La Célimène (Jean de ROTROU)
Comédie en cinq actes, en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1633.
Personnages
CÉLIMÈNE
FLORANTE, nièce d’Orante
ORANTE, tante de Florante
FILANDRE, serviteur de Florante
FÉLICIE, sœur de Célimène
ALIDOR, serviteur de Célimène
LYSIS, serviteur de Félicie
FLORIDAN
LE LAQUAIS
ACTE I
Scène première
FLORANTE, ORANTE, sa tante
FLORANTE.
Vous goûtez bien ici les douceurs de la vie ;
Souffrez que je vous parle avec un peu d’envie.
Que ces lieux sont charmants, au prix de nos maisons !
Les villes à mes yeux ne sont que des prisons.
Ici tout m’entretient, tout me rit, tout m’enchante ;
La diversité même à mes yeux se présente ;
Et, de quelque côté que je dresse mes pas,
La solitude en soi ne se rencontre pas.
La seule peur que j’ai de vous être importune
Modère les douceurs de ma bonne fortune.
Ma tante, vous pourrez par un mot seulement
Borner cette visite et mon contentement ;
Car si vous espérez de la voir terminée
Sans avoir là-dessus la sentence donnée,
Vous voulez qu’un captif échappé de ses fers
De soi-même s’expose aux maux qu’il a soufferts.
ORANTE.
Je commence à vous voir, et vous n’avez qu’à peine
Cessé de respirer le doux air de la Seine,
Vous arrivez, ma fille, en cet heureux séjour,
Et vous pouvez déjà me parler du retour !
Non, si ce lieu vous plaît, n’en habitez point d’autre,
Et prolongez mon bien en prolongeant le vôtre.
Mon inclination secondera vos vœux,
Et toujours vos parents voudront ce que je veux.
Ce lieu, comme Paris, a toutes ses délices ;
La cour n’a rien de plus que des soins et des vices.
Il fournit aux esprits des divertissements ;
On y voit des beautés, on y voit des amants ;
On entend comme ailleurs des plaintes de leurs bouches ;
Et rien n’est insensible en ces bois que les souches.
Entre eux un jeune amant vous plaira dessus tous,
Car son humeur est telle, et son esprit si doux,
Que si vous n’enviez l’honneur de sa maîtresse,
Il est bien malaisé qu’un autre objet vous blesse.
Pourquoi rougissez-vous ?
FLORANTE.
Ce défaut indécent
Paraît sans mon aveu sur ce front innocent.
Je rougis, quoi qu’on die et quoi qu’on me propose,
Sans en pouvoir moi-même imaginer la cause.
ORANTE.
Vous la savez pourtant ; c’est que jusqu’à ce jour
On ne vous a parlé ni d’amant ni d’amour :
Vous ignorez ces noms, et, dans cette innocence,
Le discours que je fais vous trouble et vous offense.
FLORANTE, bas.
Que n’est-il vrai, Filandre !
ORANTE.
Haussez un peu la voix.
FLORANTE.
Je dis qu’il fait beau voir l’épaisseur de ce bois,
Et ces oiseaux divers dont la douce musique
Réjouirait l’esprit le plus mélancolique.
ORANTE.
Ô dieux ! qu’elle est rusée ! Il est vrai que leurs chants
Rendent Paris jaloux de la douceur des champs.
Aussi mille amoureux en cette solitude
Viennent perdre leurs soins et leur inquiétude.
Ces lieux ont chaque jour de nouveaux habitants :
Ils y viennent fâchés et s’y trouvent contents.
Les cœurs sont enchantés de l’air qu’on y respire ;
Chacun y fait l’amour, peu de monde y soupire.
Ce dieu de tous ses traits y choisit les meilleurs ;
Il est roi parmi nous, il est tyran ailleurs.
Mais entre les amants qui viennent sur ces rives
Aux doux chants des oiseaux joindre leurs voix plaintives,
Filandre, un cavalier de qui les qualités
Ont du ciel et du sort les efforts limités...
FLORANTE.
Comment le nommez-vous ?
ORANTE.
Filandre.
FLORANTE, bas.
Ô le perfide !
ORANTE.
Toujours triste et pensif, et toujours l’œil humide,
Rend tous les cœurs atteints d’amour et de pitié,
Si le ciel les a faits capables d’amitié.
La plus forte froideur cède à son éloquence,
Et contre ses écrits une âme est sans défense.
J’en lirai quelques-uns ; écoutez.
FLORANTE.
Ô malheur !
ORANTE, à part.
Son visage à ces mots a changé de couleur.
FLORANTE, à part.
On m’a pris mes papiers.
ORANTE lit.
« Adorable maîtresse,
« Il est vrai... »
FLORANTE.
C’est à vous que cet écrit s’adresse ?
ORANTE.
Non, vous l’allez apprendre.
Elle lit.
Lettre de Filandre à Florante.
« Adorable maîtresse,
« Il est vrai que la cour
« Offre aux yeux mille objets d’amour ;
« Mais l’extrême tristesse
« Que j’ai de ton éloignement
« Ferme les miens ou les dément.
« Rien ne touche mon âme
« Aux lieux où tu n’es pas ;
« Rien ne me plaît que tes appas.
« Tu partages ma flamme ;
« Partage mon humeur aussi,
« Et vis comme je fais ici.
« Filandre. »
A-t-il bien exprimé la douleur qui le presse ?
Et sait-il bien toucher le cœur d’une maîtresse ?
FLORANTE.
Si bien que ce perfide est le seul qui lui plaît,
Et qu’elle l’aime encor, tout volage qu’il est.
Tous les jours ses écrits lui font verser des larmes,
Et l’ingrat porte ailleurs son amour et ses charmes.
ORANTE.
Vous savez donc son nom ?
FLORANTE.
Vous le savez aussi.
Las ! je n’ai point dessein de cacher mon souci :
Je vous dois confesser le mal qui me possède ;
Je sais qu’il faut parler pour trouver du remède,
Et c’est l’intention de ce cœur désolé.
Je ne me taisais pas, mes yeux vous ont parlé.
Mon mal a sur mon front écrit sa violence ;
Vous ne pouvez qu’à tort condamner mon silence.
Il est vrai que Filandre a ce cœur enflammé :
J’aime, je le confesse : eh ! qui n’a pas aimé ?
J’ai résisté longtemps à cette ardeur secrète,
Et mon intention n’a pas fait ma défaite.
La force du vainqueur excuse le vaincu.
Je connais maintenant l’erreur où j’ai vécu :
Je croyais que l’amour n’était qu’une chimère
Que l’esprit se forgeait pour se laisser défaire,
Que l’être de ce dieu consistait en portraits ;
Je ne craignais alors ni son arc ni ses traits,
Et, lorsque je voyais mes compagnes atteintes,
Je blâmais leurs soupirs et j’accusais leurs plaintes.
Mais j’ignorais le mal qui m’était destiné.
J’autorise à présent ce que j’ai condamné.
Je crois qu’on me doit plaindre, et que, sans injustice,
La plus froide ne peut accuser mon caprice.
Dieux ! combien je perdrais en perdant ces écrits !
Qui vous les a baillés, et qui me les a pris ?
ORANTE.
Moi-même en vos habits quand vous fûtes couchée ;
Et c’est où j’ai connu qu’Amour vous a touchée.
Certes je fais état de votre élection ;
On ne peut condamner cette inclination.
Filandre est d’une humeur et d’un esprit aimable,
Et sa condition à la vôtre est sortable.
Il mérite beaucoup ; mais, en peu de discours,
Contez-moi de vos vœux la naissance et le cours.
FLORANTE.
En un bal dont Tirsis honorait Lisimène,
Je vis et j’admirai cet auteur de ma peine :
Il me plut, je dis tout, et je ne pourrais pas
Compter ses compliments ni figurer ses pas.
Son adresse à danser n’avait point de seconde.
Et sa grâce attirait les yeux de tout le monde ;
Il remplissait les cœurs d’aise et d’étonnement,
Et tout l’honneur du bal fut pour lui seulement.
L’Amour fit naître en lui des ardeurs mutuelles :
Il quitta pour le mien l’entretien des plus belles.
Je sais bien qu’il m’aimait, et, sans présomption,
Je m’assurai depuis de son affection.
Ses discours n’étaient pas mon plus sûr témoignage ;
Ses moindres actions m’en disaient davantage.
Sa peine et ses devoirs m’ont confirmé ce point ;
Ses pleurs m’en assuraient quand je ne riais point ;
Et de tous les mortels c’est le plus détestable
S’il ne sentait alors une ardeur véritable.
Mais que c’est un esprit sujet au changement !
Dieux ! il vient, je le vois.
ORANTE.
Cachez-vous seulement.
Florante se cache derrière des arbres.
Scène II
FILANDRE, ORANTE
FILANDRE.
Qu’on voit changer souvent
L’état de notre vie !
Toujours de quelque vent
Sa bonace est suivie,
Et l’on voit rarement le soir et le matin
Dépendre d’un même destin.
Je suis heureux un jour,
L’autre je suis en peine ;
J’ai donné de l’amour,
Je donne de la haine.
Florante m’adorait, je l’adorais aussi ;
Mais j’aime, et l’on me hait ici.
Doux ennuis toutefois, et bienheureuse haine.
Si je touche à la fin le cœur de Célimène !
La peine et les efforts de l’acquisition
Sont un doux, souvenir en la possession.
ORANTE, l’abordant.
Qui te rend si pensif ?
FILANDRE.
Une ingrate maîtresse.
ORANTE.
Étouffe tes soupirs et bannis ta tristesse :
Tout succède à tes vœux.
FILANDRE.
Ô dieux ! qu’ai-je entendu ?
ORANTE.
Et l’on veut t’accorder le bonheur qui t’est dû.
Ta maîtresse aujourd’hui favorise ta flamme.
FILANDRE.
Que j’ai d’impatience ! avez-vous vu ma dame ?
ORANTE.
Oui, j’ai vu plus encore.
FILANDRE.
Et quoi ?
ORANTE.
Certains écrits
Qu’elle tenait bien chers, et qui m’ont tout appris.
Ô le charmant esprit que celui de Filandre !
Qui ne lui céderait ? qui pourrait s’en défendre ?
Combien cette beauté montre de jugement
En l’acquisition d’un si parfait amant !
FILANDRE.
Épargnez mes ennuis, heureuse et sage Orante ;
Je suis trop assuré de sa haine apparente :
Elle rit de mes vœux, la superbe qu’elle est,
Et son propre mérite est tout ce qui lui plaît.
Vous voulez que j’espère, et cette âme inhumaine
Me défend seulement de parler de ma peine :
L’insensible, causant ce qui me fait mourir,
A peur de le savoir, de peur de le guérir.
ORANTE.
Une fille, Filandre, est d’humeur plus discrète
Que de pouvoir sitôt avouer sa défaite ;
Elle cache son feu, mais le sent en effet,
Et le confesse tard à celui qui l’a fait :
Il en a rarement la première ouverture.
La beauté que tu sers est de cette nature :
Elle te parle peu, même fuit ton abord,
Comme d’un doux meurtrier qui lui donne la mort ;
Mais crois que ses dédains, sa fuite et son silence,
De son affection prennent la violence.
Elle s’est déclarée ; et ne me crois jamais,
Si ton cœur n’est l’objet de ses plus doux souhaits.
Me remercieras-tu si, de sa propre bouche,
Tu sais dans un moment que ton amour la touche ?
FILANDRE.
Je vous adorerais.
ORANTE, lui montrant Florante.
Adore ses appas,
La voilà !... Que fais-tu ? tu ne l’abordes pas ?
Quelle humeur a sitôt ton âme refroidie ?
Scène III
FILANDRE, FLORANTE, ORANTE
FLORANTE.
Traître, que tu sais mal cacher ta perfidie !
Es-tu sans artifice, et puis-je avoir surpris
L’excellence et l’honneur des plus rares esprits ?
Au moins, qu’un ris forcé te change le visage :
Témoigne du plaisir et bénis mon voyage ;
Dis que tu souhaitais ce bonheur sans pareil.
Approche, appelle-moi tes yeux et ton soleil.
Quoi, tu ne peux forcer cette inutile honte ?
Et ta voix quelquefois se donne à si bon compte !
Tu trouvais à Paris des traits si délicats,
Et tu m’as su si bien prouver ce qui n’est pas !
FILANDRE.
Ô dieux ! je vois Florante !
FLORANTE.
Il va conter merveille,
Et sa fidélité n’aura point de pareille.
FILANDRE.
Me dispenserez-vous de discours superflus ?
Le dirai-je, en un mot ? je ne vous aime plus.
FLORANTE, riant.
Ô sensible douleur ! ô perte irréparable !
Est-il à mes ennuis un tourment comparable ?
Qui m’ouvre les enfers ? qui me perce le sein ?
FILANDRE.
Oh ! vous n’en mourrez pas.
FLORANTE.
Ce n’est pas mon dessein.
FILANDRE.
Il est vrai que vos yeux ont des grâces exquises,
Qu’une autre ne peut mieux mériter nos franchises,
Et que, vous comparant à celle qui m’a pris,
On aurait de la peine à qui donner le prix.
