Laure persécutée (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du jeu de paume du Marais, en 1637.

 

Personnages

 

LE ROI DE HONGRIE

ORANTÉE, fils du roi de Hongrie

LE COMTE

LAURE

LYDIE, confidente de Laure

OCTAVE, gentilhomme d’Orantée

CLIDAMAS, gouverneur de Laure

ARBAN, serviteur d’Orantée

CLÉONTE, gentilhomme du roi

L’INFANTE

LES VALETS

LE CAPITAINE DES GARDES

LES GARDES

 

La scène est en Hongrie.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ORANTÉE, LE COMTE, GARDES

 

LE COMTE.

Seigneur, au nom du roi, j’arrête votre altesse.

ORANTÉE.

Raillez-vous ?

LE COMTE.

J’obéis, et j’en ai charge expresse.

ORANTÉE.

Comte !

LE COMTE.

Seigneur !

ORANTÉE.

Passez, que de semblables jeux

Ne soient à leur auteur des plaisirs hasardeux :

Songez à votre tête.

LE COMTE.

En cas de raillerie,

Je pourrais justement craindre votre furie,

Et je craindrais encor pour ma témérité

Si je vous arrêtais de mon autorité :

Mais le roi m’obligeant à cette violence,

Accusez sa rigueur, non pas mon insolence ;

Son ordre est un bouclier à la main qui le sert,

Et ce même bouclier tient ma tête à couvert.

ORANTÉE.

Eh ! comte, d’où lui naît cette aveugle colère

Qui lui fait dépouiller tout sentiment de père,

Et le veut obliger à punir en son fils

Ce qu’il pardonnerait même à ses ennemis ?

Qu’il expose mon crime à l’exacte censure

Du plus sévère esprit qui soit en la nature ;

Que mon pire ennemi rende ce jugement,

Loin de me condamner il plaindra mon tourment :

Aimer est mon forfait, et mon juge est mon père.

Quel forfait est plus doux ? quel juge plus sévère ?

Jamais de ce beau feu ne fut-il enflammé,

Et puis-je être son fils s’il n’a jamais aimé ?

LE COMTE.

Aimer est un beau crime, et surtout excusable ;

Mais l’inégalité rend le choix méprisable.

Il souhaite à vos vœux plus de proportion ;

Il condamne l’objet, non pas la passion.

ORANTÉE.

L’Amour, cette puissance aux libertés fatale,

Ce doux maître des cœurs, rend toute chose égale ;

Il sait bien mesurer les objets aux désirs,

Et la proportion est où sont les plaisirs.

LE COMTE.

Mais on a vu souvent du mauvais choix d’un prince

Naître le déshonneur de toute une province.

Notre intérêt est joint à la rigueur du roi :

Un prince comme vous est plus aux siens qu’à soi.

ORANTÉE.

De l’insolence encor passer jusqu’à l’injure !

Je l’entends, malheureux, et lâche je l’endure.

Déshonorer l’état ! moi, traître ! en quoi ? comment ?

LE COMTE.

Non pas encor, seigneur, mais on craint seulement.

ORANTÉE.

Et quoi ?

LE COMTE.

L’événement d’une amour obstinée

Qui vous peut engager jusques à l’hyménée.

On ne vous défend pas ces mouvements légers

Dont vous ne prétendez que des fruits passagers :

Votre père en cela s’accorde avec votre âge,

Et vous les retrancher serait vous faire outrage.

Mais il ne peut souffrir qu’un objet inégal

Prétende avecque vous jusqu’au nœud conjugal ;

Et que votre jeunesse, encor bouillante et prompte,

Vous couvre le premier d’une éternelle honte.

Car cette Laure enfin, avec tous ses appas,

N’a rien qui puisse plaire à des yeux délicats,

Et la commune voix en fait une peinture

Qui ne l’enrichit point des dons de la nature :

Elle est noble, on le croit ; mais, au reste, seigneur,

Fort pauvre de fortune, et peut-être d’honneur.

ORANTÉE.

Impudent, imposteur, ton insolence extrême

Va jusqu’à cet outrage et jusqu’à ce blasphème !

Qui me tient qu’en ce lieu je n’écris de ton sang

Le mérite de Laure et quel sera son rang ?

