Les Trois Maupin (Henry BOISSEAUX - Eugène SCRIBE)

Sous-titre : la veille de la Régence

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Français, le 23 octobre 1858.

 

Personnages

 

LE PRÉSIDENT DE NOYON

HENRI D’AUBIGNÉ, jeune gentilhomme béarnais

LOUIS D’ALBRET

LE DUC DE NAVAILLES, gouverneur de Versailles

MAUPIN

GODIVET, exempt

HUBERT, garde du parc de Versailles

LA PRÉSIDENTE

BÉATRIX, sœur de d’Aubigné

CATHERINE, filleule de Béatrix

LA DUCHESSE DE NAVAILLES

SABINE MAUPIN

MADELON, femme de Zurich, Suisse

LA MARQUISE

LA BARONNE

 

Au château de Gouraze, près Pau, au premier acte. Dans l’orangerie de Versailles, au deuxième acte. Une maison de garde du parc, au troisième acte. Au château de Navailles, au quatrième acte. Au château de Gouraze, au cinquième acte.

 

 

ACTE I

 

Une salle d’un vieux château délabré. Portes au fond. Portes latérales. Une fenêtre gothique au premier plan à gauche, donnant sur la montagne, table vers la gauche.

 

 

Scène première

 

CATHERINE, BÉATRIX, assises près de la table et travaillant

 

BÉATRIX.

Ton ouvrage avance-t-il ?

CATHERINE.

Pas beaucoup, ma marraine ; et le vôtre ?...

BÉATRIX.

J’ai travaillé toute la nuit, et je n’ai pas fini.

CATHERINE.

Une d’Aubigné ! Travailler ainsi, comme une paysanne !...

BÉATRIX.

Quand une d’Aubigné est devenue une paysanne !

CATHERINE, se récriant.

Ah ! ma marraine !...

BÉATRIX.

Et qu’elle n’a personne pour la servir !...

CATHERINE.

Et moi donc, ma marraine ?...

BÉATRIX.

Toi ! ma filleule, ma cousine ! Une d’Aubigné comme nous.

CATHERINE.

De bien loin, bien loin ! Et puis, je ne suis pas comme vous, qui avez reçu de votre mère de l’éducation, qui connaissez les livres, le dessin, la musique, je me soucie peu d’un nom que je ne saurais pas dignement porter ; mais je m’en soucie pour vous et pour M. Henri, votre frère ! C’est que ça m’indigne que vous ne soyez pas au rang où vous devez être, et pour vous y voir replacés, je donnerais tout au monde, fût-ce ma vie !...

BÉATRIX.

Ma bonne Catherine...

CATHERINE.

Quand je compare aux autres châteaux du pays, ce château de Gouraze où vous êtes nés, et dont, faute de réparations, la toiture et les murailles menacent chaque jour de s’écrouler...

BÉATRIX.

Ça te fait peur ?

CATHERINE.

Si ce n’était que cela !

À demi-voix.

Ça m’humilie !

BÉATRIX, souriant.

Allons donc !... la mort de mon père et les procès qui en ont été la suite, le malheur des temps, ont peu à peu amené notre ruine... Je m’y résigne... Mais quand je pense à mon frère et à son avenir ! Mon frère... mon seul bien, ma seule famille !... Lui que j’aime tant !

CATHERINE.

Et qui vous le rend bien, car il ne vit que pour vous !

Voyant Béatrix qui essuie une larme.

Mais jusqu’à présent, ma marraine, je ne vous avais jamais vu de ces sombres idées-là ! C’était plaisir de vous voir tous deux riants, insouciants, grandir gaiement côte à côte dans ce vieux château, comme qui dirait deux branches de lierre qui poussent au milieu des ruines.

BÉATRIX.

Oui, l’amitié et la jeunesse nous tenaient lieu de tout ; mais malgré ses efforts pour paraître tranquille et joyeux, je m’aperçois depuis quelque temps que Henri est triste.

CATHERINE, avec intérêt.

Vous croyez ?...

BÉATRIX.

Il a été élevé par mon père dans des idées d’ambition et de gloire. Il est instruit et joli cavalier. L’équitation, la danse, les armes, fous les exercices d’un gentilhomme, lui sont familiers, et il passe sa vie à cultiver notre jardin, à labourer nos terres !... Un gentilhomme en sabots !...

CATHERINE, vivement.

Ce n’est pas là ce qui me déplairait...

Se reprenant.

Pour lui... ma marraine ; car, après tout, s’il est heureux !

BÉATRIX.

C’est qu’il ne l’est pas ! L’autre jour, il se croyait seul dans le salon... mais du jardin, je l’avais aperçu, et je le suivais des yeux !... Lui ne me voyait pas, il ne voyait rien ! Il marchait la tête baissée et plongé dans ses réflexions. Arrivé devant la grande cheminée, où est accrochée l’épée de mon père, il la détacha avec respect, et contemplant tour à tour ses habits de paysan et cette épée de gentilhomme qu’il venait de tirer du fourreau, il se mit à fondre en larmes... et moi je m’enfuis en pleurant comme lui. Depuis ce jour, Catherine, il n’y a plus de bonheur pour moi !

Elle se lève.

CATHERINE, secouant la tête.

Oui, je comprends ; pour notre nom, pour nos aïeux... tenir une ferme est quasiment une honte ! Une honte qui, du reste, diminue chaque jour ; car successivement tout a été vendu, les chevaux, les bestiaux, les volailles ; il ne reste rien... rien !...

BÉATRIX.

Ah ! mon Dieu !

CATHERINE, se levant.

D’un autre côté, vous m’avez défendu de dire à votre frère que peu à peu vous vous étiez défaite de toutes vos dentelles, robes et ajustements de soie qui vous venaient de votre mère... Il ne sait pas non plus que nous travaillons une partie de la nuit à ces lainages que nous faisons vendre en secret dans la ville de Pau.

BÉATRIX, tristement.

Et si, comme je le crains bien... ça ne peut suffire...

CATHERINE, avec chaleur, allant à Béatrix.

Je me mettrai en journée ; je travaillerai pour vous deux.

Toutes deux descendent.

BÉATRIX.

Non, non, nous n’en sommes pas encore là, je l’espère ; il y a une de nos parentes, comme toi bien éloignée, à qui Henri ne voulait pas faire connaître notre situation... et moi, malgré ses ordres, je lui ai écrit.

CATHERINE.

Quelle est cette parente ?...

BÉATRIX.

Une d’Aubigné, qui, comme nous, a connu d’abord la gêné et la misère ; car elle a vu le jour dans une prison, à Niort, où ses parents étaient renfermés, et, dans sa jeunesse, elle a aussi gardé des troupeaux dans une ferme.

CATHERINE.

Voyez-vous ça !... Et à présent ?...

BÉATRIX.

À présent, elle est reine de France !

CATHERINE.

Qu’est-ce que vous me dites là, ma marraine !... une d’Aubigné !...

BÉATRIX.

Qu’on appelle aujourd’hui madame de Maintenon.

CATHERINE.

Elle était donc bien jolie... bien jeune ?...

BÉATRIX.

Le roi était bien vieux, bien épris, et il l’a épousée en secret.

CATHERINE.

Et par ainsi, le roi est notre cousin ?...

BÉATRIX, souriant.

Parenté qui flatte peu sa femme ! Souvenir que j’ai eu probablement tort d’évoquer, car depuis un mois que j’ai écrit... je n’ai pas reçu de réponse.

CATHERINE.

De Pau à Versailles, il y a loin ! Il faut, dit-on, seize ou dix-huit jours pour le moins !...

BÉATRIX, avec un soupir.

Aussi, j’espère encore !

Cherchant à reprendre sa gaieté.

Mais mon frère ne va pas tarder à rentrer des champs ; songeons à son déjeuner.

Elle remonte.

Que lui donnerons-nous ?...

CATHERINE.

Hélas ! mon Dieu, je n’en sais rien !

BÉATRIX.

Et ce jambon d’hier, encore très présentable ?

CATHERINE.

Et la pauvre femme qui, hier soir, pendant que vous chantiez près de la fenêtre de la tourelle, est venue demander l’hospitalité ?... Elle tombait de fatigue, elle mourait de faim et de soif... je lui ai tout donné.

BÉATRIX.

Tu as bien fait... Mais ce matin, qu’allons-nous devenir ?...

CATHERINE.

Ne parlez pas de ça, ma marraine, car le boulanger du village, à qui l’on devait depuis longtemps, a cessé aujourd’hui, pour la première fois, de venir.

BÉATRIX.

Tais-toi, car voilà Henri.

 

 

Scène II

 

CATHERINE, BÉATRIX, HENRI

 

HENRI, entrant du fond.

Ah ! quel plaisir de se lever de bon matin et de travailler aux champs... le grand air donne de la vigueur, de la santé, et un appétit...

CATHERINE et BÉATRIX, à part.

Ah ! mon Dieu !

HENRI.

Bonjour, petite sœur,

À Catherine.

bonjour, notre cousine et notre amie... Je viens en rentrant de donner un coup d’œil au potager ; la récolte prochaine sera superbe.

CATHERINE.

Oui, mais quand ?...

HENRI, allant s’asseoir à droite.

Cela ne tardera pas. J’ai remarqué une demi-douzaine de pêches presque mûres.

CATHERINE, bas à Béatrix.

Ce sera toujours ça... Je vais les cueillir.

HENRI.

C’est ça, cousine, faites-nous à déjeuner, un bon déjeuner, si c’est possible.

CATHERINE.

Oui, cousin...

S’en allant, à part.

Pauvre garçon !...

Haut.

J’y vais.

 

 

Scène III

 

BÉATRIX, HENRI

 

HENRI, la regardant sortir.

Ah ! la brave fille !... quelle abnégation, quel dévouement pour nous !... Et dire que si nous rentrions dans le bien de nos pères, si on nous rendait seulement ce qui nous est légitimement dû, je pourrais lui donner une dot, un mari... et à toi aussi, sœur.

BÉATRIX, s’approchant de lui.

Oh ! moi, je ne veux rien... je n’aime et n’aimerai jamais que mon frère.

HENRI, lui prenant la main.

Cela n’empêche pas un autre... Tu es si bonne, si jolie ! et des talents... une voix si délicieuse, que lorsque j’ai du chagrin, il me suffit de l’entendre pour être consolé... Oh ! je deviendrai riche, et je te marierai... et nous n’aurons qu’à choisir parmi les plus beaux partis du Béarn et de la Navarre... J’y rêvais encore cette nuit.

BÉATRIX.

Et moi, c’est bien singulier, je rêvais également cette nuit que, par mon crédit à la cour, nous gagnions notre procès... que je te faisais obtenir une compagnie... que tu devenais capitaine de dragons...

HENRI.

Que je me battais... que j’étais blessé...

BÉATRIX.

Que tu enlevais un drapeau...

HENRI, passant vivement.

Et que toutes les marquises de Versailles disaient : C’est lui !... le jeune capitaine !...

BÉATRIX.

Tu penses donc aux marquises ?

HENRI, avec ardeur.

Si j’y pense !...

Se reprenant.

Non, non, je n’y pense pas ; je ne songe qu’à notre procès.

BÉATRIX.

Ah ! notre procès...

HENRI.

Tu le crois perdu ?... Eh bien, tiens, je voulais te réserver une surprise ; mais je n’en ai ni le courage ni la patience. Un de nos grands parents, Agrippa d’Aubigné, mort sans enfant, avait rapporté de la Martinique une fortune immense, dont mon père, qui était de la religion protestante, avait été pour cette cause injustement exclu. C’est ce procès, commencé par lui, continué par nous, qui nous a ruinés ; après dix ans de plaidoiries, arrêt du Châtelet qui nous condamne. Mais M. Bonvoisin, un honnête procureur, car tout est extraordinaire dans cette affaire, un honnête procureur au parlement, un vieil ami de mon père, m’écrit dernièrement que la magistrature a été indignée de cet arrêt, et que si nous en appelons au parlement, nous sommes sûrs de gagner, qu’il en répond, qu’il avancera même une partie de l’argent nécessaire. Je lui donne tout pouvoir, l’affaire est entamée... et d’un jour à l’autre j’attends de ses nouvelles. Voilà ce grand secret que, pour l’épargner encore une déception, je ne voulais t’apprendre que le lendemain de la réussite. Mais tu le vois, sœur, je ne peux rien te cacher.

BÉATRIX.

Eh bien, ni moi non plus. J’ai écrit à madame de Maintenon, à Versailles.

HENRI.

Qu’as-tu fait ?...

BÉATRIX.

Je lui ai appris ce qu’elle ignorait sans doute ; que pendant qu’elle vivait dans les splendeurs, il y avait au fond des Pyrénées un arrière-petit-cousin à elle, Henri d’Aubigné, un gentilhomme qui demandait à employer, au service du roi, des jours qu’allaient consumer la misère et la faim.

HENRI.

Un pareil aveu !... Nous... nous !... mourir de faim !... quelle honte !...

BÉATRIX.

Et pourquoi donc ?... La honte n’en est pas à nous, mais à elle, qui, d’un mot, peut l’empêcher.

HENRI.

Et cette lettre est partie ?...

BÉATRIX.

Depuis un mois... et, comme toi, j’espère une réponse qui se fait attendre... j’en conviens, mais qui ne peut manquer d’être favorable... et aujourd’hui, peut-être, jour du courrier de France en Espagne...

 

 

Scène IV

 

CATHERINE, HENRI, BÉATRIX

 

CATHERINE, accourant.

Une lettre ! Une lettre !...

HENRI et BÉATRIX.

Ô ciel !... Donne vite.

HENRI, décachetant la lettre.

Je tremble... je n’y vois pas...

BÉATRIX.

Est-ce de Versailles ?...

HENRI.

Non... de Paris !...

BÉATRIX.

De la marquise ?...

HENRI, avec joie.

Non, du procureur Bonvoisin... signée Bonvoisin : « Mon cher client, notre affaire est toujours excellente... »

BÉATRIX.

Ce digne homme...

HENRI.

« Et j’ai bien peur de la perdre... »

CATHERINE.

Ah ! mon Dieu !

HENRI, continuant à lire d’un air accablé.

« Vous êtes loin, vous êtes garçon, et nos adversaires, presque tous mariés, ont de jolies femmes, ont pour eux le président, M. de Noyon, qui n’a jamais su résister à deux beaux yeux... Nos adversaires sont nombreux et riches... et vous ne l’êtes pas... Les cinq mille livres que j’ai avancées pour vous sont épuisées ; il y a des frais d’enregistrement, qui vu l’importance de l’héritage contesté, s’élèvent à près de quarante mille livres, et nous serons déboutés, même sans avoir plaidé, si vous ne pouvez m’envoyer tout ou partie de cette somme. »

BÉATRIX.

Ah ! mon pauvre frère, le sort nous poursuit.

HENRI, cherchant à se donner du courage.

Pourquoi se désespérer ?.., qui sait !... Tout est possible...

BÉATRIX.

Par quel moyen trouver ces quarante mille livres ?...

HENRI.

Nous verrons, nous chercherons... toi, moi et Catherine !... Nous tiendrons conseil à nous trois... Déjeunons, d’abord...

Allant ouvrir la porte de gauche.

On raisonne mieux après un bon repas... Et la table n’est seulement pas mise !... Je m’en charge, ce ne sera pas long...

Les regardant, et redescendant.

Qu’avez-vous donc toutes deux ?...

BÉATRIX, tristement.

Ne te donne pas cette peine, frère, c’est inutile.

CATHERINE, baissant les yeux.

Hélas ! nous n’avons rien !

HENRI.

Rien !...

À part.

Pauvres femmes ! Qu’ai-je fait ?

CATHERINE.

Rien... que des pêches... du jardin.

HENRI, gaiement.

Eh bien ! des pêches... c’est excellent !... c’est sain !... c’est rafraîchissant !... c’est léger !... Ça se trouve à merveille... je n’ai pas faim...

Il s’approche de Béatrix.

BÉATRIX, avec reproche.

Toi ?

HENRI.

Oui ! cette lettre de procureur m’a ôté l’appétit... et vrai !... ça me ferait du mal de manger... je ne prendrai qu’un fruit... Apporte-nous le dessert.

BÉATRIX, se jetant dans ses bras.

Henri ! mon cher Henri !

HENRI.

Eh bien, qu’as-tu donc ?...

BÉATRIX.

Un tel repas !

HENRI, souriant.

Oui... le rôti manque ! Je te dirai à peu près alors ce qu’on disait en pareille circonstance à notre cousine la marquise, quand elle était madame Scarron : « Chante-moi avec ta belle voix un air de M. Lulli ou de M. Campra... et j’oublierai tout en t’écoutant. »

BÉATRIX.

Ah ! tu as le courage de plaisanter... moi, je ne l’ai pas !

CATHERINE, près de la croisée à gauche.

Écoutez ! écoutez ! une chaise de poste à deux chevaux entre dans la cour... c’est pour nous.

BÉATRIX.

Pas possible !

CATHERINE.

Si vraiment ! Un jeune seigneur en descend !... Un domestique en livrée l’accompagne.

HENRI.

C’est le jour aux aventures...

Riant.

Pas un instant pour déjeuner !... Catherine, tu peux desservir... Mais nous, seigneur et dame du château, nous ne pouvons pas recevoir un noble étranger en ce costume. Ma sœur, va mettre tes dentelles, ta robe de soie, tes ajustements des beaux jours.

CATHERINE, venant vivement à Henri.

Taisez-vous donc ! elle s’est défaite, pour nous, de toutes ses parures.

HENRI, à part.

Ô ciel !

CATHERINE.

Mais vous, mon cousin !...

HENRI.

Il me reste encore de notre ancienne opulence un habit convenable ; mais toi, Béatrix... ce que je viens d’apprendre !... Ah ! je ne me le pardonnerai jamais !

BÉATRIX.

Il s’agit bien de cela... on vient... On monte !... dépêche-toi !

Henri sort par la gauche. Béatrix à Catherine.

Tu diras, si l’on me demande, que je ne suis pas visible... que je ne reçois personne... que je suis malade.

CATHERINE.

Soyez tranquille.

Béatrix sort par la porte de droite.

 

 

Scène V

 

CATHERINE, puis D’ALBRET

 

D’ALBRET, à la cantonade au fond.

Dételle les chevaux et mets-les à l’écurie.

CATHERINE, à part.

Qu’est-ce que tout ce monde-là va devenir ?...

D’ALBRET, entrant.

Quel singulier château !... Personne dans les cours, ni dans les vestibules...

Apercevant Catherine.

Ah ! si vraiment ! Une jolie fille, qui porte d’une manière charmante notre costume béarnais !

La saluant et l’interrogeant.

Mademoiselle Béatrix d’Aubigné ?...

CATHERINE.

Ma marraine est très souffrante, monsieur ; depuis plusieurs jours, elle n’a pas quitté la chambre... et ne peut, à son grand regret, vous recevoir. Qui lui nommerai-je ?

D’ALBRET.

Le comte Louis d’Albret, un compatriote... un Béarnais, qui, chargé par madame de Maintenon d’un message en Espagne, avait ordre, à son passage, de voir mademoiselle d’Aubigné d’abord... et ensuite M. d’Aubigné, son frère.

CATHERINE.

Monsieur, qui est averti, ne tardera pas à descendre.

D’ALBRET, mettant sur la table son manteau et son chapeau.

À son aise ! j’attendrai !... Il est peut-être à déjeuner ?...

CATHERINE, vivement.

Non, monsieur ! non, je puis vous l’attester !

D’ALBRET.

Tant mieux ! Du vivant de son père... et lorsque nous étions encore bien jeunes, Henri d’Aubigné et moi avons fait quelquefois des armes ensemble au château d’Albret, chez mon oncle ; il était déjà fort adroit.

CATHERINE.

Je crois bien...

D’ALBRET.

Nous renouerons connaissance... à table !

Il passe.

CATHERINE, à part.

Ah mon Dieu !

Haut, timidement.

Est-ce que monsieur viendrait pour déjeuner ?...

D’ALBRET.

Sans cérémonie... sans façon... ce qu’il y aura !... moins que rien !

CATHERINE, à part.

C’est bien cela !

D’ALBRET, s’asseyant.

Un poulet froid... une tranche de jambon !... Ces bons jambons de Pau, bien supérieurs à ceux de Bayonne, qui ont usurpé leur réputation... et une bouteille de jurançon... même deux !... Le vin de Henri IV.

CATHERINE.

Oui, monsieur...

À part.

Qu’allons-nous devenir ?...

Haut et écoutant.

Je crois que j’entends monsieur le comte.

D’ALBRET, se levant.

Avec qui je ne peux passer qu’une heure ou deux.

À Catherine.

Mais avant mon départ, voici pour les gens de sa maison.

CATHERINE, avec un geste d’indignation, les repoussant.

Deux louis d’or... monsieur !

D’ALBRET.

Daignez, de grâce, vous en charger pour eux ! car je n’en ai pas aperçu un seul !

CATHERINE, voyant entrer Henri et se contraignant.

Ah ! c’est lui !

À Henri, lui présentant M. d’Albret.

Monsieur le comte Louis d’Albret.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

HENRI, vêtu très simplement, mais en gentilhomme, D’ALBRET

 

HENRI, lui tendant la main.

Un ancien compagnon d’enfance...

D’ALBRET.

Qui ne vous a pas vu depuis le château d’Albret ! Et il y a longtemps que j’ai quitté le pays.

HENRI.

Aussi, je ne vous aurais pas reconnu.

Il offre un fauteuil à droite de la table et va chercher un siège. Ils s’asseyent.

D’ALBRET.

Ni moi non plus !

HENRI.

Je le crois bien : moi, gentilhomme campagnard, végétant dans ce vieux château, et vous, brillant à la cour et à l’armée ! Ah ! voilà un sort à envier ! Dans les camps, la vie de gentilhomme, à l’assaut, à la tranchée, aux coups de mousquet ; pendant les quartiers d’hiver, on a la paix, les délices de la cour, ses merveilles, ses bals, les carrousels et les beautés séduisantes auxquelles on est trop heureux de pouvoir consacrer sa vie et ses amours.

D’ALBRET.

Vous avez quelque passion à la cour ! Vous êtes amoureux ?...

HENRI.

C’est vrai ! Amoureux fou ! Amoureux à en perdre la tête.

D’ALBRET.

De quelle beauté ?...

HENRI, souriant.

Voilà ce que je ne puis vous dire ! Si je vous racontais, lorsque je pense à Versailles, tous les rêves que se crée de loin mon imagination, tous les tendres et galants souvenirs qui viennent m’assaillir en foule. Quelle réunion de femmes charmantes ! L’une, beauté célèbre, favorite adorée, y régnait autrefois par ses charmes ; l’autre est dans tout l’éclat des siens ; celle-ci, jeune et fraîche, brille à son aurore ; c’est à ravir, à enivrer ! Et il me semble que, dans ce séjour enchanté, j’adorerais à la fois le passé, le présent et l’avenir.

D’ALBRET.

Ah ! ne parlez pas ainsi !

HENRI.

Et pourquoi ?...

D’ALBRET.

D’abord parce que vous perdriez beaucoup de vos illusions... La cour du grand roi n’est plus ce qu’elle était jadis ; à l’amour français, l’amour tendre, joyeux et galant, a succédé la dévotion, triste et sombre, qui domine tout, envahit tout !...

HENRI.

Que me dites-vous là ?...

D’ALBRET.

Un long voile de deuil s’étend sur tout le royaume et couvre de ses plis jusqu’à notre drapeau. Oui !... moi, officier... j’ai vu, au camp de Compiègne, les soldats de Condé, de Turenne et de Catinat... obéir au doigt d’une femme, qui, de sa chaise à porteurs, un bréviaire d’une main et un éventail de l’autre, commandait à nos escadrons.

Il se lève avec indignation.

Mais, pardon ! J’oublie à qui je parle... j’oublie que moi-même, attaché par mon oncle à la maison du duc du Maine, et chargé par madame de Maintenon d’une mission pour monseigneur Alberoni, je me rends en ce moment en Espagne.

HENRI, qui s’est aussi levé.

C’est pour cela que vous traversez le Béarn ?

D’ALBRET.

Oui, et bien différent de vous, j’ai retrouvé en revoyant nos montagnes, un bonheur... un air pur... un air de liberté... je respirais enfin. Et s’il m’était permis de rester ici !... Versailles ne me reverrait jamais !

HENRI.

Vous n’y laissez aucun souvenir... aucun regret ?...

D’ALBRET.

J’ai vu toutes les dames de la cour, et n’en ai aimé aucune.

HENRI.

C’est bien singulier... Moi, je n’en ai vu aucune, et je les aime toutes.

D’ALBRET.

C’est peut-être pour cela ! Aussi je vous apporte une proposition qui, avec les idées que vous m’avez laissé voir, ne vous séduira peut-être pas beaucoup... c’est ce qui fait que j’hésite à m’acquitter de mon message.

HENRI.

Parlez !... parlez, de grâce !

D’ALBRET.

Votre sœur, mademoiselle Béatrix d’Aubigné, qui est, m’a-t-on dit, malade, et qui ne peut me recevoir...

HENRI, avec embarras.

C’est vrai.

D’ALBRET.

Avait écrit à madame de Maintenon, votre arrière et illustre cousine... une lettre...

HENRI.

Dont vous apportez la réponse ?...

D’ALBRET.

Madame de Maintenon, dans les affaires délicates, dans les affaires de famille, écrit le moins possible. Mon oncle, le maréchal d’Albret, qui est très avant dans sa confiance, était chargé par elle de vous voir ; mais sa santé, ainsi que mon voyage en Espagne, m’ont fait désigner pour cette mission. Madame de Maintenon promet, d’ici à un an, de marier votre sœur ; elle répond de son établissement, de sa fortune, de son avenir.

HENRI.

C’est tout ce que je demande, et je bénis celle qui vous envoie... Que ma sœur soit heureuse, peu m’importe le reste.

D’ALBRET.

Elle passera cette année loin d’ici, loin de vous, dans un couvent de Bretagne, celui des dames de Sainte-Yvonne, à Morlaix, où mademoiselle Béatrix recevra l’instruction et la direction que madame de Maintenon désire lui donner.

HENRI.

Peu importe ! Cela regarde ma sœur, je n’ai plus désormais à m’inquiéter de rien. Je trouverai bien à me faire tuer comme soldat, dans quelque régiment, dans le vôtre, monsieur d’Albret.

D’ALBRET.

Cela ne dépend, par malheur, ni de moi, ni de vous, mon cher Henri. Madame de Maintenon, à qui votre sœur a parlé de vos talents, de votre jeunesse, a sur vous d’autres projets, des idées d’élévation et de grandeur, si toutefois, comme elle l’espère, vous acceptez ce qu’elle vous propose, et de votre acceptation, je ne vous le cache pas, dépend non-seulement votre avenir, mais celui de votre sœur.

HENRI.

C’est accepté d’avance.

D’ALBRET.

Attendez !...

HENRI.

Ah ! c’est exciter vivement ma curiosité ! Parlez, de grâce !

Voyant qu’il hésite.

Est-ce donc si difficile ?...

D’ALBRET.

Peut-être ! Et pour aborder ce sujet, déjeunons d’abord.

HENRI, à part.

Ah ! mon Dieu !

D’ALBRET, reprenant son chapeau et son manteau.

À table, on parle plus librement et à cœur ouvert ; et puis, avant midi, je suis obligé de repartir ; j’ai même, si ma proposition vous convient, ordre de vous emmener avec moi.

HENRI, avec embarras.

En vérité... mais c’est que... ce déjeuner...

 

 

Scène VII

 

HENRI, D’ALBRET, CATHERINE, sortant de la porte à gauche

 

CATHERINE, à Henri.

Monsieur est servi !

HENRI, stupéfait.

Moi !

CATHERINE, montrant à d’Albret la porte à gauche.

