L’Amitié rivale de l’amour (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 16 novembre 1735.
Personnages
ACANTE, amant de Mélite, et ami de Clarice
CLARICE
MÉLITE
LISETTE, suivante de Clarice
CRÉMON, père d’Acante
ALBERT, oncle de Mélite
CARLIN, valet d’Acante
DORIMON, ami d’Acante
LE NOTAIRE
La Scène est à une Terre près de Paris.
Le Théâtre représente un Bosquet dans le fond, et sur les ailes deux riches Bâtiments.
PRÉFACE
On imprime tant de Pièces dont le débit n’est pas heureux, quoiqu’elles aient eu sur le Théâtre un long succès, que c’est beaucoup hasarder que de mettre au jour une Comédie condamnée dans sa naissance. Celle-ci a été d’abord si mal reçue, que les illustres suffrages dont elle a été ensuite honorée, et l’approbation de quelques connaisseurs, n’ont pu lui faire avoir que dix représentations.
Peut-être obtiendrai-je un accueil plus favorable de la part des Lecteurs. Ceux qui, dans les Spectacles, composent les cabales, et ceux par qui elles sont suscitées, savent bien de quelle conséquence sont les coups qu’ils portent. Ils sont sûrs que par le tumulte et l’ironie, le Spectateur le plus indifférent se prévient, que l’Acteur se refroidit, et que l’Ouvrage, dans toutes ses représentations, paraît sous un autre point de vue. On ne doit donc pas compter qu’une Pièce ait, de longtemps sur la Scène, le succès qu’elle y aurait eu, si au lieu d’être étouffée par des éclats concertés, elle avait été entendue.
J’ai voulu prouver que l’Amour peut être balancé par l’Amitié. Je me flatte qu’à la lecture on s’apercevra aisément qu’Acante est le sujet de ma Pièce ; que c’est dans son cœur que l’Amitié est rivale de l’Amour : et qu’ainsi, que Clarice soit amoureuse ou ne le soit point, cela est indépendant du fond. Le personnage de Clarice est un moyen du sujet, mais n’est pas le sujet même. J’ai vu cependant régner ce sentiment dans la plupart de mes juges, qui n’ont apporté qu’une légère attention, quand malheureusement il en fallait beaucoup.
Si ce personnage de Clarice est hors de la nature, si après avoir causé le malheur de son ami par l’aveu d’un amour déplacé, il n’est pas vraisemblable qu’elle jouisse d’un moment de raison, et cherche à apaiser les troubles dont sa faiblesse a été la cause ; au moins doit-on convenir que bien des femmes ont souvent approché d’un pareil héroïsme. Qu’il me soit aussi permis de dire, qu’il est encore dans le monde des caractères pareils à celui d’Acante, et que tout galant homme qui se trouverait dans des circonstances aussi extrêmes, se trouverait, sans doute, fort embarrassé.
À l’égard des défauts qui sont dans le plan et dans les détails, je crains que le Lecteur n’en remarque plusieurs ; mais peut-être ne sera-ce aucun de ceux qui ont été relevés le premier jour ; car excepté un seul endroit que j’ai rectifié, il m’a été impossible de concilier les avis sur le reste.
Je crois que le reproche le plus essentiel tombe sur le genre de cette Comédie. Quoique j’aye essayé de peindre un ridicule dans la prévention de Crémon contre son fils, et que j’aye tâché d’exprimer que deux fort honnêtes gens nécessairement unis, ne peuvent souvent vivre en bonne intelligence, il est bien certain que ce ridicule n’est qu’accessoire, et que mon principal sujet n’est point un correctif. Or depuis qu’un Maître inimitable a fait, d’une fine raillerie, la base du Comique Français, ses admirateurs, veulent que l’argument d’une Pièce soit une Épigramme et non un sentiment, ou pour mieux dire, ils veulent que l’objet principal des Auteurs soit de peindre des défauts et non des vertus.
Mais n’est-ce pas un devoir indispensable aux Auteurs d’étudier le gout de leur siècle, et depuis quelque temps cette nouvelle espèce de Comédie n’a-t-elle pas été un peu mise en crédit ?
Doit-on d’ailleurs leur ôter l’espoir d’établir un genre nouveau ? Ne peut-on, sans abandonner la vraie Comédie, prendre une route qui n’ait pas encore été frayée ? Car, quand on nous recommande d’avoir Plaute, Terence, Molière et Regnard devant les yeux, c’est sans doute nous indiquer de très bons modèles : mais on ne peut pas dire qu’ils aient tous écrit dans le même genre. Terence et Molière ont excellé l’un et l’autre ; et c’est par-là qu’ils se ressemblent... Quant au genre, il faut opter, ils diffèrent entr’eux. Terence a peint des hommes ordinaires, Molière a peint des hommes ridicules. Le premier s’est donc contenté de l’imitation exacte de la nature : le second a cherché ce qu’il y avait de vicieux dans la nature. Pourquoi d’autres Auteurs n’essaieraient-ils pas de peindre ce que la nature a d’aimable et de parfait ?
Il est vrai qu’en suivant ce dernier genre, le fond sera toujours plus sérieux ; jusques-là même qu’il pourra être larmoyant. Celui de Molière est bien plus favorable, et il serait à souhaiter qu’on l’employât encore. Mais outre qu’il faut peut-être pour y réussir un génie aussi heureux que le sien, l’entreprise est aujourd’hui plus difficile qu’elle ne l’était de son temps. Comment hasarder de faire des portraits, si l’on en fait bientôt des applications capables de faire proscrire un Ouvrage. Comment espérer d’être bien plaisant, si l’on traite de farce tout ce qui n’a pas une grande délicatesse ? Comment enfin représenter des personnages communs, et s’en tenir à l’imitation de la vie Bourgeoise, quand un petit défaut de cérémonial qui se trouvera dans les premiers Actes d’une Pièce, sera un prétexte pour ne la plus vouloir écouter ; quand on exigera qu’un Valet parle aussi poliment qu’un Homme de Cour, et que l’on trouvera mauvais qu’un vieillard Comique emploie des expressions familières ?
ACTE I
Scène première
ACANTE, seul
Voici l’heure où je dois me rendre chez Mélite.
La rendrai-je témoin du trouble qui m’agite ?
Carlin ne revient point. Que dirai-je, et comment
Devant elle excuser un tel retardement ?
Que va penser Albert, cet oncle redoutable,
Qui sous un doux maintien, sous un dehors affable,
Est, au fond, moins facile à se laisser toucher,
Que ces sombres Argus qu’on ne peut approcher ?
Ah ! Lisette. C’est toi.
Scène II
ACANTE, LISETTE, qui sort de la maison de Clarice
LISETTE.
Clarice, ma Maîtresse,
Qui vient de remarquer en vous quelque tristesse,
Quand vous avez passé, souhaiterait savoir
D’où provient ce chagrin qu’en vous on a cru voir ?
Et si vous n’auriez point de Monsieur votre père
Reçu quelque réponse à vos désirs contraire ?
ACANTE.
Je n’en ai point reçu, et c’est ce long délai,
Qui fait toute ma peine. Oui, Lisette, il est vrai
Que d’un ennui mortel mon âme est occupée.
Clarice l’a cru voir, et ne s’est point trompée.
Plein d’un feu dont mon cœur ne saurait s’affranchir,
J’ai recours à mon père, et compte le fléchir.
Carlin est le porteur d’une Lettre où j’expose
Que l’hymen de Mélite, auquel je me dispose,
Serait avantageux autant qu’il est charmant,
Et ne peut s’accomplir sans son consentement.
Une affaire d’honneur, à calmer difficile,
M’empêche, tu le sais, de paraître à la Ville.
Je ne puis, par moi-même, implorer la bonté
D’un père contre moi dès longtemps irrité.
J’écris donc : je gémis, je presse, je supplie ;
Ce qu’il me répondra décide de ma vie ;
Carlin ne revient point, et déjà dans mon cœur,
D’un refus trop cruel je pressens le malheur.
LISETTE.
Il se peut que Carlin, cet habile émissaire,
Pour son compte, à Paris, termine quelqu’affaire.
ACANTE.
Depuis un jour entier, il devrait être ici.
Sitôt que je serai sur mon sort éclairci,
Je ne manquerai pas d’en instruire Clarice ;
Un véritable ami lui doit cette justice,
Puisqu’elle veut toujours partager mes ennuis.
Je ne lui tairais rien des peines où je suis,
Si je ne pensais pas, que de mon infortune
La confidence enfin lui peut être importune ;
Et que dans mes chagrins, la mettre de moitié,
C’est trop mettre à l’épreuve une tendre amitié.
LISETTE.
L’intérêt qu’elle y prend, Monsieur, est trop visible
Pour craindre...
ACANTE.
Je connais combien elle est sensible.
Eh ! depuis mon exil, que ne lui dois-je pas ?
Quel commerce est plus doux ! que d’esprit ! que d’appas !
Qu’elle est compatissante, affable, généreuse !
Mais, Lisette, qu’elle est, en même-temps, heureuse
De s’être fait un cœur qui résiste à l’Amour !
LISETTE.
Quand l’amour n’est payé que d’un triste retour ;
Quand, pour prix de nos feux, pour tribut de nos charmes,
Nous n’avons recueilli que soupirs et que larmes,
C’est prudence de fuir ses dangereux attraits.
Clarice est dans le cas ; et je n’entends jamais
Raconter quelqu’endroit du Roman de sa vie,
Sans être pénétrée...
ACANTE.
Écoute, je te prie.
J’entends... c’est Dorimon ?
Scène III
DORIMON, ACANTE, LISETTE
DORIMON, en habit de Cavalier.
Serviteur, cher ami.
C’est par occasion que je me trouve ici.
Nous allons, cinq ou six, à la Terre d’Elvire :
Mais informé d’un point nécessaire à te dire,
Pour te voir un instant, je me suis détourné.
Ton père est, selon moi, bien dur, bien obstiné.
Son animosité me paraît sans égale.
Hier, je rencontrai, vers la Place Royale
Ton valet. Il marchait d’un air mortifié,
Et resta, devant moi, comme pétrifié.
Je voulus de son trouble approfondir la cause,
Et je lui demandai comment allait la chose.
Il me dit que Crémon, qu’il venait de quitter,
À toutes tes raisons ne pouvait se prêter :
Qu’à peine avait-il lu jusqu’au bout ton Épître :
Qu’il avait seulement, longtemps sur ton chapitre,
Argumenté, crié, fait d’ennuyeux discours,
Jurant de ne vouloir consentir de ses jours :
Qu’au surplus, lui Carlin, allait conter l’affaire
À certain Commandeur, vieil ami de ton père ;
Qui t’aime, à ce qu’il dit, et prend tes intérêts,
Mais radotant un peu : si bien que le succès
Est toujours fort douteux ; qu’après cette démarche,
Pour te rendre réponse il se mettrait en marche.
Comme dans ces cantons, je comptais donc venir,
J’ai cru, mon cher ami, devoir t’en prévenir,
Afin que te réglant suivant les conjonctures,
Tu puisses t’aviser, et prendre tes mesures.
ACANTE.
Hélas !
DORIMON.
Bien fâché d’être un courrier de malheur.
Espère un meilleur sort, cher ami. Serviteur.
Dorimon rentre.
Scène IV
ACANTE, LISETTE
ACANTE.
Eh ! bien, tu peux, Lisette, apprendre à ta Maîtresse
Quel est l’état affreux où ce discours me laisse.
Dis-lui qu’en ce moment j’ai perdu tout espoir ;
Que je suis accablé.
LISETTE.
Venez au moins la voir.
Vous pouvez à loisir avec elle vous plaindre,
C’est un soulagement. Vous ne devez pas craindre
D’user de ce secours, puisqu’il vous est offert,
Mais je crois voir sortir Mélite avec Albert ;
Je vous laisse, Monsieur.
Elle rentre.
ACANTE.
C’est Mélite. C’est elle...
Que lui dirai-je ? Ô Dieux !
Scène V
ALBERT, MÉLITE, ACANTE
ALBERT, à Mélite.
Voyez, Mademoiselle,
Où vous voulez aller promener aujourd’hui.
MÉLITE.
Ah ! j’aperçois Acante.
ALBERT.
En effet. Oui, c’est lui.
À Acante.
Vous deviez au logis ce me semble vous rendre,
Un Cavalier doit-il ainsi se faire attendre ?
ACANTE.
Je m’y rendais, Monsieur, quand on ma confirmé
Un soupçon dont j’étais déjà trop alarmé.
Oui, Madame, jugez de ma peine secrète,
Ces attraits tout divins, cette beauté parfaite,
Qui, du cœur le plus fier, auraient pu triompher,
Ont fait naître une ardeur qu’il me faut étouffer.
D’un père prévenu la haine mal éteinte,
Me réservait enfin la plus cruelle atteinte.
Il ne pouvait pas mieux se venger, me punir,
Qu’en brisant les liens qui devaient nous unir.
MÉLITE.
Avez-vous, de sa part, reçu cette nouvelle,
Et n’aurait-on point fait un rapport infidèle ?
ACANTE.
Ah ! je désire trop, Madame, qu’il le soit
Pour oser m’en flatter.
ALBERT.
Bien souvent on conçoit
Des soupçons mal fondés. Il n’est guère possible
Que son ressentiment soit si fort invincible.
Vous avez droit d’attendre un plus juste retour.
Quant à moi ; vos façons, votre esprit, votre amour,
Tout m’a parlé pour vous : je ne fais aucun doute
Qu’à la fin attendri, Crémon ne vous écoute...
Non, ses yeux plus longtemps ne pourront se fermer,
Sur tant de qualités qui vous font estimer.
Mais si vous ne pouvez obtenir son suffrage,
Vous devez rappeler alors votre courage ;
Soutenir ce refus comme un homme de cœur,
Et ne point vous nourrir d’une vaine douleur.
MÉLITE, à part.
Hélas !
ACANTE.
Que peut-on faire en un chagrin extrême ?
Notre cœur peut-il donc agir contre lui-même ?
Le plus ferme courage, à mes maux doit céder.
ALBERT.
Tout, en patientant, peut se raccommoder.
Ne cessez point encor de nous voir, je vous prie,
Du succès de vos feux ne perdez point l’envie.
Mais quoi que vous disiez, Monsieur, vous conviendrez
Que ces feux s’éteindront lorsque vous le voudrez.
Depuis fort-peu de temps vous connaissez Mélite ;
D’un nœud si peu formé l’on s’affranchit bien vite.
ACANTE.
Que vous connaissez mal ce cœur, Seigneur Albert,
Ce cœur que tout entier je vous ai découvert,
Quand un hymen prochain avait flatté mon âme !
S’il m’est encor permis de parler de ma flamme,
Je dirai que l’amour, dont le progrès est lent,
N’est pas le plus parfait, ni le plus violent.
L’Amour de deux façons de nos cœurs se rend maître ;
Quelquefois un long temps par degrés le fait naître ;
Nourri de soins, d’égards, sa douce liaison
Semble un consentement formé par la raison.
Quelquefois il ne faut qu’un instant redoutable :
Son charme est aussi prompt qu’il est inévitable.
Il naît d’un seul regard lancé par de beaux yeux.
Alors maître des Sens, il est impérieux.
Au milieu des refus, des mépris, de l’absence
Involontairement nous sentons sa puissance ;
Il porte enfin des coups dont on ne guérit pas.
ALBERT.
Un Amant parle ainsi ; mais je sais sur ce cas,
Ce que je dois penser.
Albert fait quelques pas comme pour se retirer avec Mélite.
MÉLITE, à Acante.
Par cette circonstance,
Je suis plus que jamais condamnée au silence.
Pourquoi ne dois-je pas vous plaindre, et soupirer ?
ACANTE.
Madame, je le jure, on peut nous séparer,
Mais rien...
Scène VI
ALBERT, MÉLITE, ACANTE, CARLIN
CARLIN, dans la Coulisse.
Ou sera-t-il ! Il faut que je le voie.
ACANTE.
N’entends-je pas Carlin ?
CARLIN.
Quelle sera sa joie !
ACANTE.
Carlin ?
À Mélite.
Ah ! permettez...