Crois, trop crédule esprit, qu’à ta seule ignorance

Tu dois l’impunité de cette irrévérence,

Que ton salut dépend de ne connaître pas

Ce chef-d’œuvre immortel de vertus et d’appas.

Si son nom sort jamais de ta profane bouche

Qu’avec tous les respects dus à ce qui me touche,

Et qu’en attribuant à ce jeune soleil

Les qualités de l’autre, à peine son pareil,

Sache que cette main soutiendra son estime,

Et que ton châtiment suivra de près ton crime.

Parle d’elle en tremblant, comme des immortels,

Et jamais qu’à genoux et au pied des autels.

LE COMTE.

J’excite avec regret votre juste colère ;

Mais je suis d’autre part les mouvements d’un père

Qui veut être obéi, qui guide ici mes pas,

Qui seul m’ouvre la bouche et me lève le bras.

J’ai failli toutefois, et mon sang sans défense

S’offre, s’il est besoin, de laver mon offense,

Et de faire rester froide et sans mouvement

La langue qui parlait contre mon sentiment.

Car cette Laure enfin que j’ai tant abaissée,

Passe tous les efforts de l’humaine pensée ;

J’ai fait un monstre affreux d’une divinité :

Mais le roi nous oblige à cette lâcheté.

ORANTÉE.

Tu ne pouvais pas mieux qu’avec les mêmes armes,

Ni plus tôt réparer le tort fait à ses charmes :

Tu m’obliges autant que tu m’as offensé,

Et tu relèves mieux que tu n’as abaissé.

Allons, ta complaisance à ton dessein me range,

Et ma prison sera le fruit de ta louange.

LE COMTE.

Quel importun devoir m’est enjoint aujourd’hui !

ORANTÉE.

Va, comte, je me rends ; c’est assez, je te suis.

LE COMTE.

Attendant votre paix, ces gardes que je laisse

En votre appartement suivront donc votre altesse.

ORANTÉE.

Allons.

LE COMTE.

Croyez, seigneur, que la bonté du roi

Révoquera bientôt cette sévère loi.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

LAURE, LYDIE

 

LYDIE.

Le mérite aujourd’hui, contre l’erreur commune,

Fait voir qu’il est parfois maître de la fortune.

Vous la voyez esclave, en ce prince amoureux,

Embrasser vos genoux et vous offrir ses vœux.

LAURE.

Quand elle se présente avecque tant de pompe,

Ce n’est qu’un faux éclat qui brille, mais qui trompe.

On a moins de créance à qui promet le plus.

Et souvent tout offrir est un adroit refus.

Vois-tu pas à quel point le roi nous persécute,

Et qu’avant que je monte il médite ma chute ?

Ayant à surmonter un ennemi si fort,

Quel fruit dois-je espérer des caresses du sort ?

LYDIE.

Le prince forcera ce qui vous importune.

En possédant son cœur vous tenez sa fortune :

Autant qu’il est aimable, autant il est constant.

À part.

Octave, hélas ! pourquoi n’en puis-je dire autant ?

LAURE.

L’Amour engendre en nous cette délicatesse,

Que ce que nous aimons s’il ne nous rit nous blesse :

Un regard un peu froid échappé sans dessein

Nous est un trait mortel qui nous perce le sein.

Mais croyez qu’au besoin vous verriez en Octave

Les ardeurs d’un amant et les soins d’un esclave.

Dieux ! de quelle vitesse il porte ici ses pas !

 

 

Scène III

 

LAURE, LYDIE, OCTAVE

 

OCTAVE.

Ah ! faites que le roi ne vous rencontre pas,

Madame ; ni le ciel, ni la mort elle-même

Refusant son secours à sa fureur extrême,

Ne pourraient s’opposer à ce forcènement,

Ni prolonger vos jours d’une heure seulement.

Pour vous dire en deux mots quelle est votre misère,

Ce prince est arrêté par l’ordre de son père,

Et par cet ordre même on vous cherche partout ;

On court par le palais de l’un à l’autre bout ;

La porte en est fermée, et contre sa poursuite

Ce serait perdre temps que d’opposer la fuite :

Cette recherche enfin ne tend qu’à votre mort.

