Le petit dragon (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON)
Comédie en deux actes, mêlée de Vaudeville.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 18 septembre 1817.
Personnages
LE BARON
LE GOUVERNEUR
ALFRED, son neveu
FRANCK, vieux soldat, père nourricier d’Elvina
MARCELLIN, jardinier
UN VALET
ELVINA, fille du baron, vêtue en amazone
CONSTANCE, sœur d’Alfred
SOLDATS
Dans un village voisin de Paris.
ACTE I
Une petite esplanade couverte d’arbres. À droite, une grille ouverte qui conduit au jardin du baron ; à gauche, un bout du rempart avec une tourelle pour indiquer le commencement d’un château fort. Près de la grille, quelques pots de fleurs en désordre.
Scène première
MARCELLIN, seul, il tient deux arrosoirs
Arrosons maintenant. Queu tranquillité ! on voit bien que mam’selle Elvina n’est pas encore descendue au jardin, ou p’t-être ben qu’elle est déjà sortie : car, dès que le jour paraît, brrrrr... ça court sans savoir où ; toujours dans les champs, dans les bois, à la chasse : queu lutin ! je ne peux pas me persuader qu’ ça soit une femme, je gagerais qu’ son père, monsieur le baron, n’en est pas sûr lui-même ; aussi son mari (Si jamais elle en trouve un) n’a qu’à bien se tenir !
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
Quand un débat s’élèvera
Entre eux, après le mariage,
Notre maîtresse se croira
À la guerre dans son ménage ;
Et comme une femme toujours
À son mari cherche querelle,
Il sera forcé tous les jours
De tirer l’épée avec elle.
Il va pour arroser ses pots de fleurs.
Ah ! mon Dieu ! c’est-y possible ! queu ravage ! mes pauvres giroflées, mes tulipes ! Tatigoi !... faut qu’elle ait déjà passé par là.
Scène II
MARCELLIN, FRANCK, fumant, entre par la grille
FRANCK.
Eh bien ! eh bien ! à qui en as-tu donc, avec tes giroflées, imbécile ? Tu fais plus de bruit qu’une pièce de trente-six.
MARCELLIN.
À qui j’en ai ? Pardi ! à c’ diable à quatre qu’ j’avons ici pour nos péchés, votre aimable Elvina.
FRANCK.
Mon élève, corbleu !
MARCELLIN.
Oui, une belle éducation que vous avez faite là !
FRANCK, fumant toujours.
Certainement ; et lorsque mon colonel fut obligé de partir pour la guerre d’Amérique, dont il croyait revenir au bout d’un an au plus, et qu’il confia sa petite Elvina à ma femme, sa nourrice, il savait bien que j’en ferais un sujet distingué : aussi, depuis la mort de la défunte, elle n’a pas eu d’autre maître que moi.
MARCELLIN.
Il y paraît, et depuis quinze jours que monsieur le baron est revenu, il a dû s’en apercevoir. Pour ce qui est de moi, déjà je ne peux plus y tenir, c’ que j’ fais d’un côté, elle me l’ défait de l’autre ; all’ prend mon chien pour chasser, et je ne désespérons pas de la voir un jour prendre mon pauvre âne pour l’ dresser aux manœuvres de cavalerie.
Air du vaudeville de Partie carrée.
De tous côtés chacun s’récrie
D’ la voir avec un si gentil minois
Parcourir les champs, la prairie,
Et vivre toujours dans les bois.
Oui, ceux qui pass’nt dans not’ village,
Avec raison sont tout surpris
D’ rencontrer un’ fille sauvage
Aussi près de Paris.
FRANCK, gravement.
Paix ! imbécile, paix !... C’ n’est pas à un blanc-bec comme loi à juger une personne comme elle, qui a été éduquée par un brave comme moi.
Air du Major Palmer.
Morbleu ! c’est la plus belle âme !
Un esprit sensible et bon.
MARCELLIN.
Ça s’ peut bien, mais pour un’ femme...
Ell’ n’en a rien que le nom.
FRANCK.
Quand je la vois sous les armes,
Je crois voir un grenadier...
MARCELLIN.
C’ n’est pas avec de tels charmes
Qu’ ali’ pourra se marier.
FRANCK.
Mill’ bomb’ ! des époux, je gage
Qu’elle n’en manquera pas.
MARCELLIN.
Moi, je crois qu’ dans son ménage
Ell’ f’rait un joli fracas.
FRANCK, vivement.
J’ suis certain, ne t’en déplaise,
Qu’on n’ lui résist’ra jamais,
Elle est bell comme un’ Française
Et se bat comme un Français.
FRANCK et MARCELLIN.
Et se bat comme un Français !
FRANCK, avec feu.
Oui, morbleu ! elle se ferait hacher pour son père, pour moi, pour vous tous qui la jugez si mal : n’a-t-elle pas encore sauvé, ces jours-ci, un jeune officier que les gardes-chasse du bois voulaient arrêter ? Hein ? quelle intrépidité ! quel sang-froid ! contenir à elle seule trois gardes-chasse ! Je n’aurais pas mieux fait.
MARCELLIN.
Eh bien ! j’ vous conseille d’ vous vanter d’ celle-là ; monsieur le baron a-t-il assez grondé ! s’exposer à faire le coup de fusil avec la maréchaussée ! Enfin c’est un diable incarné, un vrai lucifer.
FRANCK, en colère.
Comment ! tu oses... Attends, maraud, attends !
Il va pour tirer son sabre.
MARCELLIN, apercevant Elvina.
Ah ! ben, v’là le p’tit dragon par ici ; j’ serons entre deux feux, sauvons-nous.
Il se sauve à gauche, du côté du château.
Scène III
FRANCK, ELVINA, entrant avec vivacité, le fusil sur l’épaule et la carnassière sur le dos
ELVINA, embrassant Franck.
Bonjour, mon vieux camarade ; tiens, voilà ma chasse.
FRANCK.
Diable ! nous n’avons tué qu’un lièvre ? tu t’es négligée aujourd’hui. Mais, dis-moi, tu es sortie de bien bonne heure ce matin ?
ELVINA.
Oh ! j’ai fait une promenade charmante.
Air basque, tiré de l’ouverture de L’Auberge de Bagnères.
Oui, les champs, les forêts,
M’offrent seuls des attraits ;
Du bonheur, de la paix,
C’est l’image :
Et fuyant le sommeil.
Sur l’horizon vermeil.
J’ai guetté le réveil
Du soleil.
L’oiseau dit sa chanson.
Et l’écho lui répond ;
Mais voilà que, du fond
Du bocage,
Un couple que je voi,
Sans me dire pourquoi,
S’enfuit d’un air d’effroi
Devant moi.
Les troupeaux bondissants
S’en retournent aux champs,
Et nos gais paysans
À l’ouvrage ;
Lorsqu’au détour d’un bois,
Un peu tremblants, je crois,
Le fer en main, je vois
Deux grivois.
Arrêtons-nous, dit l’un,
Car j’aperçois quelqu’un ;
Mon aspect importun
Fait qu’aucun
N’est défunt :
Car d’un avis commun
Pensant qu’ils sont à jeun,
Dans la forme ordinaire
Tous deux vont terminer la guerre.
Oui, les champs, les forêts,
M’offrent seuls des attraits ;
Du bonheur, de la paix,
C’est l’image.
Là, je vis sans façon,
Et fuis, avec raison,
Les grands airs et le ton
Du salon.
Elvina regarde du côté du rempart.
FRANCK.
Mais qu’est-ce que tu regardes donc de ce côté avec tant d’attention ?
ELVINA.
Tu ne sais pas ? Une aventure assez singulière, une rencontre...
FRANCK, vivement.
Une aventure ! conte-moi ça, mon enfant.
ELVINA.
Tout à l’heure, en revenant de la chasse, j’ai aperçu dans ce château, à travers les barreaux d’une fenêtre, un prisonnier d’une physionomie si douce, si intéressante, que l’en ai été tout émue.
FRANCK.
Elle vous a un si bon cœur !
ELVINA.
Mais, ce qui va bien t’étonner, c’est que j’ai cru reconnaître le jeune homme que j’avais secouru dans le bois.
FRANCK.
Qui ? cet officier poursuivi par des gardes-chasse, et à qui, sans toi, on aurait fait un mauvais parti ?
ELVINA.
Lui-même. Il paraissait bien triste, bien malheureux. Ses regards, ses gestes que je suivais de loin, imploraient ma pitié. Il allait peut-être s’expliquer ; mais il a disparu tout à coup, comme s’il craignait d’être surpris.
FRANCK.