Mais, quelques doux appas dont vous soyez pourvue,
En m’ôtant la raison l’Amour m’ôta la vue :
Je préfère ma dame à toute autre beauté ;
Mes yeux sont éblouis et mon cœur enchanté.
J’accorde que je quitte un bien incomparable
Pour semer sur du vent et bâtir sur du sable ;
Je recevrais chez vous des traitements meilleurs ;
Mais un secret destin porte mes vœux ailleurs.
FLORANTE.
Dis qu’un secret destin porte ailleurs ta folie.
FILANDRE.
Florante est toujours gaie et sans mélancolie.
FLORANTE.
Non, non, crois qu’en riant je dis la vérité.
Et qui ne rirait pas de ta légèreté ?
Quelle plaisante humeur agite ainsi ton âme ?
On pourrait l’excuser en l’esprit d’une femme,
Puisque, selon l’erreur de votre jugement,
Elle est de son instinct sujette au changement :
Mais que ces esprits forts, ces miroirs de constance,
Fassent au moindre vent si peu de résistance,
Que leur fidélité manque aux premiers effets,
C’est un sujet de rire, ou l’on n’en eut jamais.
FILANDRE.
Si tu considérais combien l’absence est forte,
On ne te verrait pas discourir de la sorte.
Ta présence aurait pu divertir ce malheur,
Car qui voit le soleil sent toujours sa chaleur ;
Mais quand on s’en éloigne, et qu’un épais nuage
Arrête son effet et cache son visage,
Alors on obéit à la nécessité ;
Et recourir au feu n’est pas légèreté.
FLORANTE.
Il est vrai, ton amour est la constance même.
Traître ! j’étais absente, et tu vois que je t’aime :
J’ai les mêmes ardeurs et le même souci ;
J’ai vécu sans te voir, et sans changer aussi.
Sans te voir ! je m’abuse, et ma triste pensée
M’a toujours de Filandre une image tracée :
Je t’ai vu tous les jours, je t’ai parlé cent fois.
FILANDRE.
Il ne m’en souvient point.
FLORANTE.
Mais sans yeux et sans voix :
Je n’étais pour mon mal que trop ingénieuse,
Ma mémoire trop bonne et trop officieuse.
FILANDRE.
Et moi je ne saurais me vanter de ce point :
J’ai bientôt oublié ce que je ne vois point.
Excuse en ton malheur ma mémoire inféconde,
Ou que de ce défaut la nature réponde.
Mais je vois Célimène... Admire sa beauté,
Et ne condamne plus mon infidélité.
FLORANTE.
Va, barbare, à mes yeux lui conter ton martyre ;
Obtiens de cet objet ce que ton cœur désire ;
J’y consens, infidèle, adore ses appas.
FILANDRE, allant à Célimène.
Tu profiterais peu de n’y consentir pas.
FLORANTE.
Cachons-nous pour l’ouïr.
Elle se cache derrière les arbres ainsi qu’Orante.
Scène IV
CÉLIMÈNE, FILANDRE
FILANDRE.
Adorable merveille,
En beauté sans exemple, en rigueur sans pareille,
Quand voulez-vous tarir la source de mes pleurs ?
Quand sera votre esprit sensible à mes douleurs ?
Ces rochers orgueilleux en des ruisseaux se fondent,
Ils entendent mes cris, leurs échos me répondent ;
Et quand j’ai demandé si mon mal inouï
Finirait quelque jour, elles m’ont dit oui.
Vous conservez pourtant votre rigueur extrême,
Et je n’ose espérer que vous parliez de même.
CÉLIMÈNE.
Où peut être ma sœur ?
FILANDRE.
J’implore du secours,
Aimable Célimène ; entendez mes discours.
CÉLIMÈNE.
L’avez-vous vue ici ?
FILANDRE.
Vous me fermez l’oreille,
Pour ne pas avouer mon ardeur sans pareille.
CÉLIMÈNE.
Où la puis-je trouver ?
FILANDRE.
Dieux ! que de cruauté !
Je parle de mon mal, inhumaine beauté.
CÉLIMÈNE.
Je la cherche partout.
FILANDRE.
Cruelle, oyez ma plainte,
Donnez un mot au mal dont mon âme est atteinte.
CÉLIMÈNE.
Dieux ! que ces importuns me dérobent de temps !
Je les fais tous souffrir, ils sont tous mécontents ;
Ce n’est que de mon cœur que leurs plaisirs dépendent,
Je n’en possède qu’un, et tous me le demandent.
Qui le doit obtenir ? qui seront les jaloux ?
Nul de vous ne l’aura, pour vous accorder tous.
FILANDRE.
Comparez nos tourments, considérez nos peines ;
S’ils ont versé des pleurs, j’en verse des fontaines ;
S’ils sentent quelque ardeur, je m’en sens consumer ;
Ils aiment froidement, et je sais seul aimer.
CÉLIMÈNE.
Tous en disent de même.
FILANDRE.
Et seul je dois le dire,
Si la plainte est plus juste où la fortune est pire.
Filandre sait mourir s’ils savent endurer ;
Son inclination ne se peut comparer.
Pour vous j’ai violé l’amitié la plus sainte
Dont jamais ici-bas une âme fut atteinte.
Il n’était rien d’égal à mes contentements,
Je causais de l’envie aux plus heureux amants.
Je pouvais loin de vous défier la fortune ;
J’obligeais trop Florante, et je vous importune ;
Tous mes vœux l’honoraient, et vous les refusez ;
Je les voyais chéris, je les vois méprisés.
CÉLIMÈNE.
Adieu, je hais l’amour d’un esprit infidèle,
Et je ne prétends rien au bien de cette belle :
Reportez-lui ce cœur que vous me présentez ;
Vous me pourriez quitter comme vous la quittez.
Elle s’en va, et Filandre demeure confus.
Scène V
ORANTE, FLORANTE, FILANDRE
FLORANTE, sortant d’entre les arbres.
Ô qu’il est satisfait, et qu’il profite au change !
Soi-même il se punit, et m’offensant me venge.
L’abordant.
Filandre, qui méprise est enfin méprisé.
FILANDRE.
Je n’attendais pas mieux que d’être refusé ;
Et je jure le ciel que s’il m’était possible,
Je me dégagerais de cette âme insensible,
Que ce cœur brûlerait de ses feux anciens,
Que je m’enchaînerais de mes premiers liens.
FLORANTE.
Oui, si la chaîne aussi t’était encore offerte,
Mais ce soin me travaille assez légèrement :
Un bien que chacun fuit se conserve aisément.
J’ai vu le peu d’état qu’on fait de ton service,
Et je ne crains pas fort qu’aucune te ravisse.
Je meure, il est bien vrai que l’amour n’a point d’yeux ;
Je réputais jadis mon destin glorieux ;
Quand ton affection s’offrait à ma mémoire,
Je croyais tout Paris envieux de ma gloire ;
Que Filandre écrivît, que Filandre parlât,
Je ne croyais jamais qu’un autre l’égalât.
Opinion bien fausse, et que je n’ai plus eue
Depuis que la raison m’a dessillé la vue !
Je n’estime plus tant les charmes de ta voix ;
Je m’étonne bien plus de l’erreur ou j’étais.
Mon âme s’est rendue à de faibles atteintes ;
Tu sais mal caresser et mal faire des plaintes.
Ne figurant pas mieux ta peine et ton souci,
Célimène a raison de te traiter ainsi.
Tu lui parlais de pleurs, et c’est honte à Filandre
D’être cru seulement capable d’en répandre.
Est-ce par ces discours, ou par cette action
Qu’un homme doit prouver son inclination ?
Me tenant ces propos, permets-moi de le dire,
De si froids compliments m’exciteraient à rire.
FILANDRE.
Épargne un malheureux ; et quelque qualité
Dont jadis ton esprit ait le mien enchanté,
Crois que tu pourrais peu sur cette âme inhumaine,
Qu’en mon lieu tu serais en une même peine.
Elle n’estime rien que ses propres appas ;
Vénus sous mes habits ne la toucherait pas :
Tous objets sont communs à ce cœur insensible.
FLORANTE.
Et si je lui plaisais ?
FILANDRE.
Tu ferais l’impossible.
FLORANTE, à Orante.
Madame, agréerez-vous ces divertissements ?
Que Filandre m’envoie un de ses vêtements ;
Vous rirez de la feinte, et je suis assez vaine
Pour espérer l’honneur de toucher Célimène.
Sous le titre d’amant et d’un de vos neveux,
Croyez qu’en peu de jours j’obtiendrai de ses vœux.
Je n’arrivai qu’hier, et, n’étant pas connue,
Il m’est aisé de feindre et de tromper sa vue.
ORANTE.
Ce divertissement ne peut être que doux,
De voir Florante amant, et Filandre jaloux.
FILANDRE.
Ta force en cet effet serait incomparable,
Tu ne me serais plus qu’un objet adorable ;
De tels vœux dépendrait tout mon contentement,
Et je mépriserais l’amante pour l’amant.
FLORANTE.
Je ne t’oblige à rien, et fais cette entreprise
Sans dessein que ton cœur me rende sa franchise.
Ne dis point qui je suis aux beautés de ce lieu,
Et m’envoie un habit.
FILANDRE.
Dans un moment.
FLORANTE.
Adieu.
ACTE II
Scène première
CÉLIMÈNE, FÉLICIE
CÉLIMÈNE.
Pourquoi m’accusez-vous de trop de retenue ?
Je ne réserve rien, et mon humeur est nue.
Qui peut, si ce n’est vous, chérir mes intérêts ?
Et qui doit que ma sœur partager mes secrets ?
FÉLICIE.
Quelque si libre humeur dont un esprit puisse être,
Il est bien malaisé qu’il fasse tout paraître :
Toujours quelque secret se réserve au dedans,
Qui même n’est pas su des plus chers confidents ;
Et surtout en amour la plus libre est secrète,
Et comme elle est aveugle elle est aussi muette.
On ne s’ose fier à son meilleur ami,
Et le cœur le plus franc ne s’ouvre qu’à demi.
Posséder tant d’attraits, être si recherchée,
Captiver mille esprits, et n’être point touchée !
Ah ! ma sœur, croyez-vous qu’on le puisse estimer ?
Le ciel vous a-t-il faite incapable d’aimer ?
Évitez-vous les coups dont toutes sont blessées,
Et n’eûtes-vous jamais de pareilles pensées ?
L’Amour est un archer qui n’a jamais failli.
Si le cœur ne se rend quand il est assailli,
Il prend une autre voie, il le force, il le blesse,
Et l’orgueilleuse alors reconnaît sa faiblesse.
Si vous ne vous rendiez aux amants de ces lieux,
Ce dieu pour vous toucher susciterait des dieux.
Il faut que tout défère à sa force indomptée,
Et son intention ne peut être évitée.
CÉLIMÈNE.
Il est maître des cœurs qui se laissent dompter ;
Mais quand on le veut fuir, on le peut éviter.
FÉLICIE.
Ce dieu, comme il lui plaît, atteint les plus cruelles :
On prend la fuite en vain, ma sœur ; il a des ailes.
CÉLIMÈNE.
Mais les ailes qu’il a sont courtes quand il naît.
Cet enfant vole-t-il, faible encor comme il est ?
FÉLICIE.
On ne sent pas l’amour au point de sa naissance ;
Et qui ne le sent pas ne craint point sa puissance.
CÉLIMÈNE.
Mais sitôt qu’on le sent on l’évite aisément.
FÉLICIE.
Alors il sait voler, et l’on fuit vainement.
CÉLIMÈNE.
Aussi je n’ai jamais sa force méprisée,
Et mon âme à ses traits est toute disposée ;
Mais de les prévenir, les prendre en son carquois,
Et de ma propre main me ranger sous ses lois,
Qui me voudrait, ma sœur, conseiller de le faire,
Ne me donnerait pas un avis salutaire.
J’approuve qu’un esprit mette les armes bas,
J’approuve fort aussi qu’il ne se rende pas.
Je n’aimerai jamais qu’Amour ne m’ait blessée ;
Si je lui dois céder, j’y veux être forcée.
FÉLICIE.
Avouez toutefois que parmi tant d’amants
Qui révèrent en vous des attraits si charmants,
Il s’en trouve quelqu’un qui vous plaît davantage,
Et dont plus volontiers vous agréeriez l’hommage.
CÉLIMÈNE.
Alidor vaut beaucoup.
FÉLICIE.
Que ses attraits sont doux !
Alidor entre avec Lysis.
CÉLIMÈNE.
Mais je le vois qui vient, ma sœur ; retirons-nous.
FÉLICIE.
Craignez-vous son abord ?
ALIDOR.
Je la vois, l’inhumaine.
FÉLICIE, à Alidor.
Je travaillais pour vous, mais j’ai perdu ma peine.
Félicie et Célimène sortent.
Scène II
ALIDOR, LYSIS
ALIDOR.
Hélas ! cruel ami, que ma douleur te plaît !
Vois comme elle me fuit, l’insensible qu’elle est :
Et tu dis que le temps la rendra plus traitable !
