Le Déluge (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Xavier-Boniface SAINTINE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 12 octobre 1820.
Personnages
DUHOCQUET, directeur et père noble de la troupe
BELLEPROSE, auteur de mélodrames
REDINGOTT, tailleur anglais
TOMY, son neveu
CONTREPOIDS, machiniste
LOLOTTE, ingénue
ACTEURS
ACTRICES
FIGURANTS
GARÇONS DE THÉÂTRE
À Caudebec.
Un foyer donnant sur le théâtre. Au fond une pendule en bois ; un cadre pour les répétitions ; des chaises. On voit çà et là des objets de théâtre, des costumes posés sans ordre, des casques, des sabres, des flambeaux, etc.
Scène première
CONTREPOIDS et GARÇONS DE THÉÂTRE poussant des décors, puis REDINGOTT
CHŒUR.
Air de la contredanse des Petits Pâtés.
Allons, hâtons-nous,
Au poste soyons tous,
Garçons, gagistes,
Lampistes,
Allons,
Replaçons
Les palais,
Les forêts ;
Il faut enl’ver un succès.
CONTREPOIDS.
Messieurs... vous tous aujourd’hui
Que l’ bruit d’un sifflet attriste,
Tâchez qu’on n’entende ici
Que celui du machiniste.
CHŒUR.
Allons, hâtons-nous, etc.
CONTREPOIDS.
Eh bien ! qu’est-ce qui vient là ?... vous savez que personne ne doit entrer sur le théâtre.
REDINGOTT, d’un air de douceur.
Pardon... monsieur... je voudrais parler à M. Belleprose... un auteur, à ce que je crois...
CONTREPOIDS.
Impossible... un jour de première représentation !
REDINGOTT.
Oui, je viens de voir affiché le Déluge Universel, qui, je crois, est de lui...
CONTREPOIDS.
Oui, monsieur... alors vous sentez bien que notre pièce avant tout.
REDINGOTT.
Comment ! votre pièce ?...
Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)
Ainsi que lui l’auriez-vous faite ?
Seriez-vous auteur de moitié ?
CONTREPOIDS.
Auteur !... moi, monsieur ? pas si bête !
REDINGOTT.
J’entends, alors, c’est d’amitié...
Vous l’aidez, à c’ que je puis croire.
CONTREPOIDS.
Il n’ serait rien sans mes efforts.
REDINGOTT.
Comment ! il vous devrait sa gloire ?
CONTREPOIDS.
Oui, c’est moi qui fais les décors.
REDINGOTT.
Mais je ne suis pas non plus étranger à ses succès... je suis tailleur anglais ; on me nomme Redingott... et je venais...
CONTREPOIDS.
J’y suis : pour quelques costumes...
REDINGOTT.
Mais... à peu près...
CONTREPOIDS.
Oh ! bien alors... attendez-le dans ce coin... justement le voici... mais il est dans le coup de feu... il distribue ses billets !...
REDINGOTT, à part, s’asseyant.
Goddam ! je vais donc enfin mettre la main sur lui.
Scène II
CONTREPOIDS, GARÇONS DE THÉÂTRE, REDINGOTT, BELLEPROSE entouré de FIGURANTS, DANSEURS, ACTEURS, etc.
BELLEPROSE, à la cantonade.
Il n’y a pas assez de rouge dans l’arc-en-ciel.
LES FIGURANTS.
Monsieur !...
BELLEPROSE.
Ils vont me faire un arc-en-ciel avec les pâles couleurs... renforcez-moi ça et doublez les flammes de Bengale pour le transparent.
CHŒUR DE PEINTRES.
Air : C’est charmant.
Des billets ! (Bis.)
Monsieur, en voici la liste,
Des billets, (Bis.)
Il en faut pour chaque artiste.
Pour éviter les sifflets
Soutenez bien mon palais.
CHŒUR DE DANSEURS, arrivant d’un autre côté.
Des billets ! (Bis.)
Monsieur, en voici la liste,
Des billets, (Bis.)
Il en faut pour chaque artiste.
Pour éviter les sifflets
Soutenez bien les ballets !...
CHŒUR D’ACTEURS, arrivant par le fond.
Des billets ! (Bis.)
Monsieur, en voici la liste,
Des billets, (Bis.)
Il en faut pour chaque artiste.
Pour éviter les sifflets
Soutenez bien les couplets.
BELLEPROSE, les interrompant.
Des billets... des billets... un moment, que diable !... pas de confusion...
À Contrepoids en lui donnant un paquet.
Voilà d’abord pour le machiniste.
UN DANSEUR.
Monsieur, les danseurs se recommandent à vous...
BELLEPROSE.
Qu’est-ce que c’est ?... qu’est-ce que c’est, les danseurs !... je viens de donner pour les machines...
Il en distribue.
Prévenez mademoiselle Lolotte que je l’attends ici pour lui faire répéter sa scène d’amour... Contrepoids ?...
CONTREPOIDS.
Monsieur ?...
BELLEPROSE.
Les animaux de l’arche de Noé sont-ils prêts ?...
CONTREPOIDS.
Je n’ai plus que le dernier coup de pinceau à donner à la girafe...
BELLEPROSE, continuant sa distribution.
La girafe ?... je suis à vous... Ah ! à propos... allez donc rajuster ma Gloire qui tombe par morceaux... et mettez en place le décor du premier acte... Si le déluge marche bien, vos garçons auront de quoi boire... Allez vous habiller.
CHŒUR.
Air : Courons aux prés Saint-Gervais.
Aux vrais enfants d’Apollon
Notre secours est efficace,
C’est par nos soins que leur nom
Va s’installer sur l’Hélicon.
BELLEPROSE, montrant ses billets.
Pour arriver au Parnasse
Voilà le plus court chemin,
Il me semble qu’on m’y place
Avec la main.
CHŒUR.
Aux vrais enfants d’Apollon, etc.
Ils sortent.
Scène III
BELLEPROSE, REDINGOTT
REDINGOTT, se levant.
À mon tour !...
BELLEPROSE.
Eh ! je ne me trompe pas... c’est ce cher Redingott, mon tailleur anglais... par quel hasard à Caudebec ?...
REDINGOTT.
Monsieur...
BELLEPROSE.
Vous venez déjà me prendre mesure pour cet habit neuf ?... Diable, diable, mon cher, il faut attendre l’événement...
REDINGOTT.
Ah ! my God ! je suis las d’attendre et de courir après vous de ville en ville... c’est de l’argent qu’il me faut, entendez-vous ?... Je suis venu en France, croyant y faire fortune, mais j’ai trouvé tout le monde habillé à l’anglaise et ma spéculation a été manquée...
Air de Julie.
