Térentia (Denis DIDEROT)
Plan d’une Tragédie, inédit.
Nous n’avons pas de renseignements sur l’époque où ce plan de tragédie a été composé. Il serait possible, si l’on prend à la lettre ce qui est dit acte V, scène III, qu’il ne s’agît ici que d’une indication donnée à un autre écrivain. Cela ferait tomber le reproche fait par M. Rosenkranz à Diderot (Diderot’s Leben und Werke, t. II, p. 342) d’avoir sacrifié à la muse de la vieille tragédie française, qu’il avait si vigoureusement attaquée. Quant à la donnée de la pièce, on remarquera qu’elle est absolument romanesque. Mais si rien, dans l’histoire, ne peut donner de vraisemblance au rôle que Diderot assigne à Térentia, on ne peut nier que ce rôle, tel qu’il l’a dessiné, ne soit très propre à fournir des scènes d’une grande puissance où se montrerait dans toute son exagération l’héroïsme idéal prêté aux Romains par nos tragiques.
ACTE I
Scène première
TULLIE, FULVIE
Le peuple romain est assemblé. Il s’agit de savoir qui sera consul, de Cicéron ou de Catilina.
La nuit précédente on avait tenté d’assassiner Cicéron dans sa maison.
C’est à la suite de cet attentat, c’est au milieu du trouble des comices que Tullie, fille de Cicéron, et Fulvie, amie et confidente de Térentia, s’entretiennent.
Tullie peint l’effroi de la nuit dernière. Un avis secret, dont l’auteur est ignoré, avait sauvé la vie à son père. Les assassins avaient été saisis ; on les conduisait dans les prisons, lorsque d’autres hommes armés, amis ou ennemis, on l’ignore, ont assassiné les assassins, et coupé la trame du complot.
À une nuit terrible succède un jour plus terrible encore.
Peinture des comices.
TULLIE.
Si pour se délivrer d’un concurrent, Catilina a osé projeter un assassinat, que n’osera-t-il point, si son ressentiment et sa rage s’accroissent encore par la honte d’un refus ? Que deviendrons-nous sous cet élève de Sylla... Dieux, sauvez Rome et mon père !
FULVIE.
Les dieux veillent sur le Capitole, et ils viennent de montrer qu’ils veillaient sur votre père. Nommé consul, sa dignité et sa puissance feront sa sûreté.
TULLIE.
Mais si Catilina a la pluralité des suffrages ?
FULVIE.
Son orgueil sera satisfait, et il abandonnera le projet de renverser un État soumis à son autorité.
TULLIE.
Les scélérats sont cruels, et Catilina ne se croira point maître tranquille de Rome tant qu’il y restera un poignard et un bras généreux. Je n’entrevois dans un avenir funeste que le choix des malheurs, ou des discordes civiles, ou de la tyrannie.
FULVIE.
Cet homme a de grandes qualités.
TULLIE.
Ses vices sont plus grands encore.
Peinture de la dissolution des mœurs amenée par Catilina : divorce de Cicéron et de Térentia, amené par les intrigues de Catilina.
Il faut que Tullie convienne que Cicéron s’est trop pressé dans le jugement qu’il a porté de la conduite de Térentia.
Scène II
CATON, TULLIE
TULLIE.
Parlez, Caton, sous quelles lois vivons-nous ?
CATON.
Nous avons Cicéron pour consul.
TULLIE.
Dieux de Rome, vous l’emportez !
CATON.
Récit de l’élection. Tumulte, cris, armes tirées ; image d’un combat. Cependant Cicéron s’avance, le bruit cesse. Il expose au peuple l’attentat de la nuit dernière ; il produit l’écrit qui le prévient du péril qu’il a couru. Les regards indignés se tournent sur Catilina, et Cicéron est élu.
TULLIE.
Et l’on ignore le généreux citoyen ?...
CATON.
Dites le lâche qui s’abaisse au rôle clandestin de délateur. Il ne faut rien attendre d’Antoine, collègue de Cicéron ; c’est un esprit flottant qui ne sera jamais que du parti le plus fort. Et César... Puisse César aimer toujours sa patrie !
TULLIE.
Comment Catilina soutient-il sa disgrâce ?
CATON.
Froidement en apparence, en homme accoutumé à maîtriser ses mouvements.
Scène III
TULLIE, CATON, CICÉRON, accompagné de CÉSAR, de CATILINA, de CÉTHÉGUS et autres Sénateurs, et LE PEUPLE, qui crie : « Vive Cicéron ! Vive le consul ! »
TULLIE, se précipitant entre les bras de son père.
Mon père, recevez mon hommage et mes vœux.
CICÉRON.
Romains, j’avilirais votre choix, si je m’en avouais indigne.
Il peint l’état orageux de la République.
Les circonstances me demandaient. La pointe de leurs poignards dirigée sur ma poitrine vous désignait assez l’homme dont mes ennemis et ceux de la République redoutaient la vigilance. Je justifierai votre attente, je justifierai leur crainte ; je les en préviens, mon œil éclairera tous leurs pas. S’il en est ici quelques-uns qui m’entendent, je les exhorte à renoncer à des projets qui les conduiraient à une perte infaillible. Peuple, dormez, Cicéron veillera pour vous.
LE PEUPLE.
Vive Cicéron ! Vive le consul ! Que les dieux veillent sur lui !
CATILINA.
Consul, tu dis que dans les ténèbres de la nuit dernière on a attenté à ta vie ; tu le dis, je veux le croire. Tu as osé tourner sur moi le soupçon de ce forfait. Au lieu des assassins que tu as saisis et qui ne sont plus, tu produis un écrit d’une main inconnue. Ou tu trouveras l’auteur de cet écrit, ou tu seras un calomniateur. Tu es consul, mais ta dignité ne t’affranchit pas des lois. Sénateurs, où en sommes-nous, si l’on dispose ainsi de notre honneur !
CICÉRON.
Je ne t’accuse point, je ne t’ai point accusé ; c’est toi-même qui te montres dans ce moment. Innocent ou coupable, tu es également indiscret ; innocent, tu ne dois que du mépris à un faux accusateur ; coupable, tu dois garder le silence. Si ce peuple te juge capable d’un crime, demande raison à ce peuple de l’injure qu’il te fait. Il se justifiera sans doute. Pour moi, je ne demande pas mieux que de te satisfaire en découvrant l’auteur d’un avis auquel je dois la vie, et Rome, peut-être son salut. Romains, la couronne civique à celui qui m’a transmis le billet que voilà ; qu’il se nomme sans crainte. Mon consulat s’ouvre sous les plus heureux auspices : je viens d’apprendre que Pompée a soumis le Pont et l’Arménie. Il ramène ses guerriers.
CATILINA, à part.
Entends-tu, Céthégus ?
CICÉRON.
Nous devons des actions de grâces aux dieux et des fêtes au peuple. César, je vous charge de ce soin.
LE PEUPLE.
Vive Cicéron ! Vive le consul !
Scène IV
CATILINA, CÉTHÉGUS
CATILINA.
Il exhale sa fureur contre le peuple, contre Cicéron auquel il se compare. Un rhéteur ! un homme d’hier !
CÉTHÉGUS.
Ce peuple est peut-être plus sage que tu ne penses. En t’élevant au consulat, il te réunissait aux grands, et son vengeur disparaissait. Mais dis-moi par quelle étrange politique tu forces un traître à se montrer.
CATILINA.
C’est qu’il m’importe de le connaître, et que je le crains moins à découvert que caché.
CÉTHÉGUS.
Dis-moi, qui as-tu vu ? À qui as-tu parlé ? Qui nous trahit ? À peine le projet est-il formé qu’il est su.
CATILINA.
Je ne soupçonne que Térentia ; elle hait son époux, mais elle est Romaine.
CÉTHÉGUS.
Et ce soupçon, comment l’éclairciras-tu ?
CATILINA.
Comment ? en lui proposant de m’épouser. Si elle accepte, c’est un autre qui m’a trahi ; si elle refuse, c’est elle.
CÉTHÉGUS.
Et sur son refus, quel parti prendras-tu ?
CATILINA.
De la tromper et de la faire servir mes projets, en la faisant parler à mon gré.
CÉTHÉGUS.
Et si elle accepte ; Térentia n’étant plus coupable, où trouveras-tu le traître ?
CATILINA.
Je ne le chercherai pas ; je suis en sûreté. Chaque conjuré ne sait encore de mes desseins que ce qu’il en doit savoir pour son rôle. Écoute, cet attentat de la nuit dernière pouvait échouer, mes assassins pouvaient être saisis, comme il est arrivé. Eh bien, j’avais pourvu à leur silence.
CÉTHÉGUS.
Et c’est toi qui les as fait assassiner ?
CATILINA.
Moi. Je connais le consul ; c’est un homme timide, il compromettrait sa tête en demandant la mienne. Que dirait-il ? que je hais les grands ? on ne l’ignore pas. Que je hais leur tyrannie ? j’en fais gloire. Hâtons-nous seulement ; tout est prêt. Manlius a soulevé l’Étrurie, je puis compter sur vingt mille hommes. Ajoute à ces braves soldats la foule de ces débiteurs qui ne demanderont pas mieux que de s’acquitter avec un poignard.
CÉTHÉGUS.
Et ce traité avec les envoyés des Gaules ?
CATILINA.
Grâce à la dureté et aux mépris de Caton, il est signé. Crois que je savais bien ce que je faisais, lorsqu’à ton grand étonnement, je le fis nommer commissaire dans cette affaire. Ami, encore une fois, hâtons-nous et ne laissons pas à Pompée le temps d’arriver. Que César et lui ne soient que nos vengeurs, si nous échouons. Va chez Cornélius et dis-lui qu’il se rende chez moi.
CÉTHÉGUS.
Qu’en veux-tu faire ?
CATILINA.
Tu le sauras.
CÉTHÉGUS.
Et César ?
CATILINA.
Je ne pense plus à un homme dont il faut toujours être le second.
ACTE II
Scène première
TÉRENTIA, FULVIE
FULVIE.
Les fureurs de Sylla m’ont ravi mon époux ; je ne suis retenue à la vie que par les nœuds de la tendre amitié qui m’attache à vous. Si j’ai perdu le cœur de Térentia, j’ai tout perdu. Térentia m’aime-t-elle encore ?
TÉRENTIA.
Qui peut vous en faire douter ?
FULVIE.
Son silence. Térentia a formé dans le fond de son cœur quelque grand projet, et je l’ignore !
TÉRENTIA.
Il est vrai.
FULVIE.
Est-ce méfiance ?
