Crispin musicien (HAUTEROCHE)

Comédie.

Représentée pour la première fois en juillet 1674.

 

Personnages

 

DORAME

DAPHNIS, fille de Dorame

LISE, fille de Dorame

TOINON, servante de Dorame

PHÉLONTE, amant de Daphnis

MÉLANTE, amant de Lise

FANCHON, servante de Phélonte

BONIFACE, précepteur du frère de Phélonte

ANASTASE, précepteur du fils de Dorame

CRISPIN, valet de chambre de Phélonte

LA RONCE, laquais de Phélonte

LE BRETON, valet de Mélante

UN MAÎTRE DE MUSIQUE, garçon

LA FLUTE, violon, habillé en laquais de Phélonte

JOLI-CŒUR, habillé en laquais de Phélonte

QUATRE AUTRES VIOLONS, habillés en laquais de Phélonte

 

La Scène est à Paris, dans la Maison de Phélonte et dans celle de Dorame.

 

 

PRÉFACE

 

Si l’on doit juger d’une Comédie par sa réussite, j’ai lieu de croire que celle-ci n’est pas des plus méchantes. Quarante représentations de suite dans la plus mauvaise saison de l’année, me persuadent aisément qu’elle n’est pas sans mérite ; et à parler de bonne foi, je pense qu’un autre en ma place, aurait peine à ne pas se laisser aller à cette persuasion. Le Public, qui décide ordinairement de ces sortes d’Ouvrages, a paru fort content de celui-ci : mais parmi tant de beau monde qui l’est venu voir en foule, il s’est rencontré de ces Critiques à outrance, qui ne lui ont pas été si favorables.  Ils ont, suivant leur chagrin naturel, condamné plusieurs endroits de cette Comédie ; mais le succès qu’elle a eu, m’a vengé pleinement de la malignité de leur humeur critiquante. J’ai le plaisir de voir malgré eux, que sans cabale et sans aucune brigue, cette Pièce s’est d’elle-même attirée l’estime de tout Paris, et que je n’en suis obligé qu’à l’équité du public, et au soin de mes Camarades. Ces Messieurs les Critiques ont crû donner une grande atteinte à cette Comédie, en faisant remarquer qu’il y a peu de sujet ; mais je ne vois pas que ce soit un grand défaut, ni que cette remarque me soit désavantageuse. Je sais comme eux, qu’on y trouvera une duplicité d’action ; mais je sais bien aussi que l’action épisodique est moindre que la principale, que cette duplicité n’est pas sans liaison, et qu’il est aisé de connaître que c’est par les personnages épisodiques que le dénouement s’en fait. On dit qu’ils m’ont fait la grâce de passer légèrement sur la conduite ; mais qu’ils ont blâmé fortement quelques personnages, qui selon leur censure, pouvaient être retranchez sans rien altérer du sujet. J’avoue qu’il y en a quelques-uns que possible, j’aurais pu retrancher ; mais j’ose dire qu’ils ont produit un trop bon effet dans la Pièce, pour croire que je me repente jamais de les y avoir laissez : outre, qu’à considérer la chose avec un peu de réflexion, on verra que ces personnages ne sont pas si détachés que ces Messieurs ont voulu se l’imaginer. Le Musicien attendu par les filles de Dorame, inspire la pensée à Toinon de faire Crispin Maître de Musique, pour se tirer de l’embarras où ils sont ; et cette adresse dont elle se sert en cette rencontre, donne lieu à des incidents fort agréables, qui aident beaucoup au dénouement.  Le Breton qui vient au quatrième acte pour faire un message à  Phélonte de la part de Mélante son Maître, ne rompt point le fil de l’action : il était de la prudence de Mélante en cette occasion d’envoyer avertir Phélonte de sa venue, afin de ne pas exposer la personne qu’il aime à la vue des gens que le hasard pouvait faire rencontrer au logis de Phélonte. Pour prévenir cet inconvénient, Mélante y envoie son Valet ; et, n’en ayant point de réponse, il y vient lui-même : ainsi on peut conclure que la Scène du Breton n’est pas tout-à-fait inutile, et que son personnage est en quelque façon attaché à la Pièce. À la vérité, Mélante y pouvait venir d’abord ; mais, en de pareilles occurrences, un Amant n’abandonne guère sa Maîtresse, particulièrement lorsqu’il a un Valet sur lequel il peut se reposer. Sans m’arrêter à répondre à toutes les chicanes des Critiques, je dirai, en passant, que nous avons quantité d’exemples de ces personnages que ces Messieurs trouvent étrangers au sujet, qui souvent ont fait naître au Théâtre des plaisanteries fort spirituelles. Plaute et Terence n’ont point fait de difficulté de s’en servir ; et l’illustre Molière, ayant suivi leurs traces, ne s’en est pas mal trouvé. Ce n’est pas que je veuille dire par là que ces exemples soient toujours bons à suivre ; au contraire, je tiens que l’art est un chemin bien plus certain, et que ses préceptes conduisent plus sûrement à la perfection que ne font ces sortes de libertés, quoiqu’elles aient été fort heureuses. Il est constant qu’on ne peut jamais déplaire avec l’art, et qu’il est dangereux de s’écarter de ses règles ; mais je crois qu’on est pas tout-à-fait condamnable quand en le faisant on réussit, et qu’on trouve le moyen de plaire, qui est le but de ce grand art.

 

 

ACTE I 

 

Il se passe dans l’antichambre de Phélonte, où d’abord il doit y avoir un clavecin, sur le côté du devant du théâtre ; et dans le fonds, des sièges aux deux côtés. Sur un siège, on voit un gros manteau de campagne ; sur un autre, un chapeau sans plumes ; les plumes sont sur un siège près de celui du chapeau.

 

 

Scène première

 

LA RONCE, SIX VIOLONS, habillés en laquais comme lui

 

LA RONCE, à ses camarades.

Hé ! Messieurs, un moment : concertons entre nous.

De notre peu de soin Monsieur est en courroux :

Nous avons, sans mentir, beaucoup de nonchalance.

Les Violons jouent l’ouverture.

Allons, cela va bien : mais plus de négligence.

Ils sortent tous.

 

 

Scène II

 

CRISPIN entre du côté opposé à celui par où sont sortis les Violons

 

Ah ! Crispin ! ah Crispin ! Quel destin rigoureux

T’a laissé voir Toinon, pour en être amoureux !

Que d’angoisse en aimant ! Ah, Ciel ! ah, destinée !

Il faut souffrir. Amour ! cruel sort ! l’hyménée... !

Je ne sais où j’en suis, et ma raison se perd :

J’ai l’esprit bouché, moi, qui l’eus toujours ouvert.

Cette vivacité que j’avais d’ordinaire

À sortir promptement d’une mauvaise affaire,

Et qui de tout Paris me faisait admirer, 

M’abandonne ! Amour, ah ! laisse-moi respirer.

Hé ! tout doux, dans mon cœur ne descends pas si vite.

Quoi ! tu ne peux ailleurs chercher un autre gîte ?

 

 

Scène III

 

LA RONCE, avec les SIX VIOLONS, tenant chacun leur instrument, CRISPIN

 

CRISPIN, les apercevant.

Peste des Importuns !

LA RONCE, à Crispin.

Est-il jour là-dedans ?

CRISPIN, répondant chagrinement.

Oui.

LA RONCE.

Personne aujourd’hui ne mange-t-il céans ?     

CRISPIN.

Je ne sais.

LA RONCE.

Jouerons-nous ?

CRISPIN.

Hé ! qui vous en empêche ?

LA RONCE.

Ouais ! Crispin, du matin, a l’humeur bien revêche !

CRISPIN.

Je l’ai comme il me plaît.

LA RONCE.

Monsieur est-il au lit ?

CRISPIN.

Non ; il est habillé.

LA RONCE.

Bon. Que fait-il ?

CRISPIN.

Il lit.

LA RONCE.

Nous pouvons donc jouer ?

CRISPIN.

Le diable vous emporte !

Jouez, ne jouez pas, tout cela ne m’importe.

Mais trêve aux questions : si tu m’en fais jamais...

LA RONCE.

Hé bien ?

 

 

Scène IV

 

PHÉLONTE, CRISPIN, LES SIX VIOLONS

 

PHÉLONTE ouvrant la porte de sa chambre.

Quel bruit entends-je ?

CRISPIN.

Hé ! ce sont vos Laquais.

PHÉLONTE.

Qu’on se taise.

LA RONCE, à Phélonte.

Monsieur, c’est lui qui nous querelle.

CRISPIN.

Je...

PHÉLONTE.

Paix.

LA RONCE.

Nous sommes prêts à cette ritournelle

Que vous...

PHÉLONTE rentrant.

J’entends : allez, ce sera pour tantôt.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, LA RONCE, LES SIX VIOLONS

 

Les six Violons font une révérence à Crispin.

LA RONCE, à Crispin.

Je suis fâché...

CRISPIN, à La Ronce.

Faquin !

LA RONCE.

C’est votre honneur.

CRISPIN.

Maraud !

Si...

LA RONCE.

Maraud ! Autrefois nous étions camarades :

D’où vient donc cet orgueil et ces folles boutades ?

CRISPIN.

Point de comparaison, vois-tu ! car...

LA RONCE.

En effet,

Au nom d’homme de chambre on doit un grand respect.

CRISPIN, menaçant.

Fat... !

LA RONCE, lui faisant la révérence.

C’est votre honneur.

CRISPIN.

Sors, avec toute ta clique.

 

 

Scène VI

 

CRISPIN, seul

 

On est, dans ce logis, accablé de musique ;

Je n’y puis en repos rêver à mon amour :

Je n’entends qu’A mi la, qu’F ut fa, tout le jour ;

Que B mol, fugue, tierce...

 

 

Scène VII

 

FANCHON, CRISPIN

 

CRISPIN, apercevant Fanchon.

Ah ! voici la parleuse.

FANCHON.

Bonjour, Crispin.

Crispin la salue.

Toujours dans ton humeur grondeuse ?

CRISPIN, à part.

Ah ! que je hais les gens qui, sur les moindres cas,

Commencent de parler, pour ne déparler pas !

FANCHON.

Que dis-tu ?

CRISPIN.

Rien.

FANCHON.

Sais-tu si Monsieur me demande ;

S’il n’a point à traiter quelque gaupe friande,

Qui viendra, sans raison, censurer chaque mets,

Et faire ici crier Servantes et Valets ?

Je hais cela tout franc, Crispin ; et sur mon âme,

J’aime mieux voir ici quatre hommes, qu’une femme.

Je sais que tu diras : « Monsieur le veut ainsi ».

Ta raison est fort bonne, et je l’approuve aussi :

Le servant, tu ne dois aspirer qu’à lui plaire.

CRISPIN.

Et ne le sers-tu pas, toi ?

FANCHON.

C’est une autre affaire :

Ce que je fais pour lui, c’est par affection.

CRISPIN.

Je ne m’oppose point à la distinction ;

Entre vous le débat.

FANCHON.

Laisse-là la sottise ;

Auprès de moi tu sais qu’elle n’est pas de mise ;

Toutes mes actions ont dû t’en informer.

J’aime fort notre Maître, et j’ai lieu de l’aimer ;

Il ne me traite pas sur le pied de Servante :

Mais dis, quelle autre aussi gouverna mieux sa tante ?

Cette Dame mal saine, au lit depuis deux ans,

M’oblige, quoiqu’on die, à demeurer céans :

D’ailleurs, la Dame morte, il en vient quelque chose.

CRISPIN.

Je n’y demande rien : qu’on se taise, ou qu’on cause... 

FANCHON.

Pour un garçon d’esprit, c’est répondre fort mal.

CRISPIN.

Et qu’ai-je affaire aussi...

FANCHON.

Que tu deviens brutal !

CRISPIN.

Je deviens... Laisse-moi.

FANCHON.

Brutaliser encore !

Sais-tu que, depuis peu, ton bon sens s’évapore.

CRISPIN.

Qu’il s’évapore, ou non, que t’importe cela ?

Va-t’en étudier ton ré mi fa sol la,

Ou bien voir si la tante...

FANCHON.

Hom !... Ta mélancolie

A des égarements qui vont à la folie :

Prends garde à toi, Crispin.

CRISPIN.

Oh ! parle tout ton soûl :

Si je te dis plus rien, qu’on me rompe le cou.    

FANCHON, mettant le bout du doigt à son front.

Hom...

CRISPIN, faisant la même chose, par dépit.

Hom !...

 

 

Scène VIII

 

PHÉLONTE, FANCHON, CRISPIN

 

PHÉLONTE entrant.

Bonjour, Fanchon.

FANCHON après avoir fait une révérence.

Hier Monsieur votre frère

Vint avec son Pédant ici.

PHÉLONTE.

Qu’y vint-il faire ?

FANCHON.

Hé ! pour tâcher, Monsieur, à refaire sa paix.

PHÉLONTE.

Fanchon, en sa faveur, ne me parles jamais ;

C’est un petit mutin par trop incorrigible, 

Et ma facilité lui deviendrait nuisible :

Qu’il demeure au Collège avec son Précepteur,

Et me laisse en repos ; autrement...

FANCHON.

Hé ! Monsieur,

Songez...

PHÉLONTE.

C’est un esprit qu’il est bon de réduire ;

Et sur ce qu’il me doit je veux un peu l’instruire : 

Il n’en sera que mieux. Mais viens çà ; dis, Fanchon,

Sais-tu ce menuet ?

FANCHON.

Oui, Monsieur.

PHÉLONTE.

Tout de bon ?

FANCHON.

Oui.

PHÉLONTE.

Mais bien ?

FANCHON.

Je le crois. Vous plaît-il de l’entendre ?

PHÉLONTE.

Ah ! tu l’offres trop bien, pour vouloir m’en défendre.

Çà, voyons.

Il s’en va à son clavecin.

FANCHON.

Seulement donnez-moi votre ton ; 

Puis...

PHÉLONTE, après avoir préludé.

Le voilà.

Fanchon prélude : La, la, la, la, etc.

Fort bien.

FANCHON.

Vous raillez ?

PHÉLONTE.

Point.

FANCHON.

Si.

PHÉLONTE.

Non.

Allons, chante.

FANCHON chante.

« On passe en douceur la vie,

« Quand on aime le bon vin :

« Mais quand on chérit Silvie,

« On a souvent du chagrin.

« On passe en douceur la vie,

« Quand on aime le bon vin.

PHÉLONTE.

Fort bien.

FANCHON poursuit.

« Un Buveur, en homme habile,

« Conserve sa liberté ;

« Car l’Amant le plus tranquille

« Est toujours inquiété.

« Un Buveur, en homme habile,

« Conserve sa liberté.

PHÉLONTE.

Tu deviendras savante,

Si...

 

 

Scène IX

 

LA RONCE, PHÉLONTE, FANCHON, CRISPIN

 

PHÉLONTE, à La Ronce.

Qu’est-ce ?

LA RONCE, à Phélonte.

C’est, Monsieur, Madame votre tante,

Qui demande Fanchon.

PHÉLONTE, à Fanchon.

Je n’ose t’arrêter.

FANCHON, à Phélonte.

Êtes-vous content ?

PHÉLONTE.

Fort.

FANCHON.

Vous voulez me flatter. 

PHÉLONTE.

Point du tout : j’ai, crois-moi, grand plaisir à t’entendre.

FANCHON.

C’est beaucoup pour moi.

PHÉLONTE.

Va, ne te fais point attendre.

Fanchon sort.

 

 

Scène X

 

PHÉLONTE, CRISPIN, LA RONCE

 

La Ronce, fais venir la Flûte, et Joli-cœur.

LA RONCE.

Faut-il qu’il ait sa basse ?

PHÉLONTE.

Oui. Reviens.

LA RONCE.

Bien, Monsieur.

 

 

Scène XI

 

PHÉLONTE, CRISPIN

 

Phélonte touche le clavecin.

 

 

Scène XII

 

LA FLÛTE, JOLI-CŒUR, PHÉLONTE, LA RONCE, CRISPIN

 

PHÉLONTE, après avoir touché quelques accords.

Allons, cette Chaconne en C sol ut.

Ils jouent tous ensemble la Chaconne. 

Qu’on range  

Ce clavecin.

La Ronce et les deux Violons rangent le clavecin au fond du théâtre.

PHÉLONTE, à La Ronce et aux Violons.

Sortez.

 

 

Scène XIII

 

PHÉLONTE, CRISPIN

 

CRISPIN, à part, rêvant.

Amour, quel sort étrange !

PHÉLONTE.

Là, prendras-tu le soin d’ajuster mon chapeau ?

CRISPIN, lui présentant son manteau.

Le voilà.

PHÉLONTE.

Pourquoi donc m’apporter mon manteau ?

CRISPIN.

Vous me le demandez.

PHÉLONTE.

Moi, je te le demande ?

CRISPIN, le reportant.

Oui.

PHÉLONTE.

Peut-on soutenir imposture plus grande ?

Quoi ! Tu continueras à me faire enrager ?

Aujourd’hui, d’avec moi, songe à déménager ;

Autrement, mille coups feront ta récompense.

CRISPIN.

Eh ! Monsieur...

PHÉLONTE.

Quoi, Monsieur ?

CRISPIN.

Un peu de patience.

PHÉLONTE.

Un peu de patience ! Hé ! Monsieur le coquin, 

Depuis un mois et plus, qu’il faut, soir et matin,

Qu’à tes égarements ma bonté fasse grâce,

Qu’un autre à me servir à tous coups prend ta place,

Que tu pers le bon sens, sans espoir de retour,

Que je vois ta folie augmenter chaque jour, 

Que d’instant en instant la raison t’abandonne,

Que tu fais à rebours tout ce que je t’ordonne ;

Un peu de patience ! Ah ! c’en est trop souffrir :

Que l’on sorte au plutôt, et sans plus discourir ;

Sinon...

CRISPIN.

Monsieur, de grâce...

PHÉLONTE.

Hé bien ! que veux-tu dire ? 

CRISPIN.

C’est que je sens un mal qui... tous les jours empire.

Si vous saviez... Ah ! ah !

PHÉLONTE.

Si je prends un bâton,

Je pourrais t’obliger à  prendre un autre ton :

Crains de pousser à bout ma patience extrême ;

Qu’as-tu donc ? parle, ou bien...

CRISPIN.

Hé, Monsieur ! c’est que j’aime.  

L’amour, depuis un mois, me fait devenir fou,

Nuit et jour je soupire, et dors moins qu’un hibou ;

Enfin j’en sens, Monsieur, une peine cruelle.

PHÉLONTE.

L’Amour, me dites-vous, vous trouble la cervelle ?

CRISPIN.

Oui, Monsieur ; cet amour a sur moi tout pouvoir, 

Et c’est lui qui me fait oublier mon devoir.

PHÉLONTE.

Ah ! puisque cet amour est si peu raisonnable,

Je veux, pour le punir, te frotter comme un diable,

À grands coups redoublez le chasser de chez toi.

CRISPIN.

Hé, Monsieur ! de ce mal faut-il se prendre à moi ? 

PHÉLONTE.

À qui donc, traître, à qui veux-tu que je m’en prenne,

Dis.

CRISPIN.

À ce chien d’amour, qui sans cesse m’entraîne

Vers l’objet dont mon cœur est embrasé...

PHÉLONTE.

Maraud !

Aimer, toi !

CRISPIN.

Mon bon sens, Monsieur, a fait le saut.

PHÉLONTE.

Et pourquoi donc d’aimer as-tu l’extravagance ? 

CRISPIN récite ce couplet à peu près comme à bâtons rompus.

Hé ! l’on aime souvent lors que moins on y pense :

L’Amour, ce petit Dieu, se glisse dans le cœur,

Et, sans nous consulter, il s’en rend le vainqueur.

Quand par un doux regard un bel œil nous enflamme,

Nous sentons tout-à-coup je ne sais quoi dans l’âme ; 

Sans dessein toutefois on se laisse enflammer,

On aime, en ce moment, sans que l’on veuille aimer :

Cet amour qui toujours vient nous surprendre en traître...

Dans le cœur qu’il surprend, se fait chérir en maître ;

La raison, de l’aider, se fait comme une loi ; 

Ce cœur avec plaisir succombe malgré soi,

Et cette passion d’une âme grande... et haute...

