Feu Lionel (Eugène SCRIBE - Charles POTRON)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 23 janvier 1858.
Personnages
BRÉMONTIER, notaire
MONTGIRON, son maître clerc
LIONEL D’AUBRAY
ROBERTIN
EDGARD
BENOÎT, domestique
ALICE, fille de Brémontier
LA BARONNE D’ERLAC
Dans une campagne, aux environs de Rouen, au premier acte. À Rouen, au deuxième acte. Au château de Gondreville, près Rouen, au troisième acte.
ACTE I
Un jardin. Sur le second plan, pavillons à droite et à gauche. De chaque côté, un guéridon, des chaises et des fauteuils rustiques.
Scène première
BRÉMONTIER, assis près d’une table à droite, tient un papier à la main, ALICE, debout près de lui
ALICE.
Oui, mon père, vous avez raison... mais...
BRÉMONTIER.
Mais j’ai tort.
ALICE.
Je ne dis pas cela.
BRÉMONTIER.
C’est-à-dire que moi, notaire impérial...
Montrant le papier qu’il tient à la main.
je ne peux pas porter plainte contre le chemin de fer, qui par sa négligence...
ALICE.
Je vous jure, mon père, qu’au moment où vous avez voulu traverser la voie, j’étais là... un employé vous a crié : On ne passe pas.
BRÉMONTIER.
Si grossièrement que j’ai voulu lui apprendre... à vivre.
ALICE.
En vous faisant tuer ; un train de marchandises arrivait en ce moment sur l’autre rail !... j’ai poussé un cri d’effroi.
BRÉMONTIER.
Qui m’a troublé !...
ALICE.
Vous ne saviez plus... si vous deviez avancer... ou reculer... la locomotive arrivait toujours... et, quoique n’ayant plus qu’un pas à faire, vous restiez immobile... lorsqu’un jeune homme, un voyageur, s’élança...
BRÉMONTIER.
C’est-à-dire me lança dans le des un coup de poing terrible...
ALICE.
Qui, vous précipitant de l’autre côté de la voie...
BRÉMONTIER.
Me jeta la face contre terre...
ALICE.
Et vous sauva la vie...
BRÉMONTIER.
En me cassant une dent !
ALICE.
Dans ce moment-là, mon père, qu’importe ?
BRÉMONTIER, avec colère.
Ce qu’il importe... c’est que la compagnie me doit une indemnité.
ALICE, avec émotion.
C’est possible... mais, si j’étais à votre place, je ferais ce que j’ai fait moi-même en vous voyant sauvé ; j’ai tout oublié, au point qu’apercevant votre libérateur, celui par qui vous veniez d’échapper à une mort certaine... je lui ai sauté au cou, sans pouvoir proférer un mot, et je l’ai embrassé, comme je vous embrasse à présent.
BRÉMONTIER, se levant et passant à gauche.
Voilà ce que j’ignorais ! Comment, mademoiselle, pendant que votre père est évanoui... vous embrassez les beaux jeunes gens... car il est jeune et pas trop mal...
ALICE, baissant les yeux.
Je ne m’en suis aperçue qu’après.
BRÉMONTIER.
Et moi, si je l’avais su, je ne me serais pas empressé, comme je l’ai fait, de le recevoir ici... à ma campagne.
ALICE.
Le moyen d’agir autrement ?... par reconnaissance d’abord... il fallait bien lui offrir l’hospitalité... Et puis, en aidant à vous transporter du chemin de fer jusqu’ici... le pied lui a tourné... et il s’est donné une entorse... des plus sérieuses... Notre médecin dit que c’est souvent plus dangereux qu’une jambe cassée... On ne pouvait pas l’abandonner dans cet état-là.
BRÉMONTIER.
Sans doute, mais voilà huit jours que son pied est tout à fait remis... et il n’en profite pas pour s’en aller.
ALICE.
Il n’ose peut-être pas... de peur de vous désobliger... s’il croit à la reconnaissance...
BRÉMONTIER, avec humeur.
De la reconnaissance... j’en ai certainement... et beaucoup... quoique je me ressente encore...
Se frottant le des avec la main.
du service qu’il m’a rendu... mais on ne s’établit pas ainsi à poste fixe, même quand on leur a sauvé la vie, chez les gens qui ont des filles de dix-huit ans... Un inconnu !... un étranger !... Enfin toi, avec qui il a l’air de causer volontiers, que sais-tu de lui ?
ALICE.
Rien.
BRÉMONTIER.
Il m’a dit qu’on l’appelait Rigaud.
ALICE.
Parce que c’est son nom, probablement.
BRÉMONTIER.
M. Rigaud... un vilain nom !
ALICE.
Tout le monde ne peut pas s’appeler Brémontier, comme vous, mon père.
BRÉMONTIER.
J’ai connu, il y a vingt ans, un Rigaud qui était très mauvais sujet.
ALICE.
Voilà qui est grave !...
BRÉMONTIER.
Celui-ci est peut-être un de ses parents.
ALICE.
Il n’y paraît pas, car il a de fort bonnes manières, cause très bien, aime les arts et les cultive : je l’ai entendu hier au salon jouer du piano d’une manière remarquable.
BRÉMONTIER.
C’est possible... mais pourquoi était-il là, tout seul, sur ce chemin de fer ?
ALICE.
Pour vous sauver, mon père !
BRÉMONTIER, avec impatience.
Mon Dieu, je le sais bien ! mais un voyageur qui n’a pas un sac de nuit, pas une malle, pas un colis... tout cela n’est pas clair... D’où vient-il ? Où va-t-il ?
ALICE.
Je l’ignore...
Souriant.
mais il ne paraît pas pressé d’arriver.
Un domestique entre par le pavillon de gauche, avec un plateau sur lequel est un déjeuner qu’il pose sur le guéridon.
BRÉMONTIER.
Voilà le mal.
ALICE, qui est passée du côté du guéridon.
Ah ! le déjeuner ! Mon père, il faudrait faire avertir M. Rigaud.
BRÉMONTIER.
Je l’ai fait servir dans sa chambre, il le préfère...
ALICE, assise près du guéridon.
Vous croyez ?
BRÉMONTIER, s’asseyant aussi.
Écoute-moi, Alice ! Tu sais que nous avons toujours été, de père en fils, notaires royaux... ou impériaux, à Rouen. La naissance d’une fille unique a malheureusement...
ALICE, se récriant.
Comment, mon père ?...
BRÉMONTIER, se reprenant.
Je veux dire... heureusement interrompu le notariat dans la famille Brémontier... et c’est pour rétablir autant que possible les choses dans leur état naturel et normal, que j’ai toujours désiré, tu le sais, te marier à un notaire de Rouen.
ALICE, avec douceur.
Ai-je jamais témoigné la moindre résistance à vos volontés ?
BRÉMONTIER.
Non ; mais tu n’as pas cette vocation, cette ferveur que tu aurais si tu ne m’avais jamais quitté. J’étais veuf, je ne pouvais te garder et t’élever dans mon étude, au milieu de mes clercs... il a donc fallu te mettre en pension, près de moi, à Rouen.
ALICE.
Chez une femme de mérite.
BRÉMONTIER.
Je ne dis pas le contraire ; mais enfin elle t’a élevée à la moderne, et moi, je suis toujours resté le notaire des anciens jours... et des bons vieux usages, le notaire classique ; et autour de moi, une génération nouvelle marche avec une rapidité... un entrain qui m’effraient.
ALICE.
Oui... à la vapeur ! Et, pendant que le siècle court en chemin de fer, vous regrettez pour lui le coche et la diligence.
BRÉMONTIER.
C’était plus long...
Se frottant le des.
mais plus sûr.
ALICE, souriant.
De même que pour les bals, à commencer par celui de la préfecture où vous devez me conduire ce soir, vous préférez la grave contredanse à la valse à deux temps.
BRÉMONTIER.
C’était plus sûr !
ALICE.
Rassurez-vous, mon pure : marcher vite n’empêche pas de marcher droit ; et dans le monde où j’entre à peine, j’ai un sûr moyen de ne m’égarer jamais, c’est de vous prendre toujours pour guide. À votre tour, mon père, ayez quelque confiance en votre fille, et croyez bien qu’un bonheur qui ne ferait pas le vôtre n’en serait pas un pour elle.
Elle se lève.
BRÉMONTIER.
Oui, oui, je crois en toi, en ton bon sens.
Il se lève aussi ; le domestique entre et emporte le plateau du déjeuner.
Tu diriges tout dans la maison, et je m’en trouve bien ; car, malgré ton étourderie apparente, tu es sérieuse au fond, comme toute jeune fille qui, privée trop tôt de sa mère, sent le besoin de se sauvegarder elle-même. Je suis donc tranquille, tout à fait tranquille sur mon mystérieux libérateur.
ALICE.
À la bonne heure !
BRÉMONTIER.
Mais c’est égal... j’aimerais mieux qu’il s’en allât.
ALICE.
Alors, dites-le-lui.
BRÉMONTIER.
Dans ma position... c’est difficile... tandis que si cela venait de toi... tu comprends...
ALICE.
Ce serait lui donner à entendre que je le crains.
BRÉMONTIER.
C’est juste !... Mais alors comment faire ?
ALICE.
Taisez-vous, car le voici.
Rigaud entre par le fond à gauche, un papier à la main.
Scène II
RIGAUD, BRÉMONTIER, ALICE
BRÉMONTIER, bas à sa fille.
Vois comme il a l’air préoccupé... et rêveur ! C’est mauvais signe chez un jeune homme !... cela prouve...
ALICE.
Qu’il réfléchit.
BRÉMONTIER.
Tu crois ?
RIGAUD.
Ah ! c’est vous, mon cher hôte !
Il salue respectueusement Alice.
BRÉMONTIER.
Puis-je vous demander comment vous vous trouvez ce matin ?...
RIGAUD.
À merveille !... dans cette riante et jolie campagne...
ALICE, bas à son père.
Cela vous flatte...
RIGAUD.
Il est impossible de ne pas se bien porter... l’air y est si pur !
BRÉMONTIER.
Un peu humide... le voisinage de l’eau...
RIGAUD.
C’est ce qui en fait le charme... il y règne une fraîcheur et une verdure qui en font la solitude la plus délicieuse.
BRÉMONTIER.
Solitude est le mot... et nous craignons souvent que la journée ne vous semble bien longue.
RIGAUD.
Au contraire : la vie retirée que l’on mène ici. La tranquillité qu’on y trouve, le bon accueil qu’on y reçoit, me font grand bien, je vous le jure, sans laisser de place à l’ennui.
BRÉMONTIER.
Vous êtes bien bon... trop bon...
Bas à Alice.
Aide-moi donc !
Haut.
Mais plus nous avons de plaisir à vous posséder... plus nous comprenons l’inquiétude et l’impatience de votre famille... de votre chère famille...
RIGAUD.
Je n’en ai plus.
BRÉMONTIER.
Pardon... je voulais dire de vos amis.
RIGAUD, souriant.
Ce qui est parfois bien différent.
Changeant de ton.
Je les ai tous perdus, monsieur.
ALICE, à part.
Pauvre jeune homme !
BRÉMONTIER.
Il y a des positions dans le monde où l’on peut s’en passer... quand on exerce un bel état...
RIGAUD.
Je n’en ai jamais exercé aucun.
BRÉMONTIER.
Alors sans doute votre fortune est telle que l’administration de vos biens suffit pour vous occuper... et c’est un soin...
RIGAUD.
Dont je ne me mêle pas.
BRÉMONTIER.
Vous avez un intendant ?...
RIGAUD.
J’ai mieux que cela : je n’ai rien.
BRÉMONTIER.
Comment ! monsieur...
RIGAUD.
C’est le plus sûr moyen, je crois, de ne pas être volé.
BRÉMONTIER, tristement.
Rien ?...
Bas à Alice.
Il n’a rien.
ALICE, bas à Brémontier.
Que de la franchise, du moins.
BRÉMONTIER, de même.
Quels sont alors, je te le demande, ses moyens d’existence ?
À Rigaud, qui s’est rapproché en offrant à Alice le papier qu’il tient à la main.
Quel est ce papier ?
RIGAUD.
Ce papier est un air que j’avais promis à mademoiselle Alice de lui écrire.
ALICE, allant vers lui.
Le quadrille des Lanciers... c’est vrai.
BRÉMONTIER, étonné.
Les Lanciers ?...
ALICE.
Oui, mon père, un air depuis longtemps en vogue à Paris, et inconnu encore dans la capitale de la Normandie. Il est probable qu’on le dansera ce soir au bal de la préfecture, et M. Rigaud, qui en connaît toutes les figures, doit nous les enseigner, ce malin, à moi et à ma cousine Blanche qui va venir prendre leçon.
BRÉMONTIER, avec humeur, s’asseyant à droite.
Ah ! connue de nos jours les jeunes filles aiment la danse !
ALICE.
Oui, le soir ; mais cela les empêche-t-il, le malin, de s’occuper des devoirs du ménage et des soins de la maison ? Cela les empêche-t-il d’aimer leur père ? de veiller à son bonheur, à sa santé ?
Prenant des mains de son père l’assignation et la déchirant lentement.
de lui éviter, quand elles le peuvent, jusqu’à l’ombre d’un chagrin ? enfin cela les empêche-t-il, quand il le faut, de tout lui sacrifier... même le bol ?
Se penchant sur l’épaule de son père qui est resté assis.
Nous resterons... ici... ce soir, n’est-ce pas ?
BRÉMONTIER.
Oui... oui...
Se reprenant.
Non, non... je tiens avant tout à te voir belle, à le voir briller.
ALICE.
Alors, ce sera pour vous.
BRÉMONTIER, avec tendresse.
Oui.
ALICE.
C’est vous qui l’exigez ?
BRÉMONTIER, de même.
Oui.
ALICE.
C’est vous qui...
UN DOMESTIQIE, entrant de la droite et annonçant.
Mademoiselle Blanche...
À Brémontier.
Et deux lettres pour monsieur.
ALICE, s’adressant à Rigaud.
Ah ! ma cousine !
RIGAUD.
Je suis à vos ordres, mademoiselle.
ALICE.
Je cours la recevoir.
BRÉMONTIER, rappelant Alice qui est près de sortir.
Alice... Alice... tu sais bien que je n’ai pas mes lunettes... reste, et lis-moi cela.
ALICE, regardant le cachet.
Un large cachet avec des armoiries... c’est de quelque grand dignitaire, de quelque sénateur pour le moins... connaîtriez-vous cela, monsieur Rigaud ?
RIGAUD, assis à gauche.
Moi, mademoiselle ?... je ne connais personne au monde.
ALICE, parcourant la lettre.
Une cliente, venant de Paris, qui n’a pas trouvé mon père à Rouen... dans son étude... et qui lui demande un rendez-vous pour une importante affaire... la baronne d’Erlac.
RIGAUD, à part.
Ô ciel !
Se levant vivement.
Une jeune veuve, riche, jolie, élégante, et entendant les affaires mieux qu’un avoué ou un agent de change.
BRÉMONTIER.
Je ne l’ai jamais vue.
ALICE, à Rigaud.
Vous la connaissez ?
RIGAUD.
Moi ? non... jeu ai entendu parler.
Il s’éloigne à gauche.
BRÉMONTIER, à Alice.
Je lui répondrai... Et la seconde lettre ?...
ALICE.
J’ai reconnu l’écriture : elle est de votre maître clerc à qui vous aviez accordé huit jours de vacances.
BRÉMONTIER.
Ce cher Montgiron !
RIGAUD, poussant un cri.
Montgiron !
ALICE.
Qu’avez-vous donc ?
RIGAUD, se rapprochant.
Un jeune homme de La Rochelle ?...
BRÉMONTIER.
Précisément.
RIGAUD.
Actif, travailleur, bon enfant, philosophe et bavard... et, quoi qu’il arrive, content de tout ?
ALICE, vivement.
Vous le connaissez ?...
RIGAUD, se reprenant.
Moi ? Non... par ouï-dire...
ALICE.
Ah çà ! vous ne connaissez personne, et vous donnez le signalement de tout le monde.
BRÉMONTIER, à Alice qui parcourt la lettre.
J’espère qu’il ne prolongera pas ses vacances... car ils ont maintenant une façon de conduire les affaires à grande vitesse, qui fait que je ne m’y reconnais plus, et, quand mon maître clerc n’est pas là, je perds la tête.
ALICE.
Rassurez-vous, il vous annonce son arrivée pour aujourd’hui.
RIGAUD, vivement.
Quoi ! mademoiselle... vous dites qu’aujourd’hui même... il revient...
ALICE.
Qu’est-ce que cela vous fait ? puisque vous ne le connaissez pas.
RIGAUD.
C’est égal... je suis bien aise d’apprendre...
Le domestique reparaît à droite.
ALICE, riant.
D’apprendre les Lanciers à ma cousine Blanche que vous oubliez, et qui nous attend.
RIGAUD.
C’est juste, mademoiselle, daignez me pardonner...
Ils sortent vivement par la droite.
Scène III
BRÉMONTIER
Dansez, j’en suis fort aise... mais sans état... sans fortune et sans place !... Il n’aura pas ma fille. Ah ! si Montgiron, mon maître clerc... avait une fortune suffisante pour acheter ma charge !... pour en payer seulement la moitié comptant ! Il convient mieux que moi aux clients du nouveau régime...
Écoutant.
J’entends dans la cour une voiture rouler sur le sable... serait-ce Montgiron ?... mais il ne va guère en voiture.
Scène IV
BRÉMONTIER, LA BARONNE
LA BARONNE, au fond, à la cantonade.
Ne vous dérangez pas, ne m’annoncez pas, je m’annoncerai moi-même.
BRÉMONTIER.
Ah ! quelle jeune et jolie dame !
LA BARONNE.
Monsieur Brémontier ?
BRÉMONTIER.
Moi-même.
LA BARONNE.
Le notaire impérial que je demande à tous les échos de Rouen, et des environs.
BRÉMONTIER.
Belle dame...
LA BARONNE.
Je suis la baronne d’Erlac, qui n’a pas eu le temps d’attendre votre réponse... Arrivée, ce matin, de Londres à Paris, et de Paris à Rouen dans la journée... j’ai appris que vous étiez à votre campagne... et me voilà.
BRÉMONTIER.
Prendre une pareille peine !... vous devez être horriblement fatiguée ?
LA BARONNE.
Nullement.
BRÉMONTIER.
Mais vous avez passé la nuit...
LA BARONNE.
Avec deux banquiers... que j’ai rencontrés dans le même wagon... Nous avons causé d’affaires, cela délasse... d’une entre autres que je crois fort belle... cinquante pour cent de bénéfices... mais ce n’est pas de celle-là qu’il s’agit. Je viens à vous, monsieur...
BRÉMONTIER.
Et moi je me félicite de la bonne fortune qui me procure une si adorable cliente.
LA BARONNE.
Ah ! je vous en prie, pas de compliments !
BRÉMONTIER.
Cela blesse votre modestie ?
LA BARONNE.
Non, mais cela prend du temps... et le temps est une valeur...
BRÉMONTIER, étonné.
Ah bah !...
LA BARONNE.
Un capital qui doit rapporter... et je n’aime pas à laisser mes capitaux improductifs. Je me suis présentée à votre étude, vous n’y étiez pas, votre principal clerc non plus, et, pendant que le second, qui va nous rejoindre, rassemblait les renseignements dont j’ai besoin, je suis passée à la Bourse.
BRÉMONTIER.
Je croyais que les femmes n’y entraient pas.
LA BARONNE.
Je me suis fait amener dans ma voiture... un agent de change... et un courtier de commerce. Il paraît que la Compagnie maritime est à quatre cent trente... la Compagnie franco-américaine à quatre cent vingt-cinq...
BRÉMONTIER, étonné.
Vous croyez ?
LA BARONNE.
