L’Important de cour (David Augustin de BRUEYS - Jean DE PALAPRAT)
Comédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois, le 16 décembre 1693.
Personnages
LE COMTE DE CLINCAN, important
MONSIEUR DE CORNICHON, vieillard, oncle du Comte
LA MARQUISE, mère de Mariane et de Ninon
MARIANE, amante de Dorante
NINON, sœur de Mariane
DORANTE, amant de Mariane
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, père de Dorante
LA BRANCHE, valet, écuyer du Comte
MARTON, suivante de Mariane
UN BANQUIER
UN COMMIS-BANQUIER
TROIS LAQUAIS
La scène est à Paris, chez la Marquise.
REMARQUES HISTORIQUES DE PALAPRAT SUR L’IMPORTANT
Quoique je ne sois pas l’auteur de cette comédie, j’en sais les particularités aussi bien, et peut mieux, que celui qui l’a faite. Son auteur, avec qui je vivais dans une étroite amitié, indépendamment de notre société dramatique, me faisait le plaisir d’accepter un logement chez moi au Temple : il est aisé de voir que, logeant avec l’auteur, si j’avais été d’une humeur chicaneuse, j’aurais pu revendiquer son ouvrage par la maxime du droit civil, Si quis in oliena sofo, etc. inst. t. 2, t. I, §. 30, 31. L’excellent comique qui brillait en ce temps-là (M. Raisin), et avec qui nous avions un continuel commerce, nous donna la première idée du caractère de l’Important.
Un jour qu’il soupait avec nous, il nous dit et joua mille choses merveilleuses dans ce caractère. Il avait imaginé pour celui-ci un sérieux comique, une sotte gravité dans un fat, une manière de grandeur affectée dans un impertinent.
Ce caractère me plaisait infiniment à traiter, et je voyais tous les jours beaucoup d’originaux de notre Important ; mais je devais partir en très peu de jours pour suivre mes princes (messieurs de Vendôme) à l’armée de Catalogne, d’où le commerce avec mon ami ne pouvait être aussi fréquent que lorsque je n’avais été qu’en Flandres. Je lui abandonnai donc toutes mes flatteuses espérances sur cette pièce ; et il la fit tout seul de la manière heureuse que je viens de la faire imprimer. Je n’y eus d’autre part que quelques idées que je pus lui donner dans plusieurs repas que nous fîmes ensemble avant notre départ avec l’excellent acteur dont je viens de parler... Pendant que je voyageais, mon ami allait toujours son train à composer sa comédie ; mais je reçus à peine une fois le mois de ses lettres, et des nouvelles du progrès de son Important jusqu’à sa perfection ; pour moi je lui répondis toujours tout ce qui me vint dans l’esprit sur cet ouvrage...
Il y a voit longtemps que je n’en entendais plus parler, lorsque son auteur me consulta enfin sur la distribution de ses rôles. L’acteur qui avait donné la première idée de ce caractère, et qui devait la jouer était mort au mois d’août précédent. Question de savoir à qui le donner. Je ne balancerons pas un instant si j’étais à votre place, lui répondis-je, à le donner au comédien qui joue les marquis ridicules (de Villiers), parce que tout marquis ridicule est un fat, et que généralement l’idée que chacun se fera d’un important, sera l’idée d’un fat. Il me crut, le rôle fut bien joué, bien reçu, et réussit beaucoup. Je ne savais pas alors qu’un acteur (Beaubourg), en qui je connaissais de grands talents pour le cothurne, en eut de pareils pour le brodequin : je ne l’avoir pas encore vu jouer dans le comique : et cette ignorance pensa coûter par la suite à mon ami la chute d’un de ses meilleurs ouvrages. Voyez la préface de Gabinie.
Bien des gens ont fait la guerre à mon ami de n’avoir pas traité l’Important suivant leurs idées, mais je leur répondrais volontiers pour lui, que la multiplicité qu’il y a d’importants dans le monde rendait ce caractère intraitable, suivant les idées particulières de chacun, et qu’ainsi il a bien fait de mettre sur le théâtre son Important et non le leur : et c’est aussi pour cette raison que j’ai pris la liberté, sans son aveu, d’intituler sa comédie l’Important, et non l’Important de cour ; addition non seulement inutile, mais même préjudiciable à la pièce, puisque l’Important qui y est représenté, et qui se donne pour un comte qualifié, n’est qu’un hobereau de province, fat, et impertinent, et qui ne connaît point la cour.
ACTE I
Scène première
LA BRANCHE, regardant derrière lui pour voir si on le suit
Me suivrait-il ? je l’ai, ma foi, bien vu ; c’est l’oncle de mon maître. Il y a dix ans que nous n’avons vu ce bon homme à Paris. J’ai bien fait, peut-être, de ne faire pas semblant de le voir, j’aurais été grondé. Je crois pourtant qu’il m’a reconnu. N’est-ce pas lui qui monte les degrés après moi ? me viendrait-il relancer jusqu’ici ?
Scène II
MONSIEUR DE CORNICHON, LA BRANCHE
LA BRANCHE.
Ah ! parbleu, le voilà. Il hésite à m’aborder.
En s’examinant.
Sous cet habit-là, il a de la peine à reconnaître La Branche. Feignons.
MONSIEUR DE CORNICHON, d’un peu loin.
La Bran...
LA BRANCHE, d’un air fier.
Eh ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je cherche partout un de mes neveux, et il me semble...
LA BRANCHE.
Je ne le connais pas.
MONSIEUR DE CORNICHON, à part.
C’est la voix de La Branche.
Il s’approche.
Voyons de plus près. Oh ! oh ! je ne me trompe point. N’es-tu pas...
LA BRANCHE, déguisant sa voix.
À qui parlez-vous, Monsu ?
MONSIEUR DE CORNICHON, à part.
Non, ce n’est pas sa voix.
Haut.
Monsieur, je vous demande pardon : vous ressemblez si fort à un certain La Branche qui servait autrefois un de mes neveux, que d’abord...
LA BRANCHE.
Cela est fort plaisant, suivre chez lui un homme de ma qualité, et le prendre pour un valet !
MONSIEUR DE CORNICHON.
Monsieur, j’ai cru que mon neveu logeait céans. Ce La Branche, pour qui je vous prenais, est un homme fort bien fait, et j’a vois une bonne nouvelle à lui donner.
Il veut se retirer.
LA BRANCHE.
Une bonne nouvelle ! Attendez, monsieur, que voulez-vous à ce La Branche ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
C’est pour remettre entre ses mains les papiers d’une tante qui l’a fait son héritier, et l’argent que je lui apporte.
Il veut se retirer.
LA BRANCHE.
Arrêtez, monsieur, on peut vous dire où il est.
MONSIEUR DE CORNICHON, à part.
Oui, quand je parle d’argent. Si c’était un filou ?
Haut.
Monsieur, je ne dois pas abuser de votre patience.
LA BRANCHE.
Demeurez, monsieur, s’il vous plaît. J’avais des raisons pour ne pas vous dire d’abord que je suis La Branche ; mais vous ne vous trompez point, je le suis, monsieur, à vous rendre mes très humbles services. Ne me reconnaissez-vous pas ?
MONSIEUR DE CORNICHON, à part.
Il me semble que La Branche était plus petit.
Haut.
Je reviens.
LA BRANCHE.
Vous hésitez, monsieur ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Tout à l’heure.
LA BRANCHE.
Attendez, monsieur. Je suis La Branche ; au moins, n’allez pas faire quelque quiproquo avec cet argent.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je vais querir vos papiers.
LA BRANCHE.
Demeurez donc, monsieur : je me donne au diable si je ne suis La Branche.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Dans un moment.
LA BRANCHE.
Oh ! arrêtez donc, monsieur : la peste me crève si je ne le suis ! À telles enseignes, que la tante dont vous me parlez était une blanchisseuse de Nevers, qu’on appelait la grande Nicole : vous êtes monsieur de Cornichon, vous avez été tuteur de monsieur de Clincan mon maître, vous vous êtes séparé de madame votre épouse à cause qu’un jeune abbé...
MONSIEUR DE CORNICHON.
Paix, paix. En effet, c’est lui-même. Eh bien ! mon pauvre La Branche, tiens, voilà environ cinq cents livres que ta tante a laissées : je te dirai en quoi consiste le reste. Mais, dis-moi, tu as donc fait fortune, à ce que je vois ?
LA BRANCHE.
Pardonnez-moi, monsieur, je suis toujours au service de monsieur votre neveu.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Il est donc devenu grand seigneur.
LA BRANCHE.
Pardonnez-moi, monsieur.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Quoi ! un homme de sa condition habiller ainsi son valet ?
LA BRANCHE.
Oh ! monsieur, ce n’est plus comme de votre temps. Les gens des plus petits, soi-disant gentilshommes, sont aujourd’hui plus dorés que les ducs et pairs du temps passé. D’ailleurs, monsieur, on portait autrefois l’or et l’argent dans la bourse ; la mode a changé, ou les porte sur les habits.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Cependant la terre de Clincan ne saurait fournir à mon neveu...
LA BRANCHE.
Parlez bas, monsieur, s’il vous plaît.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Eh ! pourquoi ?
LA BRANCHE.
Nous sommes ici dans l’appartement d’une marquise, qui est à Paris pour un grand procès. C’est une veuve, une bonne provinciale, un peu folle, changeante, et glorieuse. Elle a une fille fort belle et très riche, qu’on appelle Mariane : on parle de la marier avec un gentilhomme nommé Dorante. Ils s’aiment fort ; mais mon maitre songe à la croquer pour lui à cause de sa richesse ; car pour sa beauté, ce n’est pas ce qui le touche. Il ne serait pas à propos qu’on entendît ce que vous diriez ici de lui.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je comprends : c’est-a-dire que mon neveu fait le grand seigneur auprès de la mère, pour se faire donner la fille.
LA BRANCHE.
Vous l’avez dit, monsieur. Depuis quelques mois il a érigé, de sa propre autorité, sa terre de Clincan en comté, et il est monsieur le comte tout court. Pour moi, je suis à l’auberge son valet de chambre, à Versailles son secrétaire, et céans son écuyer.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Quelle folie ! Où loge-t-il ?que je l’aille voir.
LA BRANCHE.
Là, monsieur, dans cet autre appartement ; mais il est sorti.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je l’attendrai donc pour le voir. Sur ce que tu viens de me dire, il doit être bien endetté.
LA BRANCHE.
Passablement, monsieur. Un certain banquier, entre autres, à qui nous devons deux mille pistoles, nous talonne d’assez près.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Mais aussi que fait-il si longtemps à Paris ?
LA BRANCHE.
Rien, monsieur ; il va souvent à Versailles.
MONSIEUR DE CORNICHON.
A-t-il une charge chez le roi ?
LA BRANCHE.
Non, monsieur.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Est-il dans le service ?
LA BRANCHE.
Non, monsieur.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Est-il dans la robe ?
LA BRANCHE.
Non, monsieur.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et que diantre fait-il donc ? à quoi s’occupe-t-il ? qu’est-ce qu’il est ?
LA BRANCHE.
Il est, monsieur... il est... Vous m’embarrassez. Il est ce qu’on appelle... à la suite de la cour.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et que fait-il tant à la suite de la cour, n’étant pas en place ?
LA BRANCHE.
Oh ! monsieur, cela n’est pas nécessaire : mais il faut vous expliquer ceci. Tenez, monsieur, il y a dans ce pays-ci une espèce de gens qui, voyant qu’on ne leur fait pas l’honneur de les élever dans les charges et dans les emplois de distinction, trouvent le moyen, par leur propre industrie, de se faire valoir eux-mêmes.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et comment cela ?
LA BRANCHE.
Ils vont à la cour, chez les princes, chez les ministres ; ils s’intriguent dans les bureaux ; ils n’y ont pas véritablement un grand crédit, mais ils trouvent des gens à qui ils persuadent qu’ils en ont beaucoup. Cela leur donne un grand relief dans le monde ; et monsieur votre neveu a embrassé cette profession-là.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Voilà une belle profession. Je voudrais bien savoir quel nom dans le monde on peut donner à ceux qui s’en mêlent.
LA BRANCHE.
Quel nom, monsieur ? Je m’en vais vous le dire. Comme pour exercer cette profession il ne faut ni provisions, ni brevets, ceux qui s’en mêlent ne prennent point de qualités ; mais ceux qui les connaissent bien les appellent... je crois... oui, importants ; c’est comme qui dirait faisant les accrédités, les notables. Vous comprenez bien ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Tu me contes ici des folies.
LA BRANCHE.
Point, monsieur : il y a de ces gens-là qui font les importants dans toutes sortes de conditions ; mais ceux qui suivent la cour sont du premier ordre ; et monsieur votre neveu est assurément un des plus habiles et des plus renommés de ce côté-là.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Voilà un beau corps.
LA BRANCHE.
La peste ! Monsieur, il n’est pas à mépriser. Ceux qui en sont n’ont pas de gages, à la vérité, mais ils ont d’assez beaux privilèges : ils ne travaillent que quand il leur plaît, et ils peuvent même en donner la survivance sans agrément de la cour.
MONSIEUR DE CORNICHON.
C’est une raillerie ; et ce que fait là mon neveu est indigne d’un honnête homme ; car enfin il ne peut faire ce, que tu dis sans être obligé de mentir à tous moments.
LA BRANCHE.
Cela est vrai, monsieur : mais la profession le permet ; par là elle les mène quelquefois à de gros mariages. Par exemple, la dame de céans, qui songe à manquer de parole à Dorante, dont je vous ai parlé, pour donner sa fille à mon maître... J’entends la suivante de Mariane. Vous n’êtes pas assez proprement mis pour vous dire céans l’oncle de monsieur le comte. Ne parlez pas aussi devant cette fille de ma tante la blanchisseuse de Nevers, la grande Nicole. Je suis venu ici pour tacher de la mettre dans nos intérêts, et je la mitonne pour moi.
Scène III
MONSIEUR DE CORNICHON, LA BRANCHE, MARTON
MARTON.
Bonjour, monsieur de la Branche.
LA BRANCHE.
Serviteur, ma chère Marston.
MARTON.
Oh ! oh ! qui est ce monsieur-là ?
LA BRANCHE.
Ce monsieur-là ? C’est... c’est un gentilhomme de Nevers, c’est monsieur de Cornichon.
MARTON.
Je suis très humble servante à monsieur de Cornichon. À qui en veut-il ?
LA BRANCHE.
À moi. C’est monsieur... c’est monsieur mon oncle.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Ton oncle, maraud !
LA BRANCHE, bas.
Je parle ainsi pour l’intérêt de votre neveu.
MARTON.
Je suis ravie, monsieur, de voir un parent de monsieur de la Branche.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Serviteur.
MARTON.
Peut-on faire quelque chose pour monsieur votre oncle ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Non.
LA BRANCHE.
Non, non. Monsieur mon oncle que voilà m’a fait la grâce de m’accompagner jusques ici, pour me dire qu’une de mes tantes, une conseillère de Nevers, qu’on appelait... madame de Saint-Nicolas, m’a fait son héritier : il m’a rendu cinq ou six cents pistoles, qui me vont embarrasser.
MARTON.
La peste ! voulez-vous qu’on vous les garde ?
LA BRANCHE.
Je verrai de les placer. Mais, monsieur mon oncle, est-il possible qu’on n’ait trouvé que cela d’argent comptant chez une dame de cette qualité-là ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
On n’y a trouvé que ce que je t’ai rendu.
LA BRANCHE.
Cela est assez malhonnête pour une femme comme elle. Monsieur mon oncle, notre cousin le président était-il toujours bien de ses amis ?
MONSIEUR DE CORNICHON, bas
Va te promener.
MARTON, à part.
Il est de bonne famille.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je vais voir si mon neveu serait rentré chez lui.
Scène IV
LA BRANCHE, MARTON
MARTON.
De quel neveu parle-t-il donc ?
LA BRANCHE.
C’est d’un autre neveu, un neveu qui est plus grand que moi. C’est l’oncle de France qui a le plus de neveux.
MARTON.
Ce monsieur ton oncle te traite un peu cavalièrement, ce me semble.
LA BRANCHE.
C’est que nous vivons sans façon.
MARTON.
Monsieur de Cornichon a l’air bien rébarbatif.
LA BRANCHE.
Oui, il n’est pas content : je crois qu’il voulait avoir la succession de ma tante. Mais laissons cela : tu viens de voir que je suis un assez bon parti.
Scène V
LA BRANCHE, MARTON, NINON, qui les épie
LA BRANCHE.
Tu sais que je t’adore.
Il lui baise les mains.
Si tu veux que je te fasse l’honneur de t’épouser, il faut que tu serves...
MARTON, apercevant Ninon.
Tais-toi, voilà Ninon qui nous épie.
NINON.
Ah ! ah ! c’est donc pour cela que tu es sortie de la chambre de ma sœur ? J’en suis bien aise. Continuez, monsieur, continuez.
MARTON.
Oh ! que cela est beau à une grande fille comme vous de venir écouter ce qu’on dit.
NINON.
Eh ! va, va, j’y suis venue, parce que je me doutais déjà de quelque chose. Vous voulez tromper ma sœur ; mais... vous aurez affaire à moi.
Scène VI
LA BRANCHE, MARTON
MARTON.
Ne t’avise jamais devant elle de me parler de toi ni de ton maître : c’est une petite peste qui épie, écoute, rapporte tout ce qu’on fait céans, et sert d’espion à sa sœur et à Dorante.
LA BRANCHE
La voilà partie ; oh ! ça...
MARTON.
Oh ! çà, je vois que tu veux que je serve ton maître auprès de Mariane ; mais franchement je ne crois pas que ce soit un homme pour elle.
LA BRANCHE.
Quoi ! un comte de cette importance ? un homme connu à la cour et à la ville...
MARTON.
Eh ! mon Dieu, à la cour, à la ville, on ne voit autre chose que des gens qui se donnent pour ce qu’ils ne sont pas.
LA BRANCHE.
Ta morale est un peu forte.
MARTON.
Vois-tu ? à la bonne heure de prendre les gens pour ce qu’ils veulent quand il n’en coûte rien ; mais quand il s’agit de s’engager, sotte qui s’y fie.
LA BRANCHE.
Tu me prends donc, moi, pour un fripon ?
MARTON.
Tu me prends donc, moi, pour une grue ?
LA BRANCHE,
Non ; mais tu sais que l’on dit, Tel maître, tel valet ; et pour bien juger de mon maître, regarde-moi bien ici moi-même depuis les pieds jusqu’à la tête.
MARTON.
Oh ! pour bien juger toi-même si je suis fille à donner dans le panneau, regarde-moi ici entre deux yeux.
LA BRANCHE.
Vois cette magnificence
MARTON.
Vois cette physionomie.
LA BRANCHE.
Cet air, ce port, ces manières.
MARTON.
Ce regard, ce front, ces cheveux noirs.
LA BRANCHE.
À cela, me prends-tu pour l’écuyer d’un petit gentilhomme ?
MARTON.
À cela, me prends-tu pour une dupe ?
LA BRANCHE.
Mais là, sur ce que tu vois, combien lui donnerais-tu de rente ?
MARTON.
Mais là, sur ce que tu vois, combien me donnerais-tu de pénétration ?
LA BRANCHE, donnant une chiquenaude à son chapeau.
Sur cela de pénétration ? autant.
MARTON, de l’ongle dans les dents.
Sur cela de rente ? autant.
LA BRANCHE.
Tu me ruines.
MARTON.
Tu me déshonores.
LA BRANCHE.
Cependant il faut que nous soyons toi et moi d’intelligence.
MARTON.
C’est selon que ton maître en usera avec moi.
LA BRANCHE.
J’entends. Dorante ne t’a rien promis ?
MARTON.
Est-ce que je m’en soucie ?
LA BRANCHE.
Oh ! je le sais bien ; mais je viens te dire que si nous pouvons faire donner Mariane à mon maître, il m’a promis dix mille francs pour me marier avec toi.
MARTON.
Quelle assurance as-tu de la promesse de ton maître ?
LA BRANCHE.
Un écrit en bonne forme ; car je suis homme d’ordre.
MARTON.
Quelle assurance me donneras-tu à moi ?
LA BRANCHE.
Ce même billet, ma parole, ma foi, mon amour, mes serments.
MARTON.
Parlons seulement de cet écrit ; ou est-il ?
LA BRANCHE.
Chez le notaire qui l’a reçu. Te défies-tu de moi ?
MARTON.
Non ; mais va le querir.
LA BRANCHE.
Oh ! tout à l’heure.
MARTON.
Après cela, ne te mets pas en peine. Quoique j’aie toujours parlé contre ton maître à la mère de Mariane, je saurai bien donner à cela une tournure de ma façon... Je l’entends ; va vite faire ce que je t’ai dit.
LA BRANCHE.
Je suis à toi dans un moment.
Scène VII
LA MARQUISE, MARTON
LA MARQUISE.
Je n’en puis plus, Marton, je n’en puis plus. Ah ! l’extravagante femme ! l’extravagante femme !
MARTON.
Bon, c’est une folle.
LA MARQUISE.
Tu sais donc de qui je veux parler ?
MARTON.
Non, madame ; mais puisque vous le dites, je le crois.
LA MARQUISE.
Je viens de rencontrer la mère de Cléonte, à qui tu sais que j’avais promis Mariane.
MARTON.
Oui, madame.
LA MARQUISE.
Je lui ai dit, mais le plus honnêtement du monde, que j’avais changé de dessein.
MARTON.
Eh bien ?
LA MARQUISE.
Cette folle m’a dit que je suis d’humeur changeante.
MARTON.
Quelle médisance !
LA MARQUISE.
Comme si, après avoir promis Mariane à son fils, il ne m’était pas permis de la donner à Dorante.
MARTON.
Voyez, où diantre a-t-elle trouvé qu’une femme soit obligée de tenir sa parole ?
LA MARQUISE.
Elle m’a soutenu en face qu’on ne peut pas compter sur ce que je promets.
MARTON.
Elle a menti, madame. Moquez-vous de cela ; changez toujours pour le mieux, et jouissez toujours du privilège du sexe à la barbe des gens.
LA MARQUISE.
N’en parlons plus, cela me chagrine. Aurai-je du monde ? m’est-il venu compagnie pendant que j’étais dehors à solliciter mon procès ?
MARTON.
Il n’y a encore personne, madame.
LA MARQUISE.
Personne à la veille du mariage de ma fille ! personne ! pas un seul homme chez moi !
MARTON.
Par ma foi, madame, les hommes commencent à devenir bien rares. Si la guerre continue, les femmes auront autant de peine à en trouver que les capitaines,
Entre ses dents.
quoiqu’elles n’épargnent rien pour les enrôler.
LA MARQUISE.
N’avais-je pas dit de faire avertir monsieur le comte de Clincan de m’envoyer chercher compagnie de tous côtés ? J’ai laissé pour cela deux de mes laquais, et de toute la matinée je n’en ai eu que quatre derrière mon carrosse.
Scène VIII
LA MARQUISE, NINON, MARTON
NINON, derrière elles.
Ah ! te voilà.
MARTON.
Pour moi, madame, vous m’avez commandé de demeurer auprès de ma maîtresse si Dorante la venait voir. Ils ont passé la matinée ensemble, et je ne les ai pas quittés.
NINON.
Oui, vraiment, ma mère, fiez-vous bien à ce qu’elle dit.
LA MARQUISE.
Comment, Ninon ?
NINON.
Elle ne les a pas quittés, oui.
MARTON.
Que voulez-vous dire ?
NINON.
Je veux dire que c’est moi qui ai tenu compagnie a ma sœur, tandis que mademoiselle que voilà causait ici tête-à-tête avec l’écuyer de monsieur le Comte.
MARTON.
Moi ?
NINON.
Oh ! non. Monsieur de la Branche ne t’a pas fait signe comme cela de sortir de la chambre de ma sœur ? je n’ai pas vu qu’il t’a baisé la main ? je n’ai pas ouï qu’il te disait... Ah ! tenez, ma mère, elle me fait signe de n’en rien dire ; mais je vous le dirai tantôt.
MARTON.
Vous arrêtez-vous, madame, à ce qu’elle dit ?
NINON.
Eh bien ! ma mère, ne le voilà-t-il pas encore qui la cherche ?
MARTON, bas.
Heu ! la petite peste.
LA MARQUISE.
Approchez, monsieur, approchez ; je suis de vos amies.
Scène IX
LA MARQUISE, NINON, LA BRANCHE, MARTON
LA BRANCHE, embarrassé.
Ah ! ah ! madame, c’est trop... d’honneur, et je ne m’attendais pas de... de...
NINON, en riant.
Ha ! ha ! ha ! non, assurément, il ne s’attendait pas de vous trouver avec Marton. Ils machinent quelque chose contre ma sœur, car ils se cachent de moi.
LA MARQUISE.
Taisez-vous, petite fille, et rentrez. Elle est jeune, monsieur.
NINON, passant sous le nez de Marton, et la menaçant du doigt.
Tu n en es pas encore quitte.
MARTON, bas.
Tu me la payeras ; tu auras bientôt besoin de moi.
Scène X
LA MARQUISE, LA BRANCHE, MARTON
LA MARQUISE.
Quand verra-t-on monsieur le comte ?
LA BRANCHE.
Madame, un maréchal de France de ses amis l’a retenu à diner.
Donnant des papiers à Marton, qu’elle lit à la dérobée.
Voilà pour toi.
À la marquise.
De là il doit aller chez un duc et pair, ensuite chez monsieur votre rapporteur, et sur le soir il tâchera de se dérober pour se rendre ici.
LA MARQUISE.
Dites-lui, monsieur, que je l’attends avec beaucoup d’impatience.
LA BRANCHE.
Je n’y manquerai pas, madame. Eh bien !
MARTON, bas.
Cela est bon ; laisse-moi faire.
Haut.
Allez où madame vous dit.
Scène XI
LA MARQUISE, MARTON
LA MARQUISE.
Il faut avouer, Marton, qu’on a bien de la peine à jouir du comte de Clincan. Quel homme ! toujours dans le grand monde.
MARTON.
Franchement, madame, je commence à m’apercevoir aussi que ce doit être un homme de grande importance que ce comte.
LA MARQUISE.
Oh ! oh ! tu ne me parlais pas ainsi de lui ces jours passés.
MARTON.
C’est, madame, que depuis ce temps-là j’ai changé d’avis.
LA MARQUISE.
Tu ne voulais pas m’en croire.
MARTON.
Oh ! madame, je ne crois qu’à bonnes enseignes.
LA MARQUISE.
Vois-tu, je ne fais que de venir en ce pays-ci ; mais je connais bientôt mes gens.
MARTON.
Pour moi, madame, je n’ai pas la conception si prompte ; mais à la fin, quand on voit les choses, et qu’on les touche au doigt, madame, il faut bien se rendre.
LA MARQUISE.
Ah ! Marton, si j’avais eu le temps de te montrer les lettres qu’il laissa tomber ici par mégarde l’autre jour...
MARTON.
Bon, des lettres ; j’ai bien vu autre chose.
LA MARQUISE.
Et qu’as-tu vu ?
MARTON.
J’ai tu des actes, madame, et des actes par-devant notaires.
LA MARQUISE.
Et qu’est-ce qu’ils disent ?
MARTON.
Ils disent, madame, qu’il fait bon se frotter à cet homme-là.
LA MARQUISE.
Ne t’a-t-il jamais parlé de Mariane ?
MARTON, bas.
Ah ! ah !
Haut.
Quelquefois, madame.
LA MARQUISE, avec un air de confiance.
Je le crois.
MARTON.
Sans dessein, pourtant.
LA MARQUISE.
Non ?
MARTON.
Non ; mais je crois qu’il y songe.
LA MARQUISE.
J’aurai donné ma parole trop vite.
MARTON.
Est-ce, madame, que vous auriez quelque pensée pour ce comte ?
LA MARQUISE.
Je ne sais : mais si... Non, c’est une affaire faite. J’aime Mariane, Mariane aime Dorante, Dorante l’aime ; j’ai donné ma parole à demain ; la chose est trop avancée. Que t’en semble ?
MARTON.
Par ma foi, madame, vous savez combien je suis sincère : si j’étais en votre place...
LA MARQUISE.
Eh bien ! lequel de ces deux partis me conseillerais-tu de prendre ?
MARTON.
Pour moi, madame, je me sens depuis peu un grand penchant pour le Comte.
LA MARQUISE.
Tu as raison, il faut que je le préfère : mais si ma fille s’opiniâtre absolument à vouloir Dorante ?
MARTON.
Vous prendrez Dorante.
LA MARQUISE.
Il est vrai : mais si elle était plus heureuse avec le comte ?
MARTON.
Prenez donc le Comte.
LA MARQUISE.
Oui ; mais si le comte ne voulait pas de Mariane ?
MARTON.
Vous la donneriez à Dorante.
LA MARQUISE.
Allons, me voilà déterminée du côté de... Je ne sais pas bien encore. Je veux y aller songer, et ne rien faire à la volée
MARTON.
Je t’en défie. La bonne tête de femme que voilà ! Je n’aurai pas beaucoup de peine avec elle : le diantre sera à désunir les amants. Allons avertir la Branche de ce que j’ai fait, et mettons en campagne monsieur le Comte.
ACTE II
Scène première
LA MARQUISE, LA BRANCHE
LA MARQUISE.
Je verrai donc tout à l’heure monsieur le Comte ? tout à l’heure, monsieur ?
LA BRANCHE.
Oui, madame ; il m’a commandé de prendre les devants pour vous annoncer sa venue.
LA MARQUISE.
Que j’en suis aise, monsieur ! que j’en suis aise !
LA BRANCHE.
Il serait déjà ici, madame, n’était qu’à son retour de la ville il a donné audience.
LA MARQUISE.
Audience, monsieur ? et sur quoi donne-t-il audience ?
LA BRANCHE.
Sur tout, madame, sur tout.
LA MARQUISE.
Sur tout ! Voilà un beau département.
LA BRANCHE.
C’est le plus beau de tous ; mais il a expédié ses gens. Le voilà qui sort de chez lui pour venir ici.
Scène II
LE COMTE, LA MARQUISE, LA BRANCHE, UN LAQUAIS
LE COMTE, rêvant à part soi.
Est-ce là tout ? Je pense qu’oui. Y a-t-il encore là quelqu’un ?
LE LAQUAIS.
Il n’y a, monsieur, que ce commis du banqui...
LE COMTE.
À demain, à demain.
LE LAQUAIS.
Il dit monsieur...
LE COMTE.
Allez, allez ; je ne vois plus personne d’aujourd’hui. Madame, je suis votre serviteur.
LA MARQUISE.
Ah ! monsieur, je suis votre servante.
LE COMTE.
Vous, monsieur, allez où je vous ai dit.
LA BRANCHE.
Où, monsieur ?
LE COMTE.
Je quitte tout, madame, pour me rendre chez vous.
LA MARQUISE.
Que je vous suis obligée, monsieur !
LE COMTE.
Allez, vous dis-je, allez rendre ces dépêches. Enfin, madame... N’oubliez pas de les donner en main propre.
LA BRANCHE.
Sans doute, monsieur...
LE COMTE.
Enfin, madame, tous êtes aujourd’hui... Elles sont de conséquence.
LA BRANCHE.
Je le sais, monsieur.
LE COMTE.
Vous êtes aujourd’hui de noces ?
LA MARQUISE.
Monsieur, je ne suis pas encore...
LE COMTE, rappelant La Branche.
À propos, monsieur. Mille pardons, madame ; vous voulez bien que pour être plus libre...
LA MARQUISE.
Oh ! monsieur...
LE COMTE.
A-t-on donné ce brevet à ce petit marquis ?
LA BRANCHE.
Oui, monsieur ; votre valet de chambre le lui donna hier, là, dans votre appartement.
LE COMTE.
Ces provisions à cet homme de robe ?
LA BRANCHE.
Votre secrétaire l’expédia à Versailles.
LE COMTE.
À Versailles. Et la lettre de cachet ?
LA BRANCHE.
Votre écu... Je l’ai rendue, monsieur, ce matin.
LE COMTE.
Ce matin. Voilà qui est bien. Allez à présent, et que d’aujourd’hui on ne me rompe la tête d’aucune affaire. Allez. Non, non, demeurez, demeurez ; je songe que j’aurai peut-être ici besoin de vous : demeurez, monsieur ; madame le veut bien. Vous savez, madame, que c’est un homme de condition ?
LA BRANCHE.
Oh ! monsieur.
LE COMTE.
Qui a bien voulu se donner à moi ?
LA MARQUISE.
Il a fort bon air.
LA BRANCHE.
Oh ! madame...
LE COMTE.
Vous êtes donc aujourd’hui de noces, madame ?
LA MARQUISE.
En vérité, monsieur, je ne sais pas encore trop bien ce que je dois faire.
LE COMTE.
C’est-à-dire, madame, que vous n’êtes pas tout à fait déterminée. Monsieur... Ah ! non, non ; je croyais parler à mon secrétaire. Pardon, madame ; on serait distrait à moins. J’a vois en tête mes lettres d’Allemagne.
LA BRANCHE.
Cela n’est pas de mon fait.
LE COMTE.
Il est vrai... Enfin, madame, vous n’êtes donc pas bien déterminée ?
LA MARQUISE.
Vous savez, monsieur, qu’on me vent faire donner ma fille à Dorante ?
LE COMTE.
Je pense qu’oui, madame : oui, oui, le bruit en est venu jusqu’à moi. C’est un assez joli garçon vraiment que Dorante.
LA MARQUISE.
Il est fils de monsieur de Vieusancour.
LE COMTE.
Vieusancour, Vieusancour : oui, oui, madame, je connais cela, je connais cela.
LA MARQUISE.
C’est un riche gentilhomme.
LE COMTE.
Cela se pourrait, madame. Et vous n’avez jamais porté vos vues un peu plus haut, là, qu’un simple gentilhomme ?
LA BRANCHE.
Ah ! ah !
LA MARQUISE.
Monsieur, je ne manque pas d’ambition ; ma fille a de l’esprit et de la beauté.
LE COMTE.
Elle vous ressemble, madame.
LA MARQUISE.
On le dit, monsieur. Elle portera a son époux plus de vingt mille livres de rentes en belles terres, outre deux cent mille livres d’argent comptant qu’où me garde ici pour sa dot.
LE COMTE.
C’est quelque chose.
LA MARQUISE.
Et je lui ferai encore de plus grands avantages, pourvu que je gagne mon procès.
LE COMTE.
Oh ! pour cela, madame, on peut, on peut, je pense, vous en répondre.
LA MARQUISE.
Ainsi, monsieur, je pourrais songer à quelque chose de mieux ?
LE COMTE,
Oui, madame.
LA MARQUISE.
Cependant, monsieur, le père de Dorante est résident chez un prince d’Italie.
LE COMTE.
Vieusancour. Ah ! il m’en souvient, résident en Italie. Il y est encore, n’est-ce pas, madame ?
LA MARQUISE.
Oui, monsieur.
LE COMTE.
Monsieur, n’ai je pas fait donner cette résidence ?
LA BRANCHE
N’était-ce pas une ambassade, monsieur ?
LE COMTE.
Non, non, à cet homme là, diable ! non, non, une résidence.
LA BRANCHE.
Ah ! oui, oui, monsieur. C’était au moins quelque nom comme cela qui finissait en cour.
LE COMTE.
C’est ce qu’il me semble.
LA MARQUISE.
Vous faites, monsieur, tant de gens heureux, que vous ne pouvez pas tous souvenir de tous ; mais si je ne puis pas me défendre de donner ma fille à Dorante, dans les occasions, monsieur, vous ne lui refuserez pas...
LE COMTE.
Oh que non, madame ; on verra d’en faire un jour quelque chose, on pourra songer à lui ; mais il faudra prendre un temps où j’aie moins de monde sur les bras.
LA MARQUISE.
Quand on est, monsieur, dans une aussi grosse considération...
LE COMTE.
Eh ! Oui, oui, madame, grosse considération ; voilà qui est bien, grosse considération : mais, parbleu, cela est accablant. On ne dit pas cela pour vous, madame ; car j’ai déjà assez bien rangé vos affaires. J’ai fait mettre votre chevalier aux cadets, j’ai un régiment tout prêt pour votre aîné, et nous n’eu demeurerons pas là.
LA MARQUISE.
Ah, monsieur !
LA BRANCHE.
Comme elle gobe l’hameçon !
LE COMTE.
Mais, mais tout le monde se rue sur moi, ma dame. Une charge à l’un, un emploi à l’autre ; une pension à celui-ci, un gouvernement à celui-là.
LA MARQUISE, se tournant vers la Branche.
Qu’il a de crédit ! qu’il a de crédit !
LA BRANCHE.
Oh ! madame... pas trop chez les banquiers.
LE COMTE.
On ne sait de quel côté se tourner, madame ; toujours à mes trousses officiers de robe et d’épée, gens de lettres, hommes d’affaires, poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, architectes...
LA MARQUISE.
Oh ! pour cela, ces petites créatures fatiguent terriblement les grands seigneurs.
LE COMTE.
Oh ! oh ! oh ! ventrebleu ! aussi à la fin je quitterai tout, et je m’irai confiner dans quelqu’une de mes terres. Que j’envie, madame, le sort d’un petit gentilhomme de dix â douze mille livres de rente, qui vit tranquillement chez lui ! il est cent fois plus heureux que moi.
LA MARQUISE.
Que vous ? monsieur !
LA BRANCHE.
Oh, pour cela, madame, il n’est rien de plus vrai, personne ne le sait mieux que moi.
UN LAQUAIS, bas au comte.
Monsieur, ce commis du banquier...
LE COMTE.
Paix. Allez lui dire de m’attendre chez moi.
LE LAQUAIS.
Il ne vent pas, monsieur.
LE COMTE.
Allez donc faire ce qu’on vous dit.
LE LAQUAIS.
Le voici, monsieur.
Scène III
LE COMTE, LA MARQUISE, LE COMMIS, LA BRANCHE
LE COMTE.
Pardon, madame Qu’est-ce, mon petit ami ? qu’est-ce ? ne pouviez-vous pas m’attendre chez moi ? Parlez bas.
LA MARQUISE, à la Branche.
Vous êtes là, monsieur, avec un homme qui vous mènera loin.
LA BRANCHE.
Oui, madame, il me fait bien voir du pays.
LE COMMIS.
Mais, monsieur, si quand on vous attend, vous ne venez jamais ?
LE COMTE.
Parlez donc plus bas.
LA MARQUISE, à la Branche.
Faites-le souvenir, monsieur, du régiment pour mon fils le capitaine.
LA BRANCHE.
Il le fera, madame, si vous voulez, officier général ; cela lui coûtera aussi peu que de m’avoir fait son écuyer.
LA MARQUISE.
Je le crois.
LA BRANCHE.
Oui ; mais comme il tous a dit, il a à présent d’autres gens sur les bras.
LE COMMIS.
En un mot, si les deux mille pistoles ne sont dans deux heures
LE COMTE.
Mais, mais parlez donc plus bas, vous dit-on. On ne rompt pas ainsi la tête à des gens de qualité pour ces bagatelles.
LA MARQUISE.
Qu’est-ce donc, monsieur le comte ?
LE COMTE.
C’est moins que rien, madame.
LE COMMIS.
Oh ! envoyez-y donc ; car pour moi...
LE COMTE, bas.
Tout à l’heure.
Bas à la Marquise.
C’est un maraud
Haut.
de banquier,
Bas.
qui me doit
Haut.
deux mille pistoles,
Bas.
et qui me fait demander,
Haut.
deux heures. Eh bien ! va, dans deux heures, entends-tu, au moins ? dans deux heures.
LE COMMIS, tout-à-fait haut.
Il viendra lui-même, ou envoyez-y.
LE COMTE.
Oh ! va, va, j’y enverrai.
LE COMMIS.
Il ne manquera pas au moins de...
LE COMTE.
Oh ! va, va donc, te dis-je.
Scène IV
LE COMTE, LA MARQUISE, LA BRANCHE
LE COMTE.
Il fera fort bien de n’y manquer pas. J’attends ce gueux-la, madame, depuis six mois ornais la patience échappe à la fin.
LA MARQUISE.
Sans doute, monsieur.
LE COMTE, bas et vite à la Branche.
Il pourrait venir ici, va, vite chez lui.
LA BRANCHE, bas.
Pourquoi faire, monsieur ?
LE COMTE, bas.
Ah, le sot !
Haut.
Ces deux mille pistoles, madame, me font souvenir que j’ai oublié de me trouver ce matin au petit lever.
LA MARQUISE.
Au petit lever !
LE COMTE.
Oui, madame. Je vais réparer cela, vous le voulez bien...
Bas.
Va dire à ce banquier
À l’oreille.
bs, bs, bs.
LA MARQUISE, à part.
Au petit lever ? que n’ai-je plutôt connu ce comte !
LA BRANCHE.
Comment dites-vous, monsieur ?
LE COMTE, bas.
Encore ?
Haut.
Vous direz au duc,
À l’oreille.
Au banquier, au banquier, bs, bs, bs.
LA MARQUISE, à part.
Au duc ! Si je pouvais lui donner ma fille !
LA BRANCHE.
Je n’entends pas.
LE COMTE, bas.
J’enrage.
Haut.
Si le duc fait difficulté...
À l’oreille.
Le banquier, bourreau, le banquier, bs, bs, bs.
LA MARQUISE.
Quelle différence de lui à Dorante !
LA BRANCHE.
Que diantre me dit-il ?...
LE COMTE, bas.
Ah, le butor !
Haut.
Vous irez trouver le prince de,
À l’oreille.
bs, bs, bs.
LA MARQUISE.
Le prince ! Il faut que je diffère le mariage. Monsieur, je vois que vous avez des ordres à donner, et je vous laisse en liberté.
Scène V
LE COMTE, LA BRANCHE
LA BRANCHE.
J’irai donc dire au duc, bs, bs, bs. Si le duc fait difficulté de bs, lis, bs, j’irai trouver le prince de, bs, bs, bs.
LE COMTE.
Insolent, sais-tu bien que je...
LA BRANCHE.
Eh ! doucement, on ne bat point les écuyers.
LE COMTE.
Maraud, tu n’as donc rien ouï de ce que je te disais à l’oreille ?
LA BRANCHE.
Pardonnez-moi, monsieur, j’ai ouï, par-ci, par-là, banquier, ce soir, pistoles ; mais, comme vous entrelardiez cela tout haut de ducs et de princes, le diable m’emporte si j’y ai rien compris.
LE COMTE.
Imbécile ! Eh ! n’as-tu pas compris que je ne parlais ainsi que pour empêcher la marquise d’entendre ce que je te disais ? Cependant, as-tu pris garde comme elle...
LA BRANCHE.
Oh ! qu’oui, monsieur ; et l’attention que j’avais pour ce qu’elle disait tout bas est cause eu partie que je ne vous ai pas compris. Il faut avouer que vous êtes un homme incomparable pour coiffer une provinciale. Je tiens votre affaire en bon train.
LE COMTE.
Nous verrons, suis-moi.
LA BRANCHE.
Est-ce, monsieur, que vous auriez tout de bon quelque duc on quelque prince à aller voir ?
LE COMTE.
Non ; mais puisque la Marquise est rentrée, je songe que je ferai beaucoup mieux d’aller moi-même à ce brutal. Au dessein que j’ai, je crains quelque éclat de sa part.
LA BRANCHE.
Allons, monsieur.
À part.
Voilà les ducs et les princes que vont voir souvent ceux qui lui ressemblent.
Scène VI
MARTON, LA BRANCHE
LA BRANCHE.
Ah ! te voilà.
MARTON.
Où va ton maître si vite ?
LA BRANCHE, en action d’un homme empressé de sortir.
Chez... chez un ambassadeur.
MARTON.
Pourquoi faire ?
LA BRANCHE.
Pour... pour un traité de paix qui presse diablement.
MARTON.
Je venais lui dire que le mariage de Dorante est différé, et que la Marquise écrit pour contremander ceux qu’elle avait invités à ses noces.
LA BRANCHE.
Tant mieux.
MARTON.
Il faut que ton maître songe à faire demander Mariane.
LA BRANCHE.
Il le fera. Adieu.
MARTON.
Tu es bien pressé.
LA BRANCHE.
La peste ! il ne faut pas faire attendre les ambassadeurs.
Scène VII
MARTON
Il est impossible que ma maîtresse ni Dorante puissent découvrir ce qui se passe ; il n’y a que moi seule dans le secret de la mère. Mais voici ma maîtresse, tâchons de l’éviter.
Scène VIII
MARIANE, MARTON
MARIANE.
Marton.
MARTON.
Madame.
MARIANE.
Tu ne me parois pas assez contente de notre bonheur.
MARTON.
Pardonnez-moi, madame, je le suis beaucoup et j’en ai bien sujet.
MARIANE.
Cependant, Ninon veut que je te soupçonne.
MARTON.
Moi, madame !
MARIANE.
Non, Marton, je te crois fidele, et je t’aime. Tu songes à te marier, j’en suis bien aise, et je suis assez riche pour te faire du bien ; tu peux compter sur cela.
MARTON.
Ah, madame ! que ne ferais-je pas pour votre service ? commandez-moi ce qu’il vous plaira.
MARIANE.
Je n’aurai bientôt plus rien à désirer : tu le sais, Marton. Va seulement donner ordre à ce que je t’ai dit pour les apprêts de nos noces, afin que lorsque nos parents seront arrivés, rien ne puisse les retarder.
MARTON.
J’y vais, madame.
En s’en allant.
Ô ! argent, que tu as de pouvoir !
Scène IX
DORANTE, MARIANE
DORANTE.
Je viens d’apprendre que mon père revient d’Italie : il doit arriver incessamment. Mais, Mariane, parlez, je vous prie, de ce que je vous ai dit à madame votre mère.
MARIANE.
En vérité, Dorante, vous n’y songez pas. Vous voulez que je presse ma mère de faire aujourd’hui un mariage qu’elle a résolu de faire demain ; cette impatience sied-elle bien à notre sexe ?
DORANTE.
Vous savez mes raisons, Mariane ; la Marquise est d’humeur à changer du soir au matin : hélas ! que deviendrais-je ?
MARIANE.
Non, Dorante, de ce côté-là nous n’avons plus rien à craindre ; ma mère a rompu ce matin avec la mère de Cléonte. Je sais qu’elle a mandé nos parents ; votre père sera peut-être arrivé, et je vous réponds que demain...
DORANTE.
Demain ! Ah ! belle Mariane, j’avais cru n’avoir plus rien à souffrir auprès de vous ; mais j’éprouve que l’attente d’être heureux, tonte charmante qu’elle est, ne laisse pas d’être bien difficile à supporter.
MARIANE.
Il vous est permis, Dorante, de dire bien des choses qu’il ne m’est pas permis de penser.
Scène X
NINON, DORANTE, MARIANE
NINON, en courant, et craignant qu’on ne l’écoute.
Ah, ma sœur !
MARIANE,
Qu’est-ce, Ninon ?
NINON.
Ah, monsieur !
DORANTE.
Qu’avez-vous, ma belle enfant ?
NINON.
Mais voyez un peu ma mère.
MARIANE.
Qu’as-tu appris ? parle.
NINON, regardant toujours de temps-en-temps derrière elle.
Ma mère a causé ici longtemps avec monsieur le comte de Clincan.
DORANTE.
Eh bien ?
NINON.
Après, elle a dit qu’elle voulait écrire.
MARIANE.
Dis vite ce que tu sais.
NINON.
Oh ! laissez-moi bien voir auparavant si personne ne m’écoute.
DORANTE.
Nous sommes seuls.
NINON.
Elle est entrée dans son cabinet : je me suis douté de quelque chose, et je suis... Ne me décèles pas, au moins.
MARIANE.
Ne crains rien, achève.
NINON.
Et je suis entrée tout doucement après elle, sans qu’elle m’ait vue. Elle s’est mise à écrire, et je me suis glis... Ahi !
DORANTE.
Ce n’est rien.
NINON marche posément sur la pointe des pieds.
Je me suis glissée comme cela, comme cela, derrière sa chaise, et j’ai lu par-dessus son épaule ce qu’elle écrivait.
DORANTE.
Qu’écrivait-elle ?
NINON.
Le voici ; car je l’ai lu deux fois pour le bien retenir. « Ma chère, si vous n’avez résolu de vous rendre ici demain, que pour vous trouver aux noces de Mariane et de Dorante, épargnez-vous la peine d’y venir ; j’ai fait dessein de les différer, et peut-être... »
DORANTE.
Quoi, peut-être ?
NINON.
Oh ! je n’en ai pu retenir que jusque-là, et je suis vite sortie.
DORANTE.
Ah ! je suis perdu. Les airs importants de cet homme-là lui ont donné dans la vue ; elle songe à me manquer de parole.
MARIANE.
Juste ciel ! serait-il possible ?
NINON.
Si vous croyez, j’en suis bien fâchée aussi ; car j’ai oui dire que quand vous seriez mariée, dame, on songerait à moi.
DORANTE.
Je vais tout employer pour l’empêcher de se dédire.
MARIANE.
Et moi, je vais lui parler moi-même, et consulter Marton.
NINON.
Ne vous fiez pas trop à elle, ne vous l’ai-je pas dit ? c’est une rusée qui ne songe qu’à son monsieur de la Branche.
Scène XI
MARTON, NINON
MARTON, bas, ayant entendu ce dernier mot.
La Branche ?
NINON.
Ah ! ah ! d’où viens-tu ? ma sœur te cherche.
MARTON, bas.
Je ne la cherche pas, moi.
Haut.
Que lui disiez-vous ici à elle et à Dorante ?
NINON.
Moi ? rien.
MARTON.
Est-ce que je ne l’ai pas ouï ?
NINON.
Eh ! pourquoi donc me le demandes-tu ?
Bas.
Elle m’aura entendue.
MARTON.
Écoutez, je ne suis qu’une suivante ; mais s’il vous arrive jamais de parler de moi et de monsieur de la Branche...
NINON, à part.
Bon, ce n’est pas cela.
MARTON.
Vous verrez ce qui vous arrivera.
NINON la morgue, et s’enfuit.
Tiens, je te crains comme cela.
MARTON.
Voilà la plus dangereuse petite carogne qu’il y ait à Paris.
Scène XII
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, MARTON
MARTON.
Mais, que vois-je ? le père de Dorante ! monsieur de Vieusancour à Paris !
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Serviteur, Marton. Sachons un peu ce qui se passe céans.
MARTON.
Eh, monsieur ! d’où sortez-vous ? tout le monde vous croit en Italie, et
Entre ses dents.
je voudrais que vous fussiez en Canada.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Je suis arrivé ce matin à Versailles, et deux heures après je suis venu ici.
MARTON.
Vous soyez, monsieur, le bien venu !
Entre les dents.
La peste te crève ! Que tu arrives mal-à-propos !
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Je n’ai pas encore vu Dorante ; est-il ici ?
MARTON.
Non, monsieur : il a soupiré tout le jour auprès de Mariane, il est sorti un moment pour prendre l’air.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Le mariage n’est donc pas encore fait ?
MARTON.
Non, monsieur.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Tant pis. Qui dîne céans ?
MARTON.
Monsieur votre fils, Madame, ses deux filles, et peut-être monsieur le comte de Clincan.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
De Clincan ! J’ai vu autrefois cet homme-là à la cour ; il n’était pas comte.
MARTON.
Il l’est devenu.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Quel homme est-ce ?
MARTON.
Diantre ! un homme de conséquence !
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, à part.
Justement, c’est ce fat qui faisait l’important. Est-il marié ?
MARTON.
Non, monsieur.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Tant pis.
MARTON.
Pourquoi, tant pis ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Tant pis, te dis-je. Je connais la Marquise, elle est femme à se coiffer du premier venu, et je sais que mon fils en serait au désespoir.
MARTON.
La peste, qu’il a bon nez !
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Ou est-elle ?
MARTON.
Là, monsieur, dans son cabinet.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Je vais la saluer. Il faut, Marton, que pour l’amour de mon fils tu m’aides à finir promptement ce mariage.
MARTON.
Oui, monsieur.
Scène XIII
MARTON
Tu n’as qu’à t’y attendre. Au diantre soit le résident de malheur ! Il avait bien affaire de quitter les affaires du roi pour venir faire obstacle aux miennes. Que pourrai-je imaginer pour opposer à la venue de cet homme-là ? Tâchons de brouiller ensemble les amants. Je suis leur confidente ; c’est un coup digne de moi, et j’aurai après bon marché des autres.
ACTE III
Scène première
LE COMTE, LA BRANCHE
LE COMTE.
Je viens ici pour y disposer la Marquise.
LA BRANCHE.
Quoi ! monsieur, vous voulez faire demander Mariane par monsieur de Cornichon ?
LE COMTE.
Je n’ai que lui pour cela.
LA BRANCHE.
Quel négociateur !
LE COMTE.
Quand il en sera temps, il viendra ici avec un habit plus propre que celui qu’il avait tantôt, il n’en faut pas davantage.
LA BRANCHE.
C’est quelque chose que l’habit, et je vois bien des gens qui n’ont pas d’autre mérite. Vous lui avez bien recommandé de ne vous appeler céans que monsieur le comte, et non pas son neveu ?
LE COMTE.
Oui.
LA BRANCHE.
Outre que cela est plus de qualité, vous savez combien il vous est important de laisser croire pour tout aujourd’hui à Marton que monsieur de Cornichon est mon oncle. Elle me croit par là un grand parti, et vous sert de tout son cœur.
LE COMTE.
Je le sais.
LA BRANCHE.
Oh ! çà, monsieur, votre affaire ne peut manquer de réussir ; la mère est gagnée, votre oncle fera la demande, Dorante n’a ici personne qui parle pour lui, son père est en Italie.
LE COMTE.
Oui. Commençons par voir la Marquise.
Scène II
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, LE COMTE, LA BRANCHE
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, à part.
Que veut-elle dire ?
LA BRANCHE.
Voilà un homme qui sort de son cabinet, le connaissez-vous ?
LE COMTE.
Non ; il paraît fâché.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Pourquoi vouloir différer un mariage... Monsieur, je suis votre serviteur.
LE COMTE.
Serviteur, Monsieur. Vous venez apparemment de voir madame la Marquise ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Monsieur, je...
LE COMTE se tourne tout d’un coup du côté de la Branche, et lui dit.
Sachez si...
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Oh ! oh !
LE COMTE.
Attendez. A-t-elle compagnie, monsieur ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Monsieur, il n’y a...
LE COMTE.
Que fait-on chez elle ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Je crois, monsieur, qu’elle...
LE COMTE.
Vous ne faites que d’en sortir ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Monsieur, dans le temps que...
LE COMTE.
Croyez-vous qu’on puisse entrer ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
le pense, monsieur, que...
LE COMTE, se tournant encore connue il a fait.
Sachez, vous, cependant si elle est visible, et si...
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Ouais, il me fait vingt questions, et n attend pas que j’y réponde. Quel homme est-ce ci ?
LE COMTE.
Entendez-vous, monsieur de la Branche ?
LA BRANCHE.
Oui, monsieur.
LE COMTE, à l’oreille.
Dites seulement que...
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Justement. Au nom de son valet, je connais que c’est l’homme dont Marton m’a parié, et que j’ai vu autrefois à la cour. Il ne m’a pas reconnu. Voici pourquoi elle veut différer le mariage : je connais sa vanité et l’impudence de cet homme-là ; tachons de le faire parler.
LE COMTE.
Comprenez-vous ?
LA BRANCHE.
À miracle, monsieur : je lui dirai ce qu’il faut.
Scène III
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, LE COMTE
LE COMTE.
Ah, monsieur ! vous êtes donc encore ici ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
J’ai oublié, monsieur, de dire un mot à madame la Marquise.
LE COMTE.
Pour des affaires, sans doute ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Oui, monsieur, c’est sur le mariage de sa fille, dont j’ai oui parler.
LE COMTE.
Ouï parler ! fort bien. Vous êtes de ses amis, à ce que je puis juger.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Oui, monsieur.
LE COMTE.
Son parent, peut-être ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Non, monsieur ; mais je prends beaucoup d’intérêt à ce qui la regarde.
LE COMTE.
Beaucoup d’intérêt ! j’en suis fort aise, vraiment.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Elle me fait même, monsieur, quelquefois l’honneur de me consulter sur ses affaires.
LE COMTE.
De vous consulter ! oh ! j’en suis ravi. Vous êtes un homme de poids, à ce que je vois : ai-je l’honneur d’être connu de vous ?
MONSIEUR DEVIEUSANCOUR.
Il faudrait, monsieur, n’être pas de ce pays-ci, pour ne pas connaitre monsieur le comte de Clincan, et ignorer son crédit à la cour.
LE COMTE, de la main sur l’épaule.
Oh ! monsieur, je voudrais bien vous y rendre service. Mon écuyer tarde bien à venir, ne le trouvez-vous pas ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
C’est, monsieur, que madame la marquise est fort occupée du mariage de sa fille.
LE COMTE.
Cela se peut. Et vous savez, sans doute, avec qui on la marie ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
On dit, monsieur, que c’est avec un nommé...
LE COMTE.
Dorante, n’est-ce pas ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Justement, monsieur.
LE COMTE.
Vous le connaissez, ce Dorante ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Un peu, monsieur.
LE COMTE.
Un peu ! voilà qui me plaît. Comment trouvez-vous ce mariage ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Monsieur...
LE COMTE.
Là, là ! franchement, franchement.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Peut-être ne devrais-je pas...
LE COMTE.
Non, non, j’aime qu’on dise la vérité.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Il me semble, monsieur, que madame la Marquise...
LE COMTE.
J’entends, j’entends ; ne fait pas là une grande alliance ; eh ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
J’ai ouï dire, monsieur, que...
LE COMTE.
Que ce Dorante est le fils d’un certain monsieur de Vieusancour ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Monsieur...
LE COMTE.
Et que ce Vieusancour est un petit gentilhomme des plus minces, n’est-ce pas ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Monsieur...
LE COMTE.
Je suis, parbleu, ravi d’avoir appris cela de vous ; des plus minces.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Monsieur, tout le monde ne peut pas être aussi grand seigneur que monsieur Je comte de Clincan.
LE COMTE.
Oh ! pour cela, non. Mais, tenez, si je ne me trompe, ce petit Vieusancour est un homme que j’ai autrefois donné au roi.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Vous, monsieur ?
LE COMTE.
Oui. Cependant, autant qu’il m’en peut souvenir, c’est fort peu de chose que ce Vieusancour.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Voyez.
LE COMTE.
Je pense même lui avoir fait donner une résidence en Italie, où il est encore.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Il vous a, monsieur, de grandes obligations.
LE COMTE.
Oui ; mais nous ne sommes pas trop contents de lui, nous pourrions bien le faire rappeler.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
À ce compte-là, monsieur, vous ne conseilleriez donc pas à madame la Marquise de faire ce mariage ?
LE COMTE.
Moi ? oh ! je n’entre point dans ces petites affaires-là ; mais si, comme vous dites, elle écoute vos conseils, vous ne feriez peut-être pas mal de lui en toucher quelque chose en passant, en passant, en passant.
Scène IV
LA MARQUISE, MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, LE COMTE, LA BRANCHE
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, à part.
Parbleu, voilà un hardi personnage ! Ah ! voici pourquoi elle veut différer.
LA MARQUISE.
Monsieur le Comte, je suis au désespoir de vous avoir fait attendre. Vous vous êtes beaucoup ennuyé ?
LE COMTE.
Oh ! point, madame, j’étais en fort bonne compagnie.
LA MARQUISE.
Ah ! avec monsieur ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Oui, madame.
LE COMTE.
Je vous donne monsieur, madame, pour un homme de fort bon sens, et tout-à-fait dans vos intérêts.
LE MARQUISE.
J’en suis persuadée, monsieur.
LE COMTE.
Nous en étions, madame, sur le mariage du jour.
LA MARQUISE.
Avec monsieur ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Oui, madame.
LE COMTE.
Il vous en parlera, madame, il vous en parlera en homme bien instruit.
LA MARQUISE.
Qui ? monsieur ?
LE COMTE.
Il n’est point d’homme en France, madame, qui connaisse mieux votre Dorante et votre Vieusancour, que monsieur que voilà.
LA MARQUISE.
Vraiment, monsieur, je le crois, puisque c’est monsieur de Vieusancour lui-même.
LE COMTE.
Vieusancour ?
LA BRANCHE.
Oh ! oh !
LA MARQUISE.
Qu’est-ce ci, monsieur ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
On vous le dira, madame. Monsieur me donnait ici certains avis, et je n’ai pas encore eu le temps de le remercier de la résidence qu’il m’a fait donner en Italie.
LA MARQUISE.
Quoi ! ce n’est pas monsieur ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Monsieur, madame ! il ne me connait seulement pas.
LE COMTE.
Eh ! doucement, monsieur, doucement : seulement pas ; voilà une belle supercherie que vous me faites. On ne vous connait pas, c’est un grand malheur, on ne vous connait pas ; cela se pourrait sans miracle. Vous me le disiez tantôt vous-même, madame ; il nous passe tant de gens devant les yeux...
LA MARQUISE.
Il est vrai.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Quoi ? monsieur...
LE COMTE.
Eh bien ! quoi, quoi ? est-ce qu’il n’y a pas d’autres Vieusancours ? prétendez-vous être au monde le seul de ce nom ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Non, monsieur, mais...
LE COMTE.
Eh bien ! mais, mais. On parle des autres, on parle des autres. Tenez, monsieur, puisque monsieur le dit, je veux bien le croire ; mais, parbleu ! je jurerais quasi encore de lui avoir fait donner cette résidence.
LE BRANCHE.
Si voua voulez que j’en jure...
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Vous oseriez encore...
LE COMTE.
Tout beau, monsieur, tout beau ; j’oserais, j’oserais. À qui croyez-vous parler ? brisons-là, s’il vous plaît, brisons-là ; j’oserais.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Eh bien ! oui, monsieur, brisons-là donc, je vous prie, pour le respect que nous devons à madame.
LE COMTE.
Que m’importe, après tout, madame, que ce soit moi, ou quelqu’autre seigneur de la cour ? Je vois, monsieur, que vous croyez que je suis cause qu’on vous a rappelé.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Vous, monsieur ?
LE COMTE.
Je vous jure, madame, que je ne m’en suis pas mêlé.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Oh ! je n’en doute pas.
LA BRANCHE.
Ni moi non plus, foi d’écuyer.
LE COMTE.
Je souhaiterais, palsembleu ! que vous fussiez encore en Italie ; et si j’en étais cru, on vous y reverrait tout à l’heure.
Scène V
LA MARQUISE, MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, LE COMTE, MARTON, LA BRANCHE
MARTON, au Comte.
Monsieur, un gros homme à manteau noir, rouge de visage, aux manières brusques, sort de votre appartement : il voulait entrer ici pour vous parler, je lui ai dit de vous attendre à la porte.
LE COMTE.
Je vois ce que c’est.
LA BRANCHE.
C’est sans doute, monsieur, le secrétaire de cet ambassadeur que nous venons de voir.
LE COMTE.
C’est cela même ; voyons ce qu’il veut Madame, je suis votre très humble serviteur ; bonjour, monsieur le résident.
Scène VI
LA MARQUISE, MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, MARTON
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Madame, madame, si vous vous amusiez à cet homme-là, vous pourriez y être trompée.
LA MARQUISE.
Oh ! monsieur, je sais de bonne part qu’il a beaucoup de crédit à la cour ; il a fait mettre mon Chevalier aux cadets.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
De plus fins que tous, madame, y sont pris tous les jours. Les gens de ce caractère eu font bien accroire à qui les veut écouter.
MARTON.
La peste soit le résident !
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Non, madame, après les engagements que vous avez pris avec nous, et tout ce que mon fils m’a écrit, je ne puis pas me persuader que vous pensiez à nous manquer de parole.
LA MARQUISE.
Oh ! non, assurément, monsieur, et ma parole vaut un contrat, tout le monde vous le dira.
MARTON, à part.
Nous voilà à recommencer
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Adieu donc, madame, je suis dans quelque impatience de voir mon fils.
Scène VII
LA MARQUISE, MARTON
MARTON.
Il y a longtemps, madame, que cet homme-là n’a été à la cour : il connaît fort mal monsieur le Comte.
LA MARQUISE.
Oh ! je le vois bien.
MARTON.
Vous ne lui avez sans doute parlé ainsi que pour l’amuser ?
LA MARQUISE.
Ah ! Marton, je souhaiterais de tout mon cœur de pouvoir donner Mariane à monsieur le Comte ; mais voilà monsieur de Vieusancour arrivé ; ma fille, à qui j’en ai déjà parlé, en a été extrêmement alarmée, je tremble qu’elle ne tombe malade.
MARTON.
Bon ! malade ; elle se portera bien mieux d’épouser un Comte.
LA MARQUISE.
Non, Marton, je vais remettre le calme dans son esprit, en lui accordant ce qu’elle désire.
MARTON, à part.
La peste soit de la folle. Oh ! je vois bien que si je ne brouille les amants, je n’avancerai rien.
Scène VIII
DORANTE, MARIANE, MARTON
MARTON.
Les voici ; ils me paraissent avoir quelque chose à démêler ensemble ; voyons un peu de quoi il s’agit.
DORANTE.
Vous m’en faites donc un mystère ?
MARIANE, tenant un billet à la main, que Dorante veut voir.
Je ne puis pas vous le laisser lire.
DORANTE.
Tout de bon ?
MARIANE.
Tout de bon.
DORANTE.
Je vous en prie.
MARIANE.
Non.
DORANTE.
Je vous en conjure.
MARIANE.
Non vous dis-je.
DORANTE.
Si vous m’aimiez, Mariane, vous ne me refuseriez pas cette grâce.
MARIANE.
Si vous m’aimiez, Dorante, vous ne me presseriez pas davantage.
DORANTE.
À ce que je vois, madame, vous avez des secrets pour moi ?
MARIANE.
Je n’ai point de secrets, monsieur ; mais j’ai mes raisons.
DORANTE.
Vos raisons, eh... ! j’entends.
MARIANE.
Entendez... ce qu’il vous plaira.
DORANTE.
Je vois... ce que j’en dois croire.
MARIANE.
Croyez ce que vous voudrez.
DORANTE.
Mariane.
MARIANE.
Dorante.
DORANTE.
Si près d’être votre époux, vous pourriez me traiter autrement.
MARIANE.
Si près d’être votre épouse, vous pourriez avoir plus de complaisance.
DORANTE.
Il n’y a donc rien à faire ?
MARIANE.
N’est-ce pas assez dit ?
DORANTE,
Eh bien !
MARIANE
Quoi ?
DORANTE.
Adieu.
MARIANE.
Adieu.
Scène IX
MARIANE, MARTON
MARTON.
Oh ! oh ! madame, voilà un adieu bien brusque.
MARIANE.
Il reviendra bientôt.
MARTON.
Qu’y a-t-il donc ? vous ne me dites rien.
MARIANE.
Que veux tu que je te dise ? Il est entré dans le temps que j’écrivais ce billet : il a demandé à le voir, je n’ai pas voulu ; il en a pris de l’ombrage, je m’en suis offensée ; nous avons eu quelque picoterie, il sort comme tu vois.
MARTON.
Il a tort.
MARIANE.
Pourquoi vouloir lire ce que j’écris ?
MARTON.
C’est être bien curieux.
MARIANE.
Et encore malgré moi.
MARTON.
Voyez ; c’est tout ce qu’il pourra faire quand il sera votre époux, encore faudra-t-il voir.
MARIANE.
Cependant, Marton, tu le sais, c’est le billet que ma mère m’a commandé d’écrire à Cléonte, pour le prier de ne me venir plus voir. Tiens, va le rendre promptement.
MARTON.
Il n’y a point d’adresse.
MARIANE.
Je n’ai pas eu le temps de la mettre. Tu sais à qui le donner, va.
Scène X
MARTON
Oui, un billet de sa propre main sans adresse, pour un homme avec qui on la devait marier, auquel elle donne congé... Je suis curieuse à mon tour moi, voyons.
Elle lit.
On avait parlé, monsieur, de nous marier ensemble : ma mère a changé de dessein, j’en suis fâchée ; elle m’a commandé de vous écrire, pour vous prier de ne me venir plus voir. MARIANE. » Oh ! si j’osais, le beau coup à faire en faveur du Comte ; mais, la peste ! si on venait à le savoir... Allons, point de tentation.
Scène XI
MARIANE, MARTON
MARIANE.
Ah ! Marton, je suis bien aise que tu ne sois pas encore sortie. Je viens de faire réflexion que je pouvais peut-être avoir tort dans ce qui s’est passé ici avec Dorante, je ne veux rien avoir à me reprocher.
MARTON.
Auriez-vous cette faiblesse ?
MARIANE.
Ce n’est pas une faiblesse de revenir quand on peut avoir tort. Je veux que tu passes chez lui, comme de ton pur mouvement, et que tu lui fasses voir ce billet avant que de l’aller rendre à Cléonte. Si après cela Dorante... Le voilà qui revient ; je me retire, je ne veux pas être présente à l’avantage qu’il remporte sur moi.
MARTON.
Le lui donnerai-je ici ?
MARIANE.
Oui, donne-le-lui.
Scène XII
DORANTE, MARTON
DORANTE.
Elle me fuit !
MARTON, affectant une mine triste, comme quand on porte une méchante nouvelle.
C’est, monsieur, que vous l’avez quittée tout à l’heure assez brusquement.
DORANTE.
Hélas ! tu le vois ; je n’ai pu seulement sortir du logis pour aller voir mon père, qui est arrivé, à, ce qu’on m’a dit. Je n’ai pu tenir un seul moment sans la venir revoir. Que te disait-elje.de me donner ?
MARTON, du ton le plus triste.
Ah ! vous l’avez oui ? Ce billet, monsieur.
DORANTE, le prenant.
Elle m’écrit ? donne.
MARTON.
Monsieur, elle m’a chargé de vous dire que...
DORANTE.
Elle reconnait sans doute le tort qu’elle a.
MARTON.
Monsieur, je vous dis que...
DORANTE.
Attends, attends, voyons comme elle s’en justifie.
MARTON, à part.
Oh ! puisqu’il ne veut pas m’écouter, ce ne sera pas ma faute s’il prend le billet pour lui.
DORANTE, après avoir lu.
Ah ciel !
MARTON.
Monsieur.
DORANTE.
Ah ! juste ciel !
MARTON.
Mais, monsieur, si...
DORANTE.
Quelle perfidie, juste ciel ! quelle perfidie ! Ai-je bien lu ? recommençons. « On avait parlé de nous marier ensemble. » Hélas je mien étais flatté. « Ma mère a changé de dessein. » Je ne m’en suis que trop aperçu. « J’en suis fâchée. » Avec quelle froideur elle me le dit ! elle ne m’a jamais aimé. « Elle m’a recommandé de vous écrire, pour vous prier de ne me venir plus voir. MARIANE. » Non, perfide, je n’y mettrai jamais le pied.
MARTON.
Mais, monsieur, si vous ne voulez point écouter ce...
DORANTE.
Que veux-tu que j’écoute, quand elle m’assassine de sa propre main ?
MARTON.
Ce billet, monsieur...
DORANTE.
Eh ! n’ai-je pas oui qu’elle t’a dit de me le donner ?
MARTON.
Il est vrai, monsieur : mais sa mère...
DORANTE.
Sa mère ! Ah ! voilà pourquoi Mariane n’a pas voulu la presser sur notre mariage ; voilà pourquoi elle n’a pas osé mettre elle-même ce billet entre mes mains ; et voilà pourquoi encore tout à l’heure elle a fui dans le moment qu’elle t’a dit de me le donner. Ah ! Mariane, Mariane, je ne méritais pas d’être traité de la sorte.
MARTON.
Ne l’emportez donc pas, s’il vous plaît, afin que je le rende.
DORANTE
Ah ! tiens ; je ne veux rien avoir qui me pause faire souvenir d’une infidèle,
MARTON, seule.
Il s’est enferré de lui même ; je n’ai rien à me reprocher. Il n’a pas voulu m’entendre, tant pis pour lui. Laissons couler l’eau, et servons-nous adroite ment de ce que le hasard a commencé de faire pour nous.
Scène XIII
MARIANE, MARTON
MARIANE.
Qu’ai-je entendu ? qu’avait Dorante ? il me semble qu’il faisait ici beaucoup de bruit.
MARTON.
Je ne sais, madame, ce qu’il a mangé.
MARIANE.
Lui as-tu fait voir ce billet ?
MARTON.
Il l’a tenu quelque temps entre ses mains. Il était si en colère, que je ne crois pas seulement qu’il l’ait regardé.
MARIANE.
Mais ne lui as-tu pas dit...
MARTON.
Bon ! dit, est-ce qu’il veut rien écouter ?
MARIANE.
Ah ! Marton, il me soupçonne peut-être de lui avoir supposé un autre billet à la place de celui qu’il m’a vu écrire.
MARTON.
Par ma foi ! madame, j’étais en peine d’où venait sa colère ; mais je crois que vous l’avez deviné.
MARIANE.
Serait-ce un prétexte pour se dégager ? Voici ma mère ; ne lui dis rien de nos différends.
Scène XIV
LA MARQUISE, MARIANE, MARTON
LA MARQUISE.
Qu’avez-vous, Mariane ? vous êtes triste.
MARIANE.
Pardonnez-moi, madame.
LA MARQUISE.
Non, vous n’êtes pas tranquille, ma fille. Dorante sort tout en colère, et j’ai même vu de la fenêtre qu’il parle à son père avec beaucoup d’émotion.
MARIANE.
Avec beaucoup d’émotion ? Eh ! que puis-je savoir, madame...
LA MARQUISE.
Croyez-moi, Mariane, vous seriez plus heureuse avec le Comte.
MARIANE.
Oh ! madame, je vous dirai, quand il vous plaira, tout ce que j’ai à démêler avec Dorante : ce sont de pures bagatelles. Il serait au désespoir si vous lui manquiez de parole ; et si vous aviez la pensée de me donner à un autre, je ne sais, madame, si j’aurais la force, ou si je serais en état de vous obéir sans qu’il m’en coûtât le repos de ma vie.
Scène XV
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, LA MARQUISE, MARIANE, MARTON
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Je viens vous dire, madame, que nous vous dégageons de votre parole.
MARIANE.
Ah ciel !
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Et que vous pouvez donner mademoiselle à qui bon vous semblera.
LA MARQUISE.
Monsieur, vous me faites un vrai plaisir.
MARIANE.
Ah ! Marton.
MARTON.
Madame.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Je suis votre serviteur.
Scène XVI
LA MARQUISE, MARIANE, MARTON
MARIANE, rentrant en pleurant.
Pour si peu de chose, l’infidèle ! il ne cherchait qu’un prétexte.
MARTON.
Courage, madame, le plus difficile est fait,
LA MARQUISE.
Suivons ma fille, elle me fait pitié eu l’état ou je la vois.
ACTE IV
Scène première
MONSIEUR DE CORNICHON, LA BRANCHE
MONSIEUR DE CORNICHON.
C’est un peu précipiter les choses, que d’aller si vite faire la demande de Mariane pour mon neveu.
LA BRANCHE.
Marton nous a fait dire, monsieur, que la chose presse. La Marquise est une de ces femmes qu’il faut prendre entre bond et volée.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Tu crois donc qu’habillé de la sorte je puis aller faire cette visite ?
LA BRANCHE.
Oh ! monsieur, paré comme vous êtes, vous pouvez passer partout. J’y perds un oncle : mais à la bonne heure.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Quand je veux me mettre un peu proprement, vois-tu ? je le sais faire encore comme un autre.
LA BRANCHE.
Oui, monsieur, vous voilà à miracle : il n’y a que ce plumet qui se ressent encore un peu, ce me semble, des fatigues de l’arrière-ban.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Il n’est que trop bon.
LA BRANCHE, l’arrêtant.
Attendez, monsieur ; pour parler à la Marquise, il faut commencer par Marton : elle m’a fait signe qu’elle allait venir.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Attendons-la donc.
LA BRANCHE.
Ah ! ça, monsieur, souvenez-vous bien au moins de ce que tous avez promis à mon maître.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et quoi ?
LA BRANCHE.
De ne l’appeler céans que monsieur le Comte, et non pas votre neveu. Nous avons affaire à une femme glorieuse, qui sur cela romprait tout net un mariage.
MONSIEUR DE CORNICHON.
À la bonne heure. Quoiqu’il y ait en cela quelque chose à dire, je veux bien encore avoir cette complaisance pour mon neveu.
LA BRANCHE.
Dites, je vous prie, pour monsieur le Comte, afin de vous exercer.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Pour monsieur le Comte, soit.
LA BRANCHE.
Voilà qui est bien ; quand vous parlerez ainsi, monsieur, à la Marquise, du grand crédit de monsieur le Comte, ayez la bonté de lui bien dire...
MONSIEUR DE CORNICHON.
Oh ! pour cela, ne t’attends pas que je l’entretienne des chimères de mon neveu.
LA BRANCHE.
De monsieur le Comte, de grâce.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je le dirai quand il le faudra. Vois-tu ? je change d’habit par complaisance, mais non pas de cœur, et je ne sais dire que la vérité. Je ne parlerai pourtant que bien à propos pour les intérêts de mon neveu.
LA BRANCHE.
Vous voulez dire de monsieur le Comte.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Eh bien ! eh bien ! soit ; mais en un mot, je ne veux tromper personne.
LA BRANCHE.
Eh ! monsieur, en fait de mariage, trompe qui peut ; on ne dit jamais de part ni d’autre la pure vérité, c’est aujourd’hui la grande mode, informez-vous-en.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je me moque de la mode quand l’honneur y est intéressé, et je ne puis souffrir en cela ce que fait mon neveu.
LA BRANCHE.
Mais, mais, monsieur, vous ne voulez donc pas dire monsieur le Comte ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Qu’importe à présent ? Je te dis que mon neveu...
LA BRANCHE.
Oh ! il ne dira jamais monsieur le Comte. Mais, st, voici Marton. Là, monsieur, mettez-vous un peu sur votre bonne mine. Je vais dire à monsieur le Comte de se rendre ici promptement. Souvenez-vous de monsieur le Comte.
Scène II
MONSIEUR DE CORNICHON, MARTON
MARTON, tandis que M. de Cornichon se peigne, et s’ajuste en vieillard dans un coin.
Ils tardent bien à venir faire demander ma maîtresse, je leur ai pourtant fait dire que la chose presse. Mais voici l’oncle de monsieur de la Branche ; que vient-il faire ici ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Voilà donc la fille qui est dans les intérêts de mon neveu ?
MARTON, à part.
Voudrait-on se servir de lui pour cela ? à la bonne heure.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Serviteur, Marton.
MARTON.
Monsieur, je suis votre servante.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Mon neveu m’a dit que tu es de ses amies.
MARTON.
Monsieur, il vous a bien dit la vérité.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et que je devais te parler du dessein qu’il a.
MARTON.
Votre neveu, monsieur, et quel dessein a-t-il, s’il vous plaît ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et va, va, je sais tout.
MARTON.
Je le crois, monsieur.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je parle du dessein qu’il a de se marier.
MARTON.
Oh ! monsieur, c’est beaucoup d’honneur.
À part.
Celui-ci me vient demander, moi !
MONSIEUR DE CORNICHON.
Il m’a dit aussi qu’il faut se dépêcher, et que la chose presse.
MARTON.
Je vous demande pardon, monsieur, nous n’avons aucune raison qui nous oblige à rien précipiter.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et, là, là, ne fais pas la fine avec moi.
MARTON.
Il n’y a point ici de là, là, monsieur, je suis fille d’honneur.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je le sais bien ; mais quand c’est pour un mariage on peut...
MARTON.
On peut ? Oh ! il n’y a point de mariage qui tienne, je suis votre servante.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Parle-moi autrement, je te prie ; je t’assure que tu trouveras ton compte avec mon neveu.
MARTON.
Oh ! monsieur, je l’espère bien aussi.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Oh ça ! j’en vais donc parler à la Marquise.
MARTON.
Pourquoi faire ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Pour lui demander son consentement.
MARTON.
Gardez-vous-en bien.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Que je m’en garde bien ?
MARTON.
Sans doute, monsieur, la Marquise se défierait de moi après cela.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Mais nous ne pouvons rien faire sans son consentement.
MARTON.
Je vous demande pardon, monsieur, vous n’avez besoin que du mien.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Que du tien ?
MARTON.
Assurément, je ne relève de personne.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Que veux-tu dire ?
MARTON.
Je veux dire, monsieur, que je n’ai ni père ni mère.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je ne te comprends point.
MARTON.
Oh ! puisqu’il vous faut tout dire, sachez, monsieur, que j’ai trente ans passés, et qu’une fille à cet âge-là...
MONSIEUR DE CORNICHON.
Oh bien ! parce que tu as trente ans, je n’irai pas demander à la Marquise...
MARTON.
Vous n’irez pas, monsieur, s’il vous plaît.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Tu te moques de moi, je veux lui aller parler ; je l’ai promis à mon neveu.
MARTON.
Votre neveu est un fou. Vous n’entrerez pas assurément, tous gâteriez, l’affaire de monsieur le Comte.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Ouais, que veut dire ceci ?
Scène III
LE COMTE, MONSIEUR DE CORNICHON, MARTON, LA BRANCHE
LE COMTE.
Comme je suis persuadé, monsieur, qu’on vous aura parfaitement bien reçu...
MONSIEUR DE CORNICHON.
On ne peut pas mieux.
LE COMTE.
Jai cru que je pouvais venir sans attendre aucune réponse.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Vous avez fort bien fait.
LE COMTE.
Eh bien ! notre affaire ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Il faut en demander des nouvelles à cette fille.
LE COMTE.
Comment ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Elle est fort dans vos intérêts, vraiment.
MARTON.
Oui, sans doute, monsieur, j’y suis.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Oui ; mais elle n’a pas voulu que je sois entré seulement pour parler à la Marquise.
LA BRANCHE, à part.
Ah ! il n’aura su dire monsieur le Comte.
LE COMTE.
Mais qu’est-ce donc que tout ceci, Marton, qu’est-ceci ? se joue-t-on de moi ? est-ce ainsi que tu me sers ?
MARTON.
Monsieur, je vous servirais fort mal, si en l’état où sont vos affaires je souffrais que monsieur de Cornichon m’allât demander, moi, à la Marquise pour monsieur son neveu.
LA BRANCHE, à part.
L’y voilà.
LE COMTE.
T’allât demander, toi ?
MONSIEUR DE CORNICHON, à part.
Ah ! je vois...
LA BRANCHE, à part.
Il n’y a rien de gâté. Attendez, monsieur : écoute, Marton ; il y a ici du mal entendu : monsieur n’est venu ici au moins que pour demander Mariane pour monsieur le Comte. Vous gâteriez tout.
MARTON.
C’est ce que je lui disais.
LE COMTE.
On ! çà, monsieur, prenez donc la peine de voir la Marquise ; puisque me voici, j’attendrai. Dépêchons, Marton, dépêchons ; ces longueurs commencent à me déplaire, cela me fâche.
MARTON.
Oh ! venez, monsieur, je vais vous faire parler à elle.
Scène IV
LE COMTE, LA BRANCHE
LA BRANCHE.
Oserai-je vous demander, puisque vous venez du palais, si vous vous êtes informé du procès de madame la Marquise, qui doit se juger aujourd’hui ?
LE COMTE.
Je n’y ai pas songé d’abord, j’ai eu autre chose en tête ; mais depuis j’ai...
LA BRANCHE.
Je comprends, monsieur, vous êtes allé communiquer votre mariage à vos créanciers, afin qu’ils demeurent en repos.
LE COMTE.
Sur cette espérance aucun ne bougera ; ils me l’ont promis.
Scène V
LA MARQUISE, MONSIEUR DE CORNICHON, LE COMTE, MARTON, LA BRANCHE
LA MARQUISE.
Ah ! monsieur le Comte, j’ai lois chez vous.
LE COMTE.
Je m’en suis douté, madame ; j’ai voulu vous prévenir.
LA MARQUISE.
Vous me faites beaucoup d’honneur. Monsieur peut vous dire avec quelle joie j’ai d’abord accepte la proposition.
LE COMTE.
Oh ! j’ai bien cru, madame, qu’elle ne vous déplairait pas.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Il est vrai, madame, qu’on ne peut faire les choses de meilleure grâce, et que mon ne...
LA BRANCHE, le tirant à part.
Monsieur le Comte.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et que monsieur le Comte est fort heureux.
LA MARQUISE.
Tout le bonheur est de notre côté, monsieur le Comte ; je ne me sens pas de joie.
LE COMTE.
C’est que vous êtes bonne, madame, et j’aime à faire plaisir.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Pour moi, madame, je suis bien aise de m’être rencontré à Paris pour me trouver aux noces...
LA BRANCHE, le tirant par le bras.
De monsieur le Comte.
MONSIEUR DE CORNICHON.
De monsieur le Comte.
LA MARQUISE.
Nous les ferons, messieurs, quand il vous plaira. Afin que ma joie fût parfaite, je souhaiterais seulement que mon procès fût jugé : il faut que j’envoie chez mon procureur.
LE COMTE.
Il n’est pas besoin, madame.
LA MARQUISE.
Comment, monsieur ?
LE COMTE.
Je viens du palais.
LA MARQUISE.
Du palais, monsieur ?
LE COMTE.
Oui, madame. Un duc de mes intimes, qui m’est venu voir ce matin, m’avait conjuré instamment de m’y rendre pour solliciter un procès qu’il y avait ; je lui ai fait son affaire sur-le-champ.
LA MARQUISE.
Sur-le-champ, monsieur ?
LE COMTE.
Oui, madame. Votre procureur m’a dit que la vôtre était sur le bureau ; qu’elle était délicate ; mais que pour peu que je voulusse m’en mêler...
LA MARQUISE.
Enfin, monsieur...
LE COMTE.
Enfin, faut-il le demander, madame ? Voilà votre arrêt, voilà votre arrêt.
LA MARQUISE.
J’ai gagné mon procès !
LE COMTE.
Oh ! oh ! oh ! parbleu, j’eusse bien voulu voir que non, j’eusse bien voulu voir que non.
LA MARQUISE.
Ah ! monsieur !
MARTON.
Cet homme-là gouverne le parlement.
LA BRANCHE.
Il y a autant de crédit qu’à la cour.
LE COMTE.
Quand vous auriez vous-même dicté l’arrêt. Si l’on y a oublié quelque chose, vous n’avez qu’à parler, madame, vous n’avez, qu’à parler.
LA MARQUISE.
Manon, envoyez vite querir le notaire.
MARTON.
Ne faut-il pas dire aussi, madame, à votre intendant d’aller querir les deux cent mille livres ?
LA MARQUISE.
Oui. Allons, que par le mariage de ma fille je m’acquitte au plutôt envers monsieur le Comte de toutes les obligations que je lui ai.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Serviteur, madame, je vais me débarrasser de quelques affaires pour me trouver au mariage de monsieur le Comte.
LA BRANCHE.
Oh ! l’y voilà.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Serviteur, madame.
Scène VI
LA MARQUISE, LE COMTE, MARIANE, LA BRANCHE
LA MARQUISE.
Venez, Mariane. Après tout ce que monsieur le Comte a fait pour nous, nous lui devons encore le gain de notre procès. Il faut aujourd’hui même faire les noces.
MARIANE.
Je venais vous supplier, madame, de me donner encore quelques jours : monsieur ne s’y opposera pas, sans doute ?
LE COMTE.
Moi, madame ? oh ! je serais au désespoir de vous déplaire. Cependant, madame, je crois qu’il serait à propos de ne pas différer, pour prévenir les obstacles qui pourraient survenir du côté de la cour. Vous comprenez bien, madame ?
LA MARQUISE.
Oui, monsieur.
LE COMTE.
Les petites gens, madame, comme... comme... ne nommons personne, se marient quand ils veulent, et comme il leur plaît ; mais pour... pour... qu’est-il besoin que je m’explique ?
LA MARQUISE.
Ma fille, vous n’y songez pas.
LE COMTE.
Après, madame, quand la chose sera faite, on en informera la cour.
LA MARQUISE.
La cour saura donc que je marie ma fille ?
LA BRANCHE.
Vous moquez-vous, madame ? toute l’Europe le saura : les articles du contrat seront registres dans les gazettes et dans le Mercure galant.
MARIANE.
Mais, madame, quel mal y a-t-il...
LA MARQUISE, avec un air d’autorité.
Mariane, après l’injure que nous a faite Dorante, je crois que vous avez le cœur trop bon pour songer encore à lui.
MARIANE.
Moi, madame ? oh ! non, assurément.
LA MARQUISE.
Eh bien ! me promettez-vous de prendre monsieur pour époux ?
MARIANE.
Ah ! ciel !
LA MARQUISE.
Répondez-moi, ma fille, répondez-moi.
MARIANE.
Je vous obéirai, madame.
LA MARQUISE.
C’est assez. Comte, laissez-moi ménager le reste. Suivez-moi, Mariane, j’ai un mot à vous dire en particulier.
Scène VII
LE COMTE, MARTON, LA BRANCHE
MARTON.
Voici Dorante, passez vite chez la Marquise, ou rentrez chez vous.
LA BRANCHE.
Que prétends-tu faire ?
MARTON.
L’empêcher, si je puis, de parler à ma maîtresse.
Scène VIII
DORANTE, MARTON
DORANTE.
Non, je n’aurai point de repos que je ne lui aie reproché sa perfidie.
MARTON.
Ah ! monsieur, que venez-vous faire ici ?
DORANTE.
C’est pour la dernière fois de ma vie.
MARTON.
Après l’éclat qu’a fait ici monsieur votre père.
DORANTE.
Je n’ai point de mesures à garder. Où est-elle ?
MARTON.
Où voulez-vous aller, monsieur ? Depuis que vous avez retiré votre parole, elle a donné la sienne.
DORANTE.
La perfide ! laisse-moi aller ; je veux tout à l’heure...
MARTON.
Oh ! pour cela, monsieur, vous ne sauriez à présent lui parler.
Scène IX
MARIANE, DORANTE, MARTON, UN LAQUAIS
MARIANE.
Ah ! ciel.
MARTON va de l’un à l’autre, et ils ne laissent pas de se répondre.
Madame.
DORANTE.
Vous êtes surprise de me voir.
MARTON.
Monsieur.
MARIANE.
Quel peut-être son dessein ?
MARTON.
Eh ! rentrez.
DORANTE.
Ce n’est pas de m’opposer à votre bonheur.
MARTON.
Mais, monsieur.
MARIANE.
Mon bonheur ! ah ! infidèle, il n’y en a plus pour moi.
MARTON.
Mais, madame !
DORANTE.
Moi infidèle, après la cruelle lettre !
MARIANE.
La cruelle lettre, perfide !
DORANTE.
Moi, perfide !
MARIANE.
Vous deviez prendre un meilleur prétexte.
MARTON.
Je tremble.
DORANTE.
Un prétexte ? ah ! ciel.
MARIANE.
Venez-vous ajouter quelque dureté à la barbarie de votre père ?
DORANTE.
Cruelle, ne l’avez-vous pas voulu !
MARIANE.
Je l’ai voulu ; que veut-il dire ?
DORANTE.
Ma présence vous gêne, je m’en aperçois. Adieu, infidèle ; vous serez obéie, j’en mourrai, je ne vous verrai de ma vie...
Il s’arrête.
Que veut ce laquais de Cléonte ?
LE LAQUAIS.
Madame, vous trouverez au pied de votre billet la réponse de mon maître.
DORANTE.
À quoi est-ce que je m’arrête ?
MARIANE, lui jetant le billet.
Tiens, traître, voilà ce que je faisais pour toi ; tu ne méritais pas que je prisse tant de soins.
Dorante ramasse, et lit le billet.
MARTON.
Ah ! tout va être su. Madame, il est de votre gloire de ne rien écouter de sa part.
MARIANE.
Il revient chez moi de son pur mouvement, transporté Je courroux, le feu dans les yeux, les reproches à la bouche ; s’il ne m’aimait pas, serait-il si agité ?
DORANTE.
Ah ! madame, voilà ce qui fait tout l’éclat. Vous aviez commandé a Marton de me le faire voir avant que de l’aller rendre : il n’y a point d’adresse ; je l’ai pris pour moi, je me suis emporté, je vous demande pardon.
MARIANE.
Tu m’as donc trahie, Marton ?
MARTON.
Moi, madame ?
DORANTE.
Non, madame, c’est ma faute ; je ne lui ai pas donné le temps de s’expliquer.
MARIANE.
Ne devait-elle pas me le dire ? Ôte-toi de mes yeux, malheureuse.
MARTON.
Allons trouver la mère.
DORANTE.
Empêchez qu’elle ne la prévienne ; je vais, moi, faire tous mes efforts pour la désabuser du Comte.
MARIANE.
Faites revenir monsieur votre père.
ACTE V
Scène première
LA BRANCHE
Oui, ceci tourne mal. Les amants d’accord ; des gens en campagne pour déterrer ce que nous sommes ; monsieur de Cornichon que nous n’avons pu trouver, et qui ne manquera pas de venir dire ici quelque vérité ; des banquiers en croupe ; une suivante rusée qui, sur le moindre mot, tournera casaque ; une mère folle qui change comme le vent ; tout cela ne me dit rien de bon, et je tremble qu’à la fin... qu’à la, la, la, la.
Apercevant Marton, il fait semblant de rêver eu chantant.
Scène II
MARTON, LA BRANCHE
MARTON, après l’avoir observé quelque temps.
À quoi rêves-tu ?
LA BRANCHE.
Ah... ! à l’inconstance des choses humaines.
MARTON.
Tu prends bien ton temps.
LA BRANCHE.
Eh ! c’est que je viens d’apprendre que monsieur de Vieusancour et son fils courent tonte la ville pour s’informer de mon maître et de moi.
MARTON.
Eh ! de quoi as-tu peur ?
LA BRANCHE.
De quelque faux rapport.
MARTON.
Les gens de bien n’ont rien à craindre.
LA BRANCHE.
Il est vrai : mais il y a de méchantes langues ; et la Marquise est une girouette.
MARTON.
Pour l’empêcher de se dédire, je viens de lui persuader de donner ce soir même à ton maître les deux cent mille livres de la dot, et pour cela elle a envoyé querir son banquier.
LA BRANCHE.
Un banquier ? diable ! comment l’appelles-tu ?
MARTON.
Et que t’importe ?
LA BRANCHE.
C’est que... je serais bien aise de savoir... s’il ne doit rien à mon maître ; nous prendrions ce temps-là pour lui parler.
MARTON
Ton maître, pour un grand seigneur, a bien de l’argent à l’intérêt : ce n’est pas le vice des gens de cour.
LA BRANCHE.
À l’intérêt ? oh ! je me donne au diable s’il en prend de personne : ces gens-là lui gardent de l’argent, et il en prend dans ses besoins.
MARTON.
Oh ! bien, je ne sais pas le nom de ce banquier ; tout ce que je puis te dire, c’est qu’il n’est pas de Paris, et qu’il ne fait ce métier que depuis deux mois. Regarde si à cela...
LA BRANCHE.
Non, nous n’avons rien à démêler avec cet homme-là ; il ne nous doit rien, nos dettes sont plus vieilles ; il peut venir quand il voudra. J’entends la Marquise, empêche qu’elle ne change.
MARTON.
Toi, va dire à ton maître que lorsqu’elle lui offrira cette somme, il ne la laisse pas échapper, mais d’une manière pourtant...
LA BRANCHE.
Ne te mets pas en peine, nous toucherons cette corde délicatement.
Scène III
LA MARQUISE, MARTON
MARTON.
Eh bien ! madame, voici un grand jour pour vous ?
LA MARQUISE.
Je ne sais.
MARTON.
Comment, je ne sais ?
LA MARQUISE.
Je ne sais, te dis-je. Mariane n’est pas contente et je suis extrêmement combattue.
Scène IV
MARIANE, LA MARQUISE, MARTON
MARIANE.
Quoi ! madame, pouvez-vous encore écouter cette malheureuse, et songer à me donner an Cornu ?
LA MARQUISE.
Nous verrons, Mariane.
MARTON.
Songez, madame, aux grands avantages qui vous en reviennent.
LA MARQUISE.
J’y songe, Marton.
MARIANE.
Voudriez-vous refuser un homme que vous m’avez commandé d’aimer ?
LA MARQUISE.
Non, ma fille.
MARTON.
Voudriez-vous refuser un homme qui fait tout ce qu’il veut à la cour ?
LA MARQUISE.
Non, Marton.
MARIANE.
Je serai malheureuse !
LA MARQUISE.
Non, ma fille.
MARTON.
Votre fils sera colonel.
LA MARQUISE.
Uni, Marton : mais elle aime Dorante, et Dorante l’aime.
MARTON.
Dorante l’aime trop, madame.
LA MARQUISE.
Comment, trop ?
MARTON.
Vraiment oui, trop. Le quart des femmes enragent pour être trop aimées de leurs époux, les autres pour ne l’être pas assez. Si vous en doutez recueillez les voix.
LA MARQUISE.
Il est vrai, ma fille, que ceux qui aiment trop sont jaloux.
MARIANE.
Oh ! madame, je connais trop bien Dorante.
LA MARQUISE.
Ne comptez pas sur cela, ma fille ; le Dorante d’aujourd’hui n’est pas celui de demain.
MARIANE.
Que je suis à plaindre, si vous me donnez au Comte !
LA MARQUISE.
Ne pleurez pas, Mariane.
MARTON.
Qu’elle aura à souffrir, si vous la donnez à Dorante !
LA MARQUISE.
Ne pleure pas, Marton.
MARIANE.
Je mourrai dans quatre jours !
MARTON.
Je m’irai enterrer, madame, je m’irai enterrer !
LA MARQUISE.
Ma fille, c’est à cause que je vous aime que je dois vous rendre heureuse, malgré que vous en aviez. Je vous ai promise au Comte, je le Yeux, je le veux, je le veux.
MARIANE, s’en allant.
Ah ! madame, je ne l’eusse jamais cru.
Scène V
LE COMTE, LA BRANCHE, LA MARQUISE, MARTON
LE COMTE.
Qu’est-ce, madame ? qu’est-ce donc ? Il me paraît que je cause ici... Qu’on y pense, madame.
LA MARQUISE.
Monsieur, je vous réponds de ma fille. Vous voulez toujours que ce soit aujourd’hui même ?
LE COMTE.
On fait de moi, madame, tout ce qu’on veut, pourvu qu’on y pense.
MARTON.
On y pensera, monsieur.
LA BRANCHE, à la Marquise.
Prenez garde, madame, qu’il ne vous échappe ; songez à l’engager.
LA MARQUISE.
Marton, allez savoir si mon intendant a reçu les deux cent mille livres.
LA BRANCHE, à son maître.
Voici l’occasion.
Scène VI
LE COMTE, LA BRANCHE, LA MARQUISE
LA MARQUISE.
Monsieur, pour vous faire voir que j’y pense, c’est que ce soir même je veux vous faire toucher l’argent des noces.
LE COMTE.
À moi, madame ?
LA MARQUISE.
Oui, monsieur.
LE COMTE.
Eh ! madame, croyez-vous...
LA MARQUISE.
Non, monsieur : mais cependant...
LE COMTE.
Eh ! madame, cependant ; eh ! madame.
LA BRANCHE.
Vous l’avez choqué, madame, de lui offrir de l’argent ; c’est son faible, on a toutes les peines du monde à lui en faire recevoir ; il a l’âme noble.
LA MARQUISE.
Monsieur, je ne croyais pas que cela vous dût fâcher.
LE COMTE.
Fâcher, madame ? oh ! pour cela point du tout.
LA MARQUISE.
Non, monsieur, je vois que cela vous a déplu.
LE COMTE.
Déplu, madame ? non, je vous jure.
LA MARQUISE.
An moins, monsieur...
LE COMTE.
Eh ! ne parlons plus de cela, madame : voilà qui est fait ; vous le voulez, je le veux de tout mon cœur, pour vous faire voir que je ne suis point piqué. Faites-vous donner vos deux cent mille livres ; ce soir on les portera chez moi. Une autre me désobligerait ; mais je prends en bonne part, madame, tout ce qui vient de vous. Monsieur, vous savez ma coutume ; mais ne refusez pas an moins l’argent de madame.
LA BRANCHE.
Oh ! monsieur, puisque vous l’ordonnez, vous jurez satisfaction. Madame, il est délicat sur ce chapitre-là ; mais il est bon, il se rend d’abord.
Scène VII
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, LE COMTE, DORANTE, LA MARQUISE, LA BRANCHE
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Vous êtes surprise, madame, de nous revoir chez vous ?
LA MARQUISE.
J’en ai, monsieur, quelque raison.
DORANTE.
Mais vous avez su, madame, pourquoi nous avions retiré notre parole, et que Marton...
LA MARQUISE.
Oui, monsieur : mais, après votre brusquerie, je me suis engagée ailleurs.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Oh ! madame, voilà qui est fait. Je ne vous en parle donc plus pour ce qui nous regarde ; mais, pour votre propre intérêt seulement, on peut vous faire voir que monsieur vous repaît ici de châteaux en Espagne.
LA MARQUISE.
Oui, monsieur, mon procès est gagné, châteaux en Espagne ? et le régiment que monsieur va faire donner à mon fils, châteaux en Espagne ?
LE COMTE.
À propos, madame, je n’avais pas songé à vous le dire ; cela est accordé.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Accordé ! J’en avais ouï parler, madame ; ce matin, à Versailles, j’ai en occasion de m’en informer ; mais je sais tout le contraire, et je dois même avoir sur moi...
Il fouille dans sa poche, et en tire un papier.
LE COMTE.
Quoi ! quoi ! monsieur, prétendez-vous empêcher le fils de madame d’avoir un régiment ?
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Ah ! parbleu, voici le placet même qui m’a été rendu.
LE COMTE.
Eh bien ! monsieur, le placet ; qu’est-ce que le placet ? voyons un peu ce placet.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Voyez, madame ; vous le reconnaissez ?
LA MARQUISE,
C’est le même... ! en effet... monsieur le Comte ; que veut dire ceci ?
LE COMTE, après avoir été un peu embarrassé, la tirant à part.
Nous... nous...nous sommes d’accord, le ministre et moi ; la conséquence...
LA MARQUISE.
À cause de l’âge ?
LE COMTE.
Justement !
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Eh bien ! madame, avais-je raison ?
LE COMTE.
Oh ! beaucoup raison. Ce petit Vieusancour, madame, fait l’important. connue vous voyez.
LA MARQUISE.
Il me prend pour une provinciale... Monsieur, je sais ma cour aussi bien qu’une autre.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Oui, madame : mais-vous connaissez fort mal celui que vous préférez à mon fils.
LE COMTE.
Tout beau, mon cher, tout beau ; point, point, point de comparaison surtout. Tubieu ! comme vous y allez, mon fils !
DORANTE, avec transport.
Eh ! qui croyez-vous être ?
LE COMTE.
Qu’est-ce à dire ? Mon écuyer, ne vous en allez pas.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
N’êtes-vous pas monsieur Clincan, à peine gentilhomme ?
LE COMTE.
Oh ! parbleu, je...
DORANTE.
Ne vous êtes-vous pas donné un comté chimérique ?
LE COMTE.
Eh ! ventrebleu, vous...
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
N’avez-vous pas érigé en écuyer ce maraud de valet ?
LA BRANCHE, à part.
Il est vrai,
LE COMTE.
Oh ! je vous montrerai...
DORANTE.
N’êtes-vous pas accablé de dettes ?
LE COMTE.
Oh ! je vous apprendrai...
DORANTE.
Apprenez vous-même qu’un honnête homme ne déguise jamais son nom ni sa qualité. Madame, pardonnez cet emportement.
Scène VIII
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, MONSIEUR DE CORNICHON, DORANTE, LE COMTE, LA MARQUISE, MARIANE, LA BRANCHE, MARTON
DORANTE.
Ah ! madame, voici monsieur qui ne doit pas vous être suspect, puisque c’est l’oncle de monsieur.
MARTON.
L’oncle de monsieur ?
MONSIEUR DE CORNICHON.
Assurément, je le suis.
MARTON,
Fourbe !
LA BRANCHE.
Je suis aussi son neveu à la mode de Bretagne.
MARTON.
Je crains bien que tu ne le sois à la mode de Gascogne.
À part.
M’aurait-il trompée ?
DORANTE.
Madame, on nous a fait connaître monsieur ; et je sais que rien ne peut obliger un honnête homme à déguiser la vérité.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Sans doute. De quoi s’agit-il ?
LE COMTE.
Eh ! quels procédés sont-ce là, madame ?
LA MARQUISE.
Pour avoir le, plaisir de le convaincre, laissons parler monsieur votre oncle. Dites, monsieur, dites, je vous prie.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Je m’en vais vous dire au vrai ce que je sais de la terre de Clincan. Il y a, si je ne me trompe, environ cinquante ans qu’elle fut...
LE COMTE, à part, à la Marquise.
Érigée en comté.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Oui, qu’elle fut donnée par Gilbert de Clincan...
LE COMTE, à la Marquise.
Premier comte.
MONSIEUR DE CORNICHON.
À Pierre de Clincan son fils.
LE COMTE, à la Marquise.
Second comte.
MONSIEUR DE CORNICHON.
Et substituée à son premier enfant mâle, qui est Gilles de Clincan, que voilà.
LE COMTE, à la Marquise.
Troisième comte.
LA MARQUISE.
En voilà, monsieur, plus qu’il n’en faut... Eh bien, monsieur n’est-il pas comte ?
DORANTE.
Quoi ! madame, est-il possible que la prévention vous fasse entendre ce que personne ne vous dit ?
LE COMTE.
Au moins ce n’est pas moi qui le fais parler.
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Mais, madame, monsieur vous dit seulement...
MONSIEUR DE CORNICHON.
Oh ! monsieur, je dis la chose comme elle est ; et nous pouvons le prouver par des actes authentiques.
LE COMTE.
Tenez, madame, authentiques : je ne savais pas cela.
MARIANE.
Je ne comprends pas, madame...
LA MARQUISE.
Vous ne comprenez pas, ma fille ? il n est rien de plus clair. Premier comte, second comte, troisième comte.
LA BRANCHE.
Un enfant comprendrait cela.
MARTON.
Euh ! je ne trouve pas là mon compte, moi.
Scène IX
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, MONSIEUR DE CORNICHON, DORANTE, LE COMTE, LA MARQUISE, MARIANE, LE BANQUIER, LA BRANCHE, MARTON
LA MARQUISE.
Ah ! monsieur, avez-vous donné les deux cent mille livres à mon intendant ?
LE BANQUIER.
Je lui en ai déjà compté la moitié, madame ; et je venais vous prier de vouloir attendre le reste jusqu’à demain matin.
LA MARQUISE.
Non, monsieur, je veux être payée tout à l’heure. C’est pour la dot de ma fille ; je veux donner ce soir même cette somme à monsieur.
LE BANQUIER.
Monsieur aura donc la honte, madame, de prendre des billets endossés par les gens de Paris les plus solvables ; sans cela je ne m’en serais pas chargé.
LE COMTE.
Un homme comme moi n’a que faire d’aller courir après ces gens-là.
LA MARQUISE.
Monsieur, allez querir de l’argent, puisque monsieur le comte de Clincan ne les veut pas.
LE BANQUIER.
Monsieur de Clincan ? ah ! parbleu, madame, cela ne pouvait mieux venir. Monsieur, vous ne refuserez pas de les prendre, quand vous saurez qu’il y en a pour plus de vingt mille écus des vôtres.
LA MARQUISE.
Pour plus de vingt mille écus !
LE COMTE.
Eh ! bon, bon, madame, ce n’a été que pour faire plaisir ; ce sont des gens qui...
LA BRANCHE.
Oui, madame, qui contrefont l’écriture des gens de qualité.
LE BANQUIER, allant à lui.
Avec le respect que je dois à la compagnie vous...
LA MARQUISE, l’arrêtant.
Doucement, monsieur ; il est gentilhomme.
LE BANQUIER.
Lui, madame ? je le connais il y a longtemps ; il est de mon pays : c’est le fils d’un vitrier de Nevers ; il n’y a que trois jours qu’il portait les couleurs.
LA MARQUISE.
Les couleurs !
MARTON.
Ah ! le ladre !
LA BRANCHE.
Délogeons d’ici.
LE COMTE.
Il me prend pour un autre, madame ; il ne sait ce qu’il dit.
LE BANQUIER, en colère.
Monsieur votre oncle, dont je suis connu, sait si je dis la vérité. Et, puisque l’on me force de parler, sachez, madame, que monsieur, à qui je vois que l’on donne ici la qualité de comte, est à peine gentilhomme, et très mal dans ses affaires. On m’avait prié de faire passer ses billets ; mais je vois bien que c’est une marchandise qu’on gardera longtemps. Je vais les rendre, et tous querir du comptant.
Il sort.
LA BRANCHE.
Il ne fait pas bon ici.
MONSIEUR DE CORNICHON, s’en allant.
Il mérite bien cette confusion.
LA MARQUISE.
Comment, l’homme d’importance ?
LE COMTE, en reculant.
Oh ! ça, ça, madame, point d’explication, s’il vous plaît, point d’explication ; je ne prétends pas vous donner ici davantage la comédie. Puisque vous prenez mal les choses, tant pis pour vous ; renouez, renouez avec vos gens, je retire... ma parole.
En revenant.
Ne comptez plus sur moi, je retire ma parole. Adieu, adieu.
Il s’en va.
MARTON.
Et toi, gentilhomme de verre ?
LA BRANCHE, en reculant.
Oh ! çà, çà, Marron point tant de bruit, je te prie, point tant de bruit. Puisque tu le prends sur ce ton-là, tant pis pour toi. Je retire aussi ma parole... ne compte plus sur moi, je retire ma parole. Adieu ! adieu.
Scène X
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR, DORANTE, LA MARQUISE, MARIANE, MARTON
MONSIEUR DE VIEUSANCOUR.
Le hasard, madame, tous lait heureusement voir la vérité.
MARTON.
Madame, j’en ai été la dupe la première.
MARIANE.
Je te pardonne.
LA MARQUISE.
Allons tout oublier, monsieur, dans la réjouissance de vos noces.
MARTON.
La peste soit des importants !