L’intérieur de l’étude (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 1er février 1821.
Personnages
JOLIVET, ancien procureur
DERVILLE, jeune avoué
FRANVAL, garçon, riche négociant
DUBELAIR, maître-clerc de Derville
AUGUSTE, deuxième clerc
VICTOR, troisième clerc
PIEDLÉGER, dernier clerc de l’étude
ROSE, domestique de Derville
La scène se passe à Paris.
Le théâtre représente une étude d’avoué : plusieurs tables dans le fond ; à gauche, sur le devant, le bureau du maître-clerc, en acajou ; à droite, un poêle d’une forme élégante. Au fond, deux corps de bibliothèque en acajou, contenant des dossiers. À gauche, sur le second plan, une porte qui conduit au cabinet de Derville ; à droite, en face, une porte donnant sur l’antichambre.
Scène première
ROSE, un balai et un plumeau à la main
La... je n’ai plus que l’étude à nettoyer ; mais il n’est encore que huit heures, et d’ici à ce que ces messieurs arrivent, j’ai encore du temps devant moi.
S’appuyant sur son balai.
Faut avouer qu’à présent c’est agréable d’être domestique : d’abord on est son maître, tandis que dans les anciennes études, à ce que me disait ma tante Madelaine, ça allait bien mal.
Air : À soixante ans.
Mais à présent, ça va bien mieux, j’espère ;
C’est tous les jours bal ou festin.
Monsieur s’amus’ la nuit entière,
Et rentr’ souvent à cinq heur’s du matin ;
Les valets ont dans c’te demeure
Ben plus d’profits qu’i n’en avaient
D’puis qu’les avoués se couch’nt à l’heure
Où les procureurs se levaient.
Et M. Derville, v’là un maître agréable... Hier, par exemple, il est rentré au milieu de la nuit ; et je suis bien sûr qu’à présent...
L’apercevant.
Ah bien ! le voilà déjà sur pied !
Scène II
ROSE, DERVILLE, en robe de chambre et des papiers à la main
DERVILLE.
Bonjour, Rose ; tu es matinale, à ce que je vois.
ROSE.
C’est plutôt vous, monsieur.
DERVILLE.
Oui ; voilà une heure que je travaille.
ROSE.
Et pourtant vous êtes rentré si tard !
DERVILLE.
Raison de plus ; la nuit est à moi, et je peux l’employer comme je veux : mais le jour est à mes clients.
ROSE.
Avec ce train de vie-là, vous vous tuerez.
DERVILLE.
Laisse donc ; deux heures de sommeil, c’est tout ce qu’il me faut.
Air de Marianne.
Quand les affaires me demandent,
Dès le matin j’ai l’oeil ouvert ;
Le soir, tous les plaisirs m’attendent :
Le festin, le bal, le concert,
Un jeu d’enfer,
Où chacun perd,
L’humble employé, comme le duc et pair.
Dans le salon,
C’est le bon ton,
L’on voit de tout.
ROSE.
Même plus d’un fripon !
DERVILLE.
Quelques plaideurs, d’humeur moins franche,
Qu’on a rançonnés tout le jour,
Et qui s’efforcent à leur tour
De prendre leur revanche.
Mais ça m’est égal, moi, je gagne toujours.
ROSE.
Il est de fait que vous êtes heureux.
DERVILLE.
Encore avant-hier, j’ai passé treize fois de suite à l’écarté ; c’est cinq cents francs, je crois, que j’ai mis dans ma poche.
ROSE.
Cinq cents francs ? Savez-vous, monsieur, que ça augmente joliment les profits de l’étude ?
DERVILLE.
Je crois bien... À propos de cela, quand tu auras fini ton ouvrage, tu porteras ces vingt-cinq louis à Belval, mon confrère.
Il lui donne un rouleau.
Tu lui diras que c’est d’hier, au soir ; il saura ce que c’est...
ROSE.
Comment, monsieur, vous auriez...
DERVILLE.
Oui, une mauvaise veine... On peut bien une fois par hasard... Et puis, quoique avoué, on ne peut pas toujours prendre.
ROSE.
J’entends : il faut rendre.
DERVILLE.
Ah ! mon dieu oui ; le chapitre des restitutions est le plus difficile. Ah ! attends, encore autre chose. Nous avons ce soir un petit bal ; mon maître-clerc a envoyé les invitations : mais tu porteras toi-même celle-ci. Quoiqu’elle soit adressée à madame de Vermeuil, tu tâcheras de la remettre à mademoiselle Élise, sa nièce.
Air : Ma belle est la belle des belles.
C’est pour elle, il faut qu’on lui donne ;
Surtout ne vas pas l’oublier.
ROSE.
J’entends... Parlant à sa personne,
Comm’ dit quelquefois votre huissier.
Souvent, quand il porte un’ requête,
Vous savez comme il r’vient le soir ;
Il faut que Monsieur me promette
Que j’ n’aurai rien à recevoir.
DERVILLE.
Et si par hasard elle voulait faire une réponse par écrit, vois-tu, Rose, tu attendrais.
ROSE.
Oui, monsieur, je comprends. Et il se pourrait bien que le bal fût donné à cause de cette seule invitation-là. Mais, est-ce que vous ne comptez pas en parler à M. Jolivet, votre ancien...
DERVILLE.
Oui, tu as raison. Il est arrivé depuis quelques jours de la campagne ; je lui ai donné un logement dans la maison, et il serait malhonnête de l’oublier. D’ailleurs, j’ai des ménagements à garder avec lui. Primo : je lui dois ma charge, qui n’est pas encore payée, il s’en faut ; ensuite, c’est le subrogé-tuteur d’Élise, et il a une influence... Je vais monter l’inviter.
ROSE.
Ce n’est pas la peine. J’entends gronder dans l’antichambre : ce doit être lui.
Scène III
ROSE, DERVILLE, JOLIVET
JOLIVET.
La belle maison, et le bel exemple ! Personne dans l’étude ! Morbleu ! si j’étais là, je commencerais par renvoyer tous mes clercs.
DERVILLE.
Ce ne serait pas le moyen de les faire venir. Allons, Rose, dépêche-toi d’achever ton ouvrage, et fais toutes mes commissions. Eh bien ! tu t’en vas, et tu n’as seulement pas mis de bois dans le poêle. Tu veux donc que ces jeunes gens se morfondent ?
ROSE.
Monsieur, il y a trois bûches.
DERVILLE.
Eh bien ! mets-en six, et qu’ils aient chaud.
JOLIVET, indigné.
Six bûches au mois de novembre !
DERVILLE.
Et puis je voulais te recommander aussi... Tâche donc que le dîner soit un peu mieux... la... un plat de plus, quelque friandise, quelque chose qui relève l’appétit.
Rose sort.
JOLIVET, se levant.
Ventrebleu ! je vous admire ; mettez tout au pillage : redoublez vos folles profusions !
DERVILLE.
C’est-à-dire qu’il faut que mes clercs ne mangent pas.