Les chemins continuent à fléchir, les Romains ne vont pas, les Autrichiens rétrogradent, et les Victor-Emmanuel se relèvent... rien à faire ; à moins que dans ce pays vous ne connaissiez quelque chose de nouveau ?
BRÉMONTIER.
Moi ! madame, et en quoi ?
LA BARONNE.
Les blés de Normandie, se sont tenus hier de vingt-huit cinquante à vingt-neuf, vous le savez ?
BRÉMONTIER.
Je ne m’en doutais même pas, moi qui suis de la localité ; et si quelque chose me confond, c’est l’immensité et la variété de vos connaissances, à vous... jeune et charmante... Pardon, vous n’aimez pas les compliments, cela prend du temps !
LA BARONNE.
Et nous n’en avons pas à perdre : asseyons-nous, je vous en prie.
Elle s’assied à droite, Brémontier en fait autant.
Voici, monsieur, ce qui m’amène : vous avez dans vos environs le domaine de Gondreville ?...
BRÉMONTIER.
Oui, madame la baronne.
À part.
Enfin, et non sans peine, me voilà sur mon terrain, et en pays de connaissance...
Haut.
Oui, madame la baronne, une grande et magnifique propriété...
LA BARONNE.
Six cents hectares, prés, plaines et bois d’un seul tenant... culture médiocre, mais qu’on pourrait améliorer par le drainage et des engrais, soit indigènes, soit exotiques, dont la proximité du Havre rendrait le transport peu coûteux. Les taillis, châtaigniers et chênes sont établis en coupes réglées, à quinze ans d’âge, et produisent en moyenne, sans compter les réserves, baliveaux anciens et modernes, une somme annuelle de vingt-six mille francs.
BRÉMONTIER.
Vous le pensez ?...
LA BARONNE.
J’en suis sûre. Les terres arables et les prairies, dont le sous-sol est un peu glaiseux, sont affermées à un nommé François Julliard, qu’il faudrait expulser, un Normand qui plaidera, mais qui cédera, moyennant une large indemnité.
BRÉMONTIER.
Vous croyez ?
LA BARONNE.
J’en suis sûre. Lesdites terres, louées à soixante-dix francs l’hectare, sans l’impôt, rapportent annuellement vingt-quatre mille francs de produit net. Total donc pour l’ensemble : cinquante mille francs, qui, capitalisés à trois et demi pour cent, donneraient à ce domaine, sauf expertise et examen, une valeur approximative de quatorze cent mille francs... et c’est sur cette propriété, mon cher monsieur, que je viens vous demander des renseignements.
BRÉMONTIER.
Mais, madame la baronne, si j’en avais moi-même à demander, c’est à vous que je m’adresserais... vous semblez la connaître.
LA BARONNE.
Très superficiellement... j’en ai causé, il y a trois ou quatre jours, chez un ministre de mes amis... avec plusieurs capitalistes qui daignent avoir quelque confiance en moi, et qui m’ont chargée de traiter cette affaire.
BRÉMONTIER.
Quoi !... C’est vous ?...
LA BARONNE.
Je suis un des gérants... un des administrateurs.
BRÉMONTIER.
Bonté du ciel ! Une femme... homme d’affaires !...
LA BARONNE.
Pourquoi pas ?... Vous ne connaissez point l’influence et le pouvoir des femmes... en affaires. Vous-même, tout à l’heure, vous aviez, sans me connaître, commencé par m’adresser des compliments... pour un rien vous m’auriez fait la cour, vous, notaire impérial !...
BRÉMONTIER.
Eh ! eh ! Je ne dis pas non.
LA BARONNE.
Vous auriez eu tort. Je suis bonne personne, je suis franche, et, comme je n’ai aucun intérêt à vous séduire, je peux vous livrer les secrets de l’État. Voyez-vous, monsieur, on ne se méfie pas assez de nous... D’ordinaire, pendant que nous causons, on ne nous écoute pas, on nous regarde... Que vous dirais-je ?...
BRÉMONTIER, qui la regardait attentivement.
C’est vrai !...
LA BARONNE.
Il semble, pendant que nous parlons d’affaires, que les hommes en aient toujours en tête une autre, qui nous est personnelle, et dont la réussite leur tient bien plus au cœur ; de sorte que, quand la discussion commence, notre cause est déjà gagnée, à charge de revanche, bien entendu ; ce qu’on n’avoue pas, et ce que nous ne comprenons jamais. En attendant, l’affaire s’entame, se déroule ; les objections disparaissent devant un sourire, les chiffres même, dans une jolie bouche, ont je ne sais quoi d’aimable et de séduisant qui ressemble à un aveu. La question, d’abord gracieuse et galante, prend peu à peu des proportions sérieuses ; on voudrait rétrograder... il est trop tard... on a cru discuter, en riant, avec une femme charmante et futile, qui ne pense à rien... on s’est engagé, et l’on a signé avec un homme qui a tout prévu.
Elle se lève.
BRÉMONTIER, effrayé.
Ah ! mon Dieu !... Est-il possible !...
LA BARONNE, souriant et passant à gauche.
En ce moment, calmez-vous, rien de tout cela. Il s’agit tout uniment du domaine de Gondreville, dont le propriétaire est, dit-on, de vos clients.
BRÉMONTIER, se levant aussi.
Oui, madame la baronne... M. Dennebière, un vieillard de quatre-vingt-deux ans, qui est né dans cette terre.
LA BARONNE.
Combien veut-il la vendre ?
BRÉMONTIER.
Elle n’est pas à vendre.
LA BARONNE.
C’est une autre question ; combien cela vaut-il, selon votre estimation ?
BRÉMONTIER.
Comme vous l’avez dit : treize à quatorze cent mille francs...
LA BARONNE, confidentiellement.
Nous en donnerons quinze cent mille.
BRÉMONTIER.
Permettez, permettez... dès que vous me faites l’honneur d’être ma cliente, je dois défendre vos intérêts et vous dire que cela ne les vaut pas.
LA BARONNE, souriant.
Je vous remercie, mais cela m’est égal, et, dès que j’aurai vu M. Dennebière...
BRÉMONTIER.
Il ne voit personne... il est goutteux, il est malade... il est même, dit-on, très dangereusement malade...
LA BARONNE.
C’est un détail ; et il s’agit ici d’une affaire.
BRÉMONTIER.
Il ne veut pas entendre parler d’affaires, et c’est à moi, son ancien ami et son notaire, qu’il a donné, depuis un an, sa procuration générale pour l’administration de tous ses biens...
LA BARONNE.
Alors, monsieur... si c’est vous qui êtes son fondé de pouvoirs, dites-le.
BRÉMONTIER.
Je vous le dis.
LA BARONNE.
Et parlons d’affaires.
Elle s’assied près du guéridon de gauche.
BRÉMONTIER, avec satisfaction.
Parlons-en !...
Il s’assied aussi.
LA BARONNE.
Nous disions quinze cent mille francs ?
BRÉMONTIER.
Et je disais, moi, que nous refusions.
LA BARONNE.
Nous disons dix-huit cent mille...
BRÉMONTIER.
Je vous répète, madame, que c’est inutile : il n’a pour héritier que des collatéraux éloignés et ne veut pas vendre.
LA BARONNE, froidement.
Deux millions.
BRÉMONTIER.
Deux millions !...
LA BARONNE.
Deux millions...
BRÉMONTIER, hors de lui.
Mais vous n’y pensez pas !
LA BARONNE.
C’est à prendre ou à laisser.
BRÉMONTIER, se levant.
Vous m’en direz tant... Je n’ai jamais vu traiter ainsi les affaires... mais puisque vous le voulez absolument... je vais examiner...
LA BARONNE, se levant aussi.
Sans examen... et sur-le-champ.
BRÉMONTIER.
Il faut au moins que j’écrive... que je consulte.
LA BARONNE.
Je vous le répète, c’est à prendre ou à laisser... convenu ce soir, signé demain, ou pas du tout...
BRÉMONTIER.
Mais, madame...
LA BARONNE.
Mais, monsieur... nous avons la loi d’expropriation...
BRÉMONTIER.
Mais, madame...
LA BARONNE.
Mais, monsieur, vous pouvez être forcé de vendre l’immeuble à sa simple valeur, et d’après l’estimation du jury.
BRÉMONTIER.
Il est donc question de quelque chose ?...
LA BARONNE.
Il est question que votre client vous a donné sa procuration générale ; et, si vous ne vendez pas dans une occasion pareille, vous êtes un mauvais administrateur...
BRÉMONTIER.
Moi !...
LA BARONNE.
Vous êtes un mandataire infidèle...
BRÉMONTIER.
Moi !...
LA BARONNE.
Vous...
BRÉMONTIER.
C’est à perdre la tête !... Et Montgiron qui n’est pas là !
Scène V
LA BARONNE, MONTGIRON, BRÉMONTIER
MONTGIRON, entrant par le fond à droite.
Qu’est-ce que j’apprends ? Mon patron a été malade... il a failli être tué sur les rails...
BRÉMONTIER.
Ah ! mon maître clerc ! Si tu savais avec quelle impatience je t’attendais !
MONTGIRON.
Pardon, patron ; si je l’avais su... je serais venu par le télégraphe : les chemins de fer vont si lentement !
BRÉMONTIER, lui montrant la baronne.
Madame la baronne d’Erlac...
Pendant que Montgiron salue, Brémontier continue à voix basse.
Et tu ne sais pas... tu ne le croiras jamais. Tu connais la terre de Gondreville, qui vaut un peu plus d’un million ?... Madame la baronne vient exprès ici d’Angleterre...
LA BARONNE.
En offrir deux... à condition de terminer sur-le-champ.
MONTGIRON, d’un air calme.
Ah ! Eh bien ?...
BRÉMONTIER.
Comment ! cela ne t’étonne pas ?... Cela ne te bouleverse pas ?...
MONTGIRON, tranquillement.
Je viens de Paris... et j’en ai vu bien d’autres ! Des quartiers tout entiers qu’on achetait en un quart d’heure, qu’on démolissait en une nuit, et qu’on rebâtissait en un mois par brevet d’invention...
BRÉMONTIER.
Est-il possible !
MONTGIRON.
Pour être loués, décorés et habités quinze jours après.
BRÉMONTIER.
Et les rhumatismes ?
MONTGIRON.
Sans garantie du gouvernement.
BRÉMONTIER.
Tu trouves donc la proposition de madame ?...
MONTGIRON.
Toute simple... toute naturelle.
LA BARONNE.
À la bonne heure !... En voilà un qui entend les affaires !
MONTGIRON, avec modestie.
Je commence... je viens de passer huit jours à Paris.
BRÉMONTIER.
Tu crois donc que je peux me servir de la procuration générale que m’a donnée M. Dennebière ?...
LA BARONNE.
Pour conclure sur-le-champ et signer en son nom...
BRÉMONTIER.
Et qu’ainsi je ferai pour mon client une bonne opération !
MONTGIRON.
Une mauvaise.
BRÉMONTIER.
Et comment cela ?
MONTGIRON.
Dès que madame vient de si loin pour en offrir deux millions, c’est qu’à coup sûr cela en vaut trois.
LA BARONNE, vivement.
Vous penseriez !...
MONTGIRON.
C’est évident... sans cela ce ne serait pas une spéculation, une affaire... Or, c’en est une et une superbe !... J’en suis sur, sans la connaître. Il faut alors que notre client soit admis au partage. Nous disons donc, madame, deux millions cinq cents.
Mouvement de la baronne.
C’est à prendre ou à laisser.
LA BARONNE.
Une somme aussi forte !...
MONTGIRON.
Raison de plus... vous ne resterez pas seule, vous prendrez des associés... des intéressés... des actionnaires...
LA BARONNE.
Quand ce serait...
MONTGIRON.
Eh bien alors... qu’est-ce que vous risquez ?
BRÉMONTIER.
Mais, Montgiron...
MONTGIRON.
Dans toutes les affaires il faut compter les profits et pertes, c’est-à-dire les gérants et les actionnaires... c’est toujours comme ça...
À la baronne.
C’est donc une affaire convenue ?
BRÉMONTIER.
Convenue ! impossible !
LA BARONNE, souriant.
Convenue.
BRÉMONTIER.
Ah ! j’en ferai une maladie !
MONTGIRON.
Deux millions cinq cent mille francs, sans compter les frais d’acte, d’enregistrement, honoraires du notaire, cela va sans dire, et, de plus, comme gracieuseté de notre charmante cliente, mille écus pour l’étude.
BRÉMONTIER.
Montgiron !
MONTGIRON.
Je viens de Paris ; je veux que mes camarades s’en aperçoivent... Madame la baronne qui entend les affaires me comprend, j’en suis sur.
LA BARONNE.
C’est dit... Aussi bien, j’entends que dès demain le contrat soit prêt.
MONTGIRON.
On passera la nuit, s’il le faut. Je vais faire dire au second clerc de se rendre ici.
LA BARONNE.
Je l’attends.
MONTGIRON.
Qui l’a prévenu ?
LA BARONNE.
Moi. Il va venir.
BRÉMONTIER.
Comment ?
LA BARONNE.
Par le train direct.
BRÉMONTIER.
C’est à confondre...
MONTGIRON.
Oui ! vous n’y êtes plus. Votre vieille étude est ébranlée jusque dans ses fondements... un contrat rédigé, signé et paraphé... par le train direct et à la vapeur ! Qu’en dites-vous ?
BRÉMONTIER, secouant la tête.
Je dis, je dis... quelque bonne que soit l’affaire... que mon client...
MONTGIRON.
Vous le consulterez après.
BRÉMONTIER.
J’aimerais mieux le consulter avant.
MONTGIRON.
C’est là ce qui vous inquiète... où demeure-t-il ?
BRÉMONTIER.
Dans le département du Nord.
MONTGIRON.
Rien de plus simple... pendant qu’on rédigera le contrat, on aura sa réponse.
BRÉMONTIER.
D’ici à demain ?
MONTGIRON.
Dans une heure.
BRÉMONTIER.
Y penses-tu ?
MONTGIRON.
Et le télégraphe électrique !... Je me charge de la dépêche : dix centimes par myriamètre.
BRÉMONTIER.
Il s’entend à tout... il prévoit tout... il a de l’esprit... comme la chambre des notaires.
MONTGIRON.
Et je ne suis que maître clerc... Jugez, mon patron !...
Scène VI
LA BARONNE, MONTGIRON, ALICE, BRÉMONTIER
ALICE, accourant de la droite.
Ah ! mon père, quel quadrille charmant ! Quelles figures délicieuses !
MONTGIRON.
Mademoiselle parle-t-elle de la mienne ?
ALICE, gaiement.
Monsieur Montgiron qui est de retour !...
Apercevant madame d’Erlac qu’elle salue.
Pardon, madame...
BRÉMONTIER.
J’ai l’honneur de présenter à madame la baronne d’Erlac, mademoiselle Alice Brémontier, ma fille.
LA BARONNE.
Qui a les plus jolies couleurs du monde, fraîche comme une rose.
ALICE.
Je viens de danser, madame, et de répéter le quadrille des Lanciers.
Elle s’approche du guéridon de droite et arrange un bouquet.
LA BARONNE.
C’est là ce qui excitait votre enthousiasme ?...
ALICE.
Oui, madame.
LA BARONNE.
On les danse donc encore ici ?
ALICE.
Encore ?... mais on commence.
LA BARONNE, regardant Alice.
Rouen est en retard !
Bas à Brémontier.
Elle est jolie, votre fille.
BRÉMONTIER.
Une petite figure normande qui n’est pas trop mal, et, pour peu qu’il se présente quelque connaisseur...
LA BARONNE.
Soyez tranquille... je vous la marierai.
BRÉMONTIER.
Permettez... elle n’a pour dot que mon étude, qu’il faut vendre d’abord.
LA BARONNE.
Je m’en charge... c’est une affaire... Combien en voulez vous ?
BRÉMONTIER.
Deux cent mille francs.
LA BARONNE.
Ce n’est pas assez ; ça vaut mieux que cela. Je vous trouverai à Paris un gendre de cent mille écus, pour le moins.
MONTGIRON, qui est passé à droite de la baronne.
Permettez...
LA BARONNE, bas.
Est-ce que vous auriez par hasard des prétentions ?
MONTGIRON, de même.
C’est possible... et votre arrivée me coulerait cent mille francs.
LA BARONNE, de même.
La vôtre m’en a bien coûté cinq cents... c’est quatre cents que vous me redevez.
MONTGIRON, à part.
Elle est plus forte que moi.
ALICE, s’approchant de la baronne et lui offrant le bouquet.
Nous espérons, mon père et moi, que madame nous restera à dîner.
LA BARONNE.
Impossible, mon enfant !... cela prend du temps... j’ai aujourd’hui, à Rouen, deux rendez-vous d’affaires et un bal.
ALICE.
À la préfecture, peut-être ?
LA BARONNE.
Précisément.
ALICE.
Et nous aussi ; comme cela se rencontre !
BRÉMONTIER, à la baronne.
Vous avez le temps d’aller au bal ?
LA BARONNE.
C’est là qu’on parle d’affaires.
ALICE.
Nous aurons le plaisir de vous y voir, et vous nous direz si nous dansons le quadrille des Lanciers comme à Paris.
LA BARONNE.
Je vous le promets ; je vous propose même de vous faire vis-à-vis.
ALICE.
Quel honneur pour nous... et pour notre professeur !
LA BARONNE.
Ah ! vous avez un professeur... comme à Paris ?
ALICE.
Oui, madame, un jeune homme très aimable, que vous devez connaître.
BRÉMONTIER.
C’est vrai... car il nous a parlé de vous.
ALICE.
M. Rigaud.
LA BARONNE.
M. Rigaud !... nous avons beaucoup de Rigaud, dans les affaires... Un grand ?... un blond ?...
BRÉMONTIER.
Pas très grand.
LA BARONNE.
Un peu grêlé ?...
ALICE.
Mais pas du tout.
LA BARONNE.
Je connais tant de monde... Enfin, s’il vient au bal, on le verra, on me le présentera.
À Brémontier.
D’ici-là, parlons de notre contrat et des principaux articles.
BRÉMONIIER.
Nous pourrions en causer en nous promenant, cela ne prendrait pas de temps à madame la baronne, et me permettrait de lui montrer mon jardin.
ALICE.
Ce sont les amours de mon père... et ce qu’il aime le plus au monde... après moi s’entend.
LA BARONNE.
En effet... cela me paraît fort joli.
BRÉMONTIER, à la baronne.
Deux hectares, vingt ares, soixante-cinq centiares.
LA BARONNE, prenant le bras de Brémontier.
Qu’est-ce que cela vous rapporte ?
BRÉMONTIER.
Le plaisir de vous le montrer.
LA BARONNE.
Mauvaise affaire !
S’éloignant avec lui par le fond.
Après cela, vous ne pouvez pas tous les jours en faire de bonnes.
Tous les deux disparaissent par le fond.
Scène VII
MONTGIRON, ALICE
MONTGIRON.
Oserais-je vous demander, mademoiselle, quel est ce M. Rigaud ?
ALICE.
Une personne à qui mon père doit la vie.
MONTGIRON.
Ah ! oui, dans l’aventure du chemin de fer.
ALICE.
Et qui, de plus, paraît être de vos amis.
MONTGIRON.
En fait d’amis, je n’en ai jamais possédé qu’un... un ingrat... mon ami Lionel...
S’arrêtant.
Pardon, mademoiselle, je me suis promis de ne jamais en parler, parce que moi, qui ris de tout, c’est la seule chose qui m’attriste, et je n’aime pas à m’attrister... Quant à votre inconnu... je crains bien, s’il faut vous l’avouer, que ce ne soit quelque intrigant.
ALICE.
Ah ! j’en serais fâchée.
MONTGIRON.
Pourquoi ?
ALICE.