TÉRENTIA.
Non.
FULVIE.
C’est donc mépris ?
TÉRENTIA.
Non.
FULVIE.
Parlez donc.
TÉRENTIA.
Je vais parler. Mais avant que de m’entendre, répondez-moi ; dans l’opprobre, quel cas feriez-vous de la vie ?
FULVIE.
Aucun.
TÉRENTIA.
S’il se présentait une occasion de vous venger d’un indigne époux en sauvant votre pays, balanceriez-vous ?
FULVIE.
Non.
TÉRENTIA.
Si tel était mon projet, vous ne vous y opposeriez pas ?
FULVIE.
Non.
TÉRENTIA.
Quel cas faites-vous du serment ?
FULVIE.
Rien n’en dispense, il est sacré.
TÉRENTIA.
Jurez-le-moi.
FULVIE.
Je le jure.
TÉRENTIA.
Et si j’avais besoin de vous, vous me serviriez ?
FULVIE.
Je vous servirais.
TÉRENTIA.
Jurez-le-moi.
FULVIE.
Je le jure.
TÉRENTIA.
Jurez-le encore.
FULVIE.
Je le jure encore.
TÉRENTIA.
Écoutez donc. Ce sont les intrigues de Catilina qui ont amené mon divorce d’avec Cicéron. Vous savez avec quelle honte j’ai été chassée de la maison de cet homme qui n’eût jamais dû prétendre à ma main. Lui !... moi !... lui !... moi !... Entre les citoyens qui ont paru prendre part à ma disgrâce, Catilina s’est montré le plus ardent. Quelque profonds qu’aient été ses motifs, je les démêlerais peut-être, mais peu m’importe. Il a désiré me voir, je l’ai vu ; il m’a confié ses projets, je sais tout. Il conspire et il me compte parmi ses conjurés... Ne m’interrompez pas... Je savais que Cicéron devait être assassiné la nuit dernière, et s’il vit, c’est moi qui l’ai sauvé.
FULVIE.
Vous ?
TÉRENTIA.
Oui, moi.
FULVIE.
Et pourquoi ne l’avoir pas laissé périr ?
TÉRENTIA.
Tu connais Térentia, et tu crois qu’elle a pu s’abaisser à une vengeance aussi commune, aussi lâche ? Va, celle que j’ai projetée est plus cruelle et plus noble. Cicéron assassiné, tout eût été fini pour lui, et lorsqu’on eût découvert, comme on le découvrira peut-être, que je pouvais sauver un époux et que je ne l’ai pas fait, on eût dit avec indignation et mépris : « La voilà celle qui a enfoncé le poignard dans le sein de son mari, de Cicéron, la voilà... » Mais si je l’ai sauvé, si je le sauve encore, si je sauve Rome, et si le consul Cicéron me condamne à la mort, tu l’entendras, Fulvie, c’est de lui qu’on dira avec indignation et mépris : « Le voilà, celui qui après avoir ôté l’honneur à sa femme, lui ôta la vie ; le meurtrier de celle à qui Rome doit son salut, le voilà... » Cicéron est ambitieux, mais ce n’est point un méchant. À ces reproches, ajoute ceux d’une fille désolée qui lui redemandera sa mère. Je le connais, il en mourra de douleur. Mais ce n’est pas tout ; Catilina m’a soupçonnée de l’avoir trahi, et pour garant de ma fidélité, il a eu l’audace de prétendre à ma main.
FULVIE.
Et vous la lui avez promise ?
TÉRENTIA.
Je la lui ai promise.
FULVIE.
Et si votre époux apprend cet étrange mariage ?
TÉRENTIA.
Je veux qu’il le sache.
FULVIE.
Et vous épouserez Catilina ?
TÉRENTIA.
Non, la mort me dégagera de ma promesse.
FULVIE.
Et vous descendrez au tombeau couverte d’ignominie.
TÉRENTIA.
Et qu’importe, si j’y descends, à mes yeux, couverte de gloire ? Fulvie, c’est le consul Cicéron qui me condamnera, et tu verras le souris moqueur avec lequel j’entendrai sa sentence. Mon plan est bien conçu. Je saurai tout de Catilina, je te dirai tout, tu diras tout à ma fille, qui dira tout à son père ; la conjuration échouera, je m’envelopperai moi-même parmi les conjurés.
FULVIE.
Et votre sang généreux se mêlera avec le sang de ces vils scélérats.
TÉRENTIA.
Aussi incapable de le souiller que le mien de purifier le leur.
FULVIE.
Mais votre fille ?
TÉRENTIA.
Je l’éviterai.
FULVIE.
Et c’est moi qui lui percerai le sein ? moi !
TÉRENTIA.
Fulvie, lui êtes-vous plus qu’une mère ? Pour lui épargner des larmes, laisserez-vous égorger vos concitoyens ? Ma fille souffrira, il le faut ou que Rome périsse. Optez. Mais vous n’avez plus le choix, vous avez juré. La voilà, songez à remplir votre serment.
Scène II
TÉRENTIA, TULLIE, FULVIE
TULLIE se jette au-devant des pas de Térentia et l’arrête.
Ma mère, vous m’évitez, vous fuyez votre fille. Craindriez-vous de voir ma joie, et ne puis-je me flatter que vous la partagez ?
TÉRENTIA.
Ma fille, nous n’avons pas les mêmes intérêts et nous ne pouvons éprouver les mêmes sentiments. Les honneurs de votre père rejaillissent sur vous et ils accroissent ma honte. Soyez heureuse, vous le devez.
TULLIE.
Eh ! puis-je être heureuse quand ma mère ne l’est pas ?
TÉRENTIA.
J’ai peine à le croire ; je suis juste ; tâchez de l’être aussi. Si vous avez encore des pleurs à verser, dérobez-les à votre père, ils répandraient l’amertume sur les plus beaux jours de sa vie. Redoublez, s’il se peut, de tendresse pour lui ; faites les honneurs de sa maison, oubliez-moi et abandonnez une mère infortunée, dont vous accroîtriez les ennuis par les vôtres, à l’obscurité qui lui convient.
TULLIE.
Et le puis-je ?
TÉRENTIA.
Je vous l’ordonne.
TULLIE.
Je n’ai donc plus de mère ?
TÉRENTIA.
Vous en avez une encore. Venez, Tullie, embrassez-moi. Adieu, mon enfant, adieu.
TULLIE.
Ma mère !
TÉRENTIA.
Tenez, voilà mon portrait ; vous le regarderez quelquefois et vous me plaindrez.
Scène III
TULLIE, FULVIE
FULVIE, à part.
Qu’ai-je juré ! à quoi me suis-je engagée !
TULLIE.
Quel ordre ! quel ordre cruel ! Me donner son portrait, c’est m’apprendre que je ne la reverrai plus. Fulvie, vous à qui ma mère a permis de lire jusque dans les plus secrets replis de son cœur, ne pourriez-vous m’instruire de ce qui s’y passe ? car il s’y passe certainement quelque chose d’extraordinaire. Ses derniers discours, cet adieu plein de tendresse remplit malgré moi mon âme de terreur. Ce que je ressens n’est pas de la douleur, c’est de l’effroi. Cette mère qui se plaisait tant à me voir, dont je reçus toujours le plus doux accueil, cette mère m’éloigne d’elle comme on éloigne les enfants du lit funèbre de leurs parents. Pourquoi m’éloigne-t-elle ? Comment la présence de celle qu’elle appelait sa Tullie lui est-elle devenue importune ? Je me sens innocente ; mais si j’ai fait quelque chose qui l’ait blessée, Fulvie, dites-le-moi. Se serait-elle offensée de la part que j’ai prise à l’élévation de mon père ? Mais en étais-je la maîtresse ? Si j’ai paru dans ce moment partager inégalement ma tendresse ; si mes pleurs ont cessé de couler lorsque les acclamations du peuple portaient au ciel le nom de Cicéron, ai-je commis une faute ? Si c’est là ma faute, apprenez-le-moi, tirez-moi d’une incertitude qui me déchire.
FULVIE, à part.
Que lui dirai-je ?
TULLIE.
Fulvie, ayez pitié de moi.
FULVIE.
Votre mère est plus malheureuse que vous.
TULLIE.
Ah ! ma mère, ma digue mère, que vous est-il donc arrivé ?
FULVIE.
Je crains bien que Térentia ne soit plus votre digne mère.
TULLIE.
Qu’osez-vous dire ? Les peines de ma mère ont pu s’aggraver, mais elles ne l’auront point dégradée. Elle est ma digne mère, elle l’est, et il est impossible qu’elle ait cessé ou qu’elle cesse de l’être.
FULVIE.
Plût au ciel !
TULLIE.
Femme méchante, te plais-tu à me tourmenter ? Romps ce cruel silence ou donne-moi la mort.
FULVIE.
Hélas ! je ne puis ni parler ni me taire.
TULLIE.
Fulvie, faut-il tomber à vos genoux ? m’y voilà.
FULVIE.
Que voulez-vous ?
TULLIE.
Que vous parliez.
FULVIE.
Vous le voulez ?
TULLIE.
Oui, oui, je le veux.
FULVIE.
Vous le voulez, et l’honneur de votre nom et le salut de Rome l’exigent.
TULLIE.
Et vous balancez ?
FULVIE.
Non, je ne balance plus. Sachez...
TULLIE.
Achevez.
FULVIE.
Que demain, cette nuit peut-être...
TULLIE.
Demain, cette nuit ?...
FULVIE.
Térentia, la femme de Cicéron, votre mère...
TULLIE.
Ma mère...
FULVIE.
Devient l’épouse de Catilina.
TULLIE.
Ciel ! qu’ai-je entendu !... Catilina, Catilina époux de Térentia !... Cruelle Fulvie, que veux-tu que je fasse de ce funeste secret ?... Irai-je dire à mon père que Catilina, l’infâme Catilina... Non, cela n’est pas, cela ne se peut. On t’a trompée, tu me trompes ; on a calomnié ma mère, et tu la calomnies. Tu mens. Cet hymen projeté, qui te l’a dit ? D’où le sais-tu ?
FULVIE.
D’elle-même.
TULLIE.
Tu la trahis, et tu prétends que je te croie ?
FULVIE.
Je cherche à la sauver de la honte, elle, vous et votre père ; je cherche à sauver mon pays et le vôtre d’une ruine prochaine.
TULLIE.
Et pourquoi s’adresser à moi ? Cette horrible confidence que tu fais à la fille de ton amie, que ne la faisais-tu à Caton, à mon père ? Pourquoi se servir de ma main pour déchirer le cœur de mon père ?