JOLIVET.
Oui, monsieur, ça n’en serait que mieux. Mais enfin, puisqu’on ne peut pas les en empêcher, où est la nécessité de leur donner de l’appétit ? Des clercs de procureur en ont toujours assez, monsieur ; ce sont les vampires d’une étude !
Air de l’Écu de six francs.
À chaque instant ils imaginent
Quelques moyens pour nous gruger ;
Ce n’est pas pour manger qu’ils dînent,
Mais c’est pour nous faire enrager.
Or, dans cette guerre intestine,
De se défendre il est permis,
Et nos clercs sont des ennemis
Qu’on ne réduit que par famine.
Aussi je ne sustentais les miens qu’à mon corps défendant : le bouilli et la soupe, la soupe et le bouilli ; et les jours de fête, du persil autour : je ne sortais pas de là. Six bûches dans un poêle ! Apprenez, monsieur, que dans mon étude il n’y avait pas de poêle, il n’y avait pas de bûches : on soufflait dans ses doigts, ou l’on était obligé d’écrire pour s’échauffer ; c’était tout profit pour la maison.
DERVILLE.
Et que gagniez-vous à ces belles économies ? D’être bafoués, montrés au doigt ; car de votre temps, c’était à qui s’égaierait sur le compte des procureurs.
JOLIVET.
Vous allez voir, monsieur, qu’on respecte les avoués.
DERVILLE.
Mais oui ; un peu plus.
JOLIVET.
Et pourquoi donc ? Est-ce parce qu’il ont des fracs à l’anglaise et des bolivars, et qu’on ne sait jamais à leur costume s’ils vont au bal ou au Palais ? Et surtout nous ne courions pas les affaires en cabriolet.
DERVILLE.
Où est le mal ? cela va plus vite ; et pourvu que les clients n’en souffrent pas, pourvu qu’ils ne soient pas rançonnés comme de votre temps...
JOLIVET.
Je les rançonnais, c’est vrai ; mais je ne les éclaboussais pas. Et à tout prendre, il faut encore mieux écorcher les clients que de les écraser.
DERVILLE.
Ma foi, je n’en sais rien ; au moins nous crions gare.
JOLIVET.
Est-ce ainsi que vous acquitterez vos dettes ? car enfin votre chargé n’est pas encore payée : vous me devez cent trente mille francs.
DERVILLE.
Ne m’avez-vous pas donné trois ans pour cela ?
JOLIVET.
C’est le tort que j’ai eu. On a beau vendre les charges horriblement cher, c’est égal ; il se trouve toujours des jeunes gens qui vous les achètent sans avoir un sou vaillant.
DERVILLE.
Qu’importe , monsieur ? je puis m’établir : je suis garçon...
JOLIVET.
Est-ce que sans cela je vous aurais vendu ? Mais alors, dépêchez-vous de vous marier, de faire un bon mariage.
DERVILLE.
Eh bien ! monsieur, il ne tient qu’à vous. J’aime une jeune personne charmante : vous pouvez me la faire épouser.
JOLIVET.
Comment donc , mon garçon, avec plaisir.
DERVILLE.
C’est Élise de Franval, qui est presque votre pupille.
JOLIVET.
Du tout, du tout ; cela ne vous convient pas.
DERVILLE.
Eh quoi ! n’a-t-elle pas tout réuni ? les grâces, la bonté, la douceur...
JOLIVET.
Oui ; mais elle n’a que soixante mille francs ; et dans votre position, mon cher, il vous faut une femme de cinquante mille écus : je ne vous laisserai pas marier à moins.
Air : Quand on ne dort pas de la nuit.
Soyez épris, je le permets,
De quelque riche mariée.
DERVILLE.
Si la future a peu d’attraits...
JOLIVET.
Elle en aura, je m’y connais,
Si votre charge est bien payée.
DERVILLE.
Si son caractère est méchant...
JOLIVET.
Ah ! c’est le mari qui s’en charge ;
Épousez, nous aurons l’argent.
DERVILLE, parlant.
Eh bien ! et moi...
JOLIVET.
Vous aurez (bis) la femme et la charge.
DERVILLE.
Cependant, quand vous prétendez qu’Élise n’a que soixante mille francs...
JOLIVET.
Oui, monsieur ; je puis vous donner les renseignements les plus exacts. Son père, qui était un de mes clients, est décédé le 6 mai 1814 : ledit jour, apposition de scellés ; le 14 du même mois, ouverture du testament, par lequel il nomme tuteur de la jeune personne, mineure, M. Isidore Franval, son oncle paternel.
DERVILLE.
Et quel est ce Franval ?
JOLIVET.
Ledit Franval, négociant à Hambourg, déclara, par une lettre du 2 juin, qu’il acceptait avec plaisir la tutelle de sa nièce ; mais son commerce ne lui permettant pas de quitter sa résidence, c’est moi, le subrogé-tuteur, qui, depuis six ans, ai liquidé et administré tous les biens de la succession. Ainsi, je crois que je m’entends un peu en affaires ; et quand je dis qu’Élise a soixante mille francs, c’est tout au plus si ça va là.
DERVILLE.
Eh bien ! qu’importe ? soixante mille francs, c’est assez pour payer une partie de ma charge : avec le temps nous acquitterons le reste. Vous pouvez attendre, vous qui êtes riche.
JOLIVET.
Je suis riche ! jusqu’à un certain point : je n’ai pour tout bien que ma charge, que vous me devez.
DERVILLE.
Et ce petit domaine que vous avez acheté dernièrement : le domaine de Villiers, un affaire superbe ! disiez-vous.
JOLIVET.
Mon ami, c’est une horreur ! j’ai été trompé.
DERVILLE.
Bah ! un vieux procureur comme vous !
JOLIVET.
Les plus fins y sont pris. L’affaire était si avantageuse, que je ne l’ai pas examinée. Celui qui m’a vendu était bien le possesseur, mais possesseur temporaire : vu que le comte Durfort, qui en était le propriétaire, est disparu depuis vingt-neuf ans, et qu’on ignore ce qu’il est devenu. Je sais bien qu’il ne faut plus qu’un an pour qu’il y ait prescription, et alors je ne risquerai plus rien ; mais si d’ici là le véritable comte Durfort ou ses héritiers s’avisaient de revenir, ça ferait un fameux procès.
DERVILLE.
Ah, que c’est heureux ! vous me le donneriez.
JOLIVET.
Du tout : je l’exploiterais moi-même.
DERVILLE.
Vous auriez tort ; vous savez bien que les procureurs prennent encore plus cher que les avoués, si c’est possible. Adieu, je vous quitte : j’ai quelques affaires très pressées, et il faut que j’aille au Palais. J’espère que vous ne me tiendrez pas rancune, et qu’aujourd’hui vous me ferez le plaisir de venir passer la soirée chez moi.