Je vois London au sein des Gaules :
Tous vos Français portent nos habits longs ;
Chez eux la taille est auprès des épaules,
Chez vos ladys elle est près des talons ;
Sur maint carrick, j’ai vu, puis-je le croire ?
Mon style si bien imité,
Que mille fois je fus tenté
D’aller présenter mon mémoire.
Aussi, c’est fini, je rassemble mes fonds et demain je reprends le paquebot.
BELLEPROSE.
Demain ?... Allez... allez, mon cher ami, que je ne vous arrête pas !...
REDINGOTT.
Oui, mais...
BELLEPROSE.
Votre place est peut-être retenue... partez...
REDINGOTT.
Quand vous m’aurez payé.
BELLEPROSE.
Vous payer ?... Mon ami... je ne puis pas parler d’affaires aujourd’hui... une première représentation... l’inquiétude, vous concevez... des coupures à faire, des costumes à surveiller, mes billets à distribuer... Allez, mon bonhomme, allez, vous recevrez de mes nouvelles à Londres.
REDINGOTT, cherchant des papiers.
C’est l’affaire d’un instant... un coup d’œil sur mon mémoire et un bon pour la caisse...
Il tire un papier.
Le voilà... non, non, c’est la lettre de mon neveu...
BELLEPROSE, l’arrêtant.
Comment, vous avez un neveu, mon cher Redingott... et vous ne me le dites pas !... moi qui m’intéresse tant à toute votre famille... Ah çà ! et qu’est-ce qu’il fait à Londres, ce cher neveu ?...
REDINGOTT, cherchant toujours.
Hum ! ce petit drôle de Tomy, j’aurais dû l’y laisser... mais je l’ai fait venir en France, pour mon malheur... Je crois que c’est neuf cents francs...
BELLEPROSE, l’arrêtant toujours.
Ah ! ah ! une frasque de jeune homme, quelque sujet comique... contez-moi ça, j’en tirerai parti !... Voyons, M. Tomy...
REDINGOTT.
Je ne sais plus où il est.
BELLEPROSE.
Votre neveu ?...
REDINGOTT.
Non, votre mémoire...
BELLEPROSE.
Parlons de votre neveu...
REDINGOTT, cherchant toujours.
Si je le rejoins, le coquin !... Enfin, je le fais venir de Londres, pour l’associer à mon commerce, je le charge des recettes... Il va toucher pour moi une cinquantaine de louis à Saint-Malo, et au lieu de revenir, le fripon se met à courir le pays et à manger une demi-douzaine de carricks magnifiques avec quelque aventurière... goddam !...
BELLEPROSE.
Ces jeunes gens, ça taille en plein drap !... Mon ami... que je ne vous retienne pas !... courez après votre neveu... diable ! un libertin... des têtes volcanisées... tâchez de le rattraper.
REDINGOTT.
Le voilà...
BELLEPROSE.
Hein ! qui donc ?...
REDINGOTT.
Eh ! parbleu ! votre mémoire... je disais bien, huit cents francs.
BELLEPROSE.
Ah çà ! sérieusement... vous voulez être payé ?...
REDINGOTT.
Absolument !...
BELLEPROSE.
Eh bien ! mon cher... je ne vais pas par quatre chemins... on me donne ce soir...
REDINGOTT.
Je le sais...
BELLEPROSE.
Voilà des billets de parterre... je ne vous dis que cela... votre argent est dans vos mains...
REDINGOTT.
Comment ?... comment ? vous voulez que sir Redingott, un Anglais, aille applaudir des pièces françaises ?
BELLEPROSE.
Ah ! françaises... jusqu’à un certain point... votre délicatesse est à couvert de ce côté-là... Allez toujours rassembler votre monde, je vous ferai ouvrir la petite porte de derrière, et dans un petit quart d’heure... j’irai vous faire répéter...
REDINGOTT.
Me faire répéter...
BELLEPROSE.
Oui... montrez un peu vos mains.
Il frappe dans sa main.
Des mains superbes...
Air du vaudeville du nouveau Nicaise.
Pan, pan, quel son divin !
Qu’avec plaisir ce bruit me frappe !
Pan, pan, quel son divin !
On dirait d’un son argentin.
Vous gagnez net six francs par tape,
C’est là de l’argent bien placé.
REDINGOTT.
J’y cours... mais si l’on m’y rattrape,
Goddam ! je veux être boxé.
BELLEPROSE.
Pan, pan, quel son divin, etc.
Redingott sort.
Scène IV
BELLEROSE, le regardant sortir
Oh ! il ira... il ira bien... je le connais... si la moitié de mes créanciers seulement se trouvait dans la salle avec lui... je pourrais compter sur un fier succès !... Ah ! voilà ma jeune première... par exemple, c’est là un modèle d’ingénuité et de candeur...
Scène V
BELLEPROSE, LOLOTTE
BELLEPROSE.
Vous voilà, cher ange... toujours plus jolie !...
LOLOTTE.
Oh ! non, je suis encore si émue !...
Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)
Vous avez su mon désespoir...
Ce matin, j’étais d’un maussade !
J’ai cru ne pas jouer ce soir,
Mon perroquet était malade...
Mais on me répond de son sort,
Je joue...
BELLEPROSE.
Ô grâce inespérée !
À part.
Si le perroquet était mort,
Notre pièce était enterrée.
Haut, regardant les papillotes de Lolotte.
Mais qu’est-ce que je vois donc là ?...
Lisant sur une papillote.
« Amant cru...
Sur une autre.
el... tu doutes de ma... de ma... » la fidélité doit être ici de côté... Comment ! mais c’est ma scène de la déclaration dont vous avez fait des papillotes ?...
LOLOTTE.
Oui, elle ne me convient pas... toujours des déclarations, on ne voit que cela.
BELLEPROSE, la regardant tendrement, à part.
Dieux !... voilà une occasion, si j’avais le temps, mais non... non... un jour comme celui-ci... mon état avant tout...
Haut.
Eh bien ! belle Lolotte, coupons court à la déclaration... Le prince... c’est moi... supposons... je me jette à vos pieds sur les deux mesures de l’Amant jaloux, tram, tram...
Il fait la pantomime.
vous employez le solo de basson pour me repousser et... le rival arrive...
LOLOTTE.
Eh bien ! voilà ce que je ne veux pas... et vous aurez la bonté de changer cela ; je ne veux pas que mes deux amants soient en scène en même temps.
BELLEPROSE.
Mais, ma petite minette... l’effet de ma pièce...
LOLOTTE.
Ça m’est égal... deux amants en présence !... fi donc !... c’est contre mes principes... faites-les arriver l’un après l’autre.
BELLEPROSE, tirant son manuscrit et effaçant.
Eh bien ! à la bonne heure, je conçois que c’est plus facile à jouer... parce que pendant qu’un amant est occupé, l’autre vient... c’est juste...