FULVIE.
Songez que nous sommes environnés d’espions, songez que tous nos pas sont éclairés. Fille de Cicéron et de Térentia, vous seule pouvez entrer et sortir d’ici sans donner de soupçons. Catilina sait que je vous parle, votre père le sait aussi, n’en doutez pas, mais ils n’ont aucune inquiétude sur le sujet de notre entretien. Nous ne sommes suspectes qu’à votre mère ; peut-être trouve-t-elle que vous m’avez longtemps arrêtée. Qui sait les secrets qu’elle peut encore avoir à m’apprendre, et que la méfiance renfermerait dans son cœur ? Permettez que je vous quitte.
Scène IV
TULLIE, seule
Où vais-je ? Je ne puis... mes genoux se dérobent sous moi... Ô mon père, que te dirai-je ?... que cette femme si haute, cette Romaine si fière, foulant aux pieds toute pudeur, toute décence, toute vertu, conspire contre son pays, et médite la perte de son époux... Que cette Térentia qui préféra dans Cicéron, mon père, les talents et la probité à tous les avantages de la naissance et de la fortune auxquels elle pouvait aspirer en s’alliant aux familles les plus riches et les plus illustres : que cette Térentia présente sa main et se laisse conduire à l’autel, par qui ? oserai-je prononcer son nom ? Par un homme perdu d’honneur et de mœurs ; par un scélérat souillé de toutes les sortes de crimes ; par le chef d’une troupe de scélérats subalternes plus vils encore que lui et qui ne peuvent se promettre quelque impunité que dans le renversement de l’ordre public, le meurtre de tous les gens de bien et la ruine de la patrie ; par l’ennemi le plus déclaré de son époux ; par un homme que la plus méprisable de toutes les femmes rougirait d’accepter, et pour dire en un mot tout ce qu’il est possible d’imaginer de plus odieux et de plus bas, par un Catilina !... Ô ma mère, que vos concitoyens, vos parents, vos amis, votre fille vous ont-ils fait pour les haïr à ce point ?... Il ne m’est pas permis de prononcer entre mon père et vous, mais cette horrible vengeance fût-elle digne de lui, est-elle digne de vous ?... Et moi, que vais-je devenir ? Où me cacherai-je ? Serai-je condamnée à entendre dire à mes côtés : Voilà la fille de Térentia, de cette femme... Mais si je me tais, je deviens leur complice ; si je parle, je livre ma mère à la rigueur des lois, je lève la hache sur sa tête... Ô mon père, moins malheureux que ta fille, ils auront plongé le poignard dans ton sein et tu ne seras plus... Ô nature, explique-toi, apprends-moi qui je dois perdre, qui je dois sauver... Dieux de la patrie, dieux conservateurs de Rome, inspirez à un enfant contre sa mère ce courage féroce que vous inspirâtes autrefois à un père contre ses enfants !... Mais vous m’abandonnez, et je reste stupide... Ô dieux, avez-vous arrêté la dernière heure de cet empire ?... Fulvie, cruelle Fulvie, reviens, conduis-moi à ma mère, que je me prosterne à ses pieds, qu’elle voie mes pleurs, qu’elle entende les cris de mon désespoir... Mais, ciel ! mon père !... Je vois mon père.
Scène V
TULLIE, CICÉRON
CICÉRON.
Qu’avez-vous, ma fille ? vous baissez les yeux, vos regards craignent de rencontrer les miens... Tullie, regardez-moi... Vous avez pleuré, vos traits sont altérés ; vous avez souffert, vous souffrez encore.
TULLIE.
Quoi, mon père, le jour qui vous élève à la première dignité de Rome, le jour de la récompense de vos talents et de vos vertus, ce jour où vous triomphez des ennemis de la patrie et des vôtres, pourrait-il être un jour de tristesse pour votre fille ?
CICÉRON.
Vous tremblez ; en me parlant de mon bonheur et du vôtre, des larmes sont prêtes à couler de vos yeux, les voilà qui coulent... Avez-vous vu votre mère ?
TULLIE.
Ma mère ? oui, je l’ai vue.
CICÉRON.
Ne vous a-t-elle rien dit ?
TULLIE.
Peut-être des choses qui m’auront affligée.
CICÉRON.
Personne n’est-il venu rompre votre entretien avec elle ?
TULLIE.
Personne.
CICÉRON.
Votre mère me hait et peut-être sa haine est-elle juste : mais je n’ai jamais craint qu’elle s’avilît. Cependant je sais que Catilina est admis chez elle... Vous pâlissez, Tullie... Oui, Catilina ; elle l’a vu, elle. L’a vu la nuit dernière... Que signifie cette visite nocturne ? Que peut-il y avoir de commun entre une femme qui se respecte et cet homme ? De quoi s’agit-il entre eux ? L’impudent à qui tant de pareils succès ont appris à ne douter de rien, se serait-il proposé, promis de l’associer à ses forfaits ? Revoyez votre mère, osez l’interroger de ma part.
TULLIE.
Malgré sa défense, je la reverrai sans doute.
CICÉRON.
Votre mère vous a défendu de la voir ?
TULLIE.
Qu’ai-je dit !
CICÉRON.
Plus que vous ne vouliez, moins que vous ne savez. Tullie, écoutez-moi. Tous ces scélérats qui ont projeté ma perte et celle de la patrie seront exterminés, n’en doutez point. Les dieux veillent sur Rome et sur votre père. Déjà ces dieux ont jeté l’esprit de discorde entre eux ; ils se trahissent, et à peine le projet de m’assassiner a-t-il été formé que je l’ai su. Croyez-vous que ces lâches aient la force de se rester fidèles et de se taire au milieu des supplices qui les attendent ? Non, ma fille, non, ils s’entr’accuseront tous. Voulez-vous que je les entende vous nommer vous et votre mère ?
TULLIE.
Ciel !
CICÉRON.
Songez que le moment où je vous parle est peut-être le seul qui vous soit accordé. Je suis époux, je suis père, mais je suis consul et je suis juste ; je ne vous sauverai ni de la mort, ni de l’ignominie pire que la mort. Ma fille, ayez pitié de vous, de votre mère et de moi ; sauvez-nous, sauvez Rome... Ô mon enfant, tu me tends les bras... tu veux me parler... Parle. Viens te soulager dans le sein d’un père d’un pénible secret qui t’accable.
TULLIE.
Ô Térentia ! ô ma mère !
CICÉRON.
Achève, mon enfant.
TULLIE.
Térentia unit sa haine à celle de Catilina... Térentia...
CICÉRON.
Térentia... Dieux ! Que te reste-t-il à m’apprendre ?... Térentia...
TULLIE.
Épouse Catilina.
CICÉRON.
Elle ! Lui ! Gela ne se peut. Ma fille, on vous en impose. Votre mère, oui, votre mère elle-même me l’assurerait que je ne l’en croirais pas. Et cet horrible secret, de qui le tenez-vous ?
TULLIE.
De quelqu’un qui nous chérit, qui chérit son pays, qui doit le savoir, et que j’ai promis de ne point nommer.
CICÉRON.
Tenez la parole que vous avez donnée ; mais revoyez votre mère et tâchez de voir au fond de son cœur. Allez, l’instant est précieux, ne le perdez pas.
Scène VI
CICÉRON, seul
Térentia conspire !... Térentia épouse Catilina !... Le traître aura donc tout séduit, et quelle que soit l’issue de ses projets, il périra vengé... Oui, j’en conçois la profondeur... S’il réussit, Rome est perdue. S’il échoue, il faut que je le sauve, il le faut, ou que la tête de ma fille et celle de ma femme tombent à côté de la sienne... Ce sera donc la suite de ce malheureux divorce et des sourdes intrigues qui l’ont précédé !... Térentia, je vous l’ai dit, ce Céthégus, ce Cinna que vous admettez à votre familiarité, amis de ce Catilina, ne peuvent que lui ressembler ; je ne sais ce qu’ils se proposent, mais tôt ou tard ils troubleront votre bonheur et le mien... Ils n’y ont que trop bien réussi... Mais peut-être m’alarmé-je trop promptement. Ma fille est jeune, la jeunesse est crédule ; on a pu la tromper. Qui sait si le scélérat lui-même n’est pas l’auteur de ce faux bruit ? Combien n’en a-t-il pas semé de pareils ? Pour désunir les pères d’avec les enfants, les femmes d’avec les époux, les frères d’avec les frères, les amis d’avec les amis, et remplir les familles de divisions, il ne dédaigne aucun moyen... Attendons. Cependant redoublons de vigilance, et montrons au moins autant d’activité pour prévenir la perte de Rome qu’ils en mettent à l’amener.
ACTE III
Scène première
TÉRENTIA, seule
Qu’est-ce que la vie, quand on a perdu l’honneur ? Rien. Celui qui la conserve est lâche ; celui qui s’en délivre n’a que le mérite de se soulager d’un fardeau, mérite au-dessous de l’éloge... Entre cet instant et le terme où tu t’achemines l’intervalle est court, Térentia ; examine-toi... Auras-tu la force d’aller au supplice, la tête levée, au milieu des cris de l’exécration publique ? Mets la main sur ton cœur... Je l’y mets, il ne se trouble pas... Te voilà, la tète échevelée, les mains liées, au milieu de tes juges. On lit la liste de tes prétendus crimes ; les visages pâlissent d’horreur. On va prononcer ta sentence, on la prononce ; c’est Cicéron qui dit : Térentia est convaincue d’avoir conspiré contre la patrie ; Térentia est convaincue d’avoir attenté à la vie de son époux. Licteur, qu’on lui tranche la tête... Le licteur a la hache levée... Mets la main sur ton cœur... Je l’y mets... Non, il ne se trouble pas... Tout est Nen... Mais quelle sera ta mémoire parmi les hommes ? Et que t’importe ? Fais-tu le bien pour le vain souffle de leur éloge ? Perds de vue la terre, considère-toi sous le regard des dieux ; ils te voient, ils t’entendent, et dans ce moment peut-être Térentia est-elle un spectacle digne d’eux. Tourne les yeux vers l’Élysée, vois tes aïeux, tes généreux aïeux qui t’appellent ; vois tout ce que Rome, la Grèce et les autres nations de la terre ont eu d’âmes généreuses qui se rassemblent pour te recevoir... Ames héroïques, je vous vois ; dans un instant je suis parmi vous... Mais je laisse une fille... Ô dieux ! je vous la recommande ; calmez ses douleurs, soutenez-la, et si c’est vous qui m’avez inspiré le projet que je suis, acquittez-vous envers elle d’une mère dont vous la privez... Mais Catilina ne vient point... Ai-je encore longtemps à vivre parmi ce ramas de vils scélérats, à feindre leurs sentiments, à parler leur langue, et à dissimuler l’horreur qu’ils me causent ?... Il doit avoir fixé le jour, disposé ses complices, réglé l’ordre de ses attentats ; que tarde-t-il ?... Mais d’où naît mon impatience ?... Est-il au fond des âmes les plus fortes un germe de faiblesse dont elles se méfient ? et Térentia n’accélère-t-elle les instants que par une crainte secrète de se démentir ?... Je ne le crois pas... Ô ciel, ma fille !...
