La Surprise de l’amour (MARIVAUX)
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens italiens, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 3 mai 1722.
Personnages
LA COMTESSE
LÉLIO
LE BARON, ami de Lélio
COLOMBINE, suivante de la Comtesse
ARLEQUIN, valet de Lélio
JACQUELINE, servante de Lélio
PIERRE, jardinier de la Comtesse
La scène est dans une maison de campagne.
ACTE I
Scène première
PIERRE, JACQUELINE
PIERRE.
Tiens, Jacqueline, t’as une himeur qui me fâche. Pargué, encore faut-il dire queuque parole d’amiquié aux gens.
JACQUELINE.
Mais, qu’est-ce qu’il te faut donc ? Tu me veux pour ta femme : eh bian, est-ce que je recule à cela ?
PIERRE.
Bon, qu’est-ce que ça dit ! Est-ce que toutes les filles n’aimont pas à devenir la femme d’un homme ?
JACQUELINE.
Tredame ! c’est donc un oisiau bien rare qu’un homme, pour en être si envieuse ?
PIERRE.
Hé là, là, je parle en discourant, je savons bian que l’oisiau n’est pas rare ; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d’en avoir un, et il n’y a pas de mal à ça, Jacqueline, car ça est vrai, et tu n’iras pas là contre.
JACQUELINE.
Acoute, n’ons-je pas d’autre amoureux que toi ? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolés de moi tous deux ? Est-ce qu’ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi ?
PIERRE.
Eh mais, je pense qu’oui.
JACQUELINE.
Eh bian, butor, je te baille la parfarence, qu’as-tu à dire à ça ?
PIERRE.
C’est que tu m’aimes mieux qu’eux tant seulement ; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fâcherait-il ?
JACQUELINE.
Oh dame, t’en veux trop.
PIERRE.
Eh morguenne, voilà le tu autem ; je veux de l’amiquié pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire : Jacqueline, épouse-moi ; je voudrais que tu fis bravement la grimace à tout le village, et que tu lui disi : Nennin-da, je veux être la femme de Piarre, et pis c’est tout. Pour ce qui est d’en cas de moi, si j’allais être un parfide, je voudrais que ça te fâchit rudement, et que t’en pleurisse tout ton soûl ; et velà margué ce qu’en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t’allais me changer, il n’y aurait pu de çarvelle cheux moi, c’est de l’amiquié que ça. Tatigué que je serais content si tu pouvais itout devenir folle ! Ah ! que ça serait touchant ! Ma pauvre Jacqueline, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l’esprit.
JACQUELINE.
Va, va, Piarre, je ne dis rian mais je n’en pense pas moins.
PIERRE.
Eh, penses-tu que tu m’aimes, par hasard ? Dis-moi oui ou non.
JACQUELINE.
Devine lequel.
PIERRE.
Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris tout comme si tu disais oui ; hé, hé, hé, qu’en dis-tu ?
JACQUELINE.
Eh, je dis franchement que je serais bian empêchée de ne pas t’aimer, car t’es bien agriable.
PIERRE.
Eh, jarni, velà dire les mots et les paroles.
JACQUELINE.
Je t’ai toujours trouvé une bonne philosomie d’homme : tu m’as fait l’amour, et franchement ça m’a fait plaisir ; mais l’honneur des filles les empêche de parler : après ça, ma tante disait toujours qu’un amant, c’est comme un homme qui a faim : pu il a faim, et pu il a envie de manger ; pu un homme a de peine après une fille, et pu il l’aime.
PIERRE.
Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai ; car je meurs de faim, je t’en avertis, Jacqueleine.
JACQUELINE.
Tant mieux, je t’aime de cette himeur-là, pourvu qu’alle dure ; mais j’ai bian peur que M. Lélio, mon maître, ne consente à noute mariage, et qu’il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t’aime ; car il nous a dit qu’il ne voulait point voir d’amourette parmi nous.
PIERRE.
Et pourquoi donc ça, est-ce qu’il y a du mal à aimer son prochain ? Et morgué je m’en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien méchants.
JACQUELINE.
Oh, c’est pis qu’un Turc, à cause d’une dame de Paris qui l’aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bâti que li : noute monsieur a fait du tapage ; il li a dit qu’alle devait être honteuse ; alle lui a dit qu’alle ne voulait pas l’être. Et voilà bian de quoi ! ç’a-t-elle fait. Et pis des injures : ous êtes cun indeigne. Et voyez donc cet impertinent ! Et je me vengerai. Et moi, je m’en gausse. Tant y a qu’à la parfin alle li a farmé la porte sur le nez : li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe, car velà comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d’amour, il semble qu’en l’écorche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dégoûté : quand il voit une fille à droite, ce drôle de corps se baille les airs d’aller à gauche, à cause de queuque mijaurée de chambrière qui li a, à ce qu’il dit, vendu du noir.
PIERRE.
Quiens, véritablement c’est une piquié que ça, il n’y a pas de police ; au punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velà ton maître, parle-li.
JACQUELINE.
Non, il a la face triste, c’est peut-être qu’il rêve aux femmes ; je sis d’avis que j’attende que ça soit passé : va, va, il y a bonne espérance, pisque ta maîtresse est arrivée, et qu’alle a dit qu’alle lui en parlerait.
Scène II
LÉLIO, ARLEQUIN, tous deux d’un air triste
LÉLIO.
Le temps est sombre aujourd’hui.
ARLEQUIN.
Ma foi oui, il est aussi mélancolique que nous.
LÉLIO.
Oh, on n’est pas toujours dans la même disposition, l’esprit aussi bien que le temps est sujet à des nuages.
ARLEQUIN.
Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m’embarrasse guère du brouillard.
LÉLIO.
Tout le monde en est assez de même.
ARLEQUIN.
Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste.
LÉLIO.
C’est que tu as quelque chose qui te chagrine.
ARLEQUIN.
Non.
LÉLIO.
Tu n’as donc point de tristesse ?
ARLEQUIN.
Si fait.
LÉLIO.
Dis donc pourquoi ?
ARLEQUIN.
Pourquoi ? En vérité je n’en sais rien ; c’est peut-être que je suis triste de ce que je ne suis pas gai.
LÉLIO.
Va, tu ne sais ce que tu dis.
ARLEQUIN.
Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien.
LÉLIO.
Ah, si tu es malade, c’est une autre affaire.
ARLEQUIN.
Je ne suis pas malade, non plus.
LÉLIO.
Es-tu fou ? Si tu n’es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien ?
ARLEQUIN.
Tenez, Monsieur, je bois à merveille, je mange de même, je dors comme une marmotte, voilà ma santé.
LÉLIO.
C’est une santé de crocheteur, un honnête homme serait heureux de l’avoir.
ARLEQUIN.
Cependant je me sens pesant et lourd, j’ai une fainéantise dans les membres, je bâille sans sujet, je n’ai du courage qu’à mes repas, tout me déplaît ; je ne vis pas, je traîne ; quand le jour est venu, je voudrais qu’il fût nuit ; quand il est nuit, je voudrais qu’il fût jour : voilà ma maladie ; voilà comment je me porte bien et mal.
LÉLIO.
Je t’entends, c’est un peu d’ennui qui t’a pris ; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu’on m’a envoyé de Paris... ? Réponds donc !
ARLEQUIN.
Monsieur, avec votre permission, que je passe de l’autre côté.
LÉLIO.
Que veux-tu donc ? Qu’est-ce que cette cérémonie ?
ARLEQUIN.
C’est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux ; cela me tracasse, j’ai juré de ne plus faire l’amour ; mais quand je le vois faire, j’ai presque envie de manquer de parole à mon serment : cela me raccommode avec ces pestes de femmes, et puis c’est le diable de me refâcher contre elles.
LÉLIO.
Eh, mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiétudes-là ? Je me ressouviens qu’il y a des femmes au monde, qu’elles sont aimables, et ce ressouvenir-là ne va pas sans quelques émotions de cœur ; mais ce sont ces émotions-là qui me rendent inébranlable dans la résolution de ne plus voir de femmes.
ARLEQUIN.
Pardi, cela me fait tout le contraire, à moi ; quand ces émotions-là me prennent, c’est alors que ma résolution branle. Enseignez-moi donc à en faire mon profit comme vous.
LÉLIO.
Oui-da, mon ami : je t’aime ; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L’infidélité de ta maîtresse t’a rebuté de l’amour, la trahison de la mienne m’en a rebuté de même ; tu m’as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m’es devenu cher par la conformité de ton génie avec le mien, et par la ressemblance de nos aventures.
ARLEQUIN.
Et moi, Monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, à cause que vous avez la bonté de m’aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous, cela n’a point de conscience ; j’ai pensé crever de l’infidélité de Margot : les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m’ont un peu remis. Je n’aime plus cette Margot, seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tête ; mais quand je ne songe point à elle, je n’y gagne rien ; car je pense à toutes les femmes en gros, et alors les émotions de cœur que vous dites viennent me tourmenter : je cours, je saute, je chante, je danse, je n’ai point d’autre secret pour me chasser cela ; mais ce secret-là n’est que de l’onguent miton-mitaine : je suis dans un grand danger ; et puisque vous m’aimez tant, ayez la charité de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible.
LÉLIO.
Ce pauvre garçon me fait pitié. Ah ! sexe trompeur, tourmente ceux qui t’approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient !
ARLEQUIN.
Cela est tout raisonnable, pourquoi faire du mal à ceux qui ne te font rien ?
LÉLIO.
Quand quelqu’un me vante une femme aimable et l’amour qu’il a pour elle, je crois voir un frénétique qui me fait l’éloge d’une vipère, qui me dit qu’elle est charmante, et qu’il a le bonheur d’en être mordu.
ARLEQUIN.
Fi donc, cela fait mourir.
LÉLIO.
Eh, mon cher enfant, la vipère n’ôte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos ; vous nous ravissez à nous-mêmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilà-t-il pas des hommes en bel état après ? Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et à qui appartiennent ces esclaves ? à des femmes ! Et qu’est-ce que c’est qu’une femme ? Pour la définir il faudrait la connaître : nous pouvons aujourd’hui en commencer la définition, mais je soutiens qu’on n’en verra le bout qu’à la fin du monde.
ARLEQUIN.
En vérité, c’est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat, c’est dommage qu’il ait tant de griffes.
LÉLIO.
Tu as raison, c’est dommage ; car enfin, est-il dans l’univers de figure plus charmante ? Que de grâces, et que de variété dans ces grâces !
ARLEQUIN.
C’est une créature à manger.
LÉLIO.
Voyez ces ajustements, jupes étroites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tête, et toutes les modes les plus extravagantes : mettez-les sur une femme, dès qu’elles auront touché sa figure enchanteresse, c’est l’Amour et les Grâces qui l’ont habillée, c’est de l’esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n’est-il pas bien singulier ?
ARLEQUIN.
Oh, cela est vrai ; il n’y a mardi ! pas de livre qui ait tant d’esprit qu’une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles.
LÉLIO.
Quel aimable désordre d’idées dans la tête ! que de vivacité ! quelles expressions ! que de naïveté ! L’homme a le bon sens en partage, mais ma foi l’esprit n’appartient qu’à la femme. À l’égard de son cœur, ah ! si les plaisirs qu’il nous donne étaient durables, ce serait un séjour délicieux que la terre. Nous autres hommes, la plupart, nous sommes jolis en amour : nous nous répandons en petits sentiments doucereux ; nous avons la marotte d’être délicats, parce que cela donne un air plus tendre ; nous faisons l’amour règlement, tout comme on fait une charge ; nous nous faisons des méthodes de tendresse ; nous allons chez une femme, pourquoi ? Pour l’aimer, parce que c’est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire ! Une femme ne veut être ni tendre ni délicate, ni fâchée ni bien aise ; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu’elle ne veut pas le dire, morbleu, nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l’amour qui passe à travers son silence ?
ARLEQUIN.
Ah ! Monsieur, je m’en souviens, Margot avait si bonne grâce à faire comme cela la nigaude !
LÉLIO.
Sans l’aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre cœur à nous autres est un vrai paralytique : nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu’on les remue pour se remuer. Le cœur d’une femme se donne sa secousse à lui-même ; il part sur un mot qu’on dit, sur un mot qu’on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu’elle aime ; le répète-t-elle, vous l’apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore : ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant ; enfin c’est de la jalousie, du calme, de l’inquiétude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s’enivrer du plaisir que cela donne ? Le moyen de se voir adorer sans que la tête vous tourne ? Pour moi, j’étais tout aussi sot que les autres amants ; je me croyais un petit prodige, mon mérite m’étonnait : ah ! qu’il est mortifiant d’en rabattre ! C’est aujourd’hui ma bêtise qui m’étonne ; l’homme prodigieux a disparu, et je n’ai trouvé qu’une dupe à la place.
ARLEQUIN.