Monsieur le comte aura de l’indulgence... mademoiselle, qui est malade, a ordonné de servir ce qu’il y aurait ; le poulet froid, le jambon...

D’Albret passe devant elle.

HENRI, bas à Catherine.

Y penses-tu ?

CATHERINE, à d’Albret.

Le vin de Jurançon que vous aviez demandé... et des fruits.

D’ALBRET.

C’est admirable... pour un soldat !...

HENRI, bas à Catherine.

Tu te moques de moi !

CATHERINE, à demi-voix.

Ne craignez rien, cousin, l’honneur de la famille est intact.

Elle passe devant lui.

D’ALBRET, à Henri.

Ordonnez surtout qu’on ne nous dérange pas.

CATHERINE.

On n’entrera pas même pour vous servir...

Souriant.

Soyez tranquille... je ne sonnerai pas le valet de chambre.

HENRI, regardant toujours Catherine, entre dans la chambre de gauche avec d’Albret.

Ma foi ! je n’y comprends rien !

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, allant sur la pointe du pied frapper à la porte de droite, BÉATRIX

 

CATHERINE, à Béatrix qui sort.

Ne craignez rien... ils sont occupés... et ne sortiront pas.

BÉATRIX.

De la part de madame de Maintenon, me disais-tu tout à l’heure, qu’est-ce que cet étranger venait nous annoncer ?

CATHERINE.

Nous le saurons après son départ... ils ont à déjeuner... c’est l’essentiel.

BÉATRIX.

Et tu as osé accepter de M. d’Albret...

CATHERINE.

Pas pour nous... pour lui, ses gens et ses chevaux qui seraient morts de faim... et il faut que tout le monde vive... y compris cette inconnue... cette pauvre jeune femme, dont l’appétit de ce matin avait déjà oublié le souper d’hier... et qui, avant de se mettre en route, tient à vous remercier.

BÉATRIX.

Ah ! qu’elle vienne, qu’elle vienne !

Elle va s’asseoir à droite de la table.

 

 

Scène IX

 

CATHERINE, BÉATRIX, SABINE

 

SABINE, à la porte du fond.

Puis-je entrer ?...

BÉATRIX.

Eh ! oui, vraiment, soyez la bienvenue... et dites-moi comment on vous a trouvée presque évanouie près des murs de ce vieux château ?

SABINE, souriant.

Secourir d’abord et interroger après... c’est bien !... Quand j’étais riche et que je roulais sur l’or... je faisais ainsi.

BÉATRIX.

Vous avez été riche ?

SABINE.

Sans en être plus fière.

CATHERINE.

Et vous avez tout perdu ?...

SABINE.

Sans en être plus triste ; et si l’histoire d’une pauvre femme comme moi peut amuser une noble dame telle que vous, tant mieux ! car je n’ai pas d’autre manière de reconnaître votre hospitalité.

BÉATRIX.

Parlez, parlez !

Elle la fait asseoir.

CATHERINE.

Nous vous écoutons.

SABINE.

Eh bien donc, ma chère demoiselle, fille d’un prévôt de régiment qui servait dans l’armée de M. de Vendôme, j’ai suivi en Espagne mon père qui m’avait donné une éducation toute militaire. À quinze ans, je faisais des armes, j’étais cantinière ; à seize ans, orpheline ; à dix-sept ans, une flûte du régiment de Navarre me proposait de m’épouser, quoique je n’eusse rien...

BÉATRIX.

C’était beau !

SABINE.

Attendez... quand je dis rien... j’avais des yeux noirs... et une voix superbe : voilà ma dot. Quant à mon mari, M. Maupin, il n’avait, comme musicien, qu’un talent nul, une grande paresse... et une soif ardente. Comme homme, il avait tous les péchés capitaux, bien entendu qu’il ne les montra pas tout d’abord ; chaque semaine j’en découvrais un.

CATHERINE.

Pauvre femme !

SABINE.

En attendant, et par la protection d’un colonel espagnol qu’il avait connu à l’armée, M. Maupin m’avait présentée, comme première chanteuse, à la chapelle de Sa Majesté Philippe V, et comme prima donna au théâtre de Madrid. Je ne vous parle pas de mes succès qui aujourd’hui me semblent un rêve. Tous les grands seigneurs étaient à mes pieds ; les hommages, les piastres, les diamants brillaient à mes yeux. Je refusais tout... De là, des scènes avec mon mari.

CATHERINE.

Qui était jaloux ?...

SABINE.

Lui ! Ma gloire eût fait la sienne. Ivre une partie du jour, il dormait l’autre ; autant dire qu’il avait les yeux fermés, il ne les ouvrait que pour ses intérêts. Profitant de ma vogue en Espagne, M. Maupin avait contracté pour moi, en France, avec M. Campra, un engagement de quarante-cinq mille livres tournois, pour chanter trois mois de la présente saison à la chapelle de Versailles.

BÉATRIX.

Quarante-cinq mille livres pour trois mois, c’est fabuleux !

SABINE.

Que voulez-vous ! Toutes les gloires ont leur grandeur et leur décadence : la mienne arriva vite. Sortant en plein hiver d’un bal masqué où l’on étouffait de chaleur, ma voix se trouva tout à coup perdue... Impossible de donner une cadence, une roulade, un son ; vainement le médecin de la cour assurait que cela reviendrait. L’amour et les égards de M. Maupin avaient disparu avec mes appointements, et quelques mois après, de toute cette splendeur, de ma fortune, de mes bijoux... il ne me restait rien qu’un mari toujours altéré, qui, dans ses moments d’ivresse, voulait me battre ; et moi ; par les fleurets de mon père ! je ne le voulais pas ; aussi dans ses moments de raison, il me parlait de rompre notre mariage.

CATHERINE.

Et vous n’acceptiez pas ?

SABINE.

Il m’en épargna la peine. Un jour, sur la frontière d’Espagne... je me trouvai seule... M’avait-il perdue exprès ?... Ou bien, ivre, était-il tombé dans quelque précipice ?... Je l’ignore. J’étais sans ressources...

Avec joie.

mais j’étais sans mari... je ne me plaignis pas. Je rentrai bravement en France, et le soir d’une longue journée de marche, je tombais épuisée de faim et de fatigue au pied d’un vieux château, lorsque j’entendis au milieu de la nuit... les accents d’une voix délicieuse et plus belle encore que n’était la mienne... Ah ! me suis-je écriée, artiste ou châtelaine... nous parlons la même langue... elle doit me comprendre. Vous voyez que je ne m’étais pas trompée.

BÉATRIX, lui prenant la main et passant à droite.

Ah ! que ne pouvons-nous davantage !...

CATHERINE.

Que n’est-il en notre pouvoir de vous garder !...

SABINE, qui s’est levée.

Oui... oui... mademoiselle et son frère...

À Catherine.

et vous aussi, vous êtes des cœurs d’or !...

CATHERINE, souriant.

Merci... mais en fait d’or, dans ce château...

SABINE, bas à Catherine, frappant sur son cœur.

Il n’y a que cela... c’est ce que j’ai cru voir.

CATHERINE, écoutant près de la porte.

Silence ! J’entends marcher.

BÉATRIX, se rapprochant de la porte de droite.

Si l’on vient... je rentre.

CATHERINE, écoutant toujours.

Non... l’on descend par l’autre escalier, celui de la cour...

Quittant la porte et regardant par la fenêtre à gauche.

En effet, M. d’Albret donne ordre d’atteler.

BÉATRIX.

Il va partir, tant mieux !

CATHERINE, sortant par la porte du fond.

Je vais voir si l’on n’a besoin de rien.

BÉATRIX, voyant la porte à gauche qui s’ouvre.

Mon frère !... Ah ! mon Dieu, comme il est pâle !

 

 

Scène X

 

SABINE, se tenant à gauche, HENRI et BÉATRIX

 

BÉATRIX, courant à Henri.

Qu’as-tu donc ?

HENRI, cherchant à se contenir.

Le trouble... la joie que me cause une nouvelle aussi imprévue... Grâce à notre puissante et généreuse cousine, nous sommes sauvés... ton sort est assuré et le mien aussi.

SABINE, s’avançant un peu.

Ah ! tant mieux, monseigneur... car vous êtes de braves gens...

HENRI, se retournant.

Ah ! c’est...

BÉATRIX.

Cette pauvre femme à qui nous avons donné hier soir l’hospitalité.

SABINE.

Et qui ne l’oubliera jamais.

HENRI, avec tristesse.

Merci... merci... priez pour moi !

SABINE.

Grâce au ciel, vous n’en avez plus besoin.

BÉATRIX.

Oui, vraiment... puisque madame de Maintenon nous protège... et comment ?... Est-ce un régiment qu’elle te donne ? Non... une compagnie... une place à la cour ?...

HENRI.

Non, mais une position importante... qui peut, grâce à elle, m’élever aux plus hautes dignités... me conduire à tout...

BÉATRIX.

Et c’est ?...

HENRI.

Tu ne comprendrais pas... c’est une mission.

BÉATRIX.

Secrète ?...

HENRI.

Oui... je pars ce matin.

BÉATRIX.

Ce matin ?

HENRI.

À l’instant même... avec M. d’Albret... qui veut bien m’emmener... me conduire jusqu’à Pau, où m’attend la personne à qui je suis confié... et qui doit me diriger.

BÉATRIX.

Nous quitter ainsi... aussi brusquement ?... ce n’est pas possible... ce ne sera pas.

HENRI.

Je le dois... il le faut, il le faut à l’instant ou je ne partirais pas.

BÉATRIX.

Que dis-tu ?... Et ce voyage... car c’en est un... est-il long ?

HENRI.

Que sais-je... plusieurs mois... un an tout au plus... Quant à toi, ce temps où nous serons séparés... tu le passeras en Bretagne... au couvent de Sainte-Yvonne... Tiens, de l’argent et des papiers qui t’expliqueront cela...

BÉATRIX, étonnée.

Des papiers !...

HENRI, les posant sur la table.

Que tu as le temps de lire...

Cherchant à sourire.

Tu verras... ton établissement, ton avenir... ta fortune... un sort brillant et heureux... c’est tout ce que je demande...

BÉATRIX, le regardant avec inquiétude.

Mon frère !... mon frère...

HENRI.

Ah ! je ne puis te dire la joie... le contentement... et en même temps le chagrin de te quitter... Mais il faut du courage... il en faut... Tiens... tiens... embrasse-moi !

Il la tient longtemps embrassée contre son cœur, et apercevant Catherine qui paraît en ce moment à la porte du fond, il court à elle, l’embrasse également et disparaît en leur disant.

Adieu ! adieu !

Béatrix a remonté au fond et redescend. Sabine traverse en réfléchissant. Catherine reste au fond.

 

 

Scène XI

 

BÉATRIX, CATHERINE, SABINE

 

BÉATRIX.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

SABINE, portant la main à son front.

Que quelque grand malheur vient de le frapper !

BÉATRIX.

Lui !... vous croyez ?...

SABINE.

J’en suis sûre !... je m’y connais !

BÉATRIX, à Catherine.

Et toi... et toi... qu’en dis-tu ?...

CATHERINE.

Moi... Écoutez... la voiture qui les emporte tous les deux est sortie de la cour... il m’est permis de parler...

Elle descend.

et je dis... je dis...

Montrant Sabine.

qu’elle a raison !

BÉATRIX.

Et comment le sais-tu ?...

CATHERINE.

En apprenant du domestique qui préparait la voiture que ces deux messieurs partaient ensemble... j’ai couru à M. d’Albret... qui se promenait dans le jardin en essuyant une larme... car c’est un digne et honnête seigneur. « Pourquoi emmenez-vous monsieur Henri ?... me suis-je écriée, ni sa sœur ni moi ne le souffrirons. – Taisez-vous, m’a-t-il dit, taisez-vous, c’est lui qui le veut, qui l’exige... qui m’a fait jurer de ne rien dire à qui que ce soit avant son départ. » Et moi, j’ai répondu : « Je sais garder un secret, dût-il me tuer ! vous le verrez, monsieur, » et il l’a bien vu ! Je n’ai pas jeté un cri, je n’ai pas versé une larme ! Mais maintenant qu’il est parti, je vous crie à toutes les deux : Il va se faire moine !...

BÉATRIX.

Lui ! mon frère !...

SABINE.

Monsieur le comte !...

BÉATRIX.

Ce n’est pas possible !... Comment... et pourquoi ?...

Elle prend les papiers qu’elle parcourt pendant que Catherine parle.

CATHERINE.

Laissez-moi me recueillir et me rappeler... Madame de Maintenon a dit qu’un cousin, portant son nom... et qui entrerait dans les ordres, serait pour la cour d’un bon effet... et pour le monde d’un bon exemple ! sans compter les services que lui rendrait un parent dévoué, qui, grâce à elle, s’élèverait à une rapide fortune.

BÉATRIX.

Après ?

CATHERINE.

Après... le jour même où Henri prononcera ses vœux, elle promet à sa sœur une haute position à la cour.

BÉATRIX, rejetant les papiers.

Jamais ! Jamais !... Je refuse !

CATHERINE.

Et lui il l’exige, il le veut !

BÉATRIX.

Ce n’est pas possible !

CATHERINE.

Il dit que, chef de la famille... il n’a pas d’autre moyen d’assurer votre avenir... que les quarante mille livres nécessaires au gain de votre procès sont impossibles à trouver, que la misère a déjà frappé à votre porte, que la honte est proche, et qu’au prix de sa jeunesse, de ses espérances, de sa vie, il doit s’estimer heureux d’acheter le bonheur de sa sœur et l’honneur de sa maison.

SABINE.

Ah ! c’est un noble cœur !

Elle remonte.

BÉATRIX.

Et moi, j’écrirai à madame de Maintenon, et en repoussant un pareil sacrifice...

CATHERINE.

Vous ne l’empêcherez pas... et vous le rendrez inutile.

SABINE.

Et comment vivrez-vous ?...

BÉATRIX, passant avec agitation.

Je n’en sais rien ; mais pour sauver mon frère, pour l’arracher au cloître... où il va s’ensevelir... pour nous soustraire, lui et moi, à cette terrible protection, qu’il nous faut subir je ne sais pas ce dont je ne serais pas capable !

SABINE.

Dites-vous vrai ?

Elle descend.

BÉATRIX.

Oui... le travail... la peine... les dangers... j’affronterais tout !...

CATHERINE, vivement.

Et moi aussi !

SABINE, à part, la regardant avec intérêt.

Pauvre enfant !

CATHERINE.

Mais, hélas ! à quoi lui serviront les vœux et le dévouement de trois femmes ?... à rien !

SABINE.

Peut-être !

BÉATRIX.

Que voulez-vous dire ?

SABINE.

Dame, mademoiselle, moi qui, par état, ne doute de rien et ne crains rien, vous allez me trouver bien téméraire d’oser vous donner un conseil.

BÉATRIX et CATHERINE.

Parlez ! parlez ! nous vous écoutons !

SABINE, à Catherine.

Répétez-moi tout ce que vous venez de nous dire. M. Henri d’Aubigné vient de partir ?...

CATHERINE.

Pour le séminaire de la ville de Pau, où pendant un an il fera ses études.

SABINE.

Je comprends.

CATHERINE.

Pendant ce temps, comme mademoiselle ne peut rester seule dans ce vieux château délabré, elle ira bien loin d’ici, au fond de la Bretagne, un pays perdu... sous la direction des dames de Sainte-Yvonne à qui elle est recommandée.

BÉATRIX, montrant les papiers sur la table.

Oui, les papiers sont pour cela... et l’argent pour le voyage.

SABINE.

À merveille !...

Froidement.

Si vous le voulez, vous êtes... nous sommes sauvées !

CATHERINE et BÉATRIX.

Est-il possible ?...

SABINE.

Vous aurez, et bien au delà, les quarante mille livres qui vous sont nécessaires pour le gain de votre procès, et M. Henri ne sera pas obligé de se faire moine.

BÉATRIX.

Comment cela ?...

SABINE.

J’ai là, dans mes archives, l’acte bien en règle par lequel M. Campra, surintendant de la musique de Sa Majesté, s’engage à payer à mademoiselle Maupin la somme de quarante-cinq mille livres tournois. Et de son côté, mademoiselle Maupin s’engage à chanter pendant trois mois, de la présente année, dans la chapelle de Versailles.

CATHERINE.

À quoi cela peut-il désormais servir ?

BÉATRIX.

Puisque vous avez perdu votre voix !

SABINE, à Béatrix.

Mais vous n’avez pas perdu la vôtre ! Plus souple, plus étendue, plus brillante que n’a jamais été la mienne... Vous avez là cent mille livres de rentes.

BÉATRIX, effrayée, passant devant elle.

Moi ! quelle idée !... Y pensez-vous ?

SABINE.

N’étiez-vous pas décidée à tout tenter ?

CATHERINE.

C’est vrai !

SABINE.

À tout braver ?

CATHERINE.

C’est vrai !

SABINE.

Et qui donc vous connaît à Versailles, vous qui n’êtes jamais sortie de vos montagnes ni de votre vieux château ?

CATHERINE.

Elle a raison ! Ah ! si j’avais de la voix !

SABINE.

Et qu’y a-t-il donc d’effrayant... à chanter dans une tribune de la chapelle, sans cire vue, cachée derrière un épais rideau de soie ?

CATHERINE.

C’est vrai... c’est vrai... et c’est pour lui !

BÉATRIX.

Oui ! c’est pour mon frère !... Mais les dangers de la route... et ceux de Versailles ; moi, jeune fille, sans guide, sans appui...

SABINE.

Est-ce que je ne suis pas là ? Est-ce que je vous quittera d’un instant... moi, femme de chambre de mademoiselle Maupin, moi, ex-prima donna qui ai de la mémoire ? Je veillerai sur vous, et si l’on vous en conte, c’est que vous et moi nous le voudrons bien !... Partons ! tout est convenu.

Elle remonte.

BÉATRIX, la retenant.

Mais non... tout n’est pas convenu, car, pendant que je serai à Versailles... qui sera en Bretagne, au couvent de Sainte-Yvonne ?...

CATHERINE, prenant les papiers.

Moi !

BÉATRIX.

Toi ! grand Dieu ! Tu n’as pas peur !

CATHERINE.

De quoi ?...

BÉATRIX.

De l’enfermer si longtemps, et toute seule, dans cette prison ?...

CATHERINE.

Je serai, comme lui, dans un cloître... toute une année... Je ne crains pas le couvent ! Là j’apprendrai, j’étudierai...

SABINE, à part.

Ah ! si celle-là n’aime pas... je ne m’y connais guère.

BÉATRIX, regardant par la fenêtre.

Tenez ! tenez ! regardez !... au sommet de la montagne qui domine le château... une chaise de poste gravit en ce moment.

CATHERINE, courant à la fenêtre.

C’est la sienne !

BÉATRIX.

Oui !... Il agite son mouchoir.

SABINE.

En signe de dernier adieu.

CATHERINE.

Non, pas le dernier !...

BÉATRIX, agitant son mouchoir.

À bientôt, frère !

BÉATRIX, CATHERINE et SABINE, en même temps.

À bientôt !...

Toutes les trois à la fenêtre agitent leurs mouchoirs.

 

 

ACTE II

 

L’Orangerie de Versailles. Bancs à droite et à gauche, chaises au milieu.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, entrant la première par la droite et ôtant un demi-masque en velours qu’elle garde à la main, LE DUC, parlant à GODIVET

 

LE DUC, à Godivet.

À dater de demain, je permets l’Orangerie comme promenade d’hiver à messieurs les bourgeois de Versailles, à condition que tout se passera dans l’ordre et dans la convenance. Vous y veillerez, Godivet.

GODIVET.

Oui, monsieur le gouverneur.

LA DUCHESSE.

C’est très bien vu... Par le froid qu’il fait, Versailles n’est pas tenable, et l’Orangerie est le seul endroit où l’on puisse se promener.

Elle s’est assise à gauche, le duc, pendant ce temps, a parlé bas à Godivet.

LE DUC.

Ce bouquet et cet écrin sans qu’on vous voie... vous entendez... Allez !

Godivet sort.

LA DUCHESSE.

Vous avez toujours, monsieur le duc, des ordres secrets à donner à M. Godivet... De tous les exempts de Versailles, c’est le seul qui possède votre confiance... Il fera son chemin.

LE DUC, qui a redescendu le théâtre et qui s’est approché de la duchesse.

Et vous, duchesse, écoutez-moi, je suis pressé, on m’attend au conseil qui se tient ce matin dans l’oratoire de madame de Maintenon ! Le carême commence demain.

LA DUCHESSE.

Demain !

LE DUC.

Oui.

LA DUCHESSE, de même.

J’ai cru qu’ici il durait toute l’année.

LE DUC, avec frayeur, regardant autour de lui.

Silence ! au nom du ciel !

LA DUCHESSE.

Je me tais, monsieur, je me tais.

LE DUC.

Aujourd’hui, mardi gras, il y aura, chez la princesse Palatine, un grand bal.

LA DUCHESSE, s’animant.

Qui sera, dit-on, charmant !

LE DUC.

Vous n’irez pas ! vous me ferez le plaisir de ne pas y aller.

LA DUCHESSE.

Comment, monsieur ! le seul divertissement que nous aurons en carnaval... car, jusqu’ici, pas un... pas un seul à la cour ! Et pourquoi motif s’abstenir ?...

LE DUC, s’asseyant.

Pour un motif important que je vais vous dire. Demain, madame de Maintenon va s’enfermer, pour huit jours, à Saint-Cyr, avec quelques-unes de ses plus fidèles, de ses plus intimes. J’ai obtenu que vous seriez du nombre. Vous partirez en même temps qu’elle ; il n’est même pas impossible que vous montiez dans son carrosse... qui est celui du roi... vous comprenez... Je vais tâcher du moins...

LA DUCHESSE, froidement.

C’est inutile ! Je n’irai pas à Saint-Cyr.

LE DUC.

Et pourquoi ?

LA DUCHESSE, de même.

Je refuse.

LE DUC.

Refuser un tel honneur ! Mais c’est du délire ! Mais cela n’a pas de nom !

LA DUCHESSE, de même.

Écoutez-moi à votre tour, monsieur le duc. En haute faveur près de madame de Maintenon, vous m’avez fait obtenir l’honneur de son intimité, c’est-à-dire le droit de la suivre partout, dans son oratoire, aux sermons, à Saint-Cyr, le droit enfin

Mettant sa main devant sa bouche pour intercepter un bâillement.

de partager tous les plaisirs du roi. Vous le vouliez, je me suis dévouée, je me suis montrée bravement, vaillamment ! Mais le courage a des bornes ; je suis à bout de forces, je n’en peux plus, je succombe, je meurs d’ennui !

LE DUC, avec frayeur.

Madame la duchesse !...

LA DUCHESSE, se levant.

J’honore le roi ! Je subis, en loyale sujette, son long et glorieux règne et celui de madame de Maintenon ! Je consens, comme vous le dites, vous autres courtisans, qu’il soit immortel... mais éternel... c’est trop fort !

LE DUC, voulant lui imposer silence, il s’est levé.

Ma femme !... Y pensez-vous !...

LA DUCHESSE.

Il a été convenu que je serais fausse, prude et dévote dès que nous serions trois ; nous ne sommes que deux, j’ai le droit d’être franche. Vous êtes gouverneur de Versailles, vous êtes duc et pair, vous êtes du conseil... tout cela au prix de mon plaisir, de ma jeunesse, de ma santé que j’ai mis au service de votre avancement ! Que voulez-vous de plus ? Quel espoir ambitieux peut vous contraindre, vous, un guerrier, un maréchal de France, à vous courber ainsi devant l’idole, à vous abaisser, bien plus, à vous ennuyer à ce point-là ?

LE DUC, avec dignité.

Madame !... C’est ma conviction...

LA DUCHESSE.

Soit ! je la respecte, mais respectez la mienne, ou je me révolte !

LE DUC.

Et que dirai-je à madame de Maintenon ?

LA DUCHESSE.

Vous lui direz que ce serait pour moi trop de plaisir et de gloire ; vous lui direz que Saint-Cyr, avec elle, me semblerait un lieu de délices dont je dois me priver, attendu que j’ai résolu de me mortifier, et que je lui demande la permission de passer ces huit jours dans une retraite, une solitude, un recueillement absolus...

LE DUC.

Serait-il vrai ?

LA DUCHESSE.

Moi et quelques jeunes dames de la cour décidées à partager cette espèce de thébaïde !... J’espère que loin de vous nuire, monsieur le duc, cette résolution vous servira, et que ces huit jours d’ennui compteront dans vos années de service.

LE DUC.

Au fait... c’est une idée.

LA DUCHESSE.

Allez donc, monsieur, et faites en sorte que j’aie avant ce soir la réponse de Sa Majes...

S’arrêtant.

je veux dire de madame de Maintenon.

LE DUC, la saluant.

Oui, madame.

Il sort par la droite. La duchesse se retourne et aperçoit la présidente qui entre par la gauche.

 

 

Scène II

 

LA PRÉSIDENTE, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE, allant à elle.

Eh ! notre chère présidente ! Une amie de couvent, une amie intime que je ne vois jamais.

LA PRÉSIDENTE.

Ma belle duchesse !

Après l’avoir embrassée.

Ne suis-je pas bien décoiffée ?

LA DUCHESSE.

Mais non !

LA PRÉSIDENTE.

Impossible de traverser le parc par ce vent de bise qui vous coupe la figure.

LA DUCHESSE, lui montrant son masque de velours.

Comment n’avez-vous pas de loup ? Tout le monde en porte.

LA PRÉSIDENTE.

J’étais pressée, préoccupée... j’ai oublié de prendre le mien.

LA DUCHESSE.

C’est un tort, surtout quand on a d’aussi jolies couleurs que les vôtres ! Songez donc, présidente, que vous risquez de faner, de gercer votre teint. C’est grave.

LA PRÉSIDENTE.

Bah ! Au temps où nous vivons, à quoi bon être jolie ?

LA DUCHESSE.

Il est vrai qu’on s’en sert si peu !

LA PRÉSIDENTE, regardant autour d’elle et se voyant seule avec la duchesse.

C’est le règne des vieilles femmes.

LA DUCHESSE.

Aussi, cela ne durera pas.

LA PRÉSIDENTE.

En attendant, on fait comme elles, on vieillit.

LA DUCHESSE, avec un soupir.

Et que de temps perdu ! Dites-moi, présidente, y a-t-il encore à Paris quelques soupirants, quelques adorateurs ?

LA PRÉSIDENTE.

À peine, duchesse, à peine ! Et à Versailles ?

LA DUCHESSE.

C’est défendu ! Nos gentilshommes n’osent pas.

LA PRÉSIDENTE.

Pauvres jeunes gens !

LA DUCHESSE.

Risquer un regard, une déclaration... c’est risquer une disgrâce.

LA PRÉSIDENTE.

Quelle tyrannie !... Alors on se cache ?

LA DUCHESSE.

Oui ; de l’hypocrisie partout, même en amour ! Mieux vaut y renoncer et attendre le jour de la délivrance !

Avec énergie.

Mais quand ce jour-là arrivera...

LA PRÉSIDENTE.

C’est ce que disait hier monsieur le duc d’Orléans : Si jamais je suis régent... ce sera terrible !

LA DUCHESSE.

C’est tout simple, ce senties digues qui amènent les inondations.

Elles vont s’asseoir à droite.

LA PRÉSIDENTE, à demi-voix.

Il y a cependant, on en parle à Paris, un bal ce soir, mardi gras... à Versailles.

LA DUCHESSE.

Oui... il n’y avait qu’un prince assez hardi, assez brave pour oser le donner ! C’est le futur régent, sous le nom de la princesse Palatine, sa mère ; et encore, vu la disgrâce complète dont il jouit, il ne risque rien ! Il ne court qu’un danger, celui de n’avoir personne à son bal.

LA PRÉSIDENTE.