D’abord à cause du service qu’il nous a rendu... puis il m’a paru instruit, discret, modeste... et enfin, ce qui m’a prévenu en sa faveur... j’ai cru deviner qu’il était malheureux.
MONTGIRON.
Laissez donc !... Un héros de roman qui veut vous intéresser, vous toucher, vous séduire, vous ou votre cousine Blanche... quelque coureur de dot ou d’héritage qui, trop connu à Paris, est obligé d’exercer en province... Je me charge de l’interroger, de le démasquer, de le congédier.
ALICE, regardant vers la gauche.
Ah ! mon Dieu, prenez garde, je l’aperçois.
MONTGIRON.
Soyez tranquille, ça ne sera pas long.
Il s’élance vers la gauche, regarde, pousse un cri et s’arrête.
Ah ! qu’ai-je vu ?... Ce n’est pas possible !
Il regarde de nouveau avec émotion.
ALICE.
Comme il tremble !
MONTGIRON, à part, regardant toujours.
Mais oui... c’est lui... ou c’est son ombre... Ah ! je n’y tiens plus !... et, à tout prix, je connaîtrai la vérité !
Il s’élance et disparaît dans la coulisse à gauche.
Scène VIII
ALICE, seule, l’appelant
Monsieur Montgiron ! monsieur Montgiron !... il ne m’entend pas... il est hors de lui... il court toujours... il s’élance... il lui saute au collet pour l’arrêter...
Détournant les yeux.
Ah ! il disait vrai ; c’est quelque fripon, quelque scélérat... Mon Dieu ! qui s’en serait douté ?
Regardant de nouveau.
Ah ! ils sont dans les bras l’un de l’autre... ils s’embrassent... ils s’embrassent encore... Qu’est-ce que cela signifie ?...
Scène IX
MONTGIRON, RIGAUD, se tenant embrassés, ALICE
MONTGIRON, à Rigaud.
Quoi ! c’est toi ?...
RIGAUD.
C’est bien moi !
MONTGIRON.
Tu en es sûr ?...
RIGAUD, apercevant Alice.
Silence... on nous écoute.
MONTGIRON, se retournant et allant près d’Alice.
Pardon, mademoiselle...
ALICE.
Je vais rejoindre mon père.
Bas à Montgiron.
Un mot seulement...
À Rigaud.
Pardon, monsieur...
Bas à Montgiron.
Vous êtes sûr que c’est un honnête homme ?
MONTGIRON, bas.
Lui ?... c’est le plus brave garçon du monde.
ALICE, à part.
Je respire !...
MONTGIRON.
J’en réponds comme de moi-même... c’est-à-dire plus encore... et pour le mérite, l’honneur, la loyauté...
ALICE, souriant.
C’est bon... c’est bon... on ne vous demande pas de certificat.
Haut.
Je vous laisse, messieurs !
À part, en s’en allant.
C’est égal, j’ai eu peur !
Elle sort par la droite.
Scène X
LIONEL, MONTGIRON
MONTGIRON.
Comment, c’est toi, mon bon Lionel ?
LIONEL.
Plus bas donc !
MONTGIRON.
Elle est partie ! Nous sommes seuls, et personne ici, excepté moi, ne connaît mon ami Lionel d’Aubray, que j’ai cru défunt, et que je pleurais.
LIONEL.
Heureusement, cela ne t’a pas maigri.
MONTGIRON.
C’est la faute de mon estomac qui est plus fort que ma douleur. La nature humaine est ainsi. On est désolé... et l’on dîne... on nourrit son désespoir... Mais quelle imagination allemande ! quelle lettre à la Werther m’avais-tu donc adressée ?... Que m’avais-tu donc écrit ?...
LIONEL.
La vérité.
MONTGIRON.
Qui heureusement n’était pas vraie, puisque, grâce au ciel, tu ne t’es pas tué.
LIONEL.
Eh ! si vraiment... et voilà le mal... je me suis tué.
MONTGIRON.
Tu en es sûr ?...
LIONEL.
Parfaitement sur... je le l’atteste.
MONTGIRON.
Je te crois... mon ami... je le crois... Seulement j’aime mieux que le fait me soit attesté par toi-même... Tu es donc mort ?...
LIONEL.
Eh non !... voilà le plus terrible... je ne le suis plus.
MONTGIRON.
Alors explique-toi... car, moi, vivant... je n’y comprends rien !...
LIONEL.
Tu sauras tout.
MONTGIRON.
J’y compte bien ; car, nés dans la même ville et élevés ensemble, nous avons toujours été amis.
Ils s’asseyent à droite.
LIONEL.
Malgré la différence de nos caractères.
MONTGIRON.
À cause de cela. Toi, ardent, exalté ; moi, calme et positif ; toi, te perdant au sein des nuages ; moi, restant attaché à la terre ; enfin, pour ne pas dire la folie et le bon sens, toi la poésie et moi la prose. Eh bien ?
LIONEL.
Oui, je vais tout le dire. Tu sais que, tous deux orphelins, je possédais déjà, quand nous nous sommes séparés...
MONTGIRON.
Un joli capital, cent mille francs de patrimoine. Aussi, ne rêvant que joies et plaisirs, tu te rendais à Paris, tandis que moi, sans un sou vaillant, j’entrais, à Rouen, dans une étude de notaire.
LIONEL.
Tu avais pris le non parti.
MONTGIRON.
Allons donc !
LIONEL.
À mon arrivée à Paris, j’avais été reçu dans quelques riches maisons auxquelles j’avais été recommandé ; une entre autres où je vis une jeune dame, une veuve, dont le premier coup d’œil me charma : c’était une grâce, une élégance, un éclat, dont nous autres provinciaux n’avons pas la moindre idée.
MONTGIRON.
Abrégeons... Tu en devins amoureux ?
LIONEL.
Comme un fou !
MONTGIRON.
Tu ne peux rien faire autrement.
LIONEL.
Et je me rappelle encore le premier soir où, admis chez elle c’était un jour de bal, je la trouvai éblouissante de beauté, de jeunesse et de diamants, dans un boudoir élégant, entourée de cinq ou six de ses amis, qui causaient au bruit de l’orchestre...
MONTGIRON.
De futilités, de danses, de polkas...
LIONEL.
Non ; de crédit foncier, mobilier, de mouvements de capitaux... C’étaient de riches banquiers, de grands capitalistes qui ne parlaient devant elle et avec elle que d’entreprises hardies, énormes, colossales, remuaient le monde financier, se jetaient leurs lingots à la tête... Et moi debout, immobile, dans un coin du boudoir, je ne savais quelle contenance tenir au milieu de cette avalanche de millions, lorsque la maîtresse de la maison, tournant vers moi un regard plein de bienveillance, me dit : « – Et vous, monsieur Lionel, que comptez-vous faire à Paris ? N’avez-vous pas aussi quelque projet ? – Mais oui, madame. – Vous êtes jeune et maître de votre fortune, qui est, dit-on, assez belle... – Mais, répondis-je en balbutiant... à peu près une centaine de mille francs... – De renies ? » dit-elle. Et moi, te l’avouerai-je, honteux et humilié du peu que j’étais, je n’osai la détromper ; je n’eus pas le courage de la démentir... vanité absurde ! devant ces Crésus, devant ces masses d’or, rougissant comme d’un crime de mon honnête et modeste patrimoine... je me contentai de m’incliner sans prononcer un mot ; c’était répondre : oui. « – Cent mille francs de rentes, reprit-elle avec une nuance d’estime plus prononcée. – C’est quelque chose, ajouta d’un air épais et insolent un gros capitaliste qui, assis dans un coin du boudoir, semblait y cuver son or ; et avec de la hardiesse, du bonheur et nos conseils, il peut arriver, ce jeune homme. » Que te dirai-je ?... Ce que je voulais, c’était d’être admis chez elle... et dès ce moment il me fut permis d’être un assidu, et bientôt un intime de la maison.
MONTGIRON.
C’est tout ce qu’il fallait.
LIONEL.
À la condition toutefois d’exercer en réalité l’état dont je m’étais donné le titre... l’état de millionnaire.
MONTGIRON.
Que veux-tu dire ?
LIONEL.
Qu’il me fallait mener le train d’un jeune homme qui aurait eu cent mille livres de rentes, raccompagner, elle, ou la suivre au bois dans ma calèche, à l’Opéra, aux Italiens, en premières loges de face ; et pour être digne de lui donner la main et de paraître avec elle en public, payer des mémoires de tailleur fabuleux... et le Jockey-Club... et les chevaux... et les courses de Chantilly... Chaque semaine, chaque mois voyaient fondre rapidement mon patrimoine.
MONTGIRON.
Je me serais arrêté... j’aurais tout réglé, tout liquidé, à commencer par ma passion.
LIONEL.
Le moyen... quand chaque jour il me semblait qu’on m’aimait... quand on me le disait... et quand enfin.
Il se lève et passe à gauche.
MONTGIRON.
Ah ! voilà le malheur !... tu étais heureux !
LIONEL, avec impatience.
Eh non ! mon bonheur même hâtait la chute de mes illusions ; et, par une fatalité inconcevable, à mesure que mon amour diminuait...
MONTGIRON.
Le sien augmentait.
LIONEL, confidentiellement.
Elle me proposait même de l’épouser...
MONTGIRON.
Pourquoi pas ?
LIONEL.
Y penses-tu ? dans la position de fortune où je me trouvais... car, inspection faite de ma caisse, après six mois de prodigalités et de désordres, il me restait quarante mille francs. Je n’avais plus qu’un parti à prendre.
MONTGIRON.
Te fier à l’amour ?... Avouer la vérité ?
LIONEL.
Et passer pour un intrigant, pour un chevalier d’industriel... Non ! j’avais vu, autour de moi, s’improviser tant de fortunes, que je jurai de m’enrichir en quelques jours, de devenir millionnaire... comme tout le monde... ou de me tuer, si je perdais... Deux coups de Bourse, et je perdis tout !
MONTGIRON.
Ah ! pauvre ami !
LIONEL.
Oui, pauvre !... ce qui, dans le monde où je vivais, est presque une honte, bien plus, un ridicule... Et puis aussi, te l’avouerai-je ? cette vie de luxe et de plaisir, les séductions de l’opulence et les parfums qui s’en exhalent, ont quelque chose d’irrésistible et d’enivrant qui vous énerve et vous égare !... c’est du vertige !... Mais la mort même que j’acceptais comme un enjeu de la partie, me parut moins cruelle alors que la pensée d’y renoncer.
MONTGIRON.
Tu as raison, c’est du vertige !...
LIONEL.
Le soir même, en rentrant chez moi, j’écrivis à tous mes amis pour leur faire mes derniers adieux... et, le lendemain de grand matin, après avoir moi-même mis toutes mes lettres à la poste, je sortis tout seul de Paris.
MONTGIRON.
Et puis ?...
LIONEL.
Je longeai les bords de la Seine, le cœur sec et désespéré, marchant devant moi, sans savoir seulement où j’étais, sans rien voir et sans rien entendre... Si !... je me rappelle. (Tu vas me trouver bien absurde !...) En approchant d’un petit bois, j’entendis chanter un oiseau... et, te le dirai-je ?... Ce chant si pur et si joyeux, et qui semblait bénir la vie, au moment où j’allais la perdre, ce chant m’émut au point que je pleurai... j’hésitai... j’hésitai, je l’avoue, et, je le crois, j’allais faiblir... Mais je pensai que mes amis, que tout le monde était prévenu... et, en même temps, je crus entendre des rires moqueurs autour de moi... je courus alors comme un fou, et me précipitai dans la rivière.
MONTGIRON.
Ah ! c’est affreux !
LIONEL.
Oui, bien affreux... et si jamais tu en viens là...
MONTGIRON.
Oh ! sois tranquille.
LIONEL.
Ne choisis pas ce genre de mort.
MONTGIRON.
Rassure-toi... ni celui-là, ni un autre.
LIONEL.
Le courant m’emporta avec une effrayante vitesse, ma poitrine s’oppressait, et mes yeux s’éteignaient déjà... il me sembla que je mourais... et puis... je ne sais plus ce qui se passa.
MONTGIRON.
Enfin ?
LIONEL.
Ô charme inexprimable du réveil ! Je ne peux te rendre le sentiment de bien-être que tout à coup j’éprouvai, lorsque je me sentis revivre... et que l’air pénétra dans ma poitrine... J’appris bientôt de la femme d’un pêcheur qui me soignait, que son mari, en tirant ses filets qui m’avaient arrêté, m’avait amené sur le rivage et transporté dans sa cabane.
MONTGIRON.
Où, grâce au ciel, le repos t’attendait.
LIONEL.
Non vraiment, en retrouvant la vie je retrouvais la discorde et les procès. Le maître pêcheur ne voulait-il pas m’en faire un... pour ses filets que j’avais avariés... sans le vouloir... et dont, à mon insu, j’avais brisé les mailles ! Par bonheur et par un grand hasard, ma bourse m’était restée. Je donnai à mon hôte l’indemnité qu’il me demandait, trop heureux d’échapper au ridicule qui semblait, moi défunt, me poursuivre encore... et le lendemain je profitai d’un chemin de fer qui passait à quelques pas de là, sans m’informer de la route que je suivais... c’était celle de Rouen... et, à l’avant-dernière station où j’étais descendu, j’ai eu le bonheur, pour mon retour à la vie, de sauver celle de M. Brémontier, ton patron.
MONTGIRON.
Ah ! c’est vrai ! c’était toi ?...
LIONEL.
Oui, d’un coup de poing...
MONTGIRON.
Tu vois donc bien que la vie est bonne à quelque chose... car voilà un honnête homme que tu as conservé à sa famille et à ses amis... Voilà la plus charmante fille du monde qui, sans toi, serait orpheline.
LIONEL.
C’est vrai... c’est vrai ! et, quand j’y pense, cela me raccommode un peu avec moi-même.
MONTGIRON.
Cela ne suffit pis... il faut que la réconciliation soit complète... Que comptes-tu faire maintenant ?
LIONEL.
Je n’en sais rien... mais, en tout cas, j’entends rester toujours et pour tout le monde... M. Rigaud... Car s’il fallait qu’on me reconnût, s’il fallait, m’exposant aux railleries de mes anciens amis, redevenir Lionel d’Aubray... plutôt mourir de nouveau ! et cette fois je m’arrangerais pour n’en pas revenir.
MONTGIRON.
Tais-toi !... et ne réveille jamais de pareilles idées. Mourir par vanité, par paresse... ou par orgueil... c’est pis que lâche... c’est bête !... Quoi donc ! Tout serait perdu, tout est fini, il faut cesser de vivre parce que, dès le premier jour, nous n’avons pas touché le but !... Crois-moi, la vie est belle à qui sait l’employer !... Me voilà, moi... je n’ai rien, je ne suis rien... je suis heureux... Je travaille... voilà pour le présent... j’espère, voilà pour l’avenir. Ce n’est pas grand’chose, un maître clerc... il a toujours devant lui un obstacle à peu près infranchissable... sa charge à payer !... Crois-tu donc que j’irai me tuer pour deux cent méchants mille francs qui me manquent ?... Non ! non ! quelque chose me dit là que je les gagnerai... je les attends... patiemment, et je m’amuse à être jeune, à croire, à vivre enfin !... Oh ! la vie !... Hier était si beau, demain sera si grand ! Quoi de plus charmant qu’aujourd’hui, où nous avons des enchantements pour toutes les fortunes et du confortable à tous les prix ? où d’un bout de la France à l’autre les monuments, les places publiques, les jardins, les villes, s’élèvent comme par magie ? où le simple bourgeois enfin jouit gratis du luxe et des merveilles réservés jadis aux souverains, et où le Versailles de Louis XIV pâlit devant le paradis du peuple : le bois de Boulogne, qui appartient à tout le monde ?
LIONEL.
Oui, mon ami ; mais permets...
MONTGIRON.
Tu veux mourir ?... et moi je vivrais, ne fût-ce que par curiosité, car aujourd’hui le miracle est partout.
Mouvement de Lionel.
Je ne te parle pas de ces esprits frappeurs qui vous obéissent mieux que vos domestiques... quand vous en avez... Mais, ô merveille ! tu veux dire bonjour à ton ami à travers un tas de royaumes, de fleuves et de montagnes... il te répond bonsoir, avant la fin du jour. Voici là-bas deux océans, deux cousins germains qui se lamentent d’être séparés depuis le commencement du monde... en trois coups de pioche, ils sont réunis et se jettent dans les bras l’un de l’autre. Ainsi tout marche, tout va, tout arrive... avant de partir. Il n’y a plus de fange qui n’ait son or, plus de terre glaise qui ne soit une terre à blé... Le gaz supprime la nuit, la vapeur la distance, le chloroforme la douleur... On sème les poissons, on plante les truffes... et tu veux mourir !... quand l’étincelle électrique, ce feu de Prométhée, va nous donner enfin l’empire des airs, ranimer le sang dans nos veines, prolonger la jeunesse, éterniser la santé, supprimer les médecins... qui sait ? tout est possible ! Et nous ne vivrions pas pour être témoins de toutes ces merveilles... pour voir la Chine ouverte, et les hôpitaux fermés ?... Vivons, morbleu ! vivons ! la vie est une plante, une fleur, un vignoble... et celui-là est bien conseillé de là-haut qui la cultive honnêtement... et longtemps !
LIONEL, passant à droite.
Vivre !... vivre !... et comment vivre, maintenant que je suis sans fortune ?
MONTGIRON.
Et la mienne ! et mes appointements de maître clerc ! cent louis par an ! fortune qui nous suffira, qui, bien mieux encore, te donnera le temps et le plaisir d’en refaire une autre... Celle qui vient d’héritage, on la dissipe... celle qu’on a gagnée soi-même et par son travail, on la garde précieusement... on en devient avare... C’est amusant d’être avare... je n’ai pas encore pu l’être, mais cela viendra. Il s’agit pour toi de choisir un état.
LIONEL.
Il est trop tard.
MONTGIRON.
D’obtenir une place...
LIONEL.
Depuis six mois j’en sollicitais une qu’on m’a enfin accordée et que j’ai vue annoncée au Moniteur, le lendemain de ma mort.
MONTGIRON.
Tu vois bien qu’il fallait attendre.
LIONEL.
Et comme elle était belle, on l’a donnée, le soir même, à un autre.
MONTGIRON.
Tu vois bien qu’il fallait vivre...
LIONEL, avec impatience.
Eh ! je m’en aperçois maintenant... maintenant surtout que d’autres idées... d’autres rêves... des rêves...
MONTGIRON, vivement.
D’amour ?
LIONEL.
Je le crains.
MONTGIRON.
Amoureux !... connue moi ! tu es sauvé ! il n’y a que cela qui nous retienne à la vie. Si tu savais combien je serais désolé de mourir, moins pour moi que pour Josépha, Atala,
Avec un soupir.
et une autre encore !
LIONEL.
Trois à la fois ?
MONTGIRON.
Pour tripler les liens qui me rattachent à l’existence ! Pauvres chères éplorées ! Quand je pense que si je partais, elles seraient...
LIONEL.
Inconsolables ?
MONTGIRON, gaiement.
Au contraire ; elles se consoleraient, ce que je ne veux pas... et c’est pour cela que je reste...
S’interrompant.
Mademoiselle Alice !
Scène XI
MONTGIRON, ALICE, LIONEL
ALICE, entrant par la droite.
Pardon, messieurs, de mon indiscrétion... voici le dîner.
MONTGIRON, se frottant les mains.
Le dîner !
ALICE.
Il faut bien une nouvelle aussi importante pour que je me permette de vous déranger.
MONTGIRON.
Nous déranger... nullement... un ami... que je n’avais pas vu depuis longtemps.
LIONEL.
Qui revient d’un long voyage.
MONTGIRON.
Oui, de l’autre monde.
ALICE.
C’est donc cela... que vous vous embrassiez avec tant d’effusion.