Enfin vous voyez bien que ce n’est pas ma faute.

PHÉLONTE.

Où diable a-t-il donc pris tout ce langage-là ?

CRISPIN.

Les Amants parlent-ils autrement que cela ? 

PHÉLONTE.

Il a pris ces grands mots dans quelque Comédie.

CRISPIN.

Il est vrai, j’en ai leu plus de cent en ma vie ;

Mais l’Amour, de lui-même est un grand Précepteur,

Il sait faire parler un fat en Orateur ;

Le plus grossier, par lui, manque peu d’éloquence.  

PHÉLONTE.

Et par lui le plus sage est plein d’extravagance ;

Par lui je vois cent fous que j’ai peine à souffrir.

Sans plus me raisonner, qu’on pense à s’en guérir,

Ou les coups de bâton t’iront rendre visite.

CRISPIN.

Hé ! Monsieur, d’un tel soin, de grand cœur je les quitte ;

Leur visite est mal propre aux gens qui sont Amants.

Morbleu ! si de l’amour vous sentiez les tourments

Pour l’objet inconnu de vos galanteries

À qui vous en contez les soirs aux Tuileries,

Vous verriez...

PHÉLONTE.

Que verrais-je ?

CRISPIN.

Hé ! vous verriez, Monsieur, 

Quel lutin est l’Amour, quand il est dans un cœur.

PHÉLONTE.

Je me ris des effets de sa lutinerie.

CRISPIN.

Tout franc, ne tournez point la chose en raillerie :

Après que contre lui l’on a bien regimbé,

Souvent on est contraint de venir à jubé ;

Et, si je m’y connais, cette Dame masquée,

Qui sur vos doux propos ne s’est point expliquée,

Peut enfin...

PHÉLONTE.

De mon cœur je viens toujours à bout.

CRISPIN.

Mais il ne faut qu’un jour, Monsieur, pour payer tout.

PHÉLONTE.

Je crains peu...

CRISPIN.

Cependant vous la courrez : peut-être 

Vous y verrai-je pris ; car l’Amour est bien traître ;

La Dame a de l’esprit, et pourra vous toucher.

PHÉLONTE.

Mais toujours sous un masque elle aime à se cacher ;

Par là je la crois laide.

CRISPIN.

Et si, comme il peut être,

Quand sans masque à vos yeux elle voudra paraître,

Vous lui trouviez autant de beauté que d’esprit,

Hem ? Vous ne dites mot. Sa Suivante m’a dit

Qu’elle est belle, archi-belle.

PHÉLONTE.

Et tu vois la Suivante,

Quand tu lui parles ?

CRISPIN.

Oui, tous les soirs c’est ma rente :

Tandis que sa Maîtresse, et vous, parlez tout bas,

Elle lève la coiffe, et ne se cache pas.

PHÉLONTE.

Ne la connais-tu point ?

CRISPIN.

Non. En vain je la presse

De m’apprendre son nom, et quelle est sa Maîtresse ;

Vous êtes si connu pour un coquet errant,

Qu’offert de tous côtés, personne ne vous prend.

Mais pour moi, je suis pris ; je sens qu’Amour m’oppresse.

PHÉLONTE.

Est-ce que tu prétends extravaguer sans cesse ?

CRISPIN.

Monsieur, l’Amour peut-il...

PHÉLONTE.

Écoute ; si jamais

Tu me viens étourdir de ton amour...

CRISPIN.

La paix,

Monsieur. Quoique l’amour...

PHÉLONTE, en colère.

Encor !

CRISPIN.

Je vais me taire ;

C’est fait.

 

 

Scène XIV

 

MÉLANTE, PHÉLONTE, CRISPIN

 

MÉLANTE, entrant.

Qu’a donc Phélonte à se mettre en colère ?

PHÉLONTE.

Ah ! Mélante, c’est toi ?

MÉLANTE.

Tu querelles Crispin ?

PHÉLONTE.

Et comment ne le pas quereller ? Le faquin

S’est mis l’amour en tête, et depuis ce caprice,

Il fait tout de travers ; pas le moindre service ;

Toujours grondant : enfin ce fou, depuis un mois,

Lasse ma patience, et la met aux abois.

Si je ris, de chagrin ce maraud fait le grave ;

Qu’on l’envoie au grenier, il descend à la cave.

On dirait qu’il se plaît à me faire enrager.

Si je demande à boire, il m’apporte à manger ;

Il rêve incessamment ; et quoi que l’on lui die,

Il semble être toujours dans une léthargie,

Enfin, si je lui parle, il ne m’écoute pas ;

Et le diable est en haut, quand on le croit en bas. 

MÉLANTE.

Toujours de ce Valet, tu vantais le service.

PHÉLONTE.

Alors qu’il faisait bien, je lui rendais justice :

Mais, depuis que l’amour lui renverse l’esprit,

Il sert mal, et souvent il ne sait ce qu’il dit.

MÉLANTE.

Je le plains, si l’amour à ce point le possède. 

PHÉLONTE.

D’un mal si chagrinant je sais bien le remède ;

Le bâton...

CRISPIN.

Le bâton, Monsieur ? Quelle pitié !

Pour avoir le cœur tendre, et de bonne amitié,

On veut que sur mon dos la bastonnade joue.

MÉLANTE.

Tu le blâmes d’aimer : mais pour moi je l’en loue :

Comme je suis Amant, je prends ses intérêts.

PHÉLONTE, riant.

Amant !

MÉLANTE.

Tu me vois fou, toi qui n’aimas jamais.

PHÉLONTE.

Moi, j’aime comme il faut.

MÉLANTE.

Quel amour !

PHÉLONTE.

Très commode.

MÉLANTE.

Aimer en mille endroits...

PHÉLONTE.

C’est la bonne méthode ;

Par elle, je me fais un plaisir assez doux.

MÉLANTE.

Le véritable amour ne dépend point de nous.

PHÉLONTE.

Belle excuse aux Amants !

MÉLANTE.

Laissons cette matière,

Et me dis si je puis te faire une prière ;

Ma flamme en ton secours met son plus doux espoir.

PHÉLONTE.

Parle, je t’offre tout, et tu n’as qu’à vouloir. 

MÉLANTE.

Je te l’ai déjà dit, approuve, ou blâme, j’aime ;

Et la Beauté pour qui mon amour est extrême,

Vit sous les lois d’un père, opulent, plein d’honneur ;

Mais qui chérit un fils avecque tant d’ardeur, 

Que pour le rendre riche, et le faire paraître,

Son but est d’enfermer ses filles dans un Cloître.

Celle qui de mon cœur cause la passion,

Se sent pour la clôture entière aversion ;

Mais à dissimuler son adresse est extrême :

Son père a découvert, cependant, que je l’aime ;

Et c’est ce qui nous met tous deux dans l’embarras.

PHÉLONTE.

Quelle est cette beauté ?

MÉLANTE.

Tu ne la connais pas.

PHÉLONTE.

Pour toi, que puis-je donc ?

MÉLANTE.

Elle vient de m’écrire,

Qu’elle a, sur notre amour, quelque chose à me dire,

Que je choisisse un lieu propre à cet entretien.

Mon logis est suspect...

PHÉLONTE.

Hé ! dispose du mien ;

Il est à toi, pourvu qu’elle veuille s’y rendre :

À toute heure, en tout temps, tu peux venir l’attendre ;

Je t’en laisse le maître.

MÉLANTE.

Ah ! c’est trop m’obliger.

L’entrevue au plutôt m’importe à ménager ;

Et, puis que tu consens que mon amour se serve...

PHÉLONTE.

Je n’ai rien qui ne soit à toi, c’est sans réserve.

MÉLANTE.

Je te devrais ici mille remerciements ;

Mais tu pardonneras à mes empressements :

Adieu ; je cours en haste où leur cause m’appelle. 

PHÉLONTE.

Donne ordre au rendez-vous, et compte sur mon zèle.

MÉLANTE.

Si le mien peut jamais trouver lieu d’éclater...

PHÉLONTE.

Je pense qu’avec moi tu veux complimenter !

L’amitié le défend, et s’en fait un outrage.

Mélante sort.

 

 

Scène XV

 

PHÉLONTE, CRISPIN

 

PHÉLONTE.

Hé bien ! peut-on savoir quel objet vous engage ?

Parlez, Monsieur l’Amant. C’est, sans doute Fanchon ?

CRISPIN.

Quoi ! la Fanchon d’ici ?

PHÉLONTE.

Quelle donc ? oui.

CRISPIN.

Non, non.

PHÉLONTE.

Ne vaut-elle pas bien que pour elle on soupire ?

CRISPIN.

Je suis son serviteur, Monsieur ; c’est tout vous dire.

PHÉLONTE.

Elle ne te plaît pas ?

CRISPIN.

Hé !...

PHÉLONTE.

Tu lui fais affront ;  

Elle est aimable.

CRISPIN.

Oui ; mais j’ai grand soin de mon front.

PHÉLONTE.

Du côté de Fanchon, ton front n’a rien à craindre.

CRISPIN.

Vous savez bien que si, Monsieur ; que sert de feindre ?

PHÉLONTE.

Quoi ! Tu refuserais de te voir son époux ?

CRISPIN.

Oui.

PHÉLONTE.

D’où vient ?

CRISPIN.

Hé ! Monsieur, qui le sait mieux que vous ?   

PHÉLONTE.

Moi, je le sais ?

CRISPIN.

Vous.

PHÉLONTE.

Moi ?

CRISPIN.

Vous-même.

PHÉLONTE.

Mais que sais-je ?

CRISPIN.

Vous avez sur Fanchon un certain privilège...

Privilège fâcheux pour son futur époux :

Cela me déplairait ; je le dis entre nous.

PHÉLONTE.

Si j’estime Fanchon, c’est parce qu’elle chante. 

CRISPIN.

Vous êtes content d’elle, elle est de vous contente ;

Et vos contentements m’obligent à douter

Si j’aurais à mon tour de quoi me contenter.

PHÉLONTE.

Et qui donc aimes-tu ? quelque sotte figure ?

CRISPIN.

Rien moins, et je hasarde à la grosse aventure ;

Car la beauté... Monsieur, avant qu’il en soit temps,

Ne me demandez rien.

 

 

Scène XVI

 

TOINON, masquée, dans le fond du théâtre, PHÉLONTE, CRISPIN

 

PHÉLONTE, continuant, à Crispin.

Ah ! ma foi, je prétends,

Si je souffre de toi, qu’au moins...

CRISPIN, apercevant Toinon.

Tournez la vue.

PHÉLONTE.

Qu’est-ce ?

CRISPIN.

On vient de la part de la Dame inconnue.

PHÉLONTE.

C’est donc là sa Suivante ?

CRISPIN.

Elle-même.

PHÉLONTE.

Crispin,  

Qu’en crois-tu ?

CRISPIN.

Je ne sais.

PHÉLONTE.

Sachons quelle est la fin...

À Toinon.

Qui t’amène ? et que veut ta charmante Maîtresse ?

TOINON, masquée.

Vous me reconnaissez ?

PHÉLONTE.

Vraiment...

TOINON.

J’ai charge expresse

De ne donner qu’à vous le billet que voici ;

Et là-dessus bonsoir.

PHÉLONTE.

Quoi ! me quitter ainsi ;

Sans avoir la réponse ?

TOINON.

On n’en demande aucune.

PHÉLONTE.

Point de réponse ?

TOINON.

Non.

CRISPIN.

Ma chère, sans rancune ;

Mon Maître veut écrire, et...

TOINON.

Tout serait perdu,

Si je portais réponse ; on me l’a défendu :

Lisez.

PHÉLONTE.

Auparavant, souffrez que je vous voie. 

TOINON.

Non, Monsieur ; ce n’est pas pour cela qu’on m’envoie.

PHÉLONTE.

Ne me refusez point.

TOINON.

Et qu’y gagnerez-vous ?

Je vous suis inconnue.

PHÉLONTE, voulant ôter son masque.

Il n’importe.

TOINON.

Ah ! tout doux ;

Il ne faut point user de tant de violence.

PHÉLONTE.

Te cacher, ainsi faite !

TOINON.

Ah ! point de complaisance, 

Je sais bien qu’il en est de plus sotte que moi ;

Mais aussi...

PHÉLONTE.

Ta Maîtresse est-elle comme toi ?

TOINON.

Comme moi ! C’est un Ange, et rien n’approche d’elle :

Des traits doux, achevez, l’œil beau, la bouche belle...

PHÉLONTE.

Tout de bon ?

TOINON.

Tout de bon. Mais lisez promptement ;

Ou...

PHÉLONTE.

Je vais satisfaire à ton empressement.

Il lit.

« Ne vous donnez plus la peine de me venir chercher aux Tuileries ; car je vous assure que vous ne m’y trouverez pas davantage. C’est assez pour moi d’avoir pu mériter quinze jours durant vos assiduités : ce m’est une gloire qui n’est pas petite, et je n’en attendais pas tant d’un homme dont le cœur a toujours été sans amour. Je veux bien vous dire que tout le monde blâme votre insensibilité pour notre sexe, et que cela fait dire des choses de vous qui ne sont pas à votre avantage. Vous devez, pour votre gloire, faire réflexion sur ce que je vous écris, et profiter des avis sincères que vous donne une personne qui sent pour vous une forte estime. Adieu pour toujours. »

La résolution est assez surprenante :

Un adieu pour toujours !

TOINON.

Elle est votre servante.

PHÉLONTE.

Ne me plus voir ! En quoi lui puis-je avoir déplu ?

Qu’ai-je fait ? qu’ai-je dit ?...

TOINON.

C’est autant de conclu. 

Se fiera-t-on à vous, quand on sait que vous êtes

Le protestant banal de toutes les coquettes ?

Et que, si par hasard un cœur se rend à vous,

Aussitôt le mépris...

PHÉLONTE.

D’accord ; mais, entre nous,

Je sens pour ta Maîtresse une sincère flamme. 

TOINON.

Quoi ! sans voir, à l’amour vous livreriez votre âme ?

PHÉLONTE.

L’esprit est un grand charme ; elle en a tant !

TOINON.

Assez

Pour refuser des vœux un peu trop dispersés.

PHÉLONTE.

M’estime-t-elle un peu ?

TOINON.

Je n’en fais point de doute ;

Je sais que vous plaisez alors qu’on vous écoute. 

PHÉLONTE.

De grâce, charge-toi d’un billet de ma part ;

Mon cœur, par ce billet, s’expliquera sans fard.

TOINON.

J’ai l’ordre du contraire, il faut que j’obéisse.

PHÉLONTE.

Cet obstiné refus est rempli d’injustice.

TOINON.

Quel plaisir auriez-vous à me faire gronder ? 

CRISPIN.

Bon ! est-ce de si près qu’il y faut regarder ?

TOINON.

Chacun sait ce qu’il sait.

CRISPIN.

Est-on perdu, pour lire...

TOINON.

Mais...

CRISPIN.

Je l’arrêterai, Monsieur ; allez écrire.

PHÉLONTE.

Deux mots ; dans un moment je te viens retrouver.

 

 

Scène XVII

 

CRISPIN, TOINON

 

CRISPIN.

Toinon, cela va bien ; il ne faut qu’achever.

TOINON.

Va, laisse-m’en le soin.

CRISPIN.

Il ne s’attendait guère

Au brusque compliment que tu lui viens de faire ;

Car il est de lui-même à tel point entêté...

TOINON.

S’il savait qu’entre nous le tout est concerté,

Que tu viens en secret parler à ma Maîtresse... 

CRISPIN.

Par où le deviner ? Il faut qu’avec adresse

Elle lui donne enfin le moyen de la voir.

TOINON.

L’occasion viendra ; laisse-nous y pourvoir.

CRISPIN.

S’il en tient une fois, j’aurai bien lieu de rire.

Il me traite de fou, quand d’amour je soupire ;

Et toujours le bâton est prêt à me guérir.

TOINON.

Quoi ! tu dis nos secrets, et vas nous découvrir ?

CRISPIN.

Moi, je le dis ?

TOINON.

Tu viens de t’accuser toi-même.

CRISPIN.

Il me sait amoureux, sans savoir que je t’aime.

Mais, Toinon, apprends-moi jusqu’où le cœur t’en dit. 

TOINON.

As-tu bien de l’amour ?

CRISPIN.

Ma foi, j’en perds l’esprit ;

Et je crois que bientôt, si tu n’y remédies,

J’aurai le cerveau creux.

TOINON.

Ah !

CRISPIN.

Quoi que tu m’en dies,

L’amour qui se délecte à grappiller souvent,

Ne trouve point son compte à se nourrir de vent. 

TOINON.

Ton amour est gourmand ?

CRISPIN.

Si gourmand qu’il puisse être,

Tu n’as que trop de quoi fournir à le repaître ;

Mais, quand il faut donner, l’avarice te tient,

Friponne.

 

 

Scène XVIII

 

PHÉLONTE, TOINON, CRISPIN

 

TOINON, bas à Crispin.

St ; voici ton Maître qui revient.

PHÉLONTE, à Toinon, lui remettant un billet.

En donnant ce billet, assure ta Maîtresse... 

TOINON.

Moi, répondre de vous, qu’on voit changer sans cesse ?

PHÉLONTE.

Tu ne hasardes rien : agis, parle pour moi.

TOINON.

J’y ferai de mon mieux.

PHÉLONTE.

Je n’espère qu’en toi.

Et son nom ?

TOINON.

Là-dessus je n’ose vous rien dire ;

Mais Crispin est adroit, et cela doit suffire. 

Ma Maîtresse m’attend dans son appartement ;

Qu’il me suive, et qu’il entre après moi brusquement.

Je ferai l’étonnée, et crierai d’importance.

Cependant il faudra qu’on prenne patience ;

Et quand, pour le chasser, on jouerait du bâton,

Il aura vu la Dame, et saura la maison,

Le reste vous regarde.

CRISPIN.

Et par bon privilège,

J’aurai vers moi les coups. Peste !

PHÉLONTE.

Que te dirai-je,

Pour te faire assez voir...

TOINON.

Ne me dites plus rien :

On m’attend, et j’ai trop prolongé l’entretien ; 

J’en serai querellée. Adieu.

 

 

Scène XIX

 

PHÉLONTE, CRISPIN

 

PHÉLONTE.

Crispin, va vite,

Suis-là.

CRISPIN.

Si vous vouliez, Monsieur, m’en tenir quitte...

PHÉLONTE.

Pourquoi ?

CRISPIN.

Puisque l’amour est fadaise pour vous,

À quoi bon... ?

PHÉLONTE.

Suis, te dis-je ; ou...

CRISPIN.

Les Amants sont fous,

Vous ne voudriez pas...

PHÉLONTE.

Redoute ma colère.

Crispin sort.

 

 

Scène XX

 

PHÉLONTE, seul

 

J’ai de l’inquiétude, et ne m’en puis défaire.

D’où me vient tout-à-coup un si prompt changement ?

Serait-ce qu’en effet je deviendrais Amant ?

Le dessein de me fuir, que l’on me fait paraître,

Redouble en moi l’ardeur de voir et de connaître. 

Ne nous rebutons point ; et laissant au destin

À régler l’aventure, attendons-en la fin.

 

 

Entracte

 

Les six Laquais de Phélonte entrent par les deux côtés du théâtre ; et, s’y étant rangés de face sur une même ligne, jouent un air pour remplier l’Entracte.

 

 

ACTE II

 

La scène se passe dans la salle de l’appartement de Dorame, où il doit y avoir deux portes de deux cabinets.

 

 

Scène première

 

DORAME, LISE, TOINON

 

DORAME, à Lise.

Vous allez au Couvent, pour voir votre cousine ?

LISE, à Dorame.

Oui, mon père.

DORAME.

Fort bien.

LISE.

Si cela vous chagrine,

Je n’irai pas.

DORAME.

Non, non ; allez, c’est fort bien fait, 

Et cette volonté répond à mon souhait.

De combien d’embarras le Cloître nous délivre !

Lise, votre cousine, est un modèle à suivre.

LISE.

Il est vrai ; mais il faut pour la Religion,

Ressentir dans le cœur de la vocation :

Je n’en sens point encor.

DORAME.

Que le Ciel te l’envoie !

Te voir dans un Convent ferait toute ma joie :

Si ta sœur et Toinon en voulaient faire autant,

Je vivrais satisfait, et je mourrais content.