Scène II
TÉRENTIA, TULLIE, un poignard caché sous sa robe
TÉRENTIA.
Qui vous appelle ici ? Qui vous a permis de m’approcher ? Avez-vous oublié mes ordres ?
TULLIE.
Non, ma mère ; mais pardonnez à une fille qui vous désobéit pour la première fois.
TÉRENTIA.
C’est trop. Que me voulez-vous ?
TULLIE.
Vous apprendre en tremblant qu’on trahit vos secrets. Ma mère, je sais tout.
TÉRENTIA.
Et vous savez ?
TULLIE.
Que Rome, Catilina, mon père...
TÉRENTIA.
Tullie, vous vous oubliez. Si l’on vous a trompée, vous m’outragez ; si l’on vous a dit la vérité, vous devez me connaître et savoir que, quelles que soient mes résolutions, je n’en change point.
TULLIE.
Il n’est donc que trop vrai que Térentia conspire contre sa patrie, et que Catilina devient son époux !
TÉRENTIA.
Vous osez m’interroger, je crois ? Et quand je daignerais vous répondre, quelle raison auriez-vous de m’en croire ? Si j’ai concerté la perte de Rome, je puis bien vous en imposer. À votre avis, un mensonge doit-il coûter à celle qui pourrait accepter un Catilina pour époux ? Ma fille, on ne s’ouvre point à celui qui ne sonde nos projets que pour les détruire, et lorsqu’un enfant ose nous soupçonner, on le punit par l’incertitude dans laquelle on se plaît à le laisser. Je vous permets de croire ce qu’il vous plaira.
TULLIE.
Est-ce ainsi que Térentia innocente et accusée se défendrait ?
TÉRENTIA.
Si vous me croyez coupable, que faites-vous ici ? Vous oubliez qu’il s’agit du salut de votre père et de Rome.
TULLIE.
Et c’est ma mère que j’irai dénoncer ! Et c’est elle qui me le conseille !
TÉRENTIA.
Êtes-vous Romaine ?
TULLIE.
Eh ! dans ce moment affreux sais-je ce que je suis ?
TÉRENTIA.
Si vous n’êtes pas Romaine, ou si vous ne vous sentez pas consumer de cette ardeur qui méconnaît toute liaison, qui foule aux pieds tout intérêt, qui brave tout danger, lorsqu’il s’agit du salut de la patrie, vous n’êtes ni ma fille ni celle de Cicéron. Éloignez-vous.
TULLIE.
Ma mère, vous répondrai-je ?
TÉRENTIA.
Répondez.
TULLIE.
Si vous conspirez contre Rome, si vous accordez votre main à un Catilina, êtes-vous Romaine, êtes-vous ma mère, êtes-vous la fille de vos aïeux, êtes-vous la femme de Cicéron ?
TÉRENTIA.
Je ne suis plus rien. La perte déshonorante de ce dernier titre m’a rendue indigne des autres. Je hais Rome qui comble d’honneurs l’auteur de ma honte ; et ce Catilina que vous méprisez, que vous détestez moins encore qu’il ne mérite, est peut-être le seul homme qui puisse accepter ma main et à qui je puisse l’offrir, moi, la répudiée de l’orateur Cicéron.
TULLIE.
Ma mère, je tombe à vos genoux ; il faut que j’y expire ou que j’arrache de votre cœur ces funestes projets... Ma mère, suis-je encore votre fille ? M’aimez-vous ?
TÉRENTIA.
Si je vous aime !
TULLIE.
Montrez-le ; j’en laisse la preuve à votre choix : ou sauvez Térentia du déshonneur, ou donnez la mort à Tullie... Mère cruelle, tiens, prends ce poignard, voilà mon sein, enfonce-le.
Térentia prend le poignard et regarde sa fille avec des yeux égarés.
Quoi, Térentia a le courage de trahir Rome, elle ose s’unir à des scélérats, ne rougit pas de prendre le nom du plus vil d’entre eux, et elle balance à commettre un forfait moindre qu’aucun de ceux qu’elle a projetés ? Tuez-moi par pitié, tuez-moi... Qui vois-je, ciel !
Scène III
TÉRENTIA, TULLIE, CATILINA
TULLIE, toujours à genoux, apercevant Catilina, tourne toute sa fureur contre lui.
Viens, approche ; toi, qui as su éteindre dans cette âme tout sentiment d’honneur, éteins-y encore tout sentiment de pitié. Prends la main de cette femme, conduis-la ; après tant de crimes, qu’est-ce pour toi qu’un crime de plus ? Je suis Romaine, je t’en avertis, je suis fille de Cicéron ; j’aime mon père ; tu n’as rien de mieux à faire pour ton salut.
CATILINA, à Térentia.
Madame, que signifient ces fureurs ? et comment ai-je pu mériter qu’une fille osât m’insulter en présence de sa mère ?
TÉRENTIA.
Il faut lui pardonner. C’est l’effet de je ne sais quels soupçons dont on a empoisonné son esprit.
TULLIE.
Des soupçons ! La présence de cet homme ne m’en laisse plus... Dis-moi, Catilina, que viens-tu faire ici ?
CATILINA.
De quel droit me le demandez-vous ?
TÉRENTIA.
Vous devez savoir qu’on n’entre point ici sans mon ordre et qu’on n’y reste point sans mon aveu. Sortez.
TULLIE.
Non, ma mère, non, je ne sors point ; votre fille ne vous abandonnera pas aux funestes conseils de ce malheureux. Catilina, sors, ou je reste.
TÉRENTIA.
Jusques à quand avez-vous résolu de manquer au respect que vous me devez et d’abuser de ma patience ? Sortez, vous dis-je.
TULLIE.
Dieux ! il faut que je la laisse, et avec qui ? mon père, que vais-je encore t’apprendre !
Scène IV
TÉRENTIA, CATILINA
CATILINA.
Qu’ai-je entendu !
TÉRENTIA.
Que vous êtes environné de traîtres, et que vous avez eu l’imprudence de révéler à la troupe de vos conjurés ce qui devait demeurer secret entre vous et moi. Pourquoi faut-il que cet hymen dont j’ai permis à votre orgueil de se flatter soit connu ? Pourquoi faut-il que ma tête soit désignée aux premiers coups du licteur ? Catilina, je te croyais plus digne de conduire une grande entreprise ; tu as de l’audace, mais tu es imprudent. Tu te perdras, c’est moi qui te le prédis.
CATILINA.
Vous tremblez, je crois ?
TÉRENTIA.
Je tremble ? Va, celle qui a été prête, il n’y a qu’un instant, à plonger dans le sein de sa fille le poignard que tu vois, et qui ne balancerait pas à t’en frapper, toi, sur-le-champ, s’il t’échappait un mot, un signe de mépris, n’a peur de rien. Mais penses-tu que Térentia doive t’abandonner son sort en aveugle ? Qu’as-tu fait ? Où en es-tu ? Et d’abord dis-moi comment la promesse de t’épouser a passé de Cicéron à ma fille et de ma fille à moi ? Qui est le traître ?
CATILINA.
Tu le vois.
TÉRENTIA.
Toi ?
CATILINA.
Moi. J’ai voulu que Térentia ne pût revenir en arrière.
TÉRENTIA.
Je t’approuve.
CATILINA.
Je n’ai admis à mon entreprise et à ma confiance aucun homme, aucune femme sans m’en être assuré par quelque grand forfait. Voilà le lien qui nous unit tous. Des femmes ont assassiné la nuit leurs maris, des époux ont assassiné leurs femmes ; de jeunes insensés ont forcé l’enceinte des vestales ; des prêtres ont prêté l’asile des temples à l’intrigue, à l’inceste, à l’adultère ; des enfants que j’ai plongés dans le jeu, la débauche, la dissipation et la misère ont abrégé la vie de leurs parents par le poison. Je les contiens par la menace du glaive des lois que j’ai suspendu sur leurs têtes ; je les ai tous placés entre la ruine de cette ville et leur supplice. Aujourd’hui je les ai rassemblés pour la dernière fois ; je leur ai montré ce qu’ils avaient à espérer et à craindre ; notre attentat commun, je le leur ai peint dans toutes ses horreurs. Cependant mes yeux erraient sur les visages, et celui qui a pâli est tombé mort sur-le-champ ; dix ont été exterminés sur cet indice, je puis répondre des autres. À présent connaissez Catilina.
TÉRENTIA.
Je le connais. Mais qu’a-t-il résolu ?
CATILINA.
Dans un instant cette ville et nos ennemis ne sont plus.
Catilina expose à Térentia le projet d’incendier Rome. Un tel occupe telle colline et mettra le feu à tel endroit. Celui-ci a son poste proche la maison de Caton, là. Celui-là a son poste proche la maison de Cicéron, là. Le temple de *** est rempli d’armes. Celui de *** en fournira aux prisonniers déchaînés. Ceux qui échapperont aux flammes trouveront la mort sur le seuil de leurs maisons.
C’est Cornélius qui s’est chargé de nous délivrer de votre époux.
TÉRENTIA.
Tu m’examines. Comment me trouves-tu ?
CATILINA.
Telle que je vous désire. Une flèche enflammée sera lancée dans les airs, du sommet du mont***[1], et donnera le signal.
Au milieu d’un tumulte qui occupera le petit nombre de ceux que je n’ai pu séduire, je sors de Rome avec le reste de mes amis ; nous allons nous joindre à Manlius, qui s’avance avec les Étruriens fortifiés des peuples de l’Apulie et d’un secours de ces Gaulois indignés des hauteurs d’un Sénat qu’ils détestent. C’est la condition d’un traité secret conclu avec leurs députés. Tout est prêt.
Catilina se propose d’achever la conquête de l’Italie, d’en offrir la souveraineté à Térentia et de l’épouser au milieu du sang, des cadavres et des cendres de Rome.
TÉRENTIA.
Tu m’examines encore ? Je te le pardonne et je te rends ma confiance. Resterai-je ici, ou te suivrai-je dans les camps ? Dispose de moi.