Il l’a bien compris (c’est mon mari qui me l’a confié) ! Pas un courtisan, jusqu’à ce jour, n’avait répondu à son invitation et n’aurait eu le courage de se montrer à sa soirée, mais le prince a fait annoncer ce malin que ce serait un bal masqué.

LA DUCHESSE, gaiement.

Ah ! tout le monde ira !

LA PRÉSIDENTE.

Il y compte bien !

À la duchesse.

Irez-vous ?

LA DUCHESSE, avec un soupir.

Mon mari ne me le permet pas ! Et le vôtre, chère Présidente ?

LA PRÉSIDENTE.

Il me le défend expressément, tant il a peur de se compromettre dans la personne de sa femme.

LA DUCHESSE.

J’ai cru que Thémis était indépendante.

LA PRÉSIDENTE.

Mon mari le répète tous les jours. Magistrat inflexible, il ne craint qu’une chose, c’est de déplaire à madame de Maintenon... Voilà pourquoi, ma belle duchesse, je ne vais ni au concert, ni à l’Opéra, ni au bal... le tout, par autorité de justice !

LA DUCHESSE.

Comment alors, chère présidente, vous trouvez-vous aujourd’hui à Versailles ? Votre mari, qui y passe sa vie, ne vous y amène jamais.

LA PRÉSIDENTE.

Il doit me présenter à la marquise, et j’ai accepté... d’abord pour vous embrasser, duchesse, et puis pour l’amour de la musique, pour la Maupin, que je n’ai pas encore entendue.

LA DUCHESSE.

En vérité !

LA PRÉSIDENTE.

Il n’est bruit que d’elle, en ce moment, à Paris comme à Versailles. On prétend qu’elle vient de Madrid, où elle maniait d’abord le fleuret, où elle faisait des roulades et des armes. Tout cela est-il vrai ?

LA DUCHESSE.

Je sais son histoire de la bouche même de Campra, qui me l’a racontée dans tous ses détails.

LA PRÉSIDENTE.

Oh ! parlez, chère duchesse, je vous écoute.

LA DUCHESSE.

Campra, qui, en sa qualité de surintendant de la musique du roi, est à la recherche de toutes les belles voix, lui avait, sur sa réputation, envoyé, il y a près de deux ans, un engagement à Madrid où elle venait d’obtenir de grands succès. Il se passionnait d’avance pour sa nouvelle cantatrice, lorsqu’un bruit court qu’elle a perdu sa voix !

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! mon Dieu !

LA DUCHESSE.

Rassurez-vous, le rossignol chantait toujours. La Maupin arrive à Versailles, il y a six mois, plus brillante que jamais. Transports de Campra ! Admiration de la cour ! Triomphe de la débutante ! Car jamais accents plus purs et plus suaves n’avaient retenti dans la chapelle de Versailles ! Du reste, une jeune personne douce, timide, et de fort bonne conduite, au dire même de ses camarades. Mais c’est ici que commence le piquant et le dramatique. Au bout de trois mois de succès, mademoiselle Maupin, qui venait de toucher quarante-cinq mille livres, parle de quitter Versailles. Opposition de Campra, qui fait valoir une clause particulière de l’engagement passé entre lui et M. Maupin, mari de la cantatrice, musicien de régiment, un ivrogne défunt, clause par laquelle, en cas de succès à Versailles, mademoiselle Maupin est obligée, comme à Madrid, de chanter à la fois à la chapelle et à l’Opéra pendant trois autres mois.

LA PRÉSIDENTE.

C’était tout simple.

LA DUCHESSE.

Eh bien, la fière cantatrice refusait ! Elle refusait de tenir son engagement qui, pour ces trois derniers mois, était porté à soixante mille livres.

LA PRÉSIDENTE.

C’est inconcevable ! Cela n’a pas de nom ! Quel motif ?...

LA DUCHESSE.

Un caprice, sans doute, comme elles en ont toutes. Mais Campra, qui avait un opéra nouveau à faire représenter, son opéra d’Idoménée, y mit sa persévérance ordinaire, et, bon gré mal gré, il fallut que mademoiselle Maupin se résignât à jouer et à obtenir un succès immense... inouï ! Depuis ce moment, elle a tourné toutes les têtes.

Elle se lève et passe.

LA PRÉSIDENTE, se levant.

Et malgré ses triomphes, vous croyez que sa vertu toujours sévère...

LA DUCHESSE.

Je ne crois rien. Quelques-uns d’abord la disent très coquette, coquette d’autant plus séduisante, qu’elle promet beaucoup et n’accorde rien ; recette infaillible pour faire de grandes passions.

LA PRÉSIDENTE.

Et pour cela, il ne faut que de l’adresse.

LA DUCHESSE.

Et du courage !

LA PRÉSIDENTE.

Cela m’explique certains bruits qui circulent... Et tenez, ma chère, ou l’amitié est un vain mot, ou entre amies on se doit la vérité.

LA DUCHESSE.

Que voulez-vous dire ?

LA PRÉSIDENTE.

On m’a assuré, à tort sans doute, que M. de Navailles, votre mari, gouverneur de Versailles, duc et pair, et possédant la confiance de madame de Maintenon, est éperdument épris de mademoiselle Maupin.

LA DUCHESSE.

En vérité !

LA PRÉSIDENTE.

En secret ! sans en rien laisser soupçonner à sa rigide protectrice ni à sa femme, une femme charmante, qui aurait le droit d’être jalouse !

LA DUCHESSE.

En vérité ?

LA PRÉSIDENTE.

Et de se venger.

LA DUCHESSE.

Vous croyez ?...

LA PRÉSIDENTE.

C’est tout simple !

LA DUCHESSE, réfléchissant.

J’aviserai ; mais mon premier devoir est de reconnaître votre affection, chère présidente, par une preuve d’amitié non moins grande. On m’a assuré que M. de Noyon, président au parlement, ami des lois, des mœurs et de madame de Maintenon, était amoureux fou de mademoiselle Maupin.

LA PRÉSIDENTE.

Lui !

LA DUCHESSE.

À huis clos ! audiences secrètes, ignorées de sa jeune moitié, qu’il laisse toujours, et pour cause, à Paris ! Femme vive, ardente, qui, impatiente d’un tel outrage, est capable d’en faire repentir son mari.

LA PRÉSIDENTE, gravement.

J’y pensais.

LA DUCHESSE.

Après cela, nos maris ne sont pas les seuls qui se laissent séduire : on m’a parlé tout bas du jeune Louis d’Albret, attaché par madame de Maintenon à la maison du duc du Maine, gentilhomme pur, que les bons principes avaient préservé jusqu’ici du souffle des passions, car on ne lui en connaissait aucune.

LA PRÉSIDENTE.

Quel dommage !

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas encore su à la cour... mais on tremble que ce ne le soit. Sa famille est au désespoir ; son oncle, le maréchal d’Albret, qui sollicite le gouvernement du Dauphiné, craint que cela ne lui nuise, et m’a priée de parler raison à son neveu.

LA PRÉSIDENTE.

Il ne pouvait mieux choisir. Ah ! mon Dieu !... Mon mari qui m’attend à la chapelle... Adieu, duchesse, je vais le rejoindre.

LA DUCHESSE, à la présidente, qui sort par la droite.

Je vous reverrai... J’irai aussi dans ma tribune... tribune réservée... où l’on n’est pas vue... ce qui permet d’arriver plus tard.

Elle fait quelques pas pour sortir, et aperçoit d’Albret qui vient d’entrer par la gauche.

M. Louis d’Albret ! Ce pauvre jeune homme à qui je dois un sermon !... Je reste... qui sermonne, prie.

Elle passé sur le devant, d’Albret a traversé au fond.

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE, D’ALBRET

 

LA DUCHESSE.

Monsieur d’Albret est bien rêveur !

D’ALBRET, vivement et sortant de sa rêverie.

Ah ! madame la duchesse, je savais vous trouver encore ici, et je venais... j’accourais...

LA DUCHESSE.

Bien lentement... J’allais partir.

D’ALBRET.

Madame de Maintenon... que je quitte à l’instant...

LA DUCHESSE.

C’est-à-dire, et du pas dont vous marchiez, il y a un quart d’heure ou une demi-heure.

D’ALBRET.

C’est possible... madame de Maintenon, prévenue par M. le duc, votre mari, de vos projets de retraite pour les huit premiers jours de carême, me charge de vous transmettre son approbation pleine et entière.

LA DUCHESSE, souriant.

Je suis heureuse, monsieur le comte, qu’en vous choisissant pour messager, madame de Maintenon m’ait offert l’occasion de vous donner un bon avis.

D’ALBRET.

Lequel, madame ?...

LA DUCHESSE, à demi-voix.

On vous surveille... on vous épie !... Il est telle passion que vous croyez secrète...

D’ALBRET, effrayé.

Que voulez-vous dire ?

LA DUCHESSE.

Ne craignez rien de moi ; je suis chargée de vous gronder, et je ne demande qu’à vous défendre.

D’ALBRET, troublé.

Madame... au nom du ciel !...

LA DUCHESSE.

Eh bien ! vous voilà troublé... interdit...

D’ALBRET.

Et comment ne pas l’être ? Comment aborder un sujet pareil... avec une personne si sévère... si vertueuse... si méritante...

LA DUCHESSE.

Dites si respectable, et que cela finisse.

D’ALBRET.

Non, mais irréprochable.

LA DUCHESSE, à part.

Ils le croient tous !... Une fois qu’une réputation est établie...

Haut.

Eh bien ! monsieur, si quelque hasard portait à la connaissance de la ville et de la cour une liaison qui n’est encore qu’à l’état de soupçon... votre avancement... votre avenir, se trouveraient compromis à jamais !

D’ALBRET.

Et que m’importe... madame ?...

LA DUCHESSE.

Votre oncle vous retirerait son héritage, madame de Maintenon sa protection.

D’ALBRET.

Et vous, madame, votre estime.

LA DUCHESSE, souriant.

Mon estime... elle est à vous... je vous la donne.

D’ALBRET.

Que dites-vous ?

LA DUCHESSE.

Que dans cette cour... il n’y a que vous de brave et de vraiment gentilhomme... honneur, fortune, ambition, vous sacrifieriez tout...

D’ALBRET.

Pour être aimé... et je ne le suis pas.

LA DUCHESSE.

Ce que vous m’apprenez là est fabuleux... vous aimez seul ?

D’ALBRET.

Moi !... je la déteste... je la maudis... je rougis de moi-même... je veux la fuir... l’oublier... et je ne le puis pas.

LA DUCHESSE.

Mais c’est bien... c’est très bien...ce que vous me dites là.

D’ALBRET.

Qu’entends-je ?...

LA DUCHESSE.

Non pas que ce ne soit beaucoup d’amour dépensé pour une femme de ce genre-là, un amour qu’on pouvait peut-être mieux employer... mais enfin, c’est de l’amour !... Et il est si rare à présent... que partout où il se montre on lui doit encouragement et protection... Voyons, racontez-moi tout cela... Comment cette passion est-elle née ?

D’ALBRET.

C’est inexplicable. Je revenais d’une mission qui m’avait retenu plus de trois mois en Espagne, mission qui m’avait valu des récompenses de notre cour... lorsque je vis et j’entendis pour la première fois mademoiselle Maupin à l’Opéra. J’en avais entendu parler à Madrid comme d’une femme hardie, excentrique... et ce portrait ne ressemblait en rien à celui que j’avais là devant mes yeux... Je ne parle pas de sa voix et de sa beauté, mais de sa noblesse et de sa distinction... et plus tard... quand j’obtins quelquefois, non sans peine, la permission de la voir... son esprit, ses manières, sa conversation me charmèrent ; un tact, une convenance, un parfum de modestie et d’honnêteté qui forcent l’admiration ou l’amour à se changer en respect.

LA DUCHESSE.

Allons donc !...

D’ALBRET.

Quoique riche par ses appointements, la plus stricte économie règne dans son habillement... dans son logement qu’elle partage avec une jeune femme, sa compagne, qui ne la quitte pas ; et quant à sa conduite qui, en Espagne, m’a-t-on dit, était quelque peu légère, elle est ici d’une sévérité et d’un rigorisme inexplicables...

LA DUCHESSE.

Et exceptionnels... qu’elle a cru devoir à Versailles... ou plutôt à vous, monsieur le comte.

D’ALBRET.

Oui, vous avez raison... c’est pour me tromper... m’abuser... car, vous le dirai-je... parfois j’ai cru voir qu’elle devinait mon amour, et qu’elle n’y était pas insensible... et le lendemain elle me fuyait... m’évitait... elle refusait de me voir... Enfin, las de tant d’incertitudes, j’osai lui écrire, me déclarer.

LA DUCHESSE.

Eh bien ?...

D’ALBRET.

Eh bien, depuis ce jour, sa porte m’a été fermée, je ne l’ai plus revue. Sabine, sa femme de chambre, son amie... que j’ai rencontrée il y a quelques jours, m’a dit avec un air de tristesse et de bonté... car elle s’intéresse à moi : « Ah ! monsieur le comte, qu’avez-vous fait ?... Ma maîtresse est malade... » En effet, elle avait été quelque temps sans jouer, sans chanter... j’ai pensé mourir... Enfin hier... Sabine que j’ai vue...

LA DUCHESSE.

Où donc ?

D’ALBRET.

Mais je passe ma vie sous ses fenêtres ! Elle a loué à un des gardes de la porte une petite maison toute modeste, qui donne d’un côté sur le parc, et de l’autre...

LA DUCHESSE.

C’est bien.

D’ALBRET.

Enfin, Sabine m’a dit : « Demain, à deux heures, nous irons, en sortant de la répétition, nous promener dans l’Orangerie... » Et il n’est encore que midi ; concevez-vous cela ?... Voilà, madame, comment, depuis hier, j’attends, je meurs de crainte, d’espoir et d’impatience.

LA DUCHESSE.

Pauvre jeune homme !...

D’ALBRET.

Parlez, maintenant, ai-je tort ?

LA DUCHESSE.

Non, c’est votre oncle. Après cela, comme il m’a chargée de vous donner un conseil, en voici un : c’est de ne pas prendre les choses si au sérieux et si au tragique que vous le faites. L’amour, c’est le vrai, c’est la réalité, c’est l’histoire ; les grandes passions... c’est le roman, le roman qu’on trouve absurde après l’avoir lu, surtout quand on n’était pas seul à le lire.

D’ALBRET.

Que dites-vous ?

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas pour vous irriter, au contraire, c’est pour vous calmer, vous modérer... mais on m’a assuré que vous aviez pour rival le président de Noyon.

D’ALBRET.

Allons donc !...

LA DUCHESSE.

Et de plus, le duc de Navailles.

D’ALBRET.

C’est impossible !... Lui ! Votre mari !...

LA DUCHESSE.

Mettez-y le même sang-froid que moi... Voyez, examinez... Quant à votre oncle, il n’est pas si ridicule, si moral que vous le croyez... Il n’est qu’ambitieux et me disait à moi-même : « Pourvu qu’on l’ignore, pourvu que mon neveu se cache... »

D’ALBRET.

Est-il possible !

LA DUCHESSE.

C’est tout ce qu’il demande ; pour cela, il ne faut pas passer votre vie sous les fenêtres de mademoiselle Maupin, ni vous promener aujourd’hui dans l’Orangerie jusqu’à deux heures, à l’attendre.

D’ALBRET.

Vous croyez ?...

LA DUCHESSE.

Et pour vous occuper d’ici là, j’ai un service à vous demander.

D’ALBRET.

Ah ! que vous êtes bonne !... parlez, parlez... de grâce...

LA DUCHESSE.

Le régiment de Berri, régiment de dragons, est en ce moment à Versailles, arrivé de Flandre depuis huit jours.

D’ALBRET.

Oui, madame.

LA DUCHESSE.

Dans ce régiment, il y a un jeune officier qui m’est généreusement et galamment venu en aide. C’est une histoire trop longue à vous raconter ; mais j’ai appris hier que, pour m’avoir rendu ce service, on l’avait condamné à huit ou dix jours d’arrêts, dont il a déjà subi une partie. Le colonel est inflexible, mais le secrétaire d’État de la guerre, Voysin, qui n’a rien à me refuser, m’a promis pour ce matin sa liberté. Voyez si on m’a tenu parole, si on s’en est occupé... voici son nom.

D’ALBRET.

Oui, madame.

Regardant le nom.

D’Aubigné !...

LA DUCHESSE.

Vous le connaissez ?...

D’ALBRET, souriant.

J’en connais un, parent éloigné de madame de Maintenon, qui est à présent, et depuis plus de six mois, au séminaire de Pau... et doit, à la fin de l’année, entrer dans les ordres.

LA DUCHESSE.

Celui-là est dragon et fort joli cavalier... et comme je vais être, vous le savez, huit jours en retraite, je vous prie de vouloir bien joindre à l’annonce de sa liberté cette invitation pour le moment où je rentrerai dans le monde.

D’ALBRET.

Trop heureux d’exécuter vos ordres !

 

 

Scène IV

 

LA DUCHESSE, D’ALBRET, LA PRÉSIDENTE

 

LA DUCHESSE.

Pour votre récompense, je vous présenterai à une jolie dame, la présidente de Noyon, mon amie intime.

À la présidente.

Monsieur le comte d’Albret... qui veut bien se charger de mes commissions.

À d’Albret en souriant.

Surtout, n’allez pas confondre... régiment de Berri !

D’ALBRET, salue et se dirige vers la gauche par le fond.

Régiment de dragons...

LA PRÉSIDENTE, vivement.

Ah ! le régiment de Berri est à Versailles ?...

LA DUCHESSE.

Qu’est-ce donc ?...

LA PRÉSIDENTE.

Rien...

À part.

Enfin !

Haut.

Je viens d’entendre la Maupin... C’est divin... c’est délicieux...

D’ALBRET, revenant sur ses pas.

N’est-ce pas ?... On ne peut rien lui comparer.

LA DUCHESSE, à d’Albret.

Qu’est-ce que vous faites donc ?... Présidente, vous le retenez, vous allez lui parler musique.

À d’Albret.

Et mon prisonnier...

D’ALBRET.

C’est juste.

À demi-voix.

Elle est jolie... elle est aimable, la présidente... et puis elle s’y connaît... elle a du goût... Je cours exécuter vos ordres.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène V

 

LA DUCHESSE, LA PRÉSIDENTE

 

LA DUCHESSE.

Ah !... vous avez entendu la Maupin ?

LA PRÉSIDENTE.

Et mon mari était assis à côté de moi... et je l’observais... vous disiez vrai... Ce magistrat si grave, si impassible... ne pouvait cacher son émotion... il rougissait... il pâlissait... si ce n’eût été la sainteté du lieu... il eût applaudi... Enfin, madame de Maintenon est entrée dans sa tribune... et il ne s’est incliné qu’une fois... au lieu des trois saints de rigueur !... Décidément, M. le président est amoureux.

LA DUCHESSE.

Et vous êtes jalouse !...

LA PRÉSIDENTE.

Je suis furieuse... mais pas de cela...

LA DUCHESSE.

Et de quoi donc ?

LA PRÉSIDENTE.

De l’événement le plus contrariant, le plus fâcheux du monde... et dont vous êtes cause en partie.

LA DUCHESSE.

Moi !

LA PRÉSIDENTE.

Vous, duchesse ! Mon mari, en sortant de la chapelle, m’a présentée à la marquise... laquelle, dans ce moment, ne tarissait pas de louanges sur votre compte. Elle s’extasiait surtout sur une résolution que vous aviez prise de vous retirer du monde à l’entrée du carême, pour huit grands jours au moins ! Alors, mon mari élevant la voix : « C’est aussi l’intention de ma femme, dit-il à madame de Maintenon, et même pour quinze jours, si je ne me trompe. »

LA DUCHESSE, riant.

En vérité... c’est admirable !

LA PRÉSIDENTE.

Il n’y a pas de quoi rire !... car mon mari m’a dit en sortant : « Que vous le vouliez ou non... il le faut ! nous sommes engagés ! » Nous ! est joli... « Vous choisirez vous-même, a-t-il ajouté... le lieu de cette retraite, comme qui dirait l’abbaye de Grandvaux, dont ma sœur est abbesse. » C’est-à-dire que j’y périrai d’ennui, et à moins que mon mari n’ait des idées de veuvage et le désir de convoler en secondes noces avec la Maupin...

LA DUCHESSE.

Pauvre présidente !

LA PRÉSIDENTE.

C’est odieux ! Je ferai quelque éclat qui le perdra et moi aussi... mais, à coup sûr... je n’accepterai pas ces huit jours de prison.

LA DUCHESSE, souriant.

Si, ma chère ! vous accepterez... et ils vous paraîtront joyeux, amusants, divertissants...

LA PRÉSIDENTE, paraissant très courroucée.

Je vous jure que non !

LA DUCHESSE.

Et moi, je vous jure que si ! Savez-vous, chère présidente, garder un secret ?

LA PRÉSIDENTE, souriant.

Quand il me concerne, mais oui...

LA DUCHESSE.

Et êtes-vous assez hardie pour entrer dans une conspiration ?

LA PRÉSIDENTE, vivement.

Une conspiration ! C’est le rêve de toute ma vie !

LA DUCHESSE.

À l’insu de nos maris...

LA PRÉSIDENTE.

Raison de plus... j’en suis !... Et le but de ce complot, quel est-il ?

LA DUCHESSE.

De changer une semaine de prison en une semaine de liberté.

LA PRÉSIDENTE.

Comment cela !

LA DUCHESSE.

J’ai réuni plusieurs dames de mes amies, marquises ou duchesses, menacées comme moi de mourir de consomption, et nous nous sommes dit : Une année entière de privations et d’esclavage à la cour, une année non interrompue de fausseté et d’hypocrisie... c’est trop ! Tous les états ont des vacances... pourquoi celui de prude n’en aurait-il pas ?

LA PRÉSIDENTE.

Connue celui de président, d’avocat et de procureur !

LA DUCHESSE.

Voici alors ce que nous avons résolu sous le sceau du secret et la foi du serment : le carnaval, dont on nous a totalement privées, nous le reprendrons en carême.

LA PRÉSIDENTE.

Adopté ! Je ne vous quitte plus, je partage vos dangers.

LA DUCHESSE.

À Versailles, nos projets pourraient être trahis et notre solitude bruyante exciter des soupçons ; mais, à deux lieues d’ici, au milieu des bois, s’élève un antique château appartenant à mon mari... le château de Navailles, que jamais il ne visite, pas même en été, à plus forte raison au cœur de l’hiver. C’est là que, loin de nos surveillants, libres enfin de toute contrainte, au feu d’un brasier pétillant, à la lueur des bougies, aux éclats de la gaieté, de la jeunesse et du plaisir, nous causerons, nous souperons, nous danserons, nous jouerons la comédie ! Entre femmes, bien entendu ! C’est convenu, c’est juré !

LA PRÉSIDENTE.

Cela va sans dire !

Après un instant de silence.

On ne pourra pas amener un parent ?... un cousin ?...

LA DUCHESSE.

C’est défendu !... Silence avec tous !... Que personne, et surtout nos maris, ne puisse soupçonner le lieu de notre retraite.

LA PRÉSIDENTE.

Soyez tranquille !... C’est ce cher président.

 

 

Scène VI

 

LA DUCHESSE, LA PRÉSIDENTE, LE PRÉSIDENT, entrant par la droite

 

LE PRÉSIDENT, saluant la duchesse et s’adressent à sa femme.

Eh bien ! madame, avez-vous réfléchi ? comprenez-vous maintenant toutes les conséquences qui, pour vous et pour moi... pourraient résulter d’un refus ?

LA PRÉSIDENTE.

Conséquences que j’étais décidée à braver... mais voilà une amie que vous devez remercier, monsieur le président, ce qu’elle vient de me dire a modifié mes idées et m’a fait envisager, sous une autre couleur, les austérités que vous exigiez de moi.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! madame la duchesse, je vous reconnais bien là.

LA DUCHESSE.

Quant à votre femme, ne vous en inquiétez pas... je la garde près de moi et avec moi...

LE PRÉSIDENT.

C’est tout ce que je pouvais désirer.

LA DUCHESSE.

À la condition que notre retraite ne sera troublée par nul profane... pas même par vous, président.

LE PRÉSIDENT.

M’en préserve le ciel !

LA DUCHESSE, à la présidente.

Allons, ma chère amie, du courage ! Embrassez votre mari... et partons.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! madame de Maintenon sera ravie... et moi de même...

LA DUCHESSE.

Et nous aussi... Adieu, président.

LA PRÉSIDENTE.

Adieu !

Les deux dames sortent ensemble par la gauche.

 

 

Scène VII

 

LE PRÉSIDENT, seul

 

Tout s’arrange à merveille... le ciel est pour la justice et la magistrature... ma femme, absente pendant huit jours, c’est une surveillance de moins ; mais il y en a tant d’autres... tant de regards ennemis ouverts sur moi !... Plaire, à mon âge, offre déjà quelques obstacles... mais plaire sans qu’il y paraisse, est bien plus difficile encore... J’ai semé, cependant, semé avec adresse et en secret ; il s’agit maintenant de récolter. Sabine, sa demoiselle de compagnie, est une soubrette incorruptible, qui offre une variété dans l’espèce. Elle ne refuse jamais, reçoit toujours et ne dit jamais rien... Heureusement, j’ai appris par d’autres que par elle, par les espions que j’ai mis en campagne, qu’en sortant de la répétition, mademoiselle Maupin venait volontiers, sur les deux heures, se promener à l’Orangerie... Attendons... Qui vient là ?... M. de Navailles, le gouverneur, ce farouche duc et pair que je déteste... Il ne fera que traverser, je l’espère.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, LE PRÉSIDENT

 

LE DUC, à part.

Campra, qui est bavard et que j’ai fait causer, m’a donné l’emploi de toute sa journée... À deux heures, à l’Orangerie ; elle ne peut tarder à paraître... Ah ! M. de Noyon le président, la faction des robes noires, mon antipathie...

D’un air gracieux.

Monsieur de Noyon...

LE PRÉSIDENT.

Enchanté... de présenter mes respects à monsieur le duc.

LE DUC.

Et moi de serrer la main à monsieur le président.

LE PRÉSIDENT.

Nous sommes un peu en guerre, en ce moment.

LE DUC.

Oui, le parlement et les ducs et pairs sont loin de s’entendre.

LE PRÉSIDENT.

Au parlement, peut-être... mais ailleurs...

LE DUC.

On défend ses droits... et on s’estime.

LE PRÉSIDENT.

On cherche mutuellement à se mettre dehors... et on reste bons amis.

LE DUC.

Que je ne vous retienne pas, je vous prie.

LE PRÉSIDENT.

Que je n’abuse pas de vos moments !

LE DUC.

Adieu, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT.

Adieu, monsieur le duc.

Ils se saluent, traversent chacun le théâtre et continuent à se promener.

LE DUC.

Eh bien... il ne s’en va pas !

LE PRÉSIDENT.

Il continue sa promenade !

LE DUC, s’asseyant.

Il faudra pourtant bien qu’il s’éloigne, car je ne lui céderai pas la place.

LE PRÉSIDENT, s’asseyant aussi.

S’il ne s’agit que de s’ennuyer sur son siège, je suis habitué aux audiences, et je le forcerai bien à déguerpir.

Deux heures sonnent dans le fond.

LE DUC.

Deux heures !

LE PRÉSIDENT.

On vient.

LE DUC.

C’est elle !

LE PRÉSIDENT.

Non ! M. d’Albret.

 

 

Scène IX

 

LE PRÉSIDENT, assis à gauche, D’ALBRET, entrant par la droite, LE DUC, assis à droite

 

D’ALBRET, seul.

Du monde dans l’Orangerie !... et qui donc ?... Le duc !

Il s’avance rapidement, aperçoit le président et le duc qu’il salue respectueusement ; ceux-ci se lèvent, lui rendent son salut et se rasseyent.

LE DUC.

Maudits soient les promeneurs !

D’ALBRET.