Eh bien, Monsieur, queussi, queumi, voilà mon histoire ; j’étais tout aussi sot que vous : vous faites pourtant un portrait qui fait venir l’envie de l’original.
LÉLIO.
Butor que tu es ! Ne t’ai-je pas dit que la femme était aimable, qu’elle avait le cœur tendre, et beaucoup d’esprit ?
ARLEQUIN.
Oui, est-ce que tout cela n’est pas bien joli ?
LÉLIO.
Non, tout cela est affreux.
ARLEQUIN.
Bon, bon, c’est que vous voulez m’attraper peut-être.
LÉLIO.
Non, ce sont là les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l’argent d’abord, un peu plus loin de l’or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisît à la caverne d’un monstre, d’un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haïrais pas cet argent, cet or et ces perles ?
ARLEQUIN.
Je ne suis pas si dégoûté, je trouverais cela fort bon ; il n’y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas, mais je prendrais vitement quelques milliers d’écus dans mes poches, je laisserais là le reste, et je décamperais bravement après.
LÉLIO.
Oui, mais tu ne saurais point qu’il y a un tigre au bout, et tu n’auras pas plutôt ramassé un écu, que tu ne pourras t’empêcher de vouloir le reste.
ARLEQUIN.
Fi, par la morbleu, c’est bien dommage : voilà un sot trésor, de se trouver sur ce chemin-là. Pardi, qu’il aille au diable, et l’animal avec.
LÉLIO.
Mon enfant, cet argent que tu trouves d’abord sur ton chemin, c’est la beauté, ce sont les agréments d’une femme qui t’arrêtent ; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espérances qu’elle te donne ; enfin ces perles, c’est son cœur qu’elle t’abandonne avec tous ses transports.
ARLEQUIN.
Ahi ! ahi ! gare l’animal.
LÉLIO.
Le tigre enfin paraît après les perles, et ce tigre, c’est un caractère perfide retranché dans l’âme de ta maîtresse ; il se montre, il t’arrache son cœur, il déchire le tien ; adieu tes plaisirs, il te laisse aussi misérable que tu croyais être heureux.
ARLEQUIN.
Ah, c’est justement la bête que Margot a lâchée sur moi, pour avoir aimé son argent, son or et ses perles.
LÉLIO.
Les aimeras-tu encore ?
ARLEQUIN.
Hélas, Monsieur, je ne songeais pas à ce diable qui m’attendait au bout. Quand on n’a pas étudié, on ne voit pas plus loin que son nez.
LÉLIO.
Quand tu seras tenté de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes émotions de cœur comme une envie fatale d’aller sur sa route, et de te perdre.
ARLEQUIN.
Oh, voilà qui est fait ; je renonce à toutes les femmes, et à tous les trésors du monde, et je m’en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensée.
Scène III
LÉLIO, JACQUELINE, PIERRE
LÉLIO.
Que me veux-tu, Jacqueline ?
JACQUELINE.
Monsieur, c’est que je voulions vous parler d’une petite affaire.
LÉLIO.
De quoi s’agit-il ?
JACQUELINE.
C’est que, ne vous déplaise... mais vous vous fâcherez.
LÉLIO.
Voyons.
JACQUELINE.
Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j’eussions de galants.
LÉLIO.
Non, je ne veux point voir d’amour dans ma maison.
JACQUELINE.
Je vians pourtant vous demander un petit privilège.
LÉLIO.
Quel est-il ?
JACQUELINE.
C’est que, révérence parler, j’avons le cœur tendre.
LÉLIO.
Tu as le cœur tendre ? voilà un plaisant aveu ; et qui est le nigaud qui est amoureux de toi ?
PIERRE.
Eh, eh, eh, c’est moi, Monsieur.
LÉLIO.
Ah, c’est toi, maître Pierre, je t’aurais cru plus raisonnable. Eh bien, Jacqueline, c’est donc pour lui que tu as le cœur tendre ?
JACQUELINE.
Oui, Monsieur, il y a bien deux ans en ça que ça m’est venu... mais, dis toi-même, je ne sis pas assez effrontée de mon naturel.
PIERRE.
Monsieur, franchement, c’est qu’à me trouve gentil ; et si ce n’était qu’alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocés.
LÉLIO.
Tu es fou, maître Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera là : crois-moi, ne t’attache point à elle ; laisse-la là, tu cherches malheur.
JACQUELINE.
Bon, voilà de biaux contes qu’ous li faites-là, Monsieur. Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent à tout vent ? Allez, allez, si quelqu’un de nous deux se plante là, ce sera li qui me plantera, et non pas moi. À tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage, c’est pour ça que j’avons prins la liberté de vous attaquer.
PIERRE.
Oui, Monsieur, voilà tout fin dret ce que c’est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grâce, et pour l’amour de son sarvice, et de sti-là de son père et de sa mère, qui vous ont tant sarvi quand ils n’étient pas encore défunts, tant y a, Monsieur excusez l’importunance, c’est que je sommes pauvres, et tout franchement, pour vous le couper court...
LÉLIO.
Achève donc, il y a une heure que tu traînes.
JACQUELINE.
Parguenne, aussi tu t’embarbouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et Monsieur pard la patience. C’est donc, ne vous en déplaise, que je voulons nous marier ; et, comme ce dit l’autre, ce n’est pas le tout qu’un pourpoint, s’il n’y a des manches ; c’est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref...
LÉLIO.
Eh non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tôt fait.
JACQUELINE.
C’est que j’avons queuque espérance que vous nous baillerez queuque chose en entrée de ménage.
LÉLIO.
Soit, je le veux ; nous verrons cela une autre fois, et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi.
Scène IV
ARLEQUIN, LÉLIO, PIERRE, JACQUELINE
PIERRE, prenant Arlequin à l’écart.
Arlequin, par charité, recommandez-nous à Monsieur : c’est que je nous aimons, Jacqueline et moi ; je n’avons pas de grands moyens, et...
ARLEQUIN.
Tout beau, maître Pierre ; dis-moi, as-tu son cœur ?
PIERRE.
Parguienne oui, à la parfin alle m’a lâché son amiquié.
ARLEQUIN.
Ah malheureux, que je te plains ! voilà le caractère perfide qui va venir ; je t’expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien : adieu, pauvre homme, je n’ai plus rien à te dire, ton mal est sans remède.
JACQUELINE.
Queu tripotage est-ce qu’il fait donc là, avec ce remède et ce caractère ?
PIERRE.
Marguié, tous ces discours me chiffonnont malheur : je varrons ce qui en est par un petit tour d’adresse. Allons-nous-en, Jacqueline, madame la comtesse fera mieux que nous.
Scène V
LÉLIO, ARLEQUIN
ARLEQUIN, revenant à son maître.
Monsieur, mon cher maître, il y a une mauvaise nouvelle.
LÉLIO.
Qu’est-ce que c’est ?
ARLEQUIN.
Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison près de la vôtre ?
LÉLIO.
Oui.
ARLEQUIN.
Eh bien, on m’a dit que cette comtesse est ici, et qu’elle veut vous parler : j’ai mauvaise opinion de cela.
LÉLIO.
Eh morbleu, toujours des femmes ! Et que me veut-elle ?
ARLEQUIN.
Je n’en sais rien ; mais on dit qu’elle est belle et veuve, et je gage qu’elle est encline à faire du mal.
LÉLIO.
Et moi enclin à l’éviter : je ne me soucie ni de sa beauté, ni de son veuvage.
ARLEQUIN.
Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition. Ouf !
LÉLIO.
Qu’as-tu ?
ARLEQUIN.
C’est qu’on dit qu’il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilà mes émotions de cœur qui me prennent.
LÉLIO.
Benêt ! une femme te fait peur ?
ARLEQUIN.
Hélas, Monsieur, j’espère en vous et en votre assistance.
LÉLIO.
Je crois que les voilà qui se promènent, retirons-nous.
Ils se retirent.
Scène VI
LA COMTESSE, COLOMBINE, ARLEQUIN
LA COMTESSE, parlant de Lélio.
Voilà un jeune homme bien sauvage.
COLOMBINE, arrêtant Arlequin.
Un petit mot, s’il vous plaît. Oserait-on vous demander d’où vient cette férocité qui vous prend à vous et à votre maître ?
ARLEQUIN.
À cause d’un proverbe qui dit, que chat échaudé craint l’eau froide.
LA COMTESSE.
Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il ?
ARLEQUIN.
C’est que nous savons ce qu’en vaut l’aune.
COLOMBINE.
Remarquez-vous qu’il n’ose nous regarder, Madame ? Allons, allons, levez la tête, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire.
ARLEQUIN, la regardant doucement.
Par la jarni, qu’elle est jolie !
LA COMTESSE.
Laisse-le là, je crois qu’il est imbécile.
COLOMBINE.
Et moi je crois que c’est malice. Parleras-tu ?
ARLEQUIN.
C’est que mon maître a fait vœu de fuir les femmes, parce qu’elles ne valent rien.
COLOMBINE.
Impertinent !
ARLEQUIN.
Ce n’est pas votre faute, c’est la nature qui vous a bâties comme cela, et moi j’ai fait vœu aussi. Nous avons souffert comme des misérables à cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre cœur.
COLOMBINE.
Hélas ! quelle lamentable histoire ! Et comment te tireras-tu d’affaire avec moi ? Je suis une espiègle, et j’ai envie de te rendre un peu misérable de ma façon.
ARLEQUIN.
Prrr ! il n’y a pas pied.
LA COMTESSE.
Va, mon ami, va dire à ton maître que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler.
ARLEQUIN.
Je le vois là qui m’attend, je m’en vais l’appeler. Monsieur, Madame dit qu’elle ne se soucie point de vous : vous n’avez qu’à venir, elle veut vous dire un mot. Ah ! comme cela m’accrocherait, si je me laissais faire.
Scène VII
LA COMTESSE, LÉLIO, COLOMBINE
LÉLIO.
Madame, puis-je vous rendre quelque service ?
LA COMTESSE.
Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j’ai prise ; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas à ce mariage : ils m’ont priée de vous engager à les aider de quelque libéralité, comme de mon côté j’ai dessein de le faire. Voilà, Monsieur, tout ce que j’avais à vous dire quand vous vous êtes retiré.
LÉLIO.
Madame, j’aurai tous les égards que mérite votre recommandation, et je vous prie de m’excuser si j’ai fui ; mais je vous avoue que vous êtes d’un sexe avec qui j’ai cru devoir rompre pour toute ma vie : cela vous paraîtra bien bizarre ; je ne chercherai point à me justifier ; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d’entamer une matière qui me met toujours de mauvaise humeur ; et si je parlais, il pourrait, malgré moi, m’échapper des traits d’une incivilité qui vous déplairait, et que mon respect vous épargne.
COLOMBINE.
Mort de ma vie, Madame, est-ce que ce discours-là ne vous remue pas la bile ? Allez, Monsieur, tous les renégats font mauvaise fin : vous viendrez quelque jour crier miséricorde et ramper aux pieds de vos maîtres, et ils vous écraseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse.
LÉLIO.
Si Madame n’était pas présente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime.
LA COMTESSE.
Ne vous gênez point, Monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s’adresse point à vous ; regardons-nous comme hors d’intérêt. Et sur ce pied-là, peut-on vous demander ce qui vous fâche si fort contre les femmes ?
LÉLIO.
Ah ! Madame, dispensez-moi de vous le dire ; c’est un récit que j’accompagne ordinairement de réflexions où votre sexe ne trouve pas son compte.
LA COMTESSE.
Je vous devine, c’est une infidélité qui vous a donné tant de colère.
LÉLIO.
Oui, Madame, c’est une infidélité ; mais affreuse, mais détestable.
LA COMTESSE.
N’allons point si vite. Votre maîtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre ?
LÉLIO.
En doutez-vous, Madame ? La simple infidélité serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l’assaisonnement de la perfidie.
LA COMTESSE.
Quoi ! vous eûtes un successeur ? Elle en aima un autre ?
LÉLIO.
Oui, Madame. Comment, cela vous étonne ? Voilà pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance.
COLOMBINE.
Le petit blasphémateur !
LA COMTESSE.
Oui, votre maîtresse est une indigne, et l’on ne saurait trop la mépriser.
COLOMBINE.
D’accord, qu’il la méprise, il n’y a pas à tortiller : c’est une coquine celle-là.
LA COMTESSE.
J’ai cru d’abord, moi, qu’elle n’avait fait que se dégoûter de vous, et de l’amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu’elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en général.
COLOMBINE.
Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux.
LÉLIO.
Comment, Madame, ce n’est donc rien, à votre compte, que de cesser sans raison d’avoir de la tendresse pour un homme ?
LA COMTESSE.