MONTGIRON, à demi voix.
Un jeune homme qui a du mérite et du talent.
ALICE.
Nous le savons ; il enseigne à merveille le quadrille des Lanciers.
MONTGIRON.
En vérité ?
ALICE.
Et j’ai même, à ce sujet, et avant dîner, un grand service à demander à M. Rigaud.
LIONEL.
Est-il possible, mademoiselle !... je serais assez heureux...
ALICE.
Mon père a reçu, comme notaire de la ville, des billets de bal... plus qu’il ne lui en fallait pour son usage particulier... il allait les renvoyer, et moi, pensant à monsieur Montgiron... je lui ai demandé deux invitations.
MONTGIRON.
Vous êtes bien bonne... une seule aurait suffi.
ALICE.
Et votre ami ? égoïste !
LIONEL, avec joie.
Est-il possible !
ALICE, souriant.
Ne me remerciez pas encore ; service intéressé... je me suis dit que je serais bien plus brave... que je serais presque certaine du succès, si, ce soir, en dansant les Lanciers, j’avais pour guide, pour cavalier, mon professeur.
LIONEL.
Ah ! je ne puis croire encore à une faveur aussi grande.
ALICE.
C’est bien... c’est bien... maintenant, venez dîner,
Regardant à droite.
car j’aperçois mon père, il reconduit à sa voiture sa nouvelle cliente.
MONTGIRON.
Ah ! oui ! la baronne...
LIONEL.
Qui donc ?...
MONTGIRON.
La baronne d’Erlac.
LIONEL.
Ô ciel !
ALICE, regardant vers la droite.
La voilà qui s’éloigne.
MONTGIRON, regardant Lionel.
Qu’as-tu donc ?... D’où vient ton trouble ?...
LIONEL, à demi-voix.
Mais c’est elle, mon ami, c’est elle !
MONTGIRON, de même.
Ta jeune veuve ?
LIONEL, de même.
Oui... et si elle est ici...
BRÉMONTIER, au fond à droite, et en dehors.
Adieu, madame la baronne...
MONTGIRON, à demi-voix.
Elle n’y est plus... remets-toi.
ALICE, gaiement et revenant vers eux.
Vous devinez, maintenant, pourquoi je tenais à soutenir, ce soir, à ce bal, l’honneur des demoiselles de Rouen, c’est que cette grande dame de Paris doit y venir.
LIONEL.
La baronne ?...
ALICE.
Oui, oui, elle doit nous faire vis-à-vis... elle me l’a promis.
Scène XII
LIONEL, MONTGIRON, ALICE, BRÉMONTIER
BRÉMONTIER, entrant par le fond.
Ma fille, je meurs de faim.
ALICE, allant à lui.
Voilà, mon père.
LIONEL, bas à Montgiron.
Que ferais-tu à ma place ? car c’est à se tuer encore.
MONTGIRON.
Allons donc !
LIONEL.
Mais quel parti prendre ?
ALICE.
Venez-vous, messieurs ?
MONTGIRON.
Dînons... vivons d’abord, et nous verrons après...
Ils sortent tous par la droite.
ACTE II
Le cabinet de M. Brémontier. À gauche, deux portes latérales ; la seconde porte donne sur un perron. À droite, une autre porte, communiquant avec l’étude. Sur le devant de la scène, tables et fauteuils de chaque côté. Au fond, une cheminée et deux bibliothèques.
Scène première
ROBERTIN, ALICE
ALICE entrant par la première porte à gauche, un livre à la main, et se dirigeant vers la porte de droite.
Ah ! que ce bal d’hier au soir était long et ennuyeux !
ROBERTIN, en dehors.
Stop ! Stop ! Stop ! Stop !
ALICE, posant son livre sur la table.
Quel est ce monsieur qui vient de si grand matin ?
ROBERTIN, entrant à reculons par la porte à gauche.
La ! la ! la ! la ! bellement ! bellement ! petit crapaud... belle bête ! bonne bête !
Apercevant Alice.
Pardon, mademoiselle... je n’avais pas eu l’honneur de vous apercevoir... M. Brémontier, le notaire ?
ALICE.
Il n’est que huit heures, et mon père qui a passé la nuit à la préfecture...
ROBERTIN.
Se rattrape sur son étude, c’est trop juste... et M. le maître clerc, Montgiron ?
ALICE.
Il n’est pas encore arrivé : l’étude n’ouvre qu’à neuf heures.
ROBERTIN.
Tous les jours, cela va sans dire... mais le jour où, moi, j’ai affaire... des affaires importantes... c’est désagréable... Parce que attendre... en général... c’est fâcheux... c’est gauche... ça n’est pas comme il faut... pour moi surtout... Robertin de Roberville... un des premiers clients de l’étude... Robertin de Rouen.
ALICE.
Je crois me rappeler... le fils de ce riche marchand de chevaux.
ROBERTIN.
Marchand ! Du temps de mon père, c’est possible... mais du nôtre, mademoiselle, et entre gens comme il faut... on est éleveur... je suis éleveur. Robertin de Roberville, membre correspondant du Jockey-Club et autres sociétés...
ALICE.
Savantes ?
ROBERTIN.
Non... courantes... je fais courir, j’entraîne, je cours moi-même... j’ai manqué plusieurs fois me briser, me détériorer, mais j’améliore la race chevaline.
ALICE.
C’est vous dévouer, et nous vous devons, monsieur, des remerciements...
ROBERTIN.
J’ai des herbages... j’y fais des chevaux... et j’acclimate en Normandie...
ALICE.
Les chevaux normands ?
ROBERTIN.
Non, mademoiselle... et si vous me permettiez... Tenez, du haut de ce perron...
S’approchant de la deuxième porte à gauche.
Eh ! Robinson !...
À Alice.
C’est mon jockey... mon stable-boy... de vous présenter de mes produits... Touche !... touche !... approche !...
À Alice.
Daignez regarder... hein ! qu’en dites-vous ?... c’est mon ouvrage !
ALICE.
Une jolie bête !
ROBERTIN, descendant en scène.
Jolie !... je vous crois... c’est Crépuscule.
ALICE.
Ah ! Crépuscule ?...
ROBERTIN.
Vous le connaissez ?
ALICE.
Non.
ROBERTIN.
Vous en avez entendu parler ?... beau modèle, n’est-ce pas ? tout d’ensemble... ni tares, ni défenses... et quel avant-main ! ho ! ho ! ho ! ho ! Aux trois dernières courses... il a manqué arriver premier... sans ses deux concurrentes, Atalante et Taglioni, qu’il a laissées passer.
ALICE.
Par galanterie ?
ROBERTIN.
Non... par accident... et qui encore ne l’ont emporté que d’une demi-tête !... Mademoiselle est écuyère ?
ALICE.
Non, monsieur, non, je n’ai pas cet honneur-là.
ROBERTIN.
Je le regrette, et m’en étonne... À l’élégance de vos manières, j’aurais pensé que vous étiez un peu des nôtres.
ALICE.
Vous me flattez.
ROBERTIN.
Le cheval !... belle science ! grand art ! noble exercice ! qui non-seulement donne de la grâce et de la distinction à nos allures...
ALICE.
On s’en aperçoit.
ROBERTIN.
Mais qui, en raison du tact et du liant des aides, imprime, par correspondance, à l’esprit de la finesse et du jugement...
ALICE.
En vérité ?
ROBERTIN.
Et aujourd’hui, plus que jamais, j’en ai besoin pour mes affaires... affaires énormes... Ce sont elles qui m’amènent ici... Et monsieur votre père... ne se lève point ; le maître clerc n’arrive pas... et je suis tellement pressé... que je ne sais si je dois ou si je ne dois pas attendre.
ALICE.
Je ne puis vous conseiller, monsieur... Si je n’écoutais que mon agrément...
ROBERTIN.
Vous êtes bien bonne !
Il va s’asseoir à gauche et tire un cigare de sa poche.
Je présume, mademoiselle, que l’odeur du cigare ne vous incommode pas...
ALICE.
Je n’en sais rien, monsieur.
ROBERTIN.
Comment, vous n’en savez rien ?...
ALICE.
Car jusqu’ici aucun homme n’a fumé devant moi.
ROBERTIN, déconcerté.
Ah !...
Remettant le cigare dans sa poche et se levant.
Décidément, je n’attendrai pas. Une seule chose m’inquiète... je comptais rencontrer ici madame d’Erlac... une jeune et riche baronne... que j’ai connue à Paris... pour des chevaux...
ALICE.
Que vous lui avez vendus ?...
ROBERTIN.
Que je lui ai cédés... parce que, entre gens comme il faut... on ne vend pas... on l’ait des affaires... J’en ai une à traiter avec elle ; mais la baronne était déjà sortie de son hôtel et devait, m’a-t-on dit, signer, ce matin, un contrat chez Brémontier... son notaire.
ALICE.
Ce sont des affaires de l’étude.
ROBERTIN.
C’est juste ; mais puisqu’elle n’est pas encore arrivée... je reviendrai.
ALICE.
Comme vous le voudrez, monsieur.
ROBERTIN, prêt à sortir.
Adieu... mademoiselle... adieu...
S’arrêtant.
Je reviendrai.
ALICE.
Je vous remercie...
Souriant.
de vouloir bien me rassurer.
ROBERTIN.
Enchanté, mademoiselle, de l’aimable rencontre... Nous autres jeunes gens comme il faut, on doit nous excuser ; nous sommes parfois un peu vifs... un peu... fougueux... l’habitude...
ALICE, souriant.
Du cheval !...
ROBERTIN.
Parfait ! parfait !
ALICE.
Vous vous cabrez d’abord... mais en vous rendant la main...
ROBERTIN.
On nous met en confiance... et on nous ramène... Mademoiselle...
Sortant.
Ohé !... Robinson ! heup ! heup !
Il sort par la deuxième porte de gauche.
Scène II
ALICE, seule
Ne pas venir à ce bal où je lavais invité... où je l’avais prié moi-même de me servir de cavalier !... Ah ! c’était, je l’avoue, une étourderie, une inconséquence de jeune fille !... un tort dont je me repens maintenant...
Se levant.
Mais ce n’était pas à lui de m’en faire apercevoir...
Avec dépit.
Et si c’est une leçon qu’il a voulu me donner...
Scène III
ALICE, BRÉMONTIER
ALICE, allant au-devant de son père qui entre par la droite.
Bonjour, mon père.
BRÉMONTIER.
Bonjour, ma chère enfant.
ALICE.
Que dites-vous du bal d’hier ?...
BRÉMONTIER.
J’en suis ravi ! la soirée la plus animée !... j’y ai rencontré toute la chambre des notaires ! Le préfet m’a reçu à merveille, et j’ai passé dix fois de suite à l’écarté ; sans compter un autre plaisir encore... mais celui-là est inappréciable...
ALICE.
Lequel ?
BRÉMONTIER.
Celui de le regarder... La baronne et toi, vous n’avez pas manqué une valse ou un quadrille... C’est une femme universelle... qui danse fort bien... mais ma fille danse encore mieux ; tu avais un petit air mutin, un air de vivacité et de gaieté que je ne t’avais jamais vu.
ALICE.
C’est que j’étais en colère.
BRÉMONTIER.
En colère... et de quoi ?
ALICE.
De quoi ?... De ma robe qui allait mal.
BRÉMONTIER.
Ta robe ! elle était charmante... il y avait dans ta toilette quelque chose d’élégant et de coquet qui, malgré la présence de la belle Parisienne, te rendait la reine du bal... c’était l’avis de tous les bourgeois de Rouen.
ALICE.
Amour-propre national !
BRÉMONTIER.
Et mon avis à moi...
ALICE.
Amour-propre paternel !
BRÉMONTIER.
Non pas... et la preuve... je te confie tout, mon enfant.
ALICE.
Et vous faites bien.
BRÉMONTIER.
La preuve... c’est que j’ai reçu pour toi, dans la soirée, trois demandes en mariage ; trois prétendants... qu’en dis-tu ?
ALICE.
Ce que vous en direz vous-même, mon père.
BRÉMONTIER.
Ah ! il y en a un... je commence par te déclarer qu’il n’est pas possible, car il n’a rien ; mais il me plairait bien.
ALICE.
C’est celui-là qu’il faut choisir, mon père.
BRÉMONTIER.
Ce pauvre Montgiron, hier soir, au bal, ma pris dans un coin, parce que, ici, à l’étude, on ne peut jamais parler de ses affaires, on ne s’occupe que de celles des clients ; il a pour toi une admiration... il a pour toi une estime...
ALICE.
Que je lui rends, mon père.
BRÉMONTIER.
C’est un si brave garçon !... il est né notaire, comme on nait poète ; il connaît mon étude mieux que moi-même ; il la continuerait avec honneur : et si, avec le temps, tu parvenais à l’aimer...
ALICE.
Je l’aimerai, mon père, si cela vous convient... je l’aime déjà.
BRÉMONTIER.
Bien vrai ! tu l’aimes ?...
ALICE.
Je vous en réponds... pour moi, et surtout pour vous.
BRÉMONTIER.
Merci, mon enfant, merci... tu es une bonne fille... Eh bien ! pour lui donner du cœur au travail, je vais lui laisser entrevoir que si, par lui un par ses amis, il parvient à faire la totalité ou la moitié seulement de la somme que j’exige, nous pourrons...
ALICE.
Oui, mon père.
BRÉMONTIER.
Je l’aperçois dans l’étude ; je m’en vais tout lui raconter.
ALICE.
Pas maintenant, et pas devant moi.
BRÉMONTIER.
C’est juste ! Tu as toujours raison.
Scène IV
ALICE, BRÉMONTIER, MONTGIRON
MONTGIRON.
Pardon, mon patron, d’arriver aussi tard !
BRÉMONTIER.
Neuf heures cinq... il n’y a pas grand mal, surtout quand, on s’est couché au milieu de la nuit. Et le contrat d’Erlac ?
MONTGIRON, montrant un cahier qu’il apporte.
Prêt avant l’heure fixée par madame la baronne, qui peut, quand elle le voudra, venir l’étudier. Mais quand il sortira de ses jolies mains, revoyez-le encore, c’est prudent.
BRÉMONTIER.
Tu crois ?
MONTGIRON.
Oui, mon patron. Hommes d’affaires et associes doivent y regarder à deux fois avec ces femmes charmantes ! Quand la spéculation est bonne, elles sont aptes et âpres à toucher.
BRÉMONTIER.
Mais quand elle est mauvaise... il faut bien alors...
MONTGIRON.
Alors ces dames sont presque toujours mariées sous le régime dotal et ne risquent rien.
BRÉMONTIER, lui rendant le contrat.
En ce cas, on est pris comme dans un bois.
MONTGIRON.
Un bois de myrtes et de roses, je vous en avertis.
ALICE.
Et votre déjeuner, mon père ? et votre toilette ?
BRÉMONTIER.
C’est juste, pour la signature du contrat d’Erlac.
Il passe à gauche pour sortir.
ALICE.
Monsieur Montgiron, j’oubliais de vous dire qu’un client est venu vous demander ce matin.
BRÉMONTIER, en sortant.
Ma fille !
ALICE, à Montgiron.
M. Robertin, de Rouen... il comptait rencontrer ici madame d’Erlac ; il reviendra.
BRÉMONTIER, en dehors.
Eh bien, ma fille ?...
ALICE.
Me voilà, mon père...
À Montgiron.
Vous comprenez, n’est-ce pas ?
Elle sort par la gauche.
Scène V
MONTGIRON, seul, la regardant sortir
Ah ! la charmante femme de notaire que cela ferait ! Et comme je me lutterais de rompre avec Josépha, Atala, etc. ! Je ne sais pas si M. Brémontier a abordé avec elle la question... du reste, il a le temps... moi aussi...
Soupirant.
et jusqu’à ce que j’aie fait fortune...
Apercevant Lionel qui entre avec précaution par la deuxième porte à gauche.
Ah ! te voilà.
Scène VI
LIONEL, MONTGIRON
LIONEL.
Comment cela s’est-il passé hier au soir ?
MONTGIRON.
Le mieux du monde... tu avais pris le meilleur parti : celui de ne pas paraître ; cela dispense de toutes les explications.
Il va s’asseoir près de la table, à droite.
LIONEL.
Oui, cela m’a sauvé de la baronne... mais, d’un autre côté, c’était bien mal reconnaître la gracieuse invitation de mademoiselle Alice ; car, tu sais, elle m’avait presque invité.
MONTGIRON.
Tu as raison ; ce n’était pas galant.
LIONEL.
Dis plutôt que c’était une impolitesse dont je rougis et qui n’a pas de nom... Aussi, elle a dû être bien étonnée, bien fâchée, n’est-ce pas ?
MONTGIRON.
Non vraiment.
LIONEL.
Comment ! Elle n’a pas été furieuse ?...
MONTGIRON.
Je crois qu’elle ne s’en est pas même aperçue ; car elle ne m’en a rien dit.
LIONEL.
Ah !... tant mieux ! Mais, cependant, et ne fût-ce que par amour-propre...
MONTGIRON.
Elle !... de l’amour-propre !... tu ne la connais pas... est-ce qu’elle fait attention à des misères pareilles ? C’est une simplicité, une modestie, et surtout une égalité d’humeur dont tu ne peux pas te faire une idée.
LIONEL, à part.
Allons ! je m’abusais... je partirai.
Haut.
Adieu, mon ami !
MONTGIRON, se levant.
Comment ! tu nous quittes ?...
LIONEL.
Le moyen de faire autrement !... Ma position, ici... à Rouen, n’est plus tenable... exposé à chaque instant à me rencontrer avec la baronne !... juge du coup que cela lui porterait ! car, après tout, elle m’était dévouée... elle m’aimait, celle-là ! elle m’aimait réellement... et de surprise, d’émotion, de saisissement... elle est capable d’en mourir !
MONTGIRON, regardant à droite.
Vraiment ? va-t’en donc alors, car la voici qui traverse ’étude... elle s’arrête et cause avec le petit clerc.
LIONEL.
Pauvre femme !... Ah ! si j’osais !
MONTGIRON.
Pourquoi pas ? Risque la reconnaissance.
LIONEL.
Non... non... c’est trop dangereux... cela demande tant de ménagements !
MONTGIRON.
La voici !
Lionel s’assied vivement à la table de gauche, en tournant le des à la baronne qui entre par la porte de droite.
Scène VII
LIONEL, assis, MONTGIRON, LA BARONNE
LA BARONNE, à Montgiron.
Ah ! vous me voyez, monsieur, exacte au rendez-vous et levée de bonne heure.
MONTGIRON.
Malgré le bal !
LA BARONNE.
À cause du bal... rien de plus commode pour les gens d’affaires... on ne se couche pas !... Le contrat est-il prêt ?
MONTGIRON.
Juste pour l’heure indiquée par vous-même, madame !
Le lui remettant et désignant Lionel.
Notre second clerc en écrivait, à l’instant même, les derniers mots.
LA BARONNE, à droite, lisant le contrat.
« Par devant maître Brémontier et son collègue... notaires impériaux, à Rouen... »
LIONEL, à part, regardant la baronne à la dérobée.
Elle est toujours jolie.
LA BARONNE.
« Sont comparus... Christine-Aurélie, baronne d’Erlac... »
À Montgiron.
Je vais écrire, en marge, au crayon, mes notes et observations... mais ça me paraît bien... très bien rédigé...
Elle s’assied au bureau, à droite, et parcourt tout bas le contrat.
MONTGIRON.
Madame est trop bonne... le désir de lui être agréable, et puis un autre sentiment...
Soupirant.
Souvenir cher et douloureux !...
LA BARONNE.
Que voulez-vous dire ?
MONTGIRON.
J’étais l’ami d’enfance... l’ami intime... d’un pauvre jeune homme...
LIONEL, à part.
Il me fait trembler !
MONTGIRON.
Un infortuné... qui vous adorait, madame...