Il écrit.
Scène VI
BELLEPROSE, LOLOTTE, UN GARÇON DE THÉÂTRE
LE GARÇON, bas à Lolotte.
Mademoiselle... un monsieur est là qui vous demande.
LOLOTTE, bas.
Je n’y suis pas.
LE GARÇON.
Il dit qu’il s’appelle... M. Tomy.
LOLOTTE.
Taisez-vous... et laissez monter...
Le garçon sort.
BELLEPROSE.
Comme cela au moins... vous serez plus à votre aise... c’est convenu... je vais achever ces petits changements-là, dans le cabinet du directeur... Mais, je vous le recommande, de la hardiesse... de l’aplomb... je ne le dirais pas à toute autre... mais à vous... c’est sans conséquence... plus de coquetterie, ma chère, plus de coquetterie !... je vais presser mes acteurs...
Il sort.
Scène VII
LOLOTTE, puis TOMY
LOLOTTE.
Au fait... il a raison... je suis trop bonne...
TOMY.
Goddam !... je étais... beaucoup fort en colère...
LOLOTTE.
Eh bien ! monsieur... qu’y a-t-il donc... où croyez-vous être ?...
TOMY.
Ce que j’ai, je étais depuis une heure à la porte de votre théâtre... j’ai donné un demi-guinée... à le portier... qui faisait attendre moi, comme un amant gratis...
LOLOTTE.
Le grand malheur quand vous soupireriez un peu !
TOMY.
C’est que, depuis que je con naissais vous, ce était toujours ainsi.
Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)
J’ai, dans ma tendresse indiscrète,
Soupiré près votre portier,
Soupiré près votre soubrette,
Soupiré près tout le quartier.
Pour soupirer près d’une belle,
Dieu ! quel budget, que de chagrins !
Oui, vous m’avez coûté, cruelle,
Plus de mille soupirs sterlings !
LOLOTTE.
Pauvre garçon !... aussi, dès que j’ai su que c’était vous... j’ai donné l’ordre de vous laisser passer.
TOMY.
Oui, après que vous avez donné audience à quelque rival.
LOLOTTE.
Un rival !... Monsieur, pour qui me prenez-vous ?... savez-vous que c’est fort insolent ce que vous dites ?... Un rival !... comme si j’étais femme à vous en donner un...
TOMY.
Mais cette grande homme maigre en habit noir ?
LOLOTTE.
M. Belleprose n’est pas un rival, c’est un auteur.
TOMY.
Il est toujours ici, et moi j’ai eu toutes les peines du monde à y entrer, et cependant...
LOLOTTE.
Du tout, monsieur, il me fait des rôles, et je lui dois des égards, de la reconnaissance... je suis obligée par état à le bien accueillir ; mais c’est inconcevable, il vous convient bien d’être jaloux d’un auteur !
TOMY, vivement.
Vous êtes assez...
LOLOTTE.
Que voulez-vous dire ?...
TOMY.
Assez jolie, pour que je sois jaloux de tout le monde et même de ce vieux gros homme qui a le figure toute rubiconde...
LOLOTTE.
M. Duhocquet !... c’est admirable ; allez-vous aussi m’empêcher de parler à mon directeur ?
TOMY.
Oui... et ce petite trompette que vous regardez toujours dans l’orchestre...
LOLOTTE.
Il me fait répéter mes airs d’opéra... et je ne peux pas être malhonnête avec lui...
TOMY.
Eh bien ! je trouvai que vous étiez... que vous étiez... trop honnête... Dieu sait où l’on va à force d’honnêteté !...
LOLOTTE.
Ah ! par exemple, voilà un reproche auquel je ne m’attendais pas.
Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.
Apprenez que dans ce pays
On doit, quoique cela déplaise,
Traiter tout le monde en amis ;
C’est la politesse française...
TOMY.
Oui, mais qu’ils n’y reviennent point,
Car à tous je serais fort aise
D’allonger un bon coup de poing ;
C’était le politesse anglaise.
LOLOTTE.
Oh ! le petit jaloux !... Eh ! bien, monsieur, pour être plus sûr de moi, de ma fidélité, de mon amour, soyez des nôtres ; engagez-vous dans la troupe, vous aurez vos entrées au théâtre.
TOMY.
Comment ! vous voulez me faire jouer le comédie ?...
LOLOTTE.
Je la joue bien moi ! je ne fais que ça.
TOMY.
Oui, mais un Anglais... le neveu de sir Redingott... si mon oncle... il apprenait...
LOLOTTE.
N’importe... c’est une preuve d’amour que je veux que vous me donniez... vous débuterez...
TOMY.
Vous avez fait faire déjà à moi assez de folies, et le argent de mon oncle... que j’ai mangé...
LOLOTTE.
Ah ! vous le prenez sur ce ton ! Eh bien ! monsieur, je le veux, je l’exige...
Air de Amour et mystère.
C’est trop longtemps lasser ma patience,
Dès aujourd’hui monsieur débutera.
TOMY.
Mais je ne sais rien, je commence...
LOLOTTE.
Au théâtre, on dit toujours ça.
Mainte ingénue ici vient à paraître
Qui n’a pas l’air de s’en douter,
Et qui souvent en sait plus que le maître
Qui croit la faire débuter.
TOMY.
Ah ! my God !
LOLOTTE.
Vous consentez... à la bonne heure !... Voici le directeur, je vais vous faire engager, et dans deux jours, vos débuts...
Scène VIII
LOLOTTE, TOMY, DUHOCQUET
LOLOTTE, à Duhocquet.
Mon cher directeur...
Bas à Tomy.
Allons donc, de la hardiesse, de l’assurance... n’oubliez pas que vous êtes artiste... l’on vous prendrait pour un auteur...
À Duhocquet.
J’ai une grâce à vous demander.
DUHOCQUET.
Comment donc... mon cher ange...
LOLOTTE.
Voici un protégé que je vous recommande.
DUHOCQUET, le regardant de mauvaise humeur.
Ah ! ce beau monsieur-là...
LOLOTTE.
Oui, c’est un débutant...
À Tomy.
Tenez-vous droit...
DUHOCQUET, à part.
Je ne sais pas... mais tous ceux qu’elle fait débuter... ont toujours des tournures de milord...
Haut.
Monsieur a-t-il déjà paru ?
LOLOTTE.
À l’Opéra... mais il avait trop de voix, et il a été repoussé...
DUHOCQUET, à part.
Repoussé des grands théâtres de Paris !... il paraît qu’il a du talent...
Haut.
Allons, allons... rien qu’au physique de monsieur, je vois qu’il ne peut pas me convenir... beaucoup trop bien !...
LOLOTTE.