TOINON, à Dorame.

À suivre cet avis, je ne suis pas fort prête. 

Vous n’avez plus, Monsieur, que le Convent en tête ;

Vous voulez tout cloîtrer ; et, qui vous en croirait,

Avant qu’il fut dix ans, le monde périrait.

Hé bien ! mettez-vous-y, s’il vous en prend envie,

Et laissez à chacun mener son train de vie.

Pour moi, j’aime le monde ; et sans tant discourir,

Je ne suis pas d’humeur à le laisser périr.

D’avoir un bon mari j’ai tentation grande ;

Et, tout franc, du Convent je ne suis point friande.

DORAME, à Toinon.

C’est parler sans façon.

TOINON.

Vous nous en contez bien ! 

Parce que maintenant vous n’êtes bon à rien,

Et que tous les plaisirs n’ont pour vous aucun charme ;

Contre nos jeunes sens votre esprit se gendarme.

Si vous êtes sans goût, devons-nous en pâtir ?

Et sans avoir mal-fait, doit on se repentir ?

Dans votre jeune temps, l’Hymen a su vous plaire ;

On veut vous imiter, Monsieur ; laissez-nous faire.

DORAME, riotant.

La franchise, Toinon, règne dans tes discours.

TOINON.

Monsieur, comme je fus, je veux être toujours ;

Je dis franc ma pensée, et je fuis la grimace ;

Ce que je sens dans l’âme, on le voit sur ma face ;

Et, sans fourber les gens par un discours trompeur,

Je fais voir sur mon front ce que j’ai dans le cœur.

DORAME.

Mais il est bon d’avoir un peu de retenue.

TOINON.

Hé ! pour ce que je suis, je veux être connue, 

Tout franc, ne parlez plus de la Religion,

Et n’y fourrez aucun sans inclination.

LISE.

La contrainte, en ces lieux, enfante le désordre.

TOINON.

Ma foi, je donnerais bien du fil à retordre

Aux gens qui m’auraient mis en ce lieu malgré moi.

DORAME.

Va, cesse d’en jurer ; il suffit, je te crois :

Le serment, en cela, n’est pas fort nécessaire.

TOINON.

Ah ! vraiment, là-dessus, voilà bien du mystère.

Je crois qu’on peut jurer, quand on dit vérité.

Mais je veux vous parler avec sincérité.

De tout temps, sans courroux, vous souffrez ma franchise,

Et vous ne voulez pas que rien je vous déguise ;

Je vais m’expliquer net, en vous donnant avis

Qu’on vous blâme tout haut d’aimer trop votre fils ;

Que pour son intérêt, vos filles non pourvues

Pour la Religion vous font avoir des vues ;

Et que pour l’avancer, vous voulez les cloîtrer.

DORAME.

Dans le fond de mon cœur on sait mal pénétrer.

Je prêche le Convent ; mais c’est dans la pensée

Que l’âme, en ce lieu saint, est bien moins traversée,

Qu’elle n’est au milieu de cent mille embarras,

Dont chacun dans le monde est suivi pas à pas.

Retenez ce discours, profitez en, ma fille.

Allez. 

 

 

Scène II

 

DORAME, TOINON

 

TOINON.

Vous souhaitez qu’elle épouse une grille,

Franchement ?

DORAME.

Fais-je mal ?

TOINON.

Mais faut-il, pour un fils,

Cloîtrer ainsi...

DORAME.

Tais-toi ; c’est un enfant soumis,

Que je saurai tourner en sortant du Collège.

TOINON.

Cloîtrer les gens par force, est un pur sacrilège :

Pensez-y bien, Monsieur, souvent on se repent ;

La raison le condamne, et le Ciel le défend.

DORAME.

Mon fils est un garçon que tout le monde admire.

TOINON.

Sur vos filles aussi je ne vois rien à dire ;

Il leur manque un époux ; c’est là tout leur défaut.

DORAME.

Il leur manque... Toinon, je sais ce qu’il leur faut.

TOINON.

Il leur faut un époux, c’est le plus nécessaire.

DORAME.

Il leur faut... Je le sais ; ce n’est pas ton affaire.

TOINON.

Non ; mais c’est un époux dont chacune a besoin ;

Déjà vous devriez être exempt de ce soin.

Considérez leur âge ; il est plus que nubile.

Cessez d’être, Monsieur, l’entretien de la ville ;

Et, donnant à chacune un agréable époux,

Faites taire, par là, ceux qui parlent de vous.

DORAME.

Mais encor, que dit-on ?

TOINON.

Que sert de vous redire

Qu’on vous voit, par ce fils, l’objet de la satyre ;

Qu’à vos filles il faut des époux bien tournés,

Jeunes, bienfaits... enfin bien conditionnez :

Car, à ne point mentir, la plus jeune est d’un âge

À porter aisément le faix du mariage.

Pour Monsieur votre fils, qui fait tant babiller,

En sortant du Collège, on le fait Conseiller :

C’est là votre dessein ; au moins chacun l’assure,

Et qu’un Cloître à ses sœurs est une chose sûre.

DORAME.

La Cadette se porte à la Religion.

TOINON.

Je lui crois, pour ce lieu, peu d’inclination.

DORAME.

Mais souvent elle y va visiter sa cousine :

Tu le vois.

TOINON.

D’accord ; mais je croirais à sa mine,

Qu’un mari lui plairait autant, et plus qu’à moi.

DORAME.

T’a-t-elle, là-dessus, parlé de bonne foi ?

TOINON.

En vain à le savoir je me suis attachée,

Et je ne vis jamais une âme plus cachée ;

Car... elle tient de vous ; c’est tout dire.

DORAME.

Fort bien.

TOINON.

Daphnis est plus sincère, et ne déguise rien.

DORAME.

Lise a l’esprit adroit, et l’humeur défiante :

Mais...

TOINON.

Mais saurait-on rien de l’amour de Mélante,

Sans... ?

DORAME.

Tout cela n’était que pure vision.

TOINON.

Mais elle avait pour lui de l’inclination.

DORAME.

Point.

TOINON.

Je le veux bien : mais je reviens à ma thèse ;

Il leur faut à chacune un mari qui leur plaise :

En élevant leur frère, et mariant ses sœurs,

Par là, vous trouverez des jours pleins de douceurs ;

Toute votre Famille...

Dorame s’en va.

Eh quoi ! point de réponse ?

 

 

Scène III

 

TOINON, seule

 

À lui parler raison, il faut que je renonce ;

En vain vous lui parlez, sans parler de son fils ;

Hors cela, nos conseils sont rarement suivis...

 

 

Scène IV

 

DAPHNIS, TOINON

 

DAPHNIS.

Mon père est donc sorti ?

TOINON.

Tout à l’heure il me quitte :

Peut-être qu’à son fils il va rendre visite.

Ce fils l’occupe seul, ce fils a tout son cœur ;

Je lui vois pour vous deux une grande tiédeur.

J’ai pour vos intérêts parlé de mariage ;

Mais il ne preste point l’oreille à ce langage ;

Et, pour toute réponse, il exalte son fils.

DAPHNIS.

Il faut patienter. Toinon, à ton avis,

Penses-tu que Phélonte ait pour moi de l’estime ?

TOINON.

Par son tendre billet, ardemment il s’exprime ;

Pour moi, je le croirais.

DAPHNIS.

Il ne me connaît pas.

TOINON.

Mais c’est de votre esprit dont Phélonte fait cas.

Je vous ai déjà dit ce qu’il m’a fait paraitre :

Que Crispin me suivait, par l’ordre de son Maître ;

Et que craignant Dorame, il attend, près d’ici

Que j’aille l’avertir...

 

 

Scène V

 

DAPHNIS, CRISPIN, TOINON.

 

TOINON, apercevant Crispin.

Madame, le voici.

CRISPIN, de la porte, à Toinon.

Dorame...

TOINON.

Entre.

DAPHNIS.

Crispin, je n’ai rien à te dire ;

De tous mes sentiments Toinon a su t’instruire :

Mais si tu sers ma flamme avec fidélité,

Tu sauras, pour tes soins, ce que j’ai projeté.

CRISPIN, à Daphnis.

Je fais, de vous servir, tout mon plus grand délice,

Et ne veux que Toinon, pour prix de mon service.

TOINON.

Vraiment, Monsieur Crispin, je vous trouve fort bon !

Pour prix de son service, il ne veut que Toinon !

Il vous montre par là, qu’il me croit peu de chose.

CRISPIN, à Toinon.

Ah ! pour prix de mes soins, lorsque je te propose,

Je prouve qu’en toi seule est mon ambition.

DAPHNIS, à Crispin.

T’aime-t-elle ? dis-moi.

CRISPIN, à Daphnis.

Tantôt oui, tantôt non ;

Tantôt elle est affable, et tantôt inhumaine.

DAPHNIS.

De l’adoucir, pour toi, je veux prendre la peine ;

Et, dans peu, de mes soins tu connaîtras l’effet.

Cependant à ton Maître il faut rendre un billet,

Sonder adroitement si, pour moi, sa tendresse

Est vraie.

CRISPIN.

À le savoir, pour vous je m’intéresse.

DAPHNIS.

Mais sait-il que Toinon est l’objet de tes vœux ?

CRISPIN.

Non ; il sait seulement que je suis amoureux.

DAPHNIS.

Ainsi de son dessein tu sauras mieux la suite...

CRISPIN.

J’entends : de votre amour laissez-moi la conduite.

DAPHNIS.

Ce billet est tout prêt, je vais le cacheter :

À Toinon.

Viens le prendre, Toinon.

À Crispin.

On va te l’apporter ;

Patiente un moment.

CRISPIN.

Oh ! volontiers, Madame.

 

 

Scène VI

 

CRISPIN, seul

 

Si mon Maître a pour elle une sincère flamme,

La mienne, à cette fois, a tout lieu d’espérer.

Il rêve.

 

 

Scène VII

 

DORAME, CRISPIN

 

DORAME, entrant, et apercevant Crispin.

Un homme en mon logis ! qui l’y peut attirer ?

CRISPIN, toujours dans sa rêverie.

Mais dois-je croire... Ah, Ciel ! que faire ? c’est Dorame.

DORAME, à part.

Ma présence lui cause un peu de trouble en l’âme.

Haut.

N’est-ce point un voleur ? Que faites-vous ici ?

CRISPIN.

Hé !... De ce que j’y fais, qui vous met en souci ?

DORAME.

Insolent ! apprenez qu’ici je suis le Maître.

CRISPIN.

Je n’avais pas, Monsieur, l’honneur de vous connaître ;

J’ai tort d’avoir parlé... comme j’ai répondu ;

J’en demande pardon.

DORAME.

Mais céans que fais-tu ?

Réponds.

CRISPIN.

Je n’y fais rien, Monsieur ; je me retire.

DORAME, le prenant au collet.

On ne sort pas ainsi.

CRISPIN.

Mais...

DORAME.

Non ; il faut me dire

Le sujet qui te porte à te rendre chez moi.

CRISPIN.

Monsieur... Monsieur.

DORAME.

Hé bien ?

CRISPIN.

Tout franc, voyez-vous... !

DORAME.

Quoi ?

CRISPIN.

Enfin je suis... suffit.

Il veut s’en aller.

DORAME, l’arrêtant.

Ce n’est pas là répondre,

Ton soin à m’échapper, ne sert qu’à te confondre ;

Et tes yeux me font voir les regards d’un voleur :

Mais tu seras pendu.

CRISPIN.

Je suis homme d’honneur.

DORAME, le tenant.

Holà, quelqu’un ! holà !

 

 

Scène VIII

 

DORAME, CRISPIN, TOINON

 

TOINON, sortant étonnée, à part.

Que vois-je ? notre Maître !

Tout est perdu.

DORAME.

Toinon, que fait ici ce traitre ?

TOINON, interdite, à Dorame.

Ne vous l’a-t-il pas dit ?

DORAME.

Je n’en puis rien savoir.

TOINON, revenant à elle, à part.

Ah bon. 

À Dorame.

Civilement il faut le recevoir.

DORAME.

La raison ?

TOINON.

C’est...

DORAME.

Quoi, c’est ?

TOINON.

Un Maître de Musique,

Envoyé de la part de Madame Angélique,

Pour vos filles.

DORAME, à Crispin, le saluant humblement.

Monsieur, excusez-moi ; j’ai tort :

Mais pourquoi, s’il vous plaît, vous obstiner si fort

À ne répondre pas ?

CRISPIN, à Dorame, feignant de la colère.

Est-ce ainsi qu’on en use ?

Me traiter de voleur !...

TOINON.

Quelquefois on s’abuse :

D’ailleurs, en pareil cas on peut bien s’abuser ;

Et vous n’avez pas lieu de vous scandaliser.

Que ne répondiez-vous ? car il faut qu’on s’explique.

CRISPIN.

Je suis homme d’honneur, et Maître de Musique ;

Voila mes qualités.

DORAME.

Ah ! Monsieur, je le crois.

CRISPIN.

Me faire un tel affront !...

TOINON.

Bon ! voilà bien de quoi !

CRISPIN.

Voleur !

DORAME.

Je suis, Monsieur, tout à votre service.

Bas à Toinon.

La plupart de ces gens sont remplis de caprice.

Être un Musicien ! Qui diable l’aurait dit,

À voir cette figure, et même son habit ? 

TOINON, bas à Dorame.

Il est vrai.

CRISPIN, feignant de se mordre les doigts.

Moi, voleur !

TOINON, à Crispin.

Tout franc, c’est votre faute ;

Et faire ici le fier, c’est compter sans son hôte.

À Dorame.

Il faut le laisser dire, et ne pas vous fâcher.

DORAME, bas à Toinon.

C’est bien à ses discours que je veux m’attacher !

Il peut toujours parler, sans que j’en sois en peine.

TOINON, à Crispin.

Ma Maîtresse a, Monsieur, un reste de migraine,

Qui ne lui permet pas de descendre à présent :

Vous plaît-il de monter ?

CRISPIN, marchant fièrement.

Montons ; j’en suis content.

TOINON, à Dorame.

Monsieur, vous... ?

DORAME.

Là-dessus, à rien je ne m’oppose :

Allez. 

 

 

Scène IX

 

DORAME, seul

 

Il faut un peu leur souffrir quelque chose :

La Musique est un art qui contente l’esprit,

Et qui, dans le Convent, donne quelque crédit.

 

 

Scène X

 

DORAME, UN MUSICIEN GASCON

 

LE MUSICIEN, entrant.

Monsieur...

DORAME.

Que vous plaît-il ?

LE MUSICIEN.

De la part d’Angélique,

Je viens...

DORAME.

Hé bien ?

LE MUSICIEN.

Je suis un Maître de Musique.

On dit que votre fille en cherche un excellent ;

Et j’ai, pour ce grand art, un merveilleux talent ;

Surtout, j’y suis savant autant qu’on le peut être ;

Et, sans trop me vanter, j’y suis assez grand Maître.

DORAME, à part.

Que veut dire ceci ?

LE MUSICIEN.

Monsieur, c’est un grand bien,

Quand un Maître est habile, et qu’il n’ignore rien ;

C’est pour un Écolier, un fort grand avantage.

DORAME, secouant la tête, à part.

Écoutons jusqu’au bout.

LE MUSICIEN.

Que c’est un rare ouvrage,

Qu’un grand Musicien !

DORAME.

Je le crois comme vous.

LE MUSICIEN.

Mais on en voit si peu !... Je crève de courroux,

De voir cent Mirmidons, en ce siècle où nous sommes,

Près les plus éclairés, se croire de grands hommes ;

Et ces fats, soutenus par cabale de gens,

Dépourvus à la fois d’esprit et de bon sens.

Monsieur, si j’ai l’honneur d’apprendre à votre fille,

Vous verrez dans mes chants un certain tour qui brille,

Et qui, sans me vanter, me sait tirer du pair.

Nous touchons le théorbe, et nous chantons un air,

Pour le moins, aussi bien qu’aucun qui soit en France

Ce n’est pas coucher gros.

DORAME, à part.

Ah ! quelle suffisance !

Que tous ces gens sont vains !

LE MUSICIEN.

Plaît-il ?

DORAME.

Je ne dis mot.

LE MUSICIEN.

Monsieur, dans mon métier, je ne suis pas un sot.

DORAME.

Ah ! je vous crois, Monsieur, un grand Maître en Musique.

LE MUSICIEN.

Et de plus Gentilhomme.

Dorame le regarde.

Oui, Monsieur, je m’en pique ;

Car la Musique, enfin, ne dégénère pas.

Si ce grand art pour moi n’eût eu beaucoup d’appas,

Sans doute je serais avancé dans l’Armée, 

Où je verrais du Roi ma valeur estimée.

DORAME, à part.

Le grand fou !

LE MUSICIEN, montrant l’endroit du cœur.

Grâce au Ciel, nous avons cela bon,

Et je sais m’en servir de la bonne façon ;

Car, quand l’occasion se trouve un peu pressante,

Je sangle un coup d’épée aussi bien que je chante.

Il allonge une estocade à Dorame avec la main.

DORAME, portant la main à son estomac.

Fort bien.

LE MUSICIEN.

Je sais qu’il est force Musiciens,

Qu’avec juste raison on estime des riens :

Mais, si j’en étais cru, dans l’état où nous sommes,

Les bons, à leur mépris, seraient faits Gentilhommes.

DORAME.

Quel besoin pour chanter de cette qualité ?

Par là, l’on n’en est pas beaucoup mieux écouté.

LE MUSICIEN.

Ce grand art est un art digne d’un rang sublime.

DORAME.

Et cet art est un art dans la commune estime :

Quant à moi, franchement, j’en suis peu curieux.

 

 

Scène XI

 

DORAME, CRISPIN, LE MUSICIEN

 

DORAME, au Musicien, apercevant Crispin.

Parlez-en à Monsieur ; il vous répondra mieux.

Moi, j’écoute.

LE MUSICIEN, à Dorame, montrant Crispin.

Monsieur sait-il de la Musique ?

DORAME.

J’ignore s’il en sait, mais je sais qu’il s’en pique.

LE MUSICIEN, riotant.

Ah ! Monsieur a tout l’air d’un Chantre de Lutrin ;

Il est propre à chanter à quelque Tabarin,

Ou bien à l’Orviétan ; je le vois à sa mine.

J’admire son habit, et sa taille poupine :

Je gage que Monsieur touche quelque instrument ?

DORAME.

Cela peut être vrai.

LE MUSICIEN.

Mais délicatement ?

À Crispin.

Apparemment, Monsieur, vous jouez de la vielle ?

CRISPIN, bas, à part.

Que dire ?

Haut au Musicien.

Et nous jouons...

Il fait de la main, comme s’il jouait de la vielle.

LE MUSICIEN.

Je vous tiens un modèle

Qu’on doit suivre par tout.

CRISPIN.

Il n’en faut point douter.

LE MUSICIEN.

Sur un Trio nouveau peut-on vous consulter ?

CRISPIN, à part.

Payons d’effronterie.

LE MUSICIEN, lui montrant un papier.

Or faites-moi la grâce

De m’éclaircir un peu sur ce qui m’embarrasse ;

C’est un certain endroit que j’ai peine à sauver.

CRISPIN.

Pour en venir à bout, il fallait y rêver.

LE MUSICIEN.

Voyez ; de vos avis ne soyez point avare,

La basse va devant cet E mi la B quarre.

Hem ?

CRISPIN, après avoir regardé.

Voilà des accords dont je suis enchanté.

LE MUSICIEN.

Ces accords ne font pas cette difficulté :

Je sais que ces derniers ont peu de consonance ;

Mais j’ai, pour m’en tirer, certaine intelligence

Que peu de nos Savants possède comme moi.

Là, voyez.

CRISPIN, bas, à part.

Je voudrais te voir au diable.

LE MUSICIEN.

Quoi ?

CRISPIN.

Rien.

LE MUSICIEN.

C’est cet E mi la qui me fait de la peine ;

Et pour le bien sauver, il me met à la gêne.

Que feriez-vous, Monsieur, dans un tel embarras ?

CRISPIN.

À vous dire le vrai... Je ne l’y mettrais pas.

LE MUSICIEN.

Pourquoi non ?

CRISPIN.

C’est que... Non, je ne vous veux rien dire.

LE MUSICIEN.