Scène IV
JOLIVET, seul
C’est ça ! une soirée ! une fête ! et sa charge n’est pas payée ! Ô dissipation ! dissipation ! et quel faste ! quel scandale ! Je vous demande si on ne se croirait pas ici dans un boudoir, plutôt que dans une étude ? Jusqu’au bureau du maître clerc qui est en acajou ! et un feu d’enfer : le poêle en est rouge !
Se chauffant.
Par exemple, je ne suis pas fâché de cela : parce qu’il fume chez moi, ce qui est cause que je ne fais jamais de feu.
Regardant sur le poêle.
Qu’est-ce que je vois là ? il donne aussi dans le luxe des journaux ! passe pour les Petites Affiches : c’est utile ; mais fournir ainsi à ses clercs des sujets d’amusement...
Regardant le titre du journal.
Allons, allons, c’est la Quotidienne ; le mal n’est pas si grand. Voyons un peu l’article Nouvelles.
S’asseyant auprès du poêle.
J’ai toujours peur d’y rencontrer le nom du comte Durfort : ce diable d’homme me poursuit partout ! C’est qu’il est capable de revenir exprès pour me ruiner. Ah, mon dieu ! quel tapage !
Scène V
JOLIVET, au poêle, AUGUSTE, VICTOR, PIEDLÉGER et DEUX AUTRES CLERCS, puis DUBELAIR
CHŒUR.
Air du pas des Trois Cousines.
À l’étude il faut tous nous rendre ;
Travaillons du matin au soir :
Jamais je ne me fais attendre
Lorsque m’appelle le devoir.
VICTOR, à Auguste.
Te voilà ?
PIEDLÉGER.
Quelle exactitude !
AUGUSTE.
Je ne me fais jamais prier.
Et je viens toujours à l’étude
Quand je passe dans le quartier.
TOUS.
À l’étude il faut tous nous rendre, etc., etc.
TOUS.
Bonjour, monsieur Jolivet ; bonjour, monsieur Jolivet, comment vous portez-vous ?
JOLIVET.
Enfin voilà l’étude qui arrive !... c’est bien heureux ! il ne manque plus que le maître clerc.
DUBELAIR, entrant, avec des papillotes.
Eh bien ! qu’est-ce, messieurs ? nous arrivons bien tard aujourd’hui.
VICTOR.
Tiens ! lui qui parle, le voilà qui descend.
DUBELAIR.
Du tout ; je suis venu de très bonne heure à l’étude, et j’étais remonté pour affaire indispensable : M. Letellier m’attendait.
JOLIVET.
Qu’est-ce que c’est que ce client-là ?
DUBELAIR, tenant un dossier.
C’est mon coiffeur ; je vous conseille de le prendre, vous en serez content. Où est ce jugement à signifier ? Surtout pour les faux toupets.
JOLIVET.
Ô temps ! ô mœurs ! un maître clerc en papillotes !
Air de la Catacoua.
Chez nous, c’était une autre antienne
Et l’on venait coiffer, je crois,
Le procureur chaque semaine
Et les clercs une fois par mois.
Oui, pour décorer notre nuque,
La cadenette suffisait,
Ça se tenait
Sous le bonnet.
PIEDLÉGER.
Eh ! mais, chez vous, en effet,
L’on voyait
Bien plus de têtes à perruque,
Et chez nous bien plus de toupet.
DUBELAIR.
Messieurs, il faut travailler aujourd’hui ; nous sommes accablés d’ouvrage. Voilà un jugement dont il faut quinze copies.
AUGUSTE.
Je m’en charge.
VICTOR.
Laisse donc ; j’en prendrai la moitié, ce sera plus tôt fait ; je m’y mets sur-le-champ. Rose, à déjeuner.
TOUS LES AUTRES.
C’est juste, c’est juste ; à déjeuner.
AUGUSTE.
Moi, j’aime assez le déjeuner, parce que ça repose et ça coupe la matinée.
JOLIVET.
Oui, avec cela que vous avez bien gagné votre matinée...
Pendant ce temps Rose apporte d’une main un paquet de lettres et de journaux qu’elle jette sur le poêle, et de l’autre des couteaux, du pain et du vin. Tout le monde est au milieu de l’étude, excepté le maître clerc qui est à son bureau, et Piedléger à la table en face, qui travaille sans relâche.
AUGUSTE.
Air de Partie carrée.
Allons, allons, il faut nous mettre à table ;
Mais vraiment nous sommes transis.
Mets une bûche. Il fait un froid du diable...
JOLIVET.
Une de plus ! On vient d’en mettre six !
AUGUSTE, à Victor, qui prend les journaux pour allumer le feu.
Eh ! mais, Victor, que viens-tu donc de faire ?
Comment, tu prends nos journaux ?
VICTOR.
Oui, morbleu !
Il font ici comme à leur ordinaire,
Ils allument le feu.
Tiens, vois plutôt comme ça prend déjà !
AUGUSTE, caressant Rose.
Ah ! ma petite Rose, tu es bien gentille ; qu’est-ce que tu nous donnes là ?
ROSE.
Un pâté de Lesage.
JOLIVET, se levant en colère.
Un pâté de Lesage !
VICTOR.
Il n’y a que cela ? Tu ne nous a pas fait quelque chose de chaud ?
ROSE.
Non, ma foi, je n’ai pas le temps ; je suis obligée de sortir pour des commissions.
AUGUSTE.
Allons !... allons à table.
Coupant le pâté.
M. Dubelair, vous n’en êtes pas ?
DUBELAIR, d’un air d’importance.
Non, messieurs, je ne prends jamais rien à jeun.
VICTOR.
Eh bien ! il est bon celui-là.
DUBELAIR, tirant sa montre, à part.
Sans compter... que j’ai à onze heures un déjeuné de garçons chez le maître clerc de Bernard.
AUGUSTE.
Et vous, monsieur Piedléger ?
JOLIVET.
Quel est celui-là ?
AUGUSTE.
C’est le coureur de l’étude.
JOLIVET.
Oh ! le petit saute-ruisseau.
AUGUSTE.
Piedléger, veux-tu déjeuner ?
PIEDLÉGER.
Sans doute ; mais apportez-moi ma part, j’ai là de l’ouvrage qui doit être fini ce matin.
JOLIVET, pendant que tous les autres mangent, regardant Piedléger.
En voilà donc un de la vieille roche ! c’est dans ce coin-là que se sont réfugiés les principes.
Ils sont groupés différemment, les uns à la table, les autres debout, mangeant sur le poêle.
C’est qu’ils ne mangent pas, ils dévorent... et du vin ! du vin dans une étude !... et autant que j’en puis juger, ça m’a l’air d’un excellent ordinaire.
VICTOR, la bouche pleine.
Dites donc, monsieur Jolivet, si vous n’aviez pas déjeuné...
AUGUSTE.
Si vous vouliez être des nôtres, sans façon.
JOLIVET.
Parbleu ! je veux voir par moi-même jusqu’à quel point...
Haut.