Eh bien ! où est le mal ?... Comparez-le au reste de la troupe...
DUHOCQUET.
C’est pour cela... ça jurerait... avant tout, il faut de l’ensemble...
TOMY.
Comment !... qu’est-ce qu’vous dites, vous ?...
DUHOCQUET.
Ah ! mon Dieu ! voilà une prononciation...
LOLOTTE.
Qu’est-ce que ça fait dans la pantomime ?... d’ailleurs, n’avons-nous pas les Gascons, les Normands, tous les rôles qui demandent de l’accent ?... Ça ira à merveille...
DUHOCQUET.
Ce serait avec plaisir, mais je n’ai point de place disponible ; grâce au zèle de nos artistes, ma troupe est toujours au complet...
Air : Adieu, je vous fuis, bois charmant. (Sophie.)
Nous avons d’abord Flavigny
Pour les Scapin et les Zopire...
Mademoiselle que voici
Qui tient Madelon et Zaïre...
Enfin notre gros Clérambourg,
Qui dans Didon jouait Iarbe,
Fait les tyrans tous les deux jours
Et les Colins les jours de barbe.
LOLOTTE, à Duhocquet et à demi-voix.
Il me semble cependant que, quand je présente un débutant... on devrait y regarder à deux fois...
Bas.
et je trouve fort singulier que l’on me refuse...
DUHOCQUET, bas.
Mais, ma chère Lolotte, je n’engage jamais de jeunes gens... vous savez bien pourquoi...
LOLOTTE.
À merveille... et moi je vous déclare... que je donne ma démission si vous rejetez un sujet aussi utile pour la compagnie.
TOMY.
Yes... moi je aurais tout joué et à le minute même...
LOLOTTE.
Il a une mémoire... une facilité...
TOMY.
Yes... une facilité...
LOLOTTE.
Il sait tout le répertoire...
TOMY.
Je savais tout le... comme dites-vous ?...
LOLOTTE.
Taisez-vous...
DUHOCQUET.
Eh bien ! voyons, je vous promets que la première place vacante...
Scène IX
LOLOTTE, TOMY, DUHOCQUET, BELLEPROSE
BELLEPROSE.
Oh ! mon Dieu !... Quel événement !...
DUHOCQUET.
Est-ce que le public ne vient pas ?...
BELLEPROSE.
Au contraire... nous avons une queue qui va jusqu’au marché...
DUHOCQUET.
Est-ce que le sous-préfet aurait fait défendre la pièce ?...
BELLEPROSE.
Au contraire... il vient d’envoyer louer une banquette... mais ce que vous ne croiriez jamais... l’un des fils de Noé... vous savez bien les trois...
DUHOCQUET.
Oui, Sem, Cham et Japhet...
BELLEPROSE.
Japhet... c’est celui-là... impossible qu’il se tienne sur ses jambes !...
DUHOCQUET.
Il est indisposé ?...
BELLEPROSE.
Au contraire... il se porte trop bien... C’est la faute du caissier qui s’avise ce matin de lui payer son mois... trente-sept livres dix sols, sans retenue... aussi, à l’heure où je vous parle, il est dans les vignes du Seigneur... au moment de commencer !...
DUHOCQUET.
Et vous croyez qu’il n’y aurait pas moyen ?...
BELLEPROSE.
Je vous le demande ! une scène de déluge jouée par un ivrogne...
Air du vaudeville du Petit Courrier.
La scène perd tout son effet,
Comment, diable, voulez-vous faire
Sortir ainsi de la rivière
Quelqu’un qui sort du cabaret !
J’en suis sûr, il irait, le drôle,
En sifflets changeant les bravos,
Jouer, entre deux vins, un rôle
Qu’on doit jouer entre deux eaux.
DUHOCQUET.
Vous savez bien qu’il ne paraît qu’au troisième acte.
BELLEPROSE.
Je ne compromettrai pas ainsi un succès... Qu’on me trouve un autre Japhet... ou l’on ne donnera pas la pièce, c’est un ouvrage qu’il faut jouer à jeun... surtout pour la fin.
DUHOCQUET.
Mais, me voilà à sec !... Ah ! quelle idée... j’ai votre affaire, un jeune premier superbe...
À Tomy.
Vous voyez, monsieur, que je suis fidèle à mes engagements... je vous avais promis la première place vacante...
TOMY.
Qu’est-ce que vous dites ?...
DUHOCQUET.
Avec votre mémoire... votre facilité... vous me l’avez dit... d’ailleurs vous êtes prêt à tout jouer et à l’instant même...
TOMY.
Ce était bon pour le discours.
DUHOCQUET, bas à Lolotte.
Ma chère Lolotte... je n’ai d’espoir qu’en vous...
LOLOTTE.
Il jouera, je vous en réponds...
TOMY.
Comment ! je jouerai....
LOLOTTE.
À l’instant... et pour cela je n’aurai qu’un mot à dire... écoutez-moi.
À Belleprose et à Duhocquet.
Vous voulez bien permettre...
BELLEPROSE.
Comment donc ! vous nous sauvez la vie.
LOLOTTE, bas à Tomy.
Vous allez vous habiller.
TOMY, bas.
Quoi, miss... vous voulez que je paraisse ?...
LOLOTTE, bas.
Vous ne paraîtrez pas... et vous ferez ce que je vous dis. Votre entrée est au troisième acte, et je vous réponds, moi qui m’y connais, que la pièce tombera au second.
TOMY.
Vous croyez ?...
BELLEPROSE, de loin.
Vous parlez pour nous, n’est-il pas vrai ?
LOLOTTE, haut.
Soyez tranquille... je soigne vos intérêts... monsieur consent...
TOMY.
Mais vous me répondez au moins... c’était à cette seule condition...
LOLOTTE.
Cela va sans dire, demandez plutôt à M. Belleprose qui connaît la pièce...
BELLEPROSE.
Oui, oui... je suis prêt à confirmer ce qu’a dit mademoiselle Lolotte... je vais vous donner vos instructions...
TOMY.
Pour les paroles ?...
BELLEPROSE.
Il n’y en a pas... tout se passe en pantomime... Scène première, vous arrivez noyé... ainsi, rien à indiquer... vous vous laissez faire. – Scène deuxième, mademoiselle vous jette de l’eau au visage... pour vous rappeler à la vie... vous vous laissez faire...
LOLOTTE.
Eh ! mon Dieu !... soyez tranquille... je me charge de lui expliquer... et de lui donner ses répliques... et vite, à nos toilettes !...
DUHOCQUET.
Voilà le public qui entre, je cours à la porte surveiller la recette, et je reviens m’habiller...
Tous sortent, excepté Belleprose.