LA BARONNE, lisant toujours.
Lequel ?
MONTGIRON, échangeant un coup d’œil avec Lionel.
Comment ! lequel ?
LA BARONNE, lui montrant le contrat.
Tenez, monsieur, deux mots rayés nuls qui ne sont pas indiqués en marge.
MONTGIRON.
Oui, madame. Je voulais vous parler du malheureux Lionel d’Aubray... feu Lionel...
LA BARONNE.
Ah ! ne prononcez pas ce nom-là !... il me fait un mal affreux...
LIONEL, à part.
J’en étais sûr !
LA BARONNE, toujours occupée du contrat.
Affreux !... affreux !... affr... La désignation des tenants et aboutissants est-elle bien exacte ?
MONTGIRON.
Oui, madame.
LA BARONNE, lisant le contrat.
« Touchant, au nord, au bois d’Apremont, et, au couchant, aux herbages de la Jonquière... »
À Montgiron.
Est-ce vérifié !
MONTGIRON.
Je recommande cela au second clerc qui est intelligent... et qui comprend...
À part.
Ça devient curieux...
À la baronne.
Mais Lionel...
LA BARONNE, avec sentiment.
Libres tous deux, jeunes et riches, nous devions nous marier... c’était mon désir et le sien, vingt lettres de lui... l’attestent...
LIONEL, à part.
C’est vrai !
LA BARONNE.
Je l’avais déjà présenté à mes amis, à toute ma société intime, comme mon mari.
MONTGIRON.
Votre mari !...
LA BARONNE.
C’est tout simple : dans le courant d’affaires où je suis lancée, impossible de rester veuve, il faut un chef à la communauté...
MONTGIRON.
Ah ! c’est là le motif ?...
LA BARONNE.
Ne fût-ce que pour la validité des actes que l’on peut avoir à souscrire... épouse de monsieur un tel...
MONTGIRON.
De lui dûment autorisée...
LA BARONNE.
Cela rassure...
MONTGIRON.
Cela rassure...
À part.
Ça nous rassure...
LA BARONNE.
Aussi, notre mariage était convenu ; lorsque tout à coup, et au moment où personne ne s’y attendait...
S’occupant du contrat.
Point et virgule...
MONTGIRON, avec impatience.
Eh bien ! madame ?
LA BARONNE.
Eh bien ! monsieur, je n’aurais jamais cru cela de lui... un éclat... un scandale... que je ne lui pardonnerai jamais... Se tuer... par jalousie !
MONTGIRON.
Lui !...
LIONEL, à part.
Par jalousie !
LA BARONNE.
Des soupçons injurieux... odieux... un prétexte pour se tuer... un procédé indigne... On s’explique... on ne se tue pas... c’est absurde !...
MONTGIRON, se rapprochant de Lionel.
Absurde est le mot... c’est toujours une absurdité de se tuer... même pour une femme...
LA BARONNE.
Certainement, cela la compromet...
MONTGIRON.
Ah ! vous n’y voyez que cela...
À Lionel.
Tu comprends !...
LA BARONNE, se retournant.
Hein ?
MONTGIRON.
Une note, pour le second clerc... Vous n’y voyez pas autre chose ?...
LA BARONNE.
Mon Dieu si !...
Se levant.
je sais ce que vous allez me dire : c’est flatteur...
MONTGIRON et LIONEL.
Flatteur !
LA BARONNE.
Bien d’autres, à ma place, seraient fières d’un amoureux tué pour elles... moi, je n’ai pas de vanité... je ne suis pas coquette... je n’ai pas le temps... et toute à ma douleur...
S’interrompant et montrant à Montgiron un endroit du contrat.
Comment ! les intérêts à cinq ?... nous sommes convenus à quatre !
MONTGIRON.
Je ne le pense pas.
LA BARONNE.
J’en suis sûre, à quatre...
MONTGIRON.
À cinq...
LA BARONNE.
À quatre...
MONTGIRON.
À cinq, mon patron vous l’attestera.
LA BARONNE.
J’ai de la mémoire...
MONTGIRON.
Moi aussi...
LA BARONNE.
Et je crois m’entendre en affaires...
MONTGIRON.
Moi aussi !
LA BARONNE.
Et il est peu galant, quand je vous affirme, moi, femme !...
MONTGIRON.
J’en suis fâché, mais, par devant notaire, il n’y a que des actes... À cinq...
LA BARONNE.
À quatre...
MONTGIRON.
À cinq...
LA BARONNE.
À quatre...
MONTGIRON.
À cinq...
LA BARONNE.
Monsieur le maître clerc !...
MONTGIRON, à part.
C’est pis qu’un procureur !...
Scène VIII
LIONEL, toujours assis, MONTGIRON, LA BARONNE, ALICE
ALICE, entrant par la première porte de gauche.
Eh ! mon Dieu, monsieur Montgiron, courez donc ! mon père vous fait appeler, il reçoit à l’instant de Lille une dépêche...
LA BARONNE.
Par le télégraphe ?
ALICE.
Par la poste... annonçant la mort d’un client à lui... monsieur... M. Dennebière...
MONTGIRON, vivement.
M. Dennebière !
LA BARONNE.
Ô ciel !... Mort ?
ALICE.
Depuis huit jour ?
LA BARONNE.
Mais alors... ce contrat... cette vente...
MONTGIRON.
Complètement nuls... et nous qui disputions sur les intérêts... car ils étaient à cinq.
LA BARONNE.
Ah !... au fait c’est bien possible ! et, en attendant, l’affaire est manquée !... une si belle affaire ! mais on peut la renouer.
MONTGIRON.
Je cours chez mon patron.
LA BARONNE.
Et moi, écrire à Paris !... Il y a des héritiers.
MONTGIRON.
Il faut les connaître...
LA BARONNE.
Il doit y en avoir.
MONTGIRON.
Il y en aura... Trois millions de biens ! Il s’en présentera, gardez-vous d’en douter !
Il entre dans l’appartement à gauche. La baronne sort vivement par la droite.
Scène IX
LIONEL, ALICE
LIONEL, toujours assis à gauche, à part.
Et j’ai cru être aimé ! et j’ai cru laisser des regrets ! ah ! je ne crois plus à rien !... je suis maudit !
Il se lève. Alice a regardé sortir la baronne, puis a tourné ses regards vers Lionel ; en le voyant se lever, elle se dirige vers la gauche ; arrivée au milieu du théâtre, Lionel la salue ; elle lui fait la révérence, et poursuit son chemin vers la première porte de gauche. Lionel, qui est passé à droite, la rappelle.
Pardon, mademoiselle, si, avant de m’éloigner, je tiens à me justifier d’un tort... dont on prétend que vous ne vous êtes pas même aperçue ; mais, quelque grande que soit pour moi votre indulgence ou votre indifférence, je ne suis pas moins coupable...
ALICE, qui s’est arrêtée.
Et de quoi donc, monsieur ?
LIONEL.
On avait raison... vous l’avez déjà oublié... mais moi, je ne me pardonnerai jamais de n’avoir pu répondre à l’honneur que vous m’aviez fait, en me choisissant, hier au soir, pour cavalier...
ALICE, revenant.
Quoi ! c’est là ce qui vous met en peine ?
LIONEL.
Oui, j’aurais été fier et heureux de jouir du succès de mon élève, succès dont le récit a doublé mes regrets.
ALICE, souriant.
Je comprends, monsieur : vous voulez, pour gagner votre cause, gagner d’abord votre juge... c’est inutile ; un crime si léger ne demande pas une expiation aussi grande... vous n’avez pu venir... cela suffit. Vous en êtes fâché... et moi aussi peut-être ; on regrette toujours un bon danseur... mais je suppose que votre absence... a été motivée... par des causes...
LIONEL, embarrassé.
Oh ! oui... mademoiselle...
À part.
Que lui dire ?...
Haut.
Par des causes... imprévues... et qui sont telles...
ALICE, froidement.
Je n’insiste pas, monsieur... car il paraît que c’est grave...
LIONEL.
Oh ! très grave !... et cependant si ridicule, si absurde... que si je pouvais... si j’osais... tout vous dire !... peut-être, loin de m’en vouloir... auriez-vous quelque pitié de la situation où je me suis trouvé.
ALICE, gaiement.
Ah ! mon Dieu !... ce que l’on racontait hier dans le bal... d’un jeune homme... d’une tenue irréprochable... qui, en venant à la préfecture, s’était vu éclaboussé de la tête aux pieds...
LIONEL, à part, avec joie.
Ô ciel !
ALICE.
C’était vous ?
LIONEL, vivement.
Oui, mademoiselle... oui, moi-même...
ALICE, riant.
Pauvre jeune homme !... Et l’un ajoutait que, ne pouvant improviser une seconde toilette... il avait été forcé...
LIONEL.
Précisément.
ALICE, riant.
De rentrer chez lui.
LIONEL.
Vous l’avez dit... et d’y passer la soirée... entendant retentir à mon oreille le bruit de l’orchestre... voyant, dans mon rêve, passer et repasser ces fraîches toilettes, ces jeunes filles charmantes et rieuses... une surtout !... un ange, dont l’image ne suffisait pas pour me consoler du paradis perdu... et il y a un moment où, confus, dépité, furieux, je me pris à pleurer de rage.
ALICE.
Pour un bal ?
LIONEL.
Pour celui-là !
ALICE.
Eh bien ! monsieur... c’est très mal... de se désoler pour si peu de chose... et de n’avoir pas plus de philosophie ! Vous mériteriez qu’il vous arrivât un malheur réel.
LIONEL.
C’en était un de vous croire irritée contre moi.
ALICE.
Êtes-vous rassuré ?
LIONEL.
Oui... depuis que vous avez ri, et maintenant...
ALICE.
Pardon, monsieur, mon père m’attend... il est dans son cabinet avec Montgiron...
Jetant un cri.
Montgiron !... Ah ! mon Dieu !
LIONEL.
Qu’y a-t-il ?
ALICE.
Rien !
À part.
Pourvu que mon père n’ait pas encore parlé !
Elle s’élance dans l’appartement à gauche.
Scène X
LIONEL, seul
Non... il n’y a pas au monde de jeune fille meilleure, plus simple, moins coquette, plus raisonnable... elle ne m’a rien dit... rien promis, et pourtant nous étions fâchés et nous voilà réconciliés !... Il y a en elle quelque chose de bon et d’affectueux qui fait que, plus on la voit, plus on désire la voir... et penser que je pouvais lui offrir une fortune que je n’ai plus ! Ah ! Montgiron... je vais lui dire... non, il est avec un étranger...
Scène XI
LIONEL, ROBERTIN, MONTGIRON
MONTGIRON, à Robertin.
Oui, monsieur, je sortais...
ROBERTIN.
Et vous rentrez avec moi ?
MONTGIRON.
C’est bien le moins... car ce matin déjà, m’a-t-on dit, vous avez pris la peine de venir à l’étude pour moi...
ROBERTIN.
Et pour madame la baronne d’Erlac.
MONTGIRON.
C’est jouer de malheur... il y a une demi-heure qu’elle était ici.
ROBERTIN.
Je le sais ; je l’ai aperçue rue Grand-Pont, dans sa voiture, et je lui ai fait part de l’importante affaire qui m’occupe ; elle a daigné me recevoir.
MONTGIRON.
Où donc ?
ROBERTIN.
Sur le marchepied... où elle m’a donné audience !... Audience souvent interrompue par l’impatience et le piaffement de ses chevaux... deux bêtes de sang, très bien attelées, et qui sortent...
MONTGIRON.
De vos écuries ?
ROBERTIN.
De mes haras.
Vivement.
Beaucoup de race, de distinction... (je parle de la baronne), et puis, quelle robe !... et puis c’est sage... jamais de faux pas... (je parle de ses chevaux) ; et elle m’a dit... (la baronne), elle m’a dit : Avant de voir Brémontier le notaire, voyez d’abord son maître clerc, c’est lui qui mène l’étude.
MONTGIRON.
Madame la baronne est bien bonne...
Robertin s’assied à droite, Montgiron prend une chaise et s’assied près de lui.
De quoi s’agit-il ? je vous écoute.
À Robertin qui regarde Lionel assis à gauche.
Ne faites pas attention... monsieur est un ami à moi qui n’est pas de l’étude, mais qui était digne d’en être.
ROBERTIN.
Monsieur, vous avez entendu parler à Paris d’un jeune homme nommé Lionel d’Aubray ?
LIONEL, à part.
Ah ! mon Dieu !
MONTGIRON.
Beaucoup... un de mes amis !
ROBERTIN.
C’est ce que m’a dit la baronne, en m’engageant à m’adresser à vous.
MONTGIRON.
Un jeune homme charmant !...
ROBERTIN.
C’est possible... je ne le connaissais pas... mais vous...
MONTGIRON, montrant Lionel.
Voilà monsieur qui le connaissait encore mieux que moi... Ils ne se quittaient jamais... ils ne faisaient qu’un.
ROBERTIN.
J’en suis charmé... vous savez qu’il est mort ?
LIONEL.
Oh ! bien mort !
ROBERTIN, vivement à Lionel.
Vous en êtes sur ?
MONTGIRON.
Oh ! vous pouvez vous en rapporter à monsieur... qui vous donnera là-dessus tous les renseignements... tous les détails...
ROBERTIN, avec joie.
En vérité ?
MONTGIRON.
Il était avec lui à ses derniers moments.
ROBERTIN, se levant vivement et courant auprès de Lionel.
Quel bonheur ! Ah ! monsieur, vous ne pouvez pas savoir quel plaisir vous me faites !... Comment reconnaître un tel service !... disposez de moi, de mes chevaux... je vous devrai plus que la vie...
MONTGIRON.
Eh ! Pourquoi ?
ROBERTIN.
Pourquoi ?... Figurez-vous que j’avais pour arrière... arrière-cousin une espèce d’ours célibataire, un vieux crésus, nommé Dennebière.
MONTGIRON.
M. Dennebière ?
ROBERTIN.
Il avait eu, à ce qu’il paraît, des démêlés avec mon père, qui n’était pas commode non plus ; très ombrageux, ils se cabraient tous les deux, et, comme cela arrive souvent dans les familles et en province, on se détestait cordialement... Je ne pensais pas à lui du tout, lorsque j’apprends que le pauvre bonhomme, qui avait plus de quatre-vingts ans et faisait languir ses héritiers... ça frisait l’indélicatesse... s’est décidé il y a huit jours, et qu’il est mort, laissant toute sa fortune...
MONTGIRON.
À vous ?
ROBERTIN.
Non, à ce Lionel d’Aubray, dont je vous parlais tout à l’heure.
LIONEL et MONTGIRON.
Ah !
ROBERTIN.
Un arrière-cousin au même degré que nous, qu’il ne connaissait même pas... le tout pour nous faire pièce, pour nous déshériter... trois ou quatre millions, messieurs !...
LIONEL et MONTGIRON.
Quatre millions !!!
ROBERTIN.
Et, par bonheur... voyez le bonheur ! J’apprends aussi que ce Lionel d’Aubray, quel imbécile !... s’est jeté à l’eau il y a quinze jours... juste au moment où il allait réaliser le cher cousin ! En voilà une idée bachique !
À Lionel.
C’est votre ami, je ne voudrais pas en dire de mal... mais il paraît que c’était une espèce d’idiot.
MONTGIRON et LIONEL.
Ah !
ROBERTIN.
Fort laid, fort bête...
LIONEL.
En vérité ?
ROBERTIN.
Un garçon qui ne pouvait pas vivre.
LIONEL.
Vous croyez ?...
ROBERTIN.
Condamné par les médecins... une maladie organique... tout le monde vous le dira.
Il passe à droite.
MONTGIRON, bas à Lionel.
Hein ! quelle oraison funèbre !
ROBERTIN.
La mort est évidente... réelle... feu Lionel a écrit lui-même pour l’annoncer à tout le monde... J’ai des lettres adressées par lui à nos amis communs du Jockey-Club... Que diable ! cela devrait suffire... pour que moi, Achille-Hippolyte Robertin de Roberville, seul héritier, je sois sur-le-champ envoyé en possession... Eh bien ! non... cela ne suffit pas, on veut que la mort soit prouvée... constatée...
MONTGIRON.
C’est absurde !
ROBERTIN.
D’un autre côté, j’apprends que madame la baronne d’Erlac, au nom d’une compagnie par actions, mais très sérieuse, offre des sommes considérables du domaine de Gondreville, dépendant de la... de ma succession.
MONTGIRON.
Deux millions cinq cent mille francs...
ROBERTIN.
C’est quelque chose ! Et je puis demander plus encore ; car c’est une spéculation comme elle en fait tant !... une affaire sur laquelle on peut s’entendre... c’est-à-dire gagner beaucoup... or, la baronne, qui est pressée, veut conclure à tout prix, ou renoncer à la combinaison, et je ne peux pas agir, je ne peux pas faire acte d’héritier... tant qu’il n’y aura pas acte de décès.
MONTGIRON.
C’est désolant !
ROBERTIN.
C’est désespérant !... j’en pleurerais presque !
MONTGIRON, bas à Lionel.
Tuez-vous donc pour enrichir un cheval comme celui-là !...
ROBERTIN.
Eh bien ! c’est là-dessus que je viens vous demander conseil. Madame la baronne prétend qu’on peut suppléer à l’acte de décès qui nous manque par un acte de notoriété...
MONTGIRON.
Elle s’y connaît.
ROBERTIN.
Signé de deux témoins...
MONTGIRON.
Au moins.
ROBERTIN, allant à Lionel.
En voilà déjà un... voilà d’abord monsieur, qui attestera, qui signera...
LIONEL.
Moi ?...
MONTGIRON.
Lui ?...
ROBERTIN, à Lionel.
En galant homme... vous ne pouvez pas faire autrement !... dès que vous étiez là, dès que vous l’avez vu !... La vérité... rien que la vérité... on ne vous demande pas autre chose.
À Montgiron.
Je vais faire dresser l’acte en bonne forme par votre patron... chez qui la baronne a promis de me rejoindre dans une demi-heure.
À Lionel.
Et je vous prie, monsieur, de me faire l’honneur de dîner demain à mon château de Gondreville, où j’avais invité tous nos amis de Paris qui ont connu Lionel d Aubray...
LIONEL, à part.
Il ne manquait plus que cela !
ROBERTIN.
Pour avoir par eux des renseignements sur lui ; mais vous voilà, votre témoignage suffira... et croyez bien, monsieur, que je reconnaîtrai, comme je le dois, un service aussi important. Que diable !... entre gens comme il faut... nous marchons d’une piste.
Il sort vivement par la porte de gauche ; Montgiron le suit, comme pour le retenir ; Lionel passe à droite.
Scène XII
MONTGIRON, LIONEL
MONTGIRON.
En bien ?
LIONEL.
Eh bien ?...
MONTGIRON.
Tu le laisses partir !... Quand pour dissiper toutes ses fumées d’héritage... et pour te faire reconnaître... tu n’as qu’un mot à dire !...
LIONEL.
Mais ce mot-là, comment oser maintenant le prononcer ?...
MONTGIRON.
Allons donc !... au diable la honte et le respect humain, quand il s’agit de trois ou quatre millions !... car c’étaient trois millions pour le moins qui l’arrivaient, ingrat !... au moment même où tu quittais la vie !... cela t’apprendra à vivre !... et on a beau se dire philosophe... on a beau mépriser les richesses, je t’avoue qu’en apprenant la nouvelle, je me suis senti dans un état de stupeur, d’éblouissement dont je ne suis pas encore revenu...
LIONEL.
Et moi donc !... Ah ! si j avais su combien ma mort devait me causer d’embarras...
MONTGIRON.
Tu te serais bien gardé de mourir ?...
LIONEL.
Certainement. Je ne te parle pas de la baronne d’Erlac que tu viens d’entendre tout à l’heure... que j’aurais dû épouser de mon vivant, et qui a, de moi, des promesses, des engagements écrits...