Tu retardes l’arrêt de mon sort lamentable ;
Tu me retiens le bras, tu diffères ma mort !
Tu vois, tu vois, Lysis, si je me plains à tort.
LYSIS.
Alidor, elle est fille, et la fille est changeante :
Nous la verrons un jour t’être plus indulgente.
Le temps amollira ce courage inhumain ;
Elle fuit aujourd’hui, tu l’atteindras demain.
Il faut longtemps souffrir, la respecter, la craindre ;
Ne l’avoir pas suivie est un pas pour l’atteindre.
Les preuves de respect sont de puissants appas ;
Tu t’éloignerais d’elle, osant suivre ses pas.
Fais tes vers seulement, rêve sur sa louange,
Préfère ses attraits à la beauté d’un ange ;
Parle de son esprit, de son teint, de sa voix,
Puisque c’est le dessein qui t’amène en ces bois.
Décris tous les attraits dont le ciel l’a douée :
Une fille, Alidor, aime d’être louée.
Tu traites sans dessein mille sujets divers,
Et ta maîtresse encor n’a point eu de tes vers !
Ne crains point de faillir ni de perdre ta peine ;
On n’estime aujourd’hui que les fruits de ta veine.
ALIDOR.
Il est vrai que j’ai l’art de flatter qui me plaît ;
Je peins quand bon me semble un œil plus beau qu’il n’est,
Je dore les cheveux, ou ma plume se joue
À noircir un sourcil et farder une joue.
J’ai toujours de la neige, et quelquefois j’en mets
Sur un sein qui n’en eut et n’en aura jamais.
Je prête à qui je veux des œillets et des roses ;
Je donne de l’éclat aux plus communes choses,
Et j’ai fait estimer cent visages divers
Qui n’avaient toutefois rien de beau qu’en mes vers.
Mais tout est au-dessous de sa beauté parfaite ;
Ma muse en ce travail est timide et muette.
J’admire les effets de cet objet vainqueur
Qui me glace la veine et m’échauffe le cœur :
Toujours le premier mot a ma plume arrêtée ;
Je l’ai mille fois prise et mille fois quittée ;
Mon jugement s’égare en ses moindres appas.
J’écrirai toutefois ; mais ne t’éloigne pas.
LYSIS.
J’attendrai cependant en ce lieu frais et proche.
Mais vois si tu n’as point quelques vers en ta poche ;
Je me divertirai par ce doux entretien ;
Je ne puis estimer de style que le tien.
Il prend des papiers qu’Alidor lui donne, et se retire à l’autre côte du bois ; il déploie le premier et lit.
« Un jour Filène
« Au bord de Seine,
« Pour soulager son amoureuse peine,
« Disait voyant couler cette belle onde :
« C’est ainsi que nos jours passent au monde.
« L’ingrate dame
« Qui m’ôte l’âme
« Un jour ne pourra plus donner de flamme.
« Comme elle est maintenant sourde à qui l’aime,
« Le temps la traitera bientôt de même.
« Mon œil humide,
« Belle homicide,
« Ne verra pas toujours ce front sans ride ;
« Le temps effacera ces belles choses,
« Et ne te laissera ni lis ni roses.
« Voyant ta face
« Sèche et sans grâce,
« Tu voudras de dépit rompre ta glace ;
« Ton âge aura blanchi ces tresses blondes,
« Tu ne les feras plus friser en ondes.
« Lors ta manie
« Sera punie,
« Je ne chérirai plus ta compagnie ;
« Et dans ce changement de ma fortune,
« Je serai l’inhumain, toi l’importune. »
Alidor.
ALIDOR.
Je ne puis que louer de sa rare beauté :
Mon abondance ici fait ma stérilité.
LYSIS déploie un autre papier, et lit.
À Caliste.
« De quelques ornements que l’Aurore se pare,
« Quoi que l’œil du jour ait de rare,
« Quelque beauté qui puisse asservir les esprits,
« De quoi que la nature au printemps soit pourvue,
« Caliste, tout n’est rien à ceux qui vous ont vue,
« Qu’un objet de mépris.
« N’allez point à la cour pour voir de belles choses,
« Et n’estimez ni lis ni roses :
« Rien ne peut égaler votre moindre ornement.
« Il n’est point de beautés à la vôtre pareille :
« Si vous désirez voir d’admirables merveilles,
« Mirez-vous seulement.
« Lors vous verrez en vous la seule créature
« Qui nous fait priser la nature,
« L’objet seul que jamais elle ait fait sans défauts :
« Par vous elle n’est plus à soi-même imitable ;
« Et si vous ne trouvez que je sois véritable,
« Votre miroir est faux.
« Que les plus grands esprits me porteraient d’envie,
« Que j’aurais une longue vie,
« Que je serais chéri, que mes vers seraient doux,
« Que je louerais le sort qu’incessamment j’accuse,
« Et qu’on m’estimerait si l’on trouvait ma muse
« Aussi belle que vous !
« Il n’est point de bonheur comparable à mon aise
« S’il arrive qu’elle vous plaise ;
« Mille charmes nouveaux paraîtront dans mes vers ;
« Ils n’auront plus ni mot ni lettre qui ne touche,
« Quand ils seront prisés par la plus belle bouche
« Qui soit en l’univers. »
Il vient à Alidor.
As-tu bien réussi ?
ALIDOR.
Jamais pauvre rimeur
N’eut tant d’ambition et moins de bonne humeur.
J’ai fait ce peu de vers depuis que je travaille :
Écoute si j’ai rien imaginé qui vaille.
Il lit.
« Enfin qu’ordonnez-vous, inhumaine beauté ?
« Quand ne verrai-je plus en votre cruauté
« Des sujets de me plaindre et d’épandre des larmes ?
« Quand serai-je plus cher à votre œil mon vainqueur ?
« Quand sera votre cœur
« Aussi doux que vos charmes ?
« Ne finirez-vous point le cours de ma misère ?
« Dois-je chercher la mort ?... »
Mon amour me fournit mille pensers divers,
Et je n’en puis trouver pour achever ce vers.
LYSIS.
Cet œuvre est au-dessus de ton style ordinaire.
Je t’attends au logis, je crains de te distraire :
Achève, cher ami ; je te nuis en ces lieux.
Surtout exprime bien la douceur de ses yeux.
Il sort.
ALIDOR, seul, assis et appuyé contre un arbre.
Quitte, quitte, Alidor, ce pénible exercice :
De tes pleurs seulement écris son injustice ;
Seuls ils peuvent prouver tes transports innocents,
Seuls ils peuvent parler des ennuis que tu sens ;
Et c’est bien vainement qu’un malheureux présume
De fendre un cœur si dur avec des traits de plume.
Jetez, arbres, voyant comme je brûle ici,
Les pleurs que vous jetez quand vous brûlez aussi.
Si d’Amour autrefois vous sentîtes la force,
Si vous avez été sans mousse et sans écorce,
Tremblez, soyez atteints au récit de mes maux.
Est-il quelque martyre égal à mes travaux ?
Mais que mon œil est las de souffrir la lumière !
Quel assoupissement me ferme la paupière ?
Dieux ! appelez mon âme en cet heureux sommeil,
Accordez à mes yeux un dormir sans réveil.
Il s’endort.
Scène III
FÉLICIE, CÉLIMÈNE, ALIDOR, endormi
CÉLIMÈNE.
Dieux ! que ces importuns ont peu de complaisance,
Et qu’il est malaisé d’éviter leur présence !
Ma sœur, n’y sont-ils plus ?
FÉLICIE.
Oui, je les vois là-bas.
CÉLIMÈNE.
Adieu.
FÉLICIE.
Reviens ; je ris, et je ne les vois pas.
CÉLIMÈNE.
Je m’aime aujourd’hui seule, et si pas un se montre...
FÉLICIE.
Dieux ! quelle peur as-tu ?
CÉLIMÈNE.
Celle de leur rencontre.
FÉLICIE.
Alidor te déplaît ? cruelle, tu le fuis ?
CÉLIMÈNE.
Parfois, selon le temps et l’humeur où je suis.
En de certains moments j’aime d’ouïr ses plaintes,
Je lui réponds des yeux et je flatte ses craintes,
Je vante son esprit, j’estime ses discours.
Mais cette bonne humeur ne dure pas toujours :
J’abhorre bien souvent un si triste langage ;
Un homme plus joyeux me plairait davantage.
FÉLICIE.
Tu le peux rendre tel.
CÉLIMÈNE.
Comment ?
FÉLICIE.
Par ta pitié.
Paie ce que tu dois à sa chaste amitié :
Je le paie à l’amour que son ami me porte ;
Imite mon humeur, traite-le de la sorte.
Lysis, s’il t’en souvient, n’était pas si joyeux
Alors que je trouvais son abord ennuyeux ;
En la plus belle humeur il répandait des larmes :
Mais depuis que l’amour m’a fait rendre les armes,
Il ne dit plus je brûle, il ne dit plus je meurs,
Et nous rions tous deux en nos pires humeurs.
Apercevant Alidor endormi.
Mais j’avise Alidor sous ce divin feuillage :
Vois comme les ennuis ont changé son visage :
Le ciel ferme ses yeux pour arrêter ses pleurs,
Et tu ne seras point sensible à ses douleurs ?
Ramassant le papier qu’Alidor a laissé tomber.
Lis ces vers qu’il t’adresse.
CÉLIMÈNE.
Ô dieux, cette importune
M’imputera toujours ma mauvaise fortune !
FÉLICIE.
Écoute : « À Célimène... »
CÉLIMÈNE.
Achève, j’y consens.
FÉLICIE.
« L’agréable sujet des ennuis que je sens. »
Eh bien ! ai-je raison ?
CÉLIMÈNE.
Lis tôt, ou je te laisse.
FÉLICIE.
Qu’elle sait bien cacher le tourment qui la presse !
Elle lit.
« Enfin qu’ordonnez-vous ? etc. »
Vois-tu comme ta grâce a touché ses esprits ?
En composant ces vers le sommeil l’a surpris :
Par deux mots ajoutés tu peux flatter sa peine,
Et perdre, en le sauvant, le titre d’inhumaine.
CÉLIMÈNE.
Écris-les de ta main.
FÉLICIE.
La tienne l’a blessé.
CÉLIMÈNE.
Donne donc, j’écrirai.
FÉLICIE.
Quoi ?
CÉLIMÈNE, écrivant.
« Qu’il est insensé,
« Qu’il a peu de raison d’aimer ce qui le blesse,
« Que mon peu de dessein témoigne sa faiblesse ;
« Enfin... »
FÉLICIE.
N’achève pas, donne-moi cet écrit.
Bons dieux ! on ne peut rien sur ce farouche esprit.
Elle écrit.
CÉLIMÈNE.
Qu’y mets-tu ?
FÉLICIE.
Qu’il espère.
CÉLIMÈNE.
Espérances frivoles.
FÉLICIE.
Et si je te veux faire avouer ces paroles,
Je veux à cet amant procurer ta pitié :
Je gagnerai ta haine, ou lui ton amitié.
Je jure à ton humeur une éternelle guerre.
Cruelle, as-tu dessein de dépeupler la terre ;
Et seras-tu constante en ce rigoureux point
De blesser tous les cœurs et de n’en guérir point ?
Espères-tu du fruit à ta froideur extrême ?
Et vaux-je moins que toi pour avouer que j’aime ?
CÉLIMÈNE.
L’amour te paie-t-il du souci que tu prends
De le rendre adorable aux cœurs indifférents ?
Te charges-tu du soin d’établir son empire ?
Ta voix peut-elle plus que les traits qu’il nous tire ?
Si j’aimais Alidor, il devrait son secours
À son propre mérite, et non à tes discours :
Son pouvoir t’est suspect prenant pour lui les armes ;
Et, pensant l’obliger, tu fais tort à ses charmes.
Son humeur seulement a de puissants appas
Et peut plus que ta voix.
FÉLICIE.
Et tu ne t’y rends pas ?
CÉLIMÈNE.
En voudrais-tu jurer ?
FÉLICIE.
Oui, si je te dois croire.
CÉLIMÈNE.
Il peut beaucoup sans toi ; n’ôte rien à sa gloire.
FÉLICIE.
Qu’elle est dissimulée !
ALIDOR, rêvant.
Ah ! tu sais mon tourment !
Un mot, belle inhumaine, un regard seulement.
FÉLICIE.
Il rêve, écoutons-le.
ALIDOR.
Je pourrais toute chose,
Tu ne peux m’échapper ; mais quoi que je propose...
CÉLIMÈNE.
Je crains peu ce danger.
ALIDOR, rêvant.
Je tremble à ton aspect.
Quoi ! rien à mon amour ? Quoi ! rien à mon respect ?
Cruelle, ôte-moi donc ta présence fatale,
Et ne m’oblige point au tourment de Tantale.
Adieu, laisse-moi seul.
CÉLIMÈNE.
Vois combien il me plaît :
Je lui veux obéir, tout endormi qu’il est.
Elle veut s’en aller.
FÉLICIE.
Attendons son réveil.
CÉLIMÈNE.
Pour moi, je me retire,
Et tu m’as obligée à beaucoup de martyre.