Parbleu ! il m’intéresse aussi.
ELVINA.
N’est-ce pas ? Je suis sûre que c’est un garçon estimable.
FRANCK.
Très estimable ! Un jeune homme d’une physionomie douce, qui rosse des gardes-chasse et qui se fait mettre en prison... Je n’en faisais pas d’autres, moi.
ELVINA.
Écoute ; il m’est venu une idée : Si je pouvais le délivrer, le rendre à ses parents, à ses amis...
FRANCK.
Il faut le délivrer.
ELVINA.
Mais quel moyen ?
FRANCK, cherchant.
Le premier venu ; une entrée de vive force, un assaut général à nous deux.
ELVINA.
C’est décidé ; d’ailleurs, il s’agit d’une bonne action.
FRANCK.
Certainement.
ELVINA.
D’un brave militaire que l’on relient injustement.
FRANCK.
C’est-à-dire nous ne savons pas au juste ; mais c’est égal, c’est affreux. Allons, en avant, marche !
Scène IV
FRANCK, ELVINA, MARCELLIN, accourant
MARCELLIN.
Mam’selle, mam’selle, une lettre pour vous.
ELVINA.
Comment ? une lettre pour moi !
MARCELLIN.
J’sais bien qu’vous n’en recevez pas beaucoup par la poste, aussi celle-là n’en vient pas.
ELVINA.
Que veux-tu dire ?
MARCELLIN.
Je passais sous le petit donjon, lorsque j’entends : pst, pst ! je lève la tête, et je manque de recevoir ce paquet sur le nez. C’était un beau jeune homme qui l’avait jeté.
ELVINA.
Un prisonnier !
MARCELLIN.
Apparemment qu’il vous connaît, et moi aussi ; car il m’a dit : Imbécile, porte cela à ta jeune maîtresse.
FRANCK.
C’était donc attaché à une pierre ?
MARCELLIN.
Oui ; mais la pierre était une pièce de six francs. J’ai mis la pierre dans ma poche, et je vous apporte la lettre, port payé.
ELVINA.
Donne.
MARCELLIN.
Ah ! j’oubliais de vous dire qu’en même temps il me montrait un grand ruban. J’ai présumé que c’était pour avoir votre réponse ; car je ne manque pas d’esprit, afin que vous le sachiez.
ELVINA.
C’est bien.
FRANCK.
Va-t’en.
MARCELLIN.
Ah çà ! et la réponse ?
FRANCK.
Je m’en charge.
MARCELLIN.
Pour la porter ?
FRANCK.
Je m’en charge.
ELVINA.
Air : Bravo, Calpigi. (Tarare.)
Mais tais-toi, je te le conseille,
Sinon je te coupe une oreille.
FRANCK, lui frappant sur l’épaule.
Je m’ charg’ de l’autr’, par contrecoup.
MARCELLIN.
Ce pèr’ Franck se charge de tout. (Bis.)
Pourtant une pareille affaire,
Dans mon état n’ peut pas déplaire,
Et j’voudrais qu’ainsi chaqu’ matin...
Regardant la pièce d’argent.
On j’tât des pierr’s dans mon jardin.
Il sort.
Scène V
FRANCK, ELVINA
FRANCK.
Allons, morbleu ! nous voilà déjà en correspondance réglée.
ELVINA.
J’étais sûre de l’avoir reconnu ; c’est bien lui. Mais comment se trouve-t-il en prison si près de nous ?... Eh ! qui se serait douté qu’il y eût des prisonniers dans cette partie du château où jusqu’à présent on n’en avait point vu.
FRANCK.
Cette lettre nous donne des renseignements. Voyons un peu.
ELVINA.
Oui, voyons ; nous sommes bien avancés !... Comment deviner ce qu’il veut, ce qu’il écrit.
Tournant la lettre entre ses mains.
Morbleu ! faut-il que je ne sache pas lire !
FRANCK.
Ah, diable ! il faut faire comme au régiment. Le premier camarade...
ELVINA.
Et si c’est un secret ?
FRANCK.
C’est vrai. Voyons donc si j’ pourrai déchiffrer ce chiffon.
ELVINA.
Toi ! mais tu ne sais pas lire non plus ?
FRANCK.
Bah ! c’est égal, avec d’ l’intelligence on vient à bout de tout ; et puis j’ai les premiers éléments, j’ai manqué d’apprendre.
Air du vaudeville de L’Écu de six francs.
Peu s en est fallu, je te jure,
Que tu ne lusses couramment :
Je d’vais apprendre la lecture
D’un trompette du régiment.
Mais l’ blanc-bec qui devait m’instruire,
Le jour d’ la première leçon,
S’ laisse enl’ver d’un boulet d’canon,
Et v’là pourquoi tu n’ sais pas lire.
Mais, tiens, v’là justement monsieur le baron, on peut s’ confier à lui.
ELVINA.
Comment, mon père ?
FRANCK.
Sois donc tranquille, je ne dirai pas que la lettre est pour toi.
Scène VI
FRANCK, ELVINA, LE BARON
ELVINA, courant à lui.
Bonjour, mon père.
Voyant l’air froid de son père.
Eh bien ! est-ce que tu es encore tâché contre moi ?
LE BARON.
Mais, franchement, Elvina, cette scène d’hier au soir...
ELVINA, vivement.
Que veux-tu ? Je ne puis supporter le prétendu bon ton de toutes vos sociétés. Un monsieur de Forbel, petit fat parfumé, qui me dit, en arrangeant sa cravate devant une glace : Quand mademoiselle sera-t-elle colonel de hussards ? Morbleu ! si je l’étais...
LE BARON.
Et tu me demandes encore ce qui cause mon chagrin !
Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)
Lorsque jeune, aimable et belle,
Ma fille, par sa douceur,
Pouvait faire mon bonheur
Et le fixer auprès d’elle,
Elvina ne songe, hélas !
Qu’à l’exercice, aux combats,
Mais à moi ne songe pas.
Voyant enfin la paix faite,
Dans mes foyers j’espérais
Vivre en repos désormais...
Et loin d’avoir ma retraite.
Grâce à toi, dans ma maison.
Je me crois en garnison.
ELVINA, lui prenant les mains.
Eh bien ! mon père, voilà qui est dit. Pour te plaire, pour toi seul, je me corrigerai, j’étudierai.
FRANCK, sa lettre à la main.
Oui, mon colonel, nous étudierons ; et pour commencer, si vous voulez me lire ceci.
LE BARON.
Une lettre !
FRANCK.
Oui, c’est une lettre, que l’on m’écrit à moi.
LE BARON.
Très volontiers, mon camarade. Eh ! mais il n’y a point d’adresse.
FRANCK.
Non, ça m’a été donné de la main à la main.
LE BARON, lisant.
« En vous voyant, mon cœur se plaît à vous croire aussi bonne que belle. » De qui parle-t-il donc ?
FRANCK.
Mon colonel, c’est sans doute une faute d’orthographe.
LE BARON.
Continuons.
Il lit.
« J’ai trouvé le moyen de parvenir jusqu’à la petite porte qui donne en face du jardin... »
FRANCK.
Celle du parapet, bon !
LE BARON, continuant.
« Tous les jours, à deux heures, je puis écarter mes surveillants ; il dépend de vous de me rendre au bonheur, et si vous partagez mes sentiments, belle Elvina... »
FRANCK.
Aïe ! aïe !
LE BARON, lisant bas.
Comment ! une déclaration !
À Elvina.
Écoute, ma fille, c’est à toi que cela s’adresse.
ELVINA.
Ah ! je l’ignorais, mon père ; j’ai cru que ce pauvre jeune homme ne parlait d’autre chose que de sa captivité.
LE BARON.
Ah ! c’est un jeune homme ?
FRANCK.
Eh bien ! oui, mon colonel, c’est un jeune homme, c’est un prisonnier. Nous avions déjà résolu de le secourir, et si vous voulez être de la partie...
LE BARON.
Y penses-tu ?
ELVINA, vivement.
Oh ! oui, mon père, tu m’aideras à le délivrer, tu auras pitié d’un malheureux jeune homme qui réclame nos secours. Je te réponds qu’il n’est pas coupable ; il ne peut pas l’être avec une figure aussi intéressante.
LE BARON, à part.
Le hasard m’offrirait-il enfin l’occasion de lui donner une bonne leçon ! Avant tout, allons prendre quelques informations sur cette aventure.
ELVINA.
Eh bien, mon père ?
LE BARON.
Ma foi, ma chère Elvina, ton élan généreux m’entraîne, m’électrise, et je te promets de rêver aux moyens...
ELVINA.
De le délivrer.