Le président !

LE PRÉSIDENT.

Au diable les jeunes gens qui n’ont rien à faire !

D’ALBRET, regardant le duc et le président.

Établis tous les deux... ici, à une pareille heure ! Qu’est-ce que cela signifie ?

Allant prendre une chaise.

Est-ce que madame de Navailles aurait raison ?... Voyons !

Il va s’asseoir au milieu du théâtre.

LE PRÉSIDENT, à part.

Lui aussi !

LE DUC, à part.

Un troisième !

D’ALBRET, à part.

Décidément, je les gêne... ils attendent quelqu’un...

LE PRÉSIDENT, haut.

Monsieur le duc va-l-il ce soir au bal masqué de la princesse Palatine ?

LE DUC.

Mes opinions s’y opposent.

LE PRÉSIDENT.

Et les miennes me le défendent. Et monsieur d’Albret ?

D’ALBRET.

Plus heureux que vous, messieurs, mes principes me permettent de danser. D’abord le bal sera, dit-on, très brillant ; et puis on prétend que mademoiselle Maupin...

À part.

Tous deux ont tressailli

Haut.

y est invitée.

LE DUC.

En vérité !

LE PRÉSIDENT.

Vous croyez ?

D’ALBRET.

C’est bien au prince de donner ainsi aux arts et au talent des lettres de noblesse ; et j’espère, si mademoiselle Maupin veut bien m’accepter pour cavalier, avoir l’honneur de danser avec elle...

LE DUC.

Vous, monsieur le comte ?

D’ALBRET.

De lui faire ma cour !

LE PRÉSIDENT, gravement.

Dans votre position, monsieur, vous auriez tort, un grand tort...

D’ALBRET, avec ironie.

Celui d’aller sur vos brisées, monsieur le président !

LE PRÉSIDENT, troublé.

Qu’osez-vous dire ?

Ils se lèvent tous les trois.

D’ALBRET, au duc.

Que monsieur de Noyon, malgré sa gravité officielle, est épris de mademoiselle Maupin, et qu’il vient ici pour l’attendre.

LE PRÉSIDENT.

Moi !

LE DUC.

Vous, monsieur le président... il serait vrai... Et en effet, maintenant que j’y réfléchis...

LE PRÉSIDENT, au duc.

Ne le croyez pas... de grâce !...

LE DUC.

Cet amour-là me semble d’autant moins impossible...

D’ALBRET, d’un air railleur.

Que monsieur le duc l’éprouve lui-même...

LE DUC, troublé.

Moi !...

LE PRÉSIDENT, l’apostrophant à son tour.

Vous !... monsieur le duc... C’est donc cela que depuis une heure...

LE DUC, se défendant.

Vous pourriez supposer...

D’ALBRET.

Allons, messieurs, pourquoi feindre plus longtemps ? Je suis un galant homme, et je ne vous trahirai pas. Votre secret, d’ailleurs, est le mien. Épris d’une coquette qui se plaît à attirer tour à tour et à repousser les hommages, qui ne donne d’espoir que pour mieux désespérer, j’ignore lequel de nous est favorisé ou trompé. Tous les trois, peut-être... Eh bien, sans bruit, sans éclat, sans nous plaindre, sachons à quoi nous en tenir, et disons-nous franchement la vérité.

LE PRÉSIDENT, modérant sa colère.

Au fait, monsieur le comte a raison, c’est le moyen le plus simple.

LE DUC.

Et le plus loyal.

D’ALBRET.

Je déclare, d’abord, foi de gentilhomme, que, jouet de sa coquetterie, je n’ai rien obtenu.

LE PRÉSIDENT.

Quant à moi, un procès très important, car il s’agissait de cinquante mille livres de rentes, avait été distribué à la chambre que je préside. Mademoiselle Maupin, à qui j’avais été présenté, après l’opéra d’Idoménée, me dit avec ce sourire candide et enchanteur que vous lui connaissez, qu’elle prenait intérêt à l’une des parties ; moi, je tiens naturellement à protéger les arts... et les artistes... et puis, la cause qu’elle me recommandait était juste, elle était excellente ; tous les conseillers, mes confrères, en sont tombés d’accord. Aussi, l’arrêt a-t-il été favorable. Et c’est hier qu’il a été rendu... et c’est aujourd’hui, si l’on ne m’a pas trompé, que l’on doit s’acquitter envers moi.

LE DUC.

Mon histoire est la même. Mademoiselle Maupin m’a demandé une compagnie, un brevet de capitaine pour un gentilhomme de bonne naissance, c’est vrai ; elle m’a prié de l’envoyer à l’armée de Flandre, ce que j’ai fait... et il s’est bien battu, je ne dis pas non ; il a été blessé, j’en conviens ; mais en échange de ma haute protection, on m’a formellement promis... je l’atteste... Silence !... C’est elle !

 

 

Scène X

 

LE PRÉSIDENT, D’ALBRET, LE DUC, BÉATRIX, entrant par la droite et portant sur sa figure un demi-masque de velours noir qu’elle ôte en entrant

 

Les trois hommes saluent froidement, et Béatrix leur rend une profonde révérence.

BÉATRIX.

Monsieur le duc, messieurs, je ne m’attendais pas à trouver ici, réunis...

LE PRÉSIDENT, avec ironie.

Trois amis.

LE DUC, de même.

Trois adorateurs dévoués, car je convenais tout à l’heure, mademoiselle, et c’est peut-être une indiscrétion, que j’avais été assez heureux pour, sur votre prière, vous rendre un service important.

LE PRÉSIDENT, venant à elle.

Je me vantais du même bonheur.

BÉATRIX, au président.

C’est vrai ; je vous ai recommandé, monsieur, une cause qui était juste, et vous l’avez fait triompher.

Au duc.

Je vous ai prié, monsieur le duc, d’accorder le droit de se faire tuer, à la tête d’une compagnie, à un gentilhomme qui méritait cet honneur par sa naissance, et qui l’a justifié par son courage... Je n’oublierai jamais d’aussi généreux services, et vous en remercie, messieurs, pour vous-mêmes et pour moi.

LE PRÉSIDENT.

Mais... Sabine, cependant... votre femme de chambre...

LE DUC.

Ou plutôt, voire amie... Sabine, m’a fait espérer...

BÉATRIX, avec fierté.

Sabine, je le jure, n’a jamais été autorisée par moi...

LE PRÉSIDENT, avec colère.

Elle m’a dit, en propres ternies : « La reconnaissance de mademoiselle Maupin vous est assurée, si M. d’Aubigné gagne son procès. »

D’ALBRET, vivement.

D’Aubigné !

LE PRÉSIDENT.

C’est le nom du protégé !

LE DUC.

« Vous pouvez tout attendre de mademoiselle Maupin, m’a dit Sabine, si vous accordez une compagnie à M. d’Aubigné. »

D’ALBRET, de même.

D’Aubigné !

LE DUC.

C’est le nom du jeune gentilhomme.

D’ALBRET, avec colère.

Et vous hésitez ! Et vous doutez encore de la vérité ! Mais celui qu’elle préfère, messieurs, et celui pour qui elle vous a fait agir... celui qu’elle aime, en un mot... c’est ce monsieur d’Aubigné !

Béatrix fait un pas en avant. Le président s’approche du duc.

BÉATRIX, avec émotion.

Vous êtes bien prompt, monsieur d’Albret, à juger et à condamner les gens, M. d’Aubigné ne connaît seulement pas mademoiselle Maupin... il ne l’aime pas ! il n’en est pas aimé ! Si elle l’avait préféré, comme vous le dites, si elle avait tenu à le voir, elle ne l’aurait pas envoyé combattre en Flandre ! Elle l’aurait fait venir à Versailles.

D’ALBRET, avec colère.

Il y est !

BÉATRIX, à part.

Ô ciel !

LE PRÉSIDENT, au duc.

Voyez son trouble.

D’ALBRET, avec colère.

Il y est depuis huit jours.

BÉATRIX, dans le plus grand trouble.

Je l’ignorais... je vous le jure... Je ne l’ai pas vu...

D’ALBRET.

Je le crois bien ! Il est aux arrêts depuis huit jours, il en avait encore deux ou trois à subir... mais, grâce à un mot de recommandation... que je viens de porter moi-même... car il semble qu’il y ait comme une fatalité qui nous force tous à le servir, il sera libre dans quelques instants, et c’est ici même que je lui ai donné rendez-vous.

BÉATRIX, hors d’elle-même, à part.

Ah ! s’il me voyait !... Fuyons...

Elle s’arrête.

C’est lui !

 

 

Scène XI

 

HENRI, en uniforme de dragon, entrant par la gauche, D’ALBRET, BÉATRIX, LE PRÉSIDENT, LE DUC

 

D’ALBRET, l’apercevant.

Que vois-je ?

Courant à lui.

Vous !... Henri !... que j’avais laissé en Béarn, sous un tout autre uniforme !

HENRI.

Moi-même !

Tous deux assis causent à voix basse ù gauche. Pendant ce temps, Béatrix, qui est à droite du théâtre, entre le président et le duc, vient de couvrir sa figure de son demi-masque qu’elle portait au commencement de la scène précédente.

LE DUC, à Béatrix.

Pourquoi cacher vos traits ?... Voici une occasion de vous prononcer franchement.

LE PRÉSIDENT.

Loyalement.

BÉATRIX, avec émotion.

C’est ce que je ferai...

Elle s’approche de Henri qui la regarde étonné.

Monsieur d’Aubigné...

Il se lève. Bas.

J’ai à vous parler... Ce soir... chez moi... à sept heures, par la porte du parc.

Henri, étonné, veut l’interroger, elle lui fait signe de garder le silence et fait quelques pas pour sortir ; elle se trouve entre le duc et le président.

LE DUC, à demi-voix.

Ma belle inhumaine, cela ne finira pas ainsi !

LE PRÉSIDENT.

Je me vengerai ! et j’en ai les moyens !

Tous les deux sortent par la gauche ; Béatrix sort par la droite. D’Albret et Henri restent seuls en scène.

 

 

Scène XII

 

D’ALBRET, HENRI, se regardant pendant quelque temps

 

HENRI, naïvement.

Quelle est cette dame ?

D’ALBRET, étonné.

Vous ne la connaissez pas ?...

HENRI.

Non. Elle me donne rendez-vous pour ce soir, chez elle, à sept heures, par la porte du parc.

D’ALBRET, à part.

Ah ! la perfide !

Haut à Henri avec force.

Vous ne la connaissez pas ?

HENRI.

Je vous le jure sur l’honneur !

D’ALBRET, à part, avec étonnement.

C’est en effet ce qu’elle m’a dit.

Haut.

Eh bien, c’est à la fois un démon et un ange... C’est la beauté, la ruse, la fausseté même, c’est mademoiselle Maupin.

HENRI.

Ah ! la cantatrice dont toutes les gazettes ont tant parlé, et dont vous me semblez, mon cher comte, être fort épris.

D’ALBRET.

J’en perds la tête ! j’en deviendrai fou !

HENRI.

Et je serais le rival d’un ami ! M’en préserve le ciel ! C’est à coup sûr quelque erreur... quelque méprise de sa part... Mais, quand il en serait autrement, rassurez-vous, mon cher !

D’ALBRET, avec joie.

Il serait possible... vous renonceriez...

HENRI.

À elle, à son rendez-vous !... Et je n’y ai pas de mérite ; j’aime, j’adore une femme charmante, deux peut-être !

D’ALBRET, avec joie.

En vérité !

HENRI.

Tout ce que je rêvais de Versailles, de ses féeries, de ses merveilles, tout s’est réalisé. De loin, de près, tout m’a secondé jusqu’ici ; mais, retenu depuis huit jours par ces maudits arrêts...

D’ALBRET.

Qu’elle vient de briser.

HENRI, étonné.

Elle ?... Quoi, c’est elle ?

D’ALBRET.

Non, madame de Navailles.

HENRI.

Et comment la revoir, à présent ?

D’ALBRET.

Voici une lettre d’elle.

HENRI, lui sautant au cou.

Ah ! mon ami, mon cher ami, je cours à son hôtel !

D’ALBRET, à part.

Et moi, à sept heures, chez mademoiselle Maupin.

Il sort par la droite, Henri par la gauche.

 

 

ACTE III

 

Un petit salon ; au fond, une porte ; à droite, une cheminée et deux portes ; à gauche, porte, et porte-croisée. À droite, presque au milieu, une table. Sur un canapé, à gauche, un domino noir avec des rubans bleus.

 

 

Scène première

 

SABINE, devant la table, HUBERT, ouvrant la première porte à droite

 

SABINE, levant la tête.

Ah ! monsieur Hubert... notre propriétaire...

HUBERT.

Je vais, comme garde forestier, faire une promenade d’inspection dans nos bois... Mon cheval est sellé

Montrant la porte par laquelle il vient d’entrer.

au bas de l’escalier, et si mademoiselle Sabine a quelques commissions à me donner, moi et mon cheval sommes à ses ordres.

SABINE, écrivant toujours.

Si vous voulez attendre un instant.

HUBERT.

Tant que vous voudrez, mam’selle.

Pendant que Sabine écrit.

Ces dames sont toujours contentes de leur appartement ?

SABINE.

Enchantées, monsieur Hubert.

HUBERT.

Il est commode... entre cour et jardin, à la proximité de tout... donnant de ce côté

Montrant la porte à droite.

sur le parc,

Montrant le fond.

de l’autre sur la rue des Réservoirs... près de la salle d’Opéra, où mademoiselle Maupin a tant de succès !... Et c’est flatteur pour moi, parce qu’on me dit : Ah ! vous êtes son propriétaire ?...

S’adressant à Sabine.

Savez-vous si elle renouvellera son engagement... qui est expiré... et son terme aussi ?... Cela inquiète beaucoup dans Versailles.

SABINE, se levant.

J’écris pour cela même à M. Campra, et si vous voulez bien, monsieur Hubert, vous charger de cette lettre...

HUBERT, lisant.

« M. Campra, en sa maison de campagne du Buttard. » Pas plus d’un quart de lieue... ça ne sera pas long... Rabican, mon cheval, va comme le vent ; et mon cheval et moi... moi et mon cheval... mademoiselle Sabine, nous ne faisons qu’un pour vous servir.

SABINE, à Hubert.

Merci, monsieur Hubert.

Le regardant sortir.

En voilà un pourtant qui, sans s’en douter, est amoureux de moi... Ô Sabine Maupin ! ci-devant première cantatrice au théâtre de Madrid... à quelle conquête en es-tu réduite !...

Se regardant dans la glace.

Et pourtant, si je m’y connais, la statue n’est pas plus mal qu’autrefois ; c’est le piédestal qui lui manque.

Regardant vers le fond.

Ah ! Béatrix !

 

 

Scène II

 

BÉATRIX, entrant vivement, son masque à la main, SABINE, courant à elle

 

SABINE.

Eh ! mon Dieu ! qu’avez-vous, mademoiselle ?

BÉATRIX.

Ô ma bonne et fidèle Sabine !... Tout est perdu... tout nous accable à la fois.

Elle s’assied sur le canapé.

SABINE, s’asseyant près d’elle sur une chaise.

Un événement ?... Voyons... voyons, calmons-nous... Au théâtre, une chute ne prouve rien... et n’est souvent que la veille d’un succès ! Racontez-moi par ordre tous vos malheurs.

BÉATRIX.

Mon frère... le comte d’Aubigné, est à Versailles.

SABINE.

On vous a trompée !

BÉATRIX.

Je l’ai vu... Il sera ici dans une heure.

SABINE.

Eh bien ?

BÉATRIX.

Eh bien ! tous mes projets sont renversés. J’espérais retourner dans notre Béarn, et m’y ensevelir à jamais, sans que Henri se doutât de ce que nous aurions fait pour lui.

SABINE.

Eh bien ! il le saura !... Où est le mal de lui apprendre que liberté, fortune et gloire, il doit tout au talent, à l’affection de sa sœur ?... Il se dévouait pour vous, vous en avez fait autant pour lui... Il n’a rien à dire... c’est lui qui a donné l’exemple.

BÉATRIX.

Et maintenant, dans la position qu’il occupe... c’est la honte, le déshonneur pour lui, si ce secret est connu.

SABINE.

Qui pourrait le trahir ? Nous deux et lui le posséderons seuls.

BÉATRIX.

Et si une nouvelle discussion s’élève avec M. Campra et l’Opéra ?...

SABINE.

Il ne peut plus y en avoir... Votre second engagement, souscrit par moi et exécuté par vous, est expiré depuis huit jours... Vous êtes libre, et vous partez demain pour l’Allemagne, la Suède, la Laponie... C’est ce que je viens à l’instant même d’écrire à M. Campra, de ma blanche main, car c’est moi qui ai la plume et la signature.

BÉATRIX.

Mais, M. le duc... M. le président... ah ! c’est bien mal !... à qui, sans m’en prévenir, tu avais fait des promesses...

Elles se lèvent.

SABINE.

Eau bénite de cour... seule dépense dans notre état qui ne ruine pas...

BÉATRIX.

Mais leur vengeance dont ils m’ont menacée et qui sera terrible...

SABINE.

Ne la craignez pas ! Vous êtes plus puissante qu’eux... Vous ne savez pas ce qu’une artiste, une cantatrice en renom a d’influence et de crédit. Devant elle, tous les obstacles s’abaissent, toutes les portes s’ouvrent. Places, faveurs, pensions, rien ne lui est refusé. On est trop heureux de tout lui accorder... même une injustice... car une injustice se paye plus cher... c’est connu. Sous mon règne, j’ai été trop clémente, trop débonnaire : je n’ai pas su me servir du pouvoir absolu. Mais si jamais il m’est rendu... ce qui

À demi-voix.

n’est pas impossible...

BÉATRIX.

Que dis-tu ?

SABINE.

J’essayais ce matin par désœuvrement, par souvenir... quelques sons, quelques cadences.

BÉATRIX.

Eh bien ?...

SABINE.

Eh bien... je ne sois pas mécontente, il y a de l’espoir... cela reviendra !

BÉATRIX, avec joie.

En vérité !

SABINE, d’un geste menaçant.

Ah ! qu’ils tremblent tous ! Je veux...

Souriant.

Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit, c’est de vous... c’est de la reine actuelle !

BÉATRIX.

Qui ne demande qu’à abdiquer en ta faveur !

SABINE.

Je le sais... je le sais... et jusqu’ici vous avez tout partagé avec moi... qui ne vous apportais rien...

BÉATRIX.

Que ton appui, ta force, ton courage.

SABINE.

Dites mon amitié.

BÉATRIX.

Tu as raison... ce mot-là résume tout.

SABINE.

Aussi tout nous a réussi... et le dieu des arts qui nous protège nous permettra de mener à fin notre périlleuse entreprise. Vous voilà donc encore une fois rassurée et consolée.

BÉATRIX.

Hélas ! non.

SABINE.

Il y a encore quelque chagrin !... Allons, dites ! Achevez.

BÉATRIX.

Je le voudrais...

SABINE.

Et vous n’osez pas ! Alors, je devine ; M. d’Albret...

BÉATRIX.

Tais-toi !

SABINE.

Hélas ! ma pauvre maîtresse, c’est le seul danger dont je n’aie pas pu vous préserver ! Sous prétexte que nous vivons entourées de jeunesse, d’hommages, d’ardentes passions, les dames du monde croient que nous ne pouvons jamais aimer, comme si le feu rendait incombustible.

À Béatrix qui veut faire un geste.

Eh bien, oui ! Je m’en doutais, vous l’aimez, il vous aimait tant !

BÉATRIX.

Dis plutôt que je suis pour lui un objet de haine !

SABINE.

Allons donc !

BÉATRIX.

Comment en serait-il autrement ? Comment le détromper ? Il me faut donc vivre avec son mépris ! Voilà ce que je ne puis supporter... voilà ce qui me tue.

SABINE.

Voilà ce qui doit vous rassurer. Il vous aime malgré toutes les raisons qu’il a de vous détester... C’est ce qu’il y a au monde de plus beau, de plus sublime, et pour vous ce qu’il y a de plus flatteur et de plus glorieux.

BÉATRIX, écoutant.

Tu crois ?... Silence !... On a marché ! Non... je me trompais... Il n’est pas encore sept heures.

SABINE.

C’est par la porte du parc que M. Henri doit venir ?

BÉATRIX.

Oui...

SABINE.

Chez sa sœur ?

BÉATRIX.

Non ! Chez mademoiselle Maupin, qui lui a donné rendez-vous ; c’était plus prudent.

SABINE.

Je n’en sais rien ; s’il allait ne pas venir ? S’il ne pensait plus à ce rendez-vous ?

BÉATRIX.

Qui pourrait le lui faire oublier ?

SABINE.

Mais un autre d’abord ! Cela s’est vu ; tandis que pour Béatrix, sa sœur, il abandonnerait tout à l’instant.

BÉATRIX.

Tu as raison. Mais comment le prévenir ?

SABINE, prenant son mantelet.

J’y vais moi-même... Quel est son hôtel ?

BÉATRIX.

Je n’en sais rien.

SABINE.

Je le demanderai.

BÉATRIX.

Y penses-tu ?

SABINE.

Je le ferai demander. N’ayez pas peur ! Je ne compromettrai ni mademoiselle Maupin ni sa demoiselle d’honneur.

BÉATRIX.

Et que ferai-je jusqu’à ton retour ?

SABINE.

Essayez votre toilette pour le bal masqué de ce soir, votre domino qu’il faut arranger, car il est deux fois trop grand et trop large. Quand on n’est pas là pour veiller !...

BÉATRIX.

Je n’irai pas.

SABINE.

La princesse Palatine qui vous a invitée, à qui vous avez promis...

BÉATRIX, avec impatience.

Je ne sais pas ce que je ferai ! Va vite et reviens !

Sabine sort par la porte à droite.

 

 

Scène III

 

LE PRÉSIDENT, BÉATRIX

 

LE PRÉSIDENT, en dehors, à la porte du fond.

Non, non, ne m’annoncez pas. Je l’aime mieux.

BÉATRIX.

Monsieur le président...

LE PRÉSIDENT.

Silence !... Je viens incognito.

BÉATRIX.

Monsieur le président chez moi !

Elle lui fait signe de s’asseoir près de la table.

LE PRÉSIDENT, assis et gravement.

Mademoiselle, j’ai enrichi, à votre recommandation, et pour vous faire plaisir, un rival préféré !... Par un bel et bon arrêt bien juste, dûment scellé et enregistré, j’ai assuré à tout jamais soixante mille livres de rentes à M. d’Aubigné. Il n’y a plus à y revenir. En échange, vous m’avez abusé, vous m’avez joué.

BÉATRIX.

Monsieur !...

LE PRÉSIDENT.

Je pourrais, je devrais me venger, et je viens vous rendre un service.

BÉATRIX, étonnée.

À moi, monsieur ?...

LE PRÉSIDENT.

À vous-même ! Je vais au fait. Vous avez été mariée, mademoiselle ?

BÉATRIX, se levant, avec indignation.

Moi ! Jamais.

LE PRÉSIDENT, toujours assis.

Vous l’êtes encore ! au sieur Magloire-Jean-de-Dieu Maupin...

BÉATRIX, se laissant retomber dans son fauteuil.

Ciel !...

LE PRÉSIDENT.

Ex-musicien dans l’armée de M. de Vendôme, en Espagne.

BÉATRIX, à part, baissant la tête.

C’est vrai !

Haut.

Eh bien, monsieur, quand cela serait ?...

LE PRÉSIDENT.

Permettez-moi d’achever. Par acte en date du 5 octobre dernier, c’est-à-dire il y a six mois, ledit sieur Maupin a formé contre vous une demande en nullité de mariage, demande parfaitement fondée en droit, attendu que ledit mariage, contracté à l’étranger, et, comme disaient les Romains, sous la tente, n’a été suivi, soit à Madrid, soit au retour en France, d’aucune des conditions voulues pour sa validité.

BÉATRIX, avec impatience.

Eh bien, monsieur ?

LE PRÉSIDENT.

Plus qu’un mot et je conclus. Ladite affaire était au rôle depuis longtemps, et j’ignore pourquoi ledit sieur Maupin, demandeur, n’y avait pas donne suite...

BÉATRIX.

Parce qu’il est mort, monsieur !

LE PRÉSIDENT.

C’est ce qui vous trompe, mademoiselle, il est vivant.

BÉATRIX, avec effroi.

Oh ! ce n’est pas possible !

LE PRÉSIDENT.

Cri touchant d’une veuve éplorée, auquel je répondrai : Hier, à Paris, se présente à mon hôtel, au Marais, un homme à moitié ivre, se prétendant Magloire-Jean-de-Dieu Maupin, lequel a déclaré venir pour retirer la demande en nullité de mariage déposée par lui... Voici pourquoi : Arrivé depuis quelques jours à Paris, il a entendu dire, dans le cabaret où il a élu domicile, que la même Maupin, sa légitime épouse, qui avait prétendu faussement et malignement avoir perdu sa voix, jouissait en ce moment, à Versailles, de soixante mille livres d’appointements, dont il réclamait la direction, comme chef de la communauté, demandant d’abord, avant tout et au préalable, à être réintégré au domicile conjugal.

BÉATRIX, à part.

Ô ciel !

Ils se lèvent.

LE PRÉSIDENT.

Demande à laquelle je suis obligé de faire droit, tant que la nullité du mariage ne sera pas prononcée.

BÉATRIX.

Cela dépend de vous, monsieur, qui le pouvez d’un trait de plume.

LE PRÉSIDENT.

Je ne dis pas non... et certainement...

BÉATRIX.

Ah ! je vous prie... je vous supplie...

LE PRÉSIDENT.

Mais de votre part, cela mérite réflexion...

BÉATRIX.

Aussi, je vais en faire part à mes amis... à Sabine, qui mieux que moi causera avec vous, monsieur, sur ce sujet.

LE PRÉSIDENT.

Non pas ! non pas ! Ne mêlons point à cette affaire-là mademoiselle Sabine, qui m’a déjà leurré de belles promesses, démenties par vous, et auxquelles j’ai eu le tort de croire... La justice ne doit pas faire crédit... dans cette occasion-ci surtout... où les moments sont précieux ; car ce Maupin peut arriver de Paris à Versailles d’un jour à l’autre...

BÉATRIX, effrayée.

Que dites-vous ?...

LE PRÉSIDENT.

Et s’établir ici dès demain ; il en a le droit.

BÉATRIX, de même.

Ô mon Dieu !

LE PRÉSIDENT.

C’est pour cela que dès ce soir, il faudra peut-être... en secret... à cet égard, s’entendre, non sur le système de défense... cela deviendrait inutile... Une simple opposition pour la forme, un acte que je rédigerai... vous n’aurez qu’à le signer... ce soir... comme qui dirait à onze heures... n’est-ce pas ?

BÉATRIX.

Mais, monsieur...

LE PRÉSIDENT.

On frappe.

BÉATRIX, à part, avec émotion.

C’est mon frère !

LE PRÉSIDENT.

On a frappé.

BÉATRIX.

Vous croyez ?...

LE PRÉSIDENT.

J’en suis sûr...

Remontant et voulant traverser.

Et qui donc ?...

BÉATRIX, remontant.

Monsieur...

LE PRÉSIDENT.

Je comprends... une visite importune et qui vous empêcherait de parler d’affaires... je reviendrai... À bientôt !... à onze heures... n’est-ce pas ? Vous consentez ?... Adieu, ma belle demoiselle.

Il tend la main. Béatrix recule.

Alors, adieu, madame !...

Il sort par la porte du fond.

BÉATRIX, faisant quelques pas pour le suivre.

Mais je ne peux pourtant pas... Et Henri, et mon frère qui attend !...

Elle s’élance par la porte de droite qu’elle ouvre.

 

 

Scène IV

 

D’ALBRET, entrant brusquement, enveloppé d’un manteau, et la tête couverte d’un chapeau à larges bords qu’il va déposer sur le canapé, BÉATRIX

 

BÉATRIX, lui sautant au cou.