CARLIN, voyant Acante.
Monsieur.
ACANTE.
Eh bien ?
CARLIN.
Monsieur...
ACANTE.
Parle donc.
CARLIN.
Vous saurez...
ACANTE.
Qu’est-ce ?
CARLIN.
Le Commandeur...
ACANTE.
Se pourrait-il ?
CARLIN.
Souffrez que je reprenne haleine.
ACANTE.
Je meurs.
MÉLITE, à part.
Crémon s’est-il rendu ?
ACANTE.
Finis ma peine.
Parle.
CARLIN.
Le Commandeur, quand je n’espérais rien,
A fait, en un instant, tourner la chose à bien.
ACANTE.
Me dis-tu vrai, Carlin ? Ah ! Seigneur ! ah ! Mélite !
CARLIN.
Je maudissais cent fois, le peu de réussite
Qu’avaient eu votre Lettre et mon activité.
Je voulais, par écrit, prendre la liberté
De rassembler les faits, et de vous les déduire ;
Quand Dorimon s’étant offert de vous instruire...
ACANTE.
Oui : j’ai vu Dorimon. Après.
CARLIN.
Votre Parrain,
Monsieur le Commandeur, m’est revenu soudain,
Dans l’esprit. Tout troublé, je cherche par la Ville.
ACANTE.
Bon.
CARLIN.
Je le trouve.
ACANTE.
Abrège un détail inutile.
CARLIN.
Oh ! quand d’une entreprise on a su s’acquitter,
C’est le moins qu’à son aise on la puisse conter.
ACANTE.
Soit.
CARLIN.
Je lui dis le fait. Il sent la conséquence.
Il part, et ranimant une vieille éloquence,
Il aborde Crémon ; lui reproche l’aigreur,
Que contre un propre fils il gardait dans son cœur,
Lui dit qu’il faut, en tout, chercher votre avantage,
Et que si vous vouliez faire un bon mariage,
Que vous en détourner, c’était vous faire tort ;
Qu’il y devait songer. Loin de plier d’abord,
Le vieillard colérique a fait, dans sa boutade,
De différents griefs, une longue tirade,
Que je tairai ; surtout, qu’un jour, ayant compté
Voir finir un hymen qu’il avait arrêté,
Pour rompre, un beau matin vous partîtes en poste.
Notre homme s’est montré ferme sur la riposte.
Et comme je l’avais de tout bien informé,
Des qualités, des noms ; que de l’objet aimé
La beauté fixerait l’âme la plus altière,
Que du Seigneur Albert elle était héritière :
Pour lors il n’a cessé de lui représenter
Qu’à finir celui-ci tout devait le porter :
Tout, raison, intérêt, jusqu’à l’amitié même.
ACANTE.
L’amitié ?
MÉLITE.
Comment donc ?
ACANTE
Par quel bonheur extrême !...
CARLIN.
Oui, vraiment, l’amitié : puisque, depuis longtemps,
Ils connaissaient Albert ; que dans leurs jeunes ans,
Ils s’étaient rencontrés tous trois en Angleterre ;
Que Monsieur...
ALBERT.
En effet...
CARLIN.
Que Monsieur votre père,
Portant alors le nom de Comte de Terny,
Avait été ; surtout, avec lui fort uni ;
Que ce qu’il avançait était incontestable.
ALBERT.
Le Comte de Terny ? Rien n’est plus véritable.
Pour moi, je m’en souviens, et très parfaitement.
ACANTE.
Eh ! qui pouvait s’attendre à cet événement ?
Mon esprit étonné n’ose le croire encore.
Belle Mélite, enfin, ce cœur qui vous adore
Ne doit plus étouffer un innocent désir.
MÉLITE.
Si cet événement vous fait quelque plaisir,
Je le partage, Acante, et ne puis vous le taire.
CARLIN.
Enfin Crémon, voici le meilleur de l’affaire,
Crémon à cet égard est si bien converti,
Il est si fort changé, qu’il a pris le parti
De venir en personne, embrasser la future,
Et d’apporter lui-même, ici, sa signature.
À l’heure que je parle, il doit être en chemin,
Vous l’allez voir bientôt arriver.
ACANTE.
Ô destin !
Mon père vient ici ! quel retour favorable !
MÉLITE.
La fortune n’est pas toujours inexorable.
ALBERT.
Que le Ciel soit loué. Venez, embrassez-moi.
En vous, c’est maintenant un neveu que je vois.
Qu’après quelques chagrins ces unions sont chères !
Mélite, allons donner les ordres nécessaires
Pour recevoir celui que nous attendons tous.
Je retrouve un ami ; vous trouvez un Époux.
Quel bonheur est le nôtre !
MÉLITE, à Acante.
Adieu.
ACANTE.
Je vais vous suivre ;
Loin de vous, un instant, Acante ne peut vivre.
Albert et Mélite rentrent.
Scène VII
ACANTE, CARLIN
ACANTE.
Ah ! mon contentement ne peut être exprimé !
Cher Carlin, Dorimon m’avait bien alarmé.
CARLIN.
Il s’était à propos chargé de la réponse ;
Car on semble être auteur du malheur qu’on annonce,
Et je crains les récits dans ces sortes de cas.
Mais dès que tout va bien, je ne recule pas.
ACANTE.
Clarice ne sait point cette heureuse nouvelle ;
Elle plaint mes malheurs. Je vais entrer chez elle
Pour la voir un moment, et la désabuser.
Pour toi, mon cher Carlin, va-t-ente reposer.
CARLIN.
Me reposer, c’est boire. Après un tel service
Je l’ai bien mérité. Si vous cherchez Clarice,
Vous pouvez lui parler. La voilà.
Il rentre.
Scène VIII
CLARICE, ACANTE
ACANTE.
C’est donc vous,
Chère amie ? Apprenez que du destin jaloux
La rigueur, à la fin, semble s’être calmée.
J’allais vous faire part...
CLARICE.
Je viens d’être informée
Du retour de Carlin. J’ai déjà soupçonné
Qu’il vous venait promettre un sort plus fortuné.
Vos vœux sont-ils remplis, flatte-t-on votre flamme ?
Pouvez-vous surement y compter ?
ACANTE.
Oui, Madame.
Ce sort qui n’a cessé de me persécuter ;
Ce sort que je n’aurais jamais pu supporter,
Sans le noble intérêt que vous daignez y prendre,
Sans cette affection, cette pitié si tendre,
Qu’un cœur, tel que le vôtre, accorde aux malheureux
Ce sort enfin, pour moi, n’est plus si rigoureux.
Mon hymen est certain. Une heureuse aventure
Vient de déterminer mon père à le conclure.
Il doit ici se rendre. À peine je le crois,
Après la dureté qu’il eut toujours pour moi.
CLARICE.
Acante, il se peut bien qu’il soit dur et sévère ;
Mais quelque prévenu que nous paraisse un père,
Croyez qu’il est encor notre meilleur ami.
Dans son plus grand courroux, il ne hait qu’à demi.
Ce courroux n’est souvent qu’une utile imposture
Que dicte la raison, et permet la nature.
Espérez tout de lui.
ACANTE.
Sans vos sages avis,
De mes feux pour Mélite il n’aurait rien appris.
Je n’eusse point tenté de calmer sa colère,
Je vous dois mon bonheur. Aussi, ne voit-on guère
De sentiments plus vifs et plus reconnaissants
Que ceux que j’ai conçus, que ceux que je ressens.
De mes destins toujours vous serez la maîtresse.
Quelles impressions ne fait point la sagesse,
Quand elle a les attraits qui se trouvent en vous !
CLARICE.
Je prends ce que je dois d’un compliment si doux.
Votre cœur engagé n’a guère la puissance
De s’occuper encor de la reconnaissance.
ACANTE.
Quoi ! vous croyez qu’un cœur...
CLARICE.
Ah ! sans doute, je crois
Qu’un cœur embrasse mal tant d’objets à la fois ;
Et que, quand de l’hymen, les plaisirs... Mais Mélite...
On vous attend. Adieu. Souffrez que je vous quitte.
ACANTE.
Quoi ! chez elle, avec moi, n’allez vous pas entrer ?
C’est un tendre devoir qu’elle a lieu d’espérer.
CLARICE.
J’irai ; mais un instant, chez moi, je me retire.
Elle entre chez elle.
ACANTE, après un moment de réflexion.
Quelle est l’émotion que sa froideur m’inspire ?
Il rentre chez Mélite.
ACTE II
Scène première
CRÉMON, CARLIN
CRÉMON.
Viens, Carlin. Parlons bas. Voici donc la maison ?
Elle est belle vraiment. Je te crois un fripon.
CARLIN.
Vous avez tort.
CRÉMON.
Autant que j’ai pu m’y connaître
Tu secondas toujours les travers de ton Maître.
N’ai-je de votre part plus rien à redouter ?
CARLIN.
Que craignez-vous, Monsieur ?
CRÉMON.
Qui ! moi ? Dois-je compter
Qu’un mot de vérité soit sorti de ta bouche ;
Qu’Acante soit changé, que la raison le touche ?
CARLIN.
J’entends. Vous conservez votre incrédulité,
Et vous venez ici par curiosité.
CRÉMON.
Plaît-il ?
CARLIN.
Je ne dis mot.
CRÉMON.
Me voilà donc ! Un père
Qui jamais n’aurait eu de sujets de colère,
Ferait-il éclater un soin plus empressé ?
Quand je jette les yeux sur ce qui s’est passé,
Sur les bouillants transports de son adolescence,
Que n’ai-je point souffert, et quelle extravagance !
Combien ai-je essuyé de contradictions !
Veut-il prendre un parti, combien de visions,
De projets ruineux ! Pour tout ce qu’il désire,
Le plus fort revenu ne pourrait pas suffire.
On se livre aux plaisirs : on voit cent étourdis,
Cent têtes à l’évent que l’on croit ses amis :
On ne s’occupe plus que d’habits, d’équipages :
Ce ne sont que festins, que jeux et que tapages.
La licence et le bruit forment les doux liens,
Par lesquels sont unis de pareils Citoyens.
Un beau jour, il nous dit qu’il veut changer de vie ;
Et de ses faux amis quitter la compagnie ;
Voir un monde sensé, former son jugement.
La famille s’assemble, on me fait compliment,
Chacun sur mon bonheur me témoigne sa joie.
Votre fils, me dit-on, est dans la bonne voie.
Point du tout, le fait est que dès le lendemain,
De trente créanciers un bourdonneux essaim,
Bien avant mon réveil, vient assaillir ma porte.
Tous leurs titres en main, attendent que je sorte.
Mille gens inconnus ont rempli ma maison.
C’est Martin, c’est Gautier, c’est Madame Fanchon ;
Oui, Madame Fanchon, Marchande de coiffures,
De Pompons, de Rubans ; deux ou trois créatures
De cette trempe-là. Mais m’écriais-je alors,
Quand je verrais chez moi fondre Sergents, Recors,
Me pourra-t-on jamais condamner en Justice
À payer des bibus, des dettes de caprice ?
Eh ! que diable ! mon fils portait-il des Pompons ?
On m’engage sous main, on me dit pour raisons
Que c’est galanterie ; on parle d’une fille...
CARLIN.
Oui je l’ai bien connue. Elle était fort gentille.
CRÉMON.
Heu ! gentille !... morbleu !... de sorte qu’on résout
Que je les dois payer. J’ai soin d’appairer tout.
Lorsque, ces jours passés, ne sachant plus que faire,
Mon Damoiseau ferraille, et se fait une affaire :
Ce sont bien d’autres frais, bien d’autres embarras.
Il faut que j’aille voir Juges et Magistrats,
Que j’aille jusques chez un Commissaire. Encore
Il dira qu’avec lui j’agis de Turc à More.
À l’entendre parler, il est fort malheureux ;
Il se plaindra de moi.
CARLIN.
Tout désavantageux
Qu’est-ce portrait, je n’ai voulu vous en distraire.
C’est un père qui parle, ainsi je dois me taire.
Mais si de vieux griefs s’élèvent contre lui :
Au moins vous ne sauriez vous en plaindre aujourd’hui.
Il voudrait contracter un mariage honnête :
Humilié, soumis, il présente requête.
Pour aimer, il attend votre consentement :
On ne peut procéder plus convenablement.
CRÉMON.
J’en suis assez surpris.
CARLIN.
D’ailleurs, on s’indispose
Par de petits hasards, et pour la moindre chose.
Depuis ce jour...
CRÉMON.
Quel jour ?
CARLIN.
Qu’en votre cabinet ;
Il vous surprit causant avec certain objet
Qui ne ressemblait pas à Madame sa mère...
CRÉMON.
Tais-toi.
CARLIN.
Vous lui rendez la vie assez amère.
Il a plus d’une fois manqué de s’avancer
Par votre grand penchant à ne point dépenser,
Et ces portraits gaillards dont votre esprit abonde,
Quoiqu’il soit plein d’honneur, lui nuisent dans le monde.
CRÉMON.
Je veux croire qu’enfin il me satisfera,
Et que plus sagement il se comportera...
Ah ! vous voilà, Monsieur ?
Scène II
ACANTE, CRÉMON, CARLIN
ACANTE.
Permettez que j’embrasse
Un père généreux de qui j’obtiens ma grâce.
Il est donc vrai, Monsieur, votre extrême bonté
Vient ici prendre soin de ma félicité ?
CRÉMON.
Qui, sitôt que j’ai su que l’affaire était bonne,
Que vous aviez en vue une aimable personne,
Dont l’oncle se trouvait un de mes vieux amis :
Je n’ai plus balancé : sur le champ j’ai promis :
Et, comme vous voyez, j’acquitte ma parole,
Sans être refroidi par la conduite folle,
Les caprices sans nombre, et les emporte
ACANTE.
Ah ! ne rappelez point quelques égarements
Que je veux expier, et qui blessent ma gloire,
Dans ce jour fortuné perdez-en la mémoire.
Venez trouver Albert, venez remplir l’espoir.
De gens impatiens du plaisir de vous voir.
CRÉMON.
Allons. C’est donc ici ?
ACANTE.
Vous voyez sa demeure.
Entrez.
À son Valet.
Attends ici. Je reviens tout à l’heure,
Pour te dire deux mots.
Scène III
CARLIN, seul
Défiant, prévenu,
Le bon homme, à regret, semble être ici venu.
Aigri contre son fils, le moindre mot l’irrite,
Et sans nul examen, il blâme sa conduite.
Scène IV
ACANTE, CARLIN
CARLIN.
Votre père à la fin veille à vos intérêts.
Vous jouissez, Monsieur, du plus parfait succès,
ACANTE.
Il est grand ce succès, et, selon sa coutume,
La fortune envieuse y mêle une amertume.
CARLIN.
Une amertume ! Et d’où peu-elle provenir ?
ACANTE.
Tu ne le peux savoir ; mais je veux parvenir
À gouter pleinement le bonheur où j’aspire.
Je prétends éclaircir... Écoute, va-t’en dire...
Non, j’aperçois... rejoins mon père promptement,
Et dis que l’on m’arrête ici pour un moment.
Carlin entre chez Albert.
Scène V
CLARICE, ACANTE
CLARICE, à ses gens qui la suivent.
Rentrez. J’allais, Monsieur, faire cette visite.
Dont je n’ignore pas qu’il faut que je m’acquitte
Je vous trouve à propos dans cette occasion.
Vous pourrez me sauver une indiscrétion.
Je choisis un moment incommode peut-être :
Mais, Je vous prie, en cas que l’on puisse paraître,
De me donner la main.
ACANTE.
Je ne puis m’empêcher
D’être surpris, Madame, et de vous reprocher
Tant de ménagements. Qu’avez-vous donc à craindre ?
Avec Mélite et moi, devez-vous vous contraindre,
Vous, de nos premiers feux, le témoin et l’Auteur ?
Ces scrupuleux égards tiennent de la froideur.
Ce que, dans sa conduite, affecterait tout autre,
Ne saurait aisément s’excuser dans la vôtre.
De la part des amis et des indifférents,
Les mêmes procédés paraissent différents.
CLARICE.
Je le pensais, Monsieur : mais je me suis bornée
À suivre la leçon que vous m’avez donnée.