Donnez-m’en la raison, et daignez m’en instruire.

CRISPIN.

C’est que cet E mi la, qui vous met en souci,

Et que ce mi B fa, que vous traitez ainsi,

Sortant par la De mode, en fait la résonnance,

Qui rentrant en B mol, forme la conséquence.

Il faut considérer, qu’ut ré mi fa sol la,

Font des accords aigus... s’il faut que je m’explique,

Qui fait que dans les sons... on voit de la musique...

Comprenez-vous bien ?

LE MUSICIEN.

Non, je ne vous entends pas,

Ce discours n’est, pour moi, qu’un galimatias.

CRISPIN.

Tant pis.

LE MUSICIEN.

D’où vient ?

CRISPIN.

Il faut manquer de connaissance,

Ou posséder, au moins, bien peu d’intelligence,

Pour me répondre ainsi ; car Monsieur m’entend bien.

DORAME.

Il est vrai que j’entends ; mais je ne comprends rien.

CRISPIN, à Dorame.

Ne perdez pas ceci. La quarte, ou bien la quinte...

Formant des embarras... jette en un labyrinthes...

Au Musicien.

Qui fait que vous tombez dans la difficulté.

À Dorame.

Or la tierce, la fugue... en cette extrémité,

Rentrant subitement, fait voir, ne vous déplaise,

Au Musicien.

La seconde du son, et la rend plus mauvaise ;

À Dorame.

Car le dessus... la basse... entrant dans l’unisson...

Au Musicien.

Fait que vous rencontrez... l’intervalle du son...

À Dorame.

Me comprenez-vous mieux ?

DORAME.

Ma foi, la même chose :

J’entendais peu le texte, et j’entends moins la glose.

Parlez tous deux Français, sans chercher ces grands mots.

CRISPIN.

Ah ! les termes de l’art sont là fort à propos :

Montrant le Musicien.

Demandez.

LE MUSICIEN, à Crispin.

Vos discours confondent ma science.

Mais, Monsieur, solfiez, pour plus d’intelligence ;

Je vous comprendrai mieux.

CRISPIN, au Musicien, lui rejetant son Trio.

Qui, moi ! moi, solfier !

C’est me traiter, par là, de petit Écolier.

Vous êtes plaisant !

DORAME, au Musicien.

C’est un Maître de Musique,

Envoyé de la part de Madame Angélique.

LE MUSICIEN.

Lui, Maître de Musique ! Ah ! c’est un imposteur.

CRISPIN.

Vous en avez menti.

LE MUSICIEN, voulant mettre l’épée à la main.

Quoi !...

DORAME, au Musicien, l’empêchant.

Trêve de fureur,

Ou...

LE MUSICIEN, à Dorame.

J’ai tort, oui, Monsieur ; car il n’a point d’épée.

DORAME.

La votre, en ce moment, serait mal occupée ;

On dirait...

LE MUSICIEN.

Je le sais ; mais souffrir un affront

De ce fat ! Non, non.

CRISPIN.

Hom... J’ai le bras un peu prompt ;

Va-t’en.

DORAME.

Sortez d’ici, si vous voulez vous battre.

LE MUSICIEN, voulant se jeter sur Crispin.

Il faut...

DORAME, l’empêchant.

Tout doux.

CRISPIN.

Ce fat se fait tenir à quatre.

LE MUSICIEN, prenant un siège.

Ah ! c’en est trop souffrir !

CRISPIN, prenant un autre siège.

Le drôle en veut par-là.

DORAME, au Musicien.

Arrêtez.

LE MUSICIEN, à Dorame.

Laissez-nous...

DORAME.

Holà, quelqu’un ! holà !

LE MUSICIEN, voulant frapper Crispin.

Faquin !

CRISPIN, de même.

Maraud !

DORAME, entre deux,
qui voit tantôt un siège prêt à tomber sur lui, et tantôt l’autre.

Ah ! ah ! ah !, Messieurs, prenez garde ;

Sinon...

LE MUSICIEN s’embarrasse de son épée.

Fourbe !

CRISPIN.

Coquin !

DORAME.

C’est trop ; ma hallebarde !

Il court prendre sa hallebarde, et revient sur eux en les menaçant.

Qu’on arrête, ou bien...

CRISPIN, menaçant le Musicien.

Hom !...

LE MUSICIEN.

Tu m’échappes en vain.

 

 

Scène XII

 

DORAME, LE MUSICIEN, CRISPIN, TOINON

 

TOINON.

D’où vient ceci ? Monsieur les armes à la main !

DORAME.

Toinon, Monsieur se dit un Maître de Musique,

Qui vient, dit-il, ici de la part d’Angélique ;

Et sur des mots de l’art ils se sont querellés :

Et moi, pour mettre fin à tous leurs démêlés,

J’ai pris ma hallebarde.

TOINON.

Et d’où vient qu’Angélique

Enverrait tout-à-coup deux Maitres de Musique ?

DORAME.

C’est pour en faire choix.

LE MUSICIEN, montrant Crispin.

Ce Fourbe ne l’est pas.

CRISPIN.

Vous en avez menti.

LE MUSICIEN.

Sors.

CRISPIN.

Va, je suis tes pas.

LE MUSICIEN, s’en allant.

Je t’attends.

 

 

Scène XIII

 

DORAME, TOINON, CRISPIN

 

DORAME, à Crispin.

Vous pourrez vous battre dans la rue ;

Et... serviteur.

Il entre dans son cabinet. 

 

 

Scène XIV

 

TOINON, CRISPIN

 

TOINON, bas.

Crispin, ah ! je suis toute émue.

CRISPIN.

Qu’as-tu ?

TOINON.

Je crains...

CRISPIN.

Pour qui ?

TOINON.

Pour toi.

CRISPIN.

Va, ne crains rien.

TOINON.

Mais...

 

 

Scène XV

 

DORAME dans son cabinet, TOINON, CRISPIN

 

DORAME, de son cabinet.

Toinon !

 

 

Scène XVI

 

TOINON, CRISPIN

 

TOINON.

J’y vais.

CRISPIN, s’en allant, à Toinon.

Va, je m’en tirerai bien.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre change, et représente l’antichambre de Phélonte, comme au premier Acte. Les six Violons de Phélonte entrent, exécutent un air qui marque l’Entracte, et sortent.

 

 

Scène première

 

CRISPIN, PHÉLONTE

 

CRISPIN.

En peu de mots, Monsieur, voilà toute l’histoire.

PHÉLONTE.

D’un autre que toi, j’aurais peine à la croire ;

Car comment passer là pour un Musicien,

Et raisonner d’un art où tu ne connais rien ?

CRISPIN.

Ne vous ai-je pas dit, qu’un peu d’effronterie

M’a tiré d’embarras ? que ce Maître, en furie

D’un galimatias dont j’ai su l’étourdir,

La matière un peu trop voulait approfondir ;

Que des termes de l’art bourrant mon ignorance,

Sans paraître vaincu, j’ai payé d’impudence ;

Que ce Maître, voulant me faire solfier,

J’ai su, pour m’en parer, le traiter d’écolier ;

Que le père, d’ailleurs, ignorant en Musique,

Est, dans tous nos débats, demeuré sans réplique ;

Qu’au sortir du logis, quinze ou vingt coups de poing

Commençaient d’attirer déjà quelque témoin ;

Que, craignant que quelqu’un ne vint à me connaître,

J’ai crû que promptement je devais disparaître ?

Sur chaque circonstance êtes-vous bien instruit ?

Faut-il recommencer ?

PHÉLONTE.

Non, Crispin ; il suffit.

Mais, pour mieux étourdir ce Maître de Musique,

Et devant le vieillard lui faire un peu la nique,

Il fallait savoir là quelques termes de l’art.

CRISPIN.

Bon ! j’en sais.

PHÉLONTE.

D’où ?

CRISPIN.

J’en ai retenu par hasard,

Alors qu’à composer votre Maître vous montre,

Dont j’ai su, sans raison, m’aider en ce rencontre.

D’ailleurs, vos Violons, souvent hors de propos,

Mêlent dans leurs discours quantité de ces mots ;

Et, quoique mal cités, pensant faire merveilles,

Ils m’en ont mille fois étourdi les oreilles.

PHÉLONTE.

Fort bien !

CRISPIN.

Sur chaque point vous êtes satisfait :

Mais la Dame, Monsieur...

PHÉLONTE.

Écoute son billet.

Il lit.

« Votre lettre, Phélonte, pourrait persuader une personne qui vous connaîtrait moins que moi : mais je veux bien vous dire que je suis parfaitement instruite de toutes vos manières. Vous avez crû, sans doute, que l’occasion se présentait favorable, et qu’il fallait la prendre aux cheveux, c’est fort bien fait à vous ; mais, là-dessus, je suis votre servante. Dites-moi, s’il vous plaît, s’il était vrai que vous m’aimassiez autant que vous le marquez dans votre lettre, croyez-vous en bonne-foi, qu’il n’y aurait point un peu d’extravagances ? Aimer les gens sans les connaître, ni sans les avoir jamais vus, cela approche un peu de l’égarement. Non, non, vous n’êtes point capable d’une faiblesse semblable ; vous avez de l’esprit, et vous savez trop bien ce que vous faites : Vous voulez me payer galamment des bons avis que je vous ai donnez, mais je ne suis point intéressée, et c’est assez pour moi qu’ils ne vous soient pas inutiles. Adieu, pensez à ce que je vous écris, et croyez que je parle avec sincérité, quand je dis que j’estime Phélonte.

Qu’en penses-tu, Crispin ?

CRISPIN.

Elle paraît sincère ;

Et la Dame a, Monsieur, tout ce qu’il faut pour plaire.

PHÉLONTE.

À ne te rien celer, j’aime son procédé.

CRISPIN.

Elle a beaucoup d’appas.

PHÉLONTE.

J’en suis persuadé ;

Tu me l’as peinte aimable autant qu’on le peut être.

CRISPIN.

Je n’en juge qu’autant que je puis m’y connaitre ;

Mais elle me plaît fort.

PHÉLONTE.

Je brûle de la voir, 

Crispin.

CRISPIN.

Il faut tâcher à lui faire savoir.

PHÉLONTE.

Allons, Crispin, allons ; viens, conduis-moi chez elle.

CRISPIN.

Quoi ! d’un plein saut, Monsieur, entrer chez cette Belle ?

De ce peu de respect elle pourrait gronder.

PHÉLONTE.

Oh ! tu m’introduiras.

CRISPIN.

Dieu m’en veuille garder !

Le père est d’une humeur qui n’est pas fort tranquille ;

Je crains sa hallebarde, et plus encor sa bile ;

Au moindre différent, les armes à la main,

Nous montre qu’il n’a pas un esprit fort humain.

PHÉLONTE.

Ne crains rien.

CRISPIN.

Tout de bon, aimez-vous cette Dame ?

PHÉLONTE.

Oui.

CRISPIN.

Vous sentez pour elle une sincère flamme ?

PHÉLONTE.

Oui.

CRISPIN.

Point.

PHÉLONTE.

Pourquoi non ?

CRISPIN.

Bon ! votre amour libertin

S’attache-t-il jamais que pour faire butin ?

Et, quand une Beauté parle de mariage,

Le scélérat veut-il entendre ce langage ?

Il sait bien soupirer, peindre sa passion ;

Mais tout cela ne va qu’à la conclusion.

S’il trouve en quelque objet un peu de résistance ;

Vous savez l’en tirer, par quelque révérence ;

Et, disant : serviteur, bonsoir, et grand-merci,

Vous laissez cet objet, et le quittez ainsi.

Mais la Dame, Monsieur, vous montre, par sa lettre,

Ce que de sa vertu vous devez vous promettre...

PHÉLONTE.

C’est du sexe toujours la façon de parler.

CRISPIN.

Je la connais fort peu ; mais je juge, à son air,

Qu’elle est sage, Monsieur. 

PHÉLONTE.

Hé ! Crispin, la sagesse

Ne s’épouvante pas pour un peu de tendresse :

Cette vertu n’a plus cette austère rigueur

Qui ne pouvait souffrir de l’amour dans un cœur ;

L’une n’a plus pour l’autre aucune répugnance ;

Elles sont maintenant de bonne intelligence ;

Et, pour duper les gens, par de communs accords,

L’Amour règne au-dedans, la sagesse au dehors.

CRISPIN.

À leur façon d’agir votre amour s’accommode.

Je vois bien ; vous voulez, suivant votre méthode,

De la Dame, en un mot, essuyer un refus,

Vous retirer après, et n’y retourner plus.

PHÉLONTE.

Non. Allons.

CRISPIN.

Je ne sais ce qu’il faut que j’en croie.

PHÉLONTE.

D’où vient ?

CRISPIN.

Vous aimer ? vous ?

PHÉLONTE.

Oui.

CRISPIN.

Que j’aurais de joie,

De vous voir avec nous au nombre des Amants !

Songez-y bien ; la Dame a beaucoup d’agréments.

PHÉLONTE.

Allons ; si sa beauté répond à mon attente,

Tu me verras pour elle une flamme constante.

CRISPIN.

Ce changement en vous est contre mon espoir.

 

 

Scène II

 

LA RONCE, PHÉLONTE, CRISPIN

 

LA RONCE, à Phélonte.

Un homme est là, Monsieur, qui demande à vous voir.

PHÉLONTE.

Il faut le faire entrer.

La Ronce sort.

 

 

Scène III

 

PHÉLONTE, CRISPIN

 

PHÉLONTE.

C’est sans doute Mélante ;

Il vient au rendez-vous.

 

 

Scène IV

 

LE MUSICIEN GASCON, PHÉLONTE, CRISPIN

 

PHÉLONTE.

Mais, contre mon attente,

Je vois un inconnu...

CRISPIN, bas à Phélonte.

C’est ce Musicien :

Ne me découvrez pas.

PHÉLONTE, bas à Crispin.

Je m’en garderai bien ;

Ce serait tout gâter. 

Crispin se cache le plus qu’il peut. Phélonte au Musicien.

Que vous plaît-il ?

LE MUSICIEN, après plusieurs révérences, à Phélonte.

De grâce,

Connaissez-moi, Monsieur, excusez mon audace ;

J’enseigne la Musique ; et cet art, Dieu merci,

Dans tous mes écoliers m’a si bien réussi,

Que loin d’avoir besoin de pratique nouvelle,

Je puis fournir à peine aux lieux où l’on m’appelle.

Ainsi je ne viens point ici par intérêt ;

Mais, si comme l’on dit, la Musique vous plaît ;

(Car de beaucoup de gens j’apprends avecque joie,

Qu’à chanter la plupart de votre temps s’emploie ;)

Ce bruit a fait en moi naître un ardent désir

De vous voir ; et je viens...

PHÉLONTE.

Vous me faites plaisir.

LE MUSICIEN.

J’ai fait un Opéra, Monsieur, qui doit surprendre ;

Et je viens, tout exprès, vous prier de l’entendre.

PHÉLONTE.

Volontiers.

LE MUSICIEN.

Je m’en tais ; mais, sans faire le vain...

Chez Madame Angélique il paraîtra demain.

PHÉLONTE.

Je ne la connais point.

LE MUSICIEN.

Ce billet marque l’heure ;

Et, par lui, vous serez instruit de sa demeure.

PHÉLONTE, prenant le billet.

Je n’y manquerai pas.

LE MUSICIEN.

Ah ! c’est une faveur

Dont se flatte aujourd’hui votre humble serviteur.

PHÉLONTE.

Suffit. Adieu.

LE MUSICIEN.

Monsieur, je vous ferai connaître...

Apercevant Crispin.

Mais je vois, ce me semble, un...

PHÉLONTE, lui montrant Crispin.

Vous voyez mon Maître.

LE MUSICIEN.

Je m’étonne, Monsieur, que vous ayez choisi

L’homme le plus ignare...

CRISPIN.

Hé ! morbleu ! venez-y,

Disputer avec moi sur la prééminence

D’un art...

À Phélonte.

Je vous le livre aussi plein d’ignorance,

Que Chantre du Pont-neuf.

PHÉLONTE.

Hé ! Messieurs, là, tout doux.

LE MUSICIEN.

Quoi ! pouvez-vous souffrir cet Ignorant chez vous ?

Je vais le décrier dans tous les lieux du monde ;

Et ne souffrirai point...

PHÉLONTE.

Permettez qu’il réponde.

Comme vous l’accusez d’être ignorant, il doit...

CRISPIN.

Monsieur, la vérité se peut toucher au doigt :

Il fait le suffisant, à cause de sa brette.

LE MUSICIEN.

J’ai droit de la porter. Mon père...

CRISPIN.

Était Vedette,

Quand dans la plaine d’Ouille on vint camper. Voilà

Ses titres de Noblesse entés sur A mi la.

LE MUSICIEN.

Tout ce qu’il dit, fadaise : il parle comme il chante.

PHÉLONTE.

Mais, Monsieur, il n’a point la méthode méchante ;

Je m’en suis bien trouvé jusqu’ici.

LE MUSICIEN.

Bien trouvé !

De tous les ignorants c’est le plus achevé,

Je vous le dis encor.

PHÉLONTE.

Sans chaleur, je vous prie.

LE MUSICIEN.

Il n’a que du jargon et de l’effronterie.

CRISPIN, au Musicien.

Je viens pourtant encor de vous rendre mutus,

Chez un certain vieillard, là, tout à l’heure.

LE MUSICIEN.

Abus :

C’est un extravagant ; par son seul équipage,

J’ai d’abord aisément jugé du personnage.

N’est-ce pas affronter la Musique ? Il est fou.

CRISPIN.

Prenez-vous par le nez.

PHÉLONTE.

Mais de grâce, par où

Avez-vous découvert qu’il est si méchant Maître ?

LE MUSICIEN.

Par cent mots, où lui-même il ne peut rien connaître :

Tout ce qu’il dit sur l’art, pur galimatias.

CRISPIN.

La pécore ! Monsieur, ne m’entendez-vous pas ?

PHÉLONTE.

Sa façon d’enseigner n’est pas trop affectée ;

Et je crois n’avoir point encor la voix gâtée.

LE MUSICIEN.

Il vous la gâtera, si vous ne le changez.

PHÉLONTE.

Il faudra voir.

CRISPIN, au Musicien.

J’ai peur, si vous ne délogez...

LE MUSICIEN.

Pour rien, au lieu de lui, j’aime mieux vous apprendre.

PHÉLONTE.

Pour rien ?

LE MUSICIEN.

Pour rien, vous dis-je.

CRISPIN.

Oui, oui, l’on va te prendre !

Tu n’es bon à montrer qu’à des grenouilles.

LE MUSICIEN.

Moi ?

À Phélonte.

Pour l’honneur du métier, Monsieur...

PHÉLONTE.

De bonne foi,

Il est juste qu’après plusieurs ans...

LE MUSICIEN.

À l’épreuve :

De mon savoir, gratis, je vous offre la preuve.

Mais, pour vous faire voir que c’est un ignorant,

Et que je crains fort peu ce chétif concurrent,

Je vais chanter un air ; qu’il en fasse de même :

Par là, vous jugerez... Écoutez, chacun l’aime.

Il chante en Gascon.

« Beauté, qui captivez mes sens,

« Ma voix, par ses tristes accents,

« Vous peint l’excès de mon martyre.

« Mais Dieux ! quelle haine avez-vous ?

« Quand mon cœur ose vous le dire,

« Soudain vous entrez en courroux. »

CRISPIN.

Ce chanteur me fait rire, avec son chant Gascon.

LE MUSICIEN, à Crispin.

Sachez que, maintenant, c’est la belle façon ;

Et que cette manière est le plus à la mode.

CRISPIN, au Musicien.

Je gage que Monsieur blâme cette méthode.

LE MUSICIEN.

Laissons cela ; chantez.

CRISPIN.

Moi ? je n’en ferai rien.

Votre accent est Gascon, le mien est Parisien :

Apprenez mon accent, et j’apprendrai le vôtre ;

Puis on pourra juger et de l’un et de l’autre.

LE MUSICIEN, à Phélonte.

Monsieur, vous jugez bien, par ce raisonnement...

CRISPIN.

Monsieur sait que je parle avec grand jugement.

PHÉLONTE.

Enfin, c’est sans raison...

LE MUSICIEN.

Je suis las de l’entendre.