MONTGIRON.
Que tu n’es pas embarrassé de rompre... tu ne manques pas maintenant de prétextes.
LIONEL.
Non, sans doute. Il n’en est pas moins vrai, et c’est déjà assez gênant, qu’elle m’a présenté partout comme son mari, quand je n’avais rien... pas même la fortune qu’alors je m’attribuais... et quand j’en ai une réelle... immense... je renais pour renoncer à elle... pour l’abandonner !... Elle dira partout, et on la croira, que j’étais autrefois un chevalier d’industrie... et maintenant un indigne... un infâme...
MONTGIRON.
Elle ne dira rien, car elle ne l’aime pas... elle ne l’aime plus !
LIONEL.
Son amour fera comme moi... il renaîtra... avec l’héritage.
MONTGIRON.
Eh bien ! au bout du compte... et si ta conscience te l’ordonne... le pis aller est de l’épouser... tu l’épouseras...
LIONEL.
Jamais !...
MONTGIRON.
Pourquoi ?
LIONEL.
Et si depuis ma mort... si, depuis que j’ai vu les choses d’un autre œil, et sous un autre aspect, j’étais devenu amoureux d’une autre personne... d’une femme digne de toute mon estime, de toute ma tendresse ?...
MONTGIRON.
C’est vrai, tu me l’as déjà dit... Amoureux et riche !... le bonheur sur terre ! je voudrais bien être à ta place... Épouse sur-le-champ et moque-toi du qu’en dira-t-on ?
LIONEL.
Certainement... et s’il ne tenait qu’à moi... j’aurais peut-être le courage...
MONTGIRON.
D’être heureux ?... Quelle bravoure !... Eh bien, qu’est-ce qui t’arrête ? qu’est-ce qui te retient ?
LIONEL.
La crainte... quand celle que j’aime saura la vérité, car il faudra toujours la lui dire... la crainte de paraître ridicule à ses yeux ! Je ne suis pas encore sûr d’être aimé... et le ridicule tue l’amour...
MONTGIRON.
Allons donc !... Les femmes ont naturellement le cœur bon et sensible, l’imagination tendre et romanesque, et un beau jeune homme qui a voulu se tuer... cela les effrayera... c’est déjà quelque chose, et puis cela les touchera... les intéressera... j’en suis sur. Tiens, voici mademoiselle Alice qui vient de ce côté... c’est la perle des jeunes filles.
LIONEL.
Tu dis vrai.
MONTGIRON.
Veux-tu que nous en fassions l’essai... sur elle ?...
LIONEL, passant vivement à gauche.
Sur elle ?... volontiers.
MONTGIRON.
Je vais lui raconter ton histoire.
LIONEL.
Sans me nommer...
MONTGIRON.
Cela va sans dire.
Scène XIII
LIONEL, ALICE, MONTGIRON
ALICE, venant de la gauche, un ouvrage à l’aiguille à la main.
Eh ! mon Dieu ! messieurs, qu’avez-vous donc ?
MONTGIRON.
Rien, mademoiselle... rien.
ALICE.
Vous me semblez l’un et l’autre troublés.
MONTGIRON.
C’est que nous recevons à l’instant même de Paris des nouvelles...
LIONEL.
D’un de nos anciens camarades de collège.
MONTGIRON.
D’un ami... intime... qui est dans une position...
LIONEL.
Dieu terrible !
ALICE, avec bonté.
Il est souffrant ?... il est malade ?...
MONTGIRON.
Non !...
Regardant Lionel.
Il se porte bien... très bien !
LIONEL.
Mais il est si malheureux !
ALICE, à Lionel.
Ô Ciel ! il est menacé de perdre son père ?...
À Montgiron.
sa mère !... quoiqu’un qui lui est cher ?...
LIONEL, avec embarras.
Non...
ALICE.
Eh bien alors... s’il n’y a de danger ni pour lui... ni pour les siens... pour qui donc tremble-t-il ? pour sa fortune ?...
MONTGIRON.
Du tout, elle est belle.
LIONEL.
Beaucoup trop belle !
ALICE.
Si c’est là sa maladie... elle est facile à guérir... il trouvera toujours, pour s’en défaire, des malheureux... des vrais.
MONTGIRON.
Ce n’est pas cela... c’est qu’il se trouve placé dans des circonstances... si singulières, si exceptionnelles... que si vous connaissiez son aventure, vous le plaindriez, j’en suis sûr.
ALICE.
Moi ! je ne demande pas mieux ! surtout s’il s’agit d’une histoire à écouter.
Montgiron lui approche un fauteuil près de la table, à droite ; Alice s’assied, et Montgiron passe à sa gauche.
MONTGIRON.
Imaginez-vous que ce pauvre jeune homme, dont je vous garantis l’esprit, les moyens, la moralité...
LIONEL.
Il ne s’agit pas de cela.
MONTGIRON.
C’est juste... ce pauvre jeune homme, orphelin et maître de ses actions, était venu à Paris jouissant d’un patrimoine très raisonnable... comme qui dirait une centaine de mille francs de capital.
ALICE.
C’était superbe ! et votre pauvre ami me semble jusqu’à présent le plus heureux des hommes.
LIONEL, avec embarras.
Certainement... mais il était jeune... et, comme la plupart des jeunes gens... il tenait à briller... à paraître...
MONTGIRON.
Et lancé dans le grand monde financier, au milieu d’une société opulente... il a laissé croire...
LIONEL.
Par vanité, par orgueil...
MONTGIRON.
Qu’il était riche...
LIONEL.
Beaucoup plus riche qu’il ne l’était réellement.
MONTGIRON.
De là un train de vie à l’avenant... des dépenses exagérées... vous comprenez ?...
ALICE, souriant.
Je comprends... votre ami était un niais.
LIONEL, vivement.
Comment ?...
ALICE.
Pour ne pas dire plus.
LIONEL, de même.
Permettez... mademoiselle...
MONTGIRON.
Oui... il y avait des motifs que j’ai oublié de vous dire... il était amoureux...
LIONEL, vivement.
Ah ! très peu ! très peu !
MONTGIRON.
Tais-toi donc... et ne diminue pas les circonstances atténuantes... il était amoureux ! amoureux fou d’une grande dame !
LIONEL.
D’abord !... mais ensuite...
MONTGIRON.
Cela ne fait rien à la question. Le fait est que, ruiné et n’écoutant que son désespoir, décidé à mettre fin à ses jours, il se précipita dans la Seine...
ALICE.
Ô ciel !... il est mort ?
MONTGIRON.
Non... il est vivant.
ALICE.
Il ne s’est donc pas tué ?
LIONEL.
Si fait... si fait... mais...
MONTGIRON.
Mais repêché... c’est-à-dire... retenu dans les filets d’un pécheur, qui voulait même, à ce sujet, lui intenter un procès en dommages et intérêts...
ALICE.
En vérité !
MONTGIRON.
Il ne sait plus maintenant... c’est là ce qui le désespère... vu qu’il a envoyé des billets de faire part... il ne sait plus comment ressusciter... comment oser avouer qu’il est vivant... d’autant que, par un fait exprès déplorable, tout lui sourit en ce moment ; il n’a jamais été plus heureux que...
ALICE.
Que ?...
MONTGIRON.
Que depuis qu’il est mort !...
ALICE, qui s’est contenue jusque-là, éclate de rire.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
LIONEL.
Ô ciel !... elle rit !
MONTGIRON.
Elle ose rire !
ALICE, riant.
Ah ! la drôle d’histoire !... je n’y peux plus tenir... ah ! ah ! ah ! ah !...
MONTGIRON.
Mais, mademoiselle...
ALICE, riant toujours.
Comment !... il a envoyé ses billets de faire part... ah ! ah ! ah ! ah !... et il est vivant et bien portant !... ah ! ah ! ah !... et il a été repêche... dans un filet !... ah ! ah !...
LIONEL.
Oh ! mademoiselle...
ALICE.
Laissez-moi rire, je vous en prie... ça me fait mal... et par un pécheur qui voulait lui faire un procès !... ah ! ah ! ah !... de ce qu’il n’était pas poisson ! ah ! ah !...
LIONEL, avec colère.
Mais c’est indigne !
MONTGIRON, de même.
C’est affreux !
LIONEL, de même.
Et un accès de gaieté pareille !...
ALICE.
Pardon... messieurs... c’est plus fort que moi !... pardon pour votre ami... mais puisqu’il n’est pas mort... ah ! ah ! ah !
LIONEL.
Oh ! c’est à se tuer de rage !
ALICE.
Allons donc !...
LIONEL, avec colère.
Oui !... je conçois qu’on veuille quitter la vie quand on ne voit autour de soi que des cœurs durs et insensibles... je conçois qu’on n’ait rien à attendre de la pitié des hommes, quand, de nos jours, les événements les plus funestes, les malheurs les plus dignes d’égards, n’excitent, même chez une jeune fille, que la dérision et la raillerie.
ALICE, cessant de rire et se levant froidement.
Arrêtez, monsieur, vous me jugez mal en m’accusant d’insensibilité.
Mettant la main sur son cœur.
Il y a là, croyez-le bien, sympathie et compassion pour toutes les infortunes véritables et réelles ; mais m’attendrir sur le sort d’un homme qui, avec de la jeunesse, des amis, de la santé, et cent mille francs de patrimoine, ne sait pas être heureux...
Avec ironie.
et aspire à la tombe, parce qu’il n’est pas millionnaire... mais le plaindre... mais gémir sur son sort, parce qu’il lui semble plus commode de s’endormir que de travailler... je n’ai pas, je l’avoue, assez de sensibilité à perdre... pour la prodiguer ainsi... et je la réserve pour ceux qui vivent, qui souffrent et qui combattent.
LIONEL, vivement.
Mais, mademoiselle...
ALICE, de même et souriant.
Mais, monsieur, s’il n’y avait pas d’existence possible, sans luxe et sans opulence, s’il fallait, sous peine de mort, que tout le monde eût des millions... nous serions donc obligées, nous autres demoiselles sans dot, de renoncer à vivre, de nous asphyxier... non vraiment, je me sens l’esprit, je me sens le courage de vivre et d’être heureuse à meilleur marché.
MONTGIRON, vivement.
De ce côté-là vous avez raison... c’est mon système...
LIONEL, avec dépit.
Chacun le sien... mademoiselle... mais il est tel moment, telles circonstances, où la mort est préférable à l’humiliation et au déshonneur !... C’est un devoir qu’une femme peut ne pas comprendre... mais il est permis à un homme... de penser ainsi !
ALICE, avec émotion.
Il ne lui est jamais permis, monsieur, de disposer follement d’une vie qui appartient aux siens et à son pays, et je ne comprendrai jamais que, dans un moment où il y avait des dangers et de l’honneur pour tout le monde, votre ami ait été chercher dans les filets d’un pécheur une mort qu’il pouvait trouver glorieuse dans les rangs de nos soldats.
Elle salue, et sort par la gauche.
Scène XIV
MONTGIRON, LIONEL
LIONEL, exaspéré, et passant à droite.
Ah ! je n’y survivrai pas... je te l’avais bien dit... je l’avais prévu... voilà le sort qui m’attend quand on connaîtra la vérité... raillé, bafoué, tourné en ridicule...
MONTGIRON.
Allons donc !...
LIONEL.
Chacun dans le monde me montrera au doigt... feu Lionel. Le nom m’en restera... un rire inextinguible accueillera mon entrée dans chaque salon... où j’oserai me présenter.
MONTGIRON.
Calme-toi... et ne prends pas ainsi les choses à l’extrême...
LIONEL.
Perdu d’honneur à tons les yeux !... aucune femme... aucune jeune fille... ne voudra plus de moi...
MONTGIRON.
C’est trop fort... et tu t’exagères tout...
LIONEL.
Enfin... tu en as été le témoin ! Tu as vu la gaieté folle qui accueillait ma catastrophe ! Tu as entendu cette voix jeune et fraîche, dont les éclats de rire insultants retentissent encore à mon oreille.
MONTGIRON.
Cela ne prouve rien... Mademoiselle Alice ne ressemble pas à la plupart des jeunes filles... c’est une jeune personne posée... sérieuse !...
LIONEL.
Pas tout à l’heure, du moins !
MONTGIRON.
Je veux dire qu’elle n’est pas exaltée, romanesque, et que l’étourderie ou la gaieté de son âge ne l’empêchent pas d’avoir un côté sévère, que n’aura probablement pas celle que tu aimes...
LIONEL, avec dépit.
Ce sera la même chose.
MONTGIRON.
Elle aura des idées toutes différentes.
LIONEL.
Elle pensera exactement de même.
MONTGIRON.
Alors c’est à toi de la faire revenir de ses préjugés ; à toi, par tes soins et par la tendresse, de te faire pardonner ta mort, ou plutôt de faire chérir ta résurrection... on un mot, c’est une conquête à tenter... et tu en viendras à bout.
LIONEL, vivement.
Tu crois ?
MONTGIRON.
J’en suis sûr ! elle se laissera désarmer, à moins qu’elle n’en aime un autre, auquel cas il n’y a rien à faire... qu’à plier bagage... Silence ! mon patron et M. Robertin.
LIONEL, avec humeur.
Que nous veut encore celui-là ?...
Scène XV
MONTGIRON, ROBERTIN, BRÉMONTIER, LIONEL
ROBERTIN, parlant à la cantonade, à gauche.
Oui, madame, nous vous attendrons...
MONTGIRON.
Qu’est-ce ?...
ROBERTIN.
Madame la baronne d’Erlac achève de rédiger, dans le cabinet de M. Brémontier... une promesse de vente entre nous deux...
BRÉMONTIER.
Et promesse de vente, vaut vente.
ROBERTIN.
Mais elle voudrait qu’à cette promesse fût joint l’acte que M. Brémontier vient de dresser lui-même.
BRÉMONTIER.
Et que voici.
ROBERTIN, à Lionel.
L’acte constatant le décès de feu Lionel, acte de notoriété, que vous m’avez promis de signer.
BRÉMONTIER.
Comme témoin du fait votre signature est nécessaire.
LIONEL.
Ma signature ?...
BRÉMONTIER.
Oui.
LIONEL, cherchant à se modérer.
C’est possible... mais je ne signerai pas.
ROBERTIN.
Et pourquoi... monsieur ?...
LIONEL, de même.
Pourquoi !... pourquoi !... je n’ai pas de raison à donner... je ne signerai pas, parce que je ne le veux pas.
BRÉMONTIER.
On vous y forcera.
LIONEL.
Moi !...
BRÉMONTIER.
Vous-même !
MONTGIRON, à part.
C’est trop fort !
BRÉMONTIER, avec force.
La loi est là !
ROBERTIN, bas à Brémontier.
Doucement donc !... il est chatouilleux, et vous lui faites sentir l’éperon... ce n’est pas ainsi qu’on s’y prend... la baronne avait prévu le cas...
Bas à Montgiron qui est passé près de lui.
et je sais les moyens d’action qu’il faut employer avec lui... la main légère... et il signera.
MONTGIRON.
Il ne signera pas.
ROBERTIN.
Il signera... vous allez le voir...
S’adressant à haute voix à Lionel qui s’est assis à droite.
Monsieur Rigaud...
Bas.
Comme au manège, un peu de sucre...
Haut.
C’est à vous que je m’adresse... vous êtes, m’a-t-on dit, intimement lié avec monsieur Montgiron.
LIONEL.
Maintenant plus que jamais... c’est entre nous à la vie à la mort.
ROBERTIN.
À merveille... nous ne tarderons pas à nous entendre. Monsieur Brémontier, en parlant tout à l’heure, avec madame la baronne, de rétablissement de sa fille, lui disait qu’elle était aimée et demandée en mariage par cet excellent Montgiron.
LIONEL, se levant.
Est-ce vrai ?...
MONTGIRON.
Eh oui !... je ne pouvais pas mieux choisir, mais par malheur ma volonté ne suffit pas.
ROBERTIN.
Monsieur Brémontier ajoutait... que Montgiron était aimé de sa fille...
MONTGIRON, avec joie.
Que dites-vous ?
LIONEL.
Il serait possible !
BRÉMONTIER.
Elle me l’a avoué... elle-même, ce matin encore.
MONTGIRON.
Quel bonheur !
BRÉMONTIER.
Ne te réjouis pas tant... car je lui ai déclaré que je ne consentirais à votre mariage que lorsque tu pourrais payer la totalité... ou moitié, au moins, de ma charge.
ROBERTIN.
Stop !... N’allons pas plus loin. Je fais ici un appel à l’amitié.
S’approchant de Lionel.
Pour des raisons, inutiles à vous expliquer, il faut que j’entre en possession de mon héritage... sur-le-champ, ou du moins le plus tôt possible... car le temps, c’est de l’argent... et si vous consentez à attester la vérité, c’est-à-dire à signer cet acte de notoriété dont j’ai besoin, nous prêtons, madame la baronne et moi, cent mille francs à votre ami Montgiron... pour épouser mademoiselle Alice.
LIONEL.
Monsieur...
ROBERTIN, à voix basse.
Et à vous, monsieur, pour présent de noces, on offre dans l’affaire dix mille francs en actions.
LIONEL.
À moi, monsieur !...
ROBERTIN, de même.
Vingt... et signons.
Lionel remonte au fond sans répondre.
BRÉMONTIER, bas à Robertin.
Y pensez-vous ?... voilà une manière de traiter les affaires...
ROBERTIN.
Qui est la seule bonne, vous allez voir.
À Lionel.
Qu’en dites-vous, monsieur ?
LIONEL.
Je dis... que je n’ai pas besoin de vus offres... ni Montgiron non plus... et que je donne à mon ami deux cent mille francs comptant pour acheter sa charge... et épouser celle dont il est aimé...
MONTGIRON, avec joie, allant à Lionel.
Que dis-tu ?
BRÉMONTIER.
J’ai mal entendu.
ROBERTIN.
Ce n’est pas possible !
LIONEL.
Montgiron sait que c’est possible.
À demi-voix à Montgiron qui veut parler.
Silence !... ne dis à personne qui je suis, ou brouillés à jamais...
MONTGIRON.
Oui... oui... mon ami... mais je ne veux pas... mais je n’accepte pas.
LIONEL.
Tais-toi !
Alice entre en ce moment par la première porte de gauche et s’arrête surprise de l’émotion qu’elle voit sur tous les visages. Lionel s’approche d’elle, la salue d’un air froid et respectueux, et sort par la deuxième porte de gauche.
Scène XVI
BRÉMONTIER, ALICE, MONTGIRON, ROBERTIN
ALICE, après avoir suivi des yeux Lionel.
Qu’est-ce donc, mon père ? qu’y a-t-il ?
BRÉMONTIER.
Il y a... que mon étude... calme... froide... et raisonnable jusqu’à présent... devient la plus romanesque et la plus invraisemblable des études ! on se l’arrache.
ROBERTIN.
C’est une course au clocher.
BRÉMONTIER.
D’un côté, M. Robertin, qui est riche, offre de prêter cent mille francs à Montgiron...
ALICE.
En vérité !
BRÉMONTIER.
D’un autre côté, M. Rigaud, qui est plus riche encore, à ce qu’il paraît, donne deux cent mille francs comptant à mon maître clerc, pour payer ma charge et pour t’épouser.
ALICE, avec émotion.
Moi !...
BRÉMONTIER.
Toi-même...
ALICE.
Quoi ! c’est M. Rigaud... cet étranger...
BRÉMONTIER.
Oui... conçois-tu une générosité pareille ?... deux cent mille francs... que j’accepte...
ALICE.
Et que moi je refuse.
BRÉMONTIER.
Il ne manquerait plus que cela !
ROBERTIN.
Nouvel obstacle !... une barrière !
BRÉMONTIER.
Est-il Dieu possible !... tu refuses !...