C’est beaucoup, au contraire ; cesser d’avoir de l’amour pour un homme, c’est à mon compte connaître sa faute, s’en repentir, en avoir honte, sentir la misère de l’idole qu’on adorait, et rentrer dans le respect qu’une femme se doit à elle-même. J’ai bien vu que nous ne nous entendions point : si votre maîtresse n’avait fait que renoncer à son attachement ridicule, eh ! il n’y aurait rien de plus louable ; mais ne faire que changer d’objet, ne guérir d’une folie que par une extravagance, eh fi ! Je suis de votre sentiment, cette femme-là est tout à fait méprisable. Amant pour amant, il valait autant que vous déshonorassiez sa raison qu’un autre.
LÉLIO.
Je vous avoue que je ne m’attendais pas à cette chute-là.
COLOMBINE.
Ah, ah, ah, il faudrait bien des conversations comme celle-là pour en faire une raisonnable. Courage, Monsieur, vous voilà tout déferré : décochez-lui-moi quelque trait bien hétéroclite, qui sente bien l’original. Eh ! vous avez fait des merveilles d’abord.
LÉLIO.
C’est assurément mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d’une femme : l’idée est neuve.
COLOMBINE.
Elle ne fera pas fortune chez vous.
LÉLIO.
On voit bien que vous êtes fâchée, Madame.
LA COMTESSE.
Moi, Monsieur ! Je n’ai point à me plaindre des hommes ; je ne les hais point non plus. Hélas, la pauvre espèce ! elle est, pour qui l’examine, encore plus comique que haïssable.
COLOMBINE.
Oui-da, je crois que nous trouverons plus de ressource à nous en divertir, qu’à nous fâcher contre elle.
LÉLIO.
Mais, qu’a-t-elle donc de si comique ?
LA COMTESSE.
Ce qu’elle a de comique ? Mais y songez-vous, Monsieur ? Vous êtes bien curieux d’être humilié dans vos confrères. Si je parlais, vous seriez tout étonné de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espèce a de comique, qui, pour se mettre à son aise, a eu besoin de se réserver un privilège d’indiscrétion, d’impertinence et de fatuité ; qui suffoquerait si elle n’était babillarde, si sa misérable vanité n’avait pas ses coudées franches ; s’il ne lui était pas permis de déshonorer un sexe qu’elle ose mépriser pour les mêmes choses dont l’indigne qu’elle est fait sa gloire. Oh ! l’admirable engeance qui a trouvé la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargées du soin de les porter : ne voilà-t-il pas de beaux titres de supériorité sur nous ? et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles ! Fiez-vous à moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misère, j’oserai vous le dire : vous voilà bien irrité contre les femmes ; je suis peut-être, moi, la moins aimable de toutes. Tout hérissé de rancune que vous croyez être, moyennant deux ou trois coups d’œil flatteurs qu’il m’en coûterait, grâce à la tournure grotesque de l’esprit de l’homme, vous m’allez donner la comédie.
LÉLIO.
Oh ! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là.
COLOMBINE.
Ma foi, Madame, cette expérience-là vous porterait malheur.
LÉLIO.
Ah, ah, cela est plaisant ! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous, vous l’êtes tout autant que je suis sûr que vous croyez l’être ; mais s’il n’y a que la comédie dont vous parlez qui puisse vous réjouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie.
COLOMBINE.
En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comédie. Cependant, si j’étais à la place de Madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti.
LA COMTESSE.
Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnée. Mais comme à la campagne il faut voir quelqu’un, soyons amis pendant que nous y resterons ; je vous promets sûreté : nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes.
LÉLIO.
Volontiers.
COLOMBINE.
Le joli commerce ! on n’a qu’à vous en croire ; les hommes tireront à l’orient, les femmes à l’occident ; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh morbleu ! pourquoi prêcher la fin du monde ? Cela coupe la gorge à tout : soyons raisonnables ; condamnez les amants déloyaux, les conteurs de sornettes, à être jetés dans la rivière une pierre au col ; à merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidèles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez ! Adieu, pauvres brebis égarées ; pour moi, je vais travailler à la conversion d’Arlequin. À votre égard, que le ciel vous assiste, mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie, je vous y attends.
LA COMTESSE.
La folle ! Je vous quitte, Monsieur ; j’ai quelque ordre à donner : n’oubliez pas, de grâce, ma recommandation pour ces paysans.
Scène VIII
LE BARON, ami de Lélio, LA COMTESSE, LÉLIO
LE BARON.
Ne me trompé-je point ? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse ?
LA COMTESSE.
Oui, Monsieur, c’est moi-même.
LE BARON.
Quoi ! avec notre ami Lélio ! Cela se peut-il ?
LA COMTESSE.
Que trouvez-vous donc là de si étrange ?
LÉLIO.
Je n’ai l’honneur de connaître Madame que depuis un instant. Et d’où vient ta surprise ?
LE BARON.
Comment, ma surprise ! voici peut-être le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivé.
LÉLIO.
En quoi ?
LE BARON.
En quoi ? Morbleu, je n’en saurais revenir ; c’est le fait le plus curieux qu’on puisse imaginer : dès que je serai à Paris, où je vais, je le ferai mettre dans la gazette.
LÉLIO.
Mais, que veux-tu dire ?
LE BARON.
Songez-vous à tous les millions de femmes qu’il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, Européennes, Asiatiques, Africaines, Américaines, blanches, noires, basanées, de toutes les couleurs ? Nos propres expériences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l’homme, que la nature l’a pourvue de bonne volonté pour lui ; la nature n’a manqué que Madame, le soleil n’éclaire qu’elle chez qui notre espèce n’ait point rencontré grâce, et cette seule exception de la loi générale se rencontre avec un personnage unique, je te le dis en ami ; avec un homme qui nous a donné l’exemple d’un fanatisme tout neuf ; qui seul de tous les hommes n’a pu s’accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde ; enfin qui s’est condamné à venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu’il a fait quand il en a vu. Oh ! je ne sache point d’aventure qui aille de pair avec la vôtre.
LÉLIO, riant.
Ah ! ah ! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde.
LA COMTESSE, riant.
Pour moi, je me sais bon gré que la nature m’ait manquée, et je me passerai bien de la façon qu’elle aurait pu me donner de plus ; c’est autant de sauvé, c’est un ridicule de moins.
LE BARON, sérieusement.
Madame, n’appelez point cette faiblesse-là ridicule ; ménageons les termes : il peut venir un jour où vous serez bien aise de lui trouver une épithète plus honnête.
LA COMTESSE.
Oui, si l’esprit me tourne.
LE BARON.
Eh bien, il vous tournera : c’est si peu de chose que l’esprit ! Après tout, il n’est pas encore sûr que la nature vous ait absolument manquée. Hélas ! peut-être jouez-vous de votre reste aujourd’hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d’abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire ! Je suis un homme à pronostic : voulez-vous que je vous dise ; tenez, je crois que votre merveilleux est à fin de terme.
LÉLIO.
Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien ; les fous sont quelquefois inspirés.
LA COMTESSE.
Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez.
LE BARON, à Lélio.
Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l’histoire romaine ?
LÉLIO.
Oui, qu’en veux-tu faire, de ton histoire romaine ?
LE BARON.
Te souviens-tu qu’un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu’il traça autour de lui, et lui déclara la guerre s’il en sortait avant qu’il eût répondu à sa demande ?
LÉLIO.
Oui, je m’en ressouviens.
LE BARON.
Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle à l’imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l’Amour, qui vaut bien la république de Rome, je t’ordonne de n’en sortir que soupirant pour les beautés de Madame ; voyons si tu oseras broncher.
LÉLIO passe le cercle.
Tiens, je suis hors du cercle, voilà ma réponse : va-t’en la porter à ton benêt d’Amour.
LA COMTESSE.
Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu’il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu.
LE BARON.
Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrotté à votre char ; il vous aime de ce moment-ci, il a obéi. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle ; il avait plus de peur qu’Antiochus.
LÉLIO, riant.
Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu’il vous plaira, mon amour n’est point jaloux.
LA COMTESSE, embarrassée.
Messieurs, j’entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant.
LE BARON.
Vous montrez là certaine impatience qui pourra venir à bien : faisons-la profiter par un petit tour de cercle.
Il l’enferme aussi.
LA COMTESSE, sortant du cercle.
Laissez-moi, qu’est-ce que cela signifie ? Baron, ne lisez jamais d’histoire, puisqu’elle ne vous apprend que des polissonneries.
Lélio rit.
LE BARON.
Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s’il vous plaît, Madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maîtresse insensible.
LA COMTESSE, sérieusement.
Cherchez-lui donc une maîtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici.
LÉLIO.
Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l’apprendre ; après tout, votre antipathie ne me fait point trembler.
LE BARON.
Bon, voilà de l’amour qui prélude par du dépit.
LA COMTESSE, à Lélio.
Vous seriez fort à plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous étaient indifférents.
LE BARON.
Ah le beau duo ! Vous ne savez pas encore combien il est tendre.
LA COMTESSE, s’en allant doucement.
En vérité, vos folies me poussent à bout, Baron.
LE BARON.
Oh, Madame, nous aurons l’honneur, Lélio et moi, de vous reconduire jusque chez vous.
Scène IX
LE BARON, LA COMTESSE, LÉLIO, COLOMBINE
COLOMBINE, arrivant.
Bonjour, Monsieur le Baron. Comme vous voilà rouge, Madame. Monsieur Lélio est tout je ne sais comment aussi : il a l’air d’un homme qui veut être fier, et qui ne peut pas l’être. Qu’avez-vous donc tous deux ?
LA COMTESSE, sortant.
L’étourdie !
LE BARON.
Laissez-les là, Colombine, ils sont de méchante humeur ; ils viennent de se faire une déclaration d’amour l’un à l’autre, et le tout en se fâchant.
Scène X
COLOMBINE, ARLEQUIN, avec un équipage de chasseur
COLOMBINE, qui a écouté un peu leur conversation.
Je vois bien qu’ils nous apprêteront à rire. Mais où est Arlequin ? Je veux qu’il m’amuse ici. J’entends quelqu’un, ne serait-ce pas lui ?
ARLEQUIN.
Ouf, ce gibier-là mène un chasseur trop loin : je me perdrais, tournons d’un autre côté... Allons donc... Euh ! me voilà justement sur le chemin du tigre, maudits soient l’argent, l’or et les perles !
COLOMBINE.
Quelle heure est-il, Arlequin ?
ARLEQUIN.
Ah ! la fine mouche : je vois bien que tu cherches midi à quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie.
COLOMBINE.
Il ne me plaît pas, moi : passe-le toi-même.
ARLEQUIN.
Oh pardi, à bon chat bon rat, je veux rester ici.
COLOMBINE.
Eh le fou, qui perd l’esprit en voyant une femme !
ARLEQUIN.
Va-t’en, va-t’en demander ton portrait à mon maître, il te le donnera pour rien : tu verras si tu n’es pas une vipère.
COLOMBINE.
Ton maître est un visionnaire, qui te fait faire pénitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitié ; c’est dommage qu’un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice...
ARLEQUIN.
Je n’en ai non plus qu’un poulet.
COLOMBINE.
C’est dommage qu’il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance ; car, dis la vérité, tu t’ennuies ici, tu pâtis ?
ARLEQUIN.
Oh ! cela n’est pas croyable.
COLOMBINE.
Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie ?
ARLEQUIN.
Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous êtes ; si vous étiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n’y a plus de bon temps pour moi, et c’est vous qui en êtes la cause ; et malgré tout cela, il ne s’en faut de rien que je ne t’aime. La sotte chose que le cœur de l’homme !
COLOMBINE.
Cet original qui dispute contre son cœur comme un honnête homme.
ARLEQUIN.
N’as-tu pas de honte d’être si jolie et si traîtresse ?
COLOMBINE.
Comme si on devait rougir de ses bonnes qualités ! Au revoir, nigaud ; tu me fuis, mais cela ne durera pas.
ACTE II
Scène première
COLOMBINE, LA COMTESSE
COLOMBINE, en regardant sa montre.
Cela est singulier !
LA COMTESSE.
Quoi ?
COLOMBINE.
Je trouve qu’il y a un quart d’heure que nous nous promenons sans rien dire : entre deux femmes, cela ne laisse pas d’être fort. Sommes-nous bien dans notre état naturel ?
LA COMTESSE.
Je ne sache rien d’extraordinaire en moi.
COLOMBINE.
Vous voilà pourtant bien rêveuse.
LA COMTESSE.
C’est que je songe à une chose.
COLOMBINE.
Voyons ce que c’est ; suivant l’espèce de la chose, je ferai l’estime de votre silence.
LA COMTESSE.
C’est que je songe qu’il n’est pas nécessaire que je voie si souvent Lélio.
COLOMBINE.
Hum, il y a du Lélio : votre taciturnité n’est pas si belle que je le pensais. La mienne, à vous dire le vrai, n’est pas plus méritoire. Je me taisais à peu près dans le même goût ; je ne rêve pas à Lélio, mais je suis autour de cela, je rêve au valet.