FRANCK.
C’est ça, délivrons-le, mille bombes ! mon colonel s’ra le général, Elvina l’aide de camp, et moi le corps d’armée, et je vais tout disposer.
Air du vaudeville de Gilles en deuil.
Nous nous reverrons sur la brèche,
J’espère qu’il y fera chaud.
LE BARON, à part.
Méditons sur cette dépêche.
Et tâchons d’empêcher l’assaut.
FRANCK.
Comme d’abord, en temps de guerre,
Il faut voir clair à ce qu’on fait,
Je vais mener, avant l’affaire,
Le corps d’armée au cabaret.
FRANCK et ELVINA.
Nous nous reverrons sur la brèche, etc.
LE BARON.
Nous nous reverrons sur la brèche,
J’espère qu’il y fera chaud,
Méditons sur cette dépêche,
Et tâchons d’empêcher l’assaut.
Le baron rentre chez lui ; Franck sort par la gauche.
Scène VII
ELVINA, seule
Bon, ils s’éloignent ! c’est surtout à ce gouverneur que j’en veux. C’est indigne à lui de retenir Alfred prisonnier, et si je le rencontre jamais...
Scène VIII
ELVINA, LE GOUVERNEUR
LE GOUVERNEUR.
Parbleu ! voilà sa maison. Ce cher baron, il sera ravi de me revoir.
ELVINA.
Quel est ce militaire ?
LE GOUVERNEUR.
Mon enfant, peut-on parler à monsieur le baron ?
ELVINA, à part.
Une visite ? et dans ce moment-ci !
Haut.
Monsieur, il est sorti.
LE GOUVERNEUR.
Sorti ! un de ses gens m’a pourtant assuré...
ELVINA, brusquement.
Il est très occupé, et ne reçoit personne.
LE GOUVERNEUR.
Lorsqu’il saura que c’est le gouverneur du château voisin...
ELVINA, vivement.
Le gouverneur du château ! Comment, monsieur, c’est vous ?
LE GOUVERNEUR.
Moi-même, ma chère enfant.
ELVINA, très vivement.
Ah ! ah ! je suis enchantée de vous trouver et de vous faire mon compliment.
LE GOUVERNEUR, étonné.
Que veut dire ?
ELVINA, de même.
Cela veut dire que vous vous conduisez horriblement, que vous ne faites que des injustices, des actes de tyrannie, et que tout le monde se plaint de vous.
LE GOUVERNEUR, regardant le costume d’Elvina.
Tout le monde se plaint...
ELVINA.
Oui, monsieur, et moi la première, je vous en avertis.
LE GOUVERNEUR.
En vérité, mademoiselle ?
ELVINA.
Ah ! vous emprisonnez les jeunes gens, les officiers, vous les confinez dans de vieux donjons, vous les faites périr d’ennui !
LE GOUVERNEUR, souriant.
Air du vaudeville du Piège.
Oui, ces messieurs, je le conçoi.
Malgré mon humeur peu sévère,
S’amusent rarement chez moi ;
Hélas ! je n’y saurais que faire.
Chacun, j’en conviens des premiers.
Comme vous n’a pas en partage
L’art de faire des prisonniers
Qui bénissent leur esclavage.
ELVINA, brusquement.
Monsieur, vos observations me déplaisent.
LE GOUVERNEUR, l’examinant.
Ah ! j’y suis. Ce costume, ce ton cavalier ; c’est sans doute le petit dragon dont on m’a tant parlé depuis mon arrivée.
ELVINA, avec feu.
Vous m’insultez, monsieur ; cette épithète...
LE GOUVERNEUR, riant.
Eh mais, mademoiselle, il me semble que c’est vous-même, dont les discours offensants...
ELVINA.
C’est possible, monsieur ; dans tous les cas je suis prête à vous rendre raison.
LE GOUVERNEUR, élevant la voix.
Comment, mademoiselle ?
ELVINA, à demi-voix.
Parlons bas, monsieur, parlons bas, je vous prie.
LE GOUVERNEUR.
Mais c’est un diable que cette petite femme-là !
Scène IX
ELVINA, LE GOUVERNEUR, LE BARON
ELVINA.
Mon père !... ah, quel dommage !
LE BARON.
Que vois-je ! Forlis, mon cher ami, mon fidèle compagnon d’armes !
ELVINA.
Ah ! mon Dieu ! il le connaît.
LE GOUVERNEUR.
Oui, mon cher baron, c’est moi-même, j’ai voulu le surprendre. Embrassons-nous encore.
LE BARON.
Mais je suis désolé. Tu étais seul ici ?
LE GOUVERNEUR, regardant Elvina.
Non, non, mademoiselle me faisait les honneurs de chez toi.
LE BARON.
C’est ma fille que je te présente.
À Elvina.
Salue donc !
LE GOUVERNEUR, souriant.
Oh ! nous avons déjà fait connaissance.
LE BARON, serrant la main du gouverneur.
Ce bon Forlis !
À Elvina.
Dis donc, Elvina, si nous le mettions dans notre confidence, il peut nous servir ; c’est un brave.
LE GOUVERNEUR.
Dispose de moi, parbleu ! je suis à ton service.
ELVINA, bas au baron.
Y penses-tu ? c’est le commandant du château voisin.
LE BARON, bas.
Le commandant, c’est vrai.
Haut.
J’avais oublié ta nomination, mon ami, et, depuis mon retour, je ne suis pas sorti de chez moi.
ELVINA, bas, au baron.
Tu sens bien alors qu’il est prudent...
LE BARON, de même.
Sans contredit, je me tais.
Le gouverneur examine le jardin avec une lorgnette.
ELVINA, bas.
Je vais retrouver Franck, mon père ; je ne te demande qu’une grâce, c’est de le retenir ici vingt minutes. Adieu, mon père.
Au gouverneur, d’un ton sec.
Adieu, monsieur.
Elle sort par la gauche.
Scène X
LE GOUVERNEUR, LE BARON
LE GOUVERNEUR.
Quoi, mon ami ! c’est là ta fille ? c’est une petite personne charmante.
LE BARON.
Tu trouves, mon ami ? Eh bien, j’en suis enchanté.
LE GOUVERNEUR.
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
Je rends justice à son mérite,
Mais d’honneur ! je ne pensais pas
Que pour te rendre une visite,
Il fallût livrer des combats...
LE BARON, l’interrompant.
Comment ! ma fille !
LE GOUVERNEUR, continuant l’air.
Moi qui chéris les périls et la gloire,
Selon mes coûts je viens d’être servi ;
Ah ! quel bonheur, chez toi l’on peut se croire
En pays ennemi.
LE BARON.
Eh bien ! mon cher Forlis, tu vois la cause de tous mes chagrins.
LE GOUVERNEUR.
Oui, je sais bien... On m’a conté que son éducation... Mais, morbleu ! une bonne résolution !... Tu vas me dire que la tendresse, le cœur paternel... Bah ! s’il fallait écouter tout ça !... Moi, qui te parle, j’ai un neveu que je regarde comme un fils... charmant sujet, qui me fera damner... dont je suis fou.
LE BARON.
Tu as un neveu ?
LE GOUVERNEUR.
Des talents, de l’esprit, excellent militaire... que je mets aux arrêts tout comme un autre... et dans ce moment même, je le tiens sous clef pour certaine escapade.
LE BARON.
Comment ?
LE GOUVERNEUR.
Oh ! ce n’est pas un prisonnier d’État, c’est le mien, et c’est en sa faveur que j’ai fait une prison de cette tourelle que tu vois d’ici, et qui communique à mon appartement.
LE BARON.
Attends donc ! Est-ce que ton neveu serait M. Alfred ?
LE GOUVERNEUR.
Tu le connais ?
LE BARON.
Oui, indirectement ; je t’expliquerai cela. Mais tu le crois donc bien en sûreté ?
LE GOUVERNEUR.
Je t’ai dit que je le tenais.
LE BARON.
Eh bien ! tu ne le tiendras pas longtemps ; on a le projet de le faire évader. Ma fille, mes gens, moi-même, toute la maison est dans la conspiration.
LE GOUVERNEUR.
Comment, diable !
LE BARON.
Oui, nous avons besoin d’une leçon. Écoute, tu es gouverneur du château voisin, tu es mon ami, fais-moi le plaisir de me mettre en prison.
LE GOUVERNEUR.
Très volontiers, enchanté de te posséder. Je te l’ai dit, j’ai justement tout près de mon appartement une prison particulière pour moi et ma famille ; mon neveu ne la quitte presque pas, mais il y a toujours une place pour mes amis.
LE BARON.