Mais j’aperçois Orante, et quelqu’un qui la suit.
Scène IV
ORANTE, FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN, CÉLIMÈNE, FÉLICIE, ALIDOR, endormi
ORANTE.
Je l’avise à propos, et le ciel nous conduit.
Aux deux sœurs.
Nous allions vous trouver : agréez la visite
Que ce beau cavalier doit à votre mérite ;
C’est un de mes neveux arrivé fraîchement.
CÉLIMÈNE.
Il m’oblige beaucoup.
FÉLICIE.
Ô dieux, qu’il est charmant !
FLORIDAN.
Surpris, saisi, confus auprès tant d’excellence,
Mon meilleur compliment naîtra de mon silence.
Je vois d’un œil charmé vos divines beautés,
Et je crois me trouver en des lieux enchantés.
Ce bois est-il, Amour, le séjour de ta mère ?
Est-ce le bois de Paphe, ou celui de Cythère ?
Ah ! qu’ici ton pouvoir a d’effet sur les sens,
Et que ces deux beautés te font donner d’encens !
Qu’en ces lieux la raison a d’inutiles armes !
Qu’on y pousse de vœux ! qu’on y répand de larmes !
Et que ma tante, hélas ! aimait peu ma santé
Alors qu’à ce devoir son conseil m’a porté !
CÉLIMÈNE.
Votre discours est sain, quoi qu’d nous persuade ;
Et ce beau teint n’est pas la couleur d’un malade.
FLORIDAN.
Hélas ! si la raison me manque de secours,
Que vous verrez changer mon teint et mes discours !
Vous voir sans vous aimer n’est pas un bien possible :
Je ne suis pas de roche, et ce cœur est sensible.
Madame, pardonnez à ma témérité,
Mes vœux seront bornés de votre volonté ;
Vous n’accuserez point une langue indiscrète ;
Je saurai bien aimer d’une amitié muette.
CÉLIMÈNE.
Je trouve en vos discours de si charmants appas,
Que vous me haïriez de ne me parler pas.
Le silence sied mal aux bouches si discrètes,
Et l’on voudrait, monsieur, les voir toujours ouvertes.
FÉLICIE.
Ô dieux ! qu’il est charmant !
FLORIDAN.
Mon silence et ma voix
De vos commandements prendront toujours les lois.
Voyant Alidor endormi.
Mais que je crains, Amour, les maux que tu m’apprêtes !
Je vois déjà, madame, une de vos conquêtes.
À peine vos beautés ont attiré mes pas,
Que voilà qu’à vos pieds je vois des gens à bas.
Que cette vue, hélas ! menace ma franchise,
Et que je serai fort si j’empêche ma prise !
CÉLIMÈNE.
Je n’ai point de dessein sur votre liberté.
FLORIDAN.
Vous me défendez donc de voir votre beauté ?
CÉLIMÈNE.
Vous redoutez, monsieur, une faible ennemie.
FLORIDAN.
Je sens déjà l’effet de sa force infinie.
FÉLICIE.
Que ses yeux sont charmants ! que sa voix a d’attraits !
CÉLIMÈNE.
Nous souffrons le soleil, et le logis est près.
Vous plaît-il de le voir ?
FLORIDAN.
Acceptez ma conduite.
Il sort avec Célimène et Félicie.
ORANTE, à part.
L’heureux effet ! Ô dieux ! favorisez la suite.
Elle sort.
Scène V
ALIDOR, éveillé
Sommeil, heureux charmeur des ennuis que je sens,
Pourquoi m’as-tu rendu la liberté des sens ?
Hélas ! par ta faveur je parlais à ma dame ;
À ses yeux inhumains j’ai découvert ma flamme,
Et quoique sa rigueur étouffât mon espoir,
Je jouissais pourtant du bonheur de la voir.
J’ai, malgré ses efforts, sa belle main pressée ;
Cet agréable songe a flatté ma pensée :
De ce bien maintenant mes désirs sont privés.
Mais, ô dieux ! quelle main a ces vers achevés ?
Il lit.
« Ne finirez-vous point le cours de ma misère ?
« Dois-je chercher la mort ? – Non, Alidor, espère. »
Pourrais-je désormais voir le ciel sans mépris
Si la main de ma dame avait ces mots écrits ?
« Non, Alidor, espère. » Ô dieux ! le dois-je croire ?
Puis-je sans vanité me donner cette gloire ?
Non, quelqu’un qui passait, touché de mon tourment,
À ces vers achevés par divertissement.
Je ne me flatte point de ce bonheur insigne ;
L’oser imaginer, c’est en paraître indigne.
J’espérerai pourtant, et croirai que le sort
Se sert de ce moyen pour divertir ma mort.
ACTE III
Scène première
CÉLIMÈNE, suivie d’ALIDOR, qui l’entend sans se montrer à elle
CÉLIMÈNE.
C’en est fait, ma raison est lasse
De tenir contre tant de grâce ;
Mon courage est trop faible, il ne me peut aider,
Et le dieu des amants m’a tiré la plus forte
De toutes les flèches qu’il porte.
Hé bien. Amour, il faut céder.
ALIDOR, à part.
Dieux ! est-ce en ma faveur qu’elle tient ce discours ?
Puis-je, après tant de maux, espérer du secours ?
CÉLIMÈNE.
Enfin tôt ou tard ce dieu touche
Et la facile et la farouche :
On peut craindre son mal, on le peut retarder,
Mais d’être toujours froide et dans l’indifférence,
C’est une frivole espérance.
Hé bien, Amour, il faut céder.
ALIDOR, à part.
Amant le plus heureux qui soit en l’univers !
Ce discours favorable est l’effet de tes vers.
CÉLIMÈNE.
En vain notre cœur prend les armes
Contre d’inévitables charmes,
Il se rend à celui qui le doit posséder ;
Et l’orgueilleux qu’il est blâme après sa défaite
La résistance qu’il a faite.
Hé bien, Amour, il faut céder.
ALIDOR, à part.
Enfin le ciel me rit, mes vœux sont approuvés,
Et sa main favorable a mes vers achevés.
CÉLIMÈNE.
Toutes nos défaites sont vaines,
Et tes lois sont si souveraines,
Qu’on voit même des dieux forcés de les garder.
Il n’est âme si dure et si pleine de glace
Où tes flammes ne trouvent place.
Hé bien, Amour, il faut céder.
ALIDOR, l’abordant.
Abordons-la sans crainte. Obligé désormais
À vous offrir des vœux si je le fis jamais,
Que je baise à genoux cette main favorable
Qui vient de relever l’espoir d’un misérable.
Donc ces beaux yeux sont las de me voir soupirer ?
Donc il m’est ordonné de vivre et d’espérer,
Et, comme un doux vainqueur conserve sa conquête,
Vous aurez diverti la mort qui m’était prête ?
Oui, je vis, et j’espère un destin plus humain,
Puisqu’il faut obéir à cette belle main.
CÉLIMÈNE.
Quoi, j’ai tracé ces mots ? la croyance indiscrète !
Voyez comme aisément on croit ce qu’on souhaite.
Perdez un peu, monsieur, de cette vanité,
Et ne me louez point de tant de charité.
ALIDOR.
Voulez-vous plus longtemps prolonger mon supplice,
Et vous repentez-vous d’un acte de justice ?
Suis-je trop peu discret pour cacher vos bienfaits,
Quand même vous rendriez mes désirs satisfaits ?
Dieux ! qu’à se déclarer une fille a de peine !
Vous ne défendez pas qu’on vous nomme inhumaine :
Quand je vous appelais sourde, ingrate et sans yeux,
C’était là vous donner des titres glorieux ;
Vous trouviez des appas en mon sort lamentable,
Et vous vous offensez du titre d’équitable ;
Vous n’osez avouer une bonne action
Que vous avez rendue à mon affection.
CÉLIMÈNE.
Je n’en puis avouer ni mauvaise ni bonne :
Je n’ordonne la vie et ne l’ôte à personne ;
C’est assez, Alidor, que chacun songe à soi ;
Je ne conserve point ce qui n’est point à moi.
ALIDOR.
Mais par la loi d’amour je suis à Célimène.
CÉLIMÈNE.
Elle n’a jamais eu ni d’amour ni de haine.
Vous savez mon humeur : je fuis ces passions,
Et je suis seulement mes inclinations.
ALIDOR.
Quoi, toujours insensible et sourde à mes prières !
CÉLIMÈNE.
Toujours ferme et constante en mes humeurs premières.
ALIDOR.
Un peu moins qu’autrefois.
CÉLIMÈNE.
Toujours également.
ALIDOR.
Alidor n’est pas sourd.
CÉLIMÈNE.
Ni moi pareillement.
ALIDOR.
Non, car vous m’entendez. Adieu, vivez heureuse,
Soyez impitoyable à ma peine amoureuse,
Étouffez tout l’espoir qui me peut secourir ;
Je porte à mon côté le moyen de guérir.
Il sort.
Scène II
CÉLIMÈNE, seule
Ô dieux ! cette importun a ma voix entendue
Alors que j’avouais que je me suis rendue ;
Il a reçu pour lui cette confession,
Et croit être l’objet de mon affection.
Mais las ! quoi que je doive à son amour extrême,
Il est bien abusé quand il croit que je l’aime ;
Un amant bien plus rare occupe mes esprits :
Il me demande un cœur qu’un autre a déjà pris ;
Floridan l’a forcé, mais avec tant de gloire,
Qu’il n’a que d’un moment acheté sa victoire,
Et qu’ayant jusqu’ici méprisé tant d’amours,
Je me rends à l’appas de ses premiers discours.
Mais quelqu’un vient ici : mes plus chères pensées
Par cet autre importun sont toujours traversées.
Scène III
CÉLIMÈNE, FILANDRE
FILANDRE.
Qui vous rend si pensive ?
CÉLIMÈNE.
Un autre objet que vous.
FILANDRE.
Alidor ou Tircis ?
CÉLIMÈNE.
Non, un objet plus doux.
FILANDRE.
Paris ou Filidor ?
CÉLIMÈNE.
Non.
FILANDRE.
Timandre ou Géronde ?
CÉLIMÈNE.
Vous le pourriez trouver en nommant tout le monde.
FILANDRE.
Que j’apprenne son nom, et mes vœux sont contents.
CÉLIMÈNE.
Adieu, devinez-le, je vous donne du temps.
FILANDRE, l’arrêtant.
Un mot, belle inhumaine : un certain gentilhomme
Nommé Flo... Floridan, c’est ainsi qu’il se nomme,
Venu depuis deux jours en ces lieux écartés,
N’a-t-il point salué vos divines beautés ?
CÉLIMÈNE.
Il en a pris la peine.
FILANDRE.
Est-il fort agréable ?
CÉLIMÈNE.
C’est un homme divin, charmant, incomparable.
FILANDRE.
On en fait de l’état.
CÉLIMÈNE.
Vous parlez froidement :
Il est la vertu même.
FILANDRE.
En un mot, votre amant.
CÉLIMÈNE.
Filandre, parlez mieux : vous rire et me déplaire
Ne sont pas les moyens d’avancer votre affaire ;
On arrive autrement à notre affection
Que par la raillerie et l’indiscrétion ;
Il est vrai que la mienne est un but où Filandre
Avec tous ses efforts est bien fou de prétendre.
FILANDRE.
Adieu, car je l’avise. Ô dieux ! qu’il est charmant !
CÉLIMÈNE.
Plus que vous.
FILANDRE.
Je le crois.
CÉLIMÈNE.
Mais plus infiniment.
FILANDRE, en s’en allant, dit à Floridan.
On attend votre vue avec impatience.
FLORIDAN, à part.
Et tu la fuis, barbare, âme sans conscience !
Filandre se cache pour les entendre.
Scène IV
FLORANTE, sous le nom de Floridan, CÉLIMÈNE
CÉLIMÈNE.
Que Floridan est triste !
FLORIDAN.
Et qu’il l’est justement !
Ah ! séjour malheureux !
CÉLIMÈNE.
Ô dieux ! quel changement !
Ces plaines que tantôt vous avez tant prisées,
Et que vous préfériez aux rives élysées,
N’ont-elles pas encor leur première beauté ?
D’où vient à votre humeur cette inégalité ?
FLORIDAN.
Que ce lieu soit charmant, qu’il soit incomparable,
Madame, sa beauté m’est peu considérable ;
Ce sont des appas morts, sujets au moindre vent,
Et qui touchent les yeux sans passer plus avant.
Mais j’en trouve...
CÉLIMÈNE.
Achevez.
FLORIDAN.
Hélas ! que puis-je dire,
Si je n’ose parler et si je le désire ?
CÉLIMÈNE.
Et que devez-vous taire où tout vous est permis ?
FLORIDAN.
Que dirai-je plutôt devant mes ennemis ?
CÉLIMÈNE.
En avez-vous ici ?
FLORIDAN.
De puissants, d’indomptables,
Et dont les coups mortels me sont inévitables.
J’ai toujours souhaité de vivre en ces déserts ;
J’y cherchais du repos, et c’est où je le perds.
Je ne puis opposer ni défense, ni larmes,
À la nécessité de mourir de leurs armes.