LA COMTESSE.
Mais que veux-tu dire ? Quel mal y a-t-il à penser à ce que je pense ?
COLOMBINE.
Oh ! pour du mal, il n’y en a pas ; mais je croyais que vous ne disiez mot par pure paresse de langue, et je trouvais cela beau dans une femme ; car on prétend que cela est rare. Mais pourquoi jugez-vous qu’il n’est pas nécessaire que vous voyiez si souvent Lélio ?
LA COMTESSE.
Je n’ai d’autres raisons pour lui parler que le mariage de ces jeunes gens : il ne m’a point dit ce qu’il veut donner à la fille ; je suis bien aise que le neveu de mon fermier trouve quelque avantage ; mais sans nous parler, Lélio peut me faire savoir ses intentions, et je puis le faire informer des miennes.
COLOMBINE.
L’imagination de cela est tout à fait plaisante.
LA COMTESSE.
Ne vas-tu pas faire un commentaire là-dessus ?
COLOMBINE.
Comment ? il n’y a pas de commentaire à cela. Malepeste, c’est un joli trait d’esprit que cette invention-là. Le chemin de tout le monde, quand on a affaire aux gens, c’est d’aller leur parler ; mais cela n’est pas commode. Le plus court est de l’entretenir de loin ; vraiment on s’entend bien mieux : lui parlerez-vous avec une sarbacane, ou par procureur ?
LA COMTESSE.
Mademoiselle Colombine, vos fades railleries ne me plaisent point du tout ; je vois bien les petites idées que vous avez dans l’esprit.
COLOMBINE.
Je me doute, moi, que vous ne vous doutez pas des vôtres, mais cela viendra.
LA COMTESSE.
Taisez-vous.
COLOMBINE.
Mais aussi de quoi vous avisez-vous, de prendre un si grand tour pour parler à un homme ? Monsieur, soyons amis tant que nous resterons ici ; nous nous amuserons, vous à médire des femmes, moi à mépriser les hommes, (voilà ce que vous lui avez dit tantôt). Est-ce que l’amusement que vous avez choisi ne vous plaît plus ?
LA COMTESSE.
Il me plaira toujours ; mais j’ai songé que je mettrai Lélio plus à son aise en ne le voyant plus. D’ailleurs la conversation que nous avons eue tantôt ensemble, jointe aux plaisanteries que le Baron a continué de faire chez moi, pourraient donner matière à de nouvelles scènes que je suis bien aise d’éviter : tiens, prends ce billet.
COLOMBINE.
Pour qui ?
LA COMTESSE.
Pour Lélio. C’est de cette paysanne dont il s’agit ; je lui demande réponse.
COLOMBINE.
Un billet à monsieur Lélio, exprès pour ne point donner matière à la plaisanterie ! Mais voilà des précautions d’un jugement !...
LA COMTESSE.
Fais ce que je te dis.
COLOMBINE.
Madame, c’est une maladie qui commence : votre cœur en est à son premier accès de fièvre. Tenez, le billet n’est plus nécessaire, je vois Lélio qui s’approche.
LA COMTESSE.
Je me retire, faites votre commission.
Scène II
LÉLIO, ARLEQUIN, COLOMBINE
LÉLIO.
Pourquoi donc madame la Comtesse se retire-t-elle en me voyant ?
COLOMBINE, présentant le billet.
Monsieur... ma maîtresse a jugé à propos de réduire sa conversation dans ce billet. À la campagne on a l’esprit ingénieux.
LÉLIO.
Je ne vois pas la finesse qu’il peut y avoir à me laisser là, quand j’arrive, pour m’entretenir dans des papiers. J’allais prendre des mesures avec elle pour nos paysans ; mais voyons ses raisons.
ARLEQUIN.
Je vous conseille de lui répondre sur une carte, cela sera bien aussi drôle.
LÉLIO lit.
Monsieur, depuis que nous nous sommes quittés, j’ai fait réflexion qu’il était assez inutile de nous voir. Oh ! très inutile ; je l’ai pensé de même. Je prévois que cela vous gênerait ; et moi, à qui il n’ennuie pas d’être seule, je serais fâchée de vous contraindre. Vous avez raison, Madame ; je vous remercie de votre attention. Vous savez la prière que je vous ai faite tantôt au sujet du mariage de nos jeunes gens ; je vous prie de vouloir bien me marquer là-dessus quelque chose de positif. Volontiers, Madame, vous n’attendrez point. Voilà la femme du caractère le plus passable que j’aie vue de ma vie ; si j’étais capable d’en aimer quelqu’une, ce serait elle.
ARLEQUIN.
Par la morbleu, j’ai peur que ce tour-là ne vous joue d’un mauvais tour.
LÉLIO.
Oh non ; l’éloignement qu’elle a pour moi me donne en vérité beaucoup d’estime pour elle ; cela est dans mon goût : je suis ravi que la proposition vienne d’elle, elle m’épargne, à moi, la peine de la lui faire.
ARLEQUIN.
Pour cela oui, notre dessein était de lui dire que nous ne voulions plus d’elle.
COLOMBINE.
Quoi ! ni de moi non plus ?
ARLEQUIN.
Oh ! je suis honnête ; je ne veux point dire aux gens des injures à leur nez.
COLOMBINE.
Eh bien, Monsieur, faites-vous réponse ?
LÉLIO.
Oui, ma chère enfant, j’y cours ; vous pouvez lui dire, puisqu’elle choisit le papier pour le champ de bataille de nos conversations, que j’en ai près d’une rame chez moi, et que le terrain ne me manquera de longtemps.
ARLEQUIN.
Eh ! eh ! eh ! nous verrons à qui aura le dernier.
COLOMBINE.
Vous êtes distrait, Monsieur, vous me dites que vous courez faire réponse, et vous voilà encore.
LÉLIO.
J’ai tort, j’oublie les choses d’un moment à l’autre. Attendez là un moment.
COLOMBINE, l’arrêtant.
C’est-à-dire que vous êtes bien charmé du parti que prend ma maîtresse ?
ARLEQUIN.
Pardi, cela est admirable !
LÉLIO.
Oui, assurément cela me fera plaisir.
COLOMBINE.
Cela se passera, allez.
LÉLIO.
Il faut bien que cela se passe.
ARLEQUIN.
Emmenez-moi avec vous ; car je ne me fie point à elle.
COLOMBINE.
Oh ! je n’attendrai point, si je suis seule : je veux causer.
LÉLIO.
Fais-lui l’honnêteté de rester avec elle, je vais revenir.
Scène III
ARLEQUIN, COLOMBINE
ARLEQUIN.
J’ai bien affaire, moi, d’être honnête à mes dépens.
COLOMBINE.
Et que crains-tu ? Tu ne m’aimes point, tu ne veux point m’aimer.
ARLEQUIN.
Non, je ne veux point t’aimer ; mais je n’ai que faire de prendre la peine de m’empêcher de le vouloir.
COLOMBINE.
Tu m’aimerais donc, si tu ne t’en empêchais ?
ARLEQUIN.
Laissez-moi en repos, mademoiselle Colombine ; promenez-vous d’un côté, et moi d’un autre ; sinon, je m’enfuirai, car je réponds tout de travers.
COLOMBINE.
Puisqu’on ne peut avoir l’honneur de ta compagnie qu’à ce prix-là, je le veux bien, promenons-nous. Et puis à part et en se promenant, comme Arlequin fait de son côté. Tout en badinant cependant, me voilà dans la fantaisie d’être aimée de ce petit corps-là.
ARLEQUIN, déconcerté, et se promenant de son côté.
C’est une malédiction que cet amour : il m’a tourmenté quand j’en avais, et il me fait encore du mal à cette heure que je n’en veux point. Il faut prendre patience et faire bonne mine.
Il chante.
Turlu, turluton.
COLOMBINE, le rencontrant sur le théâtre, et s’arrêtant.
Mais vraiment, tu as la voix belle : sais-tu la musique ?
ARLEQUIN, s’arrêtant aussi.
Oui, je commence à lire les paroles.
Il chante.
Tourleroutoutou.
COLOMBINE, continuant de se promener.
Peste soit du petit coquin ! Sérieusement je crois qu’il me pique.
ARLEQUIN, de son côté.
Elle me regarde, elle voit bien que je fais semblant de ne pas songer à elle.
COLOMBINE.
Arlequin ?
ARLEQUIN.
Hom.
COLOMBINE.
Je commence à me lasser de la promenade.
ARLEQUIN.
Cela se peut bien.
COLOMBINE.
Comment te va le cœur ?
ARLEQUIN.
Ah ! je ne prends pas garde à cela.
COLOMBINE.
Gageons que tu m’aimes ?
ARLEQUIN.
Je ne gage jamais, je suis trop malheureux, je perds toujours.
COLOMBINE, allant à lui.
Oh ! tu m’ennuies, je veux que tu me dises franchement que tu m’aimes.
ARLEQUIN.
Encore un petit tour de promenade.
COLOMBINE.
Non, parle, ou je te hais.
ARLEQUIN.
Et que t’ai-je fait pour me haïr ?
COLOMBINE.
Savez-vous bien, monsieur le butor, que je vous trouve à mon gré, et qu’il faut que vous soupiriez pour moi ?
ARLEQUIN.
Je te plais donc ?
COLOMBINE.
Oui ; ta petite figure me revient assez.
ARLEQUIN.
Je suis perdu, j’étouffe, adieu ma mie, sauve qui peut... Ah ! Monsieur, vous voilà ?
Scène IV
LÉLIO, ARLEQUIN, COLOMBINE
LÉLIO.
Qu’as-tu donc ?
ARLEQUIN.
Hélas ! c’est ce lutin-là qui me prend à la gorge : elle veut que je l’aime.
LÉLIO.
Et ne saurais-tu lui dire que tu ne veux pas ?
ARLEQUIN.
Vous en parlez bien à votre aise : elle a la malice de me dire qu’elle me haïra.
COLOMBINE.
J’ai entrepris la guérison de sa folie, il faut que j’en vienne à bout. Va, va, c’est partie à remettre.
ARLEQUIN.
Voyez la belle guérison ; je suis de la moitié plus fou que je n’étais.
LÉLIO.
Bon courage, Arlequin. Tenez, Colombine, voilà la réponse au billet de votre maîtresse.
COLOMBINE.
Monsieur, ne l’avez-vous pas faite un peu trop fière ?
LÉLIO.
Eh ! pourquoi la ferais-je fière ? Je la fais indifférente. Ai-je quelque intérêt de la faire autrement ?
COLOMBINE.
Écoutez, je vous parle en amie. Les plus courtes folies sont les meilleures : l’homme est faible ; tous les philosophes du temps passé nous l’ont dit, et je m’en fie bien à eux. Vous vous croyez leste et gaillard, vous n’êtes point cela ; ce que vous êtes est caché derrière tout cela : si j’avais besoin d’indifférence et qu’on en vendît, je ne ferais pas emplette de la vôtre, j’ai bien peur que ce ne soit une drogue de charlatan, car on dit que l’Amour en est un, et franchement vous m’avez tout l’air d’avoir pris de son mithridate. Vous vous agitez, vous allez et venez, vous riez du bout des dents, vous êtes sérieux tout de bon ; tout autant de symptômes d’une indifférence amoureuse.
LÉLIO.
Et laissez-moi, Colombine, ce discours-là m’ennuie.
COLOMBINE.
Je pars ; mais mon avis est que vous avez la vue trouble : attendez qu’elle s’éclaircisse, vous verrez mieux votre chemin ; n’allez pas vous jeter dans quelque ornière, vous embourber dans quelque pas. Quand vous soupirerez, vous serez bien aise de trouver un écho qui vous réponde : n’en dites rien, ma maîtresse est étourdie du bateau ; la bonne dame bataille, et c’est autant de battu. Motus, Monsieur. Je suis votre servante.
Elle s’en va.
Scène V
LÉLIO, ARLEQUIN
LÉLIO.
Ah ! ah ! ah ! cela ne te fait-il pas rire ?
ARLEQUIN.
Non.
LÉLIO.
Cette folle, qui me vient dire qu’elle croit que sa maîtresse s’humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit, et qui me fuit moi présent ! Oh ! parbleu, madame la Comtesse, vos manières sont tout à fait de mon goût, je les trouve pourtant un peu sauvages ; car enfin, l’on n’écrit pas à un homme de qui l’on n’a pas à se plaindre : Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m’êtes insupportable. Et voilà le sens du billet, tout mitigé qu’il est. Oh ! la vérité est que je ne croyais pas être si haïssable. Qu’en dis-tu, Arlequin ?
ARLEQUIN.
Eh ! Monsieur, chacun a son goût.
LÉLIO.
Parbleu, je suis content de la réponse que j’ai faite au billet et de l’air dont je l’ai reçu : mais très content.