Bien. Mais ça ne suffit pas ; il me faudrait du bruit, de l’éclat, une arrestation sérieuse.
LE GOUVERNEUR.
Diable ! tu en demandes trop ; je ne puis pas. Mes devoirs... et puis, songe donc...
Il s’arrête étonné, en regardant du côté du château.
Eh ! mais qu’est-ce que je vois là-bas ? quelqu’un qui se glisse le long du mur.
LE BARON, regardant aussi.
Dieu me pardonne, c’est ma fille et Franck, le vieil invalide qui l’a élevée.
LE GOUVERNEUR, de même.
Mais ils portent une échelle. Comment, morbleu ! mon neveu est de la partie.
Avec colère.
Ah ! ceci passe la plaisanterie. Heureusement pour eux, il n’y a pas de sentinelle de ce côté ; tenons-nous à l’écart, et observons.
Ils sortent par la droite.
Scène XI
FRANCK entre le premier, avec une échelle qu’il cache le long de la charmille, puis ALFRED et ELVINA
FRANCK.
Je me suis avancé jusqu’ici en tirailleur. Personne !
Il fait signe à Alfred et à Elvina d’approcher.
Pst, pst, pst !...
ALFRED.
Mon brave camarade... Mademoiselle, comment reconnaître jamais tout ce que vous venez de faire pour moi ?
ELVINA.
En vous éloignant sur-le-champ. Passez par ce jardin, qui est celui de mon père.
FRANCK.
Vous franchissez la haie, vous vous trouvez sur la grande route, et dans une demi-heure vous êtes à Paris, où vous cherchera qui pourra.
ALFRED, à Elvina.
Quoi ! moi vous quitter ainsi ! ne plus vous revoir ! puis-je oublier jamais tant de générosité, tant de courage ! non, belle Elvina, je jure de vous consacrer mon existence.
ELVINA.
C’est trop, beaucoup trop pour un simple service. Mais éloignez-vous, je vous en supplie. Tout à l’heure, quand il fallait vous délivrer, rien n’aurait pu m’effrayer, et maintenant je ne sais pourquoi je tremble malgré moi. Partez, rejoignez votre régiment... Vous allez à la guerre, vous allez vous battre, vous êtes bien heureux ! servez bien votre prince, votre patrie, et, au milieu de vos succès, pensez quelquefois à ceux à qui vous les devez, c’est tout ce que je vous demande.
Le baron paraît dans le fond, les écoule et se rapproche de la grille de son jardin.
ALFRED.
Ah ! je suis trop coupable : et, puisqu’il faut vous l’avouer, apprenez que mon esclavage était loin d’être rigoureux, et que, si j’ai cherché à exciter votre pitié, c’était moins pour fuir ma prison que pour me rapprocher de vous.
ELVINA.
N’importe, partez.
Roulement de tambour dans le château.
Je vous l’ai dit, vous vous perdez.
FRANCK.
Mille bombes ! on donne l’alarme.
Au moment où Alfred, Franck et Elvina veulent s’éloigner, des soldats paraissent dans le fond.
ELVINA.
Morbleu !
Elle saute sur son fusil, qu’elle a laissé près de la grille, et menace les soldats.
LE BARON, accourant.
Elvina... ma fille, y penses-tu ?
ELVINA.
Ciel ! mon père !
Le baron tient dans ses bras Elvina, Franck a tiré son sabre et s’est jeté devant Elvina.
Scène XII
FRANCK, ALFRED, ELVINA, LE GOUVERNEUR, SOLDATS, MARCELLIN
LE GOUVERNEUR.
Arrêtez !
Air : On vit toujours décence austère. (Adolphe et Clara.)
Dans ce séjour, quel dessein vous attire ?
Redoutez tous un juste châtiment !
Par escalade, s’introduire
Dans le château dont je suis commandant !
ELVINA.
Que vois-je ! ô ciel, monsieur le commandant !
Lui qui brava mon transport imprudent.
ALFRED, à Elvina.
C’est que mon oncle est notre commandant :
Je ne le vis jamais aussi méchant.
LE GOUVERNEUR, à Alfred.
Vous, monsieur, d’un oncle sévère
Redoutez surtout la colère.
LE BARON, bas au gouverneur.
Fort bien, fort bien, de la colère !
LE GOUVERNEUR.
Je vais en écrire à la cour.
ALFRED, ELVINA, LE BARON et FRANCK.
Comment, en écrire à la cour !
LE BARON.
Ah, grand Dieu !
FRANCK.
Morbleu !
ELVINA.
Comment faire !
ALFRED, souriant.
Moi j’espère...
LE GOUVERNEUR, aux soldats.
Qu’on les enferme !
ALFRED.
Ensemble ?
LE GOUVERNEUR.
Non, chacun dans une tour.
On connaîtra quel dessein vous attire
Dans le château dont je suis commandant.
LES SOLDATS.
Par escalade, s’introduire
Dans le château dont il est commandant !
LE GOUVERNEUR et LE BARON.
Fort bien, grâce à cette folie,
Elle sera bientôt guérie.
MARCELLIN.
Mais quelle est donc cette folie ?
Ceci passe la raillerie.
FRANCK et LE BARON.
Rassure-loi, fille chérie ;
Tu ne partiras pas sans moi.
ALFRED.
Comptez sur moi.
MARCELLIN.
Partez sans moi.
LE GOUVERNEUR.
Qu’on la sépare à l’instant de son père.
ELVINA.
Nous séparer ! non, ne l’espérez pas !
LE GOUVERNEUR, à part.
Ah ! malgré moi, je ris de sa colère.
Haut.
Qu’on obéisse ; allons, soldats !
LE BARON, à Elvina.
Crois-moi, ne lui résiste pas.
ELVINA, vivement.
Mon père n’est pas mon complice ;
Non, c’est une injustice.
LE GOUVERNEUR.
Vous voulez me tromper, madame.
Qui ? moi ! je croirais qu’une femme
Ait osé tenter un assaut ?
Votre père est ici seul auteur du complot.
ELVINA.
Non, monsieur, c’est une injustice.
Lui, mon complice !
LE GOUVERNEUR.
Qu’on obéisse ; allons, soldats !
LE BARON, à Elvina.
Crois-moi, ne lui résistons pas.
LE GOUVERNEUR et LE BARON.
Fort bien, grâce à cette folie, etc.
On entraîne Elvina et le baron.
ACTE II
Une salle commune à plusieurs chambres de prisonniers. Des portes de côté ; au fond, une galerie qui traverse le théâtre dans toute sa longueur, et qui communique d’une tour à une autre ; sur le devant de la scène, une chaise, une table avec des livres.
Scène première
LE GOUVERNEUR, CONSTANCE, en négligé très élégant
LE GOUVERNEUR.
Comment ! c’est toi, ma chère Constance ? tu as pu te décider à quitter les plaisirs de Paris pour venir visiter tes amis ?
CONSTANCE.
Non, mon oncle, je vous jure que je ne viens que pour gronder mon frère.
LE GOUVERNEUR.
Alfred ?
CONSTANCE.
Je suis outrée contre lui.
LE GOUVERNEUR.
Qu’a-t-il donc fait ?
CONSTANCE.
Air : Que d’établissements nouveaux. (L’Opéra-Comique).
L’autre jour, pour un bal divin,
J’étais déjà toute parée.
Hélas ! je comptais sur sa main ;
J’attendis toute la soirée.
Il me fuit, il me tient rigueur ;
C’est en vain que je le réclame :
Enfin je ne suis que sa sœur,
Et l’on me prendrait pour sa femme.
Aussi je viens le chercher pour le bal de ce soir : car il est capable de m’avoir encore oubliée.
LE GOUVERNEUR.
T’oublier ? non ; mais comme ton frère est aux arrêts depuis trois jours, tu peux chercher un autre cavalier.
CONSTANCE.
Vous n’en faites jamais d’autres !... En vérité, mon oncle, cela n’a pas de nom ! me priver de mon frère ! moi qui n’ai que lui pour me conduire dans le monde en l’absence de mon mari !... Certainement je ne m’oppose pas à ce que vous mettiez Alfred aux arrêts : il le mérite, rien que pour son manque de parole de l’autre jour... mais arrangez-vous, au moins, pour que ses jours de prison ne tombent pas sur mes jours de bal. Que voulez-vous que je devienne ce soir ?
LE GOUVERNEUR.
Est-ce qu’on ne peut pas te dédommager de ce bal ? Si, par exemple, je t’engageais à passer la soirée avec moi ?
CONSTANCE.