Monsieur, encor un coup, oui, je veux vous apprendre ; 

Et, si je ne vous fais mieux chanter mille fois...

Qu’il n’a pu...

PHÉLONTE.

Trouvez bon qu’il achève son mois ;

Nous nous verrons ensuite.

LE MUSICIEN.

Il faut vous laisser faire ;

Mais je veux...

CRISPIN.

Tu prétends qu’à moi l’on te préfère,

Musicien de bal ?

LE MUSICIEN, à Crispin.

En autre lieu qu’ici,

Je t’apprendrai...

CRISPIN.

Va, va, n’en sois point en souci ;

Si tu sais ferrailler, je chamaille à merveilles.

LE MUSICIEN, s’en allant.

Munis-toi d’une épée : avec armes pareilles,

Seul à seul, de pied ferme, on te peut divertir.

CRISPIN.

Je ne veux, contre toi, qu’une broche à rôtir.

Adieu, Ré mi fa sol.

 

 

Scène V

 

PHÉLONTE, CRISPIN

 

CRISPIN.

Ma Maîtresse le pique.

PHÉLONTE, riant.

Je te vois Gradué, peu s’en faut, en Musique.

CRISPIN.

Oui ; mais cette Musique attirera sur moi

Quelque moment fâcheux.

PHÉLONTE.

Le crains-tu ?

CRISPIN.

Non, ma foi :

Mais si, le rencontrant, il faut que je chamaille,

Et que d’un coup d’épée, il me gâte la taille ;

Hem ?

PHÉLONTE, en riotant.

J’en serais fâché.

CRISPIN.

Vous en riez ! Fort bien !

PHÉLONTE.

Je préviendrai ce mal ; n’en appréhendes rien.

Mais allons, sans tarder, visiter cette Belle :

Je veux l’aimer, Crispin, d’une flamme immortelle.

CRISPIN.

Il faut que, depuis peu, vous soyez bien changé.

 

 

Scène VI

 

PHÉLONTE, FANCHON, CRISPIN

 

PHÉLONTE.

Fanchon, tu sais à quoi je me suis engagé

À Mélante ?

FANCHON.

Oui, Monsieur ; vous m’en avez instruite.

PHÉLONTE.

Dis-lui, quand il viendra, qu’une affaire subite

M’a forcé de sortir ; mais qu’il peut tout ici.

FANCHON.

Fort bien.

PHÉLONTE.

J’entends quelqu’un ; peut-être le voici.

FANCHON.

Ce n’est pas lui.

PHÉLONTE.

Qui donc ?

 

 

Scène VII

 

BONIFACE, PHÉLONTE, FANCHON, CRISPIN

 

FANCHON, à Phélonte, montrant Boniface.

C’est Monsieur Boniface,

Qui vient, pour votre frère, implorer votre grâce.

BONIFACE.

Oui, Monsieur.

PHÉLONTE, à Boniface.

Là-dessus qu’on me laisse en repos.

BONIFACE.

La Clémence est, Monsieur, la vertu des Héros :

Vous savez que Plutarque...

PHÉLONTE.

Hé ! Monsieur Boniface,

Plutarque, en cet endroit, n’est pas fort en sa place.

FANCHON, à Boniface.

Qu’est-il besoin, aussi, de citer cet Auteur ?

BONIFACE.

De Monsieur votre frère étant le Précepteur,

J’ose vous demander pardon de son offense.

PHÉLONTE.

Je suis trop irrité de son impertinence.

BONIFACE.

Qui se repent d’un mal, mérite le pardon.

Hélas ! Monsieur Crispin, vous, Madame Fanchon,

Obtenons de Monsieur le pardon pour son frère.

CRISPIN.

Hé, Monsieur !

FANCHON, à Phélonte.

Hé, Monsieur !

PHÉLONTE.

Non, je n’en veux rien faire.

BONIFACE.

Monsieur !...

PHÉLONTE, s’en allant.

Suis-moi, Crispin.

 

 

Scène VIII

 

BONIFACE, FANCHON

 

BONIFACE.

On ne peut le fléchir.

FANCHON.

Peut-être, avec le temps, qu’on pourra l’adoucir.

Pour son frère, entre nous, il faut mieux le conduire.

BONIFACE.

C’est un jeune éventé que j’ai peine à réduire.

FANCHON.

Souffrir qu’il s’enrôlât.

BONIFACE.

C’était à mon insu :

Il m’avait, pour le faire, adroitement déçu.

Mais tout ce différent ne m’inquiète guère :

Qu’ils s’accordent entre eux, Fanchon ; c’est leur affaire.

FANCHON.

En effet.

BONIFACE.

Quant à moi, j’en prends peu de souci.

FANCHON.

C’est fort bien fait à vous.

BONIFACE.

Le Ciel m’a fait ainsi.

FANCHON.

Vous fuyez le chagrin.

BONIFACE.

Mon partage est la joie,

Par elle, on a des jours filés d’or et de soie.

Non, non, point de chagrin, vive la gaieté ;

Elle nourrit l’esprit, et soutient la santé.

FANCHON.

Que votre humeur me plaît ! Ah ! Monsieur Boniface,

Qu’un grand fond de santé reluit sur votre face !

Quel teint ! Vous êtes né d’une complexion,

Qui travaille sans cesse à l’augmentation :

Vous ne mourrez jamais, si l’on ne vous assomme.

Gras, dodu, l’humeur gaie ; ah ! quel embonpoint d’homme !

Un malade, à vous voir, pourrait être guéri.

Où prenez-vous le gland dont vous êtes nourri.

BONIFACE.

Hé ! je le prends, Fanchon, où vous prenez le votre ;

Et, dans tous mes repas, je n’en use point d’autre.

FANCHON.

Du moins, il vous profite autant et plus qu’à moi ;

Cela se voit.

BONIFACE.

Oui ; mais parlons de bonne foi :

Fanchon, votre embonpoint assez du mien approche ;

Je suis un peu cochon, vous êtes un peu coche.

FANCHON.

Vous, un peu ? Bon ! je gage, au rapport de mes yeux,

Que si je pèse un cent, vous en pesez bien deux.

BONIFACE.

Tel que je sois, enfin, je suis peu haïssable ;

Et je vous aime, autant que vous êtes aimable.

FANCHON.

Ne parlons point d’aimer, et changeons de propos.

 

 

Scène IX

 

LA RONCE, FANCHON, BONIFACE

 

LA RONCE, à Fanchon.

Fort bien ! ne viens-je point ici mal à propos ?

FANCHON, à La Ronce.

Non.

LA RONCE.

Avez-vous tout dit ?

FANCHON.

Nous n’avons rien à dire.

LA RONCE.

Si je suis importun, parlez ; je me retire.

BONIFACE, à La Ronce.

Non, demeurez ; je sors.

LA RONCE, à Boniface.

En suis-je cause ?

BONIFACE.

Non.

LA RONCE.

Si c’est moi... ?

BONIFACE.

Non, vous dis-je. Adieu, belle Fanchon.

FANCHON.

Adieu, beau Boniface.

BONIFACE.

Ah !

 

 

Scène X

 

FANCHON, LA RONCE

 

FANCHON.

Qu’est-ce ?

LA RONCE.

On vous demande.

FANCHON.

Et qui ?

LA RONCE.

C’est votre Maître à chanter.

FANCHON.

Qu’il attende.

LA RONCE.

Il est pressé, dit-il.

FANCHON.

Qu’il revienne tantôt :

Dis-lui que je ne puis...

LA RONCE, voulant s’en aller.

Je dirai ce qu’il faut.

FANCHON, haussant la voix.

Et que lui diras-tu ?

LA RONCE, revenant.

Qu’une affaire pressée,

Pour quelque temps, ici, vous tient embarrassée.

L’excuse est-elle bonne ?

FANCHON.

Oui, va, c’est fort bien dit.

LA RONCE.

Est-ce que vous croyez que je manque d’esprit ?

FANCHON.

Non ; mais, par trop d’ardeur, tu prêtes peu silence ;

Et souvent tu répons, sans savoir ce qu’on pense.

LA RONCE.

Moi ?

FANCHON, lui fermant la bouche.

Vas rendre réponse à mon Maître à chanter.

LA RONCE.

Mais...

FANCHON.

Vas, te dis-je ; après je saurai t’écouter.

 

 

Scène XI

 

FANCHON, seule

 

Ces esprits turbulents me font devenir folle ;

Car, jusques dans la bouche, ils coupent la parole :

Souvent, loin qu’avec eux on puisse s’expliquer,

À peine parle-t-on, qu’ils veulent répliquer :

Sans entendre les gens, leur jugement décide,

Quoiqu’il n’ait le bon sens, ni la raison pour guide.

Lorsqu’ils sont entêtés de quelque opinion,

Ils n’ont, pour l’appuyer, que l’obstination :

De trop d’estime d’eux leur esprit les enivre,

Et croit que leur avis est le seul qu’il faut suivre.

 

 

Scène XII

 

LA RONCE, FANCHON

 

FANCHON.

Hé bien ? reviendra-t-il ?

LA RONCE.

Il n’y manquera pas.

FANCHON.

Qu’a-t-il dit ?

LA RONCE.

Rien.

FANCHON.

Tant mieux.

LA RONCE.

Le Breton est là-bas.

FANCHON.

Le Breton ?

LA RONCE.

Autrement, le valet de Mélante :

Il demande Monsieur, pour affaire pressante.

FANCHON.

Je sais bien ce que c’est ; dis-lui qu’il vienne ici.

LA RONCE.

Il a bu plus d’un coup.

FANCHON.

Qu’importe ?

LA RONCE.

Le voici.

 

 

Scène XIII

 

LA RONCE, FANCHON, LE BRETON

 

FANCHON, à Le Breton.

Que veux-tu ?

LE BRETON, un peu ivre, à Fanchon.

Je veux...

FANCHON.

Quoi ?

LE BRETON.

Je veux Monsieur ton Maître.

FANCHON.

Il est sorti.

LE BRETON.

Tant-pis. Mais où donc peut-il être ?

FANCHON.

Je ne sais.

LE BRETON, faisant un hoquet.

Tu ne sais ?

FANCHON.

Non.

LE BRETON.

Il faut le chercher ;

Car mon Maître dans peu...

FANCHON.

Parle sans t’approcher.

LE BRETON.

Pourquoi ?

FANCHON.

Pour rien.

LE BRETON.

Fanchon, mon âme... te convoite ;

Je t’aime.

FANCHON.

Soutiens-toi.

LE BRETON.

Crois-tu que je sois boite ?

FANCHON.

Boite ?

LE BRETON.

Oui, c’est à dire ivre, en langage Breton.

FANCHON.

Je m’en rapporte à toi.

LE BRETON.

Je n’ai pas bu.

LA RONCE.

Lui ? bon !

Il est à jeun, voyez.

LE BRETON, à La Ronce, faisant un hoquet.

Oui-dà, qu’en veux-tu dire ?

FANCHON, riant.

Courage !

LA RONCE.

Il n’a pas bu ; c’est d’amour qu’il soupire.

FANCHON.

Mais ton Maître, dis-moi... ?

LE BRETON, à Fanchon.

Dans peu tu le verras :

Chantons, en l’attendant.

FANCHON, riant.

Fort bien !

LE BRETON.

Tu ne veux pas,

Toi qui chantes si bien, qu’aucun n’y peut atteindre ?

J’aime à t’ouïr chanter ; car tu chantes à peindre.

Vois-tu, je paye pot ; çà, chante un passe-pied.

FANCHON.

Je n’en sais point.

LE BRETON.

Écoute.

Il chante et danse un passe-pied, et il tombe.

FANCHON, riant.

Il s’est estropié.

À La Ronce.

Relève-le.

LE BRETON.

Dis-moi, sais-je pas la cadence ?

LA RONCE, le relevant.

Oui.

LE BRETON.

Prends ton violon ; tu verras si je danse.

LA RONCE, riotant.

On ne peut mieux danser.

LE BRETON, se relevant.

Ah ! tu fais le rieur ?

LA RONCE.

Point.

LE BRETON prend La Ronce par la main,
et chante et danse le passe-pied.

Le pied m’a glissé ; mais...

 

 

Scène XIV

 

MÉLANTE, FANCHON, LE BRETON, LA RONCE

 

MÉLANTE, entrant, et regardant Le Breton.

Plaît-il ?

LE BRETON, à Mélante.

Rien, Monsieur ;

C’est La Ronce...

MÉLANTE.

Est-ce ainsi que l’on me rend réponse ?

LE BRETON.

Monsieur, je m’en allais ; demandez à La Ronce.

MÉLANTE.

Fort bien. Depuis une heure où s’est-il arrêté ?

LE BRETON.

C’est... Nous allons, nous deux, boire à votre santé.

Le Breton et La Ronce sortent.

MÉLANTE, les regardant aller.

Qu’il a bu ! 

FANCHON.

Point du tout.

 

 

Scène XV

 

MÉLANTE, FANCHON

 

MÉLANTE.

Quelquefois il s’en donne ;

Mais il est bon Valet.

FANCHON.

Il a l’humeur bouffonne.

MÉLANTE.

Phélonte est-il ici ?

FANCHON.

Non.

MÉLANTE, se chagrinant.

Le fâcheux moment !

FANCHON.

Pour affaire pressée il sort présentement :

Mais soyez sans chagrin ; je suis de tout instruite ;

De sa part, avec soin, j’attends votre visite.

Je sais que vous aimez, et qu’un père fâcheux

S’oppose aux sentiments de l’objet de vos vœux,

Et que, pour lui parler, vous avez de la peine.

Ici vous pouvez tout, sans que rien vous y gêne :

C’est l’ordre de Monsieur.

MÉLANTE.

Tu m’ôtes de souci.

Cette Dame est en chaise, à trente pas d’ici ;

Je m’en vais l’amener.

FANCHON.

Moi, je vais vous attendre.

 

 

Scène XVI

 

FANCHON, seule

 

Ma foi, contre l’amour, tous les soins qu’on peut prendre,

Empêchent rarement qu’il ne vienne à sa fin :

Il sut, sait, et saura décevoir le plus fin.

En vain oppose-t-on l’autorité d’un père ;

C’est de quoi le fripon ne s’inquiète guère ;

Il se rit des chagrins de ces Amants jaloux,

Et met toute sa joie à tromper un époux.

Nous trouvons tout possible, alors qu’il nous enflamme.

J’entends parler quelqu’un. C’est Mélante et sa Dame.

 

 

Scène XVII

 

MÉLANTE, LISE, FANCHON

 

MÉLANTE, à Lise.

Madame, ôtez le masque, et n’appréhendez rien ;

Je suis ici le maître, et ce logis est mien.

LISE, à Mélante.

À votre honnêteté je me laisse conduire ;

Vous voulez que je l’ôte, et cela doit suffire.

MÉLANTE.

Fanchon, tu vois l’objet dont mon cœur est charmé.

FANCHON, à Mélante.

Je vous tiens fort heureux, si vous êtes aimé.

MÉLANTE.

Sur l’espoir de l’hymen tout mon bonheur se fonde.

FANCHON.

Madame a des appas à charmer tout le monde.

LISE.

Me railler ?

FANCHON, à Lise.

Je sais trop tout ce que je vous dois ;

Et, quand je parle ainsi, je dis ce que je vois ;

À louer vos appas je me sens engagée.

LISE.

De ces bons sentiments je vous suis obligée.

MÉLANTE.

Fanchon a l’humeur franche, et de l’esprit, enfin.

FANCHON.

Oh ! point. Vous plairait-il de descendre au jardin ?

LISE.

Volontiers ; allons.

MÉLANTE, prend Lise par la main, dit à Fanchon.

Passe.

FANCHON.

Ah ! je sais trop...

MÉLANTE.

N’importe ;

Passe.

FANCHON.

Puisqu’il vous plaît, je vais ouvrir la porte.

Les six Violons de Phélonte entrent, jouent un air qui forme l’Entracte, et se retirent.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente la salle de l’appartement de Dorame, comme au second Acte.

 

 

Scène première

 

TOINON, DAPHNIS

 

TOINON.

L’embarras est léger, et n’aura point de suite.

Du faux Musicien Angélique est instruite ;

Elle en sait l’aventure ; et si notre vieillard,

Étonné d’avoir vu deux Maître de sa part,

Va de ce double envoi lui demander la cause,

Laissez faire, elle est femme à bien tourner la chose ;

N’en appréhendez rien.

DAPHNIS.

S’il faut t’ouvrir mon cœur,

Ce n’est pas là, Toinon, le sujet de ma peur.

TOINON.

Qu’avez-vous donc ?

DAPHNIS.

Je crains de n’avoir, qu’à ma honte,

Entrepris de fixer le vagabond Phélonte ;

Et que, toujours lui-même, il ne soit peu touché

De l’avance où pour lui mon cœur s’est relâché.

TOINON.

J’en aurais, comme vous, un peu de défiance.

Phélonte est honnête homme, et de bonne naissance,

Riche, et par son humeur en tous lieux bien venu ;

Mais en faveur du sexe il est mal prévenu ;

Et, par certains soupçons où son penchant l’incline,

Sa manière d’aimer est un peu libertine.

Courant de belle en belle étaler ses douceurs,

Il ne veut, en amour, ni soupirs, ni langueurs ;

Et d’un amant plaintif les tristes doléances

Sont, s’il faut qu’on l’en croie, autant d’impertinences :

Son seul but est la joie ; il en fait vanité.

Le plus fier, cependant, est le plutôt dompté ;

Et tous ces Rodomonts en matière de tendre,

Pour vous, sans vous connaître, il est tout enflammé,

Et par votre billet...

 

 

Scène II

 

CRISPIN, DAPHNIS, TOINON

 

TOINON.

Mais Crispin qui s’avance...

CRISPIN, à Daphnis.

Mon Maître, de vous voir, brûle d’impatience,

Madame ; il attend l’ordre à quatre pas d’ici.

TOINON, à Crispin.

Cours le faire entrer.

DAPHNIS, à Crispin.

Non.

CRISPIN.

Quel scrupule est-ceci ?

DAPHNIS.

Je crains trop que mon père...

TOINON, à Daphnis.

Hé, mon Dieu ! votre père

Est sorti pour longtemps. Va, Crispin...

DAPHNIS.

Qu’il diffère ;

Le péril me fait peur : une autre fois, Toinon,

Je m’offre...

TOINON.

Une autre fois, vous diriez encor non :

Point de remise.

DAPHNIS.

Quoi ! tu veux que je hasarde... ?

CRISPIN.

Vous allez tout gâter, si vous n’y prenez garde,

Car mon Maître n’est pas de ces Martyrs d’amour,

Qui pour un rendez-vous font le guet tout un jour :

La peine l’effarouche : et, dès le moindre obstacle,

S’il ne dit serviteur, il faut crier miracle.

Puisque par votre lettre il s’est laissé charmer,

Prenez-le moi tandis qu’il est en train d’aimer :

Il est certains moments, pourvu qu’on le mitonne...

TOINON, à Crispin.

Quand l’occasion presse, est-il temps qu’on raisonne ?

Devrais-tu pas déjà l’avoir averti ? Cours,

Sans plus jaser.

CRISPIN, s’en allant.

J’ai tort.

 

 

Scène III

 

DAPHNIS, TOINON

 

DAPHNIS.

Où sera mon recours,

Si mon père survient ? Tu me perds.

TOINON.

À ce compte,

Ce n’est donc rien pour vous, que d’acquérir Phélonte ?

J’enrage de vous voir sottement barguigner !

Qu’est-ce, qu’en reculant, vous auriez pu gagner ?

Prétendez-vous qu’il aime un objet invisible ?

DAPHNIS.

Non ; mais le voir ailleurs, n’était pas impossible ;

Et nous eussions cherché...

TOINON.

Le plutôt vaut le mieux. 

 

 

Scène IV

 

PHÉLONTE, DAPHNIS, CRISPIN, TOINON

 

TOINON, bas, à Daphnis.

Il vient, songez à vous.

PHÉLONTE, à Crispin, à part.

Qu’elle est aimable ! Ah, Dieux !

D’amour, en la voyant, j’ai déjà l’âme pleine.

CRISPIN, à part, à Phélonte.

Je vous l’avais bien dit, qu’elle en valait la peine.

Voyez comme ses yeux friponnement tournez... ?

PHÉLONTE.