ARLEQUIN.
Cela ne vaut pas la peine d’être si content, à moins qu’on ne soit fâché. Tenez-vous ferme, mon cher maître ; car si vous tombez, me voilà à bas.
LÉLIO.
Moi, tomber ? Je pars dès demain pour Paris : voilà comme je tombe.
ARLEQUIN.
Ce voyage-là pourrait bien être une culbute à gauche, au lieu d’une culbute à droite.
LÉLIO.
Point du tout, cette femme croirait peut-être que je serais sensible à son amour, et je veux la laisser là pour lui prouver que non.
ARLEQUIN.
Que ferai-je donc, moi ?
LÉLIO.
Tu me suivras.
ARLEQUIN.
Mais je n’ai rien à prouver à Colombine.
LÉLIO.
Bon, ta Colombine ! il s’agit bien de Colombine : Veux-tu encore aimer, dis ? Ne te souvient-il plus de ce que c’est qu’une femme ?
ARLEQUIN.
Je n’ai non plus de mémoire qu’un lièvre, quand je vois cette fille-là.
LÉLIO, avec distraction.
Il faut avouer que les bizarreries de l’esprit d’une femme sont des pièges bien finement dressés contre nous !
ARLEQUIN.
Dites-moi, Monsieur, j’ai fait un gros serment de n’être plus amoureux ; mais si Colombine m’ensorcelle, je n’ai pas mis cet article dans mon marché : mon serment ne vaudra rien, n’est-ce pas ?
LÉLIO, distrait.
Nous verrons. Ce qui m’arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des étincelles de passion dans le cœur d’un autre ? Oh ! sans l’inimitié que j’ai vouée à l’amour, j’extravaguerais actuellement, peut-être : je sens bien qu’il ne m’en faudrait pas davantage, je serais piqué, j’aimerais : Cela irait tout de suite.
ARLEQUIN.
J’ai toujours entendu dire : Il a du cœur comme un César ; mais si ce César était à ma place, il serait bien sot.
LÉLIO, continuant.
Le hasard me fit connaître une femme qui hait l’amour ; nous lions cependant commerce d’amitié, qui doit durer pendant notre séjour ici : je la conduis chez elle, nous nous quittons en bonne intelligence ; nous avons à nous revoir ; je viens la trouver indifféremment ; je ne songe non plus à l’amour qu’à m’aller noyer, j’ai vu sans danger les charmes de sa personne : voilà qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n’est pas fini ; j’ai maintenant affaire à des caprices, à des fantaisies ; équipages d’esprit que toute femme apporte en naissant : madame la comtesse se met à rêver, et l’idée qu’elle imagine en se jouant serait la ruine de mon repos, si j’étais capable d’y être sensible.
ARLEQUIN.
Mon cher maître, je crois qu’il faudra que je saute le bâton.
LÉLIO.
Un billet m’arrête en chemin, billet diabolique, empoisonné, où l’on écrit que l’on ne veut plus me voir, que ce n’est pas la peine. M’écrire cela à moi, qui suis en pleine sécurité, qui n’ai rien fait à cette femme : s’attend-on à cela ? Si je ne prends garde à moi, si je raisonne à l’ordinaire, qu’en arrivera-t-il ? Je serai étonné, déconcerté ; premier degré de folie, car je vois cela tout comme si j’y étais. Après quoi, l’amour-propre s’en mêle ; je me croirais méprisé, parce qu’on s’estime un peu ; je m’aviserai d’être choqué ; me voilà fou complet. Deux jours après, c’est de l’amour qui se déclare ; d’où vient-il ? pourquoi vient-il ? D’une petite fantaisie magique qui prend à une femme ; et qui plus est, ce n’est pas sa faute à elle : la nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idées ; son esprit ne peut se retourner qu’à notre dommage, sa vocation est de nous mettre en démence : elle fait sa charge involontairement. Ah ! que je suis heureux, dans cette occasion, d’être à l’abri de tous ces périls ! Le voilà, ce billet insultant, malhonnête ; mais cette réflexion-là me met de mauvaise humeur ; les mauvais procédés m’ont toujours déplu, et le vôtre est un des plus déplaisants, madame la Comtesse ; je suis bien fâché de ne l’avoir pas rendu à Colombine.
ARLEQUIN, entendant nommer sa maîtresse.
Monsieur, ne me parlez plus d’elle ; car, voyez-vous, j’ai dans mon esprit qu’elle est amoureuse, et j’enrage.
LÉLIO.
Amoureuse ! elle amoureuse ?
ARLEQUIN.
Oui, je la voyais tantôt qui badinait, qui ne savait que dire ; elle tournait autour du pot, je crois même qu’elle a tapé du pied ; tout cela est signe d’amour, tout cela mène un homme à mal.
LÉLIO.
Si je m’imaginais que ce que tu dis fût vrai, nous partirions tout à l’heure pour Constantinople.
ARLEQUIN.
Eh ! mon maître, ce n’est pas la peine que vous fassiez ce chemin-là pour moi ; je ne mérite pas cela, et il vaut mieux que j’aime que de vous coûter tant de dépense.
LÉLIO.
Plus j’y rêve, et plus je vois qu’il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, après son billet et son procédé.
ARLEQUIN.
Son billet ! De qui parlez-vous ?
LÉLIO.
D’elle.
ARLEQUIN.
Eh bien, ce billet n’est pas d’elle.
LÉLIO.
Il ne vient pas d’elle ?
ARLEQUIN.
Pardi non, c’est de la comtesse.
LÉLIO.
Eh ! de qui diantre me parles-tu donc, butor ?
ARLEQUIN.
Moi ? de Colombine : ce n’était donc pas à cause d’elle que vous vouliez me mener à Constantinople ?
LÉLIO.
Peste soit de l’animal, avec son galimatias !
ARLEQUIN.
Je croyais que c’était pour moi que vous vouliez voyager.
LÉLIO.
Oh ! qu’il ne t’arrive plus de faire de ces méprises-là ; car j’étais certain que tu n’avais rien remarqué pour moi dans la comtesse.
ARLEQUIN.
Si fait, j’ai remarqué qu’elle vous aimera bientôt.
LÉLIO.
Tu rêves.
ARLEQUIN.
Et je remarque que vous l’aimerez aussi.
LÉLIO.
Moi, l’aimer ! moi, l’aimer ! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions où elle se trouve ; car je veux savoir à quoi m’en tenir : et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son cœur une ombre de penchant pour moi, vite à cheval : je pars.
ARLEQUIN.
Bon ! et vous partez demain pour Paris !
LÉLIO.
Qu’est-ce qui t’a dit cela ?
ARLEQUIN.
Vous il n’y a qu’un moment ; mais c’est que la mémoire vous faille, comme à moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisé de voir que le cœur vous démange ; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long ; vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les ôtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc. Pardi, quand on ne sait ni ce qu’on dit ni ce qu’on fait, ce n’est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je après ? Quand je vois mon maître qui perd l’esprit, le mien s’en va de compagnie.
LÉLIO.
Je te dis qu’il ne me reste plus qu’une simple curiosité, c’est de savoir s’il ne se passerait pas quelque chose dans le cœur de la comtesse, et je donnerais tout à l’heure cent écus pour avoir soupçonné juste. Tâchons de le savoir.
ARLEQUIN.
Mais encore une fois, je vous dis que Colombine m’attrapera, je le sens bien.
LÉLIO.
Écoute ; après tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille-là, je ne t’ai jamais conseillé l’impossible.
ARLEQUIN.
Par la mardi, vous parlez d’or, vous m’ôtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, Monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon : entre nous, je la crois plus ratière que malicieuse. Je m’en vais tâcher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire : je ne veux pas l’aimer ; mais si j’ai tant de peine à me retenir, adieu panier, je me laisserai aller. Si vous m’en croyez, vous ferez de même. Être amoureux et ne l’être pas, ma foi, je donnerai le choix pour un liard. C’est misère : j’aime mieux la misère gaillarde que la misère triste. Adieu, je vais travailler pour vous.
LÉLIO.
Attends : tiens, ce n’est pas la peine que tu y ailles.
ARLEQUIN.
Pourquoi ?
LÉLIO.
C’est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m’aime, que m’importe ? Si elle ne m’aime pas, je n’ai pas besoin de le savoir ; ainsi, je ferai mieux de rester comme je suis.
ARLEQUIN.
Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu’on dise toujours : tel valet, tel maître. Je ne m’embarrasse pas d’être un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achève : par bonheur que vous êtes déjà bien avancé, et cela me fait un grand plaisir. Je m’en vais voir l’air du bureau.
Scène VI
LÉLIO, JACQUELINE
LÉLIO.
Je ne le querelle point, car il est déjà tout égaré.
JACQUELINE.
Monsieur ?
LÉLIO, distrait.
Je prierai pourtant la comtesse d’ordonner à Colombine de laisser ce malheureux en repos ; mais peut-être elle est bien aise elle-même que l’autre travaille à lui détraquer la cervelle, car madame la Comtesse n’est pas dans le goût de m’obliger.
JACQUELINE.
Monsieur ?
LÉLIO, d’un air fâché et agité.
Eh bien, que veux-tu ?
JACQUELINE.
Je vians vous demander mon congé.
LÉLIO, sans l’entendre.
Morbleu, je n’entends parler que d’amour. Eh, laissez-moi respirer, vous autres ! Vous me laissez, faites comme il vous plaira ; j’ai la tête remplie de femmes et de tendresses : Ces maudites idées-là me suivent partout, elles m’assiègent ; Arlequin d’un côté, les folies de la comtesse de l’autre, et toi aussi.
JACQUELINE.
Monsieur, c’est que je vians vous dire que je veux m’en aller.
LÉLIO.
Pourquoi ?
JACQUELINE.
C’est que Piarre ne m’aime plus, ce mésérable-là s’est amouraché de la fille à Thomas : tenez, Monsieur, ce que c’est que la cruauté des hommes, je l’ai vu qui batifolait avec elle ; moi, pour le faire venir, je lui ai fait comme ça avec le bras : Et y allons donc, et le vilain qu’il est m’a fait comme cela un geste du coude ; cela voulait dire : Va te promener. Oh que les hommes sont traîtres ! Voilà qui est fait, j’en suis si soûle, si soûle, que je n’en veux plus entendre parler ; et je vians pour cet effet vous demander mon congé.
LÉLIO.
De quoi s’avise ce coquin-là d’être infidèle ?
JACQUELINE.
Je ne comprends pas cela, il m’est avis que c’est un rêve.
LÉLIO.
Tu ne le comprends pas ? C’est pourtant un vice dont il a plu aux femmes d’enrichir l’humanité.
JACQUELINE.
Qui que ce soit, voilà de belles richesses qu’on a boutées là dans le monde.
LÉLIO.
Va, va, Jacqueline, il ne faut pas que tu t’en ailles.
JACQUELINE.
Oh, Monsieur, je ne veux pas rester dans le village, car on est si faible : Si ce garçon-là me recharchait, je ne sis pas rancuneuse, il y aurait du rapatriage, et je prétends être brouillée.
LÉLIO.
Ne te presse pas, nous verrons ce que dira la comtesse.
JACQUELINE.
Hom ! la voilà, cette comtesse. Je m’en vas, Piarre est son valet, et ça me fâche itou contre elle.
Scène VII
LÉLIO, LA COMTESSE, qui cherche à terre avec application
LÉLIO, la voyant chercher.
Elle m’a fui tantôt : si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j’ai remarqué son procédé ; comme il n’en est rien, il est bon de lui paraître tout aussi indifférent que je le suis. Continuons de rêver, je n’ai qu’à ne lui point parler pour remplir les conditions du billet.
LA COMTESSE, cherchant toujours.
Je ne trouve rien.
LÉLIO.
Ce voisinage-là me déplaît, je crois que je ferai fort bien de m’en aller, dût-elle en penser ce qu’elle voudra.
Et puis la voyant approcher.
Oh parbleu, c’en est trop, Madame, vous m’avez fait l’honneur de m’écrire qu’il était inutile de nous revoir, et j’ai trouvé que vous pensiez juste ; mais je prendrai la liberté de vous représenter que vous me mettez hors d’état de vous obéir. Le moyen de ne vous point voir ? Je me trouve près de vous, Madame, vous venez jusqu’à moi ; je me trouve irrégulier sans avoir tort !
LA COMTESSE.