Le maintien réservé, le soin de m’éviter
Que, depuis quelques jours, je vous vois affecter,
Par respect, par estime, à ce que vous nous dites,
M’ont fait croire qu’il faut, dans d’étroites limites,
Restreindre l’amitié, moins étendre ses droits ;
Ou, que si vous vouliez en abjurer les lois,
Je crois ne devoir pas demeurer la dernière
Dans cette confiance exacte et familière,
Dans cet épanchement et de cœur et d’esprit,
Dans tous ces sentiments dont elle se nourrit.
ACANTE.
Me reprocherez-vous trop de délicatesse ?
Je vous l’ai dit, Madame, et le dirai sans cesse ;
Oui, cet esprit formé pour la société,
Vos bontés, vos bienfaits, la générosité
Qui toujours vous a fait partager mes alarmes,
Ce soin de me vanter le mérite et les charmes
De celle dont l’éclat détermina mon choix,
Quand, chez vous, je la vis pour la première fois,
Ces expédients surs, ces conseils salutaires
Qui, contre un sort fâcheux, nous sont si nécessaires ;
Ce génie éclairé, qui sachant tout prévoir,
Dans un cœur abattu fait renaître l’espoir :
Tant d’utiles secours ; un trésor aussi rare
Est, sans doute, assez cher pour qu’on en soit avare.
Oui, j’ai craint d’abuser d’un bien aussi parfait.
CLARICE.
De l’Amitié, souvent on a fait le portrait ;
Et peut-être jamais ne l’a-t-on bien dépeinte.
Peut-être que vous-même, à vous parler sans feinte,
Vous-même l’ignorez plus que vous ne pensez.
ACANTE.
Moi ! je l’ignorerais ?
CLARICE.
Vous.
ACANTE.
Ah ! vous m’offensez.
CLARICE.
L’Amitié, selon moi, réfléchit moins, Acante :
Elle est prompte, ingénue ; elle est vive, pressante.
Avec tant de lenteur, l’Amitié ne peut pas
Régler ses mouvements, et mesurer ses pas.
On n’en est point touché, si l’on peut s’en défendre ;
Si l’on peut projeter, décider, entreprendre,
Sans mettre nos amis, avec nous de concert ;
Si le moindre secret ne leur est découvert ;
Si d’une forte épreuve on les croit incapables ;
Si nous ne les tenons à nous-mêmes semblables,
Vous le dirai-je, enfin ? J’osais même penser
Qu’une autre passion ne peut la balancer ;
Que seule dominant dans une âme sublime,
Tout désir étranger lui semble illégitime.
ACANTE, à part.
Qu’entends-je ?
CLARICE.
Non, deux cœurs unis parfaitement
Ne sont, d’un autre objet, touchés que faiblement.
Voyez de vrais amis, leur âme est consacrée
Aux transports mutuels d’une flamme épurée.
Au-delà des plaisirs d’une innocente ardeur,
Ils n’imaginent plus qu’il soit aucun bonheur.
Ils goutent ces plaisirs, ils en font leur étude.
Concevraient-ils jamais une autre inquiétude,
Que celle de les voir tout-à-coup traversés ?
Non, Acante, vous dis-je... Eh quoi : vous paraissez...
ACANTE.
Ah ! Clarice !
CLARICE.
À regret, écoutez-vous ma plainte ?
ACANTE.
Sentez-vous l’Amitié que vous avez dépeinte ?
CLARICE.
Comment ? Qu’aurais-je dit ?
ACANTE, abattu.
Je ne sais ; mais je sens
D’un trouble tout nouveau les efforts trop puissants.
CLARICE.
Dans mes expressions aurais-je pu confondre ?...
Quel est votre discours ?
ACANTE.
Que puis-je vous répondre ?
CLARICE.
Un injuste soupçon vous fait trop présumer.
N’en entendez pas plus que j’en veux exprimer.
ACANTE, abattu.
Eh ! bien donc, c’est mon cœur qui fait cette méprise ;
Qui, plein d’un feu caché, cherche qu’on l’autorise.
CLARICE.
En peignant l’Amitié, comme je la conçois,
Aurais-je peint l’Amour !... Parlez, rassurez-moi.
Ah ! vous m’en dites trop, je fuis votre présence.
ACANTE abattu.
L’Amitié peut avoir tout autant de puissance,
Je le sens : vous m’avez éclairé sur ce point.
CLARICE.
Rejetez cette idée, et n’examinez point
Quelques mots échappés, et dits à l’aventure.
N’y cherchez point un sens qui me ferait injure,
Prêt d’obtenir l’objet qui vous a su charmer,
Quelle fatalité me ferait vous aimer ?
Ah ! ne le croyez pas, respectez davantage
Cette raison que j’ai, dites-vous, en partage.
Si de tels sentiments avaient séduit mon cœur,
Croyez que j’en mourrais de honte et de douleur.
Elle rentre chez elle.
Scène VI
ACANTE, seul
Ah ! Clarice arrêtez. La suivrai-je chez elle ?
La surprise où je suis-est-elle assez cruelle ?
N’ai-je pas, de ses yeux, vu couler quelques pleurs ?
Par un genre nouveau de troubles, de malheurs,
Il faut donc qu’aujourd’hui mon bonheur s’établisse,
Sur un si douloureux, et si dur sacrifice ?
Mais peut-être ceci n’est qu’une illusion.
Peut-être est-ce un effet de ma présomption.
Je veux la voir encor : avant que de conclure,
Pour mon repos, sans doute, il faut que je m’assure
Que ce que j’ai cru voir n’est point ; ou que son cœur
De son propre penchant sera bientôt vainqueur.
Ah ! si de mon bonheur l’espérance est certaine,
Faut-il que ce bonheur soit pour elle une peine ?
Scène VII
CRÉMON, ACANTE
CRÉMON, sans voir Acante.
Rien n’est mieux, il est vrai, que cette maison-là.
J’ai grand empressement à voir finir cela.
Albert tout transporté n’embrasse, me caresse,
Et l’on ne peut rien voir de plus beau que sa nièce.
Je ne puis, j’en conviens, me plaindre cette fois ;
Car il faut avouer qu’il a fait un bon choix,
Eh ! d’où venez-vous donc ?
ACANTE, à part.
La seule bienséance,
Le seul devoir m’oblige à cette déférence.
CRÉMON.
Répondez donc. Pourquoi ne paraissez-vous pas ?
ACANTE, entendant Crémon.
Ah ! mon père, excusez.
CRÉMON.
Albert vient sur mes pas.
Nous allons, un moment, sous cette palissade ;
Eh ! songez-vous qu’après un tour de promenade,
Il faudra convenir, et régler avec lui ?
ACANTE.
Tout à l’heure.
CRÉMON, très surpris.
Comment ?
ACANTE, distrait.
Arrivé d’aujourd’hui,
À vous trop fatiguer, sans doute, on vous expose,
Et j’ai cru qu’à demain on remettrait la chose.
CRÉMON.
Mais... faisons encor mieux, et s’il vous plaît ainsi ;
Rompons.
ACANTE, distrait.
Pardonnez-moi si je vous laisse ici.
Je suis, ailleurs, forcé malgré moi de me rendre.
Il rentre du côté de la maison de Clarice.
CRÉMON, seul.
Plaît-il ? où suis-je ? Eh quoi ! que viens-je donc d’entendre ?
Il fuit. Est-il bien vrai ? Quel projet odieux ?...
Mais qui te rend surpris, Crémon ? ouvre les yeux.
Que trouves-tu donc-là qui ne soit vraisemblable ?
Ton fils est-il formé pour être raisonnable ?
Rappelle le passé, pour voir dans l’avenir,
Et tout te deviendra facile à définir.
Après un moment de réflexion.
C’est un homme pervers, et qui me joue.
Scène VIII
CRÉMON, CARLIN
CRÉMON, à Carlin.
Ah traître !
Arrête, arrête là.
CARLIN.
Qu’est-ce donc ? d’où peut naître
Ce courroux, s’il vous plaît ?
CRÉMON.
Tu l’oses demander ?
Tu m’oses ?... je ne puis... je me sens excéder :
Mais remettons nos sens. Pourquoi, par quel délire
M’émouvoir de la sorte ? Il faut plutôt en rire :
Oui, rions-en, le tour est plaisant tout à fait.
Il rit d’un ris forcé.
Tu devrais rire aussi.
CARLIN.
Rire ? pour quel sujet ?
CRÉMON.
Quel sujet ? oh ! dans peu je m’en vais te l’apprendre.
CARLIN.
Peut-on rire d’un fait, n’y pouvant rien comprendre ?
CRÉMON.
Va, tu n’y perdras rien, patiente un moment,
Et je vais, si je puis, parler plus clairement.
N’est-ce donc pas Carlin qui, porteur d’une Lettre,
À Paris est venu, chez moi, me la remettre :
Me jurant, m’attestant que dans ces lieux, mon fils,
De la nièce d’Albert éperdument épris,
Avec elle unirait bientôt sa destinée,
En cas que j’approuvasse un pareil hyménée ?
CARLIN.
Sans doute, c’est Carlin.
CRÉMON.
Sans doute.
CARLIN.
Assurément.
CRÉMON.
La démarche est donc vraie ? Oh ! bien, premièrement
On dit que ce Carlin, sans autre procédure,
Doit être incessamment pendu.
CARLIN, après avoir regardé Crémon.
C’est, je vous jure,
Un fait nouveau pour moi. Qui répand ces bruits-là ?
CRÉMON.
Par inspiration, je lui prédis cela.
Oui, je le lui prédis. Pour lui faire connaître
Que jamais on ne doit se jouer à son Maître,
Ni venir l’insulter chez lui. Dans un Valet.
Ces sortes de gaietés mènent droit au gibet.
CARLIN.
Il règne en vos discours un tour net et facile.
Mais tempérez un peu l’ardeur de votre bile.
À ces propos si doux je reste comme un sot ;
Je veux être abîmé si j’y comprends un mot.
Qu’est-il donc arrivé ?
CRÉMON.
Bon ! une bagatelle ;
Albert est mon ami. Mélite est riche et belle ;
Ce choix me fait plaisir. Je viens sans différer ;
Un fils rebelle, et né pour me désespérer,
Pouvait-il inventer rien qui fut plus conforme
À son noir caractère, à sa conduite énorme,
Que de fuir maintenant ce qu’il semblait chercher,
Quand il n’espérait pas de me pouvoir toucher ;
Pouvait-il faire mieux que de presser, d’écrire,
D’arracher mon aveu, pour ensuite me dire :
Mon père, c’est assez. Vous voilà donc rendu.
Vous arrivez ici : soyez le bien venu.
Du mieux que vous pourrez, supportez cette endosse.
Je voulais vous voir faire une démarche fausse.
CARLIN, à part.
Que diable veut-il dire ? Il rêve assurément.
CRÉMON.
Ô douleur ! qui le tient de rompre ouvertement ?
À quoi bon l’air chagrin que cet ingrat affecte ?
Suis-je un père qu’on craigne, un père qu’on respecte ?
Scène IX
MÉLITE, ALBERT, CRÉMON, CARLIN
ALBERT.
Je ne vois point Acante, où donc est-il ? Quel soin
Peut l’avoir empêché de se rendre témoin
Du plaisir infini qu’ont, à se voir ensemble,
Deux anciens amis que le destin rassemble ?
CRÉMON.
Ne le demandez point, Albert, vous ignorez
Quels chagrins de tous temps m’ont été préparés.
Je ne vous ai point dit que de toute la terre,
Vous voyez devant vous le plus malheureux père.
Je sens que ces chagrins ne sont pas parvenus !
À leur dernier degré... n’en demandez pas plus.
Souffrez que de ma peine en secret je soupire,
Albert. Il me suffit à présent de vous dire,
Que si, de son déclin, le jour était moins près,
Que si, dans le moment, mes gens se trouvaient prêts ;
Je fuirais au plutôt un affront trop sensible.
Mais, puisque ce départ ne m’est guère possible,
Ce garçon va chercher un logement pour moi.
On ne doit point traiter ni recevoir chez soi,
Avec tous les dehors d’une amitié solide,
Celui... je dis le mot ; le père d’un perfide.
Il sort.
CARLIN, bas à Albert.
De vous à moi, je crois qu’il a perdu l’esprit.
Scène X
MÉLITE, ALBERT
MÉLITE.
Ô Ciel ! qu’ai-je entendu ?
ALBERT.
Je demeure interdit.
MÉLITE.
Quoi ! celui qui jurait d’aimer toute sa vie
Ne serait qu’un perfide, et je serais trahie ?
ALBERT.
Je crois que ce discours est sans nul fondement,
Et Crémon se prévient. Mais effectivement,
C’est chose que j’avais de moi-même observée,
Acante semble fuir depuis son arrivée.
MÉLITE.
Ah ! que me dites-vous ? Que puis-je imaginer ?
Cette énigme, qui semble obscure à deviner,
Ne peut être pour moi que honteuse, et cruelle.
ALBERT.
Je crois le voir venir. Sachez, Mademoiselle,
Quel est ce procédé ? Pourquoi Crémon se plaint ?
Peut-être devant moi serait-il plus contraint.
Parlez-lui. C’est à vous, dans cette circonstance,
À sonder les motifs d’une telle inconstance.
Il rentre.
Scène XI
MÉLITE, ACANTE
ACANTE, au fond du Théâtre sans voir d’abord Mélite.
Toujours le même feu règne au fond de son cœur.
Toujours le même obstacle arrête mon bonheur.
Mais l’amour me reproche un soin trop infidèle.
Que vois-je ? C’est Mélite.
Bas en soupirant.
Ah ! grands Dieux ! qu’elle est belle !
MÉLITE.
Acante, est-il bien vrai ? Que vient-on m’annoncer ?
À vos premiers serments tout prêt à renoncer,
Vous changez, ou plutôt ce cœur double et parjure,
Ne feignait de m’aimer que pour me faire injure ?
Hélas !
ACANTE.
Que dites-vous, trop adorable objet ?
MÉLITE.
D’un trait capricieux suis-je donc le jouet ?
Ou me réserviez-vous le plus sanglant outrage ?
ACANTE.
Moi, je vous trahirais ! Moi, parjure, volage !
Quand, à vous obtenir, je mets tout mon espoir,
Cet étrange soupçon se peut-il concevoir ?
MÉLITE.
Je voulais en douter, et ce n’est qu’avec peine
Que j’ai cru vos mépris. Mais tout m’en rend certaine ;
Et d’ailleurs je soumets mon esprit étonné
Au témoignage sur d’un père consterné,
Qui gémit, et se plaint que lui-même on le joue,
Qui sait votre inconstance, et qui la désavoue.
ACANTE.
Quoi ! mon père me rend si coupable à vos yeux !
Il aurait fait de moi ce portrait odieux !
Quel est donc son dessein ? j’ai peine à le comprendre.
MÉLITE.
Mais sur ce que j’ai vu pouvez-vous vous défendre ?
De quels soins inconnus paraissez-vous rempli ?
Ce que vous désirez n’est-il pas accompli ?
Sous un augure heureux, quand notre hymen s’apprête,
Vous fuyez. On ne sait quel remord vous arrête.
Devez-vous donc avoir des soins plus importants ?
ACANTE.
Si je n’ai point paru depuis quelques instants :
Un seul mot vous pourrait éclaircir ma conduite.
De ce qui m’a distrait, vous pourriez être instruite ;
Et si vous m’ordonniez de vous en informer,
Je doute que jamais vous pussiez m’en blâmer.
J’ose exiger pourtant de votre complaisance,
Que vous me dispensiez de cette confidence.
Mais j’atteste le Ciel, je jure à vos genoux
Que ce cœur est le même, et n’adore que vous.
Que plutôt que vous perdre on m’ôterait la vie :
Qu’il n’est rien de si cher que je ne sacrifie
Au suprême bonheur que j’espère obtenir,
À ces charmants liens qui doivent nous unir :
Que j’ai fait des serments que rien ne puis enfreindre :
Que je brule d’un feu que rien ne peut éteindre.
MÉLITE.
Dois-je vous croire, Acante ?
