le soutien de l’état :
Que son maître le juge ; ou, s’il faut qu’il périsse,
Si détournant les yeux vous souffrez l’injustice,
S’il n’obtient plus de vous un reste d’amitié,
À ma douleur du moins accordez la pitié :
Ma vie est attachée à celle de mon père :
Ainsi donc par vos coups je perdrais la lumière !...
Mais dans vos yeux, Seigneur, je lis moins de courroux :
Achevez, pardonnez ; je tombe à vos genoux.
ÉDOUARD, la relevant.
En quel état vous vois-je, ô ma chère Eugénie !
Vous l’objet de mes vœux, vous l’espoir, de ma vie :
Commandez en ces lieux ; n’accablez plus mon cœur
Du remords d’avoir pu causer votre douleur.
Quoi ! c’est vous qui priez ! c’est moi qui vous afflige !
À quels affreux excès votre haine m’oblige !
Terminez d’un seul mot ma peine et votre effroi ;
Régnez ; au même instant donnant ici la loi,
Vous dérobez Vorcestre au coup qui le menace ;
C’est moi qui dans ce jour vous demande sa grâce.
EUGÉNIE.
C’en est donc fait, Seigneur, on versera son sang :
Vous savez quel devoir, m’éloigne de ce rang.
ÉDOUARD.
Oui, je sais mon malheur ; ce jour épouvantable,
Quand j’en doutais encore, et m’éclaire et m’accable :
Cessez de m’opposer des détours superflus.
Cruelle ! je vois trop d’où partent vos refus ;
Vous ne pouvez m’aimer, mes vœux font votre peine ;
Sous le nom du devoir vous déguisez la haine :
Vous le voulez, Madame, il faut y consentir ;
De mon cœur déchiré cet amour va sortir :
C’en est fait : mais songez qu’après cette victoire,
Si je puis l’obtenir, je suis tout à ma gloire ;
Qu’à ma gloire rendu, n’agissant plus qu’en roi,
Un pardon dangereux ne dépend plus de moi :
La justice a parlé, je lui dois sa victime...
Vous voyez la fureur et l’amour qui m’anime :
Madame, prononcez... c’est le dernier moment ;
Le maître va parler si l’on brave l’amant.
EUGÉNIE.
Où me réduisez-vous, seigneur ? jugez vous-même
À quel horrible état, à quel tourment extrême
Me condamne aujourd’hui cet amour malheureux,
Pour qui le ciel n’a fait qu’un destin rigoureux !
Tel est mon sort cruel : je veux sauver mon père ;
Mais, soit qu’à vos desseins je ne sois plus contraire,
Soit que je m’y refuse en ce dernier moment,
Ce père infortuné périt également :
Le supplice l’attend si je vous suis rebelle ;
Il meurt de sa douleur si je trahis son zèle.
ÉDOUARD.
C’est trop prier en vain, et c’est trop m’avilir :
Perdons des furieux, puisqu’ils veulent périr.
Il veut sortir.
EUGÉNIE.
Ah ! seigneur, arrêtez... et qu’enfin ma tendresse...
À part.
Que vais-je dire !... Hélas !... Surmontons ma faiblesse.
Puisqu’il est vrai, Seigneur, qu’un aveugle courroux
Est le seul sentiment qui vous reste pour nous,
Accordez-moi du moins une grâce dernière :
Qu’on ne me ferme plus la prison de mon père,
Que l’embrassant encor, qu’expirant dans ses bras,
Je m’arrache à l’horreur d’apprendre son trépas.
ÉDOUARD.
L’inflexible rigueur de cette âme hautaine
Ne ferait pour mes feux qu’affermir votre haine ;
Sans ses tristes conseils, sans son farouche esprit,
Pour me haïr toujours votre cœur vous suffit...
Je ne me connais plus dans ce cruel outrage...
Vos malheurs et les miens vont être votre ouvrage.
Scène IV
EUGÉNIE
Ô rigoureux devoir !... Mes cris sont superflus,
Et mes gémissements ne l’attendrissent plus...