CÉLIMÈNE.
Qui donc vous peut servir en ce cuisant souci ?
FLORIDAN.
Vous seule.
CÉLIMÈNE.
Contre qui ?
FLORIDAN.
Contre vous seule aussi.
CÉLIMÈNE.
Parlez plus clairement.
FLORIDAN.
Divin charme des âmes !
Adorable sujet de mes nouvelles flammes !...
Mais faut-il achever ? à quoi tant de propos ?
Hé bien, ce sont vos yeux qui troublent mon repos :
Ces divins ennemis attaquent ma pensée,
Et leurs premiers regards ont ma raison forcée.
Pardonnez toutefois à ma témérité ;
Ma raison garde encor de son autorité,
Et me peut contenir dans l’étroite limite
Qu’impose à mon amour votre rare mérite ;
En mes plus vifs accès je ne me plaindrai pas,
Et pour votre repos j’éviterai vos pas.
Je n’augmenterai point cette troupe importune
Dont vous tenez en main l’espoir et la fortune ;
Je ne réclamerai ni vos vœux ni vos soins,
Je saurai mieux aimer et le témoigner moins.
C’est déjà trop parler : dieux ! quelle ardeur me presse,
Que même en promettant j’enfreigne ma promesse !
CÉLIMÈNE.
Las d’exercer ailleurs cette éloquente voix,
La venez-vous, monsieur, exercer dans ces bois ?
Épargnez nos esprits, dont les mœurs inciviles
Ont bien peu de rapport avec celles des villes,
Et ne m’obligez point aux mêmes compliments
Que celles de Paris rendent à leurs amants :
Ils seraient mal fondés, et je reçois les vôtres
Comme un propos commun que vous tenez à d’autres.
FLORIDAN, feignant de s’en aller.
J’ai promis de me taire. Adieu, mais quelque jour
On ne vous verra plus douter de mon amour.
CÉLIMÈNE.
Non, non, encore un mot. Ô dieux ! qu’il sait bien feindre !
On dirait qu’en effet son cœur se laisse atteindre.
FLORIDAN.
Il est atteint déjà, madame, et permettez,
Puisque ma voix vous plaît et que vous l’écoutez,
Que j’atteste le ciel et toute la nature
Que vous êtes l’objet du tourment que j’endure.
Si vous n’avez causé la misère où je suis,
Si votre occasion ne fait tous mes ennuis,
Si je connais que vous pour sujet de ma peine,
Puissé-je être des dieux et l’horreur et la haine,
Et qu’après mille morts une éternelle mort
Fasse endurer mon âme et déplorer mon sort !
Mais que je pousse en l’air d’inutiles paroles !
Vous tiendrez mes serments pour des serments frivoles,
Car on dit que les dieux, imposant des tourments,
N’en ordonnèrent point aux parjures amants.
CÉLIMÈNE.
C’est qu’ils n’en trouvent point d’égaux à leur offense ;
Et ce point seulement a borné leur puissance.
Le traître et l’homicide ont leur peine aux enfers ;
L’impie et le voleur ont leurs feux et leurs fers ;
On ne peut éviter la suprême justice,
Qui toujours au forfait mesure le supplice.
Mais un parjure amant a fait une action
Qui n’a point de mesure et de proportion ;
Une éternelle flamme est pour lui trop humaine ;
L’excès de son péché le sauve de la peine.
Aussi quel honnête homme a ces crimes conçus ?
Mais allons au château discourir là-dessus ;
Le soleil en ces lieux ne laisse plus d’ombrage.
FLORIDAN.
Que je reçois d’honneur !
CÉLIMÈNE.
J’en reçois davantage.
Ils sortent.
Scène V
FILANDRE, sortant de l’endroit où il était caché
Dieux ! avec quelle grâce elle fait le transi !
Célimène est touchée, et je le suis aussi.
Il n’est rien de pareil à son rare mérite ;
Contre moi-même enfin moi-même je m’irrite.
Pesant ces qualités d’un esprit plus rassis,
Je n’aurais pas changé mes roses en soucis ;
Elle présiderait à ma flamme amoureuse,
Et ma condition serait encore heureuse.
Mais que veut Félicie ?
Scène VI
FILANDRE, FÉLICIE, cherchant sa sœur
FÉLICIE.
Elle n’est pas ici ?
FILANDRE.
Que cherchez-vous ?
FÉLICIE.
Ma sœur.
FILANDRE.
Elle a bien du souci.
FÉLICIE.
Et d’où lui provient-il ?
FILANDRE.
D’amour.
FÉLICIE.
Quelle vous porte ?
FILANDRE.
Non, je serais bien vain de parler de la sorte ;
Car jamais un regard, ni la moindre action,
Ne m’a fait espérer son inclination.
FÉLICIE.
À qui donc ?
FILANDRE.
À l’objet le plus parfait du monde,
Dont l’esprit est charmant, la beauté sans seconde,
Enfin à Floridan.
FÉLICIE.
Qui vous l’a dit ?
FILANDRE.
Leur voix ;
Et tous deux fraîchement ils sortent de ce bois ;
Ces feuillages épais me cachaient à leur vue,
Et j’ai fort clairement Célimène entendue.
FÉLICIE.
Qu’un jaloux a de peine ! il croit tout ce qu’il craint.
FILANDRE.
Vos yeux vous diront mieux si son cœur est atteint.
Adieu ; craignez vous-même une pareille peine,
Puisqu’il a bien touché cette belle inhumaine.
Il sort.
Scène VII
FÉLICIE, seule
Ô conseil inutile à mon cœur languissant !
On ne craint plus un mal alors qu’on le ressent.
Cet aimable vainqueur a mon âme charmée.
Ô suprême malheur ! ma sœur en est aimée,
Et sa rare beauté me défend d’espérer
Le fruit de le chérir et de le révérer.
Que n’ai-je ses attraits ! pourquoi, nature avare,
Ne me puis-je vanter d’un visage aussi rare ?
Que ne l’ai-je pourvu d’une égale douceur !
Cruelle, devais-tu davantage à ma sœur ?
Je le caresserais, il m’ouvrirait son âme,
Je le divertirais de sa première flamme ;
D’un désir mutuel nos cœurs seraient atteints,
Je trahirais ma sœur, je romprais ses desseins.
Oui ; mais qu’aurait Lysis ? que dois-je à sa constance ?
Sont-ce là ces ardeurs et cette résistance
Où nos vœux mutuels obligent nos esprits ?
Un autre me peut-il ôter ce qu’il m’a pris ?
Ô frivole discours ! je suis ce qui m’attire :
Ce n’est pas mon dessein qui fait ce doux martyre,
Et la nécessité d’estimer ce qui plaît
Excuse mon esprit, tout volage qu’il est.
Scène VIII
LYSIS, FÉLICIE
LYSIS, la surprenant.
Où songeait mon souci ?
FÉLICIE.
Je songeais à vous-même.
LYSIS.
Que je suis redevable à ton amour extrême !
Combien tu fais d’efforts pour un indigne amant,
Et que peu de ton sexe aiment si constamment !
Mille font vanité du titre de parjure :
Ce nom est maintenant une honorable injure ;
Toutes changent sans honte, et ta seule beauté
A de l’aversion pour l’infidélité.
Mais je ne te vois point en l’humeur ordinaire,
Et même dès l’abord j’ai semblé te déplaire.
T’importuné-je ici ?
FÉLICIE.
Je ne m’y tiendrais pas.
LYSIS.
Quelque souci pourtant change ces doux appas ;
Tu me vois à regret : veux-tu que je le die ?
Je crois que ton amour est un peu refroidie.
FÉLICIE.
Je rirais comme toi, mais un mal de côté...
LYSIS.
Dis que ton humeur souffre, et non pas ta santé.
On laisse rarement promener des malades ;
Leurs chambres et leurs lits bornent leurs promenades.
Tu tiens les yeux baissés, tu parles froidement.
FÉLICIE.
Ô le jaloux esprit !
LYSIS.
Peut-être justement.
FÉLICIE.
Adieu, mon mal s’accroît.
LYSIS.
Je te suis.
FÉLICIE.
Non, demeure ;
Permets-moi seulement de reposer une heure :
Peut-être en ce sommeil mon mal s’apaisera.
LYSIS.
Je ne te quitte point.
FÉLICIE.
Fais ce qu’il te plaira.
LYSIS, à part, en la reconduisant.
Ô dieux ! divertissez les sujets de ma crainte,
Et ne trahissez pas une amitié si sainte.
ACTE IV
Scène première
FÉLICIE, FLORANTE, sous le nom de Floridan, LYSIS et ALIDOR, cachés
FÉLICIE.
Que Floridan sait bien feindre les passions !
Ô dieux ! comme il contraint toutes ses actions !
Avec combien d’adresse et combien d’artifice
Il promet à mes vœux un fidèle service !
Le plus judicieux, à le voir si transi,
Croirait que mon sujet lui cause un vrai souci.
Que la franchise est rare en ce siècle où nous sommes !
La feinte seulement est la vertu des hommes.
L’Amour était jadis le roi des immortels ;
Au ciel comme en la terre il avait des autels :
On révérait ses lois, on craignait sa puissance,
Et ses pires sujets vivaient dans l’innocence.
Mais ce dieu désormais est un nom seulement ;
Et nous voyons à peine un véritable amant.
L’un pour passer le temps se fait une maîtresse,
L’autre pour signaler sa grâce et son adresse ;
L’un par civilité, l’autre par intérêt :
Enfin tous sont amants, et si pas un ne l’est.
FLORIDAN.
Je vous atteste, ô dieux ! Mais qu’est-il nécessaire
De prouver par serment une flamme si claire ?
Pouvez-vous justement douter de mon amour ?
Ne la voyez-vous pas, si vous voyez le jour ?
FÉLICIE.
Oui, quelques passions dessus ce front sont peintes :
Vous soupirez parfois et vous poussez des plaintes.
Si je crois vos discours vous êtes tout de feu ;
Enfin vous feignez bien, ou vous aimez un peu.
Mais vous me repaissez d’un espoir inutile :
Vous n’en aimez pas une, ou vous en aimez mille.
Vous tenez à ma sœur de semblables discours ;
Je vous ai vu moi-même implorer son secours.
FLORIDAN.
Ô la faible raison ! si vous y prenez garde,
Lui parlé-je jamais que je ne vous regarde ?
Si ma voix parle bien, mes regards parlent mieux,
Ou vous entendez mal le langage des yeux.
Lui jurant que je sens des ardeurs si parfaites,
Mon œil vous dit-il pas que c’est vous qui les faites ?
Alors qu’on aime bien souffre-t-on des témoins ?
Craindrais-je qu’on vous vît si je vous aimais moins ?
Non, je ne tiendrais pas mon amour si secrète,
Et je vous traiterais ainsi que je la traite.
LYSIS, caché, à Alidor.
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?
ALIDOR.
Vos affaires vont mal.
LYSIS.
Prépare-toi, mon bras, à punir ce rival.
FÉLICIE.
Les effets, Floridan, prouveront vos promesses :
Faites-lui cependant un peu moins de caresses ;
Si vous l’aimez si peu, ne lui parlez point tant :
Elle a des qualités à faire un inconstant ;
Toute froide qu’elle est, je sais qu’elle vous prise,
Et ne craindrait pas fort de me ravir ma prise.
Adieu.
FLORIDAN.
Je vous conduis.
FÉLICIE.
Non, retournez chez vous ;
Ne faisons point d’ombrage à cet esprit jaloux.
FLORIDAN.
Je vous obéis donc.
LYSIS, caché.
Dieux ! qui l’eût jugé d’elle ?
FÉLICIE.
C’est me bien obéir que de m’être fidèle.
FLORIDAN.
Je renonce, madame, au bien de la clarté,
Si rien est comparable à ma fidélité.
Félicie sort.
Scène II
LYSIS, ALIDOR, FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN
LYSIS, tirant son épée.
Faut en voir un effet : traître, tu délibères.
FLORIDAN.
Que voulez-vous ?
LYSIS.
Finir ta vie et nos misères,
Lâche et vil suborneur des esprits de ces lieux.
FLORIDAN.
Qui vous fait ces rapports ?
LYSIS.
Mon oreille et mes yeux.
Tu consultes encore ?
FLORIDAN, tirant l’épée.
Arrête ; cette épée
Ne fut jamais en vain par ce bras occupée ;
Votre témérité s’apprête un châtiment ;
On ne me la fait point tirer impunément.
LYSIS.
Ô le vaillant guerrier !
FLORIDAN.
Oui, vaillant, mais modeste.
LYSIS.
Défends-toi seulement sans t’informer du reste ;
Ne crois pas m’apaiser par ce lâche entretien,
Et ne redoute pas mon malheur, mais le tien.
Nous verrons les effets que le ciel nous destine.
FLORIDAN, à Alidor.
Remontrez-lui, monsieur, qu’il cherche sa ruine.
ALIDOR.
Dieux ! le plaisant combat !
LYSIS.
Il ne m’étonne pas.
FLORIDAN.
J’ai coutume de rire alors que je me bats.
LYSIS.
C’est trop délibérer, lâche objet de ma haine.
FLORIDAN.