Ah !... c’est toi !... c’est toi que je revois enfin !...

Reculant effrayée.

Dieu !... monsieur d’Albret !...

D’ALBRET.

Lui-même, mademoiselle, que vous n’attendiez pas.

BÉATRIX.

Non... sans doute ! Et comment, monsieur, venez-vous ici à cette heure ? De quel droit ?...

D’ALBRET.

De quel droit ? dites-vous. Du droit que me donnent mon amour et ma jalousie. Comptez-vous pour rien mes nuits sans sommeil, mes jours passés à suivre vos pas, à épier vos regards, à découvrir vos trahisons, à maudire jusqu’à ces bras dont vous m’enlaciez tout à l’heure, ces caresses adressées à un rival !

BÉATRIX.

Calmez-vous, de grâce !

D’ALBRET.

Ah ! tant que je vous ai crue indifférente, insensible pour moi comme pour tous... je souffrais ; mais j’avais une consolation qui était presque un bonheur, celle de vous aimer, de vous admirer sans honte !

BÉATRIX.

Et maintenant, monsieur ?...

D’ALBRET.

Ah ! je vous aime toujours ! et c’est là ce qui m’indigne ! Rendez-moi mes illusions et mon erreur, dites-moi que vous n’aimez pas M. d’Aubigné, prouvez-le-moi ! Trompez-moi ! Et je vous bénirai !

BÉATRIX.

Non ! Je ne vous tromperai pas... Je ne suis pas coupable... je n’ai rien à me reprocher... je vous le jure... Des preuves... je ne puis... je ne dois pas vous en donner. Je n’en ai pas d’autres que ma parole... et vous ne la croyez pas... aussi, monsieur, je vous dirai : partez ! Ne me voyez plus, ne m’aimez plus... mais ne me méprisez point, car je ne le mérite pas.

D’ALBRET, avec amour.

Oh ! quand je vous vois !... quand je vous entends, je crois tout !

BÉATRIX, secouant la tête.

Mais dès que je vous quitte...

D’ALBRET.

Eh bien, ne me quittez plus !

BÉATRIX.

Qu’osez-vous dire ?...

D’ALBRET.

Fortune, honneur, avenir brillant, qui peut-être m’étaient réservés, j’abandonnerai tout pour vous... tout ! Jusqu’à ma famille, jusqu’à ma patrie !... Fuyons sous un ciel étranger, où, comme vous, inconnu, je cacherai mon bonheur, ma honte peut-être ! Mais heureux du présent, le passé n’existera plus ! Je ne vivrai plus que pour vous... pour vous aimer !

BÉATRIX, émue.

Oh ! je voudrais en vain vous cacher l’émotion que j’éprouve... Quoi ! pour moi, un si grand, un si généreux sacrifice ! Je ne puis l’accepter, pour mon malheur... mais je tâcherai du moins de le reconnaître, en vous avouant ce que je m’étais juré de ne révéler jamais ! Eh bien ! oui, il est une personne que j’aime... d’amour.

D’ALBRET, à part.

Ô ciel !

BÉATRIX.

La seule que j’aie aimée et que j’aimerai jamais...

D’ALBRET, tremblant.

Et cette personne... c’est ?...

BÉATRIX, tombant assise à gauche de la table.

C’est vous !

D’ALBRET, poussant un cri de joie et à genoux devant elle.

Ah ! qu’entends-je ?... Moi... moi seul ?...

BÉATRIX.

Me croirez-vous ?...

D’ALBRET, avec ivresse.

Toujours, maintenant, toujours, quoi qu’il arrive !

La pressant sur son cœur.

Moi seul !...

BÉATRIX.

Et maintenant, éloignez-vous.

On frappe doucement à droite. À part.

Ô ciel !

D’ALBRET.

Qui donc vient chez vous à cette heure ?

BÉATRIX.

Je ne puis vous le dire... mais partez.

D’ALBRET, allant à la porte.

Ne puis-je voir cette personne ?

BÉATRIX, remontant vivement.

Non !

D’ALBRET.

Qui donc est-elle ?

BÉATRIX.

Ne me le demandez pas... mais si vous avez confiance en moi... partez !

D’ALBRET.

Moi, partir !... Et dans un pareil moment !

BÉATRIX, passant entre lui et la porte.

Il le faut !

D’ALBRET.

Écoutez ! Si vous me forcez à m’éloigner, tous mes soupçons reviennent... je crois tout... et je ne vous revois plus... Maintenant prononcez !

BÉATRIX, se soutenant à peine et après avoir hésité.

Partez !

D’ALBRET.

Adieu donc, et pour jamais !

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

BÉATRIX ouvre la porte, HENRI, s’élançant, embrasse sa sœur et descend avec elle

 

HENRI, lui baisant les mains.

Béatrix ! ma sœur ! je sais tout ! Sabine m’a tout dit ! C’est elle qui m’envoie vers toi !

BÉATRIX.

Mon frère, me pardonneras-tu ?

HENRI.

Te pardonner ! À toi, ma protectrice, mon bon ange ! Toi, à qui je dois tout !

BÉATRIX.

Et Sabine, où est-elle ?...

HENRI.

Ne voulant pas qu’on nous vît sortir ensemble... elle m’a quitté... je suis accouru... mais elle va nous rejoindre. Tiens, la voici.

 

 

Scène VI

 

BÉATRIX, HENRI, SABINE, entrant vivement, dans le plus grand trouble, et refermant la porte à droite

 

SABINE.

Ah ! j’ai eu une frayeur !

BÉATRIX.

Toi, si brave !

SABINE.

Une frayeur dont je n’ai pas été maîtresse... et qui, sans doute n’a pas le sens commun !

À Henri.

Imaginez-vous, monsieur, qu’un instant après vous avoir quitté, et comme je prenais par la place d’Armes, j’entends quelqu’un qui marchait derrière moi d’un pas pesant et aviné... je jette un regard de côté... et je vois... je crois voir... car je n’osai pas regarder une seconde fois, et je m’enfuis jusqu’ici sans retourner la tête... j’avais cru voir M. Maupin, mon mari, ce qui n’est pas possible.

BÉATRIX.

Eh ! si vraiment, car M. de Noyon, le président, sort d’ici... m’annonçant...

SABINE.

Sa résurrection...

BÉATRIX.

Et son arrivée à Paris, où il venait réclamer sa femme... ou plutôt ses soixante mille livres d’appointements.

SABINE.

C’est lui ! C’est bien lui ! Il n’y a plus de doute !

HENRI.

Et il est à Versailles ?...

BÉATRIX.

Et s’il vient ici ?

SABINE.

S’il nous rencontre... s’il nous reconnaît...

BÉATRIX.

Ou plutôt, s’il ne me reconnaît pas... explication, bruit, scandale... tout est découvert ! Tout est perdu !

SABINE, la calmant.

Eh ! là... là... ne perdons pas courage, du calme, du sang-froid...

Allant tirer les verrous au fond et à droite.

Fermons toutes les portes...

Elle approche un fauteuil à Henri, Béatrix s’assied à gauche, Henri entre les deux femmes. Sabine à droite.

Examinons tranquillement la situation de nos affaires.

BÉATRIX, à Henri.

Toi, d’abord, frère, où en sont les tiennes ?

SABINE.

Monsieur le comte a la parole.

HENRI.

Je ne vous parlerai pas des folles aventures de jeunesse ou d’amour qui m’occupaient en ce moment ; elles disparaissent devant des soins plus graves...

À Béatrix.

Tantôt, comme je quittais l’Orangerie, madame de Maintenon m’a fait appeler. « Mon cousin, m’a-t-elle dit, on a rendu compte au roi de votre conduite en Flandre. J’avais tort, vous auriez fait un mauvais moine, vous ferez un bon officier. J’ai écrit en Bretagne, au couvent où votre sœur s’est retirée pour une année... Je voulais abréger ce temps, la supérieure m’a écrit que mademoiselle d’Aubigné ne le voulait pas... Elle est libre, du reste... » Voilà, mot pour mot, ce que m’a dit notre cousine, et maintenant je me demande qu’est-ce que cela signifie ?...

BÉATRIX.

Que Catherine, noire sœur, a pris là-bas ma place... pendant qu’ici...

SABINE.

Mademoiselle prenait la mienne... On vous expliquera cela ; le danger est toujours le même.

BÉATRIX.

Il est plus grand encore ! Le grade accordé à M. d’Aubigné, la faveur qui lui est rendue, lui sont à jamais retirés... le déshonneur pour lui, la honte pour son nom, si l’on sait que sa sœur...

SABINE.

A été la Maupin...

BÉATRIX, se récriant.

Ce n’est pas cela que je veux dire...

SABINE.

Et c’est la vérité ! Je ne vois qu’un moyen de salut : Laissons mon mari, M. Campra, l’Opéra et Versailles s’expliquer comme ils pourront notre apparition et notre fuite, et partons dès demain en secret, loin d’ici... hors de France... monsieur Henri nous conduira.

HENRI.

Et mon régiment ?...

BÉATRIX.

Il ne peut pas déserter !

HENRI.

Et demain, une grande revue passée à sept heures du matin, par le roi, dans la plaine de Satory...

BÉATRIX.

Et ce soir, je l’avais oublié... le président de Noyon qui, sous prétexte de me faire obtenir la nullité de mon mariage...

À Sabine qui fait un geste.

non, du tien... doit venir à onze heures... Il m’en a menacée... et va arriver...

Ils se lèvent.

SABINE.

Partons alors dès ce soir, toutes les deux, n’attendons pas à demain.

HENRI.

Y pensez-vous ! La nuit, par un temps affreux...

SABINE.

Je n’ai pas peur ! Et je veillerai sur elle, je vous en réponds... Hâtons seulement les préparatifs du départ.

Elle remonte.

BÉATRIX.

Oui.

Voyant le domino qui est jeté sur le canapé.

Ah ! mon Dieu !

HENRI.

Qu’est-ce encore ?

BÉATRIX.

Ce bal masqué où la princesse Palatine m’a fait l’honneur de m’inviter... et j’avais accepté...

SABINE.

Eh bien ! nous n’irons pas.

HENRI.

Et que dira-t-on ?

SABINE.

Tout ce qu’on voudra.

HUBERT, en dehors, à droite.

Mam’selle !

SABINE.

Silence ? Qui est là ?...

HUBERT.

Moi, Hubert !

HENRI.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

SABINE.

Notre propriétaire, notre concierge... Il n’y a pas de danger.

HUBERT.

Une lettre pour mademoiselle.

SABINE, à Henri, qui va s’asseoir sur le canapé à gauche.

Autant qu’il ne vous voie pas.

Elle se met devant lui et le cache avec sa robe. Béatrix va ouvrir.

 

 

Scène VII

 

BÉATRIX, HENRI, SABINE, HUBERT

 

HUBERT.

Une lettre apportée par an valet de pied, livrée rouge, galonnée en or sur toutes les coutures.

BÉATRIX, qui décachette la lettre.

De Son Altesse la princesse Palatine. Ah ! quel excès de bonté !... « Nous vous attendons ce soir, mademoiselle, malgré la neige et la bise, et comme je sais que, contre l’ordinaire de vos compagnes, voire modestie ne vous permet pas d’avoir un carrosse, je vous envoie un des miens qui attendra vos ordres. »

HUBERT.

Il est en bas, un cocher sur le siège et un valet de pied à la portière... celui qui apporte cette lettre... Que répondrai-je ?...

BÉATRIX, embarrassée.

Répondez... que... que... c’est bien.

HUBERT.

Que mademoiselle accepte ?

BÉATRIX.

Non...

HUBERT.

Que mademoiselle refuse ?...

BÉATRIX.

Non...

HUBERT.

Que dire, alors ?...

BÉATRIX.

Qu’on attende !

HUBERT.

À la bonne heure !

Il sort vivement par la droite.

 

 

Scène VIII

 

HENRI, SABINE, BÉATRIX

 

BÉATRIX.

Qu’allons-nous faire ?

SABINE.

Refuser !

HENRI.

C’est impossible !

BÉATRIX.

Une gracieuseté... une faveur pareilles !

HENRI.

Et cette voiture... ces gens qui attendent en bas ?...

SABINE.

N’importe ! Nous ne pouvons pas rester.

BÉATRIX.

Que veux-tu, nous ne partirons pas ce soir.

SABINE, vivement.

Si !... nous partirons. Ce qui pouvait nous perdre nous sauvera !

BÉATRIX.

Et qui donc ira à ce bal ?...

SABINE.

Une autre.

HENRI, à Sabine.

Vous ! À merveille !

SABINE.

Je ne demanderais pas mieux !

Montrant Béatrix.

Mais qui l’accompagnerait ?... Et puis, si je reste, si demain je suis reconnue par mon mari, gare les explications qui compromettraient tout ! Non !...

À Béatrix.

Nous partirons toutes les deux, à l’instant.

HENRI.

Et le bal ?...

SABINE.

Vous irez, vous !

HENRI, riant très fort.

Moi ! Allons donc !

BÉATRIX.

Lui ! Y penses-tu ?...

SABINE, avec impatience.

Que l’on m’écoute un instant : qui s’agit-il de tromper pendant quelques secondes ?... Une personne ! une seule ! Non pas le cocher qui est assis sur son siège, mais le valet de pied qui, transi de froid et les yeux à demi fermés, se hâtera d’ouvrir et de refermer la portière... car, arrivé au bal, mêlé à la foule, couvert d’un domino noir, qui distinguera M. Henri de mademoiselle Maupin ?

HENRI.

C’est vrai !

SABINE.

Et voyez, pour nous, quels immenses avantages ! La voiture de la princesse venue pour mademoiselle Maupin atteste que mademoiselle Maupin est au bal... ce qui nous permet de quitter Versailles à l’instant même, sans être soupçonnées et poursuivies... M. le président, qui va accourir en bonne fortune, apprendra que madame est au bal et y restera toute la nuit, grâce à Hubert, qui m’est déjà dévoué, et dont nous continuerons le dévouement à prix d’or, s’il le faut ; demain madame dormira, sera fatiguée, ne recevra pas ; après-demain et même le jour suivant, madame sera malade des suites du bal... Trois ou quatre jours et quatre nuits que nous gagnons avant que notre fuite soit connue.

HENRI, gaiement.

Elle a raison !

SABINE, de même.

Laissez-moi achever. M. Henri reste à Versailles avec son régiment, ne sachant rien, et s’étonnant comme tout le monde de la disparition de la Maupin. Pendant ce temps, nous courons en Bretagne, vous emmenez mademoiselle Catherine, vous vous réfugiez avec elle au château de Gouraze, au fond du Béarn, où vous redevenez pour tout le monde et pour vous-même mademoiselle Béatrix d’Aubigné ; vous n’avez jamais été autre chose.

BÉATRIX.

Et toi, Sabine, toi ?...

SABINE.

Moi ! Soyez tranquille ! Je vous ai dit que j’avais presque retrouvé de la voix et du talent, je quitterai la France, et dès qu’un journal aura fait savoir de Vienne, de Stockholm ou de Copenhague : « La Maupin vient de paraître sur notre théâtre, » vous êtes sauvés !... Dans ce conflit, dans cette bagarre de Maupin, trois Maupin !... personne ne pourra plus se reconnaître, pas même mon mari, que je ne crains plus

À Béatrix.

dès que je n’ai plus à craindre pour vous.

À Henri.

Vite, à votre toilette !

BÉATRIX.

Ô notre ange gardien !...

HENRI.

Notre salut !

SABINE, lui passant le domino.

Et votre femme de chambre...

Montrant Béatrix qui l’aide.

Que dis-je ?... Deux femmes de chambre... Aussi, ce ne sera pas long !

À Henri qui veut nouer la ceinture du domino.

Non ! Laissez la robe flottante.

BÉATRIX.

Oui ! Pas de ceinture qui dessine la taille !

SABINE.

Pas de coquetterie !

BÉATRIX.

Et les gants blancs... et le masque, surtout !

SABINE.

Comme cela... on ne vous voit pas ! Vous êtes charmant ! Partez !

BÉATRIX.

Et puis, en montant en carrosse, baisse la tête... fais-toi petit...

HENRI, qui pendant ce temps a mis ses gants.

Soyez tranquilles ; mais si je ne dois plus vous retrouver ici, embrassons-nous, sœur.

SABINE.

Et moi, monsieur le comte !

Henri embrasse les deux femmes, qui le reconduisent jusqu’à la petite porte et lui parient encore quand il a disparu.

 

 

Scène IX

 

BÉATRIX, SABINE

 

SABINE, à Béatrix.

Ne perdons pas de temps, vite en route, passez dans votre chambre.

BÉATRIX, troublée.

Oui, prenons nos habits, nos manteaux de voyage.

SABINE.

Et vos diamants... votre or, compagnons de voyage indispensables, surtout pour deux femmes seules... Moi, je rassemble nos papiers, notre correspondance.

Elle prend des papiers sur la table et ira les examiner près de la cheminée.

 

 

Scène X

 

MAUPIN, paraissant à la porte du fond, BÉATRIX, SABINE

 

MAUPIN, chancelant.

Je suis chez ma femme, chez moi !

Sabine se retourne, voit Maupin et souffle vivement la bougie. Maupin, en marchant dans l’obscurité, rencontre Béatrix, et lui saisit la main en s’écriant.

C’est elle !

BÉATRIX, poussant un cri.

Ah !

MAUPIN.

N’ayez pas peur, madame Maupin.

SABINE, bas à Béatrix.

C’est mon mari.

Haut.

Ô ciel !

MAUPIN.

On aura pour vous le respect... et les égards qu’on doit au talent... Je suis l’homme des égards et des convenances.

BÉATRIX.

Il est gris !

SABINE.

Comme toujours.

MAUPIN.

Une cantatrice distinguée... soixante mille livres d’appointements...

SABINE, brusquement.

Et qu’est-ce qui vous amène, indigne que vous êtes ?...

MAUPIN.

C’est elle ! C’est sa douce voix !

SABINE.

Sortez... sortez d’ici...

MAUPIN, retenant Béatrix qui veut lui échapper.

Rien ne peut nous séparer ! Tout est commun dans un bon ménage, la bonne ou la mauvaise fortune... un palais ou une chaumière ! Peu importe ! Je suis artiste ! vivent les artistes !... Et puis, je ne suis pas jaloux !... Vous le savez ; un jaloux... un tyran... fi donc ! Je suis un honnête homme.

SABINE, derrière eux.

Sortez... vous dis-je... ou j’appelle.

MAUPIN.

Je suis chez moi ! dans le domicile conjugal, et je ne crains pas le bruit... Je suis musicien... je suis artiste... Oh ! vous ne m’échapperez pas, mignonne.

Il saisit le bras de Sabine.

J’ai donné congé, à Paris, de mon hôtel... celui-ci me suffit... Je logerai où on voudra... au grenier ou à la cave ! J’aime mieux la cave... Je suis musicien... et puis, je ne suis pas jaloux... Je viens vous demander à souper en tête à tête...

BÉATRIX, bas à Sabine.

C’est fait de nous.

SABINE, de même.

Non pas !

MAUPIN.

Aussi bien, je suis à jeun !...

SABINE, de même.

Deux minutes, et je reviens.

Elle a glissé le bras de Béatrix sous celui de Maupin, et entre sur la pointe du pied dans l’appartement à gauche, premier plan.

MAUPIN, resté seul avec Béatrix.

Moi, vous le savez, j’ai toujours été altéré... de considération et d’honneur ! L’honneur avant tout ! Je suis artiste !... Ils disent soixante mille francs d’appointements... d’autres soixante-cinq... et on dit que M. Campra veut vous réengager à un prix bien plus élevé encore ! Oh ! ma chère femme, j’y consens ! Je donne ma voix, c’est-à-dire la tienne...

La porte à gauche s’ouvre.

SABINE, paraissant un flambeau à la main et criant.

Monsieur est servi.

MAUPIN, stupéfait, regardant vers la gauche et apercevant Sabine.

Tiens ! Tu es de ce côté-là !... moi qui la croyais de celui-ci !...

Lâchant la main de Béatrix qui tombe sur un fauteuil à droite.

Comme la vue est trouble quand on est à jeun !...

Regardant à gauche.

Une table ! Un souper... dans l’autre pièce !... Merci ! Je commencerai bien par deux bouteilles de vin... une de chaque côté !...

SABINE.

Il y en a quatre.

MAUPIN.

Oui, j’en demanderai quatre après.

SABINE.

Il y en a huit.

MAUPIN.

Quel beau crescendo... ça me va ! Je suis musicien, je suis artiste !... Viens-tu, ma femme ?

SABINE.

Je vous suis.

Maupin passe devant elle ; elle referme sur lui la porte à clef et va reporter le flambeau qu’elle tient sur la table à droite. Le théâtre est redevenu éclairé depuis la rentrée de Sabine.

 

 

Scène XI

 

SABINE, BÉATRIX

 

SABINE.

Il boit déjà, j’en suis sûre, et boira jusqu’à demain... Nous, partons.

BÉATRIX, écoutant à la porte du fond.

Écoute... on dirait un murmure confus qui s’élève dans la rue...

SABINE.

Eh oui ! Le bruit augmente... c’est comme un rassemblement qui se forme sous nos fenêtres... À cette heure-ci... Un bruit de mousquets qui retentit sur le pavé... qu’est-ce que cela signifie ?

BÉATRIX.

Impossible de fuir de ce côté...

SABINE.

Eh bien, de celui-ci, par la porte qui donne sur le parc... Ô ciel !

Henri, couvert de son domino, paraît en désordre à la porte à droite, qu’il referme vivement sur lui.

 

 

Scène XII

 

SABINE, HENRI, BÉATRIX

 

SABINE, étonnée.

Vous, monsieur Henri ?

BÉATRIX.

Et qui cause tout ce bruit, ce désordre.

HENRI.

Moi, moi tout seul !

SABINE et BÉATRIX.

Ah ! mon Dieu !

HENRI.

Mon voyage en carrosse s’était opéré,

À Sabine.

comme tu l’avais prévu, sans le moindre danger. Arrivé dans un vestibule encombré de monde, je m’étais glissé, perdu dans la foule des masques, et je me croyais sauvé. Pas du tout ! J’étais suivi par trois jeunes fats, qu’à leur conversation je reconnus pour être des seigneurs de la cour. Ils sortaient de table, ils étaient très gais, et l’un d’eux disait : « J’en suis sûr, c’est la Maupin qui, sous un domino, porte un habit de cavalier ; c’est elle, je l’ai vue descendre du carrosse que Son Altesse venait de lui envoyer. – C’est vrai, répondait un autre, ne vois-tu pas comme elle nous écoute, comme elle a l’air embarrassé, comme elle veut se soustraire à notre poursuite ; elle n’y parviendra pas. » Ils s’étaient en effet élancés sur mes pas jusqu’à une espèce de serre ou de jardin d’hiver, où nous étions à peu près seuls. Que vous dirai-je ? Impatient de leurs propos, de leurs insultes, du masque qu’ils voulaient m’arracher, et oubliant mon rôle, je saisis l’épée d’un mousquetaire qui passait près de nous : « Lâches, m’écriai-je, qui osez attaquer une femme, c’est la Maupin qui vous défie ! – En effet, s’écrie l’un d’eux en riant et l’épée à la main, c’est une héroïne invincible, dit-on. » Celui-là n’achevait pas sa phrase, je l’avais blessé légèrement, je crois, je n’en sais rien, et un instant après ses deux compagnons étaient désarmés. Au bruit, on était accouru des salons voisins. On voulait s’emparer de moi, mais les jeunes gens et surtout les dames s’écriant : « Vive la Maupin ! » m’ouvraient un passage, et, masqué moi-même, traversant l’épée à la main cette foule de masques, j’arrivai à une des portes de sortie et je m’élançai dans la rue. Là commença une poursuite plus vive : les gardes de la porte, les Cent-Suisses, le guet... que sais-je !... Chacun courait après moi. Je courais mieux, mais dans ce Versailles

À Béatrix.

dont je connais peu les rues, j’avais grand’peine à retrouver la tienne... Enfin, essoufflé, hors d’haleine, j’arrivais devant ta porte, quand trois ou quatre sergents du guet me saisissent. Le peuple, déjà instruit de l’événement, m’arrache de leurs mains, me délivre au cri de : « Vive la Maupin ! » J’ai à peine le temps de les remercier et de franchir la porte qui se referme sur moi, au moment où de nouveaux renforts arrivaient à nos adversaires. Voilà mon aventure...

SABINE.

Qui nous perd à jamais. Ce sera demain le bruit de Paris, de Versailles et des provinces.

BÉATRIX.

Eh ! mon Dieu, oui.

HENRI.

Et ce n’est rien encore... la Bastille ou le For-l’Évêque.

BÉATRIX.

Ô ciel !

HENRI.

Où l’on parlait de me conduire dès ce soir.

BÉATRIX.

Je ne le souffrirai pas.

HENRI.

Il le faudra pourtant bien ; c’est moi que cela regarde.

BÉATRIX.

Y penses-tu ?

SABINE.

Vous, monsieur ?

On commence ù frapper en dehors et le bruit un toujours en augmentant.

HENRI.

Eh oui ! Moi prisonnier, je trouverai toujours mieux que vous les moyens de m’en tirer par force ou par adresse, ou enfin même, s’il le faut, en trahissant l’incognito, en disant qui je suis, tandis que ma sœur... Emmenez-la, cachez-la, qu’elle ne paraisse point.

SABINE.

Il a raison. Dans votre chambre...

Sabine fait entrer Béatrix par la porte qui est sur le troisième plan, à droite ; Henri s’est assis à gauche sur le canapé, met son masque, arrange son domino et répare le désordre de sa toilette. Pendant ce temps, on a toujours cherché à forcer la porte.

HENRI, à demi-voix, à Sabine.

La place a tenu assez longtemps... Ouvrez les portes ; nous nous rendons.

Sabine va ouvrir la porte du fond.

 

 

Scène XIII

 

LE PRÉSIDENT, GODIVET, HUBERT, qui se tient à l’écart, SABINE, debout près de HENRI

 

GODIVET, s’adressant à la cantonade.

Soldats du guet, contenez le peuple !... Que personne n’entre, et faites avancer la voiture.

S’adressant au président.

Mes instructions sont expresses, monsieur ; moi, Godivet, exempt de la sénéchaussée, j’ai ordre de M. le gouverneur de Versailles d’arrêter sans bruit et sans éclat, si faire se peut, d’abord la fugitive, la dame au domino noir, mademoiselle Maupin ici présente, et, subsidiairement, toutes les personnes étrangères à sa maison que je pourrais y rencontrer à cette heure.

LE PRÉSIDENT.

Mais, monsieur...

GODIVET.

M. Hubert, propriétaire, ne vous reconnaît point pour habitant de ladite maison... on vous y trouve caché après onze heures... vous ne dites pas votre nom... je vous arrête.

LE PRÉSIDENT, à part, en descendant.

Moi, président...

GODIVET.

Soldats du guet, en avant !...

Il descend.

LE PRÉSIDENT, à part, avec colère.

Au moment du succès, quel contretemps !... Un mot, s’il vous plaît ?

Il parle bas à Godivet, et à mesure qu’il parle, Godivet ôte son chapeau.

GODIVET, se retournant vers le fond.

Soldats du guet, en arrière !

Au président.

Pardon, monsieur le président...

LE PRÉSIDENT.

Silence...

À demi-voix.

Je venais d’entrer à onze heures dans cette maison, où j’étais attendu, lorsque l’arrivée de la foule et de la force armée m’a obligé de me cacher...

GODIVET, s’inclinant.

J’en ferai mon rapport à monsieur le gouverneur...

LE PRÉSIDENT, à part.

À mon rival !... Quelle mortification !...

GODIVET.

Mais vous êtes libre, monsieur le président.

Le président lui fait signe de se taire. Il s’arrête et salue.