Faut-il tout avouer ?... m’entendra-t-il encore ?...
Des gardes entrent, précédant Arondel.
Quel est cet appareil, ce trouble que j’ignore ?
Scène V
EUGÉNIE, ARONDEL, GARDES
EUGÉNIE.
Ah ! Mylord, c’en est fait ; je vais chercher la mort.
ARONDEL.
Arrêtez... Elle fuit...
Scène VI
ARONDEL, GARDES
ARONDEL.
Quel est donc notre sort ?
Qu’attend-on ? Et pourquoi me laisse-t-on la vie ?
Ton crime est-il comblé, trop ingrate patrie ?
Renversant de tes lois le plus ferme soutien,
As-tu sacrifié ton dernier citoyen ?
Qu’est devenu Vorcestre ? Affreuse incertitude !
Ne puis-je m’éclairer dans mon inquiétude ?
Dans mon cœur déchiré ce doute sur son sort
Revient à chaque instant multiplier la mort.
Aux gardes.
Vous, ministres du meurtre et de la tyrannie ?
Si chez vous la pitié n’est point anéantie,
Répondez, rassurez mon esprit incertain,
Ou comblez les horreurs de mon affreux destin...
Vous ne répondez rien ; ce farouche silence,
Barbares, m’apprend trop ce qu’il faut que je pense :
Il est donc mort ! frappez, terminez mon malheur ;
Qui versera mon sang sera mon bienfaiteur ;
Achevez de briser la chaîne déplorable
Qui captive mon âme en ce séjour coupable ;
Et, délivrant mes yeux de l’aspect des mortels,
Sauvez-moi de l’horreur de voir des criminels.
Scène VII
GLASTON, ARONDEL, GARDES
GLASTON.
Le roi vient en ces lieux, vous pourrez faire entendre
Ce qu’aux pairs assemblés vous refusez d’apprendre ;
Et vous justifiant...
ARONDEL.
Vos soins sont superflus,
À me justifier je ne m’abaisse plus.
Oui, je voulais parler et servir l’Angleterre ;
Mais par son noir forfait cette coupable terre
Aujourd’hui dans mon cœur a perdu tous ses droits.
De la patrie enfin je n’entends plus la voix :
Des traîtres, des complots qu’elle soit la victime,
L’horreur doit habiter dans le séjour du crime ;
Que la guerre y répande et le deuil et l’effroi :
Mon ami m’est ravi, tout est fini pour moi ;
L’univers ne m’est plus qu’un désert où j’expire...
Le supplice est-il prêt ? je n’ai plus rien à dire.
Scène VIII
ÉDOUARD, ARONDEL, GLASTON, GARDES
ÉDOUARD.
Demeure : quel secret t’unit aux attentats
Du traître qui t’attend pour marcher au trépas ?
ARONDEL.
Qu’entends-je ? il vit encore ! appui de l’innocence,
Je reconnais, ô ciel ! j’adore ta puissance :
Je reverrai Vorcestre ! ô bonheur imprévu !
Je puis justifier et sauver la vertu.
ÉDOUARD.
Pour ton propre forfait quand la mort te menace,
Téméraire, oses-tu parler d’une autre grâce ?
Crois-tu par ces dehors d’une fausse grandeur
D’un infâme assassin ennoblir la fureur ?
Toi qui n’es dans ma cour connu que par un crime,
Quel es-tu ? quel destin, quelle fureur t’anime ?
ARONDEL.
Je reçois sans rougir les noms des scélérats ;
L’apparence m’accuse, et je ne m’en plains pas :
Mais puisque vous daignez m’interroger, m’entendre,
À votre estime encor, Seigneur, je puis prétendre.
Je ne farderai point l’aveu que je vous dois ;
Non, la vérité seule est la langue des rois :
Souvent dans les combats le sang de mes ancêtres
A coulé pour les rois vos pères et nos maîtres,
Et le nom d’Arondel qui vit encore en moi
Ne vous annonce pas l’ennemi de son roi.