J’ai bien là-haut mon café ; mais, pour avoir le plaisir de déjeuner avec de la jeunesse...
Victor et Jolivet aident à débarrasser la table ; en ôtant les papiers et les plumes, et ne sachant où en poser une, il la place par habitude sur son oreille.
VICTOR.
À merveille ; place à notre doyen. Tenez, monsieur Jolivet, à votre santé.
TOUS.
À votre santé, à votre santé.
AUGUSTE.
Quel spectacle ! la nouvelle et l’ancienne basoche qui trinquent ensemble.
Air de la Sentinelle.
Salut, messieurs, salut à notre ancien,
Qu’on vit jadis l’honneur de la basoche !
De son étude, intrépide soutien,
Il fut sans peur et presque sans reproche ;
Avec ses clercs, que sa voix ralliait,
Du Béarnais imitant la coutume,
Lui-même au combat les guidait,
Et chaque plaideur pâlissait
Aussitôt qu’il voyait sa plume.
JOLIVET s’incline et boit à leur santé ; puis, après avoir bu, fait une grimace d’indignation.
Quel scandale ! c’est du bourgogne, du bourgogne le plus pur.
Le goûtant encore.
Quel dommage ! un vin qui aurait supporté l’eau...
Regardant le verre.
j’aurais mis là dedans les deux tiers... et ça aurait encore eu du corps et de la couleur... Ô abondance de l’âge d’or, où es-tu ?
VICTOR, rangeant la table.
C’est que j’aurais encore bu une fois... et qu’il n’y a plus de vin. Rose, Rose !
AUGUSTE.
Ce n’est pas la peine, elle a laissé la clef à l’armoire.
VICTOR, ouvrant l’armoire.
Oh ! messieurs, messieurs, une découverte.
TOUS, se levant.
Qu’est-ce que c’est ?
VICTOR.
Un panier de vin de Frontignan.
JOLIVET, se cachant la tête dans les mains.
Pauvre frontignan ! c’est fait de lui.
AUGUSTE.
Je sais ce que c’est. On l’a monté parce que notre patron donne aujourd’hui à dîner.
VICTOR.
Oh bien ! alors, pas de bêtises ; je remets le panier.
JOLIVET, stupéfait.
Comment ! il en réchappe ?
AUGUSTE.
Sans doute ; il n’y a pas de farces, puisque l’avoué est bon enfant.
JOLIVET.
Ah bien ! de mon temps il y aurait joliment passé.
VICTOR, se mettant à écrire.
Allons, allons, maintenant ça va aller vite.
Ils sont tous à leurs bureaux, et travaillent avec ardeur.
JOLIVET.
Les voilà tous à l’ouvrage ! ce n’est pas sans peine.
Scène VI
JOLIVET, AUGUSTE, VICTOR, PIEDLÉGER, DEUX CLERCS, DUBELAIR, DERVILLE, habillé et sortant de son cabinet
DERVILLE.
Monsieur Dubelair, voilà un acte qu’il faut porter à l’enregistrement.
DUBELAIR.
Oui, monsieur.
Il le donne à un des clercs, et dit à un autre.
Et vous, allez à la justice de paix.
Les deux clercs sortent.
DERVILLE.
Y a-t-il des lettres ?
VICTOR, les prenant sur le poêle et les lui donnant.
Voilà, monsieur.
DERVILLE, en ouvrant une.
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
C’est pour dîner chez un de mes confrères.
Ouvrant une autre.
Ça, c’est un bal chez l’avocat du roi !
Que de plaisirs nous donnent les affaires !
On n’a vraiment pas un instant à soi.
C’est chaque jour un dîner qui s’apprête.
Hommes d’affaire ! hommes d’état !
Ont à présent moins besoin de leur tête
Que de leur estomac.
Et celle-ci... Ah, mon dieu ! c’est de ce pauvre Dermont ! Un peintre dont on va saisir les meubles ; j’y cours sur-le-champ.
Allant pour jeter la dernière lettre qui lui reste dans la main.
Que vois-je ? c’est d’Élise !
S’avançant sur le devant du théâtre, et regardant si Jolivet ne l’examine pas.
Lisant.
« Mon ami,
M. Franval, mon oncle et mon tuteur, ce brave et riche négociant dont vous avez peut-être entendu parler, vient d’arriver aujourd’hui même à Paris. Enhardie par ses bontés, je lui ai tout confié : notre amour et nos espérances. J’ai vu que, quelle que fût la fortune, il aurait facilement consenti à mon mariage avec toute autre personne qu’avec un avoué : mais il a une si grande prévention contre les gens d’affaires, qu’il ne veut seulement pas en entendre parler. Cependant, ému par mes prières, il m’a promis qu’il chercherait à s’assurer par quelque épreuve, et que... » Quel est ce domestique ?
Scène VII
JOLIVET, AUGUSTE, VICTOR, PIEDLÉGER, DERVILLE, DUBELAIR, UN DOMESTIQUE, en livrée
LE DOMESTIQUE.
N’est-ce pas ici que demeure M. Derville, un homme de loi ?
JOLIVET.
Le voici.
LE DOMESTIQUE, s’adressant à Derville.
Monsieur, c’est de la part de mon maître.
DERVILLE.
Et quel est votre maître ?
LE DOMESTIQUE.
Monsieur, c’est un banquier étranger, qui a de l’argent et un procès, et qui voudrait vous parler pour... enfin... il vous expliquera cela lui-même ; et il m’a dit de vous demander un rendez-vous pour aujourd’hui onze heures.
DERVILLE, toujours préoccupé.
C’est bon... qu’il vienne.
LE DOMESTIQUE.
Alors, je vais tâcher de me souvenir de votre réponse. Messieurs, et toute la compagnie, j’ai bien l’honneur de vous saluer.
Il sort.
AUGUSTE.
Le jockey du banquier étranger m’a l’air d’un malin.
Air : Ah ! qu’il est doux de vendanger.
Oui, l’on dirait, je m’y connais,
D’un jockey hollandais ;
Sur sa figure, on peut le voir,
Il a (rien ne lui manque)
Les grâces du comptoir
Et l’esprit de la banque.
VICTOR.
Oui ; il a plus d’esprit qu’il n’en montre.
DERVILLE.
Ah, mon dieu ! je lui ai donné rendez-vous à onze heures !... Et la saisie de ce pauvre Dermont !
JOLIVET.
Eh bien ! il faut la laisser là : un client qui ne paie pas ne vaut pas un riche banquier à qui le ciel envoie un bon procès.
DERVILLE.
Air du vaudeville des Maris ont tort.
Songez donc que Dermont m’appelle.
JOLIVET.
Ce riche plaideur qu’on attend !
Tous deux ont droit à votre zèle :
Chacun d’eux est votre client.
DERVILLE.
À moi, pour que je les assiste,
Tous les deux se sont adressés :
L’un est banquier, l’autre est artiste ;
Commençons par les plus pressés.
À Dubelair.