HUBERT, bas, à Sabine.

Qu’est-ce que cela signifie ?...

SABINE, bas, à Hubert.

Silence !...

GODIVET, s’avançant vers Henri, qu’il salue.

Mademoiselle, j’ai ordre de M. le gouverneur de Versailles de vous emmener à l’instant même.

HENRI.

Où donc ?...

SABINE, avec crainte.

Où donc ?...

LE PRÉSIDENT, à part, et écoutant.

Où donc ?...

GODIVET, remettant une lettre à Henri.

Cet ordre, écrit de la main de monseigneur, l’apprendra à mademoiselle.

HENRI, décachetant la lettre qu’il parcourt vivement, fait un geste de joie. À part.

À merveille !

À l’exempt, à demi-voix.

Je vous suis, monsieur...

SABINE, à demi-voix, de l’autre côté.

Grand Dieu ! Où vous conduit-on ?...

HENRI, lui glissant la lettre dans la main.

Tiens... lis... Adieu !...

Il se lève et suit Godivet.

LE PRÉSIDENT, regardant Henri.

Plus de doute... c’est mon rival qui l’enlève, qui l’emmène ! Mais où donc ? Où donc ?...

Henri, toujours couvert de son masque et de son domino, sort par le fond avec Godivet.

 

 

Scène XIV

 

SABINE, LE PRÉSIDENT, HUBERT, au fond, en dehors

 

SABINE, tenant toujours la lettre à la main, s’approche de la table pour la lire.

Qu’est-ce que cela signifie ?

LE PRÉSIDENT, lui arrachant le billet.

Je le saurai.

SABINE.

Monsieur... cette lettre...

LE PRÉSIDENT.

Elle appartient de droit à la justice, comme preuve d’un odieux complot.

SABINE.

Mais veuillez me dire du moins...

LE PRÉSIDENT.

Vous ne saurez rien. Rentrez... et quant à mademoiselle Maupin, votre maîtresse, qu’on entraîne en ce moment, elle est perdue pour vous.

SABINE, remontant.

Perdue ! C’est ce que nous verrons !

Bas, à Hubert, qui rentre pendant que le président lit la lettre.

Tu m’as dit que toi et ton cheval vous m’étiez dévoués.

HUBERT.

Oui, mademoiselle.

SABINE.

Cours sur les pas de ceux qui enlèvent mademoiselle Maupin.

HUBERT.

À franc étrier... c’est l’affaire d’un instant...

SABINE.

Vois dans quelle prison on la conduit, et reviens ici sur-le-champ me l’apprendre, il y aura vingt-cinq louis pour toi.

HUBERT.

Je pars. Il y aura aussi un baiser ?

SABINE.

Il y en aura deux.

HUBERT.

Je suis parti !

Il s’élance par la porte du fond.

SABINE.

Allons tout dire à mademoiselle.

Regardant Hubert qui s’éloigne.

Et attendons son retour.

Elle sort par la seconde porte à droite.

 

 

Scène XV

 

LE PRÉSIDENT, rouge de colère et tenant la lettre

 

Quel complot ! Quelle infernale adresse !

Lisant.

« Folle tête que vous êtes ! sans moi vous étiez perdue ; sans moi, ainsi que le demandaient les parents et amis de ceux que vous avez blessés, on vous conduisait cette nuit au For-l’Évêque ; heureusement que j’ai au milieu des bois de Versailles un vieux château désert... abandonne... où ni moi ni personne de ma maison ne mettons jamais le pied. »

S’interrompant.

Parbleu ! son château de Navailles, où il va la retenir prisonnière, non pas comme amant, mais comme gouverneur de Versailles, par mesure d’ordre, d’autorité ! Et on ne peut la lui enlever que par un droit supérieur au sien ; car encore, il faut de la justice.

MAUPIN, frappant à la porte à gauche.

Holà ! holà ! Ouvrez !

LE PRÉSIDENT.

Qu’entends-je ?... Qui donc est là ? Serait-ce un autre encore qui irait sur nos brisées ?

Il ouvre la porte.

 

 

Scène XVI

 

LE PRÉSIDENT, MAUPIN

 

LE PRÉSIDENT.

Que vois-je ?... Que voulez-vous ?

MAUPIN.

À boire ! Il n’y a plus de vin ! Je suis musicien et artiste.

LE PRÉSIDENT, avec joie.

C’est lui ! C’est Maupin ! plus de doute, je le reconnais !

MAUPIN.

Je ne vous reconnais pas.

LE PRÉSIDENT.

La preuve légale que je cherchais ! Devant un mari qui réclame sa femme, toutes les portes du château de Navailles s’ouvriront.

MAUPIN.

Une femme qui gagne de beaux appointements, soixante mille bouteilles... non, soixante...

LE PRÉSIDENT, à Maupin.

Venez, mon cher. Malgré le pouvoir de vos adversaires... votre femme vous sera rendue... c’est moi qui vous le promets.

MAUPIN.

Vous, président ! Et qu’est-ce qu’il faudra pour cela ? Qu’est-ce que vous me demandez ?

LE PRÉSIDENT.

Rien, que de vous tenir droit, si c’est possible.

MAUPIN.

Je ne peux pas.

LE PRÉSIDENT.

Donnez-moi le bras, je vous soutiendrai.

MAUPIN, trébuchant.

Oui ! C’est à la justice à me soutenir !

Le président et Maupin sortent par la porte du fond.

 

 

ACTE IV

 

Un vieux château gothique. Un salon. Trois portes au fond. Deux portes latérales de grande dimension avec ornements de sculpture et une portière en tapisserie. De chaque côté de la grande porte latérale, une porte de plus petite dimension non apparente et s’ouvrant dans la muraille. Les deux portes du premier plan sont couvertes de tapisseries.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, LA PRÉSIDENTE, LA BARONNE, LA MARQUISE, et cinq ou six autres jeunes dames sont assises à droite devant une table richement servie et éclairée

 

Les verres viennent d’être remplis de vin de Champagne.

LA PRÉSIDENTE, élevant son verre.

À la solitude !

LA DUCHESSE, de même.

À l’amitié !

LA PRÉSIDENTE.

À la dame châtelaine, la jeune abbesse qui me rappelle la vieille légende du comte Ory.

LA DUCHESSE.

Il est de fait que ce château ressemble un peu à l’abbaye de Formoutiers.

LA PRÉSIDENTE.

Moins le comte Ory ! Rien que des femmes !

LA DUCHESSE.

Ainsi le veut la règle de notre ordre ! Et puis aujourd’hui, mesdames, à minuit le couvre-feu.

LA BARONNE.

De si bonne heure !

LA DUCHESSE.

Pour le premier jour... demain nous verrons.

LA PRÉSIDENTE.

On sonne donc le couvre-feu ?

LA DUCHESSE.

Vous l’entendrez sonner à la cloche de la tourelle.

LA MARQUISE.

Il y a une tourelle ?...

LA DUCHESSE.

La tour Galante, ainsi nommée à cause d’une dame châtelaine qui y avait donné rendez-vous à un jeune chevalier.

LA MARQUISE.

Il y a bien longtemps, de cela ?

LA PRÉSIDENTE.

Ce n’est plus de nos jours.

LA DUCHESSE.

Aussi, on l’a conservée comme une curiosité.

LA PRÉSIDENTE.

Je veux voir la tour Galante.

LA BARONNE.

Et moi aussi.

LA DUCHESSE.

Après souper.

Montrant la porte à gauche.

Il y a là une petite porte qui y conduit... et puis vous ne connaissez qu’une aile du château... celle-ci ; l’autre partie, qui est immense, contient les salles de réception, les dortoirs... les nôtres... mesdames... et puis le tribunal où ; sous la reine Berthe, se tenait la cour d’amour.

LA MARQUISE.

Aujourd’hui déserte.

LA PRÉSIDENTE.

Vive la reine Berthe !

On remplit les verres.

LA BARONNE.

Buvons à sa santé !

TOUTES.

À la santé de la reine Berthe !

LA DUCHESSE, faisant signe au milieu du bruit qu’elle demande la parole.

Pour célébrer sa mémoire et pour prolonger le dessert, je propose que chacune de nous raconte une histoire d’amour.

LA MARQUISE.

Adopté ! adopté !

LA DUCHESSE.

Une histoire dont elle soit l’héroïne...

LA MARQUISE.

Si c’est possible.

LA BARONNE.

Adopté !

LA PRÉSIDENTE.

Et je demande que la dame châtelaine commence.

LA MARQUISE.

C’est trop juste...

LA DUCHESSE.

Que voulez-vous, que préférez-vous, mesdames, du sentiment ou de la gaieté ?... De l’eau sucrée ou du Champagne ?

TOUTES, gaiement.

Du Champagne ! Du champagne !

LA DUCHESSE.

Allons, va pour du Champagne !... Il y a quelques jours, nous étions avec madame de Thémines et madame d’Ayen à l’extrémité de l’Orangerie... à l’endroit où s’élèvent les plantes des tropiques, lesquelles formaient autour de nous comme un bosquet. Madame de Thémines me dit : « Écoutez donc, duchesse, on a prononcé votre nom... » Trois personnes, debout près du poêle de l’Orangerie, causaient d’un air animé... C’étaient trois jeunes officiers !...

LA BABONNE.

C’est intéressant.

LA PRÉSIDENTE.

Et l’on parlait de vous ?

LA DUCHESSE.

Non... de mon mari !... « M. le duc de Navailles, disait l’un, a toujours excité mon envie, et si l’on était maître de souhaiter, je ne souhaiterais qu’une chose, c’est son poste de gouverneur de Versailles... Quelle belle place !... – Bah ! répondait l’autre, la faveur est changeante et les places aussi. Mais la fortune reste. Moi, je demanderais son immense fortune. – Ma foi, messieurs, s’écria le troisième, vous n’êtes guère ambitieux : la place, les honneurs, la fortune de M. de Navailles, je donnerais tout pour un baiser de sa femme. »

LA PRÉSIDENTE, avec chaleur.

C’est bien !

LA BARONNE.

C’est un bon jeune homme !

LA DUCHESSE.

Midi sonnait au château : les officiers, qui étaient de service, s’élancèrent tous trois sans qu’il fût possible de les distinguer.

TOUTES, d’un air chagrin.

En vérité !

LA DUCHESSE.

Un seul à peine ! J’étais de service ce jour-là comme dame de compagnie près de madame de Maintenon, et je me tenais dans la première pièce où, toute seule, m’ennuyant à périr, je me promenais d’un bout à l’autre du salon... passant et repassant devant une large cheminée où flambait un ardent brasier. Tout à coup, je pousse un cri, le feu venait d’atteindre l’extrémité de ma jupe, et, d’effroi... j’avais perdu la tête, lorsqu’un jeune officier, gravissant le long du treillage du jardin, s’élance par la croisée que je venais d’ouvrir, se jette à mes pieds, m’entoure de ses bras, étouffe la flamme aux dépens de ses mains horriblement brûlées, puis se relève, se recule de quelques pas et se tient respectueusement debout devant moi, qui venais de tomber dans un fauteuil. « Monsieur, lui dis-je, tout émue... je ne sais comment vous témoigner ma reconnaissance. – Je n’en mérite aucune, madame ; et puis celle que j’oserais, non demander, mais souhaiter... me serait à coup sûr refusée. »

LA PRÉSIDENTE, vivement.

C’était l’officier de l’Orangerie ?...

LA DUCHESSE.

Lui-même !

LA PRÉSIDENTE.

Et il demandait un baiser ?...

LA DUCHESSE.

Rien que cela !...

Avec fierté.

Mais vous comprenez bien, mesdames, que moi...

LA PRÉSIDENTE.

Vous avez refusé ?...

LA DUCHESSE, gravement.

Voyons, mesdames, répondez-moi franchement : est-ce que, à ma place, vous l’auriez accordé ?...

TOUTES.

Oui !

LA DUCHESSE, gaiement.

Eh bien ! mesdames, et moi aussi !...

TOUTES, se levant et quittant la table.

À la bonne heure !...

LA DUCHESSE.

Mais le plus singulier, c’est que pour avoir manqué à sa consigne et avoir abandonné la porte du conseil du roi... pour une belle action... enfin, pour avoir couru au feu, mon jeune officier avait été condamné à dix jours d’arrêts... injustice que je me suis empressée de faire réparer... Voilà mon histoire...

LA MARQUISE.

Qui est charmante !...

LA DUCHESSE.

À votre tour, présidente.

LA PRÉSIDENTE.

Oh ! moi... je n’ai pas dans mon répertoire personnel des anecdotes aussi chevaleresques, aussi héroïques... je vous demanderai donc la permission de vous raconter une aventure arrivée à une amie intime.

On s’assied : la duchesse à gauche, les dames au milieu, la présidente vers la droite, la marquise et la baronne debout des deux côtés du théâtre.

TOUTES.

Accordé !

LA PRÉSIDENTE.

Et qu’elle m’a racontée... il y a quelque temps, à Cambrai, où mon mari était alors intendant du Hainaut. Son mari, à elle, habitait une maison dont le vaste jardin aliénait aux remparts. Mon amie était d’ordinaire assez peureuse... tout le monde peut l’être !...

LA BARONNE.

Certainement.

LA PRÉSIDENTE.

Mais elle prétendait souvent que dans un grand danger elle retrouverait sur-le-champ l’énergie nécessaire pour se défendre. Son mari n’en croyait rien, et pour éprouver son courage, et peut-être sa vertu, il imagina un singulier moyen. Un soir, un homme enveloppé d’un manteau noir et les traits couverts d’un masque, franchit les murs du jardin. À la vue de ce bandit... peu respectueux, qui, le poignard à la main, se jette à ses pieds, mon amie pousse un cri d’effroi et manque de se trouver mal... mais reprenant bientôt ses esprits, elle oppose une résistance telle, que le brigand, déconcerté, essoufflé, recule, trébuche, se laisse choir... Son masque tombe, et elle reconnaît... son cher époux !...

Rire général ; la présidente se lève et continue.

Vous jugez de l’éclat de rire !... Et le mari, loin de se fâcher, ravi, enchanté d’une si belle défense, la racontait le lendemain chez un de ses amis, où se trouvait, entre autres, un jeune officier de la garnison. Le surlendemain, mon amie était seule, chez elle, le soir... dans son appartement, lorsqu’elle voit brusquement entrer le même homme, coiffé du même chapeau, enveloppé du même manteau... Ah ! s’écria-t-elle en riant, deux fois de suite la même plaisanterie, c’est trop fort !... Et si vous croyez que j’irai encore m’amuser à me défendre !...

Vivement, et avec chaleur.

En ce moment, des pas retentissaient dans la pièce voisine... une voix se faisait entendre, celle du mari... Vous jugez de mon étonnement !...

LA DUCHESSE, vivement.

C’était donc vous, ma chère !...

LA PRÉSIDENTE.

L’ai-je dit ?...

LA DUCHESSE.

Certainement.

LA PRÉSIDENTE.

Eh bien, oui !... Et j’eus à peine le temps de faire disparaître par la croisée du jardin l’audacieux... un jeune officier, qui plusieurs fois avait dansé avec moi... Mais un moment plus tard... vous voyez où en était le président avec ses expériences !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MADELON, entr’ouvrant la porte du fond

 

Des valets emportent la table. On apporte un guéridon au milieu du salon ; on sert du café, des glaces, des sorbets.

LA DUCHESSE.

Qui nous vient là ?... Madelon...

MADELON.

Pardon, mesdames...

LA DUCHESSE, riant.

Je vous présente madame Zurich, la femme du suisse du château.

MADELON.

Mon mari, qui ne peut pas quitter son poste, m’envoie prévenir madame la duchesse...

À demi-voix.

d’une aventure qui arrive.

TOUTES, gaiement.

Une aventure !...

LA DUCHESSE, gaiement.

Ces dames les aiment... Raconte-nous cela, ma fille.... raconte...

Les dames s’asseyent à droite et à gauche sur des fauteuils ou des canapés.

LA DUCHESSE, assise.

Madame Zurich, ma filleule, que j’ai élevée dans de bons principes, est du parti des femmes contre les maris... C’est vous dire qu’elle nous est toute dévouée.

LA PRÉSIDENTE.

La parole est à madame Zurich.

MADELON, debout au milieu de toutes les dames assises.

Donc... mon homme bâillait... lorsqu’on frappe mystérieusement à la porte de la tourelle : « N’ouvre pas, que je dis, madame ne veut pas qu’on croie le château habité. – Habité par le suisse, qu’il me répond, et pas par d’autres ; sois donc tranquille. » Il avait ouvert... paraît M. Godivet.

TOUTES.

M. Godivet !...

LA DUCHESSE.

Le confident de mon mari... Un exempt... un militaire civil, peureux comme un chat-huant et bavard !

MADELON.

Heureusement... car il nous a raconté les grands événements arrivés cette nuit à Versailles au bal où mademoiselle Maupin... une belle demoiselle...

LA DUCHESSE, l’interrompant.

Nous connaissons...

MADELON.

Mademoiselle Maupin, insultée par trois jeunes seigneurs, a tiré l’épée contre eux... en a blessé un et désarmé les deux autres.

LA DUCHESSE.

Est-il possible ?

LA PRÉSIDENTE.

Madame Zurich avait raison ! Voilà une aventure.

MADELON.

Et ce n’est rien encore !... Mademoiselle Maupin, arrêtée par ordre de M. le gouverneur... était amenée en habit de bal, en domino noir... ici, dans ce château, par Godivet.

LA DUCHESSE.

Mademoiselle Maupin !...

LA BARONNE.

Est-il possible ?

MADELON.

Lequel Godivet l’a fait descendre respectueusement de carrosse... lui a donné le bras pour l’aider à monter jusqu’à la tour Galante où il l’a enfermée en emportant la clef, et il vient de repartir.

LA DUCHESSE.

Sans savoir que ces dames et moi étions au château ?

MADELON.

Il ne s’en doute même pas.

On se lève.

LA PRÉSIDENTE.

Et la Maupin est ici prisonnière ?

LA DUCHESSE.

C’est admirable !... Mesdames, il faut l’inviter à passer la soirée avec nous.

LA PRÉSIDENTE.

Adopté !... Elle nous fera de la musique.

LA DUCHESSE.

Nous chantera des airs d’opéra...

LA PRÉSIDENTE.

Mais avant tout, il faut la délivrer, et comment ?

LA DUCHESSE.

Rien de plus facile ! D’abord j’ai toutes les clefs du château, et puis,

Montrant la petite porte à gauche.

comme je vous le disais tout à l’heure, cette porte conduit à la tour Galante et la clef est après. Madelon, va vite de la part de la duchesse de Navailles et de ces dames prier mademoiselle Maupin de vouloir bien accepter une soirée impromptu.

MADELON.

J’y cours, madame.

Elle sort par la petite porte à gauche.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, excepté MADELON

 

Un valet emporte le plateau.

LA PRÉSIDENTE.

Quel bonheur ! Elle nous racontera des histoires de théâtre.

LA DUCHESSE.

Nous la ferons causer, sur ses triomphes, ses conquêtes, ses adorateurs !

LA PRÉSIDENTE, riant.

J’ai idée, duchesse, que cela nous intéressera... vous et moi... !

LA DUCHESSE, de même.

Raison de plus ; mais, quand j’y pense, où la logerons-nous ? On ne peut pas la laisser seule dans sa tour comme madame Marlborough... il n’y a d’habitable dans ce vieux et immense château que les six ou sept appartements que j’ai fait disposer pour vous, mesdames.

LA PRÉSIDENTE.

Si ce n’est que cela, nous partagerons... je lui offre l’hospitalité.

LA DUCHESSE.

Vous, ma chère présidente ?...

LA PRÉSIDENTE.

Je n’ai pas de préjugés.

TOUTES.

Ni moi, ni moi !

LA DUCHESSE, se retournant vers Madelon qui revient.

Ah ! Madelon !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, MADELON

 

MADELON.

C’est une singulière demoiselle. Elle est si modeste, qu’elle persiste à garder son masque, et avec sa grande robe de taffetas noir, on ne peut seulement pas deviner sa taille. Quand je lui ai dit qu’il n’y avait ici que des dames, elle a fait un geste de surprise et de joie... Elle accepte avec reconnaissance l’invitation de ces dames... mais elle désirerait avant tout parler à la dame châtelaine... à elle seule.

LA PRÉSIDENTE.

Eh ! mon Dieu ! Que de cérémonies !

LA DUCHESSE.

N’importe ! Je ne peux pas la refuser. Veuillez, mes chères belles, nous attendre dans la salle du concert, où je vais vous la conduire.

LA PRÉSIDENTE.

Soit... mais ne tardez pas...

La présidente et les dames sortent par la porte du fond. Madelon va ouvrir la porte à gauche et fait signe à Henri d’entrer.

 

 

Scène V

 

HENRI, masqué et en domino noir, LA DUCHESSE

 

LA DUCHESSE, à part et regardant Henri.

Madelon a raison, voilà une singulière tournure !

Haut.

Approchez, mademoiselle, approchez et ne craignez rien, nous sommes seules.

Elle renvoie Madelon qui sort par le fond.

HENRI, à part.

Quel bonheur ! Mais pour ne compromettre ni ma sœur ni la position... quelle explication donner ? Ma foi, n’en donnons pas... c’est plus facile et plus sûr...

Il ôte son masque.

LA DUCHESSE, vivement.

Ô ciel ! vous, monsieur ! Comment êtes-vous ici ?...

HENRI.

Pour vous, madame.

LA DUCHESSE.

N’avez-vous pas reçu ma lettre qui vous disait que dans huit jours...

HENRI.

Attendre... jusque-là, c’était impossible... j’ai couru à votre hôtel... vous étiez déjà partie pour ce château.

LA DUCHESSE, vivement.

Qui vous l’a dit ?... Et venir... sous ce déguisement... à la place de la Maupin qui elle-même, dit-on, est arrêtée... Comment cela se fait-il ?

HENRI.

Ne me le demandez pas, madame... les moments sont précieux. Je n’ai vu que l’espérance de passer quelques heures... quelques jours... auprès de vous.

LA DUCHESSE.

C’est d’une audace ! Et puis, cela n’a pas le sens commun... D’abord, je ne suis pas seule en ce château.

HENRI.

Je l’ignorais.

LA DUCHESSE.

Aucun homme ne saurait y pénétrer.

HENRI.

Puisque m’y voilà !

LA DUCHESSE.

Ça a l’air d’une raison... et ça n’en est pas une ! Car il y a ici une foule de dames... que votre vue blesserait... scandaliserait... Et déjà... tenez... en voilà une !

À part.

Quelle impatience !

Bas à Henri.

Prenez garde... car elles sont d’une curiosité...

Henri remet son masque.

 

 

Scène VI

 

LA PRÉSIDENTE, HENRI, LA DUCHESSE

 

LA PRÉSIDENTE.

Je viens en ambassade... ces dames vous attendent pour commencer le concert et le bal.

LA DUCHESSE, à part.

Comment faire, mon Dieu !

Haut.

Madame me priait de l’excuser... pour ce soir, du moins... Elle est si émue... si troublée...

LA PRÉSIDENTE, s’approchant de Henri, pendant que la duchesse remonte vers le fond du théâtre.

Ah ! ces dames qui se faisaient une fête... Nous la rassurerons... nous l’encouragerons...

HENRI, à la présidente et soulevant son masque.

Merci !

LA PRÉSIDENTE, rapidement.

Ô ciel ! Vous dans ce château !

HENRI, de même.

Pour vous !

LA PRÉSIDENTE, de même.

Quelle imprudence !

LA DUCHESSE, près de la porte du fond.

Toi, Madelon ?... Toi encore !

 

 

Scène VII

 

LA PRÉSIDENTE, MADELON, LA DUCHESSE, HENRI

 

LA DUCHESSE, à Madelon qui entre vivement par la porte du fond.

Qu’est-ce donc ?

MADELON.

M. Zurich est certain qu’on vient d’entrer, non pas chez nous, mais par la petite porte à côté, celle du parc.

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas possible... qui donc ?

MADELON.

M. Zurich, qui était couché, n’en sait rien... mais il a entendu de son lit une clef tourner dans la serrure, les portes s’ouvrir, se refermer ; il a vu des pas sur la neige.

LA DUCHESSE.

Il fallait courir !

MADELON.

Il s’est levé, a ouvert la fenêtre, n’a rien aperçu... et puis, s’il faut vous le dire... il fait froid, et M. Zurich est frileux...

LA PRÉSIDENTE, avec crainte et regardant Henri.

Ah ! mon Dieu ! Un homme se serait-il introduit ici ?

LA DUCHESSE, à part, regardant Henri.

Encore un !

LA PRÉSIDENTE.

Le loup dans la bergerie !... Quelle horreur ! Voyez, duchesse, voyez, de grâce, examinez, interrogez...

LA DUCHESSE.

Certainement !

À Madelon.

Je le rejoins.

Madelon sort par le fond. La duchesse, s’adressant à la présidente et montrant Henri.

Quant à madame, comme je vous le disais, elle ne peut se rendre ce soir au salon.

LA PRÉSIDENTE, vivement.

Je comprends bien... Elle a raison, si elle est fatiguée...

LA DUCHESSE.

Il vaut mieux qu’elle se repose...

LA PRÉSIDENTE.

C’est tout naturel.

LA DUCHESSE.

Tenez... là... dans ce petit salon...

LA PRÉSIDENTE, ouvrant la porte à droite.

Un feu excellent...

LA DUCHESSE.

Elle y sera à merveille... et il vaut mieux que, ce soir, personne ne la voie.

LA PRÉSIDENTE.

Que nous !

LA DUCHESSE.

Veuillez donc faire comprendre à ces dames... qu’il est impossible...

LA PRÉSIDENTE.

Elles ne comprendront pas, si vous ne vous en chargez vous-même... Allez vite... je resterai...

LA DUCHESSE.

Ne disions-nous pas que madame avait besoin de repos ?...

S’adressant à Henri.

N’est-ce pas ?

À voix basse.

Attendez-moi.

Elle s’éloigne de quelques pas.

LA PRÉSIDENTE, de l’autre côté, à voix basse.

Je reviendrai.

LA DUCHESSE, qui a fait quelques pas vers le fond, s’arrête.

Venez-vous, présidente ?

LA PRÉSIDENTE.

Oui, duchesse.

LA DUCHESSE et LA PRÉSIDENTE, se tenant le bras et faisant signe de la main à Henri.

Adieu, notre hôtesse... adieu !

 

 

Scène VIII

 

HENRI, seul un instant, puis LE DUC

 

HENRI.

Et moi, qui redoutais ce vieux château ! Est-il une captivité plus charmante ?... Pendant ce temps, et à la faveur de la nuit, ma sœur et Sabine ont pu quitter Versailles... elles doivent être déjà loin... et moi... moi...

Écoutant.

J’entends des pas d’homme... j’espérais mieux que cela. Rentrons et attendons mes geôlières.

Il entre dans le salon qui est sur le second plan à droite au moment où le duc ouvre la porte qui est sur le dernier plan à gauche.

LE DUC, entrant vivement et une clef à la main.

Personnel... Personne !... C’est incompréhensible ! Cet imbécile de Godivet est si poltron que la frayeur et la nuit lui auront fait exécuter mes ordres tout de travers... Je lui avais cependant bien recommandé de conduire mademoiselle Maupin dans la tour Galante... pas ailleurs ; de l’y laisser seule, enfermée... J’arrive une heure après... je m’introduis dans le parc sans être vu ni entendu de personne, pas même de cet endormi de Zurich... je monte à la tour dont j’ai la clef... Je traverse l’appartement... le corridor qui conduit jusqu’ici... et personne ! Un plan si bien combiné !... Est-elle évadée ? est-elle perdue dans les longs corridors de ce château ?... Voyons !... continuons ma recherche.

Se retournant et apercevant Godivet qui vient d’entrer pâle et tremblant par la porte que le duc vient de laisser ouverte.