ACANTE.
Ah ! ce doute est cruel !
MÉLITE, soupirant.
Crémon devait-il donc vous faire criminel ?
ACANTE.
Albert a partagé ce soupçon qui m’offense.
Allons, Mélite, allons lui prouver ma constance.
ACTE III
Scène première
ALBERT, CARLIN
ALBERT.
Ce que je vois a peine à se concilier.
Acante, d’un côté, vient se justifier ;
Il soupire, et fait voir la plus vive tendresse :
De l’autre, Crémon fuit ; on le cherche, on s’empresse ;
Je le fais supplier de ne point s’éloigner,
Et d’être, envers son fils, moins prompt à s’indigner ;
Je n’en puis obtenir qu’une brusque réponse.
Je ne sais quelle fin tout ceci nous annonce.
Pour la seconde fois, va le voir de ma part.
CARLIN.
À pareille ambassade il n’aura nul égard ;
C’est temps perdu, Monsieur. En allant le conduire,
J’ai déjà vainement essayé de m’instruire.
Tantôt, sans me répondre, il entrait en fureur,
Tantôt il affectait certain rire moqueur :
J’ai pris, pour m’éclaircir, une peine inutile.
Bien plus, il m’envoyait chercher un domicile ;
Mais rejetant sur moi son indignation,
Il m’a soudain ôté cette commission.
ALBERT.
Accuse-t-on un fils quand il n’est point coupable ?
Ce souterrain, pour moi, devient impénétrable.
CARLIN.
Impénétrable ? bon ! avec un peu de soin,
On trouverait le tuf, s’il en était besoin.
ALBERT.
Comment ? à tout ceci comprends-tu quelque chose ?
CARLIN, se parlant à lui-même.
Oui, plus j’approfondis, plus j’entrevois la cause,
Plus je suis assuré d’où l’incident provient.
Après leur entrevue, autant qu’il m’en souvient,
Mon Maître m’a paru l’âme toute inquiète,
Et m’a dit qu’il avait une peine secrète.
En examinant bien, sans doute, il aura vu
Ce que moi, pauvre sot, je n’ai point aperçu,
Quand auprès de son père, il croyait trouvez grâce,
Le vieillard aura fait quelque sourde grimace,
Qui, malgré la douceur de son accueil bénin,
De son projet aura découvert le venin.
En effet, il le prouve, et d’abord, il commence
Pat dénigrer son fils, l’accusant d’inconstance.
ALBERT.
Que dis-tu donc ?
CARLIN, continuant.
Aussi, j’étais bien étonné
Qu’à consentir il fut sitôt déterminé.
Se peut-il qu’une humeur dure, et si peu liante,
En une nuit devienne active et bienfaisante ?
On est par fois actif, quand on vient obliger ;
Mais plus communément quand on vient se venger.
ALBERT.
Mais, explique-toi donc.
CARLIN.
M’expliquer ? non, je n’ose
Non, je puis me tromper dans ce que je suppose.
ALBERT.
Mais encor ?
CARLIN.
Hé bien donc, voici mon sentiment.
Ce doucereux Crémon, qui vient si bonnement,
Qui paraît pour son fils tout rempli d’indulgence,
Pour finir son hymen fait tant de diligence,
Prétend l’en détourner : ne vient que pour cela,
ALBERT.
Lui ?
CARLIN.
Vous ne savez pas quel est cet homme-là !
Dans ses noires humeurs on ne le peut comprendre.
Il m’a bien dit, à moi...
ALBERT.
Quoi ?
CARLIN.
Qu’il me ferait pendre :
Que j’étais un fripon.
ALBERT.
Se peut-il ?... En tout cas,
Un pareil procédé ne me conviendrait pas.
CARLIN.
Que voulez-vous, Monsieur ? Un père au reste... est père.
ALBERT.
Je ne sais que vous dire.
CARLIN.
Ayant ce caractère,
De son fils il est maître incontestablement.
ALBERT.
Oui, maître pour son bien, pour son avancement,
Mais non pas pour lui nuire.
CARLIN.
Enfin sa fantaisie
Est de ne pas vouloir que son fils se marie.
ALBERT.
Et cette fantaisie est très hors de saison.
CARLIN.
C’est un entêtement. Il pense à sa façon.
Chacun suit sa marotte, et se conduit par elle.
ALBERT.
S’il est ainsi, l’injure est pour moi personnelle.
Pourquoi donc ces dehors empressés, obligeants ?
Agit-on de la sorte avec d’honnêtes gens ?
CARLIN.
À l’égard de cela, suivant sa politique,
À faire bonne mine il faut bien qu’il s’applique,
Pour vous mieux déguiser ce qu’il a projeté.
ALBERT.
Oui-dà ?
CARLIN.
Ce projet-là n’est pas mal concerté.
ALBERT.
Mais plus je réfléchis, plus je vois clair moi-même,
Et, sans difficulté, je résous le problème.
Parbleu, ma nièce et moi, nous ne sommes point faits
Pour être réservés à de semblables traits.
Cette façon d’agir est des plus singulières.
CARLIN.
On appelle cela de mauvaises manières.
ALBERT.
Les hommes changent bien ! Qui l’aurait soupçonné ?...
CARLIN.
L’amitié s’affaiblit dans un cœur suranné.
Scène II
CRÉMON, ALBERT, CARLIN
CRÉMON.
Eh bien ! vous exigez, Albert, que je diffère ?
Quelle est votre raison ? Ah ! malgré sa colère,
Votre ami, sans vous voir, ne serait point parti ;
Et d’ailleurs soyez sur que je prends mon parti.
Par ma foi le chagrin ne vaut rien à mon âge.
Or donc, avez-vous vu ce fils prudent et sage ?
ALBERT.
Oui je l’ai vu, Crémon.
CRÉMON.
Fort bien. De quels discours
A-t-il pu vous payer ?
CARLIN.
Eh ! mais il fait toujours,
Dans ces lieux, à peu-près, la même contenance.
CRÉMON.
Vous a-t-il amusé par sa rare éloquence ?
ALBERT, à part.
J’entends. Allez, Crémon, je n’aurais jamais cru
Ce trait de votre part, si je ne l’eusse vu ;
Et votre politique est bien injurieuse.
CRÉMON.
Ma politique ?
ALBERT.
Elle est, sans doute, ingénieuse,
Admirable, nouvelle.
CRÉMON.
À quoi tend ce propos ?
ALBERT.
Ah ! chacun fait, Monsieur, ce qu’il juge à propos.
Suffit, n’en parlons plus.
CARLIN, à Crémon.
C’est ce que, tout à l’heure,
Je disais pour raison, comme étant la meilleure :
Par la nature un père est né maître absolu ;
Et tout ce qu’il résout est très bien résolu.
ALBERT.
Oui, fort bien résolu ! Le dessein est louable,
Et j’en suis fort content.
CRÉMON.
Mais voilà bien le Diable ?
Voulez-vous m’expliquer ce galimatias ?
ALBERT.
Eh bien ! en premier lieu, c’est que l’on ne doit pas,
Sur de légers motifs, pour des traits de jeunesse,
Refuser à son fils une juste tendresse,
Dans d’honnêtes désirs chercher à le barrer,
Ni venir contre lui, tout haut, se déclarer.
CRÉMON.
Se déclarer ? Comment ! je devais donc me taire ;
Et, quand il vous trahit, vous en faire un mystère ?
CARLIN, bas à Albert.
Il insiste toujours.
ALBERT.
En second lieu, Monsieur,
Si vous ne pouviez vaincre une pareille aigreur,
Au moins vous auriez du paraître plus sincère
Avec nous ; avec gens dignes qu’on les révère ;
D’un aveu spécieux ne pas nous amuser,
Voulant à cet hymen vous venir opposer.
CRÉMON.
Vous verrez que c’est moi ! Parbleu ceci me passe.
À quoi donc pensez-vous ?
ALBERT.
Ah ! finissons de grâce.
CARLIN, à part.
Vous ne l’avouerez pas ; mais on s’en doute bien.
ALBERT.
Un plus long examen ne servirait à rien.
CRÉMON.
Mais encore une fois, quel sujet vous oblige ?...
ALBERT.
Eh ! mon Dieu...
CRÉMON
Vous croyez...
ALBERT.
Laissons cela, vous dis-je.
CRÉMON.
Vous avez donc juré de me pousser à bout ?
ALBERT.
Sans un pareil détour on pouvait rompre tout.
CRÉMON.
Vous me feriez...
CARLIN.
Messieurs...
CRÉMON.
Je perdrai patience.
ALBERT.
Je suis très offensé.
CARLIN.
Point tant de pétulance.
On ne tient pas toujours ce que l’on a promis,
Et pour cela faut-il être moins bons amis ?
CRÉMON.
N’est-ce pas ce pendard ?... car il n’est pas possible,
Albert, que vous croyez...
ALBERT.
La chose est trop visible :
Et c’est ce que de vous dans l’instant je pensais ;
Est-ce-là cet ami que je vis autrefois ?...
CRÉMON.
Oh ! dites-donc toujours.
ALBERT.
Oui ; je dirai sans cesse,
Comment interpréter un trait de cette espèce ?
D’une inconstance en l’air vous taxez votre fils ;
Vous venez l’accuser de nous avoir trahis ;
Prié d’examiner la chose plus à l’aise,
Vous n’en démordez point. Pour moi, ne vous déplaise,
Qui sans dessein secret, qui sans prévention,
Regarde tout ceci, je vois sa passion.
Je vois qu’il est toujours tendre, constant, fidèle,
Et qu’il jure à Mélite une ardeur éternelle.
CRÉMON.
Ma foi vous aurez vu tout ce qu’il vous plaira.
Quand il dira qu’il aime, et qu’il le jurera,
J’en serai fort content : mais vous ne sauriez faire
Qu’il n’ait montré tantôt un sentiment contraire.
Chacun voit ce qu’il voit. J’ai de bons yeux aussi
Il extravague donc, si la chose est ainsi,
Puisque de son objet il s’éloigné lui-même,
Qu’il semble indifférent dans le moment qu’il aime,
Qu’il souffle en même temps et le froid et le chaud.
CARLIN, bas.
Il faudrait des témoins pour nous mettre en défaut.
ALBERT.
Il paraît.
CRÉMON.
C’est un fait.
ALBERT.
Tâchons de nous instruire,
Scène III
ACANTE, CRÉMON, ALBERT, CARLIN
CRÉMON, à Acante.
Voyons, voyons. Venez. Que diable va-t-il dire ?
ALBERT.
Écoutez-le du moins.
ACANTE.
Moi : je tremble, je crains,
Ne pouvant clairement démêler vos desseins.
Peut-être est-ce un refus de votre part. Peut-être
Est-ce un malentendu qu’un hasard a fait naître :
Et j’ai, dans ce cas-là, tout autant de douleur,
Puisque sur un soupçon, avec tant de chaleur,
De mes mœurs vous tracez l’image la plus noire,
L’une et d’autre façon n’ai-je pas lieu de croire
Que vous me haïssez ?
CARLIN, à demi-voix.
Sans doute.
CRÉMON.
Quoi ! tantôt,
Quand je me disposais à finir au plutôt,
Vous n’avez pas dit ?...
CARLIN.
Non.
CRÉMON.
Expliquons-nous, de grâce,
Vous ne m’avez pas dit, en me parlant en face,
Qu’il fallait différer ?
CARLIN.
Pas un mot de cela.
CRÉMON.
Lorsque j’ai demandé, sur ce beau discours-là,
Si vous rompiez ? Pourquoi ? ce que vous vouliez faire ?
Vous n’êtes pas sorti, disant qu’une autre affaire ?...
CARLIN, plus haut.
Nous n’avons pas ouvert la bouche.
CRÉMON.
Mais j’entends,
Je pense, ce coquin. Souffrirai-je longtemps ?
N’est-il pas, dans ce lieu, de Justice ?...
CARLIN.
Tarare.
Quand je devrais souffrir le sort le plus barbare :
Qu’on devrait m’empaler, en pièces me hacher :
J’aime mon Maître, et rien ne m’en peut détacher.
À me taire il n’est rien enfin qui me contraigne.
Je n’y puis plus tenir ; pour lui le cœur me saigne.
C’est se vouloir servir de son autorité,
Pour le faire parler contre la vérité.
Non content d’exercer votre humeur vengeresse,
Vous le voulez encor perdre par sa faiblesse.
Partout on vous dira qu’il n’est ni bien ni beau
De lui jouer un tour de la sorte.
CRÉMON.
Ah ! bourreau !
ACANTE, à Carlin.
Retire-toi.
CRÉMON.
Le traître !
ACANTE.
Ou garde le silence.
À Crémon.
Si je vous ai fait voir autant d’indifférence :
Si des vrais sentiments dont mon cœur est rempli,
J’ai marqué devant vous un si parfait oubli ;
Je suis, je l’avouerai, je suis cent fois coupable :
Mais j’ose vous le dire, il est peu vraisemblable
Que jusques à ce point j’aye pu m’égarer.
Comment, sans en frémir, pourrais-je déclarer
Que je romps mes liens, quand mon cœur les adore ;
Quand pour les resserrer, c’est moi qui vous implore.
Quittez cette pensée, et devenez moins prompt
À faire à votre fils le plus injuste affront.
Croyez, Monsieur, croyez que l’objet qui m’enflamme
Jusqu’au dernier soupir doit régner sur mon âme.
Croyez qu’aucun égard ne saurait altérer
Le violent amour qu’on m’a vu lui jurer,
Que je lui garde un cœur passionné, fidèle.
Éloignez, dissipez une erreur trop cruelle.
Pour la perdre encor mieux, hâtez des nœuds si doux ;
C’est la grâce qu’enfin je demande à genoux.
Oui, pour ne plus douter de ma persévérance,
Hâtez-vous de remplir ma plus chère espérance.
CARLIN.
Que lui répondra-t-il ?
ALBERT, à Crémon.
Cela n’est point obscur.
Vous vous serez choqué sur un mot, j’en suis sûr ;
Et tout ceci ne vient que faute de s’entendre.
CRÉMON.
Je me suis donc trompé : Chacun peut se méprendre.
Soyons amis, Albert. Oui, j’ai tort, j’en conviens.
Plus bas.
Je vois... ma foi je crains de ne voir encor rien.
ALBERT.
Votre prévention n’eut jamais de pareille.
CARLIN.
Il tente encore Albert, et lui souffle à l’oreille.
CRÉMON, à Acante.
Si bien qu’il est donc vrai que vous voulez finir.
ACANTE.
Quand on désire un bien, craint-onde l’obtenir.
CRÉMON.
Je n’ai plus rien à dire. Il faut vous satisfaire.
Allons, faisons venir promptement le Notaire
Oublions le passé, nous finirons dans peu.
CARLIN, à part.
Je serai bien surpris s’il y va de bon jeu.
ALBERT, à Crémon.
Goutez-donc, maintenant, une pleine allégresse.
CRÉMON, à Albert.
Il ne manquerait pas de contester sans cesse,
Et de me contredire en ce que je ferais ;
Car, quoique vous disiez, Albert, je le connais.
Des clauses du contrat décidons, je vous prie,
Tous les deux tête-à-tête, à notre fantaisie.
Le Notaire écrira ce dont nous conviendrons ;
Et quand tout sera prêt, sur le champ nous viendrons
Pour le faire signer en toute diligence.
ALBERT, haut en regardant Acante, qui témoigne consentir à tout.
Je crois qu’il s’en rapporte à votre expérience.
CARLIN.
Pourra-t-il inventer quelques nouveaux moyens ?...
CRÉMON, à Carlin.
Pour toi, suis-nous, je veux voir ce que tu deviens.
CARLIN.
Je suis bien aise aussi de voir ce que vous faites.
Il suit Crémon et Albert.
Scène IV
ACANTE, seul
Peut-on plus loin pousser des fureurs indiscrètes ?
De ma part, au surplus, quelque distraction
Aura, de son erreur, été l’occasion.
Quand j’ai suivi Clarice, une froide réplique
Aura pu lui paraître un refus authentique...
À quels dangers l’Ami vient d’exposer l’Amant !
Ne songeons qu’à Mélite, en cet heureux moment.