Certainement, mon oncle, c’est fort agréable ; mais je suis priée pour dix valses, au moins. Je vous le demande, puis-je manquera ma parole, à des engagements sacrés ?
LE GOUVERNEUR.
C’est juste. Pourtant, si je t’offrais un rôle dans une petite comédie que nous allons jouer ?
CONSTANCE, vivement.
Comment ! mon oncle, ici, la comédie au milieu des guichets, des porte-clefs ? ce sont vos prisonniers qui seront sans doute vos acteurs et vos spectateurs !
LE GOUVERNEUR.
Précisément.
CONSTANCE.
C’est délicieux.
LE GOUVERNEUR.
Air : Tenez, moi, je suis un bon homme. (Ida.)
Chez moi toujours la foule abonde.
CONSTANCE.
Mais c’est, qu’en directeur zélé.
Afin d’avoir toujours du monde,
Vous tenez le public sous clé.
LE GOUVERNEUR.
Chacun, comme à la comédie,
Peut applaudir ou bien siffler.
CONSTANCE.
Mais par malheur, quand il s’ennuie.
Le public ne peut s’en aller.
LE GOUVERNEUR, souriant.
Oh ! il se gardera bien de s’ennuyer tant que vous serez en scène.
CONSTANCE.
C’est décidé, je renonce à mon bal ; mais au moins, mon cher oncle, mettez-moi au courant.
LE GOUVERNEUR.
C’est une leçon que nous voulons donner à une petite fille de dix-sept ans.
CONSTANCE, souriant.
De dix-sept ans ?... Ah ! j’y suis... mon frère joue aussi, n’est-ce pas ?
LE GOUVERNEUR.
Mais cela se pourrait bien.
CONSTANCE.
Je vous devine : une petite personne bien langoureuse, bien sentimentale...
ELVINA, derrière le théâtre.
Oui, morbleu ! je parlerai au commandant, et malgré vous.
CONSTANCE, étonnée.
Qu’est-ce que cela, mon oncle ?
LE GOUVERNEUR.
C’est la jeune personne langoureuse et sentimentale... qui peut-être rosse le geôlier.
CONSTANCE.
Ah !... mon Dieu !..
LE GOUVERNEUR.
Elle me cherche sans doute ; il ne faut pas qu’elle te voie : va m’attendre dans mon cabinet, je t’expliquerai tout.
Air du vaudeville des Gascons.
Tu serviras notre dessein.
Pour que la fête
Soit complète,
Et pour que l’ouvrage aille enfin
Sans accident jusqu’à la fin.
CONSTANCE.
Vous allez gronder, je parie,
Alfred va parler sentiment ;
Moi, parler raison, c’est charmant ;
Nous jouerons tous la comédie.
Ensemble.
LE GOUVERNEUR.
Tu serviras notre dessein, etc.
CONSTANCE.
Je servirai votre dessein, etc.
Constance sort.
Scène II
LE GOUVERNEUR, ELVINA
LE GOUVERNEUR.
On la conduit ici... fort bien.
ELVINA, parlant à la cantonade.
Je vous dis que je veux être auprès de mon père. Est-ce que vous croyez me faire peur avec vos grosses voix ?
LE GOUVERNEUR.
Doucement, mademoiselle, doucement... On n’obtient rien chez moi par la violence.
ELVINA.
Ah ! monsieur, c’est vous précisément que je cherchais. Il est affreux qu’on ose me séparer de mon père : je ne le souffrirai pas au moins.
LE GOUVERNEUR.
Votre père, mademoiselle ? j’attends à son égard la décision du ministre, et bientôt...
ELVINA, effrayée.
Quoi ! monsieur, sérieusement...
LE GOUVERNEUR.
Quoique son ami, je dois en convenir : son délit est inexcusable. Un ancien militaire, un officier supérieur !
ELVINA.
Mais, monsieur, quand je vous répète que c’est moi seule, oui, moi seule...
LE GOUVERNEUR.
Impossible, il a tout avoué.
ELVINA.
Air du vaudeville de Turenne.
Monsieur, c’était à ma prière ;
Son cœur a craint de m’affliger.
LE GOUVERNEUR.
C’est un crime, et de votre père
Vous n’auriez pas dû l’exiger.
L’honneur toujours régna dans la famille
Et j’étais bien loin de prévoir
Que s’il dût manquer au devoir,
Ce fût à la voix de sa fille.
En attendant, cependant, je ferai tout pour adoucir son sort et le vôtre. Vous verrez d’abord votre père chez moi ; j’y réunis souvent, dans de petites fêles, les prisonniers qui sont, par leur conduite, dignes de cette faveur. Le matin, je vous permettrai de passer quelques heures avec le baron.
Avec intention.
Vous avez sans doute des talents agréables, vous pourrez calmer l’ennui de sa position, en faisant de la musique, des lectures... ma bibliothèque est très variée. Je possède une harpe, un clavecin.
ELVINA, avec humeur.
C’est charmant, monsieur, c’est charmant.
LE GOUVERNEUR, lui montrant une porte.
Vous voyez votre appartement ; je vous laisse.
ELVINA, à part.
C’est bien heureux.
LE GOUVERNEUR, revenant.
Ah ! j’oubliais... Vous aurez pour voisine une jeune dame, dont les inclinations s’accorderont, je crois, très bien avec les vôtres.
ELVINA.
Une femme du grand monde, sans doute ? Il ne me manquerait plus que cela.
LE GOUVERNEUR.
Air : Pégase est un cheval qui porte.
Elle est d’un esprit agréable,
D’un naturel plus vif que doux.
ELVINA, avec ironie.
Monsieur, vous êtes trop aimable,
D’honneur ! on est trop bien chez vous ;
Mais malgré ce que vous en dites,
Seule ici j’aime mieux rester...
En le regardant.
Et c’est bien assez des visites
Que l’on ne peut pas éviter.
LE GOUVERNEUR, souriant.
Elle est charmante !... Mademoiselle, je vous salue.
ELVINA, à part.
Oh ! le vilain homme !
Le gouverneur sort.
Scène III
ELVINA, seule
Quelle différence de ce méchant gouverneur à son neveu ! ce bon M. Alfred ! que d’empressement ! avec quelle chaleur il nous a défendus !... J’ai vu le moment où il se mettait en fureur contre son oncle et battait toute la garnison. Oh ! c’est un bien bon jeune homme, un bien bon cœur !... S’il savait comme on me traite !...
D’un ton plus vif.
Voilà donc notre habitation... c’est superbe en vérité... Voyons un peu ma chambre.
Elle pousse une porte.
Ah ! l’horreur ! des barreaux à ma fenêtre !... Je ne pourrai jamais vivre ici, j’y périrai d’ennui.
Elle regarde la table.
Des livres, du papier ! belle ressource, ma foi !... Encore si j’avais là mon cher Franck, pour me faire ses récits de batailles... Mais non, personne ici ne s’intéresse à moi... Que veut ce soldat ?
Scène IV
ELVINA, FRANCK, avec un outre uniforme
ELVINA, le reconnaissant.
Que vois-je !... comment ! c’est toi, mon cher Franck !
FRANCK.
Chut !... chut donc !... Sûrement c’est moi... Mille bombes ! est-ce que je pouvais me passer de te voir ?
ELVINA.
Quoi ! le commandant t’a permis ?...
FRANCK.
Ah ben ! oui, l’ commandant, n’ m’en parle pas ; il n’sait pas vivre, morbleu ! et j’ donnerais ma pipe, pour me battre avec lui.
ELVINA.
Mais enfin, par quel moyen ?
FRANCK.
Air : Vers le temple de l’hymen. (Amour et Mystère.)
Pour te servir, mon enfant,
Tu sais que rien ne m’étonne,
Et j’ viens moi-même en personne
D’ parler à ton commandant.
Croirais-tu bien qu’il raisonne ;
Il n’ veut pas qu’on m’emprisonne !
De ces lieux même il ordonne
Que l’on me fasse sortir.
D’y rester je suis bien l’ maître
On n’ peut pas m’empêcher d’être
Prisonnier pour mon plaisir.
ELVINA.
Prisonnier, toi !
FRANCK.
Quand j’ai vu ça, j’ai pris l’uniforme...
ELVINA.
Quoi ! Francis ?...
FRANCK.
Je me suis enrôlé dans la garnison.
ELVINA.
Comment, mon pauvre ami...
FRANCK.
Tu sens bien qu’ils ont tous été enchantés de m’avoir... j’en ai frotté plus d’un dans cette garnison... aussi j’ puis compter sur eux... et puisque te v’là aux arrêts, il vaut encore mieux qu’ ce soit moi qui te garde qu’un autre.