Ah ! c’est toi, misérable !

 

 

Scène IX

 

GODIVET, LE DUC

 

LE DUC.

Qu’est-il arrivé ? Viens... explique-le-moi.

GODIVET.

C’est ce que j’allais vous demander, monsieur le duc.

LE DUC.

La Maupin s’est évadée ?

GODIVET.

Oui, monsieur le duc.

LE DUC, le menaçant.

Malheureux !

GODIVET.

Attendez... avant de vous fâcher... rien n’est désespéré ; la seule difficulté... c’est de comprendre.

LE DUC.

Je m’en charge.

GODIVET.

Le reste alors n’est rien. Je venais, selon vos ordres, de l’installer dans cette tour dont la porte s’était refermée sur elle.

LE DUC.

Comment se fait-il, alors ?...

GODIVET.

Attendez donc ! J’étais sorti du château, et à un quart de lieue d’ici, nous nous étions arrêtés pour nous rafraîchir au Tourne-Bride... mes gens dans la salle commune... moi dans une salle basse... Une lueur venant de la pièce à côté brillait à travers la fente d’une cloison... je regarde, c’est tout naturel, et je vois...

LE DUC.

Après ?...

GODIVET.

Je vois mademoiselle Maupin elle-même, celle que je venais de laisser enfermée dans la tour Galante.

LE DUC.

Allons donc !

GODIVET.

Elle n’était plus en noir... elle était en blanc... et elle avait avec elle mademoiselle Sabine, sa femme de chambre... Arrivée à pied au Tourne-Bride avant moi, qui arrivais en voiture ! Voyez-vous, monsieur le duc, je ne suis pas plus peureux qu’un autre, mais tout ce qui louche à cette fille-là... est un mystère incompréhensible !

LE DUC.

Que tu comprennes ou non, je te demande mot pour mot ce que tu as entendu.

GODIVET.

« N’allons pas plus loin, mademoiselle, disait l’une, ça n’a pas le sens commun. – Comment, répondait l’autre, tu as entendu Hubert... Hubert, qui les a suivis, qui nous a appris où on l’avait enfermé, et nous partirions sans l’avoir délivré. »

S’arrêtant.

Comprenez-vous ?...

LE DUC.

Non, va toujours.

GODIVET.

« Et que pourrons-nous faire, nous, pauvres femmes ? reprenait la première. – Je n’en sais rien, mais nous avons de l’or, des diamants ; devant cela, il n’y a ni geôlier ni grilles qui tiennent... Viens... continuons notre route... »

LE DUC, avec colère.

Et tu ne les as pas arrêtées ?

GODIVET.

Si, monsieur le duc, je les ai arrêtées de nouveau... en tremblant, il est vrai... mais je les ai arrêtées... avec l’aide de mes gens ; je les ai, malgré leurs réclamations, installées derechef et en réitérant dans cette tour qu’elles n’avaient pas l’air de reconnaître !...

LE DUC, avec joie.

Et elles sont là ?

Ils remontent la scène.

GODIVET.

Elles y étaient, du moins, il y a cinq minutes.

LE DUC.

Je vais les trouver.

Les apercevant.

Les voici !

À Godivet.

Va-t’en !...

GODIVET.

À Versailles ?

LE DUC.

Non !

GODIVET.

J’aimerais mieux retourner à Versailles que de passer la nuit dans ce château désert, abandonné...

LE DUC.

Va te coucher, te dis-je !

GODIVET.

Oui, monsieur.

LE DUC.

Et dors !

GODIVET.

Oui, monsieur... si je peux...

Il sort par le fond au moment où Sabine et Béatrix entrent par la porte de côté, à gauche.

 

 

Scène X

 

SABINE, BÉATRIX, LE DUC

 

SABINE, bas à Béatrix.

Je vous l’avais bien dit, nous ne l’avons pas délivré, et nous voilà prisonnières !

BÉATRIX, apercevant le duc.

Tais-toi !...

LE DUC, s’avançant vers elles.

C’est mal à vous, mademoiselle, quand je vous donnais ce château, non comme une prison, mais comme un asile, de vous en être ainsi échappée !

BÉATRIX.

Moi, échappée !...

LE DUC.

Par quel moyen ?... je ne vous le demanderai point... vous ne me le diriez pas.

BÉATRIX, bas à Sabine et avec joie.

Tu l’entends !... Il est sauvé !

SABINE, de même.

Mais nous...

LE DUC.

Vous voilà de nouveau en mon pouvoir, ou plutôt sous ma protection ; car, si je vous abandonne, rien ne peut vous soustraire au For-l’Évêque que vous avez mérité... Eh bien ! quelque nombreux, quelque puissants que soient vos ennemis... dites un mot... et dès demain vous serez libre ; mais ce mot... je le demande... j’en ai le droit...

SABINE, passant près du duc.

Eh oui ! Sans doute... Si on ne le dit pas, c’est que l’effroi nous empêche de répondre.

BÉATRIX, bas à Sabine.

Y penses-tu !

SABINE, de même.

Laissez-moi dire.

Haut.

L’aspect de ces sombres murailles ne peut inspirer qu’un sentiment... la terreur ! Mais si nous en étions dehors... avec vous, s’entend !...

LE DUC.

Ah ! si tu dis vrai... viens, partons !

Tous trois font quelques pas pour sortir ; les portes du fond s’ouvrent, le président paraît à celle du milieu avec Maupin et des soldats.

 

 

Scène XI

 

BÉATRIX, SABINE, MAUPIN, LE PRÉSIDENT, LE DUC

 

Les soldats restent au fond.

LE PRÉSIDENT.

Arrêtez !...

BÉATRIX, à part.

Ô ciel ! le président !

SABINE, à part, apercevant Maupin.

Mon mari !!

LE PRÉSIDENT.

De par le roi, la loi et la justice !...

Béatrix et Sabine passent à droite, tournant le dos à Maupin, qui chancelle, trébuche et s’assied sur un fauteuil à gauche.

LE DUC, au président.

De quel droit, monsieur !e président se présente-t-il chez moi avec un pareil déploiement de forces ?

LE PRÉSIDENT.

J’y viens pour m’assurer d’une personne contre laquelle il nous est ordonné de requérir.

LE DUC.

Il y a alors, monsieur le président, un conflit de pouvoir qu’il convient de vider au préalable...

MAUPIN.

S’il y a quelque chose à vider, vidons tout de suite.

LE DUC.

Car, en ma qualité de gouverneur de la ville, j’ai le droit de m’assurer des personnes par qui l’ordre de la ville est troublé.

LE PRÉSIDENT.

Et moi, je ne tolérerai pas que madame reste en ce château !

LE DUC.

Et moi, je ne souffrirai pas qu’elle en sorte !

LE PRÉSIDENT, avec dignité.

Monsieur le duc ! je ne répondrai qu’un mot : c’est que votre volonté et la mienne doivent se briser devant une autorité supérieure et respectable...

Bas à Maupin.

Tenez-vous donc, et de la majesté !

À voix haute et avec force.

Devant le mari qui réclame son bien...

LE DUC, à part.

Que dit-il ?

LE PRÉSIDENT, de même.

Le mari qui s’adresse au magistrat pour qu’on lui rende justice, pour qu’on lui rende sa femme.

À Maupin lui montrant Béatrix.

La voilà, Cette compagne qu’on voudrait vainement vous ravir !... Elle est à vous... reprenez-la.

MAUPIN, la regardant d’un air étonné.

Quelle est cette femme ?

LE DUC, étonné.

Quelle est-elle ?

LE PRÉSIDENT, avec colère.

Mais c’est la vôtre !... La vôtre !...

MAUPIN.

Vous croyez !... Celle qui gagne soixante mille livres d’appointements ?

LE PRÉSIDENT.

Oui !

MAUPIN.

Elle est bien changée ! Mais c’est égal, c’est elle ! Je la reconnais.

LE PRÉSIDENT.

À la bonne heure !

MAUPIN, apercevant aussi Sabine.

Et... celle-là... aussi...

LE DUC.

Vous disiez l’autre !

MAUPIN.

Cela n’empêche pas...

LE DUC.

Deux femmes, à présent !... deux !

LE PRÉSIDENT.

Mais vous voyez bien, monsieur, qu’il est ivre !

LE DUC.

Eh bien, je déclare que ce monsieur ne reprendra passa femme tant qu’il sera ivre.

LE PRÉSIDENT, avec colère.

Et il l’est toujours ! Moyen dilatoire, qui n’aurait pour but que d’entraver indéfiniment le cours de la justice. Je donne acte, du reste, à monsieur le duc, de ses réserves... il y sera fait droit jusqu’à demain, le tout sous bonne garde, et rendant monsieur le duc responsable de toute évasion.

Il remonte.

LE DUC.

Soit !... C’est mon affaire...

Montrant la porte à gauche.

Que mademoiselle rentre donc dans l’appartement qui lui était destiné.

LE PRÉSIDENT, montrant Sabine qui fait un pas vers Béatrix.

Seule ?...

LE DUC.

Seule.

LE PRÉSIDENT, à Sabine.

Suivez-moi, mademoiselle, j’aurai à vous parler.

LE DUC, à Sabine, à demi-voix.

Et moi aussi !

MAUPIN, se levant en trébuchant et prenant le flambeau.

Permettez... Je voudrais... je voudrais... avant tout...

LE PRÉSIDENT.

Quoi ?

MAUPIN.

Souper !

LE PRÉSIDENT.

Allons donc !

MAUPIN, au duc.

Je suis musicien, je suis artiste... Depuis Versailles... jusqu’ici... à jeun !... Littéralement à jeun !...

LE DUC.

Vous connaissez nos conditions...

Montrant l’appartement de Béatrix.

Pourvu que vous n’approchez pas de cette porte, celle de la salle à manger vous est ouverte.

MAUPIN.

La salle à manger du château ?...

LE DUC.

Oui !

MAUPIN.

Ah ! vous aimez les arts !... Et moi aussi... et tous les vins... quels qu’ils soient... je ne suis pas jaloux ! Artiste, et pas jaloux !

LE DUC, le regardant.

Il faut bien qu’il ait quelque chose pour lui !

Béatrix a pris un flambeau et est sortie par la première porte à gauche ; le président et Sabine par une des portes du fond ; le duc et Maupin par une autre porte du fond. Le théâtre est dans l’obscurité.

 

 

Scène XII

 

HENRI, entr’ouvrant la porte à droite, puis LA DUCHESSE, entrant par la porte du fond à gauche

 

HENRI.

Personne encore !... Personne ne vient... Il faut croire qu’aucune des dames châtelaines n’a pu s’échapper, ou que peut-être retenues... l’une par l’autre... Ah ! quel bonheur !... la duchesse !

LA DUCHESSE, arrivant du fond avec un flambeau.

Eh oui ! imprudent que vous êtes !... c’est moi !...

HENRI.

Vous voilà... vous venez...

LA DUCHESSE.

Vous dire qu’il faut au plus vite vous éloigner... Vous ne pouvez, sans me compromettre, rester dans ce château.

HENRI.

Il est si grand !...

LA DUCHESSE.

J’ai cru que ces dames ne me laisseraient pas sortir un instant... La présidente surtout, qui ne me quittait pas des yeux... Heureusement, elle ne connaît pas comme moi... les détours... et les corridors...

L’apercevant, et avec dépit.

Ah ! c’est elle !...

 

 

Scène XIII

 

HENRI, LA DUCHESSE, LA PRÉSIDENTE, avec un flambeau, venant du fond

 

LA PRÉSIDENTE, apercevant Henri habillé en cavalier.

Ah ! qu’est-ce que je vois là ?...

LA DUCHESSE.

Silence... de grâce !... silence... ma chère !... Votre surprise n’égalera jamais la mienne. Je venais, comme vous, savoir...

LA PRÉSIDENTE.

Si notre hôtesse n’avait besoin de rien...

LA DUCHESSE.

Et je rencontre un jeune homme... un officier, qui ne veut pas même me dire... ni comment... ni pour qui il est dans ce château... Une de ces dames, sans doute, qu’il ne nomme pas !...

LA PRÉSIDENTE, vivement.

C’est bien !...

LA DUCHESSE.

Je ne dis pas que ce soit mal, mais cela compromet...

LA PRÉSIDENTE.

Vous avez raison.

LA DUCHESSE.

Il faut donc qu’il parte.

LA PRÉSIDENTE, montrant la gauche.

Oui... de ce côté... par la tour Galante...

LA DUCHESSE.

Non...

À Henri.

Madelon vient de me raconter que celle dont vous aviez pris le nom, mademoiselle Maupin, venait réellement d’arriver.

HENRI, à part.

Ô ciel ! Ma sœur !... Je ne m’en vais plus ! Je reste !...

LA DUCHESSE, montrant la droite, premier plan.

Mais de ce côté... les cours de l’ancien château...

LA PRÉSIDENTE.

Celles où on a remisé ma voiture, quand je suis arrivée.

LA DUCHESSE, à Henri.

Venez !...

HENRI, passant devant elle.

Non, mesdames, non !... Je ne pars pas... c’est impossible !...

LA PRÉSIDENTE.

Et pourquoi ?...

HENRI, regardant à droite et à gauche.

Il est une personne que je ne puis quitter... abandonner ainsi !...

LA DUCHESSE, à part.

Que dit-il !...

LA PRÉSIDENTE, de même.

L’imprudent !...

LA DUCHESSE, écoutant.

Il est trop tard... On vient !... Qu’on ne nous voie pas !...

Elle souffle sa bougie, la présidente en fait autant : le théâtre se trouve dans l’obscurité.

 

 

Scène XIV

 

LA DUCHESSE, vers le fond du théâtre, à gauche, HENRI, sur le devant, au milieu, LA PRÉSIDENTE, sur le devant, à droite, LE DUC entre par la porte du fond, à gauche, et un instant après entre LE PRÉSIDENT par la porte du fond, à droite, puis, MAUPIN, par la porte du fond, au milieu

 

LE DUC.

Je suis chez moi, et je peux... seigneur châtelain, rendre visite à qui je veux... Dirigeons-nous vers la tour Galante...

Rencontrant à gauche la duchesse, dont il prend la main.

Ah ! vous m’attendiez !...

LA DUCHESSE, à part, avec la plus grande surprise.

Mon mari ! Lui, à cette heure dans ce château !...

LE DUC.

Écoutez-moi...

LA DUCHESSE, à part.

L’écouter !... certainement... Viendrait-il pour la Maupin ?...

Le duc lui parle avec chaleur et à voix basse.

LE PRÉSIDENT, qui est entré par la porte du fond, à droite.

Monsieur le duc a cru que j’allais passer toute la nuit dans l’appartement qu’il m’avait assigné... non pas !... Je saurai bien, malgré l’obscurité, trouver...

Rencontrant à droite la présidente dont il prend la main.

Ah ! c’est vous !

LA PRÉSIDENTE, à part.

Qu’entends-je !

LE PRÉSIDENT.

Si Sabine ne m’a pas trompé, vous entendez donc enfin la raison ?

LA PRÉSIDENTE, à part.

Mon mari... monsieur le président ici !... C’est à confondre !

L’écoutant pendant qu’il lui parle à voix basse.

Eh bien, vraiment... il me prend pour la Maupin !...

Écoutant.

Eh bien, par exemple !...

Lui laissant prendre sa main.

Après tout, c’est mon mari.

Le président lui parle à demi-voix en tenant sa main qu’il couvre de baisers.

MAUPIN, entrant en ce moment par la porte du fond.

Les bouteilles sont vides... le combat a fini, comme dit M. Corneille, faute de... Elle est jolie, ma femme... l’autre, c’est-à-dire... non... je ne sais pas au juste laquelle... Quand on a bu, on voit double... C’est elle...

Saisissant la main de Henri sur laquelle il s’appuie.

HENRI, à part.

Hein !

Pendant ce temps, le duc et le président parlent vivement à voix basse, l’un à la duchesse, l’autre à la présidente.

LA DUCHESSE, à part.

C’est une indignité !... Il est presque aimable.

LE PRÉSIDENT, à demi-voix et la pressant sur son cœur.

Oui... oui... je n’ai que ma promesse... cet acte qui prononce la nullité de ton mariage, le voici... je te le donne...

LA PRÉSIDENTE, à part tout en prenant le papier.

Qu’est-ce que cela signifie ?

LE PRÉSIDENT.

En échange d’un baiser !...

LA PRÉSIDENTE.

Le voici !

Elle recule d’un pas et lui applique un soufflet au moment où la duchesse et Henri en donnent un pareillement, l’une au duc et l’autre à Maupin. Tous les trois poussent un cri de colère.

TOUS LES TROIS, se tenant la joue.

À moi ! au secours !... j’en aurai raison !

Henri rentre dons la chambre à droite. Les deux femmes sortent par les portes du fond. Béatrix effrayée sort de son appartement à gauche et s’élance au milieu du théâtre, où elle est rencontrée par le duc et par le président, qui la retiennent chacun par une main. Dans ce moment, Godivet et quelques soldats du guet accourent avec des flambeaux. Le théâtre redevient éclairé.

 

 

Scène XV

 

GODIVET, LE DUC, BÉATRIX, LE PRÉSIDENT, MAUPIN

 

BÉATRIX.

Qu’y a-t-il ? Pourquoi ce bruit ?

LE DUC.

Que vois-je ? Monsieur le président !

LE PRÉSIDENT.

Monsieur le duc !...

MAUPIN.

Tant de monde... ça ne m’étonne plus !

Se tenant la joue.

Ils auront frappé tous à la fois !

GODIVET.

Qu’y a-t-il donc ?

Au duc.

Monsieur... messieurs...

LE DUC.

Rien... rien !...

Bas à Béatrix.

Quelle trahison !

LE PRÉSIDENT, de même.

Quelle perfidie !

MAUPIN.

Quel nerf !

LE DUC, à Béatrix.

Mais, parbleu, nous verrons !

LE PRÉSIDENT.

Cela ne se passera pas ainsi !

BÉATRIX, naïvement.

Qu’est-il donc arrivé ?

LE DUC.

Cet air de calme et de douceur...

LE PRÉSIDENT.

C’est à confondre !...

GODIVET.

Quand je vous le disais, monsieur le duc... On croirait qu’elle n’y touche pas.

LE DUC, vivement.

Si, parbleu !

GODIVET, au duc.

Mais ce n’est rien encore ! Je vous dénonce le château qui est ensorcelé !

LE DUC.

Allons donc !

GODIVET.

Vous m’aviez dit de dormir... impossible ! S’il y a du bruit dans cette aile du château... c’est bien pire encore dans l’autre... des lumières... des fantômes.

MAUPIN.

Des fantômes ?... Des lumières ?...

GODIVET.

Qui passent... repassent... des danses de démons !...

LE DUC, avec colère.

Finiras-tu ?... Va-t’en...

Au président.

Faites comme vous le voudrez, monsieur le président... je l’abandonne...

LE PRÉSIDENT, à demi-voix, à Béatrix.

Cet acte de nullité que je vous ai remis tout à l’heure... je le veux...

BÉATRIX.

Moi, monsieur... je n’ai rien vu... rien reçu...

MAUPIN.

Ce n’est pas comme moi !

LE PRÉSIDENT.

Ah ! c’est trop d’audace !... C’est trop fort !...

MAUPIN.

Oui, c’était trop fort !...

LE PRÉSIDENT.

Et puisqu’il en est ainsi... puisque vous n’avez point entre vos mains cet acte qui vous sépare, le mariage est valable... toujours valable... et nous vous laissons avec l’époux que vous avez choisi.

BÉATRIX, avec terreur.

Ô ciel !

LE PRÉSIDENT.

Venez, monsieur le duc, venez !...

Ils sortent tous los deux par le fond.

 

 

Scène XVI

 

BÉATRIX, MAUPIN, puis HENRI

 

BÉATRIX, avec effroi.

Me laisser seule avec cet homme !...

MAUPIN.

Ils parlaient tout à l’heure de fantômes qui passaient et repassaient... En voilà déjà un blanc.

Il traverse le théâtre en chancelant.

BÉATRIX.

Ô mon Dieu ! Que devenir ? Qui me protégera, qui me défendra ?...

MAUPIN, ouvrant la porte à droite.

Moi !...

BÉATRIX, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon frère !

HENRI.

Ne crains rien... je suis là... et quant à cet homme,

Montrant Maupin qui vient de rencontrer un fauteuil à gauche du guéridon, et sur lequel il est tombé.

tu vois bien qu’il est incapable de penser et d’agir.

BÉATRIX, s’appuyant sur le bras de Henri qui l’embrasse sur le front.

Tu as raison, je n’ai plus peur.

MAUPIN.

On dirait que les fantômes s’embrassent : un effet d’optique...

 

 

Scène XVII

 

BÉATRIX, MAUPIN, HENRI, SABINE, ouvrant vivement la porte du fond

 

SABINE.

Vous voilà ! Je vous revois !

Elle embrasse Béatrix.

MAUPIN.

Ah ! encore un fantôme qui ressemble à ma femme. Les fantômes s’embrassent toujours... Je ne suis pas jaloux...

SABINE, se retournant et apercevant Henri qui, pendant ce temps, vient de remonter et de descendre le théâtre.

Ah ! vous, monsieur, que nous pensions hors de ce château ! J’apportais des nouvelles... pas pour vous.

HENRI.

N’importe !

SABINE, montrant Béatrix.

Pour elle. Tout n’est pas désespéré. D’un transport de fureur jalouse... nos deux rivaux viennent de passer tout à coup à un accès de...

Écoutant.

Ah ! mon Dieu ! on marche... on vient !...

HENRI, remontant le théâtre.

C’est pour moi ! Silence !... Cachez-vous.

Il montre à Béatrix la portière à tapisserie à gauche ; à Sabine, la portière à droite.

MAUPIN, sur son fauteuil, à moitié rêvant.

Crac !... Disparaissez !... Les fantômes s’évanouissent.

Apercevant la duchesse qui entre vivement par le fond.

Crac ! paraissez !... Un fantôme bleu, cette fois !...

 

 

Scène XVIII

 

MAUPIN, LA DUCHESSE, HENRI

 

LA DUCHESSE, entrant vivement et s’adressant à Henri.

Tenez !... tenez ! monsieur ; voici la clef du petit escalier qui conduit dans la dernière cour... de la dans la campagne... à pied... comme vous pourrez... Hâtez-vous !... Car j’ai de bonnes raisons pour croire... que mon mari est ici...

HENRI.

Est-il possible ?...

LA DUCHESSE.

Dès que vous n’y serez plus... je ne le crains plus... au contraire !... Moi et ces dames nous leur apprendrons... Mais allez-vous-en...

HENRI.

Quoi ! pas un mot de plus ?...

LA DUCHESSE.

Dans huit jours à Versailles !

Elle disparaît à gauche.

HENRI.

Ô chère duchesse ! que je vous aime ! Dieu ! la présidente !... Il était temps !

MAUPIN.

Un fantôme rose maintenant !... Ils s’en vont... ils reviennent... Chassez... déchassez !...

 

 

Scène XIX

 

MAUPIN, toujours assis au milieu, BÉATRIX, derrière la portière à gauche, HENRI, LA PRÉSIDENTE, entrant par le fond, SABINE, derrière la portière à droite

 

LA PRÉSIDENTE.

Eh ! vite et vite ! Éloignez-vous...

HENRI.

J’ai la clef de l’escalier... je pars...

LA PRÉSIDENTE.

En carrosse... celui du président... celui qui m’a amenée... Les chevaux sont attelés, le cocher, prévenu par moi, est à vos ordres, et de plus... il est muet !...

HENRI.

Ô ma charmante présidente, que je vous aime !

LA PRÉSIDENTE.

Vous n’avez pas le temps... partez... Ah ! j’oubliais encore... un acte dont mon mari m’a fait cadeau sans le vouloir... et qui doit regarder la Maupin... cela peut, je crois, lui être utile... Tenez...

SABINE, à demi-voix.

Vive la présidente !

LA PRÉSIDENTE, près de la porte à droite, à Henri qui veut la retenir.

Laissez-moi, monsieur !... Dans huit jours à Paris !... Parlez !

HENRI.

Je ne pars pas sans un baiser !

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! que vous êtes heureux que je sois pressée !

Elle entre vivement dans la pièce à droite, deuxième plan.

MAUPIN.

Toujours... toujours les fantômes !...

SABINE, sortant de derrière la portière en tapisserie.

La ville et la cour !... La duchesse et la présidente ! Bravo ! mon jeune gentilhomme... vous arriverez !

HENRI.

Tais-toi !... Dans ce moment, il ne s’agit pas d’arriver... mais de partir... Venez !... nous le pouvons, maintenant.

SABINE, à Béatrix.

Venez !... Non, pas encore... On vient... Celui-ci, c’est pour moi... c’est le duc !...

Henri et Béatrix se cachent derrière les portières.

MAUPIN, toujours sur son fauteuil.

Crac !... Ils se mêlent... ils se confondent... ils s’embrouillent !...

 

 

Scène XX

 

MAUPIN, HENRI et BÉATRIX, derrière les tapisseries, SABINE, LE DUC, s’avançant vivement sur la pointe du pied et s’adressant à Sabine

 

LE DUC, à demi-voix.

Quoi ! tu prétends qu’elle ne voulait point me tromper... que c’était une erreur ?...

SABINE.

Elle vous prenait pour le président.

LE DUC.

Serait-il vrai ?... Et la preuve...

SABINE.

La preuve !

À part.

Ah ! quelle idée !...

Haut, lui montrant la porte à gauche.

Là...

LE DUC.

Elle m’attend ?...

SABINE, riant.

Oui !

Le duc entre dans l’appartement à gauche, au deuxième plan.

MAUPIN.

Il rit, le fantôme ? Il est gai.

SABINE, se retournant et apercevant le président qui paraît au fond du théâtre.

Vous ! monsieur le président... Que venez-vous faire ?...

LE PRÉSIDENT.

Je ne puis croire encore à ce que tu m’as dit... Ce soufflet...

SABINE.

Ne vous était pas destiné... il était pour le duc...

LE PRÉSIDENT.

Mon rival ! Ah ! je suis fâché qu’elle n’ait pas frappé plus fort. Mais tout cela est si obscur, que j’aurais besoin d’éclaircissements.

SABINE.

Qu’on vous donnera.

LE PRÉSIDENT.

Que dis-tu ?

SABINE, lui montrant la porte à droite.

On est là... on vous attend.

LE PRÉSIDENT.

Ô bonheur !

Il s’élance par la porte à droite, deuxième plan.

SABINE, à Béatrix et à Henri qui sortent de derrière les portières en tapisserie.

Et pour nous, maintenant, la place est libre !

HENRI, soulevant la tapisserie de droite.

La porte s’ouvre...

SABINE.

Écoutez... Quel est ce bruit ?...

HENRI.

C’est minuit !... C’est le couvre-feu !... Toutes ces dames arrivent... Partons !

SABINE.

Et que l’amitié nous conduise !

 

 

Scène XXI

 

SABINE, HENRI, BÉATRIX, sortent par la petite porte de droite, MADELON et toutes les dames entrent par le fond, tenant des flambeaux ; au bruit de la cloche, LE DUC s’élance de la porte à gauche, LE PRÉSIDENT de la porte à droite ; à la vue des dames et des flambeaux qui garnissent le fond du théâtre, ils s’arrêtent étonnés, font un pas en arrière, se retournent et aperçoivent LA DUCHESSE et LA PRÉSIDENTE qui sortent de leur appartement tenant chacune un flambeau à la main, les deux maris restent stupéfaits, MAUPIN

 

MAUPIN, toujours à moitié endormi, prend un flambeau et va tomber sur un fauteuil à gauche.

Tous les flambeaux ! tous les fantômes ! C’est superbe !

 

 

ACTE V

 

Même décor qu’au premier acte. Une salle gothique dans un vieux château. Porte au fond. Deux portes latérales. À gauche, une fenêtre donnant sur la montagne. Les meubles sont restaurés et les portes couvertes de tapisseries.