Monsieur Dubelair, vous le recevrez, et nous en causerons plus tard ; je vous prie en même temps de surveiller l’étude. Adieu, mon cher Jolivet, à ce soir : adieu, messieurs.
Il sort.
Scène VIII
JOLIVET, AUGUSTE, VICTOR, PIEDLÉGER, DUBELAIR
JOLIVET.
Négliger ses plus belles affaires ! il ne sait donc pas que tout dépend du commencement, et qu’un procès bien entamé peut en rapporter deux ou trois autres.
DUBELAIR.
Diable ! ce monsieur qui va venir à onze heures ! et mon déjeuner de garçons qui est justement à cette heure-là.
Air : De sommeiller encor, ma chère.
J’ai promis d’être leur convive,
Et m’y trouver est un devoir ;
Ma foi, si le banquier arrive,
Auguste peut le recevoir.
Il reviendra, cela n’importe guères.
Il est d’ailleurs, si je sais raisonner,
Mille instants pour parler d’affaires ;
Il n’en est qu’un pour déjeuner.
À Auguste, lui parlant bas à l’oreille.
Vous comprenez ? vous garderez l’étude.
AUGUSTE.
Oui, monsieur.
Dubelair prend son chapeau et s’en va.
Scène IX
JOLIVET, AUGUSTE, VICTOR, PIEDLÉGER, toujours travaillant
AUGUSTE, à part.
Ah ! il sera sorti toute la matinée ; ma foi, cela se trouve bien : ma cousine qui m’a recommandé de lui donner une loge pour la pièce nouvelle ; j’ai envie de profiter de l’occasion.
À Victor.
Dis donc, Victor, je reviens dans l’instant ; tu garderas l’étude.
Il prend son chapeau et sort.
Scène X
JOLIVET, VICTOR, PIEDLÉGER
VICTOR.
Sois tranquille, je suis au poste. Ah, mon dieu ! maintenant j’y pense, c’est aujourd’hui mercredi, et j’ai donné rendez-vous à deux ou trois de mes amis pour aller au Panorama de Jérusalem ; ça ne se voit que le matin.
Air : Vers le temple de l’hymen.
Oui, tous les gens comme il faut
Doivent aujourd’hui s’y rendre ;
Je ne puis les faire attendre,
Je travaillerai tantôt.
Toi, qui de l’exactitude
As toujours eu l’habitude,
Piedléger, garde l’étude,
Un quart d’heure seulement ;
Vers le Jourdain je chemine,
Je parcours la Palestine
Et je reviens dans l’instant.
PIEDLÉGER, occupé et travaillant.
Oui... oui... c’est bon.
Victor sort.
Scène XI
JOLIVET, PIEDLÉGER
JOLIVET.
À merveille ! Ainsi donc tout le fardeau des affaires retombe sur ce petit malheureux, qui est le seul exact, le seul studieux ! Voilà le modèle de la cléricature, l’espoir de la basoche ! Spes altera Trojœ ! Est-il laborieux ! depuis qu’il est là, il n’a pas cessé un instant... Quelle tête d’étude !
PIEDLÉGER, fredonnant entre ses dents.
Le ciel vous donna ces attraits,
Et j’en rends grace à la nature...
JOLIVET.
Il travaille en chantant : ça le distrait.
PIEDLÉGER, se croyant seul, et frappant vivement sur son papier.
Oui, Suzon, vous m’aimerez,
Ou bien, morbleu, vous direz,
Vous direz,
Vous direz...
Tra, la, la, la, la, la.
C’est cela.
Prenant une voix de femme.
Non, non, je ne puis vous entendre
N’achevez pas !
JOLIVET.
Qu’est-ce donc que cette manière de grossoyer ?
PIEDLÉGER.
J’aurais dû donner cela au théâtre du Gymnase.
Air : On dit que je suis sans malice.
Quel succès aurait eu ma pièce !
Que l’ingénue a de finesse !
Oui, c’était un effet certain,
Surtout pour madame Perrin.[1]
JOLIVET, s’approchant.
Mais quel est donc ce nouveau style ?
Dieux ! il griffonne un vaudeville !
Je crois même, o dies irae !
Qu’il l’écrit sur papier timbré.
PIEDLÉGER.
Mais j’ai lecture au Vaudeville ; par exemple, il est impossible qu’on ne reçoive pas celle-ci : ils en reçoivent tant d’autres !... Eh, mon dieu ! l’on m’attend à onze heures au comité de lecture. Dites donc, monsieur Jolivet, si vous vouliez garder l’étude ?
JOLIVET.
Eh bien ! par exemple...
PIEDLÉGER.
Voyez-vous, c’est pour une affaire qui ne peut pas se remettre ; je lirai très vite.
Cherchant son chapeau.
Oh ! ils me recevront, j’en suis sûr, moi qui vais tous les jours causer au foyer ; qui ce soir encore vais voir Monsieur sans gêne : ils doivent faire quelque chose pour moi. Eh bien ! et mon manuscrit.
L’attachant avec une ficelle.
D’ailleurs, je n’en serais pas embarrassé : je le donnerais aux Variétés pour mademoiselle Pauline. Adieu, monsieur Jolivet, je m’en rapporte à vous.
Il sort.
Scène XII
JOLIVET, seul
Je ne sais plus où j’en suis !... lui que j’estimais, c’est le pire de tous ! Quel avenir nous prépare la génération actuelle !... Enfin si ce petit-là devient un jour maître-clerc, je frémis d’y penser ! En attendant, il paraît que dans ce moment c’est moi qui représente l’avoué et toute l’étude. J’aime à voir une étude ; j’aime l’odeur des vieux dossiers.
S’asseyant à la place du maître-clerc, et portant ses mains sur tous les papiers qui l’environnent.
Quel bonheur ! des requêtes ! des assignations ! cela me rappelle mon bon temps et mes anciens exploits.
Prenant une plume.
En attendant, si j’essayais de grossoyer. Tiens ! qui vient là ?
Scène XIII
JOLIVET, FRANVAL
FRANVAL.
Comment, morbleu ! personne ici pour m’annoncer ?
JOLIVET.
Je crois bien.
FRANVAL.
Où est M. le maître-clerc ?
JOLIVET.
Voilà !
FRANVAL, à part.
Ah, ah ! il n’est pas de la première jeunesse ; et si son avoué lui ressemble, ma nièce a là une singulière inclination. Monsieur, je voudrais parler à l’avoué.
JOLIVET.
Voilà, c’est-à-dire voilà, par intérim, vu qu’il est absent.
FRANVAL.
Absent ! et il y a une demi-heure qu’il m’a donné rendez-vous.
JOLIVET, sortant de son bureau.
J’y suis. Monsieur est le banquier étranger qui l’a fait prévenir ?
FRANVAL.
Justement.
JOLIVET, à part.
Voyez-vous comme il manque ses plus belles affaires ? Un banquier étranger !... Ah ! si sa charge était payée, comme je l’arrangerais !
FRANVAL.