Hélas, Monsieur, je ne vous voyais pas. Après cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d’approcher de l’endroit où vous êtes, et je ne me détournerais pas de mon chemin à cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet ; il ne signifiait pas : Haïssons-nous, soyons-nous odieux. Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l’ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l’entendez, ce n’est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m’avoir vue ; vous souffrez apparemment, et j’en suis fâchée ; mais vous avez le champ libre, voilà de la place pour fuir, délivrez-vous de ma vue. Quant à moi, Monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n’ai ni chagrin ni plaisir à vous voir, vous trouverez bon que j’aille mon train ; que vous me soyez un objet parfaitement indifférent, et que j’agisse tout comme si vous n’étiez pas là. Je cherche mon portrait, j’ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boîte ; je l’ai prise pour les envoyer démonter à Paris, et Colombine, à qui je l’ai donné pour le remettre à un de mes gens qui part exprès, l’a perdu ; voilà ce qui m’occupe. Et si je vous avais aperçu là, il ne m’en aurait coûté que de vous prier très froidement et très poliment de vous détourner ; peut-être même m’aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez là ; car je n’aurais pas deviné que ma présence vous affligeait ; à présent que je le sais, je n’userai point d’une prière incivile : fuyez vite, Monsieur, car je continue.
LÉLIO.
Madame, je ne veux point être incivil non plus ; et je reste, puisque je puis vous rendre service, je vais chercher avec vous.
LA COMTESSE.
Ah non, Monsieur, ne vous contraignez pas ; allez-vous-en, je vous dis que vous me haïssez, je vous l’ai dit, vous n’en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m’en vais.
LÉLIO.
Parbleu, Madame, c’est trop souffrir de rebuts en un jour ; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, Madame, je suis votre serviteur.
LA COMTESSE.
Monsieur, je suis votre servante.
Quand il est parti, elle dit :
Mais à propos, cet étourdi qui s’en va, et qui n’a point marqué positivement dans son billet ce qu’il voulait donner à sa fermière : il me dit simplement qu’il verra ce qu’il doit faire. Ah ! je ne suis pas d’humeur à mettre toujours la main à la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu’il me parle.
Dans l’instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-même.
Quoi ! vous revenez, Monsieur ?
LÉLIO, d’un air agité.
Oui, Madame, je reviens, j’ai quelque chose à vous dire ; et puisque vous voilà, ce sera un billet d’épargné et pour vous et pour moi.
LA COMTESSE.
À la bonne heure, de quoi s’agit-il ?
LÉLIO.
C’est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir ; car cela finit le peu de commerce forcé que nous avons ensemble.
LA COMTESSE.
Le commerce forcé ? Vous êtes bien difficile, Monsieur, et vos expressions sont bien naïves ! Mais passons. Pourquoi donc, s’il vous plaît, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme ? Que signifie ce caprice-là ?
LÉLIO.
Ce que signifie un caprice ? Je vous le demande, Madame ; cela n’est point à mon usage, et vous le définiriez mieux que moi.
LA COMTESSE.
Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-ci, si vous vouliez : il est de votre ouvrage apparemment ; je me mêlais de leur mariage, cela vous fatiguait, vous avez tout arrêté. Je vous suis obligée de vos égards.
LÉLIO.
Moi, Madame !
LA COMTESSE.
Oui, Monsieur, il n’était pas nécessaire de vous y prendre de cette façon-là ; cependant je ne trouve point mauvais que le peu d’intérêt que j’avais à vous voir fût à charge : je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi ; et sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m’auriez vue de votre vie, si j’avais pu.
LÉLIO.
Eh, je n’en doute pas, Madame, je n’en doute pas.
LA COMTESSE.
Non, Monsieur, de votre vie ; et pourquoi en douteriez-vous ? En vérité, je ne vous comprends pas ! Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes : vous n’avez pas changé de sentiments, n’est-il pas vrai ? d’où vient donc que j’en changerais ? Sur quoi en changerais-je ? Y songez-vous ? Oh ! mettez-vous dans l’esprit que mon opiniâtreté vaut bien la vôtre, et que je n’en démordrai point.
LÉLIO.
Eh Madame, vous m’en avez accablé, de preuves d’opiniâtreté ; ne m’en donnez plus, voilà qui est fini. Je ne songe à rien, je vous assure.
LA COMTESSE.
Qu’appelez-vous, Monsieur, vous ne songez à rien ? mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m’annoncer une mauvaise nouvelle ? Eh bien, Monsieur, vous ne m’aimerez jamais, cela est-il si triste ? Oh ! je le vois bien, je vous ai écrit qu’il ne fallait plus nous voir, et je veux mourir si vous n’avez pris cela pour quelque agitation de cœur ; assurément vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m’assurez que vous n’en aurez jamais pour moi : vous croyez me mortifier, vous le croyez, monsieur Lélio, vous le croyez, vous dis-je, ne vous en défendez point. J’espérais que vous me divertiriez en m’aimant : vous avez pris un autre tour, je ne perds point au change, et je vous trouve très divertissant comme vous êtes.
LÉLIO, d’un air riant et piqué.
Ma foi, Madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble ; si je vous réjouis, vous n’êtes point ingrate : Vous espériez que je vous divertirais, mais vous ne m’aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu’il en soit, brisons là-dessus ; la comédie ne me plaît pas longtemps, et je ne veux être ni acteur ni spectateur.
LA COMTESSE, d’un ton badin.
Écoutez, Monsieur, vous m’avouerez qu’un homme à votre place, qui se croit aimé, surtout quand il n’aime pas, se met en prise ?
LÉLIO.
Je ne pense point que vous m’aimez, Madame ; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goût. N’usez point de prétexte, je vous ai déplu d’abord ; moi spécialement, je l’ai remarqué : et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-être le plus humilié, le plus raillé, et le plus à plaindre.
LA COMTESSE.
D’où vous vient cette idée-là ? Vous vous trompez, je serais fâchée que vous m’aimassiez, parce que j’ai résolu de ne point aimer : Mais quelque chose que j’aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer.
LÉLIO.
J’ai bien de la peine à le croire.
LA COMTESSE.
Vous êtes injuste, je ne suis pas sans discernement : Mais à quoi bon faire cette supposition, que si vous m’aimiez je vous traiterais plus mal qu’un autre ? La supposition est inutile, puisque vous n’avez point envie de faire l’essai de mes manières ; que vous importe ce qui en arriverait ? Cela vous doit être indifférent ; vous ne m’aimez pas ? car enfin, si je le pensais...
LÉLIO.
Eh ! je vous prie, point de menace, Madame : vous m’avez tantôt offert votre amitié, je ne vous demande que cela, je n’ai besoin que de cela : Ainsi vous n’avez rien à craindre.
LA COMTESSE, d’un air froid.
Puisque vous n’avez besoin que de cela, Monsieur, j’en suis ravie ; je vous l’accorde, j’en serai moins gênée avec vous.
LÉLIO.
Moins gênée ? Ma foi, Madame, il ne faut pas que vous la soyez du tout ; et tout bien pesé, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet.
LA COMTESSE.
Oh, de tout mon cœur : allons, Monsieur, ne nous voyons plus. Je fais présent de cent pistoles au neveu de mon fermier ; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner à la fille, et je verrai si je souscrirai à ce mariage, dont notre rupture va lever l’obstacle que vous y avez mis. Soyons-nous inconnus l’un à l’autre ; j’oublie que je vous ai vu ; je ne vous reconnaîtrai pas demain.
LÉLIO.
Et moi, Madame, je vous reconnaîtrai toute ma vie ; je ne vous oublierai point : vos façons avec moi vous ont gravé pour jamais dans ma mémoire.
LA COMTESSE.
Vous m’y donnerez la place qu’il vous plaira, je n’ai rien à me reprocher ; mes façons ont été celles d’une femme raisonnable.
LÉLIO.
Morbleu, Madame, vous êtes une dame raisonnable, à la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos premières honnêtetés et avec vos offres d’amitié ; cela est inconcevable, aujourd’hui votre ami, demain rien. Pour moi, Madame, je ne vous ressemble pas, et j’ai le cœur aussi jaloux en amitié qu’en amour : ainsi nous ne nous convenons point.
LA COMTESSE.
Adieu, Monsieur, vous parlez d’un air bien dégagé et presque offensant, si j’étais vaine : Cependant, et si j’en crois Colombine, je vaux quelque chose, à vos yeux mêmes.
LÉLIO.
Un moment ; vous êtes de toutes les dames que j’ai vues celle qui vaut le mieux ; je sens même que j’ai du plaisir à vous rendre cette justice-là. Colombine vous en a dit davantage ; c’est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vôtre, Madame, je vous en avertis. Ainsi n’en croyez jamais au rapport de vos domestiques.
LA COMTESSE.
Comment ! Que dites-vous, Monsieur ? Colombine vous aurait fait entendre... Ah l’impertinente ! je la vois qui passe. Colombine, venez ici.
Scène VIII
LA COMTESSE, LÉLIO, COLOMBINE
COLOMBINE arrive.
Que me voulez-vous, Madame ?
LA COMTESSE.
Ce que je veux ?
COLOMBINE.
Si vous ne voulez rien, je m’en retourne.
LA COMTESSE.
Parlez, quels discours avez-vous tenus à Monsieur sur mon compte ?
COLOMBINE.
Des discours très sensés, à mon ordinaire.
LA COMTESSE.
Je vous trouve bien hardie d’oser, suivant votre petite cervelle ; tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j’aime Monsieur, à qui vous l’avez dit.
COLOMBINE.
N’est-ce que cela ? Je vous jure que je l’ai cru comme je l’ai dit, et je l’ai dit pour le bien de la chose ; c’était pour abréger votre chemin à l’un et à l’autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira là, et si la chose arrive, je n’aurai fait aucun mal. À votre égard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j’ai pensé que vous aimiez...
LA COMTESSE, lui coupant la parole.
Je vous défends de parler.
LÉLIO, d’un air doux et modeste.
Je suis honteux d’être la cause de cette explication-là, mais vous pouvez être persuadée que ce qu’elle a pu me dire ne m’a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m’aimez point, et j’en suis convaincu ; et je vous avouerai même, dans le moment où je suis, que cette conviction m’est nécessaire. Je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux : puisque vous vous intéressez à leur mariage, je me ferai un plaisir de le hâter ; et j’aurai l’honneur de vous porter tantôt ma réponse, si vous me le permettez.
LA COMTESSE, quand il est parti.
Juste ciel ! que vient-il de me dire ? Et d’où vient que je suis émue de ce que je viens d’entendre ? Cette conviction m’est absolument nécessaire. Non, cela ne signifie rien, et je n’y veux rien comprendre.
COLOMBINE, à part.
Oh, notre amour se fait grand ! il parlera bientôt bon français.
ACTE III
Scène première
ARLEQUIN, COLOMBINE
COLOMBINE, à part les premiers mots.
Battons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n’y manque, hors le portrait que monsieur Lélio a gardé. C’est un grand bonheur que vous ayez trouvé cela ; je vous rends la boîte, il est juste que vous la donniez vous-même à madame la Comtesse : adieu, je suis pressée.
ARLEQUIN l’arrête.
Eh là, là, ne vous en allez pas si vite, je suis de si bonne humeur.
COLOMBINE.
Je vous ai dit ce que je pensais de ma maîtresse à l’égard de votre maître : Bonjour.
ARLEQUIN.
Eh bien, dites à cette heure ce que vous pensez de moi, hé, hé, hé.
COLOMBINE.
Je pense de vous que vous m’ennuieriez si je restais plus longtemps.
ARLEQUIN.
Fi, la mauvaise pensée ! Causons pour chasser cela, c’est une migraine.
COLOMBINE.
Je n’ai pas le temps, monsieur Arlequin.
ARLEQUIN.
Et allons donc, faut-il avoir des manières comme cela avec moi ? Vous me traitez de Monsieur, cela est-il honnête ?
COLOMBINE.
Très honnête ; mais vous m’amusez, laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici ?
ARLEQUIN.
Me dire comment je me porte, par exemple ; me faire de petites questions : Arlequin par-ci, Arlequin par-là ; me demander comme tantôt si je vous aime : que sait-on ? peut-être je vous répondrai que oui.
COLOMBINE.
Oh ! je ne m’y fie plus.
ARLEQUIN.
Si fait, si fait ; fiez-vous-y pour voir.
COLOMBINE.
Non, vous haïssez trop les femmes.
ARLEQUIN.
Cela m’a passé, je leur pardonne.
COLOMBINE.
Et moi, à compter d’aujourd’hui, je me brouille avec les hommes ; dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-être avec ces nigauds-là.
ARLEQUIN.
Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-là les bras croisés à vous voir venir, moi ?
COLOMBINE.
Voyez-moi venir dans la posture qu’il vous plaira : que m’importe que vos bras soient croisés ou ne le soient pas ?
ARLEQUIN.
Par la sambille, j’enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand cœur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette !
COLOMBINE, riant.
Ah ! je vous entends ! Vous m’aimez ; j’en suis fâchée, mon ami ; le ciel vous assiste !
ARLEQUIN.