 

 

Scène première

 

CATHERINE, en robe de ville, seule, debout près de la fenêtre à gauche, qui est ouverte, et agitant son mouchoir, comme à la fin du premier acte.

 

Oui... j’aperçois au sommet delà montagne sa voiture qui arrive, qui descend. Nous voilà comme il y a bientôt deux ans... moi, à cette fenêtre... lui, sur cette route ; mais il partait !... Et il revient ! C’était l’adieu ! Et c’est le retour ! Mais il faut un quart d’heure au moins avant qu’il arrive ! Le chemin, même à la descente, fait tant de détours dans la montagne.

Avec tendresse.

Ah ! cher Henri !

Se reprenant.

Non, non... monsieur d’Aubigné, mon cousin... qu’on aura de plaisir à vous voir !

Elle retourne regarder à la croisée à gauche.

 

 

Scène II

 

CATHERINE, à la croisée à gauche, HENRI, entrant par la porte à droite

 

HENRI, à la cantonade.

Sois tranquille, sœur, je la trouverai bien.

CATHERINE.

Qu’entends-je ? Cette voix...

HENRI, apercevant Catherine.

Ah !

Catherine s’élance pour se jeter dans ses bras, puis s’arrête ; Henri va à elle et la presse sur son cœur en l’embrassant au front.

C’est vous, Catherine, vous que je revois.

CATHERINE, cherchant à se remettre.

Pardon, cousin... le trouble... la surprise... je ne vous attendais pas sitôt... je croyais même... là... à la fenêtre où je regardais par hasard... avoir aperçu votre voiture.

HENRI.

C’est une autre que la mienne !... Une visite qui nous arrive... car moi, je suis venu à cheval, par les sentiers de nos montagnes... que je connais...

CATHERINE, souriant.

Et qui abrègent la route... c’est le bon chemin.

HENRI.

N’est-ce pas ? Mais, que je vous regarde, cousine. Ma sœur avait raison... ma sœur, que j’ai couru d’abord embrasser ; elle me disait tout à l’heure encore... « Tu ne reconnaîtras pas Catherine... c’est maintenant une vraie d’Aubigné. »

CATHERINE.

Amour-propre de famille.

HENRI.

Non... non... et moi-même je ne puis m’empêcher de regarder avec un certain respect la petite paysanne que j’aimais tant !

CATHERINE.

Je vais y perdre, mon cousin.

HENRI.

Et l’instruction ! Et les talents que vous avez acquis, dit-on, en une année !

CATHERINE.

Que faire en un couvent... à moins de s’instruire ?... Et j’y prenais tant de plaisir que je n’y avais pas de mérite.

HENRI.

Vous voulez diminuer le prix du service que vous nous avez rendu, à nous, qui ne saurons jamais comment nous acquitter...

CATHERINE.

Êtes-vous heureux, mon cousin ?

HENRI.

En ce moment, du moins.

CATHERINE.

Alors je le suis aussi... Mais pourquoi tant tarder à venir voir vos anciens amis et vos nouveaux domaines ? oui, nouveaux, car depuis un an, votre sœur et moi, nous nous occupons à tout réparer.

HENRI.

Et mon régiment que je ne pouvais quitter... et la guerre qui a éclaté en Roussillon ! Grâce au ciel, c’est fini !... J’accours, et rien qu’en traversant le parc, aligné et sablé, les salles basses où l’herbe ne pousse plus, nos vergers et nos champs où tout respire l’abondance, j’ai reconnu la main des anges gardiens qui veillaient en mon absence sur le domaine paternel. Mais, dites-moi, Catherine, pendant le peu d’instants que je viens de passer avec ma sœur, elle m’a paru pâle et changée.

CATHERINE, à part.

Oh ! Il ignore qu’elle m’a avoué...

HENRI.

Est-elle donc malade ?

CATHERINE.

Mais je n’en sais rien.

HENRI.

Vainement elle essayait de rire ; je ne retrouvais point sur ses lèvres la gaieté de notre ancienne misère. Est-ce le passé qui l’effraie ? Mais depuis plus d’un an qu’elle est revenue avec vous s’établir dans ce château, rien n’a transpiré.

CATHERINE.

Rien à craindre.

Se retournant.

Qu’est-ce ?

UN DOMESTIQUE, qui vient d’entrer par le fond.

Un billet pour monsieur le comte ; il est apporté par un grand courrier couvert de galons dorés et de fourrures.

HENRI, lisant.

« Le prince et la princesse Zabanoff, près de quitter les eaux des Pyrénées, font demander si monsieur le comte d’Aubigné pourrait les recevoir aujourd’hui à trois heures au château de Gouraze. »

CATHERINE, à Henri.

Le prince et la princesse Zabanoff, c’est du moscovite : vous les connaissez ?

HENRI.

Nullement... n’importe !

Haut, au domestique.

Répondez que nous aurons l’honneur d’attendre Leurs Altesses.

Le domestique sort.

J’ai laissé ma sœur qui s’habillait pour une promenade à nous trois.

CATHERINE.

Dans vos propriétés ! C’est bien... Mais j’oubliais... vous, voyageur qui arrivez, vous avez faim ?

HENRI.

Non.

CATHERINE.

Bien vrai ? Ne vous gênez pas... nous pouvons vous donner un beau déjeuner... ce n’est pas comme autrefois, comme ce jour surtout où ce jeune seigneur... vous savez... ce jeune seigneur, votre ami ? a manqué mourir de faim sous notre toit hospitalier.

HENRI.

Oui... ce pauvre d’Albret...

CATHERINE, gaiement.

Je vais donner ordre d’atteler... car une promenade dans vos propriétés... c’est un voyage !... Mais quelque long qu’il soit... vous êtes à nous, cousin, et pour toute la journée... Il faut vous y résigner : absent depuis si longtemps, vous nous devez des indemnités.

HENRI, lui tendant la main.

Oui, cousine !

Catherine sort par la porte à droite.

 

 

Scène III

 

HENRI, seul, la regardant sortir

 

HENRI.

Elle est bonne... elle est aimable !... Et puis, toujours gaie ! jamais de chagrins... c’est précieux !... et nous allons faire en famille une charmante promenade.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur le duc d’Albret.

 

 

Scène IV

 

HENRI, D’ALBRET

 

HENRI, courant à lui.

Comment, vous, d’Albret... chez moi !... Quel honneur et quel plaisir !...

D’ALBRET.

J’ai si peu d’amis maintenant, que c’aurait été un remords pour moi de traverser le Béarn sans serrer la main d’un de ceux qui veulent bien m’aimer encore !...

Ils se donnent une poignée de main.

Depuis deux ans à peu près que je suis venu ici... que de changements !...

HENRI.

Non pas en ces lieux...

D’ALBRET.

Mais en moi... et en vous, mon cher comte.

HENRI.

Oui, mon procès qui a été gagné... l’héritage paternel qui m’a été rendu... Mais vous ne parlez pas du régiment mérité au prix de mon sang, et qui m’a été refusé...

D’ALBRET.

Vous ne parlez pas non plus des conquêtes rêvées par vous, et qui ont dépassé vos espérances !... Pendant un an, et au grand déplaisir de madame de Maintenon, toutes les dames de la cour se disputant en secret le comte d’Aubigné... des duchesses, des présidentes, d’autres encore que je ne nomme pas, et qui vous adoraient...

HENRI.

Pendant huit jours !... Et qui la semaine d’après me donnaient un successeur ou des associés ! Coquetterie, sécheresse, vanité partout ; amour vrai nulle part. Voilà cette vie qui me semblait si belle et si douce... Autour de moi, l’intrigue, la jalousie, la haine... Ah ! que vous aviez raison, d’Albret !... Deux ans d’épreuves ont suffi... pour me faire regretter l’air de nos montagnes et le toit de nos pères... Restons-y... marions-nous... ayons une femme, des enfants... un bon ménage !... À d’autres, Versailles et la cour... à nous, le bonheur !...

Ils s’asseyent à la table.

D’ALBRET, rêveur.

Ce bonheur-là ne m’est plus possible !

HENRI.

Et pourquoi donc ?...

D’ALBRET.

Ah ! mon ami... je suis le plus malheureux des hommes, et d’autant plus malheureux, que je n’ose avouer mes souffrances... Vous savez, cette femme, dont pendant quelque temps je vous ai cru amoureux, et que vous ne connaissiez même pas, mademoiselle Maupin...

HENRI, à part.

Ô ciel ! Moi qui n’y pensais plus !...

D’ALBRET, à demi-voix.

Malgré ses amants... malgré son indigne mari... malgré tous les bruits qui ont couru sur elle... je l’aimais comme un insensé.

HENRI.

Vous qui la méprisiez !...

D’ALBRET.

Oui... c’est inouï... odieux... invraisemblable... pour d’honnêtes gens tels que nous !... Mais mépriser ces femmes-là n’empêche pas de les aimer... Vous vous rappelez peut-être l’aventure du bal masqué chez la princesse Palatine... ce triple duel que j’ai toujours nié... et que je nie encore !... On ne me persuadera jamais qu’une femme si douce... si timide en apparence... Vous êtes de mon avis... ce duel n’a pas eu lieu, n’est-ce pas ?...

HENRI, se contraignant.

Si... vous le voulez...

D’ALBRET.

Ah ! vous êtes comme tout le monde !... Vous y croyez... Eh bien, soit !... Le lendemain de ce duel, d’autres bruits plus absurdes encore avaient été répandus... trois ou quatre Maupin avaient pris d’assaut le château de Navailles, et malgré les ordres de madame de Maintenon, les recherches du lieutenant de police et de tous les espions du royaume... anéanties... disparues... évanouies... Quant à celle que j’aimais, impossible de savoir ce qu’elle était devenue... et quant à moi... pendant plusieurs mois...

HENRI.

Vous n’y pensiez plus... vous me l’avez dit.

D’ALBRET.

Oui... je le disais... et ma seule occupation était de m’informer d’elle... à prix d’or... Enfin, j’apprends qu’elle a reparu à l’extrémité de l’Europe, en Suède, à l’Opéra de Stockholm... où elle taisait merveille... C’était au théâtre de brillants triomphes, et autour d’elle de nouveaux et de nombreux adorateurs, et je m’apprêtais à partir...

HENRI.

Pourquoi ?...

D’ALBRET.

Je n’en sais rien.

HENRI.

Vous aviez renoncé à elle...

D’ALBRET.

Certainement... aussi je ne voulais que la voir... de loin... sans lui parler... ou peut-être l’accabler de reproches, d’outrages, d’amour... que sais-je ?... Mais retenu par un devoir... par mon oncle mourant...

HENRI.

C’est vrai... vous l’avez perdu... je l’oubliais !... On m’a même dit qu’il vous a laissé son litre de duc.

D’ALBRET, avec impatience.

Oui... n’importe !

HENRI.

Et son immense fortune.

D’ALBRET, de même.

N’importe !... sa mort me laissait le droit de partir pour la Suède... Quelques semaines après, j’étais à Stockholm... et vous voyez si la fatalité... ou plutôt si un juste châtiment ne poursuit pas toujours un amour coupable... Savez-vous, au moment où j’arrivais à Stockholm, quel événement occupait toute la ville ?

HENRI.

Non.

D’ALBRET.

La mort de mademoiselle Maupin.

HENRI, avec trouble.

Ah ! que me dites-vous là ?

D’ALBRET.

Une maison superbe lui appartenait, tout avait été brûlé, incendié pendant la nuit... On n’avait pu rien soustraire aux flammes ! On n’avait pu sauver mademoiselle Maupin !... Ah ! si j’avais été là !... Enfin, il n’est que trop vrai, elle n’existe plus !... Depuis ce temps, il semble que sa mort ait atténué ses torts, anéanti mes reproches... et augmenté mon amour... J’ai pu lui pardonner... mais je ne peux l’oublier...

Ils se lèvent.

HENRI.

Ah ! mon ami, mon pauvre d’Albret !

D’ALBRET.

Depuis un an, voilà ma vie... on plutôt, c’était ne pas vivre... J’ai donné ma démission de tous les emplois... de toutes les charges que j’avais héritées de mon oncle... J’ai quitté pour jamais Versailles... et demain je quitterai ce pays...

HENRI.

Et que comptez-vous faire ?

D’ALBRET.

Voyez-vous, mon ami, je ne suis pas sûr que mes idées soient bien nettes, que ma tête soit bien saine... Je vous le confie à vous... Il y a des moments où la raison semble près de m’abandonner, et vous comprenez que sous peine de devenir un objet de ridicule... je ne peux plus rester dans le monde... il faut que je m’en retire... pour quelque temps du moins.

 

 

Scène V

 

D’ALBRET, HENRI, près de la table à gauche, BÉATRIX, sortant de l’appartement à droite

 

BÉATRIX.

Mon frère...

D’ALBRET lève la tête, aperçoit Béatrix, la regarde, et pousse un cri.

Ah !

BÉATRIX, à part, se soutenant à peine.

Lui !... D’Albret !...

HENRI, à d’Albret.

Qu’avez-vous ?

D’ALBRET.

Je vous le disais encore tout à l’heure, ma tête n’y est plus ! Dans les traits si purs et si nobles de mademoiselle d’Aubigné, j’ai cru voir les siens à elle ; je la vois partout.

HENRI, cachant son trouble.

C’est qu’en effet il y a bien quelque chose.

D’ALBRET, vivement.

N’est-ce pas ?

HENRI.

Quelque ressemblance...

D’ALBRET, à part.

C’est-à-dire que plus je la regarde... plus la ressemblance me confond !

À Béatrix.

Pardonnez, mademoiselle, si tout à l’beure... si dans ce moment encore... je ne peux me défendre, à votre vue, d’un trouble qui doit vous paraître étrange... et dont quelques mots vous donneront l’explication.

BÉATRIX.

Je vous écoute, monsieur.

D’ALBRET, à part.

Le même son de voix !

Haut.

Vous ressemblez beaucoup à une personne dont le nom, rapproché du vôtre, serait un outrage... malgré moi je l’aimais... je l’aime encore peut-être, vous le comprendrez sans peine, elle vous ressemblait.

HENRI.

Oui... par elle et pour elle monsieur d’Albret... a beaucoup souffert.

D’ALBRET, interrompant Henri.

Elle n’est plus... que tout lui soit pardonné... Dieu m’est témoin que je ne lui reproche ni mon repos détruit, ni ma raison peut-être qui me fuit... je m’efforce de la retenir.

BÉATRIX, à part.

Ah ! je me sens mourir.

D’ALBRET.

Et ce que j’ai demandé vainement à mon courage, je vous le demande à vous, mademoiselle...

BÉATRIX.

À moi !...

D’ALBRET.

Je suis Béarnais, comme vous ; le château d’Albret est voisin de celui-ci... permettez-moi... si votre frère ne s’y oppose pas, de venir de temps en temps vous rendre visite... Je n’en abuserai pas, vous ne ferez pas attention à moi... vous ne m’adresserez, si vous le voulez, ni une parole, ni un regard, mais je vous regarderai... je vous verrai.

BÉATRIX.

Monsieur...

D’ALBRET.

Ne repoussez pas ma demande, qui, vous le voyez bien, est celle d’un insensé ! Mais, grâce à vous, cet insensé peut cesser de l’être ! Près de vous il renaîtra à l’honneur, à la vertu, à l’estime de lui-même, à tous les bons sentiments... qu’il avait... qui ne sont pas perdus... qui ne sont qu’absents... et votre présence les lui rendra ! Je m’arrête, et... j’attends votre réponse.

BÉATRIX, lentement.

Je suis touchée... monsieur, et plus que je ne peux dire... de ce que je viens d’entendre... et il faut des motifs... bien forts... pour qu’une prière telle que la vôtre ne soit pas agréée.

HENRI.

Quoi ! refuser ?

D’ALBRET.

De me recevoir... comme ami... comme voisin...

BÉATRIX.

Oui, monsieur... de pareilles visites...

D’ALBRET.

Et qui donc, lorsque votre frère y consent, pourrait s’en offenser ?... Qui donc... aurait ce droit ?... À moins que quelqu’un... aimé de vous... Ô ciel !... vous vous taisez...

HENRI.

Explique-toi...

BÉATRIX.

Eh bien ! oui... il est une personne qui m’est chère...

D’ALBRET.

Ô ciel !

BÉATRIX.

Et, comme vous, monsieur, je ne puis l’oublier !

D’ALBRET.

Ah !

 

 

Scène VI

 

D’ALBRET, HENRI, CATHERINE, BÉATRIX

 

CATHERINE, accourant du fond et précédant un domestique qui reste près de la porte.

Mon cousin... mon cousin... trois heures viennent de sonner... et la voiture du prince et de la princesse Zabanoff est au pied du château.

HENRI, avec impatience.

Le moment est bien choisi pour une visite de cérémonie... Dites qu’il m’est impossible de recevoir... une affaire grave, importante, une affaire de famille... C’est moi, s’ils veulent bien indiquer leur demeure, qui aurait demain l’honneur de me rendre chez eux.

Au domestique.

Allez !

Le domestique sort par la porte du fond qu’il laisse ouverte.

D’ALBRET, qui est resté absorbé dans ses réflexions, s’adressant à Henri.

Votre sœur a parlé avec franchise... elle a bien fait... elle en aime un autre... elle me refuse... cela ne m’étonne pas, le malheur me poursuit, je pars !... Adieu, mon ami, et embrassez-moi... car cet adieu-là sera probablement le dernier.

Il embrasse Henri, salue Béatrix et Catherine, et sort par la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

HENRI, CATHERINE, BÉATRIX, assise à droite

 

HENRI, le regardant sortir.

Ah ! il part désespéré !

CATHERINE, bas à Béatrix.

Qu’as-tu fait ?

BÉATRIX, de même.

Mon devoir !

HENRI.

Mais il meurt d’amour pour toi !

CATHERINE.

Et toi-même... tu me l’as dit...

BÉATRIX.

Tais-toi.

HENRI.

Comment ! Cet amour dont tu parlais, c’était...

BÉATRIX, se levant.

Eh bien, oui !... mais que faire ?...

À Catherine.

Qu’aurais-tu fait à ma place ?

CATHERINE.

Je ne sais ; mais sa main, sa fortune, sa vie, il t’aurait tout donné.

BÉATRIX.

Et comment l’accepter ?... En le trompant ?

CATHERINE.

Non.

BÉATRIX.

En lui disant la vérité tout entière...

À Henri.

En flétrissant ton nom, le nôtre !

HENRI.

Qu’importe, si tu es heureuse !

BÉATRIX.

Je ne le serais pas ! Qui sait, d’ailleurs, si je l’aurais persuadé... et s’il aurait cru mademoiselle d’Aubigné attestant la vertu de mademoiselle Maupin ? Non, non ! quel que soit le motif qui nous guide, on ne se met pas impunément au-dessus des convenances que le monde respecte ; nous avons rendu à notre maison l’éclat et la fortune... cette fortune il faut la payer...

Catherine remonte.

HENRI.

Aux dépens de ton bonheur !...

BÉATRIX.

Le bonheur de mon frère me tiendra lieu de tout, je ne regretterai rien ; ne pouvant être à lui... je ne serai à personne... ma résolution est prise... elle est irrévocable... j’entrerai au couvent.

Elle passe devant lui.

HENRI.

Loin de nous tous...

CATHERINE, descendant vivement.

Non, je ne la quitterai pas.

HENRI, avec reproche.

Toi... Catherine !... Ah ! tu l’as toujours aimée plus que moi !

CATHERINE.

Non... mais j’appartiens au plus malheureux des deux...

À Béatrix.

Je te suivrai...

HENRI.

Et vous me laisserez seul... avec cette fortune que je vous dois et qui fera mon malheur !... Qu’elle soit maudite !... Reprenez-la... et rendez-moi notre repos, notre amitié et notre misère.

BÉATRIX, à son frère.

Tais-toi... tu n’es pas raisonnable !

HENRI, avec désespoir.

Et que veux-tu faire ?

CATHERINE.

Quel parti prendre ?

HENRI.

Qui nous viendra en aide ?

 

 

Scène VIII

 

HENRI, CATHERINE, BÉATRIX, SABINE, paraissant au fond

 

SABINE.

Moi !

BÉATRIX, HENRI et CATHERINE, stupéfaits.

Sabine !

SABINE.

Ah ! c’est mal ! pauvre et sans pain, vous me receviez à bras ouverts, et princesse, vous me laissez à la porte !

BÉATRIX.

Toi, princesse Zabanoff !

SABINE.

Pourquoi pas ?

Vivement.

Mais je n’ai qu’une demi-heure à vous donner, parlons de vous.

BÉATRIX.

Non... de toi.

SABINE.

Non... de vous, mes amis.

HENRI.

Non, non, de vous.

SABINE.

Eh bien donc...

À Béatrix.

Après nous être séparées amies... toujours amies... riche de l’or que vous aviez partagé avec moi, je traversai en plein hiver des pays de loups, j’arrivai à Stockholm. Là seulement, apparut de nouveau au monde musical la Maupin, qui avait retrouvé une partie de sa voix !

À Béatrix.

C’était presque vous... je vous doublais... et l’or et les succès de revenir. Quoique bien et dûment séparée d’avec M. Maupin, je lui avais assuré de loin des rentes, une pension... un quartaut de madère par semaine. Sa reconnaissance égalait son ivresse, mais elle ne fut pas de longue durée ! Deux mois après, il avait cessé de boire !

HENRI.

Il est mort ?

SABINE.

En portant un toast à ma santé ! Quant à moi, au milieu de mes nouveaux triomphes, tenant sous mes lois la Suède, le Danemark et la Norvège... je jurais bien de tout braver... J’avais compté sans la Russie ! Un prince moscovite s’était épris de moi ; il était jeune, il était beau, et tant d’amour brillait dans ses yeux, qu’on ne pensait guère aux diamants dont il était couvert... Il m’offrait sa main et je refusais.

HENRI.

Pourquoi ?

SABINE.

Parce que je l’aimais !

BÉATRIX, à part.

Comme moi !

SABINE.

Parce que je ne me sentais pas digne de lui !

BÉATRIX, à part.

Comme moi !

SABINE.

Parce que je lui voulais pour femme, pour princesse Zabanoff, une autre que la Maupin !

BÉATRIX, voulant parler.

Comme...

CATHERINE, lui fermant la bouche avec la main.

Tais-toi !

SABINE.

Enfin... le voyant si malheureux... Vous savez que je suis pour les grands partis... Je me décidai à en finir avec la Maupin, qui ne méritait pas de vivre...

BÉATRIX.

Que veux-tu dire ?

SABINE.

Une nuit, la maison de la cantatrice, une maison délicieuse, devint la proie des flammes, qui sévirent avec tant de violence qu’on ne put rien sauver, pas même la Maupin, dont on ne retrouva le lendemain que les cendres, et qui, depuis la veille, fuyait vers la Russie avec le prince Zabanoff... aujourd’hui son mari... un mari charmant, que depuis un an je n’ai pas quitté un instant ; mais, blessé dans une bataille, non loin du czar Pierre... on lui a ordonné les eaux des Pyrénées. Nous venons de Barèges. Il est là-bas dans sa voiture. Le czar nous rappelle... il n’y a pas une minute à perdre. J’ai demandé une demi-heure, et me voilà !

CATHERINE.

Mais dites-nous donc...

HENRI.

Expliquez-nous...

SABINE, regardant sa montre.

Dix minutes de passées, c’est déjà trop ! parlons de vous... de vous, à qui j’apporte secours et consolation.

TOUS.

Comment ! Que dis-tu ?

SABINE.

Par qui commencerai-je ? Par vous, Catherine, qui, la première, m’avez accueillie autrefois... Je ne vous aurais pas reconnue ; paysanne, vous voilà grande dame ! On ne change pas ainsi en quelques mois sans miracle !

BÉATRIX.

N’est-ce pas ? C’est étonnant !

SABINE.

Pas pour moi, qui dès le premier jour avais découvert un secret... ou plutôt une douleur.

HENRI et BÉATRIX, étonnés.

Une douleur !

SABINE.

Que vous ignorez tous deux... et que je viens vous apprendre.

HENRI.

C’est donc cela qu’elle veut nous quitter.

BÉATRIX, allant à Catherine.

Qu’elle veut me suivre au couvent !

SABINE.

Ne le souffrez pas ! Elle y mourrait ! car elle aime quelqu’un !

CATHERINE.

Moi ?

HENRI, avec dépit.

Elle ! Catherine !

BÉATRIX.

Allons donc ! Quelle idée !

SABINE.

Dès longtemps et malgré elle. Ne m’interrompez pas ! Encore cinq minutes d’écoulées...

HENRI, avec colère.

N’importe ! Si à nous, ses meilleurs amis, elle avait caché un pareil secret...

SABINE.

Ce serait affreux, n’est-ce pas ? Et vous tiendriez à connaître la personne ?...

HENRI.

Oui... car un tel manque de confiance est un crime...

SABINE.

Un crime dont vous n’êtes peut-être pas éloigné d’être le complice.

HENRI, troublé.

Moi !... Grand Dieu !

CATHERINE, de même.

Lui !

SABINE, rapidement.

Je n’ai pas le temps de discuter cela avec vous, je n’ai que celui de vous dire :

À Henri, à demi-voix.

Le bonheur est là... à vos côtés... à votre foyer... Toutes les grandes dames de Versailles ne valent pas...

HENRI, à demi-voix.

Silence !

SABINE, regardant sa montre.

Ah ! mon Dieu ! Plus que dix minutes !... Et Béatrix ! Ma pauvre Béatrix !.., Bien plus à plaindre que vous tous...

À Béatrix qui veut parler.

Ne me dites rien ! Je connais vos souffrances... moi !... Je les connais depuis longtemps !

BÉATRIX, effrayée.

Sabine !

SABINE.

Laissez-moi achever ! Les moments sont précieux...

À Henri.

Vous ne vouliez voir la princesse Zabanoff que demain ! moi, je voulais que ce fût tout de suite. Je saute de voiture, je traverse la cour, je me dirige vers le grand escalier, je rencontre un beau cavalier qui descendait. Il pousse un cri... moi de même... C’était M. d’Albret !

TOUS.

M. d’Albret !

SABINE.

Qui, de ce pas, il me l’a dit, allait se tuer.

HENRI.

Se tuer, pourquoi ?

SABINE.

Parce que votre sœur ressemble à mademoiselle Maupin ; parce que, désespéré de cette ressemblance,

À Béatrix.

et surtout de vos refus... il ne pouvait plus vivre.

BÉATRIX.

Eh bien ?

SABINE.

Je lui ai tout dit... tout... votre secret et le mien !

BÉATRIX.

Qu’as-tu fait ?

SABINE.

Je me suis confiée à un galant bomme qui vous aima plus que sa vie !

BÉATRIX.

Et qui, maintenant, va me mépriser, me fuir.

SABINE, montrant la porte à droite.

Eh ! non, et la preuve, c’est qu’il est en bas, tremblant d’amour et d’impatience ; il attend de vous son sort.

Poussant un cri.

La demi-heure !... Adieu !...

BÉATRIX.

Sabine ! Sabine !

HENRI.

Toi à qui nous devons notre bonheur !

CATHERINE.

Vous ne pouvez nous quitter ainsi...

SABINE.

Et la Russie qui m’appelle !... Et lui qui m’attend !

BÉATRIX et CATHERINE.

Et notre amitié ?

SABINE.

Elle vivra toujours !

HENRI.

Et notre secret ?

SABINE.

Il mourra avec nous !

À demi-voix.

Pour ma part, je suis bien tranquille, et parmi mes petits-fils, qui seront tous des princes russes, pas un ne se doutera jamais que leur grand’mère a vendu des roulades !...

À voix haute.

Adieu ! Adieu !

Elle s’élance vers la porte du fond, Henri, Catherine, Béatrix, veulent la suivre. Elle les arrête de la main.

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