Scène X
BELLEPROSE, seul
Ce cher Duhocquet ! quel zèle ! quelle activité !... quel désintéressement !... et cette petite Lolotte ! avec quel feu elle a défendu mon ouvrage... elle en tient, c’est sûr... mais je conçois cela... Ce n’est pas que je sois plus beau qu’un autre... mais il y a une auréole de gloire qui environne tout cela et empêche de distinguer, voilà ce qui me sauve... d’ailleurs il est si doux de voir à ses pieds l’auteur en vogue... l’auteur triomphant... ce n’est pas mal calculer... elle a voulu se mettre à la mode... et je crois vraiment que j’en ferai la folie... Que diable, je ne vois pas pourquoi les lauriers du Pinde excluraient de mon front les myrtes de Cythère... il y aura de la place pour tout...
Il tire sa montre.
Quatre heures et demie !... l’instant critique approche, j’éprouve déjà une émotion... l’inquiétude paternelle.
Il se promène à grands pas.
Je puis bien dire comme ces vers du... Misanthrope :
Ma pièce auparavant me semblait des meilleures !
Je n’y vois maintenant que d’horribles défauts,
Du faible, du clinquant, de l’obscur... des bêtises !...
Il s’arrête.
Allons, Belleprose, mon ami, qu’est-ce que c’est donc ? Que diable ! la pièce est excellente... on le connaît... et tu vas jeter ton siècle dans la stupéfaction.
Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)
Bientôt mon fertile génie
Lancera drames, prose et vers ;
Mes frères de l’Académie
Me recevront à bras ouverts !
Cette place, je le suppose,
À mes talents conviendrait bien,
À l’Institut, oui, je serais fort bien.
On entre là sans avoir fait grand’chose,
On vous reçoit, et l’on n’y fait plus rien !
Scène XI
BELLEPROSE, DUHOCQUET
DUHOCQUET, habillé en patriarche des premiers temps, robe de couleur foncée, sandales ; il tient sa barbe à la main. À la cantonade.
C’est affreux, c’est abominable... ne laissez plus entrer les billets donnés.
BELLEPROSE.
Qu’y a-t-il donc ?...
DUHOCQUET.
Tu es un joli garçon... tu as donc distribué des billets à toute la ville ?... La salle est pleine... comble... et il n’y a pas cinquante francs de recette...
BELLEPROSE.
Ce n’est pas un mal... il faut presque qu’une première représentation se passe en famille... entre amis... on regagne cela le lendemain...
DUHOCQUET.
Et mes créanciers qui comptent Là-dessus...
BELLEPROSE.
Et les miens donc !... je suis sûr que M. Redingott, mon brave tailleur, est là à son poste, prêt à en découdre...
DUHOCQUET.
Ah ! mon garçon, si nous pouvions réussir... je l’avoue que je compte sur l’ouvrage.
BELLEPROSE.
Parbleu !... et moi donc... je l’aurais fait jouer à Paris, s’il y avait eu un troisième Théâtre-Français... mais je ne tiens pas à aller si haut... La gloire est de tous les pays... même à Caudebec !... Que faut-il au véritable homme de lettres, à l’homme modeste et philosophe ?... des succès... de l’indépendance, des articles de journaux, des pensions... avec cela il méprise tout le reste... voilà comme je pense, moi... tant pis Dour ceux qui ont de l’ambition...
DUHOCQUET.
Ah çà ! l’heure s’avance... et je ne vois personne.
Appelant.
L’Éveillé !... L’Éveillé !... il me semble que tout notre monde doit être habillé.
À Belleprose.
Mon ami, attache-moi ma barbe... un peu plus haut.
BELLEPROSE.
Avec ce costume-là, je réponds de l’effet du rôle...
DUHOCQUET.
Je n’ai rien négligé pour attraper ce que tu appelles la couleur locale.
Air : J’étais bon chasseur autrefois. (Florian.)
De mon costume vois l’effet,
Vois ma tournure et ma démarche,
Vois mon turban de Mahomet
Et ma robe de patriarche ;
Pour paraître encor plus touchant,
Pour prendre une mine plus douce,
J’ai mis la perruque d’Adam
Et la barbe de Barberousse.
Scène XII
BELLEPROSE, DUHOCQUET, LOLOTTE, TOMY, avec un pantalon et une veste de toile cirée blanche, puis LE MAÎTRE DES BALLETS et CONTREPOIDS
BELLEPROSE.
Bon... voilà déjà notre jeune première et notre débutant...
DUHOCQUET, à part.
Oui, toujours ensemble...
BELLEPROSE, l’examinant.
C’est ça, costume de rigueur quand on sort de l’eau... ça joue bien... c’est admirable...
TOMY, bas à Lolotte.
Ah çà ! mademoiselle Lolotte, n’allez pas tromper moi... vous répondez à moi que le pièce tombera dans le deuxième acte... sans cela je en allais moi...
BELLEPROSE.
Bien, jeune homme... bien, je vois à votre air... morfondu, que vous êtes déjà dans l’esprit du personnage...
DUHOCQUET.
Oui... c’est un amoureux transi...
LOLOTTE.
Transi... pas plus que vous...
TOMY, d’un air menaçant.
Oui, monsieur... transi... qu’est-ce que c’est ça, transi ?... Apprenez que je ne suis pas transi et que je montrerai à vous... goddam !...
BELLEPROSE.
Eh ! non... vous n’êtes transis ni l’un ni l’autre... ils allaient s’échauffer sur ce mot-là...
À Duhocquet.
Sonnez dans les corridors pour avertir ces messieurs et ces dames.
À un danseur.
Monsieur le maître des ballets... vous avez songé à nos accessoires, pour notre premier acte ? le commencement du déluge... notre ballet des parapluies...
LE MAÎTRE DES BALLETS.
Oui, monsieur...
BELLEPROSE.
C’est bien.
À Duhocquet.
Ah çà, du calme !
DUHOCQUET, regardant Tomy de travers.
Oui, oui... je suis d’une colère...
BELLEPROSE, à Lolotte.
Vous, un air d’innocence et de candeur !... la douceur du premier âge...
LOLOTTE, brusquement.
Ah ! laissez-moi, monsieur...
BELLEPROSE.
C’est ça...
À Duhocquet.
Et nos figurants sont-ils prêts ?...
À Tomy.
Vous êtes averti qu’au dernier acte... ils doivent vous tomber sur le corps... et vous savez ce que vous avez à faire...
TOMY.
Comment !... me tomber sur le corps ?...
BELLEPROSE.
Eh ! oui... dans le tableau de la fin. Le ballet des nations... tous les enfants et petits-enfants descendus de Noé... Français, Anglais, Italiens... tout ça se bat en famille et comme les meilleurs amis du monde... et c’est vous qui, en votre qualité de grand-oncle, voulez mettre le holà... et qui recevez tout...