Livrons-nous, sans réserve, au bonheur qu’on m’apprête.
Tout succède à mes vœux, il n’est rien qui m’arrête.
Eh quoi ! si Clarice aime, aimerait-elle assez
Pour gémir en voyant mes feux récompensés ?
Non, non, de sa raison elle est trop la maîtresse,
C’est un fantôme vain qu’a produit ma faiblesse ;
Et d’ailleurs je me suis, envers elle, acquitté,
Par le péril certain où je me suis jeté.
Enfin si, sur son cœur, elle a si peu d’empire ;
Je suis maître du mien, et j’oserais lui dire
Que l’amour, le devoir m’ont du déterminer.
Je voudrais qu’elle sût que l’on va terminer.
Afin qu’en apprenant le désir qui m’anime,
Elle convînt, du moins, qu’il est bien légitime.
Le hasard à propos la conduit dans ces lieux.
Scène V
CLARICE, ACANTE, LISETTE
CLARICE.
Je saisis un instant qui m’est bien précieux,
Puisqu’encor, sans témoin, je puis vous voir, Acante.
Souffrez que cette fille, au reste, soit présente.
Sur des dehors trompeurs s’abusant comme vous,
Qu’elle écoute. Il est temps de nous détromper tous.
J’apprends ce qui se passe, et je vois avec peine
Qu’un respect déplacé vous retient et vous gêne.
Mais qui fait naître en vous un pareil préjugé,
Et dans quels embarras vous-a-t-il engagé ?
De combien de forfaits me rendez-vous coupable ?
J’attire sur le fils une haine implacable ;
Je dérobe l’Amant aux liens les plus doux,
Je suspends le bonheur de deux tendres Époux
Est-ce donc là Clarice ? Est-ce-là cette amie,
Par qui votre union devrait être affermie ?
Je ne vous dis qu’un mot. Quittez un vain soupçon
Qui nuit à votre amour, et blesse ma raison.
À la seule amitié mon âme fut sensible.
De sentiments plus vifs si j’étais susceptible,
Cette raison, du moins, est si fort au-dessus,
Qu’ils seraient étouffés aussitôt que conçus.
ACANTE.
Pardonnez-moi, Clarice, un soupçon téméraire,
Que trop facilement l’amour-propre suggère.
J’ai cru, dans vos discours, trouver un sens caché :
Ce sens se refusait, c’est moi qui l’ai cherché.
J’entrevois seulement que vous avez pu craindre
Qu’un feu tumultueux soudain ne vînt éteindre
Ce feu tranquille et pur qui régnait entre nous.
Une crainte si tendre est bien digne de vous :
Mais vous deviez, sachant combien vous m’êtes chère,
Ne me pas regarder comme un ami vulgaire.
Mes désirs sont comblés, puisqu’enfin, en ce jour,
Mon cœur peut acquitter ce qu’il doit à l’Amour,
Sans que notre amitié s’en trouve refroidie.
CLARICE.
Cependant tout languit. Déjà de perfidie,
Mélite vous accuse, et Crémon irrité,
Montre, plus que jamais, son animosité.
Quand tout semble assurer votre bonheur extrême,
Je sais que vous risquez de vous perdre vous-même.
ACANTE.
Mélite m’accusait ; et mon père, témoin
D’un trouble qu’à couvrir j’ai pris trop peu de soin,
Me déclarait déjà traître, ingrat et volage :
Mais le calme à la fin succède à cet orage.
Tout à présent, Madame, est réconcilié.
CLARICE.
Ah ! vous vous êtes donc enfin justifié ?
Vous avez su prouver que vous étiez fidèle,
Que vous aimiez Mélite, et que vous n’aimiez qu’elle ;
Vous avez protesté que rien ne balançait
Les légitimes feux dont votre cœur brulait ?
ACANTE.
Après un discours vague et quelque résistance,
Oui, Mélite a repris toute sa confiance.
Aux instances d’Albert mon père s’est rendu.
Il a daigné m’entendre, et l’hymen est conclu.
CLARICE.
Ainsi donc aujourd’hui l’affaire sera faite ?
ACANTE.
Dans le moment, Madame.
CLARICE.
Ah ! ma joie est parfaite.
Il faut, pour l’embrasser, que j’aille de ce pas...
ACANTE
Si le jour se passait sans ce cher témoignage...
CLARICE, bas.
Lisette, soutiens-moi.
ACANTE.
Vous changez de visage ?...
Que vois-je ?...
LISETTE.
Qu’avez-vous, et qui vous trouble ainsi ?
CLARICE.
Que devient ma raison ? Éloigne-moi d’ici.
ACANTE.
Clarice ?... Quel objet à mes yeux se présente ?
Clarice ?... Répondez. Quoi ! je vous vois mourante !
CLARICE, après un instant de silence.
Eh bien ! je répondrai, puisque de vains efforts,
Loin de les étouffer, trahissent mes transports.
Que devient cet orgueil et cette suffisance,
Qui me faisait compter sur ma propre prudence !
Non, Clarice n’est pas ce que vous la croyez.
C’est une faible amante ici que vous voyez ;
Une esclave livrée aux plus mortelles peines,
Qui croyait à jamais avoir brisé ses chaînes,
Et qui rentre à jamais dans la captivité.
Qu’espéré-je ? Voilà cette fatalité
Qui toujours en aimant m’a si bien poursuivie.
C’est par elle, déjà, qu’une fois dans ma vie,
De mes parents cruels j’ai vu l’ambition,
Méprisant, immolant mon inclination,
Me donner un Époux qui n’eut point ma tendresse ;
Et que depuis, étant de moi-même maîtresse,
Et lorsque je pouvais disposer de mon cœur,
D’un semblable pouvoir éprouvant la rigueur,
Mon amant fut contraint de prendre une autre chaîne.
Frappée, en peu de temps, de cette double peine,
Je regardai l’amour comme un monstre odieux,
Et jurai de le fuir en tout temps, en tous lieux.
De la vertu pourtant, du vrai mérite éprise,
Une pure amitié sembla m’être permise.
Je crus pouvoir gouter ses innocents plaisirs.
Je vous vis : vous aviez conçu mêmes désirs.
Ces résolutions, sages et raisonnées,
Sont de faibles remparts contre nos destinées !
Enfin voyez combien nous avons pris, tous deux,
Une route éloignée et contraire à nos vœux ;
Vous aimez, j’aime aussi, mais quelle différence ?
Vous vivez de vos feux et de votre espérance.
Un hymen solennels couronne vos ardeurs ;
Je vous perds pour jamais, Acante, et je me meurs.
Car l’état où je suis me défend le mystère,
Il ne me permet plus de n’être pas sincère.
En signant cet accord, qui doit tout terminer,
Ingrat, c’est mon arrêt que vous allez signer.
Poursuivez. Que l’aveu d’une imprudente flamme,
Quand il n’en est plus temps, n’ébranle point votre âme.
Une immuable loi diète votre devoir.
Une immuable loi m’arrache tout espoir.
Je n’attends rien du sort. Ma mort est décidée.
LISETTE, à part.
Je m’en retournerai bien peu persuadée.
Clarice se retire en s’appuyant sur Lisette.
Scène VI
ACANTE, seul
Ô Ciel ! c’en est donc fait. Que vais-je devenir ?
Mon cœur est déchiré. Je ne puis soutenir
L’image qu’offre aux yeux cette douleur amère.
Il faut tout avouer. Je vais... Que vais-je faire ?
Quand ses rares vertus, son mérite parfait,
Ne m’auraient point touché : doit-on moins à l’objet
De qui l’on est aimé, qu’à celui que l’on aime ?
Ah ! Clarice ! Ah ! Mélite ! Ah : quelle peine extrême !
Si je diffère encor, je vais tout renverser,
Et mon trépas est sur ; mais dois-je balancer ?
Eh ! ne vaut-il pas mieux que je perde la vie,
Que d’exposer les jours d’une si chère amie !
Cependant on vient. Ciel !
Scène VII
CRÉMON, ALBERT, LE NOTAIRE, ACANTE, CARLIN
CRÉMON, au Notaire.
Allons, voyons, Monsieur,
Présentez le contrat : lisez-en la teneur.
À Acante.
Vous avez eu le temps de rêver à votre aise,
De réfléchir, en cas de quelque syndérèse...
ALBERT, souriant.
Je crois que, sans rien lire, Acante signera,
Et son empressement...
CRÉMON.
Ah ! comme il lui plaira,
Allons.
ACANTE.
Mon père...
CRÉMON.
Quoi ?
ACANTE.
Je...
CRÉMON, à part.
Le tour serait drôle,
Si...
CARLIN, courant à Acante.
C’est un vrai contrat. Signez sur ma parole.
ACANTE.
J’en mourrai de douleur ; mais je ne puis.
Il rentre.
Scène VIII
CRÉMON, ALBERT, CARLIN, LE NOTAIRE
CRÉMON, riant avec éclat.
Eh ! bien ?
Le voilà donc lui-même. Oh ! parbleu... ce n’est rien.
Non. C’est moi qui me trompe... Eh ! oui. C’est moi, vous dis-je.
C’est moi qui me préviens.
CARLIN.
Quel diable de vertige !
CRÉMON.
Oh ! parbleu, pour le coup, vous n’en douterez plus.
Vous en êtes témoin.
CARLIN.
Je demeure perclus.
ALBERT.
Ce que je vois ici passe toute croyance.
CRÉMON.
Non, piquez-vous encor de vanter sa constance.
ALBERT.
Je suis, autant que vous, déconcerté, surpris ;
Et je vous plains, Crémon, d’avoir un pareil fils.
LE NOTAIRE.
Quant à moi je ferai, quand je devrais déplaire,
Une observation que je crois nécessaire ;
Et je tiens pour certain qu’un père ne doit pas
Violenter son fils dans un semblable cas.
CRÉMON.
Que dit-il ?
LE NOTAIRE.
Je conviens qu’une beauté divine
Est bien propre à fixer : mais le gout détermine ;
Et comme il n’est point là de clause de six mois,
Il faut que le preneur soit libre dans son choix.
CRÉMON.
Eh ! qui demande ici votre avis ?
LE NOTAIRE.
Les Parties,
Par l’Officier public, doivent être averties.
Et nous devons, par fois, réprimer les abus,
Et les obsessions qui sont contre les Us.
CRÉMON.
Contre les Us. Fort bien ; que le diable t’emporte.
Il ne me fallait plus qu’un causeur de la sorte.
Bonsoir. Et, s’il se peut, que l’on me laisse en paix.
Albert, qui s’était un peu écarté, se retire, de même que le Notaire et Carlin.
Scène IX
CRÉMON, seul
L’impudence est portée à son dernier excès.
Voilà ton fils, Crémon ! Ton fils, est-il possible ?
Cet homme dur, sans foi, faux, incompréhensible ?
Quelle sombre fureur ! quel gout si dépravé
L’éloigne d’un objet d’un mérite achevé ?
Oui, d’une jeune enfant, belle et toute charmante,
Sur qui tombe bien mal cette injure sanglante.
Laissons à part son bien, son nom, sa qualité ;
Qu’on la voie un moment, on en est enchanté.
Que de grâces ! des yeux tendres et pleins de flamme !
Un son de voix touchant qui perce jusqu’à l’âme !
Un petit air coquet, enfantin, délicat !
Un teint ! une taille ! une... ah ! peste soit du fat,
Encore si j’avais, en semblable occurrence,
Un second fils qui put réparer cette offense,
Qui s’offrît d’épouser cet objet plein d’appas ?...
Mais non. Voyons Albert. Que faire en pareil cas ?
Il entre chez Albert.
ACTE IV
Scène première
LISETTE, seule
Quand ma Maîtresse veut devenir la victime,
D’un amour innocent, qui lui paraît un crime,
Dois-je rester tranquille, et la laisser mourir ?
N’est-il pas un moyen qui peut la secourir ?
Eh ! quoi ! vit-on jamais de Suivantes muettes,
Et veux-je être aujourd’hui l’opprobre des Lisettes ?
Non, servons-la. Parlons. Il est de mon honneur
Que, par un trait hardi, je fasse son bonheur,
Acante hésite encor. La victoire balance ;
Un rien peut, bien ou mal, faire tourner la chance.
Le père, tout rêveur, se promène ici près.
Tâchons, dans son esprit, de trouver quelque accès.
Bon. Le voilà qui vient. Dévoilons le mystère.
Scène II
CRÉMON, LISETTE
CRÉMON, sans voir Lisette.
Je ne sais où je vais, ni ce que je dois faire,
Tant je suis accablé par cet événement.
Albert ne peut sortir de son étonnement,
Et nous nous regardons sans savoir que nous dire
À travers tout cela, je me sonde et j’admire.
Quelle plaisante idée !...
Voyant Lisette lui faire des révérences.
À qui donc ? Est-ce à nous ?
Continuant.
Ma foi, je crois qu’ici nous extravaguons tous.
Ouais ! à me saluer cette fille s’obstine ?
LISETTE.
Je vous suis inconnue, à ce que j’imagine.
CRÉMON.
Je l’imagine aussi.
LISETTE.
Je sers ici, Monsieur,
Une Dame de nom, riche, pleine d’honneur,
Voisine de Mélite, et de plus son amie.
CRÉMON.
Eh bien ?
LISETTE.
Je viens à vous. Trouvez bon, je vous prie,
Que je vous communique un fait particulier.
Ce qui se passe ici vous paraît singulier.
Vous blâmez votre fils, vous le trouvez coupable.
Sa conduite est pour vous bizarre, inexplicable.
CRÉMON.
Oui, très inexplicable.
LISETTE.
Oh ! vous l’expliquerez,
Je l’espère, Monsieur, quand d’abord vous saurez
Que cette Dame riche, et digne qu’on l’estime,
Ainsi que de Mélite, est son amie intime.
CRÉMON.
Son amie ?
LISETTE.
Oui : du moins, selon ce que j’ai vu,
Je les crois fort-unis. Ils m’ont toujours paru
Vivre d’une façon entr’eux très familière.
Or l’on sait qu’entre gens dont le Sexe diffère,
Et surtout, entre gens bien nés et bien appris,
Familiarité n’engendre pas mépris.
CRÉMON.
Non. Que me dites-vous ?
LISETTE.
C’est la vérité pure.
Et, pour vous en parler avec plus d’ouverture,
Sachez de moi, Monsieur, que jamais on ne vit
Un accord plus parfait et de cœur et d’esprit.
Je ne sais dans quel temps ils ont fait connaissance,
Ni comment, dans leurs cœurs, l’amour a pris naissance :
Mais, ma Maîtresse étant retirée en ces lieux,
Acante y vient souvent. Un démêlé fâcheux
L’ayant, depuis deux mois, éloigné de la Ville,
Il a d’abord ici fixé son domicile.
Contents, libres de soins dans cet heureux séjour,
Ils n’ont jamais manqué de se voir un seul jour ;
L’instant qui les rassemble étant toujours trop rare ;
Trouvant toujours trop long l’instant qui les sépare.
J’ai, par fois, entendu leurs entretiens secrets :
Que d’aimables transports ! que de tendres souhaits !
Quelle conformité de désirs, de pensées !
De leurs plaisirs présents, de leurs peines passées,
Se faisant l’un à l’autre un détail innocent,
L’un est toujours touché de ce que l’autre sent.
De leur société la douceur infinie,
À qui n’aimerait pas en donnerait l’envie.
Enfin s’aimant tous deux, et s’aimant à tel point,
Que, quoique vous tentiez, Monsieur, n’espérez point
Que jamais votre fils à quelqu’autre s’unisse,
Ce serait exiger un trop dur sacrifice.
Voilà ce que j’ai cru devoir vous confier.
CRÉMON.
Ce fait, je vous l’avoue, est très particulier.
Oh ! oh ! oh ! Mais, la Belle, étant si bien instruite,
Nous débrouilleriez-vous encor mieux sa conduite ?
Nous diriez-vous pourquoi, la chose étant ainsi,
Il demande Mélite, et fait l’Amant transi ?
LISETTE.
Hélas ! que voulez-vous, Monsieur, que je vous dise ?