LAURE.

Eh bien ! il faut mourir si c’est l’arrêt du sort.

Nul n’évite la mort, plusieurs l’ont souhaitée :

Après tout, c’est un fruit de l’amour d’Orantée.

OCTAVE.

Un seul remède s’offre assez heureusement.

LAURE.

Quel ?

OCTAVE.

De vous travestir.

LAURE.

Et de quel vêtement ?

OCTAVE.

D’un des pages du prince, et sous cet équipage

Tenir lieu près de lui de maîtresse et de page :

Celui qui le portait est mort depuis trois jours.

Mais il se faut hâter.

LAURE.

Dieux ! soyez mon recours.

Elle sort avec Octave.

 

 

Scène IV

 

LYDIE, seule

 

De quel soin il la sert ! de quelle ardeur extrême !

Laure, je crains pour vous, mais bien plus pour moi-même ;

Le traître à toutes deux vient d’annoncer la mort,

À moi par son silence, à vous par son rapport.

Mais peut-être qu’à tort, interdite et confuse,

Je me trahis moi-même, et moi-même m’abuse.

L’ordre d’assister Laure en ce besoin pressant

Rend ma plainte coupable et son soin innocent,

Et je me forge en l’air le soupçon qui m’afflige ;

Car de croire qu’il aime où le prince a dessein,

C’est une folle crainte indigne de mon sein.

Mon amour toutefois, encore en défiance,

Ne peut laisser qu’au temps résoudre ma créance ;

Un ver de jalousie, un importun penser

Est bien prompt à venir, mais bien lent à chasser.

 

 

Scène V

 

LE ROI, LE COMTE, GARDES

 

LE ROI.

Eh bien, s’est-il rendu ?

LE COMTE.

C’en est fait, sire : au reste,

D’un esprit si tranquille et d’un œil si modeste,

Qu’avec plus de douceur ni plus courtoisement

Il n’eût pu recevoir ni rendre un compliment.

LE ROI.

Mais cette enchanteresse et trompeuse sirène

Dessus ses volontés est toujours souveraine ?

LE COMTE.

Le temps...

LE ROI.

Comment le temps ? peut-être qu’à ce jour

L’infante, de sa vue honorera ma cour :

Les lettres de mes gens, l’alliance conclue,

Me font d’un jour à l’autre attendre sa venue ;

Et voilà qu’il me met, par sa brutalité,

Au point d’appréhender ce que j’ai souhaité !

Une fille inconnue, un rebut de fortune,

Aux siens, à la nature, à soi-même importune,

Sans naissance, sans nom, sans pays, sans pouvoir,

Pauvre, et qui pour tout bien n’a pas même l’espoir,

Honteux spectacle au ciel, vile charge à la terre,

Traverse mes desseins, me déclare la guerre,

Et se sert du pouvoir de quelques faux appas

Pour priver de repos mon fils et mes états !

Prévoyants médecins, en ce besoin extrême

Usons contre un grand mal d’un remède de même ;

Et pour ne périr pas, habiles matelots,

Jetons ce qui nous pèse à la merci des flots.

Servons contre son gré cet imprudent Ulysse,

Et faisons pour son bien, que sa Circé périsse.

LE COMTE.

La perte d’un sujet dangereux à l’état

Avant tout autre soin importe au potentat :

Tel membre retranché du corps d’une province

Est le salut du reste et le repos du prince.

LE ROI.

Comte, joignez vos pas à nos soins diligents :

J’ai su qu’elle est ici par quelqu’un de mes gens ;

Et, brûlant d’étouffer ce serpent domestique,

À ce honteux devoir moi-même je m’applique.

Entrez là ; moi je passe en cet appartement.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

LAURE, seule, déguisée en page

 

Ô ciel ! joins ton secours à ce déguisement

Ou j’oppose à ma mort une inutile peine ;

Chaque objet me la montre, et chaque pas m’y mène.

Que vois-je, malheureux ? où s’adressent mes pas ?

Voici de qui dépend ma vie ou mon trépas.

Passons, et, s’il se peut, gardons qu’il ne nous voie.

 

 

Scène VII

 

LAURE, LE ROI, LE COMTE, OCTAVE, GARDES

 

LAURE, se cachant.