Qu’ils sont touchants, Crispin !

CRISPIN.

Le friand petit nez !

Si j’étais vous, Monsieur, j’en tâterais.

PHÉLONTE, s’approchant, à Daphnis.

Madame,

Ne vous étonnez point du trouble de mon âme :

La surprise où je suis de voir tant de beauté,

Ne laisse à ma raison aucune liberté ;

Et, quoique, de mes sens, cette raison maîtresse,

M’ait fait traiter l’amour, jusqu’ici de faiblesse,

Je sors enfin d’erreur, et sens, auprès de vous,

Que, vous offrir des vœux, est le sort le plus doux :

Souffrez donc que les miens...

DAPHNIS, à Phélonte.

Ah ! c’en est trop, Phélonte :

Toute ardeur m’est suspecte, alors qu’elle est si prompte ;

Et, quoi que vous veuillez trouver en moi d’appas,

On aime faiblement ce qu’on ne connaît pas ;

Le temps seul...

PHÉLONTE.

Non, Madame ; alors qu’il faut qu’on aime,

L’amour, en un moment, prend un pouvoir extrême :

J’en fais l’expérience. On m’a vu mille fois

Soutenir fièrement qu’on aimait qu’à son choix ;

Toujours libre, toujours à couvert de surprise,

J’ai, contre cent beautés défendu ma franchise ;

Et, dès que je vous vois, tout mon cœur enflammé

Est contraint de se rendre aux yeux qui l’ont charmé.

Voyez-en, dans les miens, l’assuré témoignage :

Ils parlent, c’est à vous d’entendre leur langage ;

Ils vous seront garants...

DAPHNIS.

Que diriez-vous de moi,

Si j’avais, pour les croire, assez de bonne foi ?

On vous connaît, Phélonte : aujourd’hui, c’est mon règne ;

Il n’est cœur que, pour moi, le vôtre ne dédaigne ;

Et demain, par l’amour vers un autre appelé,

Vous ne songerez pas que vous m’avez parlé.

PHÉLONTE.

Je n’y songerai pas, Madame ! quel outrage !

De mon cœur, tout à vous, vous soupçonnez l’hommage !

Si ce cœur n’est toujours ferme à vous adorer,

Que le Ciel...

TOINON.

Pensez-vous être cru, pour jurer ?

Ce n’est pas, en amour, un secours fort utile.

Les Amants, quels qu’ils soient, ont tous le même style ;

Et, si chaque serment leur tenait lieu d’effets,

Le fourbe gagnerait sa cause à peu de frais :

Ce sont toujours beaux mots, mais non pas sans réserve.

PHÉLONTE.

C’est à tort...

TOINON.

Voyez-vous ! il n’est qu’un mot qui serve :

Quand on veut de deux cœurs assurer l’union,

On y brouille trois grains de matrimonium ;

Cela fait, on se peut aimer tout à son aise.

PHÉLONTE.

Oserais-je espérer que le parti vous plaise ?

Dans la brûlante ardeur qui m’engage aux soupirs,

L’hymen est le seul but où tendent mes désirs.

Madame, prononcez ; et, quand mon cœur se donne...

DAPHNIS.

Phélonte, en vérité, ce changement m’étonne :

Quoi ! vous, parler d’hymen ! c’est de quoi s’écrier...

PHÉLONTE.

Oui, j’ai blâmé quiconque osait se marier ;

Cependant, avec vous, telle est ma destinée,

Que, sans voir ma fortune à la vôtre enchaînée,

Je ne puis vivre heureux. Votre lettre d’abord

M’a fait sentir pour vous le plus ardent transport :

À ce doux charme en vain j’ai voulu mettre obstacle,

Et voilà que vos yeux achèvent ce miracle ;

Les désavouerez-vous, ces beaux yeux que l’amour... ?

DAPHNIS.

De peur d’en dire trop, pensez-y plus d’un jour :

Il est bon, quelquefois, de n’aller pas si vite.

PHÉLONTE.

Non ; je suis convaincu de tout votre mérite ;

Et, pour vous empêcher de douter de mon feu,

Je vais à votre père en demander l’aveu :

S’il ne me connaît pas, il connaît ma famille.

DAPHNIS.

Quelque rang où l’hymen pût élever sa fille,

Comme il faut peu de chose à le mécontenter,

Le prendre au dépourvu, ce serait tout gâter :

Ne vous déclarez point, que je ne vous revoie.

PHÉLONTE.

Et quand puis-je, Madame, espérer cette joie ?

DAPHNIS.

Peut-être que chez vous j’irai dès aujourd’hui.

Séparons-nous ; adieu.

PHÉLONTE.

Vous quitter ! quel ennui !

DAPHNIS.

Je ne puis vous parler ici, que je ne tremble.

Mon père peut venir ; et, s’il nous trouve ensemble,

Quoi que vous lui disiez, il n’écoutera rien.

PHÉLONTE.

Mais me priver sitôt d’un si cher entretien !

Madame !...

 

 

Scène V

 

DAPHNIS, PHÉLONTE, TOINON, CRISPIN, ANASTASE en dehors

 

Anastase, en dehors, frappe à la porte.

DAPHNIS.

Je l’entends, c’est lui : que deviendrai-je ?

PHÉLONTE.

Une honnête recherche a quelque privilège ;

Et, si je lui dis...

DAPHNIS.

Non. Toinon, et vite...

TOINON.

Quoi ?

Peut-on... ?

Anastase frappe plus fort.

Comme il redouble !

DAPHNIS.

Et tôt ; c’est fait de moi :

Que dans ce cabinet ils entrent l’un et l’autre.

CRISPIN.

Monsieur, nous voilà pris.

TOINON.

Ma pensée est la vôtre.

À Phélonte et à Crispin.

Coulez-vous là-dedans, et motus.

Phélonte entre dans le cabinet.

L’on y va.

CRISPIN, entrant dans le cabinet.

Peste ! il a belle hâte.

 

 

Scène VI

 

DAPHNIS, TOINON, ANASTASE en dehors

 

DAPHNIS, à Toinon.

Et la clef ; tire-la.

TOINON, à Daphnis.

Mon Dieu, ne craignez rien.

Anastase frappe plus fort.

Il heurte avec emphase.

Elle va ouvrir la porte. Anastase entre.

TOINON, à Anastase.

Au diable l’animal !

DAPHNIS, à Anastase.

Quoi ! Monsieur Anastase,

C’est donc vous... ?

ANASTASE, à Daphnis, lui faisant une grande révérence.

Oui, Madame ; excusez, si j’ai tort.

TOINON.

Comme il frappe !

ANASTASE.

J’ai cru ne frapper pas trop fort.

TOINON.

Justement ; il croyait heurter à son collège.

ANASTASE.

Il est vrai qu’on s’y donne un peu de privilège,

Et qu’à grand bruit toujours chaque chose s’y fait.

Avec des écoliers du repos !

DAPHNIS.

En effet.

Mais, Monsieur Anastase, en deux mots, voyons, qu’est-ce ?

Que voulez-vous ?

ANASTASE.

L’étude orne bien la jeunesse ;

Et j’ai mis, grâce au Ciel, votre frère en état

De soutenir bientôt sa thèse avec éclat :

À présent qu’il est Grec, ce sont ses galeries,

Que les universaux et les catégories,

Sans certains arguments sur l’être de raison,

Par lesquels...

DAPHNIS.

Finissons, si vous le pouvez.

TOINON, à Daphnis.

Bon !

Pensez-vous qu’un Pédant d’un seul mot se contente ?

C’est...

ANASTASE.

Madame, Toinon est toujours mordicante ;

Et son aversion, quoique sans fondement,

Ne m’a jamais traité qu’antipathiquement.

Quand elle aurait puisé dans le sein de la haine,

Les dédains corrosifs...

TOINON, à Anastase.

Votre fièvre quartaine !

Voyez ce qu’il veut dire, avec son corrosif !

Hé ! parlez-nous Chrétien.

ANASTASE.

Ah, cœur vindicatif !

Elle m’en a voulu, depuis qu’un jour contre elle...

DAPHNIS.

Oui ; mais sachons vers nous quel sujet vous appelle.

ANASTASE.

Je viens trouver Monsieur, de la part de son fils,

Lui rendre cette lettre.

DAPHNIS.

Il n’est pas au logis ;

Je la rendrai pour vous : donnez.

ANASTASE, retenant la lettre.

Je vais l’attendre ;

L’affaire le requiert. Pour vous la faire entendre,

Vous saurez...

TOINON.

On ne veut y prendre aucune part.

Délogez ; car Monsieur ne reviendra que tard.

ANASTASE.

Tard ? soit. Il est besoin que j’en aie audience.

TOINON.

Revenez donc tantôt.

ANASTASE.

Non, j’aurai patience ;

Et, n’incommodant pas, j’aime mieux, en ce lieu...

TOINON.

Le mouchoir de Madame est de travers ; adieu ;

Il faut le rajuster ; point de témoins.

ANASTASE.

Diane

Fut jadis exposée aux regards d’un profane ;

Ses yeux gâtèrent-ils les célestes beautés...

TOINON.

Quoi ! Messieurs du Collège aiment les nudités ?...

Je ne le savais pas.

ANASTASE.

La nature...

DAPHNIS.

Hé ! de grâce,

Ne moralisez point, et nous quittez la place.

ANASTASE.

Vous avez droit d’agir impérativement ;

Je sors, et suis fâché...

TOINON.

Trêve de compliment ;

On vous en quitte.

Anastase sort.

DAPHNIS.

Enfin il s’en va : je respire.

 

 

Scène VII

 

TOINON, DAPHNIS

 

TOINON.

Qu’un Pédant à souffrir, est un cruel martyre !

DAPHNIS.

Ne perdons point de temps, de crainte d’avoir pis :

Congédions...

 

 

Scène VIII

 

DORAME, ANASTASE, DAPHNIS, TOINON

 

DORAME, à Anastase.

J’étais en peine de mon fils :

Comment est-il ?

ANASTASE, à Dorame.

Fort bien, Monsieur.

DAPHNIS, bas, à part.

Toinon, que faire ?

TOINON, bas, à part.

Ne rien dire, et laisser raisonner votre père.

DORAME.

Nous ne l’avons point vu, depuis huit ou dix jours.

ANASTASE.

À ratiociner comme il vaque toujours,

Il ne sort point ; et c’est pour cela qu’il m’envoie

Vous faire humble requête.

DORAME.

Ah ! j’en ai de la joie.

De quoi donc s’agit-il ?

ANASTASE.

D’un accommodement.

DORAME.

Est-ce qu’il aurait eu querelle ?

ANASTASE.

Nullement ;

Il a vers la douceur, propension entière :

Mais un sien camarade, agissant par prière,

Lui fait, sur certain cas, prendre son intérêt :

Cette lettre, Monsieur, vous dira ce que c’est.

Dorame lit bas.

DAPHNIS, à Toinon, tandis que Dorame lit.

Je ne sais où j’en suis. S’il fallait pour écrire,

Que dans ce cabinet... ?

TOINON.

Vous mettez tout au pire.

Que sert de craindre ? Alors comme alors : on verra,

Si l’embarras échoit, comme on s’en tirera.

DORAME, après avoir lu.

Oui, Monsieur Anastase, avec plaisir : j’espère

Venir, sans trop de peine, à bout de cette affaire ;

Assurez-en mon fils. J’aime à voir que son cœur

À de semblables soins, se porte avec ardeur.

ANASTASE.

Au bien, pedetentim toujours je l’achemine,

L’induis aux bonnes mœurs ; et, sous ma discipline,

Depuis cinq ans entiers, il est à remarquer,

Qu’il n’a su ce que c’est que de prévariquer.

DORAME.

Je suis content de vous, autant qu’on le peut être.

ANASTASE.

Monsieur, sans vanité...

TOINON, bas, à Daphnis.

Finira-t-il, le traître ?

ANASTASE.

Le Ciel m’a, de tout temps, concédé le talent,

Quand j’ai soin d’un terroir, de le rendre excellent.

Il n’est que d’être mis d’abord en bonne école ;

Car la Jeunesse, elle est comme une cire mole...

DORAME.

C’est fort bien dit. Allez ; je sais ce que je dois,

Et l’on ne perd jamais ce que l’on fait pour moi.

Demain mon fils saura ce que j’aurai pu faire.

Adieu.

 

 

Scène IX

 

TOINON, ANASTASE, DAPHNIS

 

TOINON, bas à Daphnis.

Bon ! nous voilà quittes de votre père.

ANASTASE, à Daphnis.

Que m’ordonnerez-vous ?

TOINON, à Anastase.

De décamper ; bonsoir.

DAPHNIS, à Anastase.

À mon frère, qu’il est trop longtemps sans me voir.

ANASTASE, va et revient.

Quoi qu’il soit, sans vouloir user de privilège,

Rigide observateur des règles du Collège,

Si c’est nécessité nécessitante...

DAPHNIS.

Non.

Quand il pourra venir, qu’il vienne.

Anastase sort.

 

 

Scène X

 

DAPHNIS, TOINON

 

DAPHNIS.

Enfin, Toinon,

Notre importun...

TOINON.

Maudit soit tout pédant qui jase.

 

 

Scène XI

 

DORAME, DAPHNIS, TOINON

 

DORAME, revenant.

J’allais oublier. Oh !, Monsieur Anastase !

TOINON, à Dorame.

Il est déjà bien loin, et ne vous entend pas.

DORAME.

Pas si loin ; je le vois qui revient sur ses pas.

 

 

Scène XII

 

DORAME, ANASTASE, DAPHNIS, TOINON

 

ANASTASE.

Monsieur.

DAPHNIS, bas à Toinon.

Le rappeler !

TOINON, bas à Daphnis.

C’est bien une autre histoire.

DORAME, à Anastase.

J’ai fait, depuis deux jours, achat d’une écritoire,

Que vous m’obligerez de porter à mon fils :

Elle est toute gravée, et d’un travail exquis.

Je vous la vais donner.

DAPHNIS, bas à part.

Ah ! me voilà perdue !

DORAME, ne trouvant point la clef à la porte.

La clef du cabinet, qu’est-elle devenue ?  

TOINON, à Dorame.

Moi ? le dois-je savoir ? Elle peut être en bas ;

Il faut y voir.

DORAME.

Je cherche, et ne la trouve pas :

Je l’ai tantôt laissée à la porte.

DAPHNIS, à Dorame.

Peut-être

Toinon, en balayant...

DORAME.

Tout sur le dos du Maître.

Les Valets sont bien nés pour nous faire enrager !

Qu’ils perdent, brisent tout...

TOINON.

Le dégât est léger :

Hé bien ! c’est une clef : voyez la grande perte !

DORAME.

Mais, si du cabinet la porte n’est ouverte...

L’écritoire est dedans.

TOINON.

Le beau sujet d’ennui !

Vous l’enverrez demain, si ce n’est aujourd’hui.

DORAME.

Oyez-la raisonner !

ANASTASE.

Comme je suis tout vôtre ;

Demain, puis que la clef...

DORAME.

J’en ai là-haut une autre ;

Je m’en vais la chercher.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

DAPHNIS, TOINON, ANASTASE

 

DAPHNIS, bas à Toinon.

Fais ce que tu pourras ;

Quant à moi je me sauve, et ne l’attendrai pas.

Elle sort.

TOINON, bas à Daphnis qui sort.

Hé ! que pourrai-je faire ?

 

 

Scène XIV

 

ANASTASE, TOINON

 

TOINON, bas, à part.

Elle sort, et me laisse.

ANASTASE.

Donc, Madame Toinon sera toujours tigresse,

Et rien n’adoucira son naturel félon ?

TOINON, haut.

Montez vite ; Monsieur vous appelle.

ANASTASE.

Moi ? non ;

Il ne m’appelle point.

TOINON.

Vous êtes sourd, je pense.

ANASTASE.

Ma faculté d’ouïr n’est point en défaillance ;

Et si quelque douceur de votre chère voix...

TOINON, répondant comme si on l’appelait.

Tout à l’heure. Avez-vous entendu, cette fois ?

ANASTASE.

Rien moins.

TOINON.

Il vous attend ; montez là-haut, vous dis-je.

ANASTASE.

Ô trop fier rejeton d’une sauvage tige !

Par quelle dureté m’envier le trésor

De l’heureux tête-à-tête, hélas ! qu’au poids de l’or

Je voudrais mille fois... ?

TOINON.

Peste de la pécore !

 

 

Scène XV

 

DORAME, ANASTASE, TOINON

 

DORAME.

Voici mon autre clef ; qu’on me la perde encore.

TOINON, bas, à part.

Tout va se découvrir.

DORAME, ouvrant la porte du cabinet.

Si... Mais que vois-je là ?

 

 

Scène XVI

 

DORAME, TOINON, ANASTASE, CRISPIN dans le cabinet

 

CRISPIN, dans le cabinet, chante.

Fa ré mi fa, fa sol fa mi, fa ré fa, sol fa ré mi fa. (bis).

 

 

Scène XVII

 

DORAME, ANASTASE, PHÉLONTE, CRISPIN, TOINON

 

CRISPIN, en sortant du cabinet, à Phélonte qui en sort, et tient un papier.

Suivez bien votre Mode, allons, par E mi la.

Fa ré mi fa, fa sol fa mi, fa ré fa, sol fa ré mi fa. (bis.)

DORAME, à Toinon.

Que veut dire ceci ? réponds.

TOINON, à part.

Quelle demande !

DORAME.

Deux hommes !

TOINON, à Dorame.

La surprise en doit être bien grande !

Est-ce une nouveauté que deux hommes ?

CRISPIN, à Phélonte.

La, la.

À Dorame.

Monsieur, vous voulez bien nous pardonner cela ?

DORAME, à Crispin.

Ne sachant...

PHÉLONTE, à Dorame.

Excusez, si j’ose avec franchise,

Prendre une liberté que Monsieur autorise.

CRISPIN, à Phélonte.

Oh ! Monsieur est tout cœur, pour les honnêtes gens.

L’heure me presse un peu ; ne perdons point de temps.

DORAME, à part.

Deux hommes enfermez ! point de clef ! Patience ;

Nous éclaircirons tout.

CRISPIN, à Phélonte.

Chantez donc.

PHÉLONTE.

Je commence.

CRISPIN, à Phélonte.

Je l’ai fort bien noté. Là, marquez bien ce fa.

Fa, fa.

DORAME.

Me raille-t-on ? Quel Prélude est-ce là ?

Il faut voir jusqu’au bout.

ANASTASE.

La Musique est touchante.

DORAME, faisant signe du doigt.

Toinon... ?

TOINON.

Hé bien ? est-il défendu qu’on ne chante ?

CRISPIN.

Sol, sol

À Dorame.

Nous aurons fait dans un moment.

PHÉLONTE chante.

Fa mi...

CRISPIN, à Phélonte.

Hardiment ; à quoi bon entonner à demi ?

Il bat la mesure.

PHÉLONTE chante.

« L’Amour cause trop de peine ;

« Je ne veux plus m’engager :

« Un Amant souffre la gêne,

« Quand l’objet vient à changer.

« L’Amour cause trop de peine ;

« Je ne veux plus m’engager.

CRISPIN, après que Phélonte a chanté, se retourne devers Dorame, battant la mesure.

Fa ré mi fa, fa sol fa mi, fa ré fa, sol fa ré mi fa. (bis.)

La basse continue, oyez.

DORAME.

Je vous entends.

CRISPIN, à Phélonte.

Allons, encore un coup ; marquez moi bien vos temps.

PHÉLONTE chante.

« L’Amour cause, etc.

CRISPIN se retourne encore à Dorame, après la fin du couplet.

Fa ré mi fa, etc.

C’est un petit Rondeau.

DORAME.

Rondeau soit ; mais de grâce...

CRISPIN.

N’êtes-vous pas, surtout, charmé de cette basse ?

Fa ré mi fa, fa sol fa me, etc.

DORAME.

Mais, Monsieur...

CRISPIN.

Fa ré mi fa,... etc.

Bas à Phélonte.

Sortons.

Phélonte sort.

DORAME, allant après eux.

Mais...

 

 

Scène XVIII

 

CRISPIN, DORAME, TOINON, ANASTASE

 

CRISPIN, revenant, chante.

Fa ré mi fa, etc.

DORAME, à Crispin.