Le plus sage par fois peut faire une sottise.
Vous savez bien qu’il est de malheureux moments,
Et qu’un rien peut brouiller les plus parfaits Amants.
Ce rien paraît un monstre : on s’aigrit, on s’offense.
Dans un jour de courroux, de mésintelligence,
À Mélite, sans doute, il en aura conté.
On reçoit son hommage, il se voit écouté.
D’un côté le dépit, la froideur continue ;
De l’autre tout lui rit. Il parle, il s’insinue :
Il se croit libre, il forme un autre engagement :
Il va jusqu’à vouloir votre consentement.
Il l’obtient ; tout répond à cette tentative.
Tout n’y répond que trop. L’heure fatale arrive ;
Et c’est dans le moment de la conclusion
Qu’il sent renouveler toute sa passion.
Il voit alors, il voit sa perte décidée.
Que faire ? car enfin Mélite est demandée.
Vous venez cimenter ce lien solennel.
La foi, le point d’honneur, le respect paternel,
Dans son cœur, quelque temps, balancent sa tendresse :
Mais peut-il se résoudre à tenir sa promesse ?
De ce nouvel hymen peut-il voir les apprêts,
Quand il sent qu’il va perdre, et perdre pour jamais
Son espoir le plus cher, l’unique objet qu’il aime ;
Quand ma Maîtresse en pleurs, lui reproche elle-même
Ce brusque procédé qu’elle ne conçoit pas ;
Quand cette trahison doit causer son trépas :
Le peut-il, dites-moi ?
CRÉMON.
Voilà donc l’enclouure !
Bon, je trouve mon homme en fort belle posture.
Quel diable d’étourdi ! Cette Dame, vraiment,
À sujet de se plaindre, et véritablement
Une autre, en pareil cas, agirait tout comme elle.
LISETTE.
Que peu de chose, hélas ! rend un homme infidèle !
CRÉMON.
Il suffit.
LISETTE.
Mais au moins...
CRÉMON.
Allez.
LISETTE.
Vous voudrez-bien,
Dans tout ceci, Monsieur, ne me commettre en rien.
CRÉMON.
Eh ! non.
LISETTE.
Quoique ce soit leur rendre un bon office,
Les Maîtres, bien souvent, prennent le bénéfice,
Et pour le décorum punissent leurs Valets,
Sans regarder qu’ils sont les auteurs du succès.
D’une bonne action je me verrais punie.
CRÉMON.
À votre égard, comptez sur le secret, ma mie,
Vous avez fort-bien fait. Seulement ayez soin
Qu’on sache où vous trouver s’il en était besoin.
Lisette rentre.
Scène III
CRÉMON, seul
À cause est donc connue ! et Méline offensée
Essuiera cet affront ? Quoi ! quelle est ma pensée ?
Il se mêle un désira qui revient, qui s’accroît.
Voyons jusques au bout. Il faut... Albert paraît.
Comment recevra-t-il cette étrange nouvelle ?
Scène IV
ALBERT, CRÉMON
ALBERT.
Certes, ce n’est pas-là ce que j’attendais d’elle.
Je suis au désespoir. Ami je vous cherchais.
CRÉMON.
Hé ! bien, Albert, ce fils que tantôt je blâmais,
Dont, tantôt, contre moi vous preniez la défense,
Que vous avez depuis taxé d’extravagance ;
Cet homme inexplicable à la fin se comprend ;
Et lorsque vous saurez d’où la chose dépend,
De sa part vous verrez qu’il ne faut rien attendre.
ALBERT.
Je n’ai, je l’avouerai, besoin de rien apprendre.
Il s’est suffisamment fait connaître aujourd’hui,
Et son dernier refus parle assez contre lui.
Mais ce qui m’interdit, et confond ma prudence,
Et ce dont, comme ami, je vous fais confidence,
C’est que Mélite marque, en cette occasion,
Bien plus d’étonnement que d’indignation.
Je vois qu’elle aime encor, et qu’elle ne peut croire...
CRÉMON.
Oh ! dès qu’elle saura le fond de cette histoire,
Ce penchant généreux, ce reste de bonté,
Sans doute, va bientôt céder à sa fierté.
Vous ne me croyez plus prévenu ni capable
De vous noircir mon fils quand il n’est point coupable,
Sachez donc en deux mots, sachez qu’aimant ailleurs,
Il vous a déguisé ses secrètes ardeurs.
Dans un jour de dépit, dans une brouillerie,
Conduit, par la fureur et par l’étourderie,
Aux pieds d’une Beauté ravissante d’attraits,
Il a feint un amour qu’il ne sentit jamais.
ALBERT.
Il aime ailleurs ?
CRÉMON.
Aimer ! ce n’est pas assez dire...
Du mystère secret quelqu’un à su m’instruire,
Et, suivant ce qui vient de m’être confié,
Par quelqu’engagement il faut qu’il soit lié.
ALBERT.
Juste Ciel ! Eh ! qui donc aime-t-il, je vous prie ?
CRÉMON...
Une Dame voisine, et qui se dit amie...
ALBERT.
C’est Clarice.
CRÉMON.
Clarice ?
ALBERT.
Il n’en faut point douter.
CRÉMON.
Par honneur il voudrait, envers vous, s’acquitter.
Mais ce feu qui soudain renaît, se développe,
Fait que le Damoiseau pâme et tombe en syncope.
ALBERT.
L’étroite liaison, qui les unit toujours,
Ne confirme que trop un semblable discours.
J’avais même déjà soupçonné ce mystère.
Mais je ne croyais pas qu’il fut si téméraire
Que de feindre un amour...
CRÉMON.
Je vous en vengera.
Il vous le payera cher, ou bien je ne pourrai.
Mais, Albert, croyez-moi, la perte est réparable.
D’autres rechercheront cet objet adorable :
Ma foi, ne prenez point la chose sur ce ton.
Qu’aux pieds de son Astrée aille ce Céladon,
Qu’il aille. Imitez-moi. Riez de l’aventure.
D’abord je déclamais contre son imposture.
Je m’attristais beaucoup ; je m’en moque à présent ;
Et tout ce que je vois me paraît très plaisant,
Très plaisant.
ALBERT.
Que la vie est pleine de traverses !
CRÉMON.
Oui, la vie est sujette à des peines diverses ;
Mais elle a ses plaisirs. À l’égard du chagrin,
Il le faut adoucir par un esprit bénin,
Souple, enjoué, facile ; une humeur libre et saine.
Et par ma foi, l’on n’a de plaisir et de peine,
Que ce que l’on s’en fait. Pour vous prouver cela,
L’autre jour... oh ! je veux vous dire celui-là.
ALBERT.
Eh ! bien ?
CRÉMON.
J’eus l’autre jour une surprise aimable.
Un plaisir bien naïf.
ALBERT.
Comment ?
CRÉMON.
Bien agréable.
Je n’étais pas certain de l’âge que j’avais,
Et je croyais compter soixante ans bien complets.
Sur ce point aussitôt, voulant me satisfaire,
Je pris, le croiriez-vous ? Je pris mon Baptistaire
Je vis que je n’en ai que cinquante-cinq.
ALBERT.
Mais
Vous êtes bien portant, et plus frais que jamais.
CRÉMON.
Vous voulez me flatter.
ALBERT.
Et les gens de votre âge...
CRÉMON.
Quoi ?
ALBERT.
Sont encor du monde.
CRÉMON.
Eh ! mais, sans badinage,
J’apprends que tous les jours de mes contemporains,
Pour se remarier, sont encor assez vains.
Par exemple, aujourd’hui, la chose est chatouilleuse.
Vous avez une nièce aimable, vertueuse ;
Un étourdi l’offense, et lui manque de foi ;
Je suis persuadé que bien d’autres que moi
Se rempliraient l’esprit de mille extravagances,
Concevraient là-dessus de belles espérances,
Et vous diraient : mon cher, mon ancien ami,
Qu’avec tant de plaisir je rêvais aujourd’hui ;
Vous que j’ai tant connu jadis en Angleterre ;
Vous dont l’affection, l’estime m’est si chère :
De mon traître de fils l’injurieux refus,
Vous pique avec raison, et j’en suis tout confus,
Mais je puis réparer une action si folle :
Je puis, si vous voulez, acquitter sa parole.
Oh ! ils vous le diraient. Que répondriez-vous ?
ALBERT.
Mais...
CRÉMON.
Ne diriez-vous pas que ces gens-là sont sous ?
ALBERT.
Pourquoi donc ?
CRÉMON.
Oh ! pourquoi ? Parlez avec franchise.
ALBERT.
Je dirais franchement que, quoique très soumise,
Ma nièce, sur son choix, doit seule prononcer,
Et que je ne puis pas là-dessus la forcer :
Mais que je la croirais fort heureuse, et fort sage,
De se déterminer pour un tel mariage.
CRÉMON.
Est-il possible, Albert ?
ALBERT.
Oui, soyez-en certain.
CRÉMON.
Vous avez toujours eu le jugement fort sain,
Vous ! la conception claire, distincte, nette !
ALBERT.
Oui, je l’y porterais, et je vous le répète.
CRÉMON.
C’est beaucoup que cela. Quiconque y prétendrait,
De cette intention très fort se prévaudrait.
ALBERT,
Je voudrais qu’elle pût gouter le vrai mérite,
Et fuir des jeunes gens le langage hypocrite.
CRÉMON.
Pour que de certains soins eussent un certain prix,
Il conviendrait d’abord qu’elle oubliât le fils.
ALBERT.
C’est ce que sa raison devrait lui faire entendre.
CRÉMON.
C’est ce qu’on ne doit pas probablement attendre.
ALBERT, prenant la main de Crémon.
Si quelqu’un y pensait bien sérieusement,
On verrait ; mais ceci veut du ménagement.
CRÉMON.
J’en conviens avec vous L’affaire est délicate,
Cependant que sait-on ! Quelquefois on se flatte.
ALBERT.
Taisons-nous, et pour cause.
Scène V
MÉLITE, ALBERT, CRÉMON
ALBERT, à Mélite.
Approchez, approchez,
Venez, Mélite.
MÉLITE, regardant de côté et d’autre.
Hélas !
ALBERT.
Celui que vous cherchez,
De vos tendres regrets, Mélite, n’est pas digne.
Je vous le dis encor.
MÉLITE.
L’affront le plus insigne,
Le coup le plus mortel qu’on puisse recevoir,
M’étaient donc réservés ? Puis-je le concevoir ?
Eh ! comment supposer une âme aussi parjure,
Dans celui qui fait voir une flamme aussi pure ?
Non, Acante est fidèle. Un pouvoir inconnu
Jusqu’ici, malgré lui, l’a toujours retenu.
Il est trahi, contraint ; on a juré sa perte.
ALBERT.
Ne vous en flattez pas. La cause est découverte.
MÉLITE,
La cause est découverte ?
ALBERT.
Ayez plus de fierté.
Celui que vous louez de sa fidélité,
Ne vous aima jamais. Perdez-en la mémoire.
MÉLITE.
Mais, se peut-il, Monsieur ?...
ALBERT.
Oui.
MÉLITE.
Je ne puis le croire.
CRÉMON, à Mélite, qui paraît rêver, et ne le point écouter.
C’est donc à moi, Madame, à vous en assurer.
Mais comment, devant vous, pourrai-je proférer
Qu’on vous manque de foi, que vous êtes trahie ?
Se peut-il que mon sang jusqu’à ce point s’oublie ?
Je ne puis concevoir que vos rares appas,
Soient ainsi méprisés... Vous ne m’écoutez pas !
Carlin vient tout doucement, pendant qu’il parle, se mettre à ses genoux, et les embrasse.
Ah ! si vous connaissiez l’excès de son audace !...
Que me veut ce pendard ?
Scène VI
MÉLITE, ALBERT, CRÉMON, CARLIN
CARLIN.
Pardonnez-moi, de grâce,
Si je vous interromps ; je viens à vos genoux.
Mon Maître jusqu’ici m’a trompé comme vous.
Je quitte son parti : pour vous je l’abandonne.
Vous êtes la candeur elle-même en personne.
Oui, la candeur sans doute.
CRÉMON.
Ah ! le fourbe parfait !
CARLIN.
J’ai, je le sais fort-bien, l’air d’un mauvais sujet :
Mais j’ai l’âme très droite. Ennemi du caprice,
Mon ascendant me porte à suivre la justice.
CRÉMON.
Ne nous interromps plus. Va, va, retire-toi.
CARLIN.
Sous votre bon plaisir, Monsieur, écoutez-moi.
Furieux, agité, mon pitoyable Maître,
Pour la dernière fois, voudrait ici paraître.
Il voudrait voir Madame.
CRÉMON.
Il est bien effronté.
CARLIN.
Accordez sa demande, ayez cette bonté.
À Albert.
Et vous aussi, Monsieur, n’allez pas le contraindre ;
Car, entre nous, il est moins à blâmer qu’à plaindre.
Quelque malle tourmente, et j’appréhende fort
Que ce ne soit en lui l’effet de quelque sort.
CRÉMON.
Oh ! il n’en mourra pas. Va.
MÉLITE, à Albert.
Si je vous suis chère,
Ne me refusez pas la grâce que j’espère.
Permettez qu’un moment il me puisse parler ;
Que son cœur, devant moi, puisse se dévoiler,
Et que la vérité me soit enfin connue.
ALBERT.
Je le veux, et bientôt vous serez convaincue...
CRÉMON, à Albert.
Quoi ! donc, vous souffrirez ?...
ALBERT.
Oui, laissons-le venir ;
Mélite m’en conjure, et veut l’entretenir.
Elle peut s’éclaircir.
CRÉMON, à Albert.
Pourquoi veut-il paraître ?
Quel peut être son but ?
ALBERT, à Crémon.
Il veut faire connaître,
Sans doute, les raisons qu’il a de refuser.
Par politesse, il vient lui-même s’excuser.
Ne nous écartons point : pour peu qu’il se déguise,
Et qu’il ose tenter encor quelque surprise :
Bien informés des faits, nous le réprimerons.
CRÉMON.
Mais...
ALBERT.
Eh ! laissez, vous dis-je, et nous y pourvoirons.
Il vient Éloignons-nous un peu.
CARLIN, voyant venir Acante.
Sa frénésie,
Ce me semble, a changé sa physionomie.
Albert, Crémon et Carlin se retirent dans le fond du Théâtre.
Scène VII
ACANTE, MÉLITE, ALBERT, CRÉMON et CARLIN, dans le fond du Théâtre
ACANTE, sans voir ceux qui sont sur la Scène.
Dieux ! quel aveuglement ! Malheureux, qu’ai-je fait ?
Puis-je cesser d’aimer ? Téméraire projet !
MÉLITE, à part.
L’excès de sa douleur me dit qu’il aime encore.
ACANTE, ayant aperçu Mélite, et après s’être jeté à ses pieds.
Est-ce vous que je vois, cher objet que j’adore ?
MÉLITE.
Où tendent ces transports ? Sur quoi sont-ils fondés ?
Ah ! qu’ils s’accordent mal avec vos procédés !
ACANTE.
Je ferais, je le sais, des serments inutiles.
Mes propos seraient vains, et mes plaintes stériles.
Vous possédez, sans doute, et mon cœur et ma foi ;
Mais de trop forts soupçons combattent contre moi.
Pour me justifier, pour les pouvoir détruire,
Je n’ai qu’un seul moyen. Il faut donc vous instruire
Des secrets déplaisirs qui troublent mon bonheur.
MÉLITE.
Que tardez-vous ? Parlez, et rassurez mon cœur.
ACANTE, à part.
Que vais-je faire ?
MÉLITE.
Eh ! quoi, vous craignez de m’apprendre
Ce qui vous justifie, et ce qui doit me rendre
Tranquille, satisfaite, et toute à mon Amant ?
Le temps presse, parlez : vous n’avez qu’un moment.
Eh ! qui donc contre nous en secret se déclare ?
Est-ce Albert, ou Crémon : Qui des deux nous sépare ?
Se fait-on un plaisir de nous voir désunis ?
ACANTE.
Écoutez-moi, Mélite, On doit, pour ses amis,
S’oublier, s’immoler, sacrifier sa vie.