Scène V
TÉRENTIA, CATILINA, CÉTHÉGUS
CATILINA.
Eh bien, Céthégus ?
CÉTHÉGUS.
Tes ordres sont exécutés ; mais je te préviens que le consul me suit.
CATILINA.
Cicéron !
TÉRENTIA.
Demeurez ; je veux qu’il vous voie, je veux que vous m’entendiez.
Scène VI
TÉRENTIA, CATILINA, CICÉRON
CICÉRON.
C’est lui !... J’en frémis... Catilina chez Térentia !... chez vous, madame !
CATILINA.
Ce n’est pas moi, c’est Cicéron peut-être qu’on doit être surpris d’y voir.
CICÉRON.
Surtout s’il faut en croire un bruit qui se répand.
TÉRENTIA.
Et ce bruit ?
CICÉRON.
C’est qu’il devient votre époux.
TÉRENTIA.
Et que t’importe ? Ne m’as-tu pas rejetée de ta maison ? Je ne t’appartiens plus, et je puis, ce me semble, disposer à mon gré de ma main.
CATILINA.
Permettez, madame, que je me retire et que je laisse aux propos du consul une liberté que ma présence pourrait gêner.
Scène VII
TÉRENTIA, CICÉRON
TÉRENTIA.
Que voulez-vous de moi ?
CICÉRON.
Ou vous supplier en époux, ou vous interroger en consul. De ces deux caractères, voyez quel est celui qu’il vous convient que je prenne.
TÉRENTIA.
Je n’ai plus d’époux, et le consul peut s’expliquer ; je suis prête à lui répondre.
CICÉRON.
Que fait ici cet ennemi de Rome, cet ennemi de tous les gens de bien ?
TÉRENTIA.
Il t’inquiète, il te tourmente, il remplit ton esprit de terreurs, et cela me suffit.
CICÉRON.
Le scélérat dont vous favorisez les funestes projets... Savez-vous quels ils sont ?
TÉRENTIA.
Peut-être.
CICÉRON.
Savez-vous qu’il médite la ruine de sa patrie ?
TÉRENTIA.
À quoi bon me parler de patrie ? Je n’en ai plus.
CICÉRON.
Vous n’en avez plus ?
TÉRENTIA.
Non. Ce nom sacré, je ne puis l’accorder à une ville où les lois refusent leur protection à l’innocence opprimée et où la voix publique élève aux premières dignités l’oppresseur. Que Rome déchire sur vous la robe consulaire dont elle vient de vous revêtir, et qu’elle vous demande raison du déshonneur dont vous m’avez couverte, et j’ai une patrie, et je redeviens Romaine Jusqu’à ce que cette injustice soit réparée et punie, Rome ne m’est rien.
CICÉRON.
Cette injustice dont vous avez peut-être raison de vous plaindre, n’en est-il pas le premier auteur ? Nous vivions heureux ; j’étais aimé de Térentia, je l’honorais. C’est lui, ce sont ses complices qui ont semé la discorde entre vous et moi.
TÉRENTIA.
Il me serait facile de justifier des liaisons que vous-même aviez autorisées. Ceux qui s’asseyaient à côté de moi dans votre maison étaient assis à côté de vous au Sénat. Mais, homme ambitieux, quel fut le moment où ils vous devinrent suspects ?
CICÉRON.
Celui où ils le devinrent à tous les honnêtes gens.
TÉRENTIA.
Dites celui où vous prétendîtes au consulat. Térentia fut la première victime de votre politique : vous m’épousâtes pour être quelque chose, vous me chassâtes pour être ce que vous êtes.
CICÉRON.
Un mot suffira pour dissiper ces vains soupçons. Ce scélérat que vous avez admis dans votre intimité ne vous a pas celé ses sinistres projets ; découvrez-les-moi, chassez-le de votre maison, et rentrez dans la mienne.
TÉRENTIA.
Il n’est plus temps, cela ne se peut.
CICÉRON.
Et l’infâme sera votre époux ?
TÉRENTIA.
Si cela me convient.
CICÉRON.
Mais le connaissez-vous ?
TÉRENTIA.
Je sais qu’il vous hait.
CICÉRON.
Savez-vous que la nuit dernière il a tenté de m’assassiner ?
TÉRENTIA.
Je sais qu’il s’était chargé d’une vengeance. Il est brave, lui ; il n’y a aucun péril qui put l’arrêter.
CICÉRON.
Que dites-vous ? Quoi, c’est vous qui lui auriez mis à la main le fer homicide ?
TÉRENTIA.
Et tu m’as ôté l’honneur, et je n’oserais t’ôter la vie ?
CICÉRON.
Vous me trompez. Jamais le ressentiment ne vous eût avilie jusque-là. Vous n’eussiez point emprunté la main d’un assassin, vous m’eussiez assassiné vous-même. Térentia, écoutez-moi, écoutez un époux qui vous aima et qui vous aime encore. Voyez l’abîme dans lequel vous vous êtes précipitée. Je puis peut-être vous en tirer, je puis faire connaître au Sénat votre repentir.
TÉRENTIA.
Je ne me repens de rien.
CICÉRON.
Je puis excuser, que dis-je ? donner à vos liaisons avec Catilina le motif le plus généreux.
TÉRENTIA.
Cicéron peut mentir, je le sais ; mais Térentia ne saurait trahir.
CICÉRON.
Je ne vous parlerai point de moi ; mais vous avez une fille qui vous est chère, voulez-vous lui donner la mort ?
TÉRENTIA.
Je veux que sa haine succède à la mienne, et que le spectacle de sa douleur empoisonne le reste de votre vie. Mais vous parlez en père, je crois, vous parlez en époux ? croyez-moi, parlez, agissez en consul et vous ne me craindrez plus.
CICÉRON.
Le moment de ce rôle cruel n’est peut-être que trop prochain.
TÉRENTIA.
Plût au ciel !
CICÉRON.
Les dieux sont justes. Ce Catilina recevra le châtiment de ses forfaits.
TÉRENTIA.
Ces dieux justes en ont laissé d’impunis.
CICÉRON.
Il se ménage un appui dans le malheur, en s’attachant à ce qui m’est le plus cher ; il a lié votre perte à la sienne.
TÉRENTIA.
Je le vois et j’y consens.
CICÉRON.
Ô Catilina, terrible et funeste génie ! si Térentia n’a pu te résister, qui te résistera ?
TÉRENTIA.
À ce génie terrible, joignez celui d’une femme telle que moi, et tremblez. Consul de Rome, tremble de perdre un instant précieux.
Scène VIII
TÉRENTIA, seule
Je lui dictais son devoir, et peut-être ne m’a-t-il pas entendue.
Scène IX
TÉRENTIA, FULVIE
TÉRENTIA.
Hâtez-vous, courez, cherchez ma fille. Dites-lui que cette nuit Rome doit être réduite en cendres, dites-lui que les temples sont remplis d’armes ; dites-lui que les incendiaires se sont distribué les collines ; dites-lui que les maisons des principaux sénateurs seront environnées d’assassins qui donneront la mort à ceux qui échapperont aux flammes ; dites-lui que c’est Cornélius et sa troupe qui doivent veiller à sa porte ; dites-lui que les Gaulois sont en marche pour se joindre aux Apuliens et aux Étruriens commandés par Manlius ; dites-lui que ces brigands ont résolu la conquête de l’Italie, et que, souveraine de l’Empire, je dois épouser Catilina sur les débris du Capitole. Fulvie ! conçois-tu ma joie ? Tous ces scélérats seront saisis ; ils m’accuseront ; on me chargera de fers, on m’interrogera, j’avouerai tout. Je sauverai une seconde fois Cicéron, je sauverai Rome ; Cicéron me condamnera, et je mourrai vengée.
ACTE IV
Scène première
CICÉRON
La conspiration est étouffée dans Rome.
Détail de cette nuit.
Il tient à la main la liste de ceux qui ont été arrêtés, entre lesquels il reconnaît quelques-uns de ses amis. Il s’écrie.
Il en désigne quelques autres par leurs aïeux.
Plusieurs ont mieux aimé se donner la mort que de se laisser prendre.
Il pressent le danger auquel Térentia va être exposée par les délations. Il s’en afflige.
Il s’était promis de surprendre Catilina parmi les factieux ; mais il s’était renfermé chez lui où il recevait des émissaires des différents quartiers de la ville.
L’avis qu’on lui avait donné était exact ; les temples désignés étaient remplis d’armes, les collines étaient occupées par ceux qu’on avait nommés.
Tout n’est pas achevé. Reste l’armée combinée des Apuliens, des Étruriens et des Gaulois, mais il y a pourvu.
Scène II
CICÉRON, TULLIE, FULVIE
CICÉRON.
Il rend grâces à Fulvie.
Rome vous doit son salut et je vous dois la vie.
Il se charge de faire valoir au Sénat l’importance de ce service ; il ne connaît aucun honneur, aucune autre récompense assez grande pour l’acquitter.
FULVIE.
Consul, Rome ne me doit rien ni vous non plus, et l’on ignorera peut-être à jamais à qui ces honneurs, ces récompenses que vous me proposez sont dus ; et si votre fille eût mieux connu l’importance du secret qui lui était confié, mon nom n’eût pas été prononcé et je ne paraîtrais point devant vous.
TULLIE.
Et pouvais-je me taire ? Lorsque j’accusais ma mère, n’a-t-on pas dû me demander quel était mon garant ?
CICÉRON.
Qui que ce soit qui nous ait rendu ce grand service et qui veut rester ignoré, son action et son silence seront consacrés par un monument éternel. Il le verra, et en le voyant son cœur se remplira de joie. La postérité le verra et en le voyant elle apprendra qu’il y avait parmi nous des citoyens capables d’exécuter de grandes choses et d’en dédaigner la récompense.
TULLIE.
On dit que plusieurs des conjurés sont pris.
CICÉRON.
Il est vrai.
TULLIE.
S’ils parlent ?
CICÉRON.
Ils parleront, n’en doutez pas.
TULLIE.
S’ils accusent ma mère ?
CICÉRON.
Ils l’accuseront.
TULLIE.
Et ma mère périra ?
CICÉRON.
Puis-je la sauver, moi, consul, moi, dépositaire des lois ?
TULLIE.
Et vous, mon père, Cicéron, son époux prononcera son arrêt de mort !
CICÉRON.
J’y ai pensé, ma fille. Il ne me reste qu’une ressource, c’est d’abdiquer le consulat, de redescendre à l’état de citoyen et d’orateur et de la défendre.