Où fuirai-je ?

LE COMTE.

Holà, page, arrêtez, faite voie.

LE ROI.

Qu’est-ce ?

LE COMTE.

Un page du prince.

LE ROI.

Approche, page.

LAURE, à part.

Ô dieux !

Rien peut-il que la mort me tirer de ces lieux ?

Nuages, couvrez-moi.

LE ROI.

Quelle est cette contrainte ?

Parle, lève les yeux, et bannis cette crainte.

Ne sers-tu pas le prince ?

LAURE.

Oui, sire.

LE ROI.

Sous quel nom ?

LAURE.

De Célio.

À part.

Je tremble, arme-toi, ma raison.

LE ROI.

Depuis quand ?

LAURE.

Ne voici que la seconde lune

Depuis que ce bonheur honore ma fortune,

Et je vais, s’il plaît, sire, à votre majesté,

Le trouver où j’ai su qu’on le tient arrêté.

LE ROI.

Réponds auparavant à ce que je désire.

LAURE, à part.

Hélas ! que répondrai-je, et que saurais-je dire ?

Ô terre ! ouvre ton sein ; soleil, retire-toi ;

Nuages, derechef, tombez et couvrez-moi.

LE ROI.

Connais-tu cette Laure en beauté sans seconde,

Ce miracle où l’on dit que tant de grâce abonde ?

LAURE.

Oui je la connais, sire, et n’y remarque point

De beauté ni de grâce estimable à ce point :

J’estime sa vertu bien plus que son visage ;

Et, si je l’ose dire, en effet elle est sage.

LE ROI.

L’as-tu vue aujourd’hui ?

LAURE.

Non, sire ; mais je crois

Qu’encore ce matin...

LE ROI.

Allons, comte, suis-moi ;

Je proteste des dieux la grandeur souveraine

Qu’avant la nuit sa mort satisfera ma haine.

Ils sortent.

LAURE, seule.

Que puis-je plus, chétive, espérer de mon sort,

Après la question et l’arrêt de ma mort ?

Ciel, témoin de ma peine et de mon innocence,

À l’injustice humaine oppose ta puissance :

Les rois, tout dieux qu’ils sont, relèvent d’autres dieux :

Je récuse la terre, et j’en appelle aux cieux.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

ORANTÉE, seul

 

Lâches soumissions, devoir, obéissance,

Insupportables lois que prescrit la naissance,

Présentez autre part vos conseils superflus ;

Injurieux respects, je ne vous connais plus :

Vos inutiles soins irritent sa colère ;

Plus je parois son fils, moins il paraît mon père.

Captif dans la prison, on me meurtrit dehors ;

Pour assassiner l’âme on enferme le corps.

Cruel, que Laure meure, et qu’avec la journée

De ce soleil d’amour la course soit bornée !

Ton pouvoir est trop faible, ou l’heure de ma mort

Devait de ton dessein précéder le rapport.

Tu n’as si forte tour ni garde si fidèle

Que je n’eusse forcée après cette nouvelle ;

Et les dieux soient bénis de n’avoir pas souffert

Qu’à ma juste furie aucun se soit offert !

J’ai, non sans grand sujet, craint en cette aventure

Un aveugle attentat d’amour sur la nature ;

Et je n’ose assurer qu’en cette extrémité,

Serf de ma passion, j’eusse rien respecté.

Ote à mon désespoir ces funestes matières,

Père ingrat, et rends Laure à mes justes prières.

Retiens-toi tes honneurs, ta couronne, ton rang,

Et, si tu veux encor, reprends jusqu’à ton sang ;

Mais ne m’ôte pas Laure, ou, me l’ayant ravie,

Donne ordre, et promptement, qu’on m’ôte aussi la vie ;

Autrement... Holà, page, ici. Que fait le roi ?

 

 

Scène IX

 

ORANTÉE, LAURE

 

LAURE, à part.

Il ne me connaît pas.

ORANTÉE.

Cherchons Laure, suis-moi :

Seul prouve-moi ta foi quand chacun m’abandonne ;

Seul joins ton sang au mien si le besoin l’ordonne ;

Mourons avecque Laure ; allons, ne craignons rien,