Laissez ce ré mi fa,

Et m’apprenez, Monsieur, ce que vous faisiez là ?

CRISPIN, à Dorame.

Hé ! j’y notais ce...

Fa ré mi fa, etc.

TOINON, à part.

Bon : il se tire d’affaire.

DORAME.

Mais pourquoi... ?

CRISPIN chante.

Fa ré mi fa, etc.

DORAME.

Ce ré fa commence à me déplaire.

D’où vient que ce Monsieur... ?

CRISPIN, battant toujours la mesure.

Fa ré mi fa, etc.

Il sort, en chantant.

Fa ré mi fa, etc.

 

 

Scène XIX

 

DORAME, TOINON, ANASTASE

 

DORAME, à Toinon.

Que veut dire ceci ?

TOINON, riotant, à Dorame.

Ces Messieurs enfermés, vous mettent en souci ?

DORAME.

À te voir, tout cela ne t’inquiète guère.

TOINON.

Ma foi, non.

DORAME.

Non, ta foi ?

TOINON.

Voyez la grande affaire !

C’est peut-être un Galant qui m’en veut : que sait-on ?

DORAME.

La coquine !

ANASTASE, à Dorame.

Monsieur...

TOINON.

Là, prenez votre ton ;

Grondez jusqu’à demain.

ANASTASE.

L’ire qui vous embrase,

Va sans doute trop loin ; car...

DORAME, à Anastase.

Monsieur Anastase,

Avecque vos Pédants mêlez-vous, s’il vous plaît,

D’un argument en forme ; ils savent ce que c’est.

ANASTASE.

L’hallucination, dans cette conjoncture,

Vous ôte les clartés d’une telle aventure ;

C’est pourquoi vous devez pénétrer à loisir...

DORAME.

D’accord.

ANASTASE.

L’homme prudent doit se faire un plaisir,

De connaître le vrai.

DORAME.

Vous plaît-il de vous taire ?

ANASTASE.

Oh ! volontiers : d’ailleurs ce n’est pas mon affaire.

DORAME.

Quoi ?

ANASTASE.

Rien : mais un conseil...

DORAME, en colère.

Encor ? Hé ! taisez-vous.

ANASTASE.

Je me tairai.

DORAME.

Fort bien.

À Toinon.

Çà, parlons entre nous.

ANASTASE.

Le silence est pourtant le propre de la bête.

DORAME, à Anastase.

Hem ?

ANASTASE.

À vous contenter je sens que je m’apprête.

Parlez ; je me tais.

DORAME.

Hom !...

TOINON, à part.

Il grille dans sa peau.

DORAME, à Toinon.

Que faisaient là ces gens ?

TOINON.

Ils notaient ce Rondeau ;

Et c’est un pur hasard qui vous doit peu surprendre.

Votre fille, Monsieur, ayant dessein d’apprendre,

Ce Maître entrait ici pour lui faire leçon :

Mais en entrant, il a prié qu’on trouvât bon,

Qu’il pût à ce Monsieur, en ce logis, écrire

Ce Rondeau, que, dit-il, chacun partout désire ;

Et nous a fort pressés de lui faire apporter

Du papier et de l’encre, afin de le noter.

Moi, dans ce cabinet sachant une écritoire,

Je les ai fait entrer ; voilà toute l’histoire :

Les refuser, c’était une incivilité.

DORAME.

Il pouvait être ailleurs tout aussi bien noté.

TOINON.

Il est vrai ; mais...

DORAME

Il entre en ceci du mystère.

TOINON.

Comment ?

DORAME.

Quand on ne fait que ce que l’on doit faire,

On n’ôte point la clef d’une porte, Toinon ;

Il y va là du vôtre.

TOINON.

Et qui vous dit que non ?

Oui, j’ai fermé la porte, et pris la clef.

DORAME.

La gueuse !

Pourquoi donc, s’il vous plaît ?

TOINON.

Pour votre humeur grondeuse :

Tout vous choque ; et pour rien vous entrez en courroux ;

Une mouche à tout autre, est éléphant pour vous ;

Et, quand vous vous mettez dessus la gronderie,

C’en est pour quinze jours.

DORAME, se fâchant.

Voyez l’effronterie !

Ce n’est rien, d’enfermer deux hommes sans façon !

TOINON.

Le grand crime que c’est, d’écrire une chanson !

DORAME.

Pour écrire, on n’a point sur soi la porte close.

TOINON.

Vous mériteriez bien que ce fut autre chose.

ANASTASE.

Monsieur, la tempérance est entre les vertus...

DORAME.

Tempérez votre langue, et ne me parlez plus.

ANASTASE.

Monsieur, la fâcherie est à craindre à votre âge,

Et peut causer en vous un notable dommage :

Je dois, par mes avis, tâcher à vous guérir...

DORAME.

Je veux me fâcher, moi.

ANASTASE.

Vous en pourriez mourir ;

Et l’on m’accuserait d’être cause seconde

De ce cruel malheur.

DORAME.

Que le Ciel te confonde !

ANASTASE.

Je ne souffrirai point que vous vous fâchiez, non.

DORAME.

Hé ! Monsieur Anastase...

TOINON.

Il a grande raison ;

La colère aux vieillards est chose trop funeste.

ANASTASE.

De la bile enflammée il reste certain reste,

Dont la vapeur maligne attaquant leur cerveau,

Le corrompt et le gâte, et les mène au tombeau.

TOINON.

Écoutez ce qu’il dit ; et...

DORAME, à Toinon.

Voudrais-tu te taire ?

TOINON.

Oui, Monsieur.

DORAME, à Anastase.

Vous...

TOINON.

La mort suit de près la colère,

Car Monsieur Anastase en donne la raison.

ANASTASE.

Elle est fort dangereuse, en la vieille saison...

Dorame ouvre la bouche pour parler.

Dit Hippocrate ; c’est de l’homme l’ennemie :

Elle produit en lui cette cacochymie

Nuisible à la santé.

DORAME.

Je brûle de courroux.

ANASTASE.

Oh ! j’empêcherai bien, moi, restant près de vous,

Que vous ne vous fâchiez.

TOINON.

C’est bien fait.

DORAME.

Que la peste

Étouffe l’un et l’autre !

ANASTASE.

Hé ! Monsieur...

DORAME.

Je déteste... !

Hé ! taisez-vous tous deux, et me laissez parler.

ANASTASE.

Quand cette humeur en nous vient la rate opiler,

L’hypocondre est alors...

DORAME.

Quoi ! sans cesse ? Ah ! j’enrage.

ANASTASE, le poursuivant.

Hé ! Monsieur...

TOINON, de même.

Hé ! Monsieur...

DORAME, à Toinon.

Coquine... !

ANASTASE.

L’homme sage... !

DORAME, à Anastase.

Homme fou, vous plaît-il me laisser en repos ?

ANASTASE.

En ce fâcheux état, il n’est pas à propos...

DORAME.

Oh ! pour moi, je te laisse.

Il entre dans le cabinet.

 

 

Scène XX

 

TOINON, ANASTASE

 

TOINON.

Il a fermé la porte ;

Allez-vous en ; adieu.

ANASTASE.

Non, j’attendrai qu’il sorte.

Toinon s’en va, faisant un signe de la tête.

 

 

Scène XXI

 

DORAME, ANASTASE

 

DORAME, revenant.

Voilà cette écritoire.

ANASTASE.

Hé ! Monsieur...

DORAME.

Hé ! Bourreau,

Le poussant.

Laisse-moi ; sors.

ANASTASE, s’en allant.

Craignez un transport au cerveau.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre change, et représente l’antichambre de Phélonte, comme au premier Acte. Les six Violons de Phélonte entrent, exécutent un air qui marque l’Entracte, et sortent.

 

 

Scène première

 

PHÉLONTE, CRISPIN

 

CRISPIN, en entrant.

Fa ré mi fa, fa sol fa mi, etc.

Hem ?

PHÉLONTE.

Que Crispin est fou !

CRISPIN.

Mais peut-on ne pas rire,

En songeant à...

Fa ré mi...

Je crois que votre cœur soupire ?

PHÉLONTE.

Cette Dame est, Crispin, dans un grand embarras.

CRISPIN.

Elle s’en tirera ; ne vous chagrinez pas.

À propos, tous vos gens sont là-haut qui répètent.

PHÉLONTE.

Pour chanter avec eux, trop de soins m’inquiètent ;

Et, quoi que la Musique ait de charmes pour moi,

Elle adoucirait peu le trouble où je me vois.

J’ai vu Daphnis, Crispin ; qu’elle est aimable et belle !

CRISPIN.

Quoi ! tout de bon, Monsieur, vous en tenez pour elle ?

Et des langueurs d’amour, vous l’ennemi juré,

Converti tout-à-coup, vous auriez abjuré ?

PHÉLONTE.

Oui, Crispin ; c’en est fait. Par je ne sais quel charme,

De toute ma fierté sa beauté me désarme ;

Je m’y rends ; et je trouve, en tout ce qu’elle dit,

Un agrément flatteur, un tour aisé d’esprit,

Qui m’enlève à moi-même, et me fait trop connaître

Qu’il est des nœuds secrets dont on n’est pas le maître.

Son absence me tue ; et, loin de ses beaux yeux,

Point de repos pour moi ; tout me déplaît.

CRISPIN.

Tant mieux ;

Car, à vous parler franc, quoi qu’auprès de la Belle,

Vous vous soyez dépeint l’Amant le plus fidèle,

Comme je vous connais sujet à caution,

Je doutais que ce fut à bonne intention :

Mais enfin votre cœur suit la route des nôtres,

Et vous êtes pris, vous, qui vous moquiez des autres.

PHÉLONTE.

Il faut te l’avouer, ce changement est grand :

À voir ce que je fus, moi-même il me surprend :

Mais j’ai beau raisonner ; l’Amour parle, il m’attire,

Et je me sens forcé de suivre son empire.

CRISPIN.

Dame ! il est attirant plus que vous ne pensiez.

Et ces coups de bâton dont vous me menaciez ?

Il m’en devait coûter tout au moins une côte.

Si j’aime, hé bien ! Monsieur, voyez, est-ce ma faute ?

PHÉLONTE.

J’eus tort ; de mon erreur enfin tu viens à bout.

CRISPIN.

L’Amour est un Oiseau qui se niche partout ;

Et souvent ce n’est pas, quoi qu’il aime à le taire,

En auberge d’éclat qu’il fait meilleure chère :

Chacun se sent, Monsieur, selon ses facultés.

PHÉLONTE.

Ah ! Crispin, que Daphnis fait briller de beautés !

Je ne sais si, pour voir mon âme assujettie,

Le destin, contre moi, se met de la partie ;

Mais rien ne me paraît égaler ses attraits,

Et je sens dans mon cœur ce qui n’y fut jamais.

M’aimes-tu ?

CRISPIN.

Moi, Monsieur ?

PHÉLONTE.

Il s’agit de me rendre

Un service qui passe...

CRISPIN.

Et par où m’en défendre ?

Je suis votre Valet, et Valet très acquis ;

Et Daphnis, dont enfin les yeux vous ont conquis,

Se trouve, d’abondant, par un bonheur extrême,

Maîtresse de Toinon ; et c’est Toinon que j’aime.

PHÉLONTE.

Toinon ! Agis, Crispin ; tu travailles pour toi.

CRISPIN.

Oui, dites-vous ; mais...

PHÉLONTE.

Vas, que Daphnis soit à moi,

J’obtiendrai de Toinon, puisqu’elle t’est si chère...

CRISPIN.

Voyons à cela près, qu’est-ce ? que faut-il faire ?

PHÉLONTE.

Porter à ce que j’aime un billet de ma part,

Lui demander pour moi...

CRISPIN.

C’est bien dit ; au hasard,

Que le vieillard mutin à m’étriller s’applique.

PHÉLONTE.

S’il te voit de nouveau, tu parleras Musique.

CRISPIN.

Oui ; mais s’il s’avisait, comme il est violent,

De me faire chanter sur quelque ton dolent ?

Il connaît d’autres clefs que B mol et B quarre.

PHÉLONTE.

Quand on est amoureux, à tout on se prépare.

Ah ! Crispin, quand on aime, et qu’on aime ardemment,

Donne-t-on, comme toi, sur le raisonnement ?

Pouvant revoir Toinon, tu crains... ?

CRISPIN.

Quel Docteur ! diantre !

Aux gens, en dépit d’eux, il met le cœur au ventre.

Mais, comme la crainte est malséante aux Amants,

Vous-même vous pourriez faire vos compliments ;

Ils seraient mieux de vous.

PHÉLONTE.

Si je suis vu de père,

J’embarrasse Daphnis, je ruine l’affaire.

CRISPIN.

Écrivez ; je vois bien qu’au péril de mon dos,

Il faut marcher.

 

 

Scène II

 

FANCHON, PHÉLONTE, CRISPIN

 

FANCHON, à Phélonte.

Quoi donc ! ici dans le repos !

Et ne savez-vous pas, que depuis plus d’une heure,

Mélante est au jardin ?

CRISPIN, à Fanchon.

Hé bien ! qu’il y demeure ;

Nous sommes en affaire, et qui presse.

PHÉLONTE, à Fanchon.

Dis-moi,

Est-il seul ?

FANCHON.

Une Dame est avec lui.

CRISPIN.

Je crois

Qu’un tiers ne leur est pas tout-à-fait nécessaire.

FANCHON.

J’ai fait ce que pour eux vous m’aviez dit de faire ;

Et je les ai reçus de mon mieux.

PHÉLONTE.

A-t-on dit

Que je suis rentré ?

FANCHON.

Non.

PHÉLONTE.

Qu’on les laisse, il suffit.

J’entre en mon cabinet un moment pour écrire ;

J’irai les voir après.

FANCHON.

Il faut encor vous dire

Que là-haut votre Maître, accompagné du mien,

Sur quelques airs nouveaux ont un grand entretien,

Et veulent sur ces airs savoir votre pensée.

PHÉLONTE, s’en allant.

Qu’ils attendent.

 

 

Scène III

 

FANCHON, CRISPIN

 

FANCHON.

Crispin, quelle affaire pressée

Pourrait avoir Monsieur ? dis.

CRISPIN.

Vois-tu bien ! il a

Ce qui vient par ici, d’ordinaire, et va là ;

Un mal aussi malin...

FANCHON.

Et quel mal, je te prie ?

CRISPIN.

C’est un mal qui jamais n’entendit raillerie,

Qui cuit et qui chatouille, et qui sut de tout temps,

Donner à corps perdu sur les honnêtes gens :

En un mot, mon Maître est, puis qu’il te faut tout dire,

Mon confrère en amour.

FANCHON.

Quoi ! Phélonte soupire !

Il serait amoureux !

CRISPIN.

Il en tient d’aujourd’hui.

FANCHON.

Je ne m’étonnais pas de te voir fou : mais lui !

CRISPIN.

Aimer, est donc folie ?

FANCHON.

Et de la plus à craindre.

Le beau ragoût, d’avoir à gémir, à se plaindre !

Vivons, rions, chantons, et point d’amour.

CRISPIN.

Fort bien :

Il faut t’entendre, avec ta Musique de chien.

FANCHON.

Je suis...

CRISPIN.

Tout franc, depuis que tu t’es mis en tête

Ut ré mi fa sol la, tu n’es plus qu’une bête.

FANCHON.

Mais toi, qui fais le sot, je te trouve fort bon !

C’est bien à toi d’aimer ! un pied-plat !

CRISPIN.

Pourquoi non ?

Lorsque de s’en mêler le diable a la malice,

Puis-je empêcher qu’en moi nature ne pâtisse ?

FANCHON.

Que ne suis-je ton Maître, afin de t’empêcher... ?

CRISPIN.

Toi ? bon !

FANCHON.

Sur le bon pied je te ferais marcher ;

Je t’apprendrais...

CRISPIN.

Va-t’en auprès de ta malade ;

Ta voix la peut guérir ; elle a besoin d’aubade.

FANCHON.

C’est à dire qu’il faut que ta folie ait cours,

Et que tu veux, sans moi, rêver à tes amours.

CRISPIN.

Ce n’est pas ton affaire ; adieu.

FANCHON.

Tu te courrouces ?

Bonsoir.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, seul

 

Amour, amour, quelles rudes secousses !

Laisse, quelque moment, mon cœur en repos. Non ;

Tu veux qu’il aille et vienne. Ah, Toinon ! ah, Toinon !

 

 

Scène V

 

CRISPIN, DAPHNIS,  TOINON

 

TOINON, qui l’a entendu, lui répond en entrant.

Hé bien ! que lui veux-tu ? voici Toinon.

CRISPIN, la caressant.

Friponne

Tu vois comme, sans cesse, avec toi je raisonne.

TOINON.

Tout doux ; tu ne vois pas ma Maîtresse ?

DAPHNIS.

Crispin,

Que fait ton Maître ?

CRISPIN.

Il est possédé d’un lutin,

Qui dans son cabinet, brouille fort sa cervelle.

DAPHNIS.

Est-il seul ?

CRISPIN.

S’il est seul ? non ; avec une Belle.

DAPHNIS.

Une Belle !

CRISPIN.

Oui, qu’il aime, et tendrement.

DAPHNIS.

Ah, Dieux !

Viens, Toinon.

CRISPIN, l’arrêtant.

Sans courroux ; le plus-tard vaut le mieux.

DAPHNIS.

Tu m’arrêtes en vain.

CRISPIN.

Hé, mon Dieu ! patience. 

Être avec une Belle...

DAPHNIS.

Ah ! c’est une impudence

Qui doit le diffamer...

CRISPIN.

Pas tant que vous croyez ;

C’est avec vous qu’il est ; il vous écrit.

TOINON.

Voyez !

Il était bien besoin de nous donner l’alarme !

DAPHNIS.

Quoi ! Crispin, tu me dis... ?

CRISPIN.

Que vous êtes son charme ;

Et que, mettant sa joie à vous le protester,

Il écrit un billet que j’allais vous porter :

Mais je cours l’avertir...

DAPHNIS.

Non ; je le veux attendre :

Nous verrons de quel air il aura su s’y prendre ;

Si l’amour... Mais, Crispin, ne m’abuses-tu point ?

CRISPIN.

Non, je me donne au diable. Il vous aime à tel point,

Qu’au besoin, pour vous mieux soumettre sa fortune,

Il vous épouserait quinze fois au lieu d’une.

TOINON.

Vas, Crispin, c’est assez d’épouser une fois ;

Encor en est-il bien qui s’en mordent les doigts :

L’hymen est une cage, où tout oiseau qui chante...

CRISPIN.

Madame, avec mon Maître, aura l’âme contente ;

C’est pour elle un coup sûr. Quand un coquet fieffé

D’amour, de bonne sorte, une fois s’est coiffé,

Cela tient comme glu.

DAPHNIS.

Si bien donc, qu’à ton conte,

Je ne dois plus douter d’avoir touché Phélonte ?

CRISPIN.

Vous faites de son cœur l’unique passion ;

J’en répons, s’il le faut.

TOINON.

La bonne caution !

CRISPIN.

Oui, bonne ; et je voudrois en avoir une telle,

Qui m’assurât de toi.

TOINON.

Je te suis si fidèle !

Que crains-tu ?

CRISPIN.

Que venant à parler tout de bon,

Au lieu de dire ouï, tu n’ailles dire non.

DAPHNIS.

Phélonte y pourra tout : s’il a de la constance,

S’il m’épouse, Toinon sera ta récompense ;

Je t’en donne parole.

CRISPIN.

Et toi ?

TOINON.

Ne sais-tu pas

Qu’une Servante suit sa Maîtresse à grands pas ?

Ainsi le tout dépend de bien servir sa flamme.

 

 

Scène VI

 

PHÉLONTE, DAPHNIS, CRISPIN, TOINON

 

PHÉLONTE, sortant de son cabinet.

Tiens, Crispin, vas porter promptement...

Apercevant Daphnis.

Ah, Madame !

Vous ici ! quel bonheur pouvait m’être plus cher ?

DAPHNIS.

Voyons donc ce billet.

PHÉLONTE.

Il vous allait chercher.

Mais, Madame, à quoi bon perdre du temps à lire

Ce qu’on ne peut jamais que faiblement écrire ?

Je vous aime ; et mon cœur qui paraît dans mes yeux,

Quand ma bouche le dit, vous le dit encor mieux.