FULVIE.
Et c’est votre dessein ?
CICÉRON.
J’y suis résolu.
Scène III
CICÉRON, TULLIE, FULVIE, TÉRENTIA
TÉRENTIA.
Vous, me défendre ? Et vous avez pensé que je le souffrirais ? et vous avez pensé que Térentia pourrait se résoudre à lui devoir la vie ! Consul, garde ta place, et fais ton devoir déjuge aussi bien que je saurai faire mon rôle d’accusée. Que diras-tu ? que je n’ai point conspiré ? Je te démentirai. Que j’ai été séduite ? Je te démentirai. Qu’il est faux que j’aie promis ma main à Catilina ? Je te démentirai. Que j’ignorais ses horribles projets ? Je te démentirai. J’en attesterai ta fille, j’en attesterai Fulvie.
À Fulvie.
Et vous, que faites-vous ici ?
FULVIE.
Madame...
TÉRENTIA.
Ne me répondez pas. Je ne vous accuse point, je n’accuse que moi. Si vous avez révélé mes secrets, je devais m’y attendre.
TULLIE.
Ce n’est point Fulvie, c’est moi, ma mère, c’est moi qui vous ai trahie.
TÉRENTIA.
Ma fille, je vous loue, ce que vous avez fait, je l’aurais fait à votre place. Vous avez sauvé Rome, vous avez sauvé votre père.
TULLIE.
Et je vous ai perdue !
CICÉRON.
Je n’ai plus qu’un instant, il s’écoule ; dans un instant je voudrai vous sauver, et je ne le pourrai plus.
TÉRENTIA.
Et tu crois que, si je le voulais, je ne me sauverais pas bien sans toi ? Tu as saisi des conjurés, mais ils ne me connaissent pas ; tu as surpris un traité, le traité des Gaulois avec Manlius, mais je n’y suis pas nommée, mais il n’est pas souscrit de Catilina. Tu as jeté leurs envoyés dans les fers, mais au moment où je te parle ils ne sont plus.
CICÉRON.
Que dites-vous ?
TÉRENTIA.
Ce que tu ignores et ce que je sais, que ces envoyés ne sont plus ; va interroger leurs cadavres et tâche, si tu peux, de les ranimer par ton éloquence. Tu frémis et tu as raison. Catilina et Térentia t’échappent. Tu ne peux arriver à Catilina que par moi, tu ne peux arriver à moi que par Catilina. Oseras-tu sur un simple soupçon disposer de la liberté d’un sénateur ? Songe que celui-ci a des amis et que tu as des envieux ; si tu sais parler, il saura se défendre. Consul, tu n’es pas digne de ta place ; tu hésites, tu crains, tu ne sais ni ce que tu veux, ni ce que tu ne veux pas ; tu ne sais te résoudre à rien. Ce Catilina que tu feins de mépriser et que tu redoutes, c’est lui que les comices auraient dû nommer ; c’est lui qui a l’audace d’un chef de parti et qui aurait eu la fermeté d’un chef de sénat. Cicéron, retourne à la tribune, c’est ta place.
Elle sort.
Scène IV
CICÉRON, TULLIE, FULVIE
TULLIE.
Mon père, pardonnez aux transports d’une femme que de longues douleurs ont aigrie et à qui la vie est devenue d’un poids insupportable.
CICÉRON.
Rien ne la touche, ni l’honneur de son nom, ni la douleur de sa fille, ni ma peine, ni la crainte des lois, ni l’horreur du supplice, ni l’ignominie. Fulvie, vous que vos malheurs ont attachée à son infortune, qui vous êtes renfermée dans sa solitude, qui ne l’avez point quittée et à qui elle ne cela jamais aucune de ses pensées, expliquez-moi l’étrange renversement qui s’est fait dans cette âme.
FULVIE.
C’est l’ouvrage d’un instant.
CICÉRON.
Si elle a résolu de périr, pourquoi préférer la hache d’un licteur ?... Mais le Sénat va s’assembler... Que dirai-je ? Que ferai-je ? Que vais-je devenir ? Je n’oserai parler, et si je me tais, mon silence peut entraîner une infinité de maux. Grands dieux ! inspirez-moi.
TULLIE.
Grâce, grâce, mon père ! Je ne quitte point vos genoux que vous ne me l’ayez accordée.
CICÉRON.
Que cette grâce ne dépend-elle de moi !
TULLIE.
Rappelez-vous votre Tullie. Croyez-vous qu’elle puisse survivre à sa mère ?
CICÉRON.
Je ne vous oublierai pas, ma fille.
Scène V
CICÉRON, seul
Je voudrais me le dissimuler en vain ; ce sont des soupçons trop légèrement conçus. C’est moi qui l’ai égarée et perdue... Auteur de ses attentats, faut-il être encore son délateur ? Après l’avoir déshonorée par un divorce, faut-il l’abandonner à la rigueur des lois et lui ôter la vie ?... Non, je ne m’y résoudrai jamais... Citoyens, reprenez la dignité que vous m’avez conférée, ou plutôt rassemblez-vous autour de moi et mettez en pièces cette robe que je suis indigne de porter, elle ne convient pas à un homme pusillanime et faible tel que moi... Ciel ! que deviens-je ? Ma tête s’embarrasse ; des ténèbres se forment autour de moi. J’entends une voix. Ombre de Brutus, je te vois ; parle, que me veux-tu ?... Tu es époux, tu es père, et tu as voulu être consul... Il est vrai... Sois époux, sois père, mais ne sois pas consul. Fuis, retire-toi dans tes campagnes ; feuillète les ouvrages des philosophes ; prêche aux hommes l’honneur, la vertu, le mépris de la mort, l’enthousiasme de la patrie que tu n’éprouvas jamais. Prends ta plume, consume tes veilles à célébrer mon courage dont tu fais la satire par ta conduite. Et tu es Romain, toi ? Et tu es chef de sénat, toi ? va, tu n’es qu’un vil rhéteur, un discoureur de vertu... Mais nos sénateurs s’avancent... Grands dieux ! Catilina... Est-ce encore une illusion ?... Catilina au milieu d’eux !...
Scène VI
CICÉRON, CATON, CÉSAR, CATILINA et D’AUTRES SÉNATEURS
Cicéron et les sénateurs prennent leurs places ; et aucun ne voulant s’asseoir près de Catilina, il reste seul de son côté.
Cette scène est toute faite dans la première Catilinaire, il ne s’agit que de l’analyser et d’y répandre les traits relatifs à la pièce.
CICÉRON.
Jusques à quand abuseras-tu de notre patience ? Quel sera le terme de ton audace ? Quoi, ces gardes répandus dans la ville et autour de nos demeures, tes complices arrêtés, les flambeaux et les poignards arrachés de leurs mains, ce tumulte qui dure encore, les cris que tu entends, l’indignation de ceux qui te regardent, l’horreur que tu leur inspires et qui les écarte de ta personne : quoi, rien ne t’émeut, rien ne t’apprend que tes projets sont découverts !... Sors.
TOUS LES SÉNATEURS ENSEMBLE.
Sortez, sortez, Catilina.
CATILINA.
Je sors, mais je ne tarderai pas à reparaître.
Scène VII
Le Sénat demeure assemblé.
CICÉRON.
Tu reparaîtras ! Je ne le crains pas ; j’y ai pourvu.
Sénateurs, ses complices ignorés et confondus parmi nous ne tarderont pas à se faire connaître, à se séparer du reste des citoyens et à le suivre ; nous finirons en un instant les longues terreurs dans lesquelles nous avons vécu et dans lesquelles nous vivrions encore. Dieux immortels, qui parlez à mon cœur, je vous en crois ; avant la fin du jour ils seront tous écrasés autour de leur chef, et leur chef avec eux. Cependant qu’une prompte et redoutable justice soit faite de ceux qu’on a saisis la nuit dernière, un poignard dans une main, une torche dans l’autre. Dieux de la patrie, c’est vous qui m’avez soutenu, secondé ; c’est vous qui avez garanti ces murs de l’incendie qu’ils avaient médité, et ces sénateurs qui m’entendent, tous ces citoyens qui ne sont pas encore revenus de leur effroi, de la mort dont ils étaient menacés ; sans vous, des ruisseaux de sang couleraient encore à travers des torrents de flammes. Grâces vous en soient à jamais rendues !
Les scélérats useront sans doute du seul moyen qu’ils aient, non d’éviter, mais d’éloigner leur supplice. Ils ne manqueront pas d’impliquer dans leur complot les citoyens les plus honnêtes et les plus distingués. Mon avis, sénateurs, si vous l’approuvez, c’est que leurs membres dépecés tombent sous la hache sans qu’on les écoute.
CATON.
Et qui sait les aveux que la torture peut en arracher ?
CICÉRON.
Et quelle confiance peut-on avoir dans ces aveux ?
CÉSAR.
Et qui sait les noires impostures dont ces hommes sont capables ? Qui sait si moi, si Caton même, si d’autres noms respectés ne sortiront point de leurs bouches impures ? Je suis de l’avis du consul.
LES AUTRES SÉNATEURS.
C’est aussi le nôtre.
CICÉRON, aux licteurs.
Licteurs, allez, et que les monstres détenus dans les cachots en soient tirés les uns après les autres ; qu’on leur couvre la bouche d’un bandeau, et qu’incontinent ils reçoivent le coup de hache.
À part.
Dieux, vous me protégez. Ô Térentia ! ô ma fille !
Voilà le traité de Manlius avec les Gaulois. Reconnaissez-vous la main des envoyés ? Reconnaissez-vous celle des conjurés ?
UN SÉNATEUR.
Voilà celle d’un tel.
UN AUTRE SÉNATEUR.
Voilà bien celle d’un tel et d’un tel.
UN TROISIÈME SÉNATEUR, tirant une lettre de sa poche.
C’est la même ; c’est la signature des envoyés.
CICÉRON.
Ces envoyés perfides ou se sont défaits eux-mêmes par le poison, ou ils ont été condamnés à un silence éternel par ce Catilina qui redoutait sans doute leur délation.
CÉSAR.
Mais je n’aperçois point le seing de Catilina.
CICÉRON.
S’il l’eût souscrit, il serait arrêté.
CATON.
Quoi, consul, sa vie, son caractère, ses mœurs, ses liaisons secrètes avec tous nos ennemis, des soupçons accumulés sans nombre ne suffisaient pas...
CÉSAR.
Le consul a fait sagement. Si sur le soupçon un sénateur peut être arrêté, qui de nous est en sûreté ?
UN SÉNATEUR.