Et moi, c’est trop gausser et vous laisser en peine ;
Je sais quelle raison excite ce courroux ;
C’est un effet, monsieur, de vos soupçons jaloux.
Vous aimez Félicie, et sachant qu’elle m’aime,
Croyez que je réponds à son amour extrême ;
Mais qu’appréhendez-vous ? mettez les armes bas :
Vous dussiez souhaiter de la voir dans mes bras ;
Et vous qui n’aspirez qu’à fléchir Célimène,
Ne suis-je point aussi l’objet de votre haine ?
De ce mal apparent l’effet vous sera doux :
En travaillant pour moi, je travaille pour vous.
ALIDOR.
Comment ! toutes les deux reçoivent ton hommage ?
FLORIDAN.
Que je sois dispensé d’en dire davantage :
Si vous les possédez, serez-vous satisfaits ?
Rien ne peut divertir le dessein que j’en fais.
Vous serez obligés à ces heureuses feintes,
Et les remerciements succéderont aux plaintes :
J’aurai mis du remède à nos communs ennuis ;
Vous louerez mon esprit et saurez qui je suis.
Votre mal et le mien également me touche :
La peur ne me met point ces discours en la bouche.
Si dans peu les effets ne surpassent vos vœux,
Unissez vos efforts et m’attaquez tous deux.
ALIDOR.
Que t’en semble, Lysis ?
LYSIS.
Ô dieux ! quelle apparence !
Sur la foi d’un rival fonder son espérance !
FLORIDAN.
Vous me connaissez mal.
LYSIS.
Attendons toutefois,
Si le terme n’est long.
FLORIDAN.
De deux jours ou de trois.
ALIDOR.
Adieu, fais que l’effet succède à ta promesse,
Et j’éterniserai ton nom et ton adresse.
Lysis et Alidor sortent.
Scène III
FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN, FILANDRE
FLORIDAN.
Pourquoi viens-tu si tard ? Je t’ai bien souhaité,
Et tu me manques bien en la nécessité.
FILANDRE.
Comment ?
FLORIDAN.
Deux m’attaquaient : tu m’aurais secondée.
FILANDRE.
Et la querelle enfin ?
FLORIDAN.
Nous l’avons accordée.
Admire mon esprit, reconnais mon pouvoir :
Ce n’est qu’un en ces lieux que m’aimer et me voir ;
Je fais mille jaloux, et toutes vos maîtresses
Sont prodigues pour moi de vœux et de caresses :
Les esprits les plus froids se sont laissé dompter.
Filandre bienheureux ! s’il s’en pouvait vanter,
Toute espérance alors me serait bien ôtée.
FILANDRE.
J’ai bien plus fait que toi.
FLORIDAN.
Comment ?
FILANDRE.
Je t’ai domptée.
FLORIDAN.
C’est où je reconnais mon pouvoir inégal :
Je sais bien attaquer et je me défends mal ;
J’abats et l’on m’abat, je fais aimer et j’aime ;
Je fais que tout se rend et je me rends moi-même.
FILANDRE.
Il est vrai que tout cède à des charmes si beaux,
Et je me sens atteint de mille traits nouveaux ;
Je sais que ton mérite a touché Célimène ;
L’amour qu’elle a pour toi ne m’est plus incertaine :
Je la connus hier, et, caché dans ce bois,
J’entendis clairement ses soupirs et sa voix.
Je le cède, Florante, à ton mérite extrême,
Et crois que tu sais mieux mon métier que moi-même ;
Tu traites mieux l’amour avec moins de souci.
Mais je vois Félicie et Célimène aussi.
FLORIDAN.
Adieu.
FILANDRE.
Quoi, tu les crains ! dieux que de retenue !
FLORIDAN.
Cette règle d’amour t’est encore inconnue.
Je trompe l’une et l’autre, et toutes deux m’aimant,
Je dois à toutes deux parler séparément.
Ils sortent.
Scène IV
CÉLIMÈNE, FÉLICIE
FÉLICIE.
Vous ne méprisez plus l’Amour ni son enfance,
Je ne vous entends plus défier sa puissance ;
Vous aimez à rêver ; ce visage est changé :
Je m’abuse, ma sœur, ou l’Amour s’est vengé,
Et, ne se fiant pas au pouvoir de ses charmes,
A fait à Floridan prendre pour lui les armes.
CÉLIMÈNE.
Je ne vous entends plus estimer vos liens :
Lysis n’a plus de part en tous vos entretiens ;
Votre humeur chaque jour devient plus solitaire :
Je m’abuse, ma sœur, ou cette amour s’altère.
L’humeur de Floridan a de certains appas
Qui, si vous l’avouez, ne vous déplaisent pas.
FÉLICIE.
Il plaît à tout le monde.
CÉLIMÈNE.
Il faut donc qu’il me plaise.
FÉLICIE.
Mais ne craignez-vous plus ce tyran de notre aise,
Cet aveugle démon, ce poison des esprits,
Dont les fausses douceurs vous étaient à mépris ?
CÉLIMÈNE.
Le craignez-vous, ma sœur ?
FÉLICIE.
J’ai franchi cet orage.
CÉLIMÈNE.
Pour le franchir de même ai-je moins de courage ?
Dois-je avoir en horreur ce que vous approuvez,
Et ne pourrai-je pas tout ce que vous pouvez ?
FÉLICIE.
Pourquoi donc mille amants qui vous ont tant aimée
N’ont-ils rien profité ?
CÉLIMÈNE.
Vous m’en avez blâmée :
Vous me peigniez l’Amour plein d’appas et d’attraits ;
Je vous crois maintenant, et je cède à ses traits.
FÉLICIE.
En un mot, Floridan a votre âme touchée ;
Son mérite vous plaît.
CÉLIMÈNE.
En êtes-vous fâchée ?
Au moins ce choix est juste, et mon cœur enflammé
N’en quitte point un autre après l’avoir aimé ;
Je n’ai point de Lysis, dont la flamme fidèle
De ma première amour doive être le modèle ;
Je n’ai point engagé mes inclinations ;
Le choix est libre encore à mes affections.
FÉLICIE.
J’approuve ce dessein, et crois que Célimène
Ne se peut ennuyer d’une si belle peine ;
J’estime infiniment ses rares qualités.
CÉLIMÈNE.
Vous les estimez tant que vous les ressentez.
FÉLICIE.
Non pas fort.
CÉLIMÈNE.
Plus que moi.
FÉLICIE.
J’aurais beaucoup d’affaires.
CÉLIMÈNE.
Vous en avez aussi plus que les ordinaires ;
Vous considérez trop toutes mes actions ;
Et vous m’importunez de trop de questions.
Pourquoi m’épiez-vous ?
FÉLICIE.
Ô la folle croyance !
Voyez combien l’amour cause de défiance.
Mais ne vous plaignez point, je vous laisse en ce lieu,
Et ne vous suivrai plus.
CÉLIMÈNE.
Vous m’obligez ; adieu.
Félicie sort.
Scène V
CÉLIMÈNE, seule
Elle a beau se contraindre, on voit en son visage
De sa nouvelle flamme un trop clair témoignage.
Depuis que Floridan s’est fait voir en ces lieux,
Son amant l’importune et déplaît à ses yeux ;
Elle ne peut cacher le souci qui la touche ;
Son cœur à tout moment est trahi par sa bouche,
Et tant de questions font assez présumer
Le déplaisir qu’elle a de me le voir aimer.
Je l’aimerai pourtant ; et si l’effet succède
À mes chastes désirs il faudra qu’elle cède.
Je n’épargnerai plus ni caresses ni vœux.
Mais il vient justement à l’heure que je veux.
Scène VI
CÉLIMÈNE, FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN
FLORIDAN.
Que ce teint est changé ! quelle douleur vous presse ?
Dieux ! qu’est-ce que je vois ?
CÉLIMÈNE.
Vous causez ma tristesse.
FLORIDAN.
Quoi, vous suis-je importun ?
CÉLIMÈNE.
Votre civilité
Ne passe point, monsieur, pour importunité,
Et l’on souhaite plus qu’on ne craint vos visites
Depuis qu’on a jugé de vos rares mérites.
FLORIDAN.
Madame, épargnez-moi, puisque les compliments
Doivent être bannis d’entre les vrais amants.
Ma seule affection vous est considérable,
Et le moindre mérite est au mien préférable ;
Je connais mes défauts ; pour me bien estimer,
Avouez seulement que je sais bien aimer.
J’ai peu de vanité ; mais au soin de vous plaire
Il faut que tout me cède et que tout me défère ;
De quelque insigne amour qu’on ait jamais parlé,
L’ardente passion pour qui Troie a brûlé,
Ces violents transports, ces furieux caprices,
Qui font à tant d’humains mépriser les supplices,
Tout ce qui fait résoudre à d’extrêmes efforts,
Ces aveugles ardeurs qui causent tant de morts,
Les amours de jadis et toutes les traverses
Qui faisaient prendre aux dieux tant de formes diverses,
Leurs accès les plus forts, leurs feux les plus pressants,
Sont l’ombre seulement des ardeurs que je sens.
Il faut un autre nom à mon amour extrême,
Et c’est dire trop peu que de dire que j’aime.
CÉLIMÈNE.
Vous promettez beaucoup.
FLORIDAN.
Je fais encore plus :
Mais tenez pour suspects ces propos superflus ;
Doutez si je vous aime, et m’ordonnez, madame,
De prouver à vos yeux cette immortelle flamme,
Quel effet de valeur vous en peut assurer ?
Baiserai-je vos pas ? vous faut-il adorer ?
M’ouvrirai-je le sein ? savez-vous quelque signe
Qui prouvât mieux encor ma passion insigne ?
J’attesterais en vain les hommes et les dieux.
Je ne désire point de témoins que vos yeux.
CÉLIMÈNE.
Je crois que vous m’aimez, et sans ingratitude
Je ne puis plus douter de votre inquiétude ;
Mais vous ne souffrez rien que je ne souffre aussi ;
Je sens la même ardeur et le même souci ;
D’autres n’ont plus pour moi qu’un dessein inutile,
Et vous étouffez seul l’espérance de mille.
FLORIDAN.
Puis-je, ô rare beauté, sans indiscrétion,
Demander une preuve à votre affection ?
Depuis que j’ai conçu l’amour que je vous voue,
Je n’ai pas eu l’honneur d’approcher cette joue ;
Vous m’avez refusé les moindres privautés :
Comment donc traitez-vous ceux que vous rejetez ?
CÉLIMÈNE.
Tu prises des baisers, des regards, des paroles ;
Mon cœur, tu fais état de faveurs si frivoles !
Préfère à leurs appas des plaisirs infinis,
Et tendons au bonheur d’être à jamais unis.
FLORIDAN.
Ma tante m’a promis d’obtenir de mon père
L’aveu dont j’ai besoin pour cette heureuse affaire :
J’ai pourvu là-dessus ; accordez seulement
Ces premières faveurs à l’ardeur d’un amant.
Baisant de cette main la blancheur sans seconde,
Ce seul plaisir me rend le plus heureux du monde.
Il lui baise la main.
CÉLIMÈNE.
Garde ce bracelet.
FLORIDAN, le baisant.
Faveur digne d’un dieu !
CÉLIMÈNE.
Et ce soir un peu tard trouvons-nous en ce lieu ;
Fuyons l’oreille et l’œil d’une sœur indiscrète
Qui ne pourrait tenir ma passion secrète ;
Sans réserve mon cœur pourra s’ouvrir au tien,
Et rien n’interrompra notre doux entretien.
FLORIDAN.
Je n’y manquerai pas.
CÉLIMÈNE.
Adieu.
Elle sort.
FLORIDAN, seul.
L’heureuse feinte !
Et que profondément cette belle est atteinte !
Que je souhaiterais de pouvoir amortir
La violente ardeur que je lui fais sentir !
Cette assignation prouve assez son envie ;
Mais je n’espère pas le pouvoir de ma vie :
Elle peut se fier en mon honnêteté,
Et même entre mes bras dormir en sûreté.
Mais ce garçon qui vient est à mon autre amante.
Scène VII
FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS.
Je vous cherche, monsieur, et j’allais chez Orante
Vous porter cette lettre.
FLORIDAN lit.
« Si tu veux, Floridan, me plaire infiniment,
« Accorde-moi ce soir le bien de ta présence ;
« Ma prière t’oblige à cette complaisance.
« Je veux t’entretenir une heure seulement.
« Monte seul en ma chambre, et mon affection
« Par des vœux infinis te sera confirmée ;
« Et si la même ardeur a ton âme enflammée,
« Tu me le prouveras par ta discrétion.
« Félicie. »
Au Laquais.
Adieu, je l’irai voir.
Le Laquais sort.
FLORIDAN, seul.
Pourquoi ne puis-je, ô dieux ! répondre à leur espoir ?
Qu’un facile moyen a leur âme abusée !
Que toucher une fille est une chose aisée,
Et qu’un amant bien fait a peu d’invention
Quand il n’attire pas son inclination !
Si jamais j’eus sujet d’accuser la nature.