Mardi oui, je t’aime. Mais laisse-moi faire ; tiens, mon chien d’amour s’en ira, je m’étranglerais plutôt : je m’en vais être ivrogne, je jouerai à la boule toute la journée, je prierai mon maître de m’apprendre le piquet ; je jouerai avec lui ou avec moi, je dormirai plutôt que de rester sans rien faire. Tu verras, va ; je cours tirer bouteille, pour commencer.
COLOMBINE.
Tu mériterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis généreuse. Tu as méprisé toutes les suivantes de France en ma personne, je les représente. Il faut une réparation à cette insulte ; à mon égard, je t’en quitterais volontiers ; mais je ne puis trahir les intérêts et l’honneur d’un corps si respectable pour toi ; fais-lui donc satisfaction. Demande-lui à genoux pardon de toutes tes impertinences, et la grâce t’est accordée.
ARLEQUIN.
M’aimeras-tu après cette autre impertinence-là ?
COLOMBINE.
Humilie-toi, et tu seras instruit.
ARLEQUIN, se mettant à genoux.
Pardi, je le veux bien : je demande pardon à ce drôle de corps pour qui tu parles.
COLOMBINE.
En diras-tu du bien ?
ARLEQUIN.
C’est une autre affaire. Il est défendu de mentir.
COLOMBINE.
Point de grâce.
ARLEQUIN.
Accommodons-nous. Je n’en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait ?
COLOMBINE.
Hé ! la réparation est un peu cavalière ; mais le corps n’est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lève-toi. Tu me parais vraiment repentant, cela me fait plaisir.
ARLEQUIN, relevé.
Tu m’aimeras, au moins ?
COLOMBINE.
Je l’espère.
ARLEQUIN, sautant.
Je me sens plus léger qu’une plume.
COLOMBINE.
Écoute, nous avons intérêt de hâter l’amour de nos maîtres, il faut qu’ils se marient ensemble.
ARLEQUIN.
Oui, afin que je t’épouse par-dessus le marché.
COLOMBINE.
Tu l’as dit : n’oublions rien pour les conduire à s’avouer qu’ils s’aiment. Quand tu rendras la boîte à la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maître en garde le portrait. Je la vois qui rêve, retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu’en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d’intelligence. J’ai dessein de la faire parler ; je veux qu’elle sache qu’elle aime, son amour en ira mieux, quand elle se l’avouera.
Scène II
LA COMTESSE, COLOMBINE
LA COMTESSE, d’un air de méchante humeur.
Ah ! vous voilà : a-t-on trouvé mon portrait ?
COLOMBINE.
Je n’en sais rien, Madame, je le fais chercher.
LA COMTESSE.
Je viens de rencontrer Arlequin, ne vous a-t-il point parlé ? n’a-t-il rien à me dire de la part de son maître ?
COLOMBINE.
Je ne l’ai pas vu.
LA COMTESSE.
Vous ne l’avez pas vu ?
COLOMBINE.
Non, Madame.
LA COMTESSE.
Vous êtes donc aveugle ? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse ?
COLOMBINE.
Moi ? non, vraiment.
LA COMTESSE.
Et pourquoi, s’il vous plaît ?
COLOMBINE.
Faute de savoir deviner.
LA COMTESSE.
Comment, deviner ? Faut-il tant de fois vous répéter les choses ?
COLOMBINE.
Ce qui n’a jamais été dit n’a pas été répété, Madame, cela est clair : demandez cela à tout le monde.
LA COMTESSE.
Vous êtes une grande raisonneuse !
COLOMBINE.
Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part ? Mais je m’en vais avertir le cocher.
LA COMTESSE.
Il n’est plus temps.
COLOMBINE.
Il ne faut qu’un instant.
LA COMTESSE.
Je vous dis qu’il est trop tard.
COLOMBINE.
Peut-on vous demander où vous vouliez aller, Madame ?
LA COMTESSE.
Chez ma sœur, qui est à sa terre : J’avais dessein d’y passer quelques jours.
COLOMBINE.
Et la raison de ce dessein-là ?
LA COMTESSE.
Pour quitter Lélio, qui s’avise de m’aimer, je pense.
COLOMBINE.
Oh ! rassurez-vous, Madame, je crois maintenant qu’il n’en est rien.
LA COMTESSE.
Il n’en est rien ? Je vous trouve plaisante de me venir dire qu’il n’en est rien, vous de qui je sais la chose en partie.
COLOMBINE.
Cela est vrai, je l’avais cru ; mais je vois que je me suis trompée.
LA COMTESSE.
Vous êtes faite aujourd’hui pour m’impatienter.
COLOMBINE.
Ce n’est pas mon intention.
LA COMTESSE.
Non, d’aujourd’hui vous ne m’avez répondu que des impertinences.
COLOMBINE.
Mais, Madame, tout le monde se peut tromper.
LA COMTESSE.
Je vous dis encore une fois que cet homme-là m’aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me répondrez de cet amour-là, au moins ?
COLOMBINE.
Moi, Madame, m’a-t-il donné son cœur en garde ? Eh, que vous importe qu’il vous aime ?
LA COMTESSE.
Ce n’est pas son amour qui m’importe, je ne m’en soucie guère ; mais il m’importe de ne point prendre de fausses idées des gens, et de n’être pas la dupe éternelle de vos étourderies !
COLOMBINE.
Voilà un sujet de querelle furieusement tiré par les cheveux : cela est bien subtil !
LA COMTESSE.
En vérité, je vous admire dans vos récits ! Monsieur Lélio vous aime, Madame, j’en suis certaine, votre billet l’a piqué, il l’a reçu en colère, il l’a lu de même, il a pâli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu’un homme est amoureux ? Cependant il n’en est rien, il ne plaît plus à Mademoiselle que cela soit, elle s’est trompée. Moi, je compte là-dessus, je prends des mesures pour me retirer. Mesures perdues.
COLOMBINE.
Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, Madame ? Si vos ballots sont faits, ce n’est encore qu’en idée, et cela ne dérange rien. Au bout du compte, tant mieux s’il ne vous aime point.
LA COMTESSE.
Oh ! vous croyez que cela va comme votre tête, avec votre tant mieux ! Il serait à souhaiter qu’il m’aimât, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis désolée d’avoir accusé un homme d’un amour qu’il n’a pas. Mais si vous vous êtes trompée, pourquoi Lélio m’a-t-il fait presque entendre qu’il m’aimait ? Parlez donc, me prenez-vous pour une bête ?
COLOMBINE.
Le ciel m’en préserve !
LA COMTESSE.
Que signifie le discours qu’il m’a tenu en me quittant ? Madame, vous ne m’aimez point, j’en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m’est absolument nécessaire ; n’est-ce pas tout comme s’il m’avait dit : Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous puissiez m’aimer vous-même ? Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites, c’est de l’amour que ce sentiment-là.
COLOMBINE.
Cela est plaisant ! Je donnerais à ces paroles-là, moi, toute une autre interprétation, tant je les trouve équivoques !
LA COMTESSE.
Oh ! je vous prie, gardez votre belle interprétation, je n’en suis point curieuse, je vois d’ici qu’elle ne vaut rien.
COLOMBINE.
Je la crois pourtant aussi naturelle que la vôtre, Madame.
LA COMTESSE.
Pour la rareté du fait, voyons donc.
COLOMBINE.
Vous savez que monsieur Lélio fuit les femmes ; cela posé, examinons ce qu’il vous dit : Vous ne m’aimez pas, Madame, j’en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m’est absolument nécessaire ; c’est-à-dire : Pour rester où vous êtes, j’ai besoin d’être certain que vous ne m’aimez pas, sans quoi je décamperais. C’est une pensée désobligeante, entortillée dans un tour honnête : cela me paraît assez net.
LA COMTESSE, après avoir rêvé.
Cette fille-là n’a jamais eu d’esprit que contre moi ; mais, Colombine, l’air affectueux et tendre qu’il a joint à cela ?...
COLOMBINE.
Cet air-là, Madame, peut ne signifier encore qu’un homme honteux de dire une impertinence, et qui l’adoucit le plus qu’il peut.
LA COMTESSE.
Non, Colombine, cela ne se peut pas ; tu n’y étais point, tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-là : je t’assure qu’il les a dites d’un ton de cœur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement ? J’y étais, je m’y connais, ou bien Lélio est le plus fourbe de tous les hommes ; et s’il ne m’aime pas, je fais vœu de détester son caractère. Oui, son honneur y est engagé, il faut qu’il m’aime, ou qu’il soit un malhonnête homme ; car il a donc voulu me faire prendre le change ?
COLOMBINE.
Il vous aimait peut-être, et je lui avais dit que vous pourriez l’aimer ; mais vous vous êtes fâchée, et j’ai détruit mon ouvrage. J’ai dit tantôt à Arlequin que vous ne songiez nullement à lui ; que j’avais voulu flatter son maître pour me divertir, et qu’enfin monsieur Lélio était l’homme du monde que vous aimeriez le moins.
LA COMTESSE.
Et cela n’est pas vrai ! de quoi vous mêlez-vous, Colombine ? Si monsieur Lélio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d’aller mortifier un homme à qui je ne veux point de mal, que j’estime ? Il faut avoir le cœur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nécessité ! En vérité, vous avez juré de me désobliger.
COLOMBINE.
Tenez, Madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme à qui vous ne voulez point de mal ! Oui, vous l’aimez.
LA COMTESSE, d’un ton froid.
Retirez-vous.
COLOMBINE.
Je vous demande pardon.
LA COMTESSE.
Retirez-vous, vous dis-je, j’aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer à Paris.
COLOMBINE.
Madame, il n’y a que l’intention de punissable, et je fais serment que je n’ai eu nul dessein de vous fâcher ; je vous respecte et je vous aime, vous le savez.
LA COMTESSE.
Colombine, je vous passe encore cette sottise-là : observez-vous bien dorénavant.
COLOMBINE, à part les premiers mots.
Voyons la fin de cela. Je vous l’avoue, une seule chose me chagrine : c’est de m’apercevoir que vous manquez de confiance pour moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grâce, ma chère maîtresse, ne me donnez plus ce chagrin-là, récompensez mon zèle pour vous, ouvrez-moi votre cœur, vous n’en serez point fâchée. Colombine approchant de sa maîtresse et la caressant.
LA COMTESSE.
Ah !
COLOMBINE.
Eh bien ! voilà un soupir : c’est un commencement de franchise ; achevez donc !
LA COMTESSE.
Colombine !
COLOMBINE.
Madame ?
LA COMTESSE.
Après tout, aurais-tu raison ? Est-ce que j’aimerais ?
COLOMBINE.
Je crois que oui : mais d’où vient vous faire un si grand monstre de cela ? Eh bien, vous aimez, voilà qui est bien rare !
LA COMTESSE.
Non, je n’aime point encore.
COLOMBINE.
Vous avez l’équivalent de cela.
LA COMTESSE.
Quoi ! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d’inquiétudes, de chagrins ? moi, moi ! Non, Colombine, cela n’est pas fait encore, je serais au désespoir. Quand je suis venue ici, j’étais triste ; tu me demandais ce que j’avais : ah Colombine ! c’était un pressentiment du malheur qui devait m’arriver.
COLOMBINE.
Voici Arlequin qui vient à nous, renfermez vos regrets.
Scène III
ARLEQUIN, LA COMTESSE, COLOMBINE
ARLEQUIN.
Madame, mon maître m’a dit que vous avez perdu une boîte de portrait ; je sais un homme qui l’a trouvée ; de quelle couleur est-elle ? combien y a-t-il de diamants ? sont-ils gros ou petits ?
COLOMBINE.
Montre, nigaud ! te méfies-tu de Madame ? Tu fais là d’impertinentes questions !
ARLEQUIN.
Mais c’est la coutume d’interroger le monde pour plus grande sûreté : je n’y pense point à mal.
LA COMTESSE.
Où est-elle, cette boîte ?
ARLEQUIN, la montrant.
La voilà, Madame : un autre que vous ne la verrait pas, mais vous êtes une femme de bien.
LA COMTESSE.
C’est la même : tiens, prends cela en revanche.
ARLEQUIN.
Vivent les revanches ! le ciel vous soit en aide !
LA COMTESSE.
Le portrait n’y est pas !
ARLEQUIN.
Chut, il n’est pas perdu, c’est mon maître qui le garde.
LA COMTESSE.
Il me garde mon portrait ! Qu’en veut-il faire ?
ARLEQUIN.
C’est pour vous mirer quand il ne vous voit plus ; il dit que ce portrait ressemble à une cousine qui est morte, et qu’il aimait beaucoup. Il m’a défendu d’en rien dire, et de vous faire accroire qu’il est perdu ; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus, le pauvre homme en tient.
COLOMBINE.
Madame, la cousine dont il parle peut être morte, mais la cousine qu’il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n’est pas votre parent.
ARLEQUIN.
Eh ! eh ! eh !
LA COMTESSE.
De quoi ris-tu ?
ARLEQUIN.