Et M. Derville, votre avoué, a-t-il toujours la même exactitude ?
JOLIVET.
Du tout, monsieur, du tout... Diable ! celui-là entend son affaire ! et s’il n’est pas chez lui dans ce moment, c’est qu’il a deux ou trois procès à la fois, et qu’il mourrait à la peine, plutôt que d’en laisser échapper un seul.
FRANVAL, à part.
Cela m’annonce qu’il est intéressé.
JOLIVET.
Un jeune homme rangé, économe, et instruit !... il vous poursuivra une affaire jusque dans les dernières ramifications.
FRANVAL, à part.
J’entends : un chicaneur.
JOLIVET.
Air de Calpigi.
Il trouve toujours dans le Code
Quelqu’article qui l’accommode ;
Pour mettre les gens en défaut,
Je crois qu’il en ferait plutôt.
C’est un gaillard dont rien n’approche,
Un homme de la vieille roche ;
Enfin, pour mieux vous dire encor,
Un procureur de l’âge d’or.
FRANVAL, à part.
Il ne manquait plus que cela ; je sais maintenant à quoi m’en tenir sur son compte.
JOLIVET.
Si monsieur veut me mettre au fait de l’état de ses affaires.
FRANVAL.
Ça ne sera pas long.
Air : De la folie après Regnard.
Toujours modeste en mes souhaits,
Je prends ce que le ciel me donne ;
Chez moi, je vis toujours en paix
Et ne trouble jamais personne.
Pour des amis, j’en ai ce qu’il me faut ;
Pour des dettes, je n’en ai guères ;
Pour de l’or, hélas ! j’en ai trop.
Voilà l’état de mes affaires.
JOLIVET.
Alors, pourquoi venir chez un procureur, et lui demander un rendez-vous ?
FRANVAL.
Pourquoi ? pourquoi ?
À part.
C’est que je voulais prendre des informations qui me paraissent déjà assez concluantes.
JOLIVET.
Mais il n’est pas que vous n’ayez un procès ?
FRANVAL.
Un procès !
JOLIVET.
Cherchez bien ; vous en avez un.
FRANVAL, à part.
Mais où diable trouver un procès, moi qui n’en ai jamais eu ? Eh parbleu ! j’ai cette ancienne créance que j’ai toujours regardée comme perdue ; cette cession qu’on m’a faite. Parbleu, s’ils en tirent quelque chose, ils seront bien habiles.
Haut.
Monsieur, voici de quoi il s’agit...
JOLIVET.
Je vous écoute.
FRANVAL.
Je suis Français et négociant ; mais ma principale maison de commerce n’est pas en France. Il y a quinze ou dix-huit ans que je prêtai une trentaine de mille francs à un de mes compatriotes, qui est mort sans me les rendre.
JOLIVET.
Il vous les doit !
FRANVAL.
Sans contredit. Et comme c’était un honnête homme, il me laisse par son testament, afin, disait-il, de s’acquitter envers moi, un petit domaine qu’il avait en France, et qui, ayant été abandonné pendant vingt-cinq ans et plus, appartient peut-être en ce moment à une douzaine de personnes.
JOLIVET.
Eh bien ! c’est une douzaine de procès en expropriation forcée.
FRANVAL.
Et si cela doit ruiner d’honnêtes familles...
JOLIVET.
L’équité avant tout. Votre titre est réel ; il faut le faire valoir, sinon vous courez risque de voir contre vous une prescription acquise, si même elle ne l’est pas déjà.
FRANVAL.
D’accord ; mais je vous avoue cependant que si cela pouvait s’arranger...
JOLIVET.
Du tout, monsieur, du tout ; ces affaires-là ne s’arrangent pas. Douze procès en expropriation forcée !... Vous dites que votre notaire se nomme...
FRANVAL.
M. de Versac.
JOLIVET, lui donnant une plume et de l’encre.
Vous allez lui écrire un mot. Il faut envoyer chez lui chercher le titre et les pièces authentiques, et dès aujourd’hui nous commencerons. Mais tenez, voici M. Derville lui-même.
FRANVAL, écrivant.
C’est ça, un renfort. Les triples corsaires ! on dirait qu’ils ont peur que leur proie ne leur échappe. Allons, morbleu ! je ne m’étais pas trompé ; ils se ressemblent tous.
Scène XIV
JOLIVET, FRANVAL, DERVILLE
JOLIVET, qui, pendant l’aparté de Franval, a parlé bas à Derville.
C’est comme je vous le dis là, une affaire magnifique que j’ai déjà entamée chaudement : voilà comme on les menait de mon temps.
Voyant que Franval a écrit.
Il n’y a pas là de clercs... Je vais moi-même chez le notaire, et je reviens avec les pièces ; c’est au bout de la rue.
Excitant Derville.
Allons donc, allons donc, et songez à soutenir la bonne opinion que je lui ai donnée de vous. Il est disposé à merveille.
Il sort.
Scène XV
DERVILLE, FRANVAL
DERVILLE.
Je suis charmé, monsieur, de vous retrouver encore chez moi ; j’avais été forcé de m’absenter !
FRANVAL.
Oui, monsieur, je sais pour quelle raison ; mais vous étiez ici dignement remplacé. J’ai beaucoup appris dans la conversation de votre maître-clerc, et j’en ai fait mon profit.
DERVILLE.
Oui ; vous l’avez peut-être trouvé un peu craintif, un peu timide.
FRANVAL.
Corbleu ! quelle timidité !
DERVILLE.
À cela près, c’est un garçon en qui j’ai beaucoup de confiance.
FRANVAL.
Je le crois bien ! tel clerc, tel avoué. Je vous disais donc, monsieur...
DERVILLE, lui faisant signe de s’asseoir.
Je sais de quoi il s’agit ; on vient de me l’expliquer. Puis-je vous demander d’abord qui vous a adressé à moi ?
FRANVAL, à part.
Qui ? morbleu !
Haut.
Votre nom... votre réputation.
DERVILLE.
Monsieur, je vous remercie de cette marque d’estime.
À part, le regardant.
Allons, quoique brusque, il m’a l’air d’un brave homme, et il faut le traiter en conscience.
Haut.
je crois qu’en effet le bon droit est pour vous ; mais faut-il vous parler avec franchise ?
FRANVAL, brusquement.
Si ça se peut, pourquoi pas ?
DERVILLE.
Il paraît que vous êtes dans le commerce, que vous êtes immensément riche ?
FRANVAL.
Cela ne fait rien à mon affaire.
DERVILLE.
Si, vraiment.
Air du vaudeville des Amazones.
Quoiqu’avoué, vous me croirez, je pense ;
Mais je vous suppose discret.
Et je veux bien en conscience
Vous dire ici notre secret.
Être vainqueur est sans doute une gloire.
Mais en combats comme en procès,
Ah ! croyez-moi, la plus belle victoire
Ne vaut jamais un bon traité de paix.
FRANVAL.