ELVINA.
Mon bon ami, mon cher Franck... si tu savais combien ton dévouement me touche... Mais as-tu vu mon père ?
FRANCK.
Lui, il est tranquille, morbleu ! comme la veille d’une bataille ! il écrit, il dessine, il n’a pas plus l’air de songer qu’il est en prison...
ELVINA, soupirant.
Il dessine ! il est bien heureux ! moi, je ne sais que faire... cet appartement est si petit...
FRANCK, regardant la chambre.
Ah ! il est sûr qu’il serait difficile de chasser ici ou de monter à cheval... mais on peut encore y manier un fusil, et je te promets de te donner deux leçons d’exercice par jour au lieu d’une... parce que, vois-tu, quoiqu’on soit en prison, i’ ne faut pas négliger son éducation, et puis tout ça aura une fin, que diable !...
ELVINA, soupirant.
Une fin ! Dieu sait laquelle ?...
FRANCK.
Sois donc tranquille... j’ vais courir, m’informer. .. tâcher de voir M. Alfred... à présent qu’ je suis en pied...
Il écoute.
Attends donc, je m’oublie avec toi... c’est la garde montante... j’y cours, morbleu !... il serait joli pour la première fois d’ me faire mettre à la chambre de discipline.
Air du vaudeville d’Une Nuit de la garde nationale.
Il n’ faut pas que l’ chagrin l’ gagne ;
Si l’ sort a trompé nos vœux,
À notre second’ campagne,
Crois-moi, nous serons plus heureux.
Song’ donc que dès la première,
On n’ peut tout avoir, morbleu !...
C’ n’est qu’à la sixième affaire
Que j’eus mon premier coup d’ feu.
Ensemble.
ELVINA.
Que la prudence accompagne
Tes démarches en ces lieux.
Et dans quelqu’autre campagne,
Nous pourrons être plus heureux.
FRANCK.
Il n’ faut pas que l’ chagrin l’ gagne, etc.
Franck sort.
Scène V
ELVINA, seule
Il ne reviendra qu’à trois heures... que faire d’ici-là ?
Air : Tyrolienne de Mme Gail.
Premier couplet.
Hélas ! quand on est en prison,
Quelle triste et froide existence
Pour s’amuser, comment fait-on,
Hélas ! quand on est en prison ?
On entend une harpe.
CONSTANCE, finissant l’air.
Tra, la, la, la, etc.
ELVINA, parlant.
Qu’est-ce que j’entends ?... une harpe ! Serait-ce cette femme dont le gouverneur m’a parlé ?
Deuxième couplet, accompagné par la harpe.
Elle est comme nous en prison.
Et pourtant quelle différence !
Elle chante !... comment peul-on
Oublier qu’on est en prison ?
CONSTANCE, reprenant le refrain.
Tra, la, la, la, etc.
ELVINA, regardant.
Eh ! mais la porte s’ouvre.
Scène VI
ELVINA, CONSTANCE, entrant avec vivacité, et affectant un air très résolu
CONSTANCE.
C’est vous, mademoiselle ; on me permet de vous voir un instant, et je m’empresse d’en profiter. Une autre trouverait peut-être ma démarche extraordinaire ; mais je sais que vous ne tenez pas aux formes de la politesse... c’est comme moi.
ELVINA, la regardant.
Comment !
CONSTANCE, du même ton.
Oui, l’on ma parlé de vous, de votre caractère... On dit qu’il est inflexible, impétueux... Je sais que vous êtes au-dessus des faiblesses de notre sexe, c’est très bien, c’est ce qu’il me faut... c’est comme moi.
ELVINA, toujours plus étonnée.
Mais, madame...
CONSTANCE.
Je suis prisonnière, comme vous, et votre voisine.
ELVINA.
Serait-ce vous que je viens d’entendre ?
CONSTANCE.
Oui, j’ai cultivé jadis les arts, la musique, la danse... mais ne croyez pas que je mette la moindre importance... Je pense comme vous... À quoi cela mène-t-il ? à plaire... Vous n’y tenez pas... ni moi non plus.
D’un ton marqué.
Nous sommes opprimées... le malheur doit nous unir... Il faut sortir d’ici... Nous ne le pouvons que par un coup d’éclat.
ELVINA.
Un coup d’éclat !
CONSTANCE.
Chut ! si l’on nous entendait, ce serait fait de nous.
ELVINA.
C’est donc bien terrible ?
CONSTANCE.
Écoutez, notre salut est dans nos mains : j’ai gagné un porte-clefs, qui m’a fourni une lanterne sourde et des armes. Cette nuit, trouvez-vous à deux heures dans cette salle... j’aurai soin que votre porte soit ouverte... Nous suivrons le corridor qui termine le grand escalier... Un des concierges veille de ce côté... nous le forçons, le pistolet sur la gorge, de nous livrer ses clefs...
ELVINA.
C’est fort bien... mais s’il résiste ?
CONSTANCE.
Je lui brûle la cervelle !
ELVINA, étonnée.
Ah ! vous lui brûlez la cervelle !
CONSTANCE.
Je sais que ça ne vous étonne pas.
ELVINA.
Moi, madame !
CONSTANCE.
Oui, oui, l’on m’a raconté votre aventure des gardes-chasse. Combien étaient-ils ? deux, trois, quatre ? c’est très bien, c’est comme moi.
ELVINA.
Comment ! on vous a raconté...
CONSTANCE.
Allons, point de modestie. Continuons ; nous ouvrons la petite grille qui donne sur la cour... là nous trouvons un souterrain qui nous conduit près du rempart... nous le suivons doucement et nous arrivons à la poterne qui n’est gardée que par deux sentinelles.
ELVINA.
Deux sentinelles !...
CONSTANCE.
Oh ! pour ceux-là, ils ne se rendront pas... ce sont de vieux soldats... mais nous avons deux pistolets... Vous m’entendez... et nous sommes sauvées.
ELVINA, à part.
Oh ! quelle femme !
CONSTANCE.
Mais qui vient nous interrompre ?... Silence, ma chère amie !
Scène VII
ELVINA, CONSTANCE, UN VALET, portant un étui de guitare avec de la musique
LE VALET, à Elvina.
Mademoiselle, c’est de la part de M. le gouverneur ; une guitare et de la musique pour vous distraire.
ELVINA.
Une guitare !
CONSTANCE.
De la musique ! de la musique à nous !
À Elvina.
Renvoyez tout cela, renvoyez tout cela.
ELVINA.
Oh ! certainement, je vais...
LE VALET, à voix basse.
Mademoiselle, on vous prie de faire attention aux romances : elles sont très nouvelles.
Bas.
C’est de la part de M. Alfred.
ELVINA, à part.
Alfred !
CONSTANCE.
Qu’est-ce que c’est ?
ELVINA, regardant le valet.
Alors, pour ne pas désobliger... le commandant... laissez cela... je verrai.
CONSTANCE.
Comment ! vous daignez...
Au valet, d’un ton brusque.
Eh bien ! m’entendez-vous ?... laissez-nous.
Le valet sort.
Scène VIII
CONSTANCE, ELVINA
CONSTANCE.
Reprenons notre plan.
ELVINA.
Mais, madame, ces romances.
CONSTANCE.
Eh bien ! ces romances... quel rapport !... Est-ce que ces misères-là doivent nous occuper ?
ELVIRA, embarrassée.
C’est que je soupçonne qu’elles renferment quelques nouvelles, quelque avis.
CONSTANCE, prenant la musique.
Ah ! voyons, voyons... que ne le disiez-vous... ça peut servir à notre plan... c’est peut-être une conspiration en musique.
Elle regarde la musique, et fredonne.
Hum... Hum... Lorsque dans une tour obscure, le prisonnier... Ça ne peut pas être cela.
ELVINA, vivement.
Mais, peut-être, madame, le prisonnier...
CONSTANCE.
Ah, mon Dieu ! que c’est vieux !... cela a cent ans... Ah ! voilà de la prose !... J’aperçois quelques lignes au crayon.
ELVINA.
Lisez donc, je vous prie.
CONSTANCE, lisant.
« J’ai mille choses à vous dire, que je ne puis confier qu’à vous seule ; et je ne sais comment vous voir. Il y a ce soir réunion chez le gouverneur ; on y dansera : je ne doute pas que vous n’y soyez invitée. Acceptez : j’y serai. »
ELVINA, à part.
C’est lui.
CONSTANCE.
Effectivement, ça a bien l’air d’une conspiration.
L’observant.
La personne qui vous écrit s’intéresse vivement avons, à ce qu’il paraît ?
ELVINA.
Mais... je le crois...