TOMY, formant les poings.
Eh bien ! ils n’ont qu’à venir... je les arrangerai...
CONTREPOIDS, accourant.
Voilà tout le monde...
Scène XIII
BELLEPROSE, DUHOCQUET, LOLOTTE, TOMY, LE MAÎTRE DES BALLETS, CONTREPOIDS, ACTEURS et ACTRICES, habillés ridiculement, GARÇONS DE THÉÂTRE, qui vont et qui viennent
CHŒUR.
Air de Madame Scarron.
Mes amis, (Bis.) l’heure nous appelle,
Le public attend
Pour applaudir notre talent.
À l’auteur (Bis.) prouvons notre zèle :
Grâce à ses billets,
Nous sommes sûrs de nos succès.
BELLEPROSE.
Allons, mes bons enfants, à notre affaire ! et surtout n’allons pas nous ahurir...
CONTREPOIDS, criant sur le théâtre.
Place au théâtre, place au théâtre...
DUHOCQUET, à Contrepoids.
Frappez !... Dans les coulisses, messieurs... Le souffleur est-il à son trou ?
CONTREPOIDS.
Oui, monsieur.
DUHOCQUET, aux actrices qui causent.
Allons donc, mesdames, vous causerez demain.
On entend frapper les trois coups.
BELLEPROSE, tressaillant.
Ah ! ça fait venir la chair de poule.
LOLOTTE.
Ah ! mon Dieu ! je ne sais plus quelle est ma réplique pour entrer.
BELLEPROSE.
C’est un roulement de timbale... Je vous la soufflerai.
CONTREPOIDS, criant.
La toile va lever.
Tous les acteurs se précipitent sur le théâtre.
Là ! ils ne seront jamais en attitude pour le tableau !
DUHOCQUET, tout troublé.
Eh bien ! moi qui ai oublié mon rouge !
BELLEPROSE, prenant un pot sur une table.
Attends, en voici...
DUHOCQUET, tendant la joue.
Dépêche-toi.
BELLEPROSE, lui mettant du rouge.
C’est ça, une petite nuance sur le front et le bout du nez...
DUHOCQUET.
Qu’est-ce que tu fais donc ? j’aurai l’air d’un buveur.
BELLEPROSE, continuant.
C’est ce qu’il faut... du rouge partout, c’est la couleur locale, mon ami ; la couleur locale, je ne sors pas de là... moi.
CONTREPOIDS, criant.
Au rideau !
BELLEPROSE, poussant Duhocquet.
À toi !
DUHOCQUET, se sauvant.
Un moment ! ma tabatière... et la clef de ma loge...
Il sort.
CONTREPOIDS, criant.
L’Éclair, au rideau !... enlevez !...
Scène XIV
BELLEPROSE, CONTREPOIDS
BELLEPROSE.
Enfin, me voilà lancé !...
On entend des applaudissements derrière le théâtre.
Diable ! ça commence bien... dès la première scène.
CONTREPOIDS, qui est prêt à entrer dans la coulisse.
Laissez donc ! c’est la décoration qu’on applaudit.
BELLEPROSE.
Eh bien ! c’est la même chose ; est-ce que la décoration n’est pas dans ma pièce, et ma pièce dans la décoration ?
Air du vaudeville de Fanchon.
Aujourd’hui, c’est l’usage,
Il faut dans un ouvrage
Des rochers, des palais.
CONTREPOIDS, un sifflet de machiniste à la main.
Par là l’auteur évite
De mettre son esprit en frais,
Et je fais son mérite
À grands coups de sifflets.
Il crie.
Attention, vous autres !
Il siffle.
BELLEPROSE, effrayé.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
CONTREPOIDS.
Ne vous effrayez pas... c’est notre changement à vue.
BELLEPROSE.
Imbécile ! on prévient au moins.
CONTREPOIDS.
Vous n’entrez pas sur le théâtre ?
BELLEPROSE.
Non, je suis mieux ici.
CONTREPOIDS.
À votre aise... Ah ! mon Dieu... les maladroits... voilà le rideau du fond accroché !... le brouillard qui ne peut pas tomber...
Il crie.
Enlevez, enlevez donc... ils sont sourds...
Il entre sur le théâtre.
Scène XV
BELLEPROSE, seul
Il regarde avec sa lunette du côté des coulisses.
Tout va bien... Quelle chambrée !... Si j’osais me glisser un moment dans la salle pour jouir du coup d’œil... Eh bien ! ça se ralentit...
Il applaudit.
Allons donc, allons donc, messieurs, que diable ! cette tirade a du nerf.
On applaudit derrière le théâtre.
Là, je voyais bien qu’ils n’avaient besoin que d’être entraînés.
Scène XVI
BELLEPROSE, DUHOCQUET
BELLEPROSE.
Eh bien ?...
DUHOCQUET.
Ah ! mon ami, tu me vois ravi, transporté ; les premières scènes sont enlevées, et ta pièce ira aux nues.
BELLEPROSE.
Plus bas, plus bas... vous voyez bien qu’on est en scène.
DUHOCQUET.
Quel feu ! quel style ! tu deviendras le soutien de la scène française.
Air des Trembleurs.
Ta muse noble et sévère
À tout le monde doit plaire.
Pour tracer un caractère
Tes pinceaux sont toujours vrais.
Tu passeras Théocrite,
Virgile, Plante, Thersite...
BELLEPROSE.
Mon Dieu ! qu’on a de mérite
Lorsque l’on a du succès !
Scène XVII
BELLEPROSE, DUHOCQUET, CONTREPOIDS
CONTREPOIDS, accourant.
Monsieur, monsieur, venez vile, on commence à murmurer.
DUHOCQUET.
Hein ?...
CONTREPOIDS.
L’entrée des animaux a fait rire.
BELLEPROSE.
Ce n’est rien... ce n’est rien... le tonnerre va réchauffer cela.
DUHOCQUET.
J’y vais, j’y vais... faites jouer le tonnerre pour qu’ils prennent patience.
Il rentre dans les coulisses.
Scène XVIII
BELLEPROSE, CONTREPOIDS, qui va et vient
BELLEPROSE.
Ce serait bien le diable maintenant... Je donnerais trente sous pour être à la fin... N’cantons-je pas des cris ?... et même...
Il écoute.
Non... c’est l’idée... J’ai là dans les oreilles un sifflement qui ne me quitte pas... je ne puis plus rester en place... je sèche... je dépéris... je suis sûr qu’à chaque minute je maigris d’une demi-livre... Dieu... Dieu... quel métier !...
On applaudit.
Ah ! quel bien ça fait !... il me semble que j’entends des bravos assez nourris...
Scène XIX
BELLEPROSE, CONTREPOIDS, TOMY
TOMY, accourant.