Qu’un malfaiteur échappe aux lois, mais qu’elles soient respectées.
CATON.
Laissons ces inutiles débats. Consul, la conjuration est peut-être éteinte dans Rome ; mais quelles précautions avez-vous prises contre le péril qui nous menace au dehors ?
CICÉRON.
Pétreïus sous Antoine, et les deux Métellus à la tête des soldats préposés à la garde de nos murs, grossis de la foule des bons citoyens, s’avancent contre eux.
CÉSAR.
J’aurais présumé que dans le choix des chefs Cicéron ne m’eût point oublié ; mais j’estime la valeur de Pétreïus et la prudence des Métellus m’est connue. Il ne nous reste plus que d’adresser des vœux au ciel pour leur succès et que de rendre grâces au consul du salut de Rome et du nôtre.
Scène VIII
LE SÉNAT assemblé, TÉRENTIA, instruite de la mort des prisonniers
TÉRENTIA.
Sénateurs, apprenez à connaître votre chef.
CICÉRON.
Qu’on l’éloigné.
TÉRENTIA.
Qu’on m’écoute. Qu’un consul imprudent laisse échapper le chef d’une conjuration ; qu’il lui laisse le temps de consommer ses projets ; qu’il abandonne au hasard d’un combat le salut de son pays ; que des flots d’un sang généreux coulent sur un champ de bataille pour une goutte de sang impur qu’il eût fallu verser ici ; qu’il expose mille tètes pour une seule qu’il pouvait abattre ; qu’en exterminant tous les prisonniers sans les interroger, sans les avoir entendus, il éternise les troubles en dérobant à votre connaissance une foule de complices, vous l’avez approuvé, cela suffît. Mais demandez-lui pourquoi il vous a tu le nom d’un des principaux conjurés, pourquoi ce conjuré est libre. Y a-t-il aux yeux d’un Romain, d’un juge intègre, d’un consul, quelque acception de personnes, quelque distinction de rang, quelque intérêt de famille, des époux, des mères, des pères, des frères, des enfants, lorsqu’il s’agit d’un crime commis contre l’État ? Caton, qu’en pensez-vous ?
CATON.
Que le salut de l’État est la loi suprême.
TÉRENTIA.
Et vous, un tel ?
UN TEL.
Qu’il est, sans aucune exception, le premier et le plus sacré des devoirs.
TÉRENTIA.
Et vous, un tel ?
UN TEL.
Qu’un père l’écrivit autrefois avec le sang de son fils. Mais ce conjuré, quel est-il ?
TÉRENTIA.
Le voilà, c’est moi.
CATON.
Vous ?
TÉRENTIA.
Oui, moi, moi.
CICÉRON.
Sénateurs, il n’est pas permis de recevoir le témoignage de celui qui veut périr et qui dépose contre lui-même. C’est un insensé dont la tête s’est égarée.
TÉRENTIA.
Tu vas voir si je possède la mienne... Je savais qu’il devait être assassiné l’avant-dernière nuit ; il ne le niera pas. Il savait, lui, que j’avais promis ma main à Catilina ; il ne le niera pas. Je savais que cette nuit Rome devait être réduite en cendres, et que tous ses principaux citoyens, vous, Caton, vous, un tel, vous, un tel, vous, un tel, deviez être égorgés. Cicéron, parle, l’ai-je su, ou l’ai-je ignoré ? Sénateurs, vous faut-il des détails ? Qu’il m’interroge, et je le satisferai sur tout, et sur les temples remplis d’armes, et sur les noms de ceux qui occupaient les collines, et sur le moment, et sur le signal. Qui m’a dit que ce signal auquel tous les édifices devaient être embrasés à la fois, était une flèche enflammée, tirée du sommet de l’Aventin ? Qui est-ce qui m’a révélé la perfidie de Manlius et la séduction des Apuliens et des Étruriens ? Et le traité des Gaulois, faut-il que j’en récite et le contenu et les noms de ceux qui l’ont signé ? Sénateurs, si le sort des armes se décide pour Catilina, tremblez, vous périssez tous. L’Italie tombe dans l’esclavage ; Catilina vainqueur vient mettre à mes pieds la souveraineté de l’empire et du monde, et recevoir ma main sur les ruines de cette ville et les débris de vos autels. Consul, ignores-tu ces faits ? Parle, parle. Tu te tais. Qu’est devenue cette éloquence avec laquelle tu peux te jouer des esprits, rendre vrai ce qui est faux, faux ce qui est vrai ? Puissant orateur de Rome, rival de Démosthène dont tu ambitionnes le talent et dont tu n’auras jamais le courage, une femme te confond.
CICÉRON.
Térentia, lorsque vous venez ici vous accuser vous-même, vous en avez un motif ; quel est-il ?
CATON.
Et que nous importe son motif ? Consul, que répondez-vous ?
CICÉRON.
J’ai voulu la sauver.
CÉSAR.
Sénateurs, c’est l’épouse du consul.
CATON.
C’est une femme répudiée.
TÉRENTIA.
C’est une femme qui n’était pas faite pour lui, ni lui pour elle.
CÉSAR.
Que le pardon de Térentia soit le premier gage de notre reconnaissance.
CATON.
Si l’on pardonne à cette complice, la condamnation des autres fut injuste.
TÉRENTIA.
Caton a raison.
CATON.
César, votre indulgence déplacée pourrait donner d’étranges soupçons.
CÉSAR.
Quels ?
CATON.
Consul, prononcez.
CICÉRON.
Je demande qu’il soit un moment sursis à son jugement.
TÉRENTIA.
Et pourquoi ? mon crime n’a-t-il pas à vos yeux toute l’évidence qu’il peut avoir ? Qu’attendez-vous ?
CATON.
Gardes, qu’on ne la quitte pas.
Scène IX
TÉRENTIA, seule
Gardes sur le fond.
Quelle est sa pensée ? Espère-t-il de moi un moment de faiblesse ? Et cette mort dont tu crois que les approches m’intimideront, tu ne sais pas que je la désire, que j’en accélère l’instant par mes vœux. Cicéron, tu as beau faire, je t’aurai sauvé, j’aurai sauvé Rome, et tu me condamneras... Mais qui sait ce qui se passe dans ce moment ?... Si les uns combattent pour leur pays, les autres combattent pour leur vie... Dieux, achevez mon ouvrage, seuls vous le pouvez ; je ne vous aurai laissé de cette mémorable et terrible journée que la part que je ne pouvais vous ravir. Descendez au milieu de nos guerriers. Père des dieux, prends ton foudre, fais briller les éclairs, rassemble tes nuées sur la tête des impies, qu’ils se méconnaissent et qu’ils s’entr’égorgent dans les ténèbres. Affranchis de l’Élysée les âmes des Lucullus, des Fabius, des Domitius, des Émile, qu’il leur soit permis de combattre encore une fois pour le salut d’un empire qui leur doit sa splendeur. C’est alors qu’un Romain, un seul Romain suffisait contre mille ennemis... Mais ces mille ennemis n’étaient pas Romains... mais dans cet instant chaque Romain combat un Romain...
Qui sait ?... Térentia, tu t’effrayes ! Et pourquoi t’effrayer ? Si la fortune est pour Catilina, ne te reste-t-il pas un poignard contre celui-ci ? Au pied de ces autels où il se propose de te conduire ne peux-tu pas l’étendre mort ?... Le calme renaît dans mon âme... Rome, de tant de héros dont tu te vantes, quel est celui qui m’égalera dans tes fastes ? Scévole, Brutus, Régulus, Térentia, oui, Térentia vous efface tous. Vous mourûtes pour votre patrie, mais la gloire vous soutenait. Ma mort sera la même que la vôtre, mais je vois l’ignominie qui m’attend et je la brave. Vous défendîtes des citoyens qui vous étaient chers, et je sauve, que dis-je ? et je m’immole pour un époux qui m’a outragée. Vous étiez des hommes, et je ne suis qu’une femme. Vingt fois vous aviez vu la mort dans les combats, et mes jours se sont écoulés dans la paix et la solitude de mes foyers ou de nos temples. L’admiration des siècles vous était assurée, je me dévoue, moi, à leur imprécation. Vous aviez à répondre à de hauts faits par des faits plus grands encore ; moi je n’eus d’autre ambition que celle qui convenait à mon sexe, de vivre et de mourir ignorée ; rien ne m’avait préparée au rôle que je fais. Vous couvriez vos noms et ceux de vos aïeux d’un éclat immortel ; je ne laisse que la honte aux miens. Vous montrâtes tous des vertus que vous aviez ; moi, j’adopte des forfaits que je n’ai pas commis... Dieux de Rome, êtes-vous satisfaits ?
ACTE V
Scène première
FULVIE
Elle voit le moment du supplice de Térentia s’approcher ; elle s’en effraye. Elle se reproche sa condescendance, elle se reproche un serment indiscret. Elle est tentée de révéler tout à Cicéron, au Sénat, et de sauver son amie. Auparavant elle fera un dernier effort sur elle.
Scène II
FULVIE, TÉRENTIA
Térentia voit la profonde tristesse de Fulvie.
Fulvie attaque son projet et lui redemande son serment.
Térentia persiste. Fulvie en est traitée avec mépris. Elle ne lui laisse que l’alternative ou de lui rester fidèle, ou de la voir périr sur-le-champ de sa propre main.
Tout ce que je puis t’accorder, c’est de parler quand je ne serai plus. Alors va trouver le perfide ; dis-lui, si tu veux, etc.
FULVIE.
Il me fera un crime de mon silence, il me traduira devant les lois, et vous perdrez le fruit de votre vengeance, ou je périrai.
TÉRENTIA.
Si tu crains la mort, je te laisse la liberté de te taire. Mais j’y ai pensé ; tiens, prends cet écrit, tu ignoreras ce qu’il contient, et lorsque l’arrêt du consul et la hache du licteur auront consommé mon destin, tu le remettras à Cicéron, au Sénat, à qui tu voudras, ou tu ne le remettras pas. Et parlons d’autre chose.
Térentia lui demande si l’on a quelques nouvelles de l’armée.
Fulvie lui répond que Rome est dans les alarmes, que l’action dure depuis la pointe du jour jusqu’à ce moment, sans qu’on sache encore de quel côté l’avantage restera. Les Romains ont perdu un tel, les conjurés un tel.
TÉRENTIA.
Et Catilina ?
FULVIE.
Il est vivant.
TÉRENTIA.
Allez, Fulvie, et informez-vous s’il reste une Rome et un sénat.
Scène III
TÉRENTIA, TULLIE
Cette scène doit être du plus grand pathétique.