CONSTANCE.
Il faut suivre son conseil ; il faut aller au bal.
ELVINA.
Oui, mais au bal nous serons surveillés... comment nous parler sans danger ?
CONSTANCE.
En dansant, il n’y a rien au monde de si commode.
ELVINA.
Mais il faut savoir danser, et j’avoue...
CONSTANCE.
Bon ! pour une simple contredanse ! qu’est-ce qui ne sait pas figurer dans une contredanse ?
ELVINA.
Moi, je vous jure...
CONSTANCE.
Qu’est-ce que ça fait ? je serai aussi à ce bal, moi, je puis danser... avec la personne et en causant avec elle...
ELVINA, vivement.
Non, non vraiment... je n’y consentirai pas... vous détestez la danse.
À part.
Ah, mon Dieu ! que cette femme me déplaît !
CONSTANCE.
Comment faire pourtant ?
ELVINA, avec embarras.
Si j’osais... vous savez danser, vous, madame ?
CONSTANCE.
Autrefois, dans mon enfance...
ELVINA.
Ne pourriez-vous m’indiquer seulement ?... c’est pour faciliter notre évasion, ce que j’en fais.
CONSTANCE.
Cela va sans dire. Mais il n’y a rien au monde de si facile.
Elle fait un pas avec nonchalance.
ELVINA.
Oh ! c’est charmant.
Elle se place près d’elle, et l’imite gauchement.
Ce n’est pas cela.
À part.
Oh ! puisqu’Alfred aime la danse, il faut que je l’apprenne bien vite, je souffrirais trop de le voir danser avec les autres.
CONSTANCE.
Donnez-moi votre main.
Constance la place. Pendant la ritournelle, le baron et le gouverneur paraissent sur la galerie du fond.
Scène IX
CONSTANCE, ELVINA, LE BARON, LE GOUVERNEUR
CONSTANCE, donnant sa leçon.
Air : Le troubadour, fier de son doux servage. (Jean de Paris.)
Premier couplet.
Comme cela,
D’abord chacun se place ;
De ce bras-là
Montrez toute la grâce.
ELVINA.
Comment ! voilà
Ce qu’on nomme la danse ?
Ah ! quand j’y pense,
Depuis seize ans,
J’ai, je le sens.
Perdu mon temps.
Pendant qu’Elvina danse.
Ensemble.
Air : Au bruit des castagnettes.
CONSTANCE.
Fort bien, cela commence !
Que de grâce et d’aisance !
Oui, par mes soins heureux,
Vous allez attirer tous les yeux.
Tout succède à nos vœux ;
Fort bien, de mieux en mieux,
De mieux en mieux.
LE BARON, à part.
Eh quoi ! ma fille danse ;
Déjà que d’élégance !
Quel changement heureux !
Dois-je en croire en ce moment mes yeux ?
Tout succède à nos vœux ;
Fort bien, do mieux en mieux,
De mieux en mieux.
LE GOUVERNEUR, à part.
Eh quoi ! sa fille danse, etc.
ELVINA, dansant.
Tout succède à mes vœux.
Fort bien ! de mieux en mieux,
De mieux en mieux.
Elles dansent, pendant la ritournelle.
CONSTANCE, figurant un pas.
Air : Le troubadour, fier de son doux servage. (Jean de Paris.)
Deuxième couplet.
Ainsi soudain.
Le cavalier repasse ;
Puis votre main
À la sienne s’enlace.
ELVINA.
Comment, sa main ?
Souriant.
Mais j’aime assez la danse.
Ah ! quand j’y pense,
Depuis seize ans,
J’ai, je le sens,
Perdu mon temps.
Ensemble.
Air : Au bruit des castagnettes.
CONSTANCE.
Fort bien, cela commence, etc.
LE BARON.
Eh quoi ! ma fille danse, etc.
LE GOUVERNEUR.
Eh quoi ! sa fille danse, etc.
ELVINA, dansant.
Tout succède à mes vœux, etc.
Constance et Elvina dansent, et à la fin de la ritournelle, le baron et le gouverneur se retirent en se faisant des signes d’intelligence.
Scène X
ELVINA, CONSTANCE
ELVINA, enchantée.
Ainsi, madame, Alfred sera à côté de moi, comme vous étiez tout à l’heure ? nous nous donnerons la main ?
CONSTANCE.
Alfred, dites-vous ?
ELVINA, à part.
Ah, mon Dieu ! je ne voulais pas le nommer.
CONSTANCE.
Alfred !
ELVINA.
Madame le connaît ?
CONSTANCE.
Certainement, un jeune officier.
ELVINA.
Oui, madame.
CONSTANCE.
Aimable, spirituel, joli garçon ! comment donc ? mais je l’aime beaucoup, je serai enchantée de le revoir, ce cher Alfred.
ELVINA, à part.
Ce cher Alfred ! cette femme-là a un bien mauvais ton !
CONSTANCE.
Il sera donc au bal du gouverneur ?
ELVINA.
Mais... je présume...
CONSTANCE.
Oh ! cela me décide, je ne voulais pas y paraître... mais j’irai, certainement j’irai.
ELVINA, à part, avec dépit.
Là, j’en étais sûre !
CONSTANCE.
Je cours à ma toilette ; ma bonne amie... Alfred est un garçon rempli de goût, d’élégance...
ELVINA, à part.
Elle va se faire superbe à présent !
CONSTANCE.
Nous nous reverrons au bal, ma chère, nous reparlerons de notre projet ; nous pourrons mettre Alfred dans notre confidence... dans tous les cas, je compte sur votre discrétion...
Avec intention.
Sans adieu, ma toute belle... j’ai une robe délicieuse, une garniture divine... certainement je fais bien peu de cas de toutes ces bagatelles, mais en prison il faut bien s’amuser à quelque chose.
À part, en sortant.
La pauvre petite, comme elle me déteste !
Scène XI
ELVINA, seule
Et moi... moi qui n’ai jamais songé à ma parure ! qui n’ai rien que cet habillement si modeste !...
Avec un soupir.
Elle va s’habiller maintenant... faire une toilette pour séduire Alfred... Oh, oh ! non, elle ne réussira pas.
Air de la Romance de Téniers.
Ce ton hardi ne peut que lui déplaire...
Eh ! mais pourtant je suis ainsi !
Surtout quel mauvais caractère...
Cependant c’est le mien aussi !
Quand mes yeux se fixaient sur elle,
J’éprouvais là des sentiments nouveaux :
Il me semblait qu’une glace fidèle
Me retraçait tous mes défauts.
Scène XII
ELVINA, FRANCK
FRANCK, accourant.
Bonne nouvelle, mon enfant, bonne nouvelle !... M. Alfred est en liberté... et puis il y a un ordre du ministre... non, c’est une lettre... il t’expliquera cela lui-même.
ELVINA.
Et qui donc ?
FRANCK.
M. Alfred.
ELVINA.
Tu lui as parlé ?
FRANCK.
Et de toi, morbleu ! je ne l’ai vu que deux minutes, mais je lui en ai dit sur ton éducation, ton courage, tes talents... Ah ! j’étais en train !
ELVINA, avec dépit.
Comment ! il saurait... C’est insupportable ! peut-on faire une pareille gaucherie ?
FRANCK, stupéfait.
Comment ? une gaucherie !
ELVIRA.
Non, mon ami, mais tu as eu tort.
FRANCK, suffoqué.
Tort ! quand je fais ton éloge ! après toutes les peines que je me suis données pour ton éducation.
ELVINA.
Tu as fait pour le mieux, certainement ; mais, vois-tu, je crois que tu t’es trompé... je veux dire que nous nous sommes trompés.
FRANCK, tirant son mouchoir.
Je m’ suis trompé ! moi ! par exemple, je n’ me serais pas attendu...
ELVINA, vivement.
Ce n’est pas ta faute... mais enfin tu m’as toujours dit que j’étais parfaite, et moi je t’ai cru sur parole.
FRANCK, vivement.
Oui, morbleu, tu es parfaite ; si quelqu’un osait me dire le contraire !...
ELVINA, le calmant.
Eh bien ! oui, mon ami ; mais, vois-tu, toute parfaite que je suis, je sens que je ne sais rien du tout, pas même lire.
FRANCK.
Comment !... et toi aussi !
ELVINA.
Non, non, console-toi.
L’embrassant.
J’aimerais mieux ne savoir lire de ma vie que de le causer un moment de chagrin... Allons, tu oublies tout, n’est-ce pas ?
FRANCK, s’essuyant les yeux.