Au sein de ces honneurs qu’adore le vulgaire
Je pouvais conserver un rang héréditaire ;
Mais né libre, j’ai fui l’esclavage des rangs,
Et j’ai laissé ramper les flatteurs et les grands :
Spectateur des humains, citoyen de la terre,
Pour vivre indépendant je quittai l’Angleterre ;
Et si, changeant de soins, je revois ce séjour,
L’intérêt de l’état a voulu mon retour :
En Norvège informé de la fuite d’Alzonde,
Et d’une trahison qu’ici même on seconde,
J’en venais à Vorcestre éclaircir les horreurs,
Et j’arrivais enfin, quand j’appris ses malheurs.
Je ne le défends pas des crimes qu’on m’annonce ;
Défendu par ses mœurs, sa vie est ma réponse :
J’ai paru sans effroi ; plus stable que le sort,
L’amitié prend des fers, et partage la mort.
Si j’ai puni Volfax, la plus pure lumière
Va rendre à la vertu sa dignité première :
Regardez cet écrit qu’a signé l’imposteur ;
Vous connaissez la main, lisez, voyez, seigneur,
Si les tourments sont faits pour qui vous en délivre,
Et jugez qui des deux a mérité de vivre.
ÉDOUARD.
Que vois-je ? avec Volfax Aglaé conspirait !
Dans quel abîme affreux le traître m’attirait !
ARONDEL.
Son inflexible haine empêchait Eugénie
De confondre à vos yeux la noire calomnie.
ÉDOUARD.
Mortel ami des cieux, vous que leur équité
A chargé d’apporter ici la vérité,
Vous verrez qu’Édouard est digne de l’entendre,
Et qu’il n’opprime point ceux qu’elle sait défendre.
Vorcestre dans mon cœur porte le coup mortel :
Tandis qu’un noir complot le peignait criminel
Sans regret, sans pitié j’attendais son supplice ;
Mais le courroux se tait où parle la justice.
Aux gardes.
Vorcestre est libre : allez, qu’il paraisse à mes yeux ;
Et, pour mieux éclaircir ces projets factieux,
Qu’en ces lieux à l’instant Aglaé soit conduite ;
Ignorant ses complots, je permettais sa fuite.
Glaston, volez au port ; qu’aujourd’hui nul vaisseau
Ne s’éloigne d’ici sans un ordre nouveau.
Scène IX
ÉDOUARD, VORCESTRE, ARONDEL, GARDES
ÉDOUARD.
Vorcestre, paraissez : en vain la calomnie
Vous a voulu ravir et l’honneur et la vie ;
Du juge des humains l’immortelle équité
Des traits de l’imposteur sauve la probité :
Briser d’injustes fers, c’est venger l’innocence ;
Vous rendre à votre rang, vous laisser ma puissance,
C’est moins une faveur qu’un légitime choix :
La vertu doit régner, ou conseiller les rois :
Mais ces titres brillants s’obscurciraient peut-être
S’il vous manquait celui d’ami de votre maître :
Vous savez trop pourquoi ce titre fut perdu,
Vous savez à quel prix il peut être rendu.
VORCESTRE.
Si je pouvais changer, par cet opprobre insigne,
De vos bienfaits, Seigneur, je me rendrais indigne :
Un lâche au gré des vents varie et se dément ;
Mais l’honneur se ressemble, et n’a qu’un sentiment.
Qu’attendez-vous, Seigneur ? on murmure, on conspire,
Un instant affermit ou renverse un empire.
De traîtres investi, l’état veut en ce jour
Des soins plus importants que les soins de l’amour :
La perfide Aglaé, ministre des rebelles,
Peut seule en dévoiler les trames criminelles ;
Que tarde-t-on, seigneur, à la conduire ici ?
ÉDOUARD.
Mes ordres sont donnés, on doit... Mais la voici.
Scène X
ÉDOUARD, ALZONDE, VORCESTRE, ARONDEL, GLASTON, GARDES
ARONDEL.
En croirai-je mes yeux ? c’est elle-même...
ALZONDE.
Arrête.
Je te connais, je vois l’orage qui s’apprête ;
Mais, lasse de la vie, et lasse de forfaits,
J’éclaircirai sans toi mes funestes secrets.