ALICE.
Oui, mon père... et M. Montgiron, que j’aime, que j’estime, fera comme moi.
BRÉMONTIER.
Et pourquoi ?
ALICE.
Pourquoi ?... parce qu’il ne convient ni à moi ni à lui d’accepter les dons d’un étranger, d’un homme dont la position est inconnue.
MONTGIRON, vivement.
Mais je la connais, moi.
BRÉMONTIER, ALICE et ROBERTIN.
Vous la connaissez ?
BRÉMONTIER.
Eh bien ! alors, quelle est-elle ?
ROBERTIN et ALICE.
Parlez ! parlez !
MONTGIRON.
Je ne le puis, cela m’est défendu.
ALICE.
Parlez !... Ou je refuse.
BRÉMONTIER.
Et moi aussi... car enfin il faut savoir jusqu’à quel point il y a garantie suffisante... je l’estime, moi, ce jeune homme.
ROBERTIN.
Mais si sa fortune n’existe pas ?...
BRÉMONTIER.
S’il n’a rien ?...
ROBERTIN, allant vers Brémontier.
C’est un vice rédhibitoire.
BRÉMONTIER.
Vous l’avez dit.
Scène XVII
BRÉMONTIER, LA BARONNE, ROBERTIN, ALICE, MONTGIRON
LA BARONNE, venant de la gauche.
Eh ! mon Dieu ! quel bruit !... c’est à donner la migraine... Qu’avez-vous tous à crier ainsi ?...
BRÉMONTIER.
Madame la baronne, ma tête n’est plus assez forte pour y résister... je ne peux plus rester notaire.
LA BARONNE.
C’est connu... c’est décidé... vous vendez votre charge...
Montrant Montgiron.
à monsieur qui, rachète...
Montrant Robertin.
et monsieur vous la paye.
ROBERTIN.
Je ne paye plus rien.
BRÉMONTIER.
Tout est changé.
LA BARONNE.
Pourquoi ?
ROBERTIN.
Parce que ce M. Rigaud ne veut pas absolument signer cet acte de notoriété qui nous est nécessaire, indispensable.
LA BARONNE.
Parce que vous vous y êtes mal pris.
ROBERTIN.
Du sucre !
LA BARONNE.
Pas assez. Où est-il ?
BRÉMONTIER.
Il vient de partir.
LA BARONNE.
Suivez-moi ; vous avez du tact, de la tête...
BRÉMONTIER.
De la tête !... Viens-tu, Montgiron ?
LA BARONNE.
Venez, je me charge, moi, de le voir, de lui parler... et de tout arranger.
MONTGIRON, à part.
Elle !... J’en doute !
La baronne est près de la porte, avec Brémontier et Robertin ; Montgiron se dispose à les suivre. Alice est assise pires de la table à droite.
ACTE III
Un salon élégamment décoré. Trois portes au fond, dont deux vitrées, donnant sur le parc. Portes latérales, l’une à gauche, ouvrant également sur le parc, l’autre à droite donnant dans la bibliothèque. Sur le devant de la scène, tables et fauteuils de chaque côté.
Scène première
MONTGIRON, seul, entrant par la porte de droite, des papiers et une plume à la main
Cabinet de M. Dennebière, bureau de travail, bibliothèque ; de ce côté, c’est bien exact...
Désignant la pièce où il se trouve.
Petit salon, pendule, flambeaux, vases du Japon : un, deux, trois... j’en oublie deux, et les plus beaux précisément.
Au moment où il s’assied à gauche pour écrire, Lionel paraît à la porte du fond.
Scène II
MONTGIRON, LIONEL
LIONEL, l’appelant avec précaution.
Montgiron !
MONTGIRON.
Toi ici ?
LIONEL.
Es-tu seul ?
MONTGIRON.
Oui, dans ton château de Gondreville, où tu viens pour dîner ; tu es invité.
LIONEL.
Eh ! non ; je viens pour te voir.
MONTGIRON.
Entre donc ! tu es chez toi ; il n’y a personne, et reçois mes compliments !... un joli domaine ! brillant et nombreux mobilier... j’en sais quelque chose, car, depuis trois heures de relevée...
LIONEL.
Que diable fais-tu là ?
MONTGIRON.
Mon état... vu que tu n’as pas encore jugé à propos de te déclarer et de revivre. Je suis ici d’après les ordres de M. Brémontier, mon patron, pour procéder à l’inventaire des biens du sieur d’Aubray, décédé à la fleur de l’âge.
LIONEL.
Il ne s’agit pas de cela.
MONTGIRON.
Il me semble, au contraire, que c’est la seule question à l’ordre du jour.
LIONEL.
Eh ! non... il y a un nouveau danger qui me menace, et sur lequel toi seul peux m’éclairer. Ton second clerc m’a dit, à l’étude, que Robertin et la baronne sont à ma poursuite ; ils veulent absolument me voir, moi, M. Rigaud.
MONTGIRON.
C’est la vérité.
LIONEL.
Sais-tu ce que cela veut dire ?
MONTGIRON.
Toujours pour le domaine de Gondreville, qu’ils prétendent avoir à tout prix, pour je ne sais quelle spéculation... c’est une idée fixe.
LIONEL.
Eh bien ! toi qui entends les affaires, réponds-moi : ne puis-je pas abandonner à la baronne ce domaine qu’elle désire tant sans me montrer à ses yeux, sans paraître, sans revivre enfin ?
MONTGIRON.
Non... tu ne peux hériter, tu ne peux disposer de rien sans te nommer, sans dire : Je suis Oreste ou bien Agamemnon !
LIONEL.
Mais, à ce compte-là, les deux cent mille francs que je t’ai promis, et qui assurent ton bonheur, je ne peux donc pas te les donner ?
MONTGIRON.
Que cela ne t’inquiète pas ! garde-moi ton amitié et reprends tes écus ; j’ai vécu sans eux jusqu’ici et continuerai de même. Bien plus, et pour te consoler, je t’apprendrai qu’ils me devenaient inutiles et ne pouvaient me servir.
LIONEL.
Comment cela ?
MONTGIRON.
La fortune et moi ne sommes pas encore habitués l’un à l’autre ; nous finirons probablement par nous entendre, mais nous avons de la peine. Voici ce qui arrive au sujet de tes deux cent mille francs : la fille ne veut pas de moi, si je les accepte ; et le père ne veut pas de moi, si je les refuse ; cela devient difficile à arranger.
LIONEL.
Explique-moi cela.
MONTGIRON.
M. Brémontier, qui a du bon sens, veut de la fortune ; Alice, qui a de la fierté, ne veut rien devoir à un étranger... à un inconnu...
LIONEL.
Mais cependant elle t’aime ?...
MONTGIRON.
Oui, mon ami.
LIONEL.
Elle l’a avoué à son père ?
MONTGIRON.
Oui, mon ami, et nous avons même eu à ce sujet une explication en tête-à-tête, où elle m’a montré tant de gracieusetés et de gentillesses, bien plus, tant d’amitié et d’estime, qu’il a été pour moi évident et clair comme le jour...
LIONEL.
Quelle t’aimait...
MONTGIRON.
Qu’elle ne m’aimait pas.
LIONEL.
Ah bah !
MONTGIRON.
D’amour, s’entend.
LIONEL.
Ah ! mon pauvre ami, c’est désolant.
MONTGIRON.
C’est selon ; tu connais mes principes, je ne me tuerai pas pour cela. L’amour en ménage, c’est du luxe ; on peut vivre sans luxe... et s’il n’y avait pas autre chose...
LIONEL.
Il y a autre chose ?
MONTGIRON, après avoir déposé ses papiers.
Oui, et je te confie cela sous le sceau du secret ; dans l’entretien que nous avons eu ensemble, j’ai cru m’apercevoir que cette jeune fille, qui est la raison même, avait, comme toutes les jeunes filles, même les plus raisonnables, un petit roman au fond du cœur.
LIONEL.
Tu en es sûr ?
MONTGIRON.
Parfaitement sur... un sentiment... tendre... très tendre... pour quelqu’un... que personne de nous ne connaît.
LIONEL.
Tu m’avoueras que c’est indigne... que c’est affreux !
MONTGIRON.
En quoi donc ?
LIONEL.
À qui se fier désormais... si celle dont nous admirions la pureté, la simplicité, l’indifférence même, nous abusait ainsi par cette apparence de sagesse et de froideur !
MONTGIRON.
Ah çà ! À qui en as-tu donc ?... te voilà plus irrité... plus furieux que moi qui suis calme et philosophe.
LIONEL.
Non, mon ami... mais c’est que...
MONTGIRON.
Ne vas-tu pas le désespérer à présent et te tuer pour mon compte ?... Ou plutôt cet amour qui avait succédé si promptement à celui de la baronne... cette jeune fille aux principes sévères... que tu aimais... que tu voulais épouser...
LIONEL.
Que veux-tu dire ?
MONTGIRON.
Tu te troubles !... Ah ! Lionel, c’est mal !... un secret pour moi, ton vieil ami... Tu aimes Alice.
LIONEL.
Moi !... par exemple !...
MONTGIRON.
Si je pouvais en douter il y a une heure, j’en suis sûr à présent...
LIONEL.
Eh bien ! oui... je l’aime, et comme un insensé.
MONTGIRON.
Et tu y renonçais pour moi !... et tu consentais à me la donner pour femme avec deux cent mille francs de dot !... Sais-tu que c’est bien... très bien ?... Voilà un millionnaire que j’estime... que j’honore...
Lui tendant la main.
Touche-là, Lionel d’Aubray, tu commences à comprendre la fortune... et tu peux reprendre la tienne : tu sauras désormais la manière de t’en servir.
LIONEL.
Et à quoi bon !... pour être également malheureux ! puisqu’il nous faut l’un et l’autre renoncer désormais à la jeune fille que nous avions rêvée.
MONTGIRON.
Ce serait déjà quelque chose pour deux amis, que de souffrir et de se consoler ensemble ; mais il y a d’autres femmes dans le monde. Attendons et ne commençons pas, comme tu le fais toujours, par nous désespérer... Qui vivra, verra... car moi, je crois voir...
LIONEL.
Quoi donc ?
MONTGIRON.
Autant qu’un ignorant tel que moi peut lire ou plutôt épeler dans le cœur d’une jeune fille... je crois voir maintenant, que l’étranger... l’inconnu, pour lequel elle éprouve, à son insu peut-être, ce sentiment de préférence, pourrait bien être un certain M. Rigaud...
LIONEL, lui sautant au cou.
Ah ! mon ami... mon cher ami !... je serais le plus heureux des hommes !
S’arrachant de ses bras.
Mais non... non... mon bonheur est impossible... celui qu’elle croit aimer, tu l’as dit... c’est un inconnu... c’est M. Rigaud... ce n’est pas moi... Lionel d’Aubray. Quand elle saura la vérité, quand elle verra en moi celui qui a été pour elle un objet de ridicule, crois-tu que ce léger sentiment de préférence dont tu me parles ne sera pas vite dissipé pour faire place à d’autres sentiments que rien n’efface ?... Non, rien ne résiste au mépris... et je n’ai qu’un parti à prendre.
MONTGIRON.
Allons donc !... ne vas-tu pas déjà recommencer... tu as ton idée fixe comme la baronne.
LIONEL.
Et la baronne que j’oubliais ! Autre coup de théâtre... autre catastrophe !... La baronne, dont l’aspect et les prétentions vont effrayer, scandaliser l’honnête notaire et sa fille... Ah ! ce n’est pas vivre que vivre en des transes pareilles ! et si tu ne trouves pas moyen d’éclaircir ma situation en me débarrassant de la baronne... je ne sais pas ce dont je ne suis pas capable...
La baronne paraît au fond, venant de la droite ; Lionel l’aperçoit et se précipite dans la pièce à droite.
Scène III
MONTGIRON, seul, assis à la table à droite
Tu ne peux pourtant pas la tuer !... Passe pour toi, les volontés sont libres !... mais elle... tu ne le peux pas sans son consentement...
Il se retourne a gauche et ne voit plus Lionel.
Eh bien ! où est-il donc ?...
Il se lève et aperçoit dans le fond la baronne.
Ah ! je devine !...
Allant fermer la porte de droite.
En retraite devant l’ennemi !
Scène IV
LA BARONNE, MONTGIRON
LA BARONNE.
Ah ! monsieur Montgiron... enchantée de vous rencontrer.
MONTGIRON, à part.
Nous n’en dirons pas autant.
LA BARONNE.
Je voulais, puisque l’affaire est remise, profiter de ce retard pour examiner par moi-même ce domaine de Gondreville, et d’après ce que j’en ai vu... la propriété me paraît fort médiocre... Un grand terrain plat, et immense... le château n’est bon qu’à abattre, et le mobilier n’est bon à rien.
MONTGIRON.
Madame la baronne en a donc bien envie ?
LA BARONNE.
Moi ?...
MONTGIRON.
Vous en dites tant de mal, qu’il ne m’est plus permis d’en douter.
LA BARONNE.
Vous avez de l’esprit, monsieur Montgiron.
MONTGIRON.
Madame la baronne est bien bonne, ou elle a besoin de moi.
LA BARONNE.
Et si cette acquisition vous intéressait vous-même ; si je m’étais mis en tête de faire votre fortune... pour vous d’abord, et en souvenir de mon pauvre Lionel.
MONTGIRON, à part.
Le baromètre change... il tourne au sentiment.
LA BARONNE, soupirant.
Ah !... quelle affaire il a manquée là !
MONTGIRON.
Que dites-vous ?
LA BARONNE.
Je dis... je dis que s’il existait... l’affaire serait superbe... immanquable.
MONTGIRON, à part.
Il avait raison... le vrai danger est là.
LA BARONNE, essuyant ses yeux.
Mais on se désolerait, cela ne servirait à rien... C’est fini... il n’y faut plus penser... et chercher quelqu’autre moyen.
MONTGIRON.
Lequel ?
LA BARONNE.
M. Robertin, qui est maintenant propriétaire ou qui ne peut tarder à l’être, augmente à chaque instant ses prétentions.
MONTGIRON.
Ce n’est pas possible !
LA BARONNE.
Si vraiment !... il se doute que, dans l’acquisition de ce domaine, je suis guidée par quelque motif qu’il ne devinera jamais.
MONTGIRON.
À moins qu’on ne le lui dise.
LA BARONNE.
Or, je ne le lui dirai pas... mais à vous, monsieur Montgiron, vous qui êtes un homme d’honneur et d’intelligence, je vais vous le confier.
MONTGIRON, à part.
Décidément elle a besoin de moi.
LA BARONNE, lentement et avec mystère.
Il est question eu ce moment d’une entreprise immense, colossale, dont je n’ai eu connaissance que par de hautes indiscrétions. On veut taire de Paris, comme de Londres, un port de mer.
MONTGIRON.
En vérité ?
LA BARONNE.
Et, sur le tracé du Havre à Rouen, et de Rouen à Paris, se trouve l’immense domaine de Gondreville... que l’on a déjà mis d’avance...
MONTGIRON.
En culture ?
LA BARONNE.
En actions !... il y en a vingt-cinq pour monsieur Montgiron.
MONTGIRON.
Pour moi !
LA BARONNE.
Actions gratuites, dites rémunératoires, si monsieur Montgiron veut devenir notre associé... notre allié... nous aider, en un mot... dans l’entreprise.
MONTGIRON.
Moi, vous aider, madame ? et comment ?
LA BARONNE.
Obtenir de M. Rigaud, qui est votre ami intime, et qui n’a rien à vous refuser, l’attestation que nous demandons.
MONTGIRON.
Je ne vous comprends plus... pour remettre cette attestation à Robertin ?
LA BARONNE.
Non... à moi !... à moi seule !
MONTGIRON.
J’entends... ce serait bien joué... mais par malheur... mon ami Rigaud n’attestera jamais que Lionel d’Aubray est mort.
LA BARONNE.
Pourquoi ?
MONTGIRON.
Pour des raisons particulières qui ont bien quelque valeur.
LA BARONNE.
C’est ce que nous verrons... Impossible de le rencontrer à Rouen ; mais j’espère être plus heureuse ici, à dîner.
MONTGIRON.
Je doute qu’il vienne.
LA BARONNE.
Il est venu !... Le régisseur m’a dit qu’il m’avait précédée...
MONTGIRON, à part.
Ah ! mon Dieu !
LA BARONNE.
Et qu’il devait être dans le pavillon de la bibliothèque.
Se dirigeant vers la porte de droite.
Celui-ci sans doute.
MONTGIRON, à part.
Il est perdu si je ne la retiens pas...
Haut.
Un mot, de grâce !...
LA BARONNE, s’arrêtant.
Un mot ?
MONTGIRON, à part.
Que lui dire ?
LA BARONNE.
Eh bien ?
MONTGIRON.
Il y aurait, je crois, une meilleure marche à suivre...
À part.
Ma foi ! qu’est-ce que je risque ? Essayons.
LA BARONNE.
Une meilleure marche ?
MONTGIRON.
Je n’ai pas l’esprit de madame la baronne.
LA BARONNE.
Allons donc ! Vous me faites rougir.
MONTGIRON.
Mais...
LA BARONNE.
Eh bien ?
MONTGIRON.
Eh bien, il m’est prouvé que Robertin ne veut vendre à aucun prix.
LA BARONNE.
Vous croyez ?
MONTGIRON.
Ni pour or ni pour argent.
LA BARONNE.
Pourquoi ?
MONTGIRON.
Ce gaillard-là a de l’amour-propre... de l’ambition...
LA BARONNE.
Laquelle ?
MONTGIRON.
Après tout, il n’est pas mal.
LA BARONNE.
Vous n’êtes pas difficile.
MONTGIRON.
Et, parmi les jeunes lions d’aujourd’hui, il n’a pas plus mauvais ton, plus d’aplomb, plus de cigare qu’un autre.
LA BARONNE.
Après.
MONTGIRON.
Ce garçon-là a des vues que je crois avoir devinées...
LA BARONNE.
Des vues ?
MONTGIRON.
Et dont madame la baronne a dû s’apercevoir, quoiqu’elle en dise.
LA BARONNE.
Moi ?
MONTGIRON.
Il aspire à votre main...
LA BARONNE, riant et allant s’asseoir à gauche.
Lui !... Vous n’y pensez pas... Ah ! ah ! ah ! madame Robertin !...
MONTGIRON.
Je puis me tromper !... mais je crois que c’est là son but, son idée, la seule peut-être qu’il ait eue, et dont il soit capable.
LA BARONNE.
Et vous croyez que... moi ?
MONTGIRON.
Vous abaisseriez vos regards jusqu’à lui !... Allons donc !... Mais les personnes d’une intelligence supérieure n’envisagent les choses que de haut, et ne les considèrent que par leurs résultats... De quoi s’agit-il, après tout ?... d’une entreprise... vaste, glorieuse, nationale, qu’il faut mener à bonne fin. Or, qui veut la fin, veut les moyens ; où s’élevait un obstacle, ou rencontrerait un point d’appui : ce domaine de Gondreville, qui devait coûter des millions... ne coûterait plus rien... au contraire... Qui diable verrait là un mariage ?... Ce n’en est plus un...
LA BARONNE, se levant vivement.
C’est une affaire...
MONTGIRON, vivement.
C’est une affaire...
LA BARONNE.
Désagréable... mais c’en est une.
Scène V
MONTGIRON, LA BARONNE, ROBERTIN
ROBERTIN, entrant vivement par le fond.
Madame la baronne ! Quel bonheur... je courais après vous.
MONTGIRON, bas à la baronne.
Quand je vous le disais...
ROBERTIN.
J’ai pensé crever mes chevaux... une paire de chevaux de dix mille francs !
MONTGIRON, de même.
Preuve d’amour...
Il passe à droite.
ROBERTIN.