Tullie désespère absolument du salut de sa mère. Elle ne voit que l’horreur de l’avoir conduite au supplice. Elle s’exhale en imprécations contre Fulvie, contre son père, contre Catilina, contre Rome.
L’image de sa mère la tête penchée sous la hache du licteur lui dérange la tête ; elle s’évanouit.
Faites tous vos efforts pour que cette scène déchire l’âme. Il me faut ici un chef-d’œuvre, rien de moins.
Je ne me sens pas la force de l’ébaucher ; c’est que ces morceaux-là se font et ne s’ébauchent pas.
Scène IV
TÉRENTIA, CICÉRON, TULLIE
Térentia reproche à Cicéron de n’être pas à l’armée. Que faites-vous ici ?
Cicéron lui représente que le consul ne sort pas de Rome. Il serait trop heureux de pouvoir mourir.
TÉRENTIA.
Voilà ma fille et la vôtre, je vous la remets, bientôt elle n’aura plus que vous. Meilleur père qu’époux, pardonnez-lui sa mère.
CICÉRON.
Térentia, restez. Ma fille, laissez-nous.
TULLIE.
Mon père, nous reste-t-il quelque espoir ?
CICÉRON.
Hélas ! mon enfant, je l’ignore.
Scène V
TÉRENTIA, CICÉRON
TÉRENTIA.
Que me veut Cicéron ?
CICÉRON.
Conjurer Térentia par elle-même, par sa fille, par un époux coupable peut-être, mais désolé, de se réconcilier avec la vie, et de consulter avec moi sur les moyens de la sauver, s’il en est quelques-uns.
TÉRENTIA.
Quand je pourrais me résoudre à vivre, quand j’aurais la bassesse de recourir à votre éloquence, quand on verrait Cicéron entre sa femme suppliante et sa fille prosternée implorer la clémence du Sénat, me persuaderez-vous que les lois soient tombées dans un tel mépris que le pardon me fût accordé ? Et quand ce pardon me serait offert, croyez-vous que je l’acceptasse ? Non. Cicéron, sais-tu qui tu sollicites de vivre ? Ce n’est point une conjurée, ce n’est point une ennemie de la patrie, ce n’est point une femme répudiée, c’est l’épouse de Catilina ; si je ne la suis pas encore, j’ai promis de l’être et on le sait. Crois-tu qu’on puisse porter cette tache dans Rome ? Serais-tu assez lâche pour m’en donner le conseil ? Que veux-tu que Térentia devienne ? Qui daignera l’approcher ? La condamnes-tu à souffrir de longues années les regards indignés de tout un peuple ? Crois-moi, il ne nous reste à l’un et à l’autre qu’un parti à tirer de notre situation : à moi, de mourir, à toi, de m’envoyer à la mort. Honore-toi, honore ta fille par ta fermeté à prononcer ma sentence ; sois père, sois Romain, sois consul. S’il arrivait qu’un sénat injuste et faible se partageât, élève ta voix, fais parler la patrie ; émule de Régulus, ne cesse que quand tu auras ramené tous les avis au tien. Si dans cette circonstance tu te souviens de moi, si tu cèdes aux pleurs de ta fille, tu n’es qu’un homme ordinaire ; si tu nous oublies, tu inscris ton nom dans nos fastes à côté des noms les plus illustres.
CICÉRON.
Térentia, mettez votre fille à votre place et supposez-vous à la sienne ; dites, que feriez-vous ?
TÉRENTIA.
Je l’exhorterais à mourir, et peut-être saurais-je mourir après elle.
CICÉRON.
Non, non, vous m’embrasseriez, vous embrasseriez votre fille ; nous forcerions les portes du Sénat, nous en ferions retentir les voûtes de nos cris, et elles ne se tairaient pas que nous n’eussions obtenu sa grâce.
TÉRENTIA.
Je ne sais si je m’humilierais jusque-là ; mais je sais ce que la justice commande, ce que l’amour de la patrie exige et qu’un digne consul doit faire, et je te l’apprends... Mais je vois avancer les sénateurs... Consul, songe à ton honneur, songe à l’honneur de ta fille et fais ton devoir.
Scène VI
CICÉRON, CATON, D’AUTRES SÉNATEURS
CATON.
Le sort de Rome est encore indécis. Jamais une fureur plus égale n’anima des combattants.
CICÉRON.
Je ne vois point César.
CATON.
Mes soupçons l’ont blessé, il est allé se joindre à nos amis, et il ne nous reste plus qu’à purger Rome.
CICÉRON.
Caton, je vous entends. Je pourrais dans ce moment faire parler mes services et vous représenter que Térentia fut mon épouse et que Tullie est ma fille. Mais, sénateurs, songez que si l’une a conspiré, l’autre a révélé la conspiration ; que si Térentia nous a voulu perdre, Tullie nous a sauvés. Ce n’est point un époux qui vous redemande sa femme, c’est une fille généreuse qui vous redemande sa mère ; si vous la lui refusez, c’est elle qui l’aura conduite au supplice. Elle en mourra de douleur, n’en doutez pas. Sa mort sera-t-elle la récompense de notre salut ? Songez combien cette enfant a souffert et quel sort vous lui réservez. La condamnerez-vous à des larmes intarissables, peut-être même au repentir d’une grande action ? Si elle rend à sa mère ce qu’elle lui doit, elle détestera Rome ; si elle prend les sentiments que vous en exigez, c’est une fille cruelle en qui la nature est muette. Sans elle, sénateurs, je ne vous parlerais pas, cette ville ne serait plus, votre sang aurait été répandu, ces murs auraient été renversés, tous ces édifices consumés, et il n’y aurait ni temples, ni Capitole, ni autels, ni citoyens, ni Sénat. Pour moi, sénateurs, s’il faut que je prononce la sentence de Térentia, permettez que je me dépouille de cette robe dont vous m’avez revêtu. Puissent les Romains la conférer à quelque autre qui la mérite mieux et qui vous rende, s’il est possible, de plus grands services. J’abdique.
CATON.
J’opine à ce que l’abdication du consul ne soit point acceptée.
UN AUTRE SÉNATEUR.
J’ajouterai : et à ce que, dans la délibération présente, on ne prenne point sa voix.
CATON.
Si Cicéron y consent, j’y consens aussi ; et malgré l’authenticité et l’atrocité des crimes de Térentia, s’il y a quelques vœux pour l’absoudre, j’y joins le mien.
On va aux opinions ; cependant Cicéron est absorbé dans sa douleur.
Le sénateur qui a été aux opinions dit : « Le Sénat condamne à la mort Térentia. Qu’on l’introduise, qu’elle entende sa sentence et qu’elle soit exécutée sur-le-champ. »
CICÉRON.
Ô dieux !
Scène VII
CICÉRON, CATON, LES SÉNATEURS, TÉRENTIA, GARDES au fond du théâtre
Térentia entre suivie d’un licteur armé de sa hache. Le consul s’est couvert le visage.
TÉRENTIA, tournant ses regards sur les sénateurs.
Sénateurs, votre silence m’apprend que vous êtes justes, et je vous en félicite. Qu’avant de mourir, l’on m’apprenne seulement si Catilina a vaincu ou s’il est défait.
CATON.
Nous l’ignorons encore.
TÉRENTIA.
J’emporterai donc un regret en mourant.
En parlant elle dépouille son cou. Le licteur veut l’aider. Au licteur.
Ne me touche pas.
À Cicéron.
Ton supplice va commencer et le mien va finir. Adieu, sois heureux, si tu peux.
Elle baisse sa tête ; le Licteur veut la baisser davantage. Elle lui dit.
Parle, je ferai ce que tu me diras ; mais encore une fois, ne me touche pas. Suis-je bien ?
LE LICTEUR.
Oui.
TÉRENTIA, arrêtant le licteur.
Un moment.
À Cicéron.
Je te recommande ma fille.
Elle se replace. Le licteur lève sa hache.
Scène VIII
CICÉRON, CATON, LES SÉNATEURS, TÉRENTIA, TULLIE, GARDES, LICTEUR
TULLIE.
Arrête, licteur ; que ta hache commence par couper ces deux bras.
TÉRENTIA.
Ma fille, que faites-vous ?
TULLIE.
Je demande la mort... Qu’on me donne la mort... Sénateurs, par pitié, faites-moi frapper la première.
Scène IX
CICÉRON, CATON, LES SÉNATEURS, TÉRENTIA, TULLIE, FULVIE, GARDES, LICTEUR
TÉRENTIA, à Fulvie.
C’est trop tôt. Prends garde, tu as juré, tu vas manquer à ton serment.
FULVIE.
Mon serment fut impie... Consul, sénateurs, ouvrez et lisez.
CATON prend le billet et lit.
« J’ai promis ma main à Catilina pour obtenir sa confiance. Je n’ai recherché sa confiance que pour prévenir ses funestes projets. Je les confiais à Fulvie qui les confiait à ma fille qui t’en instruisait. La femme que tu as déshonorée t’a sauvé la vie deux fois ; elle a sauvé sa patrie, et tu l’as fait mourir sous la hache. Apprends maintenant à connaître Térentia, et meurs de douleur et de honte. »
LES SÉNATEURS.
Ciel !
TULLIE.
Ma mère !
CICÉRON.
Térentia !
FULVIE, à Tullie et à Térentia.
Me pardonnerez-vous ?
CICÉRON.
Ô femme digne d’un meilleur époux !
TÉRENTIA.
Ne vous repentez pas d’une injure qui vous a tous sauvés.
Scène X
CICÉRON, CATON, LES SÉNATEURS, TULLIE, FULVIE, CÉSAR
CÉSAR.
Nous avons vaincu, le traître n’est plus. On apporte sa tête ; elle a coûté du sang. Il a combattu et il est mort en grand homme. Ses complices sont tous tombés le visage tourné à leur ennemi, et le petit nombre de ceux qui n’ont pu trouver la mort se la sont donnée.
TÉRENTIA.
Votre victoire m’enlève ma victime. S’il n’eût perdu la vie sur le champ de bataille, vous voyez ce poignard, je le lui réservais au pied de l’autel où son orgueil s’était flatté de me conduire.
CATON, à César.
Voilà celle à qui Rome doit son salut.
CICÉRON.
Que ce jour soit consacré par une fête annuelle. Qu’on élève à Térentia un monument qui la montre foulant un traître sous ses pieds. Sénateurs, n’y consentez-vous pas ?
LES SÉNATEURS.
Nous y consentons tous.
[1] Un peu plus loin, Diderot nomme le mont Aventin.