À Édouard.
Toi qui fais ma disgrâce et ma douleur profonde,
Respecte ton égale, et reconnais Alzonde.
ÉDOUARD.
Alzonde !
ALZONDE.
À tes malheurs tu la reconnaîtras :
Mon nom est, je le sais, l’arrêt de mon trépas ;
Mais quand toute espérance à mon âme est ravie,
Que craindre ? Tu ne peux que m’enlever la vie :
Tu perdras davantage, et j’aurai la douceur
De te voir en mourant survivre à ton malheur ;
De mes ressentiments je te laisse ce gage...
Mais trop longtemps ici je contrains mon courage.
Alzonde, toujours reine au milieu des revers,
Inconnue à tes yeux, fut libre dans tes fers ;
Et dans l’instant fatal où tu peux me connaître
Je sais comme un grand cœur doit fuir l’aspect d’un maître.
ÉDOUARD.
Gardes, suivez ses pas.
Scène XI
ÉDOUARD, VORCESTRE, ARONDEL
ÉDOUARD.
Mon esprit agité
Ne peut de ses discours percer l’obscurité :
Quel est cet avenir, quelles sont ces disgrâces
Que m’annoncent ici ses altières menaces ?
Que craindre ? elle est captive, et ce ton menaçant
Est le dernier transport d’un courroux impuissant :
Je ne sens aujourd’hui que le bonheur suprême
De voir, de consoler, d’obtenir ce que j’aime.
En faveur de mes vœux le ciel s’est déclaré :
Vous envoyez, Vorcestre, un présage assuré ;
Et lorsqu’en mon pouvoir il met mon ennemie ;
Son choix n’est plus douteux, il couronne Eugénie.
Scène XII
ÉDOUARD, VORCESTRE, ARONDEL, GLASTON
GLASTON.
Seigneur, la fière Alzonde a su tromper nos yeux ;
Elle s’est poignardée au sortir de ces lieux :
« On m’apprête la mort ; je ne sais point l’attendre,
« Dit-elle : c’est de moi que mon sort doit dépendre ;
« Le poison m’a vengé : en ce même moment
« Ma rivale périt : frémis, funeste amant !
« Tu sauras qui j’aimais par l’effet de ma haine :
« Je me venge en amante, et me punis en reine. »
ÉDOUARD.
Quel noir pressentiment d’un barbare destin !
Que l’on cherche Eugénie, et qu’elle apprenne enfin...
Eugénie arrive, soutenue par ses femmes.
Ô ciel ! en quel état elle s’offre à ma vue !
Ô détestable Alzonde !
VORCESTRE.
Ô disgrâce imprévue !
Scène XIII
ÉDOUARD, VORCESTRE, ARONDEL, EUGÉNIE, ISMÈNE, GARDES
EUGÉNIE.
Que servent les regrets ? laissez jouir mon cœur
Du peu de temps que doit m’accorder ma douleur.
Le croirai-je ? ô mon père ! une juste puissance
A puni l’imposture et sauvé l’innocence.
Quel heureux changement, comblant tous mes désirs,
Dans l’horreur du trépas m’offre encor des plaisirs !
Je renais un instant en perdant la lumière,
Je puis vous dévoiler mon âme tout entière :
J’ai trop longtemps gémi sous ce triste fardeau ;
Il n’est plus de secrets sur le bord du tombeau...
Je dois bénir le coup qui du jour me délivre :
Victime de mon cœur, je ne pouvais plus vivre
Que dans l’horrible état d’un amour sans espoir,
Ou qu’infidèle aux lois, ainsi qu’à mon devoir.
Pardonnez, ô mon père ! aux feux que je déplore ;
Ils seraient ignorés si je vivais encore...
Oui, le ciel l’un pour l’autre avait formé nos cœurs.
Prince... je vous aimais... je vous aime... je meurs.
VORCESTRE.
Hélas !
ÉDOUARD.
C’en est donc fait ! ô douleur immortelle !
Ô ciel ! éteins mes jours, ils n’étaient que pour elle.