Ah ! mon Dieu... mon Dieu !... qu’est-ce que ça va devenir...
BELLEPROSE, vivement.
Quoi !... y a-t-il quelque malheur ?...
TOMY.
Eh ! oui... tout est perdu...
BELLEPROSE.
Le second acte a été sifflé ?...
TOMY.
Eh ! non, il est enlevé...
BELLEPROSE.
Ah ! je triomphe...
TOMY, parcourant le théâtre.
Et mamzelle Lolotte... qui répondait que ça tomberait... Mamzelle Lolotte... mamzelle Lolotte... où est-elle donc ?...
BELLEPROSE.
Allons... mon garçon... c’est à vous... Vous voyez que cela commence bien... soutenez-moi ça...
TOMY, à part.
Ah ! bien oui... arrivera ce qui pourra, je vais décamper, moi...
Haut.
Dites-moi donc où est la porte du théâtre... car dans ces maudites coulisses, on ne se reconnaît plus...
BELLEPROSE.
J’entends bien... vous voulez descendre dans le fond pour votre entrée... je vais vous indiquer...
Le menant du côté du théâtre.
TOMY.
Ah ! quel service vous me rendez !...
BELLEPROSE.
N’oubliez pas qu’on vous retire de la rivière... que vous êtes sans connaissance... vous allez trouver en bas les quatre garçons de théâtre qui vont vous saisir et vous enlever... vous n’avez qu’à vous laisser faire... attendez... Contrepoids, y êtes-vous ?...
Criant à Tomy.
Le troisième acte commence... allez...
Criant.
Enlevez Japhet...
La trappe sur laquelle est Tomy s’abime et il disparaît en criant.
TOMY.
Ça n’est pas ça... laissez-moi, je ne veux pas...
Scène XX
BELLEPROSE, seul
Mais tais-toi donc., mais tais-toi donc ! c’est un rôle muet... que diable !... Ces débutants, ça se déconcerte d’un rien... c’est bon... c’est bon...
Regardant dans la coulisse.
Voilà qu’il entre en scène par le second dessous... Aïe... quel mal ils ont à le retirer... ça n’est pas cela... ça n’est pas cela... que diable !... il se débat... cet imbécile-là... quand je lui avais recommandé... le traître... le butor !... il va me faire manquer mon effet... aussi... quelle imprudence... de confier à des mains inexpérimentées... Eh bien ! qu’est-ce qu’ils ont donc à applaudir...
Scène XXI
BELLEPROSE, DUHOCQUET
DUHOCQUET, entrant en se frottant les mains.
Eh bien !... avez-vous vu l’entrée du débutant ?...
BELLEPROSE.
Eh ! oui, de par tous les diables !...
DUHOCQUET.
Corbleu !... c’est un fier talent !... et pour ma part, je ne me serais jamais douté... Tenez... les entendez-vous ?...
BELLEPROSE.
Comment ! il serait possible !
DUHOCQUET.
Il a joué de verve... mou cher, d’inspiration... le moment où il paraît sur la surface de l’eau... le moment où on le retire... on voit un malheureux... qui lutte... qui se débat contre la mort...
BELLEPROSE.
C’est drôle... j’avais senti le rôle autrement...
DUHOCQUET.
Vous n’y étiez pas... c’est lui qui l’a bien pris... et après son agonie... le moment où Lolotte s’approche de lui...
Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.
Il est tombé dans un calme insensible,
Dans un sommeil des plus profonds,
Qu’on peut nommer, s’il est possible,
Le chef-d’œuvre des pâmoisons.
Pour un débutant, quelle étude !
Se trouver mal à volonté... grands dieux !
C’est admirable, et, malgré l’habitude,
Nos dames ne feraient pas mieux.
Je m’y connais, et quand on dit que ce jeune homme-là n’a débuté qu’à l’Opéra... je parie qu’il a joué à la Porte-Saint-Martin, ou quelque part comme cela... c’est impossible autrement.
BELLEPROSE, faisant jabot.
De sorte que le succès... vous parait...
DUHOCQUET.
Incontestable, mon cher... incontestable à présent... nous n’avons plus qu’un acte... ainsi, jugez !... Qu’est-ce que c’est que ce bruit ?... C’est le ballet des nations qui commence, et je cours à ma réplique.
Scène XXII
BELLEPROSE, REDINGOTT
REDINGOTT.
Morbleu ! j’entrerai... et malgré vous tous !... J’en ai déjà assommé un, et je boxe le premier qui ose m’arrêter.
BELLEPROSE.
Ah ! c’est vous, mon cher Redingott ?
À part.
Déjà les félicitations qui m’arrivent...
Haut.
Eh bien ! vous êtes content ?...
REDINGOTT.
Je suis furieux... mais je vais lui parler... ah !
BELLEPROSE.
Eh bien ! qu’avez-vous donc ?...
REDINGOTT.
Ce que j’ai, morbleu !... je l’ai vu... vu de mes propres yeux... il avait beau cacher sa tête dans ses mains... c’est bien lui... votre Japhet...
BELLEPROSE.
Le fils de Noé...
REDINGOTT.
C’est mon neveu.
Air : Sortez à l’instant, sortez. (Le Château de mon oncle.)
C’est mon neveu, c’est bien lui,
Il compromet aujourd’hui
Et l’honneur et le nom
D’un citoyen d’Albion.
Je veux lui faire en deux points
Un sermon à coups de poings,
Et je vais de ce pas
Le boxer...
BELLEPROSE.
Vous n’irez pas.
Ah ! grands dieux, quel homme !
REDINGOTT.
Faut que je l’assomme.
BELLEPROSE.
Par égards
Pour les arts,
Attendez demain
Matin.
REDINGOTT.
Non, aujourd’hui même !
BELLEPROSE.
Ô fureur extrême !
Et ma pièce ? brutal !
REDINGOTT.
Ah ! goddam ! ça m’est égal.
BELLEPROSE.
Gendarmes et figurants,
À moi venez, mes enfants !
Sauvez-nous,
Sauvez-nous !
Grands dieux, en scène ils sont tous !
Ensemble.
BELLEPROSE.
Non, morbleu ! vous n’irez pas,
Car je m’attache à vos pas.
Il s’en va mettre, hélas !
L’auteur et la pièce à bas.
REDINGOTT.
Vous ne m’arrêterez pas,
Et je m’en vais de ce pas,
Mettre d’un tour de bras
L’auteur et la pièce à bas.
Il jette par terre Belleprose et entre sur le théâtre.
Scène XXIII
BELLEPROSE, par terre
Là !... à quoi tient un succès ?... un coup de poing me met à bas... et la pièce aussi... impossible de me relever !...
Il se cache la figure dans les mains.