Étant ce que je suis, c’est en cette aventure :
Je suis leur seul espoir et leur unique bien ;
Je leur promets beaucoup, et ne puis donner rien.
ACTE V
Scène première
LYSIS, seul
Combien je suis facile ! ô dieux, le dois-je croire
Que pour mon intérêt il renonce à sa gloire ?
C’est bien manquer d’esprit et mériter son mal
Que de traiter l’amour par son propre rival.
Qu’il me rende les vœux d’une ingrate maîtresse
Me les ayant ôtés ? oh la vaine promesse !
Il est adoré d’elle, et son intention
Est d’arriver par feinte à sa possession ;
Et puis, après l’honneur de cette jouissance,
Abandonner ces lieux et vanter sa puissance.
Mais qu’il craigne l’effet de mon juste courroux,
Et qu’il n’irrite pas un amoureux jaloux :
Il fuirait vainement et n’aurait point d’asile
Qui rendît contre lui ma poursuite inutile.
Scène II
LYSIS, FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN
FLORIDAN.
Je fais tous mes efforts, mais je travaille en vain ;
Elle demeure ferme en son premier dessein :
Je blâme son humeur, j’excite sa colère,
Et par tous ces moyens je ne lui peux déplaire ;
Je lui suis plus charmant et plus cher que le jour,
Et vous ne pouvez pas espérer son amour.
LYSIS, tirant son épée.
Je ne puis plus aussi différer le supplice
Que mon juste courroux doit à ton artifice.
Par ton invention mes vœux sont méprisés :
Traître, tu plains mes maux et tu les a causés.
FLORIDAN.
Ne vous hâtez pas tant : sans arme et sans défense,
Je sais parer les coups et punir qui m’offense :
Que votre repentir finisse nos débats,
Et qu’on mette l’épée et les genoux à bas.
Détestez à mes pieds votre insolente envie,
Et confessez tout haut de me devoir la vie.
LYSIS.
Dieux ! la peur le rend fou.
FLORIDAN.
Perdez ce sentiment
Et me croyez, Lysis ; je parle sainement.
Mais je tiens trop longtemps votre esprit en balance :
Je connais votre amour, j’en sais la violence,
Et veux que vous deviez à ma compassion
Le fruit que vous aurez de votre affection.
Montrant la lettre de Félicie.
Voyez ce qu’en deux mots m’ordonne cette belle,
Et recevez de moi ce que j’ai reçu d’elle :
Allez la voir ce soir, montrez-lui cet écrit,
Dites qu’un prompt effet a changé mon esprit,
Que je n’estime plus sa grâce et son mérite,
Et que je suis épris des beaux yeux de Charité ;
Qu’elle ressent pour moi de vaines passions,
Que je vante partout ses assignations,
Qu’elle a tort de me croire et de se rien promettre,
Que moi-même en vos mains j’ai remis cette lettre ;
Jurez-lui que je ris de ses vœux superflus :
Je confesserai tout quand vous aurez dit plus.
Jugez après cela si Floridan vous aime,
Et si vous lui devez une faveur extrême.
LYSIS.
Que je lise ces mots.
Après avoir lu.
L’infidèle beauté !
Oui, je vous dois, monsieur, le bien de la clarté,
Et j’étais criminel vous traitant de la sorte,
Puisque vous m’honorez d’une amitié si forte.
Accusez de mon mal un enfant indiscret
Qui, conseillant les siens, ignore ce qu’il fait.
FLORIDAN.
Eh bien, ai-je aisément réprimé votre audace ?
Fais-je pas succéder les vœux à la menace ?
Et tous les cavaliers les plus chéris du sort
Feraient-ils tant d’effet avec si peu d’efforts ?
Adieu, vivez heureux, et vous servez des armes
Que je mets en vos mains pour racquérir ses charmes.
LYSIS.
Homme le plus courtois d’entre tous les mortels,
Si je change son cœur, que je te dois d’autels !
Il sort.
FLORIDAN, seul.
Il reste qu’Alidor, après sa longue peine,
M’ait l’obligation de fléchir Célimène :
J’ai fait à cet amant espérer du repos,
Et je l’estime fort. Qu’il arrive à propos !
Scène III
FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN, ALIDOR
ALIDOR.
Monsieur, sans m’abuser d’inutiles paroles,
Flattez-vous pas mon mal d’espérances frivoles ?
Croyez-vous que son cœur soit touché de mes pleurs,
Et qu’elle doive un jour alléger mes douleurs ?
FLORIDAN.
Vous me croirez bientôt, puisque tout vous succède,
Et qu’on a pour vos maux préparé du remède.
J’ai disposé son cœur à n’estimer que vous ;
Vous causez maintenant ses pensers les plus doux,
Et vous verrez ce soir l’effet de ma promesse
Si l’amour vous permet assez de hardiesse.
ALIDOR.
Avoué de ma dame, il n’est point de danger
Où mon affection ne me fît engager ;
Et les chastes ardeurs dont j’ai l’âme enflammée
Disposeraient ce bras à combattre une armée.
FLORIDAN.
La voyant au milieu des lions et des ours,
Pourriez-vous l’en tirer et conserver ses jours ?
ALIDOR.
J’emploierais mes efforts, et je vaincrais leur rage
Si la force et l’adresse égalaient mon courage.
FLORIDAN.
Et si vous la voyiez dans un brasier ardent ?
ALIDOR.
Je m’irais exposer à cet autre accident.
FLORIDAN.
Il est besoin de plus.
ALIDOR.
De rien que je ne fisse :
Pour elle je voudrais franchir un précipice,
Je vaincrais tout obstacle, irais dans les enfers,
Affronterais la Parque, et l’ôterais des fers,
Si jamais elle était sur ces rivages sombres,
Et qu’un si beau soleil dût vivre entre les ombres.
Sus, découvrez-moi tout, et m’ôtez de souci.
FLORIDAN.
Célimène ce soir vous attend seule ici :
Cette rare beauté chérit votre servage,
Et le soin que j’ai pris vous procure ce gage.
Lui donnant le bracelet.
Amenez seulement à l’assignation
L’amour, la retenue et la discrétion.
ALIDOR
Ô dieux ! que dites-vous ?
FLORIDAN.
Que je tiens ma promesse :
Servez fidèlement cette belle maîtresse.
Adieu, vivez content, et gardez ces cheveux.
Il sort.
ALIDOR, seul.
Si mon bonheur n’est faux, que je vous dois des vœux !
Avoir tant obtenu de cette âme de roche !
Mais déjà la soirée et mon repos approche.
Attendant le bonheur de recevoir ses lois,
Je vais rêver une heure au profond de ce bois.
Il sort.
Scène IV
CÉLIMÈNE, seule
Le ciel laisse à nos yeux paraître ses étoiles,
Le soleil est dans l’onde et la nuit tend ses voiles ;
Il est déjà bien tard : cet agréable amant,
S’il aime autant que moi, viendra dans un moment.
C’est ici que nos cœurs découvriront leurs flammes
Et qu’un libre entretien charmera nos deux âmes ;
Que nous n’en verrons plus altérer la douceur
Par l’importunité d’une jalouse sœur ;
C’est là que je le veux assurer que je l’aime,
Que je ne dois plus rien à son amour extrême,
Que la peine où je suis égale ses travaux,
Et que nos deux esprits brûlent de feux égaux.
Dieux ! le parfait amant ! que sa grâce est aimable !
Que son visage est doux et sa voix agréable !
J’aime une déité sous l’habit d’un mortel,
Et je crois que le ciel n’en peut plus faire un tel :
Il a pour le former ses grâces épuisées ;
Ses pires qualités doivent être prisées ;
Et jamais la vertu n’a plus absolument
En l’esprit d’un jeune homme eu du commandement.
Mais, dieux ! qui sont ces gens ?
Scène V
CÉLIMÈNE, DES VOLEURS
PREMIER VOLEUR.
Prenons un peu d’haleine ;
Ils ne nous suivent pas, n’en soyons plus en peine.
Tant de chemins divers ont leurs pas abusés,
Et nous avons suivi des sentiers malaisés.
DEUXIÈME VOLEUR.
Ô dieux ! rien n’aurait pu nous sauver de la corde,
Car ce juge est sévère et sans miséricorde.
CÉLIMÈNE.
Où me dois-je cacher ?
PREMIER VOLEUR.
Ami, ne vois-tu pas
Cet agréable objet ? Courons, suivons ses pas.
CÉLIMÈNE.
Que vous plaît-il, messieurs ?
PREMIER VOLEUR.
Nous désirons deux choses :
Cueillir quelques baisers sur ces lis et ces roses,
Et décharger vos doigts de tous ces diamants.
Donnez, donnez la main sans autres compliments.
CÉLIMÈNE.
Ô ciel ! je suis perdue. Ô ciel ! ah ! qui m’assiste ?
DEUXIÈME VOLEUR.
Nous faisons pis, madame, alors qu’on y résiste.
CÉLIMÈNE.
Au secours ! au voleur !
Scène VI
CÉLIMÈNE, LES VOLEURS, ALIDOR, accourant
ALIDOR.
Dieux ! qu’est-ce que je vois ?
Que lui veulent ces gens ? À moi, traîtres, à moi !
PREMIER VOLEUR.
Ne délibérons point ; il faut prendre la fuite.
ALIDOR, les poursuivant.
Vous ne pourrez, voleurs, éviter ma poursuite.
Il sort.
CÉLIMÈNE, seule.
En quel état j’étais ! Qui sont ces gens ? ô dieux !
Jamais cet accident n’arriva dans ces lieux ;
On n’y commit jamais une pareille offense ;
Ils perdent aujourd’hui leur première innocence ;
Et ce coup m’ôtera le plaisir que j’avais
De rêver si souvent aux rives de ce bois.
Scène VII
CÉLIMÈNE, ALIDOR
ALIDOR.
Ô favorable jour sur tous ceux de ma vie !
J’ai l’honneur une fois de vous avoir servie.
J’ai trempé cette lame au sang de ces voleurs,
Et je trouve en leur mort le prix de mes douleurs.
CÉLIMÈNE.
Qu’étais-je devenue ? Ô dieux, que cette épée
A favorablement ma crainte dissipée !
Quel bonheur, Alidor, guidant ici vos pas,
M’a prêté du secours que je n’espérais pas ?
ALIDOR.
Ce bonheur est l’effet de mon obéissance :
Sur votre mandement j’ai pris cette licence.
Mais que jugerez-vous de mon affection,
M’étant trouvé si tard à l’assignation ?
CÉLIMÈNE.
Quelle assignation ? quelle de vos maîtresses
Attendait en ce lieu vos vœux et vos caresses ?
ALIDOR.
Je n’adore que vous, et jamais ma raison
N’abandonna mon cœur dans une autre prison.
Mon inclination est trop pure et trop forte
Pour avoir partagé l’amour que je vous porte ;
Et j’ai de vos appas des sentiments meilleurs,
Que de les comparer et que d’aimer ailleurs.
Ce visage, l’honneur et la gloire du monde,
N’est pas une beauté qui souffre de seconde ;
Et cette extrême ardeur qui cause mon souci
Ne souffre pas, madame, une seconde aussi.
CÉLIMÈNE.
Quoi ! je vous attendais si tard en cette plaine ?
ALIDOR.
Oui, si vous êtes juste, aimable Célimène,
Si vous êtes sensible aux rigueurs de mon sort,
Enfin si Floridan n’a fait un faux rapport.
CÉLIMÈNE.
Et que vous a-t-il dit ?
ALIDOR.
Qu’à la fin mon martyre
Vous aurait disposée au bien que je désire,
Et que vous souhaitez, ô bonheur infini !
Qu’un jour à votre sort mon destin fût uni ;
Que vous seriez ce soir au bord de ce bocage,
Préparée à souffrir ma vie et mon hommage.
CÉLIMÈNE.
Vous croyez, Alidor, un peu légèrement :
Je ne l’ai point chargé de ce commandement.
L’amour ne permet pas à votre rêverie
De discerner le vrai d’avec la raillerie.
Floridan vous gaussait.
ALIDOR.
Ces cheveux toutefois
Me doivent confirmer le rapport de sa voix.
Il a reçu pour moi ce favorable gage
Par qui vous témoignez de chérir mon servage.
CÉLIMÈNE.
Donnez que je le voie.
ALIDOR.
Il vient de vous.
CÉLIMÈNE.
Ô dieux !
Dois-je avouer ici mon oreille et mes yeux ?
ALIDOR.
D’où naissent vos soupirs et votre inquiétude ?
CÉLIMÈNE, à part.
Est-il un crime égal à ton ingratitude,
Traître, aveugle tyran de mes affections ?
Tu reconnais ainsi mes chastes passions,
Barbare, indigne objet du séjour où nous sommes,
Peste de l’univers, le plus méchant des hommes !
ALIDOR.
Ô dieux ! qui rend ainsi votre esprit furieux ?
Pourquoi me donnez-vous ces noms injurieux ?
Dites si je vous porte à ce courroux extrême,
Et je vous vengerai moi-même de moi-même ;
De cette propre main je veux percer ce flanc,
Et laver à vos yeux mon crime de mon sang.
CÉLIMÈNE.