C’est une exacte loi qui doit être suivie.
Moi, je trahis les miens ; et dans l’instant je vais,
Contre un devoir sacré, révéler leurs secrets.
Seul je m’immolerais à cette loi suprême :
Mais vous m’êtes cent fois plus chère que moi-même ;
Et vous sacrifier ne m’est pas un devoir
MÉLITE.
Un semblable discours ne se peut concevoir.
Ce silence affecté me devient un supplice.
Cher Acante, parlez.
ACANTE.
Vous connaissez Clarice.
MÉLITE.
Clarice ? Eh bien !
ACANTE.
Son cœur, prompt à se révolter,
Renferme un feu secret qu’elle ne peut dompter.
Cette amie, au moment que j’obtiens ma conquête,
Se meurt, gémit des nœuds que le sort nous apprête.
MÉLITE.
Quoi ! Clarice vous aime ?Ah ! je cherchais pourquoi
Elle marque aujourd’hui tant de froideur pour moi.
Je ne m’étonne plus...
ACANTE.
Vous savez quelle estime,
Pour elle j’eus toujours. Voilà d’où part mon crime.
Aux respectables droits d’une longue amitié,
S’est jointe, dans mon cœur, une juste pitié,
Je l’ai vue expirante. Osé-je vous le dire !
Touché, déconcerté, confus de son martyre,
Oui, j’ai pu balancer, ma raison a fléchi.
Mais, d’un respect fatal, pleinement affranchi,
Je viens...
MÉLITE.
N’en dites pas, Acante, davantage.
ACANTE.
Je vous le sacrifie.
MÉLITE.
Ah ! quittez ce langage.
ACANTE.
Quoi ! pourriez-vous douter ?... Ah ! le moindre délai,
La moindre incertitude est un crime, il est vrai :
Mais mon pardon m’est dû, Madame ; je l’implore,
Et si j’ai balancé...
MÉLITE.
Vous balancez encore.
ACANTE.
Quelle injustice ! ô Dieux !
MÉLITE.
Ingrat, c’en est assez,
À cacher votre amour, en vain vous vous forcez.
Elle aime, et vous aimez. Serait-il bien possible
Qu’un vain titre d’ami vous rendît si sensible ?
ACANTE.
Quoi ! vous me blâmerez ?...
MÉLITE.
Si vous n’étiez épris,
Ingrat, des mêmes feux dont son cœur est surpris :
Si les mêmes ardeurs ne captivaient votre âme,
Que vous importerait et Clarice et sa flamme ?
Quoi donc ? haïriez-vous ceux que vous ménagez ?
Perfide, aimeriez-vous ceux que vous outragez ?
Qui le croira jamais ? Pourquoi, par quel caprice,
D’un cœur déjà donné, m’offrir le sacrifice ?
Par quel faible motif, par quel frivole égard
Redoubler des serments échappés au hasard ?
Pourquoi même, à l’instant, plein d’une autre tendresse,
Devant moi montrez-vous une fausse tristesse ?
Quel bizarre dessein ! Je lis dans votre cœur.
Vous espérez, par-là, sortir avec honneur,
De ces seconds liens que forma l’inconstance,
Et jouir des premiers avec plus d’assurance.
Vous êtes dégagé, je vous rends votre foi.
Allez, ne paraissez de vos jours devant moi.
Je le justifiais. Quelle était ma faiblesse !
ACANTE.
Le croirai-je ? Est-ce à moi que ce discours s’adresse ?
Je vais jusqu’à trahir les secrets les plus chers.
Je crois par cet aveu me sauver, je me perds.
Quand je dois vous toucher, votre haine m’accable.
Mélite y pensez-vous ? seriez-vous implacable ?
Hé ! quoi donc ! l’amitié n’a-t-elle pas ses droits ?
MÉLITE.
Elle a ses droits, sans doute ; et si je vous en crois,
L’Amour n’a plus les siens, et n’est rien auprès d’elle.
L’amitié prend chez vous une forme nouvelle.
Le détour est grossier. L’amitié, selon vous,
Doit animer nos cœurs des transports les plus doux.
Elle offre des liens parfaits, constants, durables ;
À la vie, à l’honneur des liens préférables.
L’autre est un sentiment faible, momentané,
D’irrésolution sans cesse accompagné ;
Qui permet le mépris, la trahison, l’outrage
Envers le triste objet avec qui l’on s’engage
Je dirais, si j’avais encore quelqu’ardeur,
Soyez donc mon ami, puisque dans votre cœur
La puissance de l’une est sur l’autre usurpée.
ACANTE.
Jusques à cet excès vous voir préoccupée !
Mélite, tout espoir est-il perdu pour moi ?
ALBERT, qui s’est rapproché avec Crémon et Carlin.
Quel est-il votre espoir ?
ACANTE.
Ah ! qu’est-ce que je vois ?
CRÉMON.
Oui, que prétendez-vous ?
ALBERT.
Laissez-là l’artifice.
En trompant cet espoir, elle vous rend service.
Nous savons tout, Monsieur, ne vous déguisez plus ;
Des égards plus outrés deviendraient superflus.
CRÉMON, riant.
L’amitié ! comme a dit fort bien Mademoiselle,
Le détour est plaisant, et l’excuse nouvelle !
Je l’ai bien entendu. L’amitié ! l’amitié !
Va, mon pauvre garçon, ma foi, tu fais pitié.
ALBERT.
Vous avez désiré de voir encor Mélite.
Votre honneur l’exigeait ; mais ce soin vous acquitte :
À faire l’impossible on ne vous contraint pas.
Nous savons bien, Monsieur, quel est votre embarras.
Outre que l’on n’est point maître de sa tendresse ;
Vous vous êtes, dit-on, engagé par promesse.
ACANTE, avec vivacité.
Moi, Monsieur ?
CRÉMON.
Oh ! tout doux, ne faites point ici...
Jusqu’à quand croyez-vous nous amuser ainsi ?
Parbleu, c’est à la fin nous prendre pour des buses.
On vous dit qu’on veut bien recevoir vos excuses,
Que vous pouvez aimer qui bon vous semblera.
Bien plus, dans vos desseins on vous secondera,
Sil le faut : mais quittez ces détours inutiles...
Croyez-moi, finissez, et laissez-nous tranquilles.
CARLIN.
À deux, tout à la fois, se vouloir destiner,
Par principe d’honneur, c’est beaucoup raffiner ?
ACANTE.
Comment puis-je tenir contre tant d’adversaires ?
Comment puis-je apaiser des destins si contraires ?
Amitié, que l’on dit être un bienfait du Ciel,
Je l’avouerai, tu m’es un présent bien cruel !
Il rentre.
CARLIN, le suivant.
Il n’en démordra pas.
Scène VIII
MÉLITE, ALBERT, CRÉMON
ALBERT.
Il soutient la gageure ;
Et fait tout ce qu’il peut pour colorer l’injure.
Entre nous je ne puis l’en blâmer. Mais enfin
On vous dit vrai, Mélite : il n’est que trop certain
Qu’il adore Clarice ; et dans une querelle...
MÉLITE.
L’imposteur ?
CRÉMON.
Je voulais dire à Mademoiselle ;
Je lui voulais conter le tout, de point en point ;
Mais un air trop distrait...
ALBERT, à Mélite.
Ne vous affligez point.
S’il est des imposteurs, des cœurs faux et volages :
Il en est de constants. Il est des hommes sages
Qui, plus judicieux, plus fortement épris,
De ce que vous valez connaîtront tout le prix,
Et pourront vous venger de l’aventure étrange
Qui vient...
MÉLITE.
Hélas ! pourquoi faut-il que je me venge ?
Elle rentre.
Scène IX
ALBERT, CRÉMON
ALBERT.
Tout a fort bien tourné.
CRÉMON.
Fort bien. Oui. Cependant
Il semble qu’elle ait peine à vaincre son penchant.
ALBERT.
J’en conviens. Pour finir une certaine affaire,
Et pour son propre bien, il serait nécessaire
Qu’Acante, de son cœur, fut banni tout-à-fait.
CRÉMON.
Oui.
ALBERT.
Ce reste d’amour, ce courroux imparfait
Lui vient de n’être pas assez persuadée.
CRÉMON.
Elle devrait bien l’être.
ALBERT.
Il me vient une idée,
Vous consentiriez donc que votre fils s’unît
À Clarice ?
CRÉMON.
Oh ! sans doute.
ALBERT.
Elle est femme d’esprit.
Personne ne peut mieux, ici, lui faire entendre
Que sur le cœur d’Acante on n’a rien à prétendre.
Pour la faire rougir de ses vaines ardeurs,
Elle peut employer de très fortes couleurs.
Entr’elles il faudrait lier une entrevue.
CRÉMON.
Une fille qu’ici secrètement j’ai vue,
Appartient à Clarice. On pourrait s’en servir.
ALBERT.
Cherchez un prompt moyen qui puisse la guérir.
CRÉMON.
Voyez. Moi, là-dessus, je n’entends point finesse.
Je comptais marier mon fils à votre nièce.
Je venais pour conclure. Il biaise, il s’en défend.
Je suis, dis-je, en cela, simple comme un enfant.
Vous pouvez élever, tailler, rogner, détruire.
Par vous aveuglément je me laisse conduire.
Ils rentrent.
ACTE V
Scène première
LISETTE, CARLIN
CARLIN.
Tu sors de chez Albert. Je veux savoir pourquoi,
Et par quelle raison ?...
LISETTE.
Mon enfant, laisse-moi.
CARLIN.
Quoi ! tu voudrais trancher de la mystérieuse ?
LISETTE.
L’affaire dont je traite est assez sérieuse.
Respecte-moi, l’ami : mesure tes discours.
Telle que tu me vois, à force de détours,
D’expédients, de soins, de courses, de voyages,
Je compte dans l’instant faire deux mariages.
CARLIN,
Deux ! Et comment cela ?
LISETTE.
L’hymen est résolu
Entre Acante et Clarice ; on le tient pour conclu,
À l’égard de Mélite, on a su la soumettre.
Son oncle l’a gagnée. Elle vient de promettre
D’accepter un parti qui doit se présenter,
Qui doit, dans le moment, ici se transporter.
CARLIN.
Quel est donc ce parti ?
LISETTE.
Je ne sais. Il n’importe.
Le dépit dans son cœur, sur le penchant l’emporte.
Elle a promis. Mais, comme on souhaiterait fort
Qu’au moment décisif, chacun parut d’accord,
Comme on voudrait que tout se fît de bonne grâce,
Et que l’on craint encor que la belle ne fasse
Devant l’époux futur quelque difficulté ;
On a tenu conseil. Il en est résulté
Que Clarice, en secret, verrait la Demoiselle,
Lui parlerait, viendrait conférer avec elle ;
Saurait, par ses discours, la mettre à la raison,
Et prendrait, en un mot, soin de sa guérison.
En effet, ma Maîtresse étant première en date,
Mélite doit chasser l’espoir vain qui la flatte.
On se brouille. Un Amant se dérange par fois ;
Mais une femme sait revendiquer ses droits.
CARLIN.
S’ils sont fondés, il faut que justice soit faite.
LISETTE.
Ma Maîtresse, pourtant, cherchait une défaite.
Elle hésitait d’abord, et m’a représenté
Qu’elle n’entendait pas forcer leur liberté :
Cela lui répugnait. Mais, d’un si sot scrupule,
Elle a, par mon moyen, senti le ridicule,
D’autant que sa Rivale acceptait un parti,
Qu’on dit avantageux. Bref, elle a consenti.
De ce consentement j’ai porté la nouvelle,
J’ai couru, je reviens, je retourne chez elle.
Mélite dans l’instant doit se trouver ici,
Et je vais avoir soin qu’elle s’y trouve aussi.
CARLIN.
C’est fort bien. Cependant notre amoureux s’écrie,
Que s’il perd sa Mélite, il en perdra la vie :
Il jure ses grands Dieux...
LISETTE.
Eh ! s’il aimait si fort,
De douleur, à présent, il devrait être mort,
Puisqu’il a son congé.
CARLIN.
Peste ! tu vas bien vite
Oh ! de l’événement il prétend voir la suite,
Avant que d’employer un remède aussi vif.
Mais il proteste...
LISETTE.
Enfin dis-moi donc quel motif,
Quel vertigo l’oblige à tenir ce langage.
Il a beau protester qu’un autre nœud l’engage,
N’aime-t-il pas Clarice ?
CARLIN.
Oui, lui-même en convient.
LISETTE.
Eh ! que lui faut-il donc ? Ce qu’il aime il l’obtient.
CARLIN.
Oui, mais il espérait, dans sa bonne fortune,
Les avoir toutes deux, il n’en épouse qu’une,
Cela fait de la peine.
LISETTE.
Adieu, car avec toi
Je perds mon temps.
CARLIN.
Écoute, écoute.
LISETTE.
Eh ! bien ?
CARLIN, l’amenant jusques sur le bord du Théâtre.
Je crois
Que nous nous aimons, nous ?
LISETTE, s’en allant.
Bon !
CARLIN.
Mais vraiment, mon Maître,
Épousant ta Maîtresse, il faudra bien, peut-être,
Que je t’épouse aussi.
Lisette rentre chez Clarice.
Scène II
CARLIN, seul
Je doute franchement
Qu’il soit bien satisfait de cet arrangement.
Il me paraît toujours frappé de sa disgrâce.
Et je suis commandé pour voir ce qui se passe.
Pendant qu’il réfléchit, et maudit les destins,
Deux Rivales ici vont en venir aux mains.
Au combat, par l’amour, elles sont animées...
J’entends, je crois, du bruit. On vient. Oui, les armées
Sont en présence. On voit éclater dans leurs yeux
La haine, le dépit, les transports furieux.
Voici le premier choc.
Scène III
CLARICE et MÉLITE, sont sorties en même temps l’une et l’autre de chez elles, et se font la révérence, CARLIN
CLARICE, à Mélite.
La rencontre est heureuse.
MÉLITE.
Très heureuse, Madame.
CARLIN, à part.
Oui...
CLARICE.
Je suis bien honteuse
D’avoir été si lente à remplir mon devoir.
MÉLITE.
Vos soins les plus pressants ne sont pas de me voir,
CARLIN, à part.
Cela va bien. Avant que Carlin se retire,
Mesdames, auriez-vous quelque chose à lui dire
Pour son Maître ? Cela se pourrait par hasard.
MÉLITE.
Quant à moi, vous pouvez lui dire, de ma part,
Que toute ma colère est à présent éteinte,
Qu’il peut se présenter, et me voir sans contrainte,
Que ce serait à tort qu’il craindrait mon courroux,
Que j’ai pris mon parti.
CARLIN.
Fort bien, Madame. Et vous ?
CLARICE.
Que je suis offensée autant que je dois l’être,
Des divers sentiments qu’il a trop fait paraître,
Que, quoi qu’il ait pu voir, il n’est aucune loi
Qui doive nous porter à trahir notre foi.
CARLIN.
De vos derniers arrêts je vais lui rendre compte.
Il rentre.
Scène IV
CLARICE, MÉLITE
MÉLITE.
C’est, à vous offenser, vous montrer un peu prompte ;
C’est être trop injuste. Il faut en convenir,
Madame. Vous devriez du moins vous souvenir
Des pas qu’auprès de moi le dépit lui fit faire.
Une telle démarche, un trait si téméraire,
Parois soit exiger quelques soins de sa part ;
Et vous lui reprochez jusques au moindre égard.
Vous m’obligez pourtant. Continuez, Madame,
Et faites-moi rougir d’une indiscrète flamme.
Mais modérez l’excès d’un mouvement jaloux,
Vous allez triompher, il sera votre Époux.
CLARICE.
Vous désespérez bien du pouvoir de vos charmes.
MÉLITE.
Vous savez l’emporter sur de si faibles armes.
CLARICE.
Vous marquez bien du feu, j’espère l’apaiser.
Mon Époux ! Un seul mot va vous tranquilliser.
Il ne le sera point ; et s’il désirait l’être,
On me verrait, moi-même, alors le méconnaître.
MÉLITE.