Dieux !... un ouvrage qui allait si bien... maudit tailleur !... Quel tapage... s’en donnent-ils... oh ! les Vandales... je suis ruiné... assassiné... où me cacher ?... Ma foi, il n’y a pas à balancer... je cours prendre la diligence et porter mon déluge dans le département voisin...
Scène XXIV
BELLEPROSE, DUHOCQUET, FIGURANTS
DUHOCQUET et LES FIGURANTS.
Succès... succès complet !...
BELLEPROSE, s’arrêtant.
Qu’est-ce que vous dites ?...
DUHOCQUET.
Succès pyramidal ! ton déluge a été enlevé.
BELLEPROSE, se laissant aller sur un fauteuil.
Ah !...
Prenant un air modeste.
C’est une bluette assez agréable... une autre fois je ferai mieux... Mais dis-moi donc par quel prodige ?...
DUHOCQUET.
Ma foi... mon cher, ça allait mal... on commençait à murmurer et je croyais la pièce flambée... lorsqu’au moment du combat général... tu sais bien, dans le ballet des nations... ce nouveau figurant que personne n’attendait et que tu avais sans doute ménagé pour les grands coups... est tombé comme une bombe au milieu de la scène et s’est précipité sur Japhet... à coups de poing... c’était superbe !...
BELLEPROSE.
En vérité ?...
DUHOCQUET.
Le compère Japhet a d’abord paru étourdi... vous ne l’aviez pas prévenu des effets du dernier acte... mais il a improvisé quelques coups de poing... avec une âme... une énergie... enfin en comédien consommé... Ça a enlevé tous les suffrages... enfin Japhet, qui était de là... vois-tu, a lancé un coup dans l’œil de l’autre...
BELLEPROSE.
Dans l’œil ?...
DUHOCQUET.
Oui... mais voilà le plus beau, mon ami ; par exemple, je ne sais pas comment ils produisent ces effets-là... mais tout de suite... l’œil s’est enflé... il est devenu noir...
BELLEPROSE.
Ce que nous appelons communément un œil poché !
DUHOCQUET.
Mais c’était nature... nature à s’y tromper... alors, si tu avais entendu les bravos dans la salle... les trépignements... les cris de : Bis... bis !... J’ai fait baisser le rideau sur ce tableau pour ne pas laisser refroidir l’enthousiasme... Eh ! tiens, voilà tes deux débutants... ma foi, tu peux les remercier, car ils ont sauvé la pièce...
Scène XXV
BELLEPROSE, DUHOCQUET, REDINGOTT, que l’on soutient, ses habits sont déchirés et il a un œil tout noir, TOMY, LOLOTTE, CONTREPOIDS, ACTEURS, etc.
Tout le monde entoure Redingott.
CHŒUR.
Gloire au nouveau débutant !
Quel beau talent !
BELLEPROSE.
Ah ! mon cher Redingott !...
DUHOCQUET.
Ah ! monsieur !...
LOLOTTE.
Quel jeu !...
DUHOCQUET.
Quelle force !... quelle vérité...
REDINGOTT.
Laissez-moi donc tranquille...
BELLEPROSE.
Mon cher Redingott... je ne serai pas indiscret... mais après un succès comme celui-là... vous ne pouvez pas me refuser... la seconde représentation ; mon ami, je ne vous demande que pour la seconde... la scène de l’œil poché...
REDINGOTT.
Comment, morbleu !...
BELLEPROSE.
On la demandera, j’en suis sûr... ainsi...
REDINGOTT.
Allez-vous-en au diable... est-ce que vous croyez que je m’amuse à jouer la comédie ?...
DUHOCQUET.
Comment ! ce n’était pas...
REDINGOTT.
Eh ! non, de par saint Georges !... je voulais punir ce drôle-là...
TOMY.
Mon cher oncle... je étais au désespoir des coups de poing...
REDINGOTT.
Il ne s’agit pas de cela, Tomy, j’y suis fait... mais votre conduite, monsieur ! un artiste anglais qui se ravale au point...
TOMY.
Ah ! mon oncle, le amour seul a pu me faire consentir...
REDINGOTT.
Vous allez avoir la bonté de me suivre à l’instant... nous partons cette nuit même pour Londres...
BELLEPROSE.
Non pas... non pas... diable, je m’y oppose... je ne laisse pas partir comme ça mon Japhet... je ne trouverai pas d’acteur en état de le doubler...
LOLOTTE.
Tomy, vous m’abandonneriez ?...
TOMY.
Je étais prêt à vous suivre, mon cher oncle, mais à condition que vous permettiez à moi d’emmener cette jolie miss... dont je voulais faire ma femme...
DUHOCQUET.
Est-il possible !
BELLEPROSE.
En voici bien d’une autre !... il va emmener toute la troupe... voilà ma pièce démontée.
REDINGOTT.
C’est bien fait, corbleu !... c’est vous qui êtes cause de tout ce scandale !... Tomy, je n’aurais pas souffert que tu eusses une maîtresse au théâtre, parce que les mœurs... la dignité britannique... mais ta femme, c’est différent... nos milords n’en font jamais d’autres... et je suis très flatté de te voir suivre leur exemple... Nous partirons tous les trois !
BELLEPROSE, à Lolotte.
Ah ! petite ingrate... vous ne nous disiez pas que Japhet vous tenait au cœur.
À voix basse.
Je ne me fâche pas, parce qu’un établissement... un voyage à Londres... vous nous reviendrez, charmante espiègle... vous nous reviendrez... il nous en est bien revenu d’autres.
DUHOCQUET.
Oui ! et moi, me voilà ruiné... comment redonner la pièce ?...
BELLEPROSE.
Allons donc, allons donc !... du zèle, des expédients !
Air d’une Anglaise.
Ne craignez rien, nous n’aurons point de relâche ;
Pour les doubler j’ai ce qu’il faut sous la main :
Le machiniste, en retranchant sa moustache,
Peut nous offrir un visage féminin ;
Notre souffleur de mes vers connaît la coupe,
Ne peut-il pas faire Japhet demain soir ?
Il sait fort bien, depuis qu’il souffle la troupe,
Qu’on peut jouer des rôles sans les savoir.
N’avons-nous pas devant la foule charmée
Joué Brutus
À trois acteurs, pas plus :
Deux figurants, pour le peuple et l’armée ;
Un mannequin,
Pour le sénat romain :
Montrant Redingott.
Quant au voisin,
Dont j’estime la science,
Ne peut-on point
Remplacer son coup de poing,
Si le public, pour nous rempli d’indulgence,
Veut bien demain
Nous donner un coup de main ?
Et vous, messieurs, qui sur la fin du spectacle
Gagnez à pied votre modeste manoir,
Soutenez-nous, car jugez quelle débâcle,
Si le déluge allait tomber ce soir !