Ce n’est pas sans peine que j’ai pu vous suivre de loin... un trot franc et allongé... que j’admirais et que je maudissais, tant j’avais peur de ne plus vous retrouver... Ah ! vous trottez bien ! mais vous voilà...
LA BARONNE.
Qu’est-ce donc, monsieur ?
ROBERTIN.
Une nouvelle importante et heureuse... à vous dire, à vous et à nos amis que j’attends ; venez vite, je vous en prie.
LA BARONNE.
Vous me laisserez au moins le temps de me reconnaître, il faut que je voie M. Rigaud, qui est là...
ROBERTIN.
Nous n’avons plus besoin de lui... j’ai des preuves.
LA BARONNE.
Ah ! mon Dieu !
MONTGIRON.
Des preuves du décès ?...
ROBERTIN.
Preuves certaines !... Tout m’appartient !
LA BARONNE.
Vous en êtes sûr ?...
ROBERTIN.
Positivement ! Nous pouvons donc convenir des conditions dont nous parlerons en parcourant le domaine.
MONTGIRON, bas à Robertin.
Dont elle n’a plus envie.
ROBERTIN.
Comment ?
MONTGIRON, de même.
Vos prétentions lui semblent exagérées ; et si vous n’êtes pas aimable et galant... l’affaire est manquée... je vous en préviens.
ROBERTIN, bas à Montgiron.
Ô ciel !... vous dites de l’amabilité... de la galanterie...
Haut et mettant ses gants.
Je suis à vous, madame...
MONTGIRON.
Oui... et même... un peu de passion... d’entraînement...
ROBERTIN, à part.
Oh ! l’entraînement... c’est mon affaire !...
Haut.
Daignez donc accepter mon bras.
LA BARONNE.
Monsieur !...
ROBERTIN.
Acceptez-le, je vous en prie... je suis chez moi et serais heureux, tout en causant, de vous montrer moi-même mon parc, mon château et ses dépendances ; les écuries sont magnifiques.
LA BARONNE.
J’en suis charmée pour ceux qui les habitent.
ROBERTIN.
Oh ! ce n’est pas là, assurément, que je veux d’abord vous conduire.
LA BARONNE.
Je vous remercie.
ROBERTIN, lui prenant le bras.
Mais au milieu de mes parterres... des fleurs... des roses... votre royaume.
LA BARONNE, riant.
Vous êtes galant, monsieur Robertin.
MONTGIRON.
Il est chevaleresque.
ROBERTIN.
Et vous trouvez cela trop cher ?
LA BARONNE.
Beaucoup plus encore à présent.
ROBERTIN.
Ah ! ne me parlez pas ainsi... cela me désarçonne... je n’y suis plus...
Ils sortent tous deux par le fond.
Scène VI
MONTGIRON, les regardant sortir
Ma foi... qui sait ? Tout est possible, grâce à l’amour... des affaires ! il m’est venu là une idée... qu’ils sont capables de prendre au sérieux... et qui sauverait mon ami Lionel d’un premier danger... Rendons-lui maintenant la liberté.
Ouvrant la porte à droite.
Lionel ! Lionel ! l’ennemi s’éloigne... Eh bien ! je n’aperçois personne... et la fenêtre est ouverte...
Redescendant le théâtre.
Est-ce que par hasard, et de peur de la rencontrer, il aurait risqué de se casser le cou ?
Regardant à gauche.
M. Brémontier et sa fille...
Regardant dans la pièce à droite.
Partir sans leur parler, sans me rien dire... mais... non... sur cette table... un papier... une lettre... Ah ! peut-être !...
Il sort.
Scène VII
BRÉMONTIER et ALICE, entrant par la porte à gauche au moment où Montgiron vient de disparaître par la porte à droite
BRÉMONTIER.
Tu diras ce que tu voudras, il n’y avait pas moyen de refuser.
ALICE.
Vous... mais moi ?
BRÉMONTIER.
En invitant le père, M. Robertin devait inviter la fille, et nous devions accepter. Songe donc que c’est maintenant peut-être le meilleur client de l’étude. Ce château est à nous... c’est-â-dire il est à vendre... et, dans ce moment même nous en faisons l’inventaire. Justement ! Montgiron que je cherchais.
Scène VIII
BRÉMONTIER, ALICE, MONTGIRON, entrant vivement par la porte à droite ; il est pâle, troublé et s’appuie sur la table
BRÉMONTIER, s’adressant à Montgiron.
Eh bien ! Tout est-il fini ?
ALICE, allant à lui.
Qu’y a-t-il ? De quoi s’agit-il ?
BRÉMONTIER.
De l’inventaire.
ALICE, à Montgiron.
Et c’est là ce qui vous émeut à ce point ?
BRÉMONTIER.
Dame !... Quand on y met de l’action... et depuis ce matin qu’il y est !
MONTGIRON.
Oui, le travail... la chaleur...
BRÉMONTIER.
Et puis il y a de l’intérêt... dans un inventaire, on s’anime malgré soi... moi, d’abord, quand j’en faisais, j’y mettais un feu... Où en es-tu ?
MONTGIRON.
J’ai fini...
Cherchant sur la table à droite, et prenant un cahier qu’il donne à Brémontier.
Le voici...
BRÉMONTIER.
Eh ! donne-le donc !... Je vais, en attendant le dîner, le lire sous les ombrages du parc.
Il se dirige vers le fond.
Viens-tu, ma fille ?
ALICE.
Oui, mon père, je vous suis.
MONTGIRON, bas, à Alice.
Restez, de grâce ! j’ai à vous parler.
Il va s’asseoir à gauche et met sa tête dans ses mains.
BRÉMONTIER, sortant en lisant.
Salon de réception... meubles de Boule... quatre grands canapés recouverts en tapisserie de Beauvais...
Il sort.
Scène IX
MONTGIRON, ALICE
ALICE, après s’être assurée du départ de son père.
Eh bien ! Monsieur Montgiron, qu’avez-vous à me dire ?
MONTGIRON, se levant et avec agitation.
Que mon ami Rigaud est Lionel d’Aubray.
ALICE.
Lionel ?
MONTGIRON.
Que Lionel d’Aubray est le jeune homme qui a voulu se tuer, et dont l’histoire tragique a excité votre gaieté.
ALICE.
Ah ! j’en suis désolée !
MONTGIRON, de même.
Et lui désespéré ; car il vous aime à en perdre la tête ; et la persuasion où je l’ai vu qu’il ne sera désormais, pour vous, qu’un objet de ridicule et de mépris mo fait craindre...
ALICE, avec effroi.
Quoi donc ?
MONTGIRON.
C’est absurde ! Ça n’a pas le sens commun ! C’est impossible ! Surtout après ce qui est déjà arrivé... aussi je ne le crois pas.
Montrant une lettre.
Et Cependant cette lettre, qu’il me recommande de ne remettre que demain... pas avant...
ALICE.
Ah ! c’est évident ! Mais courez, monsieur, courez donc !...
Lionel paraît au fond.
C’est lui !
MONTGIRON.
Lui !
À Lionel.
Tu as donc juré ma mort ?
Scène X
MONTGIRON, LIONEL, ALICE
LIONEL, à Montgiron.
Je ne pouvais te parler tout à l’heure... la baronne était là... mais je viens de la voir s’éloigner dans le parc avec Robertin.
Apercevant Alice.
Dieu ! Mademoiselle Alice !
À part.
Comme elle est pâle...
ALICE, s’efforçant d’être calme.
Je sais tout, monsieur !
LIONEL, bas à Montgiron.
Tu as remis ma lettre ?...
MONTGIRON, la lui montrant.
Pas encore.
LIONEL, à part.
Et alors... comment ?...
ALICE, s’adressant à Lionel, et avec émotion.
Votre première faute, monsieur, commise en un moment de fièvre... ou plutôt de délire, pouvait à la rigueur... et quand on y réfléchissait bien, appeler sur elle la pitié, l’intérêt... peut-être le pardon...
LIONEL.
Qu’entends-je ?
ALICE.
Mais, lorsqu’au lieu de puiser dans une action pareille de salutaires leçons et un sincère repentir, lorsqu’au lieu de remercier Dieu qui vous a sauvé pour vous rendre meilleur, on ose de nouveau l’offenser et le braver... on est un méchant, un ingrat, on n’a plus d’excuse à offrir, ni de pardon à attendre.
LIONEL.
Que dites-vous ?
ALICE.
Je dis que je ne sais pas feindre, et j’avouerai tout avec franchise. Soit regrets ou remords de ma légèreté, soit compassion pour votre infortune, je me sentais disposée à tout oublier, à vous plaindre... peut-être plus !... cela ne me semblait plus impossible...
LIONEL, avec joie.
Mademoiselle !
ALICE.
Mais à présent, monsieur, tout est fini : j’ignore les sentiments que M. Montgiron peut conserver pour vous, mais celui que rien ne relient en ce monde, pas même la douleur que causera sa perte, celui qui, de gaieté de cœur, abandonne ses amis, n’est pas digne d’en avoir ; et maintenant, monsieur, restez ou partez, agissez comme vous l’entendrez, vous en êtes le maître.
LIONEL, à Montgiron.
Ah ! s’il en est ainsi... ma lettre... ma lettre... Lisez.
MONTGIRON.
Comment ?...
ALICE.
Elle était pour moi ?
MONTGIRON.
Oui... lisez...
ALICE.
Moi, monsieur ?
MONTGIRON.
Ah ! vous ne l’osez pas... eh bien ! ce sera moi...
Il ouvre la lettre et lit.
« Mademoiselle, je vous aime... je n’ai qu’un moyen de me réhabiliter à vos yeux, celui indiqué par vous... je pars demain... je me fais soldat... »
Allant à Lionel.
Ah ! mon ami...
LIONEL.
Achève.
MONTGIRON, continuant.
« Accordez-moi le temps de laisser oublier cette ridicule affaire, de me rendre digne de vous ; et si je ne reviens pas, je laisse toute ma fortune à vous et à Montgiron. » Ah ! c’est moi qui n’ai pas le sens commun... tandis que toi !...
À Alice.
Vous êtes désarmée ?... vous croyez cette fois à sa guérison ?
ALICE.
Non, messieurs.
LIONEL et MONTGIRON.
Comment, mademoiselle ?
ALICE.
Permettez, je ne me laisse pas persuader aussi facilement.
LIONEL.
Ah ! quel témoignage, quelle preuve exigez-vous ?
ALICE.
Ce que je veux... je vous le dirai... Silence ! On vient.
Scène XI
LIONEL, ROBERTIN, MONTGIRON, BRÉMONTIER, ALICE
BRÉMONTIER, à Robertin qu’il précède.
Venez... venez... monsieur...
MONTGIRON.
Où allez-vous donc, mon patron ?...
BRÉMONTIER.
Dans la bibliothèque... où je vais mettre ces pièces en ordre...
Montrant les papiers qu’il tient à la main.
et écrire sous la dictée de monsieur... un projet d’acte qui concilie tous les intérêts...
ROBERTIN.
Ça n’a pas été long. J’ai conduit cela à grandes guides... c’était une si belle affaire !... à présent surtout que nous sommes tranquilles sur Lionel d’Aubray.
LIONEL.
Vous croyez ?...
ROBERTIN.
On n’a plus besoin, monsieur, de votre témoignage, ni de votre signature... on peut s’en passer, ainsi que de l’acte de notoriété... on a retrouvé le corps !
MONTGIRON, LIONEL et ALICE, avec stupéfaction.
Ah ! bah !...
BRÉMONTIER, montrant les papiers qu’il tient à la main.
C’est certain. Nous avons là le procès-verbal dressé et certifié par le maire du village et son adjoint.
ROBERTIN.
J’avais promis des récompenses énormes à qui le retrouverait, et c’est lui... c’est bien lui ! mon pauvre cousin ! Vous comprenez que nous ferons bien les choses... un beau monument... dont j’ai soumis le projet à madame la baronne... qui le trouve charmant...
À Brémontier.
Mais hâtons-nous... voici l’heure du chemin de fer, et mes amis de Paris...
LIONEL, avec émotion.
Vont arriver...
ROBERTIN.
En costumes... pour la chasse où je les ai invités. Venez-vous nous aider, Montgiron ?
MONTGIRON.
À l’instant.
Brémontier et Robertin entrent dans la bibliothèque à droite. Montgiron fait quelques pas pour les suivre et s’arrête.
Scène XII
LIONEL, ALICE, MONTGIRON
ALICE, s’adressant à Lionel qui a fait un pas vers la porte.
Restez ! vous craignez la vue de ces messieurs... vous craignez leurs railleries !
LIONEL.
Je ne crains plus rien maintenant.
ALICE.
Et cependant vous évitez leur présence.
LIONEL.
J’allais au-devant d’eux !
MONTGIRON.
Et pourquoi ?
LIONEL.
Pourquoi ?... Cela me regarde... j’ai mon projet.
ALICE.
Et moi, monsieur, j’ai le mien, il y a pour un homme un courage, le plus rare de tous, celui de savoir, quand il le faut, braver le ridicule. Madame la baronne et ces messieurs vont venir... vous supporterez tranquillement, bravement leurs plaisanteries, qu’après tout vous avez méritées.
LIONEL.
Et, si je vous obéissais, mademoiselle, vous seriez plus tard la première à m’en punir par votre mépris !... Celui qui as pire à l’honneur d’être votre mari ne doit souffrir de personne ni regards, ni rires insultants.
Il fait un pas pour sortir.
ALICE.
Monsieur... c’est la seule preuve d’amour que j’exige de vous ; mais je l’exige, ou tout est fini entre nous...
Lionel s’arrête et paraît indécis.
MONTGIRON.
Eh bien ! que décides-tu ?
LIONEL, avec résolution.
Qu’ils viennent ! qu’ils osent rire, et nous verrons !
Il s’assied à droite près de la table.
MONTGIRON, de même.
Tout est perdu ! Comment les empêcher... eux de rire... et lui de se fâcher ?... Les voici !
Scène XIII
MONTGIRON, PLUSIEURS AMIS DE ROBERTIN, EDGARD, LA BARONNE, LIONEL assis, ALICE, puis ROBERTIN
LA BARONNE, entrant du fond, aux jeunes gens.
Entrez, messieurs... puisque c’est moi qui fais les honneurs...
EDGARD.
Eh ! où est donc ce cher Robertin ?
LA BARONNE.
Il vous attend dans la bibliothèque, et sera ravi de votre arrivée.
ROBERTIN, paraissant à la porte de droite.
Eh ! les voilà, ces chers amis ! fidèles à leur promesse.
EDGARD.
Nous venions pour une partie de chasse...
ROBERTIN.
Et vous serez venus pour une noce... la mienne... oui, messieurs, la mienne...
Prenant la baronne par la main et descendant le théâtre.
J’ai l’honneur de vous faire part de mon mariage avec madame la baronne d’Erlac, et, en même temps, du décès trop bien reconnu et prouvé maintenant de mon excellent cousin, Lionel d’Aubray... que vous connaissiez tous...
EDGARD.
Ce pauvre Lionel ! je crois le voir encore !
Lionel est toujours assis à droite et tourne le dos à tout le monde. Brémontier entre par la droite et s’arrête devant la table où est Lionel.
Scène XIV
MONTGIRON, LES AMIS DE ROBERTIN, EDGARD, LA BARONNE, LIONEL ALICE, ROBERTIN, BRÉMONTIER
BRÉMONTIER, un papier à la main.
Voici le projet de contrat.
LA BARONNE.
Voyons...
Lionel se lève, prend le contrat des mains de Brémontier et le présente à la baronne, qui jette un cri en reconnaissant Lionel.
Ah !
ROBERTIN.
Qu’avez-vous donc, baronne ?
EDGARD, reconnaissant Lionel.
Ô ciel !
ROBERTIN.
Et vous aussi ?...
BRÉMONTIER.
Ah ! mon Dieu ! je n’ai jamais vu de contrat produire un effet semblable.
LA BARONNE, avec terreur.
Lionel d’Aubray !
TOUS LES JEUNES GENS.
D’Aubray !
ROBERTIN, à la baronne.
Qu’est-ce que cela signifie ?
EDGARD.
Que c’est lui !
LA BARONNE, à voix basse à Robertin.
C’est bien lui !
TOUS LES JEUNES GENS.
Eh oui ! C’est lui !
ROBERTIN, riant.
Ce n’est pas possible !... nous avons là le procès-verbal de décès...
BRÉMONTIER.
Signé par le maire et par son adjoint !
TOUS, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
LIONEL, faisant un pas en avant et les regardant en face.
Oui, messieurs, c’est moi, qui existe encore...
EDGARD, riant.
Et nos billets de faire part...
TOUS LES JEUNES GENS, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
MONTGIRON, à part.
Ô amitié, inspire-moi !
LA BARONNE.
Comment cela se fait-il ?
EDGARD.
Oui, comment cela se fait-il ?
MONTGIRON.
Je vais vous le dire : mais, auparavant, vous êtes témoins... tous témoins que j’ai gagné... et vous l’attesterez au besoin.
Allant vers Lionel et le désignant.
contre lui !
LIONEL.
Contre moi !
MONTGIRON.
Oui, messieurs, voyant mon ami Lionel épris d’amour pour madame la baronne, prêt à l’épouser, alors qu’il croyait à sa tendresse constante, inaltérable, éternelle... j’ai parié avec lui... que trois mois après sa mort il serait complètement oublié, et qu’il aurait même un successeur.
Voyant la baronne qui veut prendre la parole.
Attendez : un mois à peine s’est écoulé depuis le bruit de son trépas, habilement répandu par moi... et déjà madame la baronne... avait fait un autre choix, vous l’avez vu...
Nouveau geste de la baronne.
Elle allait signer un contrat de mariage ; le voici... j’ai gagné ! Vous en êtes témoins.
TOUS LES JEUNES GENS.
C’est vrai !
LIONEL, stupéfait.
Comment !... mon ami...
MONTGIRON, avec force.
J’ai gagné... paye-moi !
LIONEL, à voix basse.
Ah ! Jamais je ne pourrai m’acquitter envers toi...
MONTGIRON, à demi-voix, à Lionel et à Alice.
Je m’en vante... plus de railleries possibles... Le torrent, arrêté par moi dans son cours, s’est détourné sur lui et sur elle...
Il désigne Robertin et la baronne qui discutent depuis un moment.
EDGARD et LES JEUNES GENS, riant.
Ah ! ah ! ah !
MONTGIRON.
Regarde plutôt !
ROBERTIN.
Comment, baronne, vous n’êtes pas fidèle ?
LA BARONNE.
Comment, monsieur Robertin, vous n’êtes pas héritier ?...
Riant.
Mais vous perdez par là cent pour cent de votre mérite.
TOUS LES JEUNES GENS, riant.
Ah ! ah ! ah ! ah !
ROBERTIN, à Edgard.
Couronné !... Je suis couronné... c’est-à-dire, j’ai failli l’être... Mauvaise affaire !
LA BARONNE.
Pas pour moi... j’ai toujours eu du bonheur !... Merci, monsieur Montgiron.
BRÉMONTIER, passant entre Montgiron et Alice.
Et décidément, qui achète ma charge ?
MONTGIRON.
Moi.
BRÉMONTIER.
Et qui la paye ?
LIONEL.
Moi.
BRÉMONTIER, à Alice.
De sorte que mon successeur...
ALICE, montrant Montgiron.
C’est lui...
BRÉMONTIER, à sa fille.
Et mon gendre...
ALICE, montrant Lionel.
C’est lui.
BRÉMONTIER, stupéfait.
Ah ! bah !
LIONEL, ALICE et MONTGIRON.
Chut !
BRÉMONTIER.
Je n’ai jamais rien vu de pareil.
MONTGIRON.
Je le crois bien... C’est que, pour voir, il faut vivre.
LIONEL, prenant la main d’Alice.
Oh ! oui.
MONTGIRON.
Et qui vivra, verra !