De ce drôle de cousin : mon maître croit bonnement qu’il garde le portrait à cause de la cousine ; et il ne sait pas que c’est à cause de vous, cela est risible, il fait des quiproquos d’apothicaire.
LA COMTESSE.
Eh ! que sais-tu si c’est à cause de moi ?
ARLEQUIN.
Je vous dis que la cousine est un conte à dormir debout. Est-ce qu’on dit des injures à la copie d’une cousine qui est morte ?
COLOMBINE.
Comment, des injures ?
ARLEQUIN.
Oui, je l’ai laissé là-bas qui se fâche contre le visage de Madame ; il le querelle tant qu’il peut de ce qu’il aime. Il y a à mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu’il dit : Oh ! de ces soupirs-là, la cousine défunte n’en tâte que d’une dent.
LA COMTESSE.
Colombine, il faut absolument qu’il me rende mon portrait, cela est de conséquence pour moi : je vais lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d’un homme. Où se promène-t-il ?
ARLEQUIN.
De ce côté-là ; vous le trouverez sans faute à droite ou à gauche.
Scène IV
LÉLIO, COLOMBINE, ARLEQUIN
ARLEQUIN.
Son cœur va-t-il bien ?
COLOMBINE.
Oh, je te réponds qu’il va grand train. Mais voici ton maître, laisse-moi faire.
LÉLIO arrive.
Colombine, où est madame la Comtesse ? je souhaiterais lui parler.
COLOMBINE.
Madame la Comtesse va, je pense, partir tout à l’heure pour Paris.
LÉLIO.
Quoi, sans me voir ? sans me l’avoir dit ?
COLOMBINE.
C’est bien à vous à vous apercevoir de cela ; n’avez-vous pas dessein de vivre en sauvage ? de quoi vous plaignez-vous ?
LÉLIO.
De quoi je me plains ? La question est singulière, mademoiselle Colombine : voilà donc le penchant que vous lui connaissez pour moi. Partir sans me dire adieu, et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m’accommode de cela, moi ! Non, les procédés bizarres me révolteront toujours.
COLOMBINE.
Si elle ne vous a pas dit adieu, c’est qu’entre amis on en agit sans façon.
LÉLIO.
Amis ! oh doucement, je veux du vrai dans mes amis, des manières franches et stables, et je n’en trouve point là ; dorénavant je ferai mieux de n’être ami de personne, car je vois bien qu’il n’y a que du faux partout.
COLOMBINE.
Lui ferai-je vos compliments ?
ARLEQUIN.
Cela sera honnête.
LÉLIO.
Et moi, je ne suis point aujourd’hui dans le goût d’être honnête, je suis las de la bagatelle.
COLOMBINE.
Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte, il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, madame la Comtesse ne part pas ; elle attend, pour se déterminer, qu’elle sache si vous l’aimez ou non ; mais dites-moi naturellement vous-même ce qui en est ; c’est le plus court.
LÉLIO.
C’est le plus court, il est vrai ; mais j’y trouve pourtant de la difficulté : car enfin, dirai-je que je ne l’aime pas ?
COLOMBINE.
Oui, si vous le pensez.
LÉLIO.
Mais, madame la Comtesse est aimable, et ce serait une grossièreté.
ARLEQUIN.
Tirez votre réponse à la courte paille.
COLOMBINE.
Eh bien, dites que vous l’aimez.
LÉLIO.
Mais en vérité, c’est une tyrannie que cette alternative-là ; si je vais dire que je l’aime, cela dérangera peut-être madame la Comtesse, cela la fera partir. Si je dis que je ne l’aime point...
COLOMBINE.
Peut-être aussi partira-t-elle ?
LÉLIO.
Vous voyez donc bien que cela est embarrassant.
COLOMBINE.
dieu, je vous entends ; je lui rendrai compte de votre indifférence, n’est-ce pas ?
LÉLIO.
Mon indifférence, voilà un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier ! Vous décidez bien cela à la légère ; en savez-vous plus que moi ?
COLOMBINE.
Déterminez-vous donc.
LÉLIO.
Vous me mettez dans une désagréable situation. Dites-lui que je suis plein d’estime, de considération et de respect pour elle.
ARLEQUIN.
Discours de normand que tout cela.
COLOMBINE.
Vous me faites pitié.
LÉLIO.
Qui, moi ?
COLOMBINE.
Oui, et vous êtes un étrange homme, de ne m’avoir pas confié que vous l’aimiez.
LÉLIO.
Eh, Colombine, le savais-je ?
ARLEQUIN.
Ce n’est pas ma faute, je vous en avais averti.
LÉLIO.
Je ne sais où je suis.
COLOMBINE.
Ah ! vous voilà dans le ton : songez à dire toujours de même, entendez-vous, monsieur de l’ermitage ?
LÉLIO.
Que signifie cela ?
COLOMBINE.
Rien, sinon que je vous ai donné la question, et que vous avez jasé dans vos souffrances. Tenez vous gai, l’homme indifférent, tout ira bien. Arlequin, je te le recommande, instruis-le plus amplement, je vais chercher l’autre.
Scène V
LÉLIO, ARLEQUIN
ARLEQUIN.
Ah çà, Monsieur, voilà qui est donc fait ! c’est maintenant qu’il faut dire : va comme je te pousse ! Vive l’amour, mon cher maître, et faites chorus, car il n’y a pas deux chemins : il faut passer par là, ou par la fenêtre.
LÉLIO.
Ah ! je suis un homme sans jugement.
ARLEQUIN.
Je ne vous dispute point cela.
LÉLIO.
Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes.
ARLEQUIN.
Monsieur, il fallait donc devenir aveugle.
LÉLIO.
Il me prend envie de m’enfermer chez moi, et de n’en sortir de six mois.
Arlequin siffle.
De quoi t’avises-tu de siffler ?
ARLEQUIN.
Vous dites une chanson, et je l’accompagne. Ne vous fâchez pas, j’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre : cette comtesse vous aime, et la voilà qui vient vous donner le dernier coup à vous.
LÉLIO, à part.
Cachons-lui ma faiblesse ; peut-être ne la sait-elle pas encore.
Scène VI
LA COMTESSE, LÉLIO, ARLEQUIN
LA COMTESSE.
Monsieur, vous devez savoir ce qui m’amène ?
LÉLIO.
Madame, je m’en doute du moins, et je consens à tout. Nos paysans se sont raccommodés, et je donne à Jacqueline autant que vous donnez à son amant : C’est de quoi j’allais prendre la liberté de vous informer.
LA COMTESSE.
Je vous suis obligée de finir cela, Monsieur, mais j’avais quelque autre chose à vous dire ; bagatelle pour vous, et assez importante pour moi.
LÉLIO.
Que serait-ce donc ?
LA COMTESSE.
C’est mon portrait, qu’on m’a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile.
LÉLIO.
Madame, il est vrai qu’Arlequin a trouvé une boîte de portrait que vous cherchiez ; je vous l’ai fait remettre sur-le-champ ; s’il vous a dit autre chose, c’est un étourdi, et je voudrais bien lui demander où est le portrait dont il parle ?
ARLEQUIN, timidement.
Eh, Monsieur !
LÉLIO.
Quoi ?
ARLEQUIN.
Il est dans votre poche.
LÉLIO.
Vous ne savez ce que vous dites.
ARLEQUIN.
Si fait, Monsieur, vous vous souvenez bien que vous lui avez parlé tantôt, je vous l’ai vu mettre après dans la poche du côté gauche.
LÉLIO.
Quelle impertinence !
LA COMTESSE.
Cherchez, Monsieur, peut-être avez-vous oublié que vous l’avez tenu ?
LÉLIO.
Ah, Madame, vous pouvez m’en croire.
ARLEQUIN.
Tenez, Monsieur ; tâtez, Madame, le voilà.
LA COMTESSE, touchant à la poche de la veste.
Cela est vrai, il me paraît que c’est lui.
LÉLIO, mettant la main dans sa poche, et honteux d’y trouver le portrait.
Voyons donc, il a raison ! Le voulez-vous, Madame ?
LA COMTESSE, un peu confuse.
Il le faut bien, Monsieur.
LÉLIO.
Comment donc cela s’est-il fait ?
ARLEQUIN.
Eh ! c’est que vous vouliez le garder, à cause, disiez-vous, qu’il ressemblait à une cousine qui est morte ; et moi, qui suis fin, je vous disais que c’était à cause qu’il ressemblait à Madame, et cela était vrai.
LA COMTESSE.
Je ne vois point d’apparence à cela.
LÉLIO.
En vérité, Madame, je ne comprends pas ce coquin-là.
À part.
Tu me la paieras.
ARLEQUIN.
Madame la Comtesse ! voilà Monsieur qui me menace derrière vous.
LÉLIO.
Moi !
ARLEQUIN.
Oui, parce que je dis la vérité. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l’obliger à vous dire qu’il vous aime ; il n’aura pas plus tôt avoué cela, qu’il me pardonnera.
LA COMTESSE.
Va, mon ami, tu n’as pas besoin de mon intercession.
LÉLIO.
Eh, Madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal ; il faut qu’il ait l’esprit troublé. Retire-toi et ne nous romps plus la tête de tes sots discours.
Arlequin s’en va, et un moment après Lélio continue.
Je vous prie, Madame, de n’être point fâchée de ce que j’avais votre portrait, j’étais dans l’ignorance.
LA COMTESSE, d’un air embarrassé.
Ce n’est rien que cela, Monsieur.
LÉLIO.
C’est une aventure qui ne laisse pas que d’avoir un air singulier.
LA COMTESSE.
Effectivement.
LÉLIO.
Il n’y a personne qui ne se persuade là-dessus que je vous aime.
LA COMTESSE.
Je l’aurais cru moi-même, si je ne vous connaissais pas.
LÉLIO.
Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guère moins clairvoyante.
LA COMTESSE.
On n’est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais.
LÉLIO.
Ce n’est presque pas une erreur que cela, la chose est si naturelle à penser !
LA COMTESSE.
Mais voudriez-vous que j’eusse cette erreur-là ?
LÉLIO.
Moi, Madame ! vous êtes la maîtresse.
LA COMTESSE.
Et vous le maître, Monsieur.
LÉLIO.
De quoi le suis-je ?
LA COMTESSE.
D’aimer ou de n’aimer pas.
LÉLIO.
Je vous reconnais : l’alternative est bien de vous, Madame.
LA COMTESSE.
Eh ! pas trop.
LÉLIO.
Pas trop... si j’osais interpréter ce mot-là !
LA COMTESSE.
Et que trouvez-vous donc qu’il signifie ?
LÉLIO.
Ce qu’apparemment vous n’avez pas pensé.
LA COMTESSE.
Voyons.
LÉLIO.
Vous ne me le pardonneriez jamais.
LA COMTESSE.
Je ne suis pas vindicative.
LÉLIO, à part.
Ah ! je ne sais ce que je dois faire.
LA COMTESSE, d’un air impatient.
Monsieur Lélio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine.
LÉLIO.
Eh bien, Madame ! me voilà expliqué, m’entendez-vous ? Vous ne répondez rien, vous avez raison : mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j’ai mérité votre haine.
LA COMTESSE.
Levez-vous, Monsieur.
LÉLIO.
Non, Madame, condamnez-moi, ou faites-moi grâce.
LA COMTESSE, confuse.
Ne me demandez rien à présent : reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer.
ARLEQUIN.
Vivat ! Enfin, voilà la fin.
COLOMBINE.
Je suis contente de vous, monsieur Lélio.
PIERRE.
Parguenne, ça me boute la joie au cœur.
LÉLIO.
Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants, j’aurai soin de votre noce.
PIERRE.
Grand marci ; mais morgué, pisque je sommes en joie, j’allons faire venir les ménétriers que j’avons retenus.
ARLEQUIN.
Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie.
COLOMBINE.
Avant le mariage, il en faut un peu ; après le mariage, je t’en dispense.
DIVERTISSEMENT
LE CHANTEUR.
Je ne crains point que Mathurine
S’amuse à me manquer de foi ;
Car drés que je vois dans sa mine
Queuque indifférence envars moi,
Sans li demander le pourquoi,
Je laisse aller la pélerine ;
Je ne dis mot, je me tiens coi ;
Je batifole avec Claudine.
En voyant ça, la Mathurine
Prend du souci, rêve à part soi ;
Et pis tout d’un coup la mutine
Me dit : J’enrage contre toi.
LA CHANTEUSE.
Colas me disait l’autre jour :
Margot, donne-moi ton amour.
Je répondis : Je te le donne,
Mais ne va le dire à personne ;
Colas ne m’entendit pas bien,
Car l’innocent ne reçut rien.
ARLEQUIN.
Femmes, nous étions de grands fous
D’être aux champs pour l’amour de vous.
Si de chaque femme volage
L’amant allait planter des choux,
Par la ventrebille ! je gage
Que nous serions condamnés tous
À travailler au jardinage.