Tout nourrit, tout accroît cette ardeur imprévue

Qui m’a fait être à vous, dès que je vous ai vue :

Je vous revois, Madame ; et mes vœux satisfaits...

DAPHNIS.

J’aurais lieu de rougir, à voir ce que je fais.

Venir jusques chez vous, c’est offenser ma gloire :

Mais votre amour l’emporte, et je l’ai voulu croire :

Vous le peignez sincère ; et, s’il l’est en effet,

Quoi que j’ose pour vous, je n’aurai pas trop fait.

Ainsi vous êtes sûr d’être écouté, de plaire ;

Mon cœur sera pour vous : mais je dépens d’un père ;

Et c’est à vous à voir si vous pourrez souffrir

Les fâcheux contretemps qui se pourront offrir.

Jamais il ne veut rien de ce qu’on lui propose ;

Quel qu’en soit l’avantage, il résiste, il s’oppose :

Mais sur le point d’honneur il est fort délicat ;

Et, s’il voit que vos feux s’obstinent à l’éclat,

Comme il craint les sots bruits, pour s’en sauver, j’espère

Qu’il croira notre hymen un parti nécessaire.

Voila ce qui m’amène ; il faut délibérer...

PHÉLONTE.

Madame, c’est assez que je puisse espérer.

Cet obstacle d’un père est de peu d’importance,

S’il peut être levé par ma persévérance.

Mais ne vous ai-je point attiré son courroux ?

Qu’a-t-il dit de m’avoir trouvé tantôt chez vous ?

DAPHNIS.

Il n’a pas fait paraître encor qu’il me soupçonne ;

Mais pour Toinon...

TOINON.

Je sais qu’il me la garde bonne :

L’orage crèvera ; mais ma foi je l’attends.

Voyez le vieux rêveur ! il a passé son temps,

Et ne s’informe pas, quand une fille a l’âge,

Si les jours qu’elle perd...

DAPHNIS.

Toinon n’est guère sage.

TOINON.

Mon Dieu ! Toinon vaut trop ; n’en dites que du bien :

Elle a gagné le cœur d’un grand Musicien ;

C’est là de son mérite une preuve authentique,

Crispin.

CRISPIN, à Toinon.

Ne railles point ; honneur à ma Musique :

Sans le Rondeau noté, nous étions pris sans vert.

PHÉLONTE, à Toinon.

Tout-à-propos pour moi le Rondeau s’est offert.

Mais c’est à Crispin seul qu’on doit le stratagème.

Toinon, ce trait d’esprit mérite assez qu’on l’aime ;

Qu’en dis-tu ?

TOINON.

Moi ? je dis que le cœur m’en dirait ;

Mais j’ai martel en tête, et toute autre l’aurait :

La Servante d’ici me semble un peu trop belle ;

En entrant j’ai vu...

CRISPIN.

Quoi ? Fanchon ?

PHÉLONTE.

Ne crains rien d’elle ;

Comme elle a de la voix, elle en est folle, au point

De renoncer à tout, pour ne la perdre point :

Ainsi, rien ne la peut résoudre au mariage ;

Les enfants lui rompraient l’estomac.

TOINON.

Quel dommage !

Ne plus chanter ! Pour moi, j’aimerais mieux cent fois

Avoir un bon mari, que la plus belle voix ;

Car, pour vivre en repos, chanter, ne sert de guère ;

Et je tiens qu’un époux est chose nécessaire.

PHÉLONTE.

Toinon a le goût bon.

TOINON, apercevant Dorame.

Pas trop méchant.

 

 

Scène VII

 

DORAME, PHÉLONTE, DAPHNIS, TOINON, CRISPIN

 

TOINON, apercevant Dorame.

Mais, Dieux !

DAPHNIS.

C’est mon père !

CRISPIN, à Daphnis.

Vers lui ne tournez point les yeux.

PHÉLONTE, bas.

Ah, Crispin !

DAPHNIS, à Crispin.

Quel malheur !

CRISPIN, à Daphnis, après un peu de silence.

Secondez mon adresse.

DORAME, à part.

Que vois-je ici ? Ma fille !

CRISPIN, à Daphnis.

Un peu de hardiesse.

Le ton n’est pas trop haut, croyez-moi : sol mi fa.

Je connais votre voix ; elle ira jusques là.

DORAME, à part.

Ma fille en ce logis !

CRISPIN, à Phélonte.

Ah ! Monsieur, quelle peine...

PHÉLONTE, à Dorame.

Monsieur, vous voir ici ! quel sujet vous amène ?

DORAME.

C’est Phélonte : est-ce vous ?

PHÉLONTE.

Oui.

DORAME.

Je veux vous parler ;

Mais, (je voudrois en vain vous le dissimuler)

Voir ma fille chez vous, trouble si fort mon âme...

CRISPIN, à Dorame.

Le mal n’est pas bien grand.

DORAME, à Crispin.

Il n’est pas grand ? L’infâme !

PHÉLONTE.

Eh ! Monsieur...

CRISPIN.

Votre fille est chez moi, s’il vous plaît.

DORAME.

Comment, chez vous !

CRISPIN.

Sachez la chose comme elle est.

Quoiqu’en son nom Monsieur ait la maison entière,

Il n’a que le devant, j’occupe le derrière.

Nous vivons, l’un pour l’autre, assez commodément ;

Mais cependant ceci, c’est mon appartement.

J’y fais, pour mes amis, concert chaque semaine ;

Madame a su le jour, voilà ce qui l’amène.

DAPHNIS.

Mon père, pardonnez, si pour ouïr chanter...

CRISPIN.

Attendant le concert que je fais apprêter,

Je lui voulais apprendre un petit air.

DORAME.

De grâce,

Laissez vos petits airs.

CRISPIN.

Il est dessus et basse,

Joli : si vous voulez...

DORAME.

Je n’ai rien à vouloir.

CRISPIN.

On court de toutes parts après moi, pour l’avoir.

DORAME.

Depuis les Opéra, la rage de Musique

S’est mise dans Paris ; tout le monde s’en pique :

Je le sais ; mais ma fille apprendra, s’il vous plaît,

À chanter toute seule, ou point.

TOINON, à Dorame.

Quel meurtre c’est !

Mais peut-on bien chanter, sans savoir la mesure ?

DORAME, à Toinon.

Coquine !...

TOINON.

Lui laisser perdre la voix ! J’en jure ;

Si j’étais en sa place, il ne serait pas dit

Que j’aurais de la voix pour rien.

DORAME.

Il me suffit ;

C’est toi...

TOINON.

Pour bien chanter, il faut de la pratique.

DORAME.

J’aurai soin...

TOINON.

Malgré vous, j’apprendrais la Musique.

DORAME.

Tais-toi : si...

TOINON.

Le grand mal, que d’ouïr concerter !

DORAME.

Oui ; si grand, que...

CRISPIN.

Monsieur, c’est trop vous emporter :

Nous sommes gens publics, chez qui chacun, sans honte,

Vient, comme bon lui semble.

DORAME.

Et ce n’est pas mon compte ;

C’est par là justement qu’une fille se perd :

Il est tant de concerts qui se font de concert.

CRISPIN.

Je suis tendre à l’honneur, et c’est me faire injure.

DORAME.

Comment vous nomme-t-on ?

CRISPIN.

Mon nom est... La Verdure.

DORAME.

La Verdure !

CRISPIN.

Oui, Monsieur.

DAPHNIS.

Pour un Musicien,

Ce nom, à mon avis, ne convient pas trop bien.

CRISPIN.

Celui de ma famille est, de la Garanière ;

Nom que j’avais d’abord assez mis en lumière :

Mais, comme tous mes airs, du premier au dernier,

Ont un je ne sais quoi de gai, de printanier,

Que je les rends toujours fleuris outre mesure,

On m’a, par excellence, appelé La Verdure.

DORAME, à part.

Le fourbe ! Mais il faut le pousser jusqu’au bout

Haut.

Çà, puisque tous vos airs sont si fleuris partout,

Entendons ce concert.

CRISPIN.

Grand honneur.

DAPHNIS.

Ah ! je tremble.

CRISPIN.

Mes Chanteurs sont là-haut, qui répètent ensemble ;

Je vais les amener.

Il va parler à l’oreille de Phélonte.

DAPHNIS, bas à Toinon.

Se pourrait-il qu’il pût...

TOINON, bas à Daphnis.

Quand on a de l’adresse, on sort de tout. Mais chut.

Crispin sort.

 

 

Scène VIII

 

DORAME, PHÉLONTE, DAPHNIS, TOINON

 

PHÉLONTE, à Dorame.

Tandis qu’on se prépare au concert, puis-je apprendre

Quel service je dois m’apprêter à vous rendre ?

Quoi que ce soit, Monsieur, commandez, j’obéis.

DORAME, à Phélonte.

Voudrez-vous accorder une grâce à mon fils ?

PHÉLONTE.

Tout : mais pourquoi, chez vous, avoir voulu me taire

Ce que, pour vous servir, il s’agissait de faire ?

DORAME.

Quand chez moi, par hasard, tantôt je vous ai vu,

Votre visage encor ne m’était pas connu :

Votre nom me l’était ; c’est tout ce qu’à mon âge

Je sais des jeunes gens.

PHÉLONTE.

Ce m’est un avantage,

Que ma famille au moins vous soit connue assez,

Pour ne...

DORAME.

Je la connais mieux que vous ne pensez :

Vous avez un cadet Philosophe en Navarre.

PHÉLONTE.

Oui, rempli de caprice, et d’humeur fort bizarre.

DORAME.

Il vous a chagriné ; mais par son repentir,

À lui pardonner tout, vous devez consentir :

C’est la grâce, par moi, que mon fils vous demande.

PHÉLONTE.

La partie est trop forte ; il faut que je me rende.

DORAME.

Il est son camarade ; et ce qu’il m’en écrit...

PHÉLONTE.

Vous le voulez, Monsieur, et cela me suffit.

Cependant, à mon tour, oserais-je prétendre...

 

 

Scène IX

 

DORAME, PHÉLONTE, DAPHNIS, CRISPIN, TOINON, FANCHON, LES SIX VIOLONS, DEUX MUSICIENS

 

DORAME, apercevant Crispin.

Écoutons le concert ; j’ai promis de l’entendre.

CRISPIN, aux Musiciens, aux Violons et à Fanchon.

Monsieur a le goût fin ; de votre mieux, allons.

Fa, sol. Prenez le ton avec les Violons.

Phélonte se met au clavecin.

Tout le monde est-il prêt ?

TOINON, à Daphnis.

Monsieur de la Verdure

Fait merveilles.

CRISPIN.

Surtout, suivez bien la mesure.

Les Violons préludent.

CRISPIN, avec les Violons.

Fa, sol, ré, mi, la, sol, fa, etc.

Pendant qu’on chante ce qui suit, Crispin bat la mesure, et Phélonte accompagne du clavecin.

On chante.

« Tu viens peindre nos prés des plus vives couleurs,

« Printemps, tu ramènes les fleurs ;

« Chacun en a l’âme ravie :

« Mais qu’ai-je affaire, hélas ! de tout ce que je vois ?

« Tu ne ramènes point Silvie ;

« Ainsi tu ne fais rien pour moi.

PHÉLONTE, à Dorame.

Qu’en dites-vous, Monsieur ?

DORAME, à Phélonte.

Si je puis m’y connaître, 

Les Écoliers sont bons ; je ne dis rien du Maître.

CRISPIN.

Fa, ré, fa, sol, etc.

On chante encore.

« Ce vert de qui l’éclat brille sur nos coteaux,

« Le doux ramage des oiseaux,

« Tout rit, tout au plaisir convie :

« Mais mon amour, hélas ! m’impose une autre loi ;

« Et, quand je ne vois point Silvie,

« Il n’est point de plaisir pour moi.

CRISPIN, à Dorame.

Êtes-vous content ?

DORAME, à Crispin.

Oui.

CRISPIN.

Cet air ?...

DORAME.

Il est fort beau.

CRISPIN.

Vous plairait-il encor, ce Menuet Rondeau ?

Avec les violons, il est incomparable.

DORAME.

Volontiers.

TOINON, à Daphnis.

Il prend goût...

DAPHNIS, bas à Toinon.

Crispin est admirable.

CRISPIN, avec les Violons.

Fa, fa, sol, fa, etc.

On chante.

« L’Amour cause trop de peine,

« Je ne veux plus m’engager ;

« Un Amant souffre la gêne,

« Quand l’Objet vient à changer.

« L’amour cause trop de peine,

« Je ne veux plus m’engager.

La Basse seule.

« Bacchus est le seul remède

« Qui peut guérir de l’amour ;

« Quand son ardeur me possède,

« Je vais lui faire ma cour.

« Bacchus est le seul remède

« Qui peut guérir de l’amour.

CRISPIN.

Mes airs ont le bon tour.

DORAME.

Je vous l’ai déjà dit,

Ils sont fort beaux.

CRISPIN.

Ce sont éternuements d’esprit :

J’ai, pour les composer, une certaine aisance...

Messieurs, du mouvement marquons bien la cadence :

Allons, encore un coup ce couplet de Bacchus ;

Et que, tous à la fois, on fasse un grand chorus.

Tous ensemble exécutent le dernier couplet.

 

 

Scène X

 

DORAME, PHÉLONTE, MÉLANTE, DAPHNIS, LISE, TOINON, FANCHON, CRISPIN, LES SIX VIOLONS, LES DEUX MUSICIENS

 

MÉLANTE, tenant Lise.

Nous venons prendre part au concert.

CRISPIN, à Dorame.

Le beau Monde

Vient chez moi librement.

LISE, apercevant Dorame.

Ma peine est sans seconde.

CRISPIN, à Mélante, sans regarder Lise.

Voyez, point de scrupule.

DAPHNIS, à Toinon.

Ah ! Toinon, qu’est ceci ?

DORAME, à part.

C’est ma fille !

LISE, à part.

Mon père et ma sœur sont ici !

DORAME.

Le concert est charmant, je l’avoue.

LISE, à Dorame.

Ah, mon père !

PHÉLONTE, bas à Crispin.

Son père !

CRISPIN, bas à Phélonte.

C’est bien pis.

LISE.

J’ai failli ; mais j’espère...

DORAME.

Quoi ?...

TOINON, à Dorame.

Voilà ce que c’est que se faire prier :

Quand une fille a l’âge, il faut la marier ;

Je vous l’ai dit cent fois.

DORAME.

Écoutez l’insolente !

MÉLANTE, à Dorame.

Monsieur, il ne faut point...

DORAME, à Mélante.

Hé bien ! qu’est-ce, Mélante ?

Vous veniez au concert ? c’en est ici le jour.

MÉLANTE.

Non ; en vain je voudrois vous cacher mon amour :

Depuis un an entier, j’adore votre fille ;

Vous connaissez mon bien, vous savez ma famille :

Daignez laisser uni ce que l’amour a joint.

DORAME.

Mon honneur souffrirait, à n’y consentir point.

Mais quoi ! dois-je excuser une fille sans honte,

Et qui de ma défense a fait si peu de compte ?

LISE.

Pour obtenir pardon, j’embrasse vos genoux.

Daphnis, Lise, Toinon, et Crispin, se jettent à genoux.

MÉLANTE.

Eh ! Monsieur, par pitié...

LISE.

Mon père !...

DORAME.

Levez-vous.

LISE, larmoyant.

Je sais que j’ai failli, j’ai tort, je le confesse :

Mais pardonnez...

DORAME.

Ses pleurs réveillent ma tendresse ;

Et... C’est assez ; Mélante, elle est à vous.

MÉLANTE.

Hé, quoi !

Se peut-il que vous... ?

DORAME.

Oui, j’agis de bonne foi.

Phélonte, à cœur ouvert, Daphnis a su vous plaire.

PHÉLONTE, à Dorame.

Oui ; ce serait en vain que j’oserais le taire :

Je l’aime ; faites grâce à ma témérité,

Rien ne manquera lors à ma félicité :

C’est de vous seulement que je la dois attendre.

DORAME.

Je n’aurais pris peut-être aucun des deux pour gendre :

Mais, puisque, sur ce point, sans craindre mon courroux,

Mes filles, malgré moi, sont d’accord avec vous,

L’éclat de mes refus tournerait à ma honte :

Ainsi, si c’est bonheur, soyez heureux, Phélonte.

PHÉLONTE.

Puis-je assez reconnaître un si charmant aveu ?

DORAME, à Crispin.

Le Maître de Musique a bien joué son jeu ;

Et c’est, pour peu qu’il trouve à payer d’artifice,

Un fourbe aussi complet...

CRISPIN, à Dorame.

Fort à votre service :

Vous n’avez seulement qu’à me donner Toinon ;

Je fourbe après, pour vous, de la bonne façon.

DORAME.

Mais Toinon...

CRISPIN.

Dans un mois, avec ma tablature,

Elle pourra chanter, et battre la mesure.

TOINON, à Crispin.

Et si, par de faux tons, tu me gâtes la voix... ?

CRISPIN, à Toinon.

Ne crains rien.

À Dorame.

Voulez-vous qu’on en fasse à deux fois ?

Tandis qu’on est en train, mettez-moi de la bande ;

Toinon m’aime, je l’aime, et je vous la demande.

DORAME.

La Musique pourrait se ravaler si bas ?

À Toinon !

CRISPIN.

Chacun sait ce qu’il sait : en tout cas,

S’il faut, pour l’épouser, me faire mieux connaître,

Crispin est mon vrai nom, et vous voyez mon Maître.

DORAME.

Ah ! puisqu’il est ainsi, je dois tout accorder :

Mais, en te l’accordant, on peut te demander

Encore un petit air.

CRISPIN.

Si cela vous contente,

On va vous en chanter, non pas un, mais cinquante.

PHÉLONTE, à Dorame.

Ah ! Monsieur, commandez, vous pouvez tout ici.

CRISPIN, à Phélonte.

Oui, sans doute, et Monsieur n’en est point en souci ;

Répondons seulement à ce qu’il nous demande.

DORAME.

Il a raison.

PHÉLONTE.

D’accord.

CRISPIN, aux Musiciens.

Çà, quelque air de commande ;

Allons, Messieurs, allons, faites de votre mieux.

FANCHON, à Phélonte.

Quel air chanterons-nous ?

PHÉLONTE, touchant le clavecin.

La, la, la.

« Est-il rien plus heureux... »

CRISPIN.

Fa, fa, fa.

PHÉLONTE, à Crispin.

Tais-toi.

CRISPIN, à Phélonte.

Tout aujourd’hui je garde ma maîtrise,

Monsieur.

PHÉLONTE.

Mais à présent elle n’est plus de mise ;

Et...

CRISPIN.

Je suis obstiné ; tout franc, j’en veux par là.

PHÉLONTE.

Fais donc.

CRISPIN, aux Violons.

Messieurs, allons. Fa, sol, fa, la, la, la.

On chante.

« Est-il rien plus heureux,

« Qu’un cœur amoureux,

« Exempt de jalousie ?

« Qu’avec l’objet aimé,

« Que ce cœur a charmé,

« Il passe doucement la vie ! »

Autre air.

« Vivez, vivez heureux Amants !

« Que toujours les contentements

« Rendent vos flammes mutuelles :

« L’hymen couronne vos amours ;

« Mais, surtout, soyez-vous fidèles,

« Par là, vous aurez de beaux jours. »

Autre.

« Pour Crispin et Toinon,

« Que, dans neuf mois un beau garçon

« Soit le fruit d’un hymen prospère.

« Ah ! que si ce petit poupon

« Vient au jour beau comme son père,

« Ce doit être un joli mignon ! »

CRISPIN.

Toinon, à cette fin tu dois me seconder.

À Dorame.

Si vous n’êtes content, vous pouvez commander :

Vous plaît-il encor... ?

DORAME, à Crispin.

Non, mon âme est satisfaite.

PHÉLONTE, à Dorame.

S’il est ainsi, Monsieur, ah ! ma joie est parfaite.

DORAME, à Phélonte.

Allons, je suis sincère, et ne sais point farder.

 

 

Scène XI

 

CRISPIN, seul, au Public

 

Messieurs, si mon concert peut vous accommoder,

On le répète ici trois fois par semaine ;

Venez l’ouïr en foule, il en vaut bien la peine.

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