Comment ! monsieur, c’est vous qui me conseillez un arrangement !
DERVILLE.
Oh ! vous allez jeter les hauts cris, je le sais ; mais calculons un peu. Que d’ennemis cette affaire va vous susciter ! que de regrets vous vous préparez ! Celui qui plaide, monsieur, n’est plus le même homme : son humeur, son caractère, tout change chaque jour, à chaque incident de son procès ; et pour une soixantaine de mille francs, dont vous n’avez pas besoin, vous allez sacrifier pendant deux ou trois ans, votre bonheur, votre joie, votre tranquillité !... Non, monsieur.
Air du vaudeville de Turenne.
Vous m’en croirez ; à moitié, je l’espère,
Nous obtiendrons un bon arrangement.
FRANVAL.
Quoi ! vous parlez d’arranger une affaire !
Que de notre âge on médise à présent !
Ô siècle heureux ! siècle étonnant !
Où le savoir avec l’esprit s’accorde,
Où nous voyons enfin à l’unisson
Les jeunes gens et la raison,
Les procureurs et la concorde.
À moitié prix, c’est très bien ; mais vous m’avouerez que sacrifier ainsi trente mille francs...
DERVILLE.
C’est moi qui les perds ; c’est-à-dire moi et mes confrères : car notre part allait là.
FRANVAL.
Mais, vous qui parlez, monsieur, à ce train de vie-là, vous devez vous ruiner ; car enfin, vous venez de faire là une mauvaise affaire.
DERVILLE.
C’est ce qui vous trompe ; car je viens d’acquérir votre estime, votre amitié et votre clientèle.
FRANVAL.
Ma clientèle !
DERVILLE.
Oui, monsieur. Vous êtes négociant, vous avez des procès ou vous en aurez, de ces procès qu’on ne peut pas éviter ; vous viendrez à moi, j’en suis sûr : vous me donnerez votre confiance, ou plutôt, tenez, je lis dans vos yeux ; je l’ai déjà !
FRANVAL, lui donnant une poignée de main.
Oui, monsieur, vous l’avez ; et j’aime mieux vous en croire vous-même que tous les rapports qu’on a pu me faire.
DERVILLE.
Vous avez raison : nous valons mieux que notre réputation ; vous le verrez. Vous allez me donner le nom de quelques-uns de vos adversaires ; j’ai ce soir une espèce de petit bal : je vais les inviter. J’espère que vous me ferez aussi le plaisir d’accepter un verre de punch , et nous commencerons à entamer notre affaire.
FRANVAL.
Comment ! au milieu d’un bal ?
DERVILLE.
Je n’en fais jamais d’autre. Ce n’est pas dans le cabinet, c’est dans le salon qu’on traite les affaires. Vous croyez peut-être que c’est pour mon plaisir que je vais dans le monde ; du tout, c’est encore une spéculation. Le matin, où voulez-vous que je rencontre mes confrères ? pas un n’est chez lui ! tandis que le soir, allez à un écarté, ils y sont tous.
FRANVAL.
Je conçois. Mais vos conférences doivent vous revenir un peu cher, et j’ai entendu dire que votre goût pour la dépense, pour la société...
DERVILLE.
Ne blâmez pas cet usage-là. L’homme d’affaires dans son cabinet est dur, intraitable, intéressé : c’est l’habitude du monde, c’est la société des femmes qui le rendent plus doux, plus aimable, plus généreux. Les femmes, monsieur, ont sur nous une influence... tenez, les jours où je dois voir celle que j’aime, il me semble que je suis meilleur, que je suis plus conciliant : j’arrangerais les affaires de tous mes clients.
FRANVAL.
J’entends : elle vient ce soir.
DERVILLE.
Vous l’avez dit, monsieur ; et vous la verrez ; vous verrez comme mon Élise est jolie ! je suis sûr qu’elle vous plaira.
FRANVAL.
Ah çà, qu’elle n’aille pas vous faire oublier mon affaire.
DERVILLE.
Soyez tranquille : le devoir d’abord, et le plaisir après.
FRANVAL.
Touchez là, monsieur l’avoué ; vous êtes un aimable jeune homme ! et comme vous disiez tout à l’heure, je commence à croire que vous avez fait une bonne spéculation.
Scène XVI
DERVILLE, FRANVAL, JOLIVET
JOLIVET, avec une liasse de papiers.
Enfin, voilà ! ce n’est pas sans peine ; on m’a donné toutes les pièces.
DERVILLE.
Je vous remercie ; mettez-les là, mon maître-clerc les parcourra.
FRANVAL.
Comment, votre maître-clerc ! est-ce que ce n’est pas monsieur ?
DERVILLE.
Non : c’est l’ancien procureur à qui appartenait cette étude, celui qui me l’a vendue, et à qui je la dois.
FRANVAL.
Ah ! vous la lui devez ! je comprends maintenant les éloges.
À part.
Un procureur de l’âge d’or.
JOLIVET, à Derville.
Et pourquoi ne pas examiner tout de suite ?
DERVILLE.
Ce serait inutile : j’espère entrer en arrangement.
JOLIVET.
En arrangement !... une cause superbe, dont le succès est immanquable !
DERVILLE.
Oui ; mais j’ai expliqué à monsieur...
JOLIVET.
Il n’y a pas d’explications ; et vous devez même, dans l’intérêt de votre client, le forcer à plaider. Oui, monsieur, vous plaiderez, ou vous êtes déshonoré !
FRANVAL.
Eh mais, monsieur, je ne me suis pas encore prononcé ; je ne dis pas que je ne plaiderai pas.
À Derville.
Ne fût-ce que pour avoir le plaisir d’entretenir votre connaissance, et d’aller souvent au bal.
DERVILLE.
Allons donc, vous plaiderez...
FRANVAL.
Non, monsieur ; mais je veux au moins que vous examiniez mon affaire, et alors, si elle vous semble douteuse...
JOLIVET.
Douteuse... douteuse... Monsieur, dès qu’il y a doute, on plaide ; et même quand il n’y en a pas, il faut encore voir.
DERVILLE.
Puisque vous le voulez absolument, je ne puis vous refuser cette satisfaction. Voyons les pièces, d’abord le testament.
Ils s’asseyent tous les trois.
DERVILLE, lisant.
« Aux États-Unis, etc., Pardevant, etc., est comparu Louis-Charles de Menneville, comte de Durfort... »
JOLIVET.
Qu’est-ce que vous dites donc là ?
DERVILLE.
« Qui donne et cède, par ces présentes, à son neveu Emmanuel de Durfort. »
JOLIVET.
Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines !
DERVILLE, regardant Jolivet.
« Le domaine de Villiers... » Mais je connais cela !
JOLIVET, se levant furieux.
L’acte est faux !
DERVILLE.
Comment ! ce serait...
JOLIVET.
Oui, oui ; mais vous ne plaiderez pas : il y a prescription ; et d’ailleurs, je l’ai bien et légitimement payé de mes propres deniers.