J’ignore vos projets : mais je proteste bien,
Devant vous, que jamais il ne sera le mien.
CLARICE.
Pour vous le garantir, pour vous en rendre sûre,
J’en fais ici serment.
MÉLITE
Et, comme vous, je jure...
CLARICE.
N’achevez point, Madame. Osez-vous prononcer
Un vœu frivole auquel il faudrait renoncer.
Pour lui vous ressentez une juste tendresse...
Pour lui j’ai laissé voir des moments de faiblesse.
Un seul point nous distingue et diffère entre nous.
Nous l’aimons toutes deux, mais il n’aime que vous.
MÉLITE.
Vous m’étonnez, sans doute, et je ne puis comprendre...
CLARICE.
Je prétends vous convaincre et non pas vous surprendre.
Je compte ne pas faire un inutile effort.
Ma raison m’est rendue, et peut-être le sort
M’en laissera jouir assez pour vous résoudre
À rappeler Acante, à l’aimer, à l’absoudre.
Pour ma faible raison, devant lui, je craindrais ;
Mais enfin, devant vous, je ne vois que vos droits.
L’occasion n’est plus, dans ce moment, à craindre.
Il rallume mes feux. Vous les savez éteindre.
Je goute un plein repos, et quant à l’avenir,
Votre hymen décidé saura m’y maintenir.
J’ai cru, jusqu’aujourd’hui n’être que son amie,
J’étais donc son Amante, et mon cœur m’a trahie.
Mais, bien loin d’imiter ce fatal changement,
Il est ami parfait, et toujours votre Amant.
MÉLITE.
Je vois, j’admire en vous un trait de grandeur d’âme.
Mais, je l’ai déjà dit. Il n’est plus temps, Madame.
Je viens de m’engager. D’ailleurs vous avouerez
Qu’on peut croire douteux ce que vous assurez.
Comment, ayant pour vous cette amitié parfaite,
Comment n’êtes vous pas le seul bien qu’il souhaite ?
Il a pu, pour répondre à mes objections,
Chercher à m’éblouir par ces distinctions.
J’y consens. Mais pour vous...
CLARICE.
S’il savait moins vous plaire,
Et qu’on n’eut pas pris soin d’aigrir votre colère,
Vous n’auriez point été si prompte à le blâmer.
Il peut, en même-temps, me plaindre et vous aimer.
Oui, vous en conviendrez. Cet accord est possible.
Eh quoi ! s’il n’était pas généreux, et sensible,
Mériterait-il donc d’obtenir votre main ?
MÉLITE.
J’ignore encore un coup quel est votre dessein.
CLARICE.
Il faut qu’un nœud constant, dès ce jour, vous unisse.
Il faut le mieux connaître, il faut rendre justice
À ce sincère Amant, faussement accusé.
On vous abuse ici, tout vous est déguisé ;
Mais, par bonheur, le Ciel permet que je vous voie.
Il venait, dans mon sein, verser toute sa joie.
Charmé de voir Crémon consentir à ses vœux,
Il venait m’informer de ce succès heureux.
Dans l’instant, j’ai senti que, par cette nouvelle,
Il portait à mon cœur une atteinte cruelle.
Il s’en est aperçu. Mon secret échappé
Aurait surpris tout autre, et d’abord l’a frappé.
Mais il s’était remis d’une telle surprise,
Et courait au seul bien dont son âme est éprise ;
Quand un trouble indiscret, pour la seconde fois...
Faut-il que vous sachiez ce détail par ma voix !
Daignez me l’épargner. Faites-vous une image
Des plaintes, des transports que sait mettre en usage
Une Amante outragée, et qui perd tout espoir,
Vous en concevrez moins que je n’en ai fait voir,
Il a frémi, sans doute, en voyant ma faiblesse,
Il a paru saisi d’une amère tristesse ;
Eh ! Madame, après tout, ne me devait-il rien ?
Cet amour cependant n’a point fait tort au sien.
S’il balance un moment, par quelque peu d’estime,
Ce moment de délai bientôt lui semble un crime,
Bientôt il vient pleurer sa faute à vos genoux,
Et vous osez porter votre injuste courroux
Jusques à décider qu’il est incompatible
D’être fidèle Amant, et d’être ami sensible ?
Hélas ! il m’a donné quelques légers soupirs ;
Il vous a réservé les plus tendres désirs.
Enfin, il s’est montré, tout à la fois, aimable,
Constant, passionné, généreux, équitable :
Et c’est lui cependant, c’est lui que, dans ces lieux,
On accable des noms les plus injurieux.
Ah ! je ne verrai point ce traitement barbare.
Non, j’aurai dissipé l’erreur qui vous sépare.
Il sera votre Époux, vous me le promettrez.
Puisqu’il est innocent, vous le justifierez ;
Ou, par grâce, avec lui vous serez réunie,
Si c’est un crime enfin que de plaindre une amie.
MÉLITE.
Clarice, se peut-il ?...
CLARICE.
Mélite, rendez-vous,
Elles s’embrassent.
MÉLITE.
Le soin que vous prenez m’est sans doute bien doux ;
Et je cède aux raisons dont vous daignez m’instruire.
Mais que je vois encor d’obstacles à détruire !
CLARICE.
Qu’auriez-vous donc à craindre ?
MÉLITE.
Acante est innocent ;
Et pour lui j’ai fait voir un courroux offensant.
Daignera-t-il reprendre une importune chaîne ?
CLARICE.
Vous l’avez offensé, mais c’est par votre haine.
Vous le satisferez bientôt par votre amour.
MÉLITE.
On vient de décider qu’avant la fin du jour
Avec un autre Époux je serais engagée.
CLARICE.
On a cru qu’il fallait que vous fussiez vengée.
Le projet se détruit par sa fidélité.
MÉLITE.
Albert peut se servir de son autorité.
Et Crémon, qui semblait approuver cette affaire,
Peut avoir à présent un dessein tout contraire.
CLARICE.
Vous saurez les toucher. Enfin consultez-vous.
En hésitant, songez que vous nous perdez tous.
Je viens vous éclairer. Accomplissez le reste,
Ou tout ceci n’aura qu’une suite funeste.
Acante vous adore, il n’est que trop certain
Qu’il mourra de douleur s’il n’obtient votre main.
Vous l’aimez ; et, sachant qu’il n’était point coupable,
Sa perte vous rendra sans doute inconsolable.
Pour moi, qui ne puis pas supporter les remords,
Si je n’ai rien gagné, malgré tous mes efforts,
De vos désunions si ma faute est suivie,
Ce triste événement me coutera la vie.
Voyez. Voilà les maux que vous allez causer.
Refusez donc l’Époux qu’on veut vous proposer.
Réclamez votre Amant. Publiez sa constance.
La pudeur s’enhardit en servant l’innocence.
Reprenez votre joie ; et représentez-vous
Qu’Acante est seul ici digne du nom d’Époux.
D’ailleurs, pour mieux savoir que c’est vous qu’il adore,
Et si vous conservez quelque scrupule encore,
Il peut ici paraître et nous voir toutes deux.
Vous connaîtrez d’abord où tendent tous ses vœux.
Il vient ; dissimulez, instruisez-vous vous-même,
Voyez si c’est Clarice, ou Mélite qu’il aime.
MÉLITE, à part.
Raison, ne trouble plus une trop juste ardeur.
CLARICE, à part.
Raison, secoure-moi, triomphe de mon cœur.
Scène V
ACANTE, suivi de CARLIN, qui ne s’approche pas, CLARICE, MÉLITE
ACANTE, à Mélite.
Permettez-moi deux mots. Dites-moi, je vous prie,
Est-il bien vrai qu’ici, ce soir, on vous marie.
MÉLITE.
Il est vrai qu’un Époux m’est ici destiné.
ACANTE.
Puis-je savoir quel est ce mortel fortuné ?
MÉLITE.
Je ne puis pas encor là-dessus vous instruire.
ACANTE.
Ne vous contraignez point. Je n’ai plus rien à dire.
À Clarice en se retirant.
Pour vous, j’ai cru, Madame...
Scène VI
LISETTE, ACANTE, CLARICE, MÉLITE, CARLIN
LISETTE, au fond du Théâtre.
Il faut brusquer ceci,
Il pourrait tout gâter.
Haut.
Albert m’envoie ici.
Il voudrait bien savoir, avant que l’on s’assemble,
Si vous n’avez plus rien à discuter ensemble.
CLARICE.
Vous pouvez annoncer que nous sommes d’accord.
À part.
Voyons l’événement.
LISETTE.
Allons ; mais quelqu’un sort.
Je n’irai pas bien loin : notre monde s’avance.
Scène VII
ALBERT, CRÉMON, LE NOTAIRE, LISETTE, ACANTE, CLARICE, MÉLITE, CARLIN
LE NOTAIRE, à Crémon.
Il faut, dis-je, traiter avec plus de décence,
Un Officier public. Comment donc ? Dédaigner
Un avis qu’en passant je crois devoir donner ?
Comme si ce qu’on dit était du verbiage.
CRÉMON.
Tout cela se payera par un bon mariage,
Monsieur le Garde-Note.
ACANTE, allant s’appuyer sur son à Valet, qui est un peu éloigné.
Ah ! je vois son projet !
ALBERT, à Crémon.
Mélite fait paraître un air moins inquiet.
Haut.
Monsieur, voilà Clarice.
CRÉMON, à Clarice.
Ah ! trouvez bon, Madame,
Que j’approuve mon fils dans le choix de sa flamme.
Ce que l’on dit de vous est trop avantageux
Pour ne pas l’applaudir, et l’estimer heureux.
Sa foi vous était due, et vous n’êtes point faite
Pour...
CLARICE.
J’ai pour votre fils une estime parfaite,
Monsieur. Il n’a pas lieu de me mésestimer :
Mais jusques à la fin, j’ai peine à présumer ;
Je doute que ce soit pour moi qu’il se déclare.
CRÉMON.
Comment ? Se pourrait-il qu’un point d’honneur bizarre
L’intimidât encor ? Il se moquerait bien.
Ces affectations ne servent plus à rien,
Puisque pour d’autres nœuds Madame est destinée.
ALBERT, à Clarice.
Oui, Mélite a promis, sa parole est donnée.
Plus bas.
Vous n’avez pas du nuire... en un mot dans l’instant,
Je compte bien qu’ici chacun sera content.
CLARICE.
Comptez-vous pour beaucoup une telle promesse ?
Et de son propre cœur est-elle bien maîtresse ?
ALBERT.
Son cœur à mes desseins a paru très soumis.
CRÉMON.
Pour moi, je suis témoin que Madame a promis.
MÉLITE, avec timidité, et en regardant Clarice, qui la rassure par un regard.
Si dans un pareil cas ma parole m’engage,
Il faudra la tenir.
ALBERT.
Quel est donc ce langage ?
C’est la raison qui doit vous engager le plus ;
C’est le chagrin d’avoir essuyé des refus,
C’est l’espoir de trouver un parti très sortable,
Très digne de vous plaire » et très recommandable.
CRÉMON, à part.
Que de mystère !
MÉLITE.
Avant que l’hymen se conclût,
Je pense que du moins il faudrait qu’il parût.
CRÉMON, à part.
Tout doux...
ALBERT.
À se montrer, si vous trouvez qu’il tarde,
Il paraîtra bientôt.
CRÉMON, bas, à Albert.
Eh ! non pas. Prenez garde...
Qu’est-ce que tout ceci ?
ALBERT.
D’avance je réponds
Que pour vous il aura de très dignes façons.
Qu’il est tendre, constant.
MÉLITE.
Ah ! sans qu’il se présente,
Je le crois moins constant, et moins tendre qu’Acante.
ALBERT.
Acante ?
CRÉMON.
Acante ?
LISETTE.
Quoi ?...
ACANTE
Que dit-elle, Carlin ?
CARLIN.
Je crains de me tromper.
ALBERT.
Quel changement soudain !
CRÉMON, à part.
Où m’allais-je fourrer ?
ACANTE.
Me justifierait-elle ?
LE NOTAIRE, de son siège.
Allons. Est-on d’accord ?
ALBERT.
Je crois, Mademoiselle,
Que vous n’y pensez pas.
MÉLITE.
Vous voulez, je le vois,
Vous servir du pouvoir que vous avez sur moi.
CRÉMON, à part.
Quel caprice éternel !
ALBERT, à Mélite.
Non : mais quelle apparence
Que vous parliez d’Acante après l’expérience...
CRÉMON, à Mélite.
Je n’ose point ici vous rien représenter,
Mais...
ALBERT.
Vous ne devez pas, je crois, le regretter.
CRÉMON, à Mélite.
Je n’ai point surement d’intérêt dans la chose...
ALBERT.
Acceptez, croyez-moi, celui que je propose,
Ou vous risquez beaucoup. Je vous en avertis.
ACANTE, s’étant rapproché.
Mélite ?...
ALBERT.
Outre qu’Acante a fait voir un mépris,
Dont personnellement on a lieu de se plaindre,
Les jeunes gens, en tout, ont des retours à craindre.
ACANTE.
Mélite ?
MÉLITE, à Albert.
De mon sort vous pouvez disposer.
À l’hymen de son fils Monsieur peut s’opposer :
Mais pour moi, loin de craindre un si mauvais augure,
D’accord avec mon cœur, ma raison me rassure.
S’il faut que de mon choix vous soyez éclaircis :
C’est Acante, en un mot, c’est lui que je choisis.
ACANTE.
Est-il bien vrai, Mélite ? Ah ! le feu qui m’anime...
Ma voix... ce que je sens, que mon transport l’exprime !
CARLIN, courant au Notaire.
Allons. Réveillez-vous, il faut instrumenter.
CRÉMON, à part.
J’aurais eu bonne grâce à m’aller présenter.
CARLIN, revenant du côté de Crémon.
En ce cas-là, Monsieur, il me semble inutile
Que l’autre époux paraisse ; il peut rester tranquille.
CRÉMON.
Il le peut en effet.
ACANTE.
Hélas !... Mais dites-moi,
Daignez me révéler, Madame, à qui je dois
Cet heureux changement, que je n’osais attendre ?
ALBERT.
Oui, pourrait-on savoir ce qui vous fait vous rendre.
Avec tant d’assurance, et tant de fermeté ?
MÉLITE.
C’est l’effet d’un conseil dicté par l’équité.
C’est ce qu’a du produire un discours sans réplique,
Un noble empressement, un dessein héroïque
De sauver un ami que l’on croyait perdu.
C’est à Madame, enfin, que ce retour est du.
ACANTE.
Ô vertu sans égale ! ô généreuse amie !
LE NOTAIRE, se rapprochant du côté d’Acante d’un air riant.
Vous aviez fait paraître un peu d’antipathie.
Mais votre père parle, et vous vous soumettez.
Vous voulez en bon fils suivre ses volontés.
Il vous en tiendra compte. On sait que cela coûte.
CRÉMON.
Mes volontés ?
LE NOTAIRE.
Eh ! oui, vos volontés, sans doute.
CRÉMON.
Cet homme est possédé de quelqu’esprit pervers,
Qui le force à penser toujours tout de travers.
LE NOTAIRE.
Je sens bien le plaisir que cela doit vous faire.
CRÉMON.
Vous ne vous trompez pas.
À part.
Faut se tirer d’affaire.
Oui, je consens.
ALBERT.
Madame a su se surmonter,
Son exemple est trop beau pour ne pas l’imiter.
LISETTE, bas.
Ce cœur, qui se surmonte, est bien malade encore.
ACANTE, à Clarice, en tenant la main de Mélite.
J’obtiens, dans ce moment, Mélite que j’adore.
Ce bien inexprimable a d’autant plus d’attraits,
Que j’ai cru dans ce jour la perdre pour jamais.
Mais qu’il me soit permis, Madame, de le dire,
Au milieu des transports que Mélite m’inspire,
Sans votre aveu, ce bien devenait imparfait.
J’eusse craint mon bonheur, si vous ne l’eussiez fait.
Et je viens d’éprouver que si l’Amour l’emporte,
Si l’Amour peut dompter l’amitié la plus forte ;
Du moins impérieuse, et puissante à son tour,
L’Amitié dans un cœur peut balancer l’Amour.