Est-ce que j’ puis te garder rancune ?... Mais c’est égal, va, tu as beau dire, ce jeune homme t’adorera, t’épousera, et... je m’en vais monter ma faction.
ELVINA.
Comment ! tu es déjà de garde ?
FRANCK.
Pour toute la nuit... Mais je n’ serai pas loin de toi, et ça me console... J’ suis d’ garde à la poterne.
ELVINA, effrayée.
À la poterne !... toi !
FRANCK.
Eh bien ! qu’est-ce que t’as donc ?
ELVINA, troublée.
Et cette méchante femme !... Si elle exécutait son projet !
FRANCK, très étonné.
Ah ! mon Dieu ! elle va... Mais, ventrebleu ! est-ce que le chagrin t’a tourné la tête ?
ELVINA, le retenant.
Tu n’iras pas, Franck, je ne veux pas que tu y ailles...
Elle aperçoit Alfred et court à lui.
Scène XIII
ELVINA, FRANCK, ALFRED, DEUX SOLDATS
ELVINA, à Alfred.
Monsieur Alfred... monsieur Alfred... venez vite. Empêchez que Franck ne soit de garde à la poterne... sa vie est menacée.
FRANCK, étonné.
Moi !
ALFRED, à part.
Allons, du courage, je l’ai promis.
Haut.
Ne craignez, rien, belle Elvina, je réponds de lui. Je viens ici m’acquitter d’une autre mission plus importante pour vous.
ELVINA.
Pour moi... monsieur Alfred ?
ALFRED.
Vous êtes libre, mais votre pure...
ELVINA, vivement.
Oserait-on le retenir ?
ALFRED.
En renvoyant le courrier que mon oncle avait expédié, on lui a délivré deux ordres : l’un vous accorde votre grâce ; l’autre prescrit au gouverneur de considérer le baron comme son prisonnier, pour avoir manqué aux lois militaires.
ELVINA.
Ciel !
FRANCK.
Mille bombes !
ELVINA, avec résolution.
Monsieur Alfred, le ministre ne sait pas la vérité... Je vous demande une grâce, une seule grâce...
ALFRED.
Ordonnez.
ELVINA.
C’est de lui écrire en mon nom, tout de suite.
FRANCK.
Oui, ventrebleu ! nous allons lui écrire.
ALFRED.
Vous voulez que ce soit moi ?
ELVINA.
Je vois votre étonnement... Mais j’en conviens maintenant sans rougir... vous m’avez cru digne de vous, par mon éducation, mon caractère, lorsque vous m’avez témoigné un intérêt si vif... mais il est bon que vous sachiez, monsieur Alfred, que je ne sais rien, rien absolument, que j’ai une mauvaise tête qui a fait le malheur de mon excellent père...
FRANCK, qui se contient à peine.
Mon capitaine, ne croyez pas au moins...
ALFRED.
Non, sans doute.
À part.
D’honneur, elle m’enchante... Je suis presque fâché qu’on veuille la corriger.
ELVINA, vivement.
Écrivez, je vous prie... il n’y a pas un moment à perdre.
ALFRED, se plaçant à la table.
M’y voici.
FRANCK, lui donnant une plume.
Oui, nous y sommes.
Scène XIV
ELVINA, FRANCK, ALFRED, DEUX SOLDATS, LE BARON, LE GOUVERNEUR, CONSTANCE
Ils sont dans le fond. Alfred est entre Elvina et Franck, de manière que ceux-ci ne voient pas les autres acteurs.
ELVINA, dictant.
« Monsieur...
ALFRED, répétant.
« Monsieur...
ELVINA.
« Je ne puis être libre, si mon père ne l’est pas. C’est moi seule qui suis coupable... »
FRANCK, avec un mouvement.
Et moi donc !
ELVINA.
Non, Franck, c’est mon étourderie qui l’a compromis, exposé...
À Alfred.
Oui, monsieur Alfred, mettez... seule coupable.
Elle dicte.
« Et puisque je ne puis prendre sa place, ordonnez au moins que je partage sa prison. »
LE GOUVERNEUR, au baron qui s’avance.
Chut ! mon ami.
ALFRED.
Quoi ! belle Elvina !
ELVINA, vivement.
Ah ! ne me plaignez pas : je suis indigne de paraître dans le monde... Cette captivité sera un bonheur pour moi... j’en profiterai pour corriger mon caractère, pour former mon esprit. Oui, oui, je ne m’abuse plus ; je me connais maintenant : j’ai dû faire le malheur de mon père, et je veux, à force de tendresse, de soumission, effacer les chagrins que je lui ai causés.
LE BARON, courant à elle.
Elvina, ma chère fille...
ELVINA, tombant dans ses bras.
Mon père, c’est toi !
Ensemble.
Air : Honneur à la musique. (Le Bouffe et le Tailleur.)
LE GOUVERNEUR, CONSTANCE et ALFRED.
Qu’ici la gaîté brille ;
Quel moment pour son cœur !
Il retrouve sa fille.
Il renaît au bonheur.
LE BARON, à Elvina.
Oui, de notre famille
Tu dois être l’honneur ;
J’ai retrouvé ma fille,
Je renais au bonheur.
FRANCK.
Oui, de votre famille
Elle sera l’honneur ;
En retrouvant sa fille,
Il renaît au bonheur.
ELVINA.
Quoi ! mon père, tu n’es pas en prison ?
LE GOUVERNEUR, gaiement.
Eh ! non, morbleu ! il n’y a jamais été, ni vous non plus, ma belle enfant.
ELVINA.
Est-il vrai ?
Voyant Constance.
Que vois-je !
LE GOUVERNEUR.
Ma nièce.
CONSTANCE, souriant.
Une femme terrible, qui n’est pas si méchante pourtant qu’elle en a l’air, et qui brûle de vous appeler sa sœur.
Elle l’embrasse.
ELVINA.
Ah ! madame...
FRANCK.
Comment ! mill’ z’yeux ! nous aurions été dupes...
LE BARON.
D’un stratagème,
À Elvina.
dont je m’applaudirai toute ma vie, puisqu’il l’a fait prendre une résolution si courageuse.
ELVINA.
Je l’exécuterai... oui, mon père, je te le promets.
LE BARON, avec douceur.
Ma chère Elvina, je sais bien qu’une leçon de deux heures n’a pu te corriger entièrement. Tu retrouveras encore quelquefois ton ancien caractère ; mais tu en as vu les dangers, tu as rougi de ton ignorance, je suis sûr à présent de ta conversion ; et bientôt, tes grâces, tes talents...
FRANCK, en frappant du pied.
Des grâces, des talents ! Ah ! ventrebleu ! on va me la gâter !
Vaudeville.
Air du vaudeville Les Maris ont tort.
LE BARON.
Ici ton amitié fidèle
Répond du parti que tu prends,
Mais de la conduite nouvelle
Je connais de meilleurs garants :
Peut-être, en vain, malgré mon zèle,
À ton bonheur j’aurais songé ;
Mais sitôt que l’amour s’en mêle,
On est bien vite corrigé.
LE GOUVERNEUR.
J’aimai, je défendis les belles,
Et si je fis, dans mon printemps,
Le serment de vivre pour elles,
Je le répète à cinquante ans ;
En vain la sagesse en murmure.
Sous leurs lois prompt à me ranger,
Si c’est un défaut, moi, je jure
De ne jamais m’en corriger.
CONSTANCE.
Cœur superbe, de votre audace
Un doux regard devint l’écueil ;
Fier courtisan, une disgrâce
Saura corriger votre orgueil.
Dans les nœuds d’une amour trop vive
Redoutez-vous d’être engagé...
Rassurez-vous, l’hymen arrive !
On est bien vite corrigé.
ALFRED.
À chaque instant changeant d’idole,
Le Français, dans son libre essor,
Se corrige d’un goût frivole
Par un goût plus frivole encor ;
Mais aux combats que Mars prélude,
En tout temps il vole au danger,
Car la gloire est une habitude
Dont il ne peut se corriger.
FRANCK.
L’ vin est mon meilleur camarade,
Et pourtant que d’ tours il m’a faits :
Il m’a fait manquer la parade,
Que d’ fois il m’ fit mettre aux arrêts !
De ses malic’s, à ce qu’il m’ semble,
L’eau seule pourrait me venger,
Et pourtant toujours ma main tremble
Dès que je veux le corriger.
ELVINA, au public.
Quand sur mes défauts un bon père
A fermé les yeux aujourd’hui,
Messieurs, pourriez vous au parterre
Être plus sévères que lui ?
Vous êtes notre premier maître,
Songez-y bien à votre tour,
Ce serait trop s’il fallait être
Deux fois corrigée en un jour.