FRANVAL.
Eh, mon dieu ! qu’est-ce que ça veut dire ?
DERVILLE.
Que monsieur est l’acquéreur du domaine... et comme tel, votre adverse partie.
FRANVAL.
Comment, cet ancien procureur à qui vous devez votre charge ?
JOLIVET.
Oui, monsieur. Mais c’est une horreur ! une infamie, d’oser élever de pareilles réclamations !
FRANVAL.
Une cause superbe ! disiez-vous.
JOLIVET.
Elle est pitoyable !... On ne peut pas dépouiller un acquéreur qui est de bonne foi ; et je l’étais : car j’ignorais complètement... Je le disais encore ce matin à monsieur... Et s’il entend vos intérêts, il doit vous empêcher de plaider.
FRANVAL.
Je serais déshonoré !
DERVILLE.
Mais, messieurs...
JOLIVET.
Oui... daignez lui expliquer...
FRANVAL.
Il n’y a pas d’explications ;
À Derville.
et dans l’intérêt de votre client (à ce que monsieur disait tout à l’heure), vous devez l’obliger à plaider.
DERVILLE.
C’est en évitant une procédure ruineuse que je croyais prendre vos intérêts ; mais ce que vous venez de me dire suffit. Et puisque vous le voulez, je me chargerai de l’affaire.
JOLIVET.
Il ne s’en avisera pas, ou morbleu, dès demain j’exige le paiement de ma charge, et je le ruine.
DERVILLE.
Monsieur, de semblables menaces ne m’arrêteront pas.
JOLIVET.
Non... Eh bien, morbleu ! nous verrons... Et songe que si tu fais une seule signification dans cette affaire là, tu peux renoncer à la main d’Élise de Franval.
FRANVAL.
Que voulez-vous dire ?
DERVILLE, froidement.
Rien, rien, monsieur ; ce sont des considérations particulières qui ne m’empêcheront pas de plaider. Vous avez ma parole.
JOLIVET.
Eh bien ! comme subrogé-tuteur d’Élise, demain je la marie à un autre.
FRANVAL.
Et moi, comme son tuteur, je la lui donne aujourd’hui même.
JOLIVET.
Grands dieux ! son tuteur ! Quoi ! vous seriez...
FRANVAL.
Franval, banquier de Hambourg.
DERVILLE, stupéfait.
Monsieur Franval !
FRANVAL, à Derville.
Lui-même, qui voulait te connaître, et qui est content de son épreuve. Oui, monsieur Jolivet, je lui donne en mariage ma nièce et cent mille écus ; ça vous convient-il, et croyez-vous que cela puisse payer votre charge ?
JOLIVET.
Certainement, monsieur.
FRANVAL.
Et quant au procès que nous avons ensemble, et auquel sans vous je n’aurais jamais pensé, nous l’arrangerons comme vous voudrez ; ça vous convient-il ?
JOLIVET.
Monsieur... il faut que ce soit vous, car c’est le premier de ma vie que j’aie arrangé.
Scène XVII
DERVILLE, FRANVAL, JOLIVET, DUBELAIR, LES CLERCS, ROSE
Chœur.
DUBELAIR et LES CLERCS.
Air : Sortez à l’instant, sortez.
Je viens de tout terminer :
Rien ne vaut un déjeuner.
Le greffier
Et l’huissier
S’y trouvaient tous
Avec nous,
Quand le dessert a paru,
Tout était déjà conclu ;
C’est charmant,
À présent,
On travaille en déjeunant.
Scène XVIII
DERVILLE, FRANVAL, JOLIVET, DUBELAIR, LES CLERCS, ROSE, PIEDLÉGER
Suite de l’air.
Quel plaisir ! quelle ivresse !
On vient d’accepter ma pièce,
Une estime
Unanime
À dicté leur choix.
De ce comité de sages,
J’ai les deux tiers des suffrages,
Et pourtant je crois
Qu’ils étaient au moins trois.
TOUS.
Oui : mais c’est bien entendu,
Par un travail assidu,
Mes amis (bis), rattrapons le temps perdu.
Oui, c’est un point arrêté,
Ici plus d’oisiveté,
Redoublons (bis) de zèle et d’activité.
DERVILLE.
Non, messieurs ; je donne congé, vu que je me marie.
FRANVAL.
Oui, messieurs, et la semaine prochaine j’invite toute l’étude à la noce ; je ne serai pas fâché de les faire danser ; ils sont si gentils !
TOUS.
Comment, notre avoué se marie ! Nous serons garçons de la noce.
PIEDLÉGER.
Et moi je me charge de la chanson, et ce ne sera pas long ; j’ai déjà dans mon vaudeville deux couplets qui pourront servir.
Vaudeville.
Air de M. Blanchard.
AUGUSTE.
Nous voilà tous d’accord, je pense.
Vous voyez bien qu’on peut unir
La jeunesse et l’expérience,
Les affaires et le plaisir.
Jolivet et Derville se donnent la main.
Dieu ! quel rapprochement sublime !
Sur mon honneur il fait tableau.
On croirait voir l’ancien régime
Qui donne la main au nouveau !
FRANVAL.
Voyez cette femme charmante
À côté de son vieil époux ;
Comme elle a l’air vive et brillante !
Comme il a l’air sombre et jaloux !
D’un ornement illégitime,
S’il redoute, hélas ! le fardeau,
C’est qu’il est de l’ancien régime
Et que sa femme est du nouveau !
ROSE.
Au temps présent, loin d’ faire grâce,
Que d’ mond’ contre lui courroucé !
Jusqu’au marchand de vin en face,
Qui n’ vante que le temps passé.
Comme cabar’tier, il n’estime
Que Bancelin, que Ramponneau ;
Tout est chez lui d’ l’ancien régime,
Hormis son vin, qu’est du nouveau !
DERVILLE.
Quoi qu’en dise maint Héraclite,
Tout n’est pas si mal, dieu merci !
Nos pères avaient leur mérite,
Nous avons bien le nôtre aussi.
Avec leur gloire, que j’estime,
La nôtre est au moins de niveau ;
Oui, respectons l’ancien régime,
Mais n’outrageons pas le nouveau !
PIEDLÉGER, au public.
Nous voudrions, je vous le jure,
Pouvoir vous donner sans façon
Quelques couplets de la facture
De Piron, Panard ou Laujon.
Où trouver leur verve sublime ?
Ces vieux chansonniers du Caveau
Étaient tous de l’ancien régime,
Nous ne sommes que du nouveau.
[1] Charmante actrice qui a fait les beaux jours du Vaudeville et du théâtre du Gymnase. Je lui ai dû le succès de la Visite à Bedlam, de la Somnambule, du Colonel, etc. Une figure ravissante et expressive, un jeu plein de grace et de finesse ; et souvent ce charme inexprimable dont mademoiselle Mars seule offre le constant modèle : telles étaient les qualités qui distinguaient madame Perrin ; elle est morte à vingt et un ans !!!