Je ne vous parle pas, j’adresse ces injures
Au plus vil des mortels, au pire des parjures.
Qui méritait le moins l’honneur de mon amour,
Et le plus beau pourtant qui respire le jour.
Scène VIII
CÉLIMÈNE, ALIDOR, FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN, FILANDRE
FLORIDAN, à part a Filandre.
Tu n’en peux plus douter ; entends d’ici sa plainte,
Et loue avecque moi cette agréable feinte.
CÉLIMÈNE, à Alidor.
Quelle rage est pareille à mon ressentiment,
Et qui me vengera de ce perfide amant ?
Si vous servez, monsieur, mon amour outragée,
Et si par votre bras je puis être vengée,
Vous ne pousserez plus d’inutiles soupirs ;
Mon inclination se range à vos désirs ;
Un mariage heureux terminera vos plaintes.
Si comme mon amour ces ardeurs ne sont feintes,
Apportez-moi son cœur ; c’est par cette action
Que vous m’assurerez de cette affection.
Qu’un défi généreux l’oblige de paraître.
Las ! vengez mon affront, n’épargnez point un traître ;
Fendez ce lâche sein que je n’ai pu blesser.
FLORIDAN, venant à elle, ainsi que Filandre.
Il m’obligerait fort s’il s’en pouvait passer.
CÉLIMÈNE.
Quoi, tu parois encor, détestable parjure,
Et tu n’espères pas qu’on venge mon injure ?
FLORIDAN.
Vous m’accusez à tort, adorable beauté :
Filandre répondra de ma fidélité,
Il est l’unique objet de l’ardeur qui m’enflamme,
Il possède tout seul et mon cœur et mon âme ;
Nos destins sont unis par un même lien,
Et si quelqu’un m’attaque, il défendra son bien.
CÉLIMÈNE.
A-t-il perdu le sens ?
FLORIDAN.
Oui, car j’aime un volage
Qui trahissait pour vous une foi qui l’engage,
Mais il ressent enfin sa première amitié,
Et son juste regret attire ma pitié.
CÉLIMÈNE.
Dieux, qu’il est insensé ! croit-il être une femme ?
FLORIDAN, se découvrant.
Jugez-le par mon sein.
CÉLIMÈNE.
Ô merveille ! ô madame !
Qu’une agréable feinte a nos yeux abusés !
J’excuse maintenant si vous me méprisez.
ALIDOR.
Ô dieux ! qui l’eût pensé ?
FLORIDAN.
Pour bannir ma tristesse,
J’ai voulu dans ces lieux éprouver mon adresse ;
Et Filandre doutait, sachant votre rigueur,
Que j’eusse assez d’attraits pour toucher votre cœur.
Par divertissement j’entrepris cette feinte ;
J’ai signalé ma force, et vous étiez atteinte.
Mais quels sont vos désirs, et que puis-je pour vous ?
Alidor vous promet des passe-temps plus doux ;
Et j’ai dû lui céder, sachant comme il vous aime,
Tout ce que je prétends en votre amour extrême.
Si vous m’aimez encor, comme je vous promets
Que mon affection ne cessera jamais,
Que je vous chérirai d’une ardeur éternelle,
Soyez sensible aux maux d’un amant si fidèle.
CÉLIMÈNE, à Alidor.
Oui, je reçois, monsieur, votre cœur de sa main ;
Vous n’accuserez plus ni rigueur, ni dédain :
Me voilà disposée à vous rendre justice,
Et vous devez ce bien à ce doux artifice.
FLORIDAN, à Alidor.
Que demandez-vous plus ?
ALIDOR.
Cet unique discours
Me pouvait rendre heureux et conserver mes jours.
Après mes longs ennuis ma joie est sans seconde,
Et je passe en bonheur tous les amants du monde.
CÉLIMÈNE.
Adieu, retirons-nous, et vivons tous contents.
FLORIDAN.
Non, non, venez jouir d’un autre passe-temps.
Votre sœur à présent n’est pas sans compagnie,
Et je la veux tirer d’une peine infinie.
Ils sortent tous.
Scène IX
FÉLICIE, seule
La nuit.
L’ombre s’étend partout, et le soleil qui fuit
A cédé ses maisons aux filles de la nuit.
Que Floridan est long ! que l’ardeur qui le presse
Maintenant paraît fausse ou lente en sa paresse !
Je l’attendais là haut ; mais enfin le souci
De l’y mener sans bruit m’a fait descendre ici ;
Chacun me croit au lit, ma sœur est endormie,
Et je puis maintenant tromper cette ennemie ;
Jurant à ce vainqueur une éternelle foi,
Et rangeant sa raison sous une même loi.
J’entends du bruit... C’est lui.
Scène X
LYSIS, FÉLICIE
LYSIS.
J’avise cette belle.
FÉLICIE.
Est-ce vous, Floridan ?
LYSIS.
Et vous m’êtes fidèle,
Je plais seul à vos yeux, vous m’aimez constamment
Et ma jalouse humeur n’a point de fondement ?
FÉLICIE, à part.
Ô malheur ! c’est Lysis !
LYSIS.
Floridan vient, madame,
Recevoir du secours à l’ardeur qui l’enflamme,
Et pour vous divertir j’ai devancé ses pas ;
Vous le verrez bientôt, ne vous ennuyez pas.
FÉLICIE.
Qu’est-ce que tu veux dire ?
LYSIS.
Oh ! les ardeurs parfaites
Dont il reconnaîtra l’honneur que Vous lui faites !
L’incomparable amant ! qu’il a de passion,
Et que vous êtes juste en cette élection !
FÉLICIE.
Que dit cet insensé ?
LYSIS.
Faut-il que je le die ?
Le ciel, âme sans foi, punit ta perfidie :
Floridan s’est moqué ; ce vainqueur glorieux
Te fait servir de fable aux amants de ces lieux ;
Il rit de tes faveurs, méprise tes caresses,
Et ne te daigne mettre au rang de ses maîtresses ;
Le superbe qu’il est ne considère pas
Entre tant de beautés de si faibles appas ;
Il te plaint en son cœur quand tu crois qu’il t’adore.
Vois cette lettre.
FÉLICIE.
Ô dieux !
LYSIS.
Et tu m’aimes encore ?
Je me plaignais à tort ? la constante beauté !
Ô miracle d’amour et de fidélité !
FÉLICIE.
Il t’a donné la lettre ?
LYSIS.
Oui, lui-même, et je jure
L’éclat de tes beaux yeux qui m’ont fait cette injure,
Qu’il traitait ton amour avec tant de mépris,
Qu’un courroux furieux enflammait mes esprits :
Je ne le pouvais voir, ni souffrir son langage,
Et je t’allais venger s’il eût dit davantage.
Je ne pouvais souffrir qu’il aimât tes appas,
Et si j’étais fâché qu’il ne les aimât pas.
L’orgueilleux est charmé de certaine Charite
Dont il jure que rien n’égale le mérite ;
Et pensant obliger ma chaste affection,
Il m’envoie à sa place à l’assignation.
Fais état maintenant du beau nœud qui t’arrête ;
Vois s’il t’est glorieux de vanter ta conquête.
FÉLICIE.
Surprise à ce rapport, et réduite à ce point,
Que dirai-je, ou plutôt que ne dirai-je point ?
À quoi me résoudra le courroux qui m’enflamme ?
Mais ce ressentiment m’ôte la voix et l’âme.
Elle s’évanouit.
LYSIS, la soutenant.
Madame, ô ciel ! ô dieux ! où dois-je avoir recours ?
Par quelle invention lui donner du secours ?
Madame, un mot... Ô dieux ! ô fortune ennemie !
Dois-je appeler quelqu’un ? sa sœur est endormie.
Scène XI
LYSIS, FÉLICIE, CÉLIMÈNE, ALIDOR, FILANDRE, FLORANTE, sous le nom de FLORIDAN
CÉLIMÈNE.
Non, non, je ne dors pas.
FILANDRE.
Dieux ! qu’est-ce que je vois ?
CÉLIMÈNE.
Cherchez du feu là-haut : Ma sœur, parlez à moi ;
Ne m’entendez-vous pas ? J’amène ce perfide
Qui sur nos libertés si lâchement préside.
Floridan est ici ; punissons ses dédains,
Vengeons-nous, étouffons cette horreur des humains.
Ne le voyez-vous pas ?
FÉLICIE, revenant de son évanouissement.
Ah perfide ! ah parjure !
J’assouvirai ma rage et vengerai l’injure.
À Alidor, en voulant lui prendre son épée.
Donnez, prêtez ce fer ; que j’arrache son cœur,
Et que je foule aux pieds ce superbe vainqueur.
FLORIDAN.
Qu’est-ce ? que voulez-vous ?
FÉLICIE.
Ce que je veux, infâme ?
Laissez, donnez ce fer, ou m’en arrachez l’âme.
Mon affront vous plaît-il, et me déniez-vous
Le moyen d’alléger un si juste courroux ?
FLORIDAN.
Quoi, vous est-ce un affront que mon indifférence ?
Qu’est-ce qu’un inconnu doit à votre espérance ?
Dois-je aimer à la fois mille jeunes beautés
Dont mes yeux sans dessein forcent les libertés ?
Espérez-vous l’effet de mes vaines promesses,
Et voulez-vous qu’un homme épouse cent maîtresses ?
ALIDOR.
L’aimable passe-temps !
CÉLIMÈNE.
Ah ! ma sœur, c’est assez
Avoir de vains discours vos désirs traversés :
Floridan vous adore, et, quoiqu’il dissimule,
L’effet vous prouvera le beau feu qui le brûle.
L’honneur de vos baisers est son bien le plus doux,
Et cette même nuit il couche avecque vous.
FÉLICIE.
Ce qui vous sera bon ne l’offrez point à d’autres,
Et ne préférez point mes intérêts aux vôtres.
Qui vous charge, ma sœur, d’un semblable souci ?
Et quelle humeur vous porte à me parler ainsi ?
CÉLIMÈNE.
Comment, vous dédaignez ces faveurs infinies ?
Votre cœur a déjà ses passions bannies ?
Votre flamme est éteinte et vos fers sont usés ?
Je l’accepterai donc, si vous le refusez.
Ça, prenons cent baisers sur cette belle bouche.
Je suis à vous, monsieur, et vous offre ma couche.
Elle embrasse Floridan.
FÉLICIE.
Elle a perdu l’esprit. Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?
CÉLIMÈNE.
Je parle tout de bon.
FILANDRE.
Ô le doux passe-temps !
FLORIDAN, à Félicie.
Madame, j’aime aussi cette rare merveille,
Et pour vos deux beautés mon ardeur est pareille.
Vous devez toutes deux accorder à mes maux
De pareilles faveurs et des plaisirs égaux.
FÉLICIE.
Que dit cet insensé ?
FLORIDAN, montrant son sein.
Dites cette insensée.
Voyez par quelle erreur j’ai votre âme blessée.
Approuvez comme nous ce divertissement.
Puis-je pas avec vous coucher innocemment ?
FÉLICIE.
Ô dieux ! je doute ici si je vois la lumière.
CÉLIMÈNE.
Il se faut consoler, j’ai failli la première.
Je la croyais un homme, et tous l’ont estimé :
Certes, un tel amant devrait bien être aimé.
Mais reprenez Lysis.
LYSIS.
Ô merveille incroyable !
FÉLICIE.
Que je reste confuse ! ô l’erreur agréable !
Excuse, cher Lysis, mon infidélité,
Ou bien de cette offense accuse sa beauté.
LYSIS, à Florante.
Lui dois-je ce pardon ? Madame, pour vous plaire,
Et pour me plaire aussi, je force ma colère.
Je rends mes premiers vœux à ses divins appas,
Mais à condition de n’y retomber pas.
FILANDRE.
Et moi, tous mes desseins retournent à Florante ;
J’aimerai constamment cette beauté charmante.
À Célimène.
Je ne troublerai plus votre contentement,
Vous n’accuserez plus un importun amant.
Chérissez Alidor, dont le mérite extrême
Doit à sa passion acquérir ce qu’il aime :
Vous lui devez ces vœux ayant causé son mal,
Et ce parfait amant n’aura plus de rival.
CÉLIMÈNE.
J’ai promis de l’aimer.
ALIDOR.
Ô faveur sans pareille !
FILANDRE, à Florante.
Me pardonnez-vous pas, agréable merveille ?
FLORANTE.
J’en doute, et cette nuit me donnera conseil.
À Lysis et Alidor.
Eh bien, espériez-vous un changement pareil ?
Et quand vous songerez à ces effets étranges,
Me refuserez-vous d’éternelles louanges ?
LYSIS.
Adorable beauté, pardonnez à l’erreur
Qui m’a causé tantôt cette aveugle fureur :
Je vanterai partout cette feinte agréable.
ALIDOR.
Nous vous sommes tenus d’un bien incomparable.
FLORANTE.
Adieu, retirons-nous, et demain tout le jour
Il faut sacrifier au pouvoir de l’Amour.
CÉLIMÈNE.
Il est bien tard, adieu.
FLORANTE, à Filandre.
Menez-moi chez ma tante ;
Cette nuit va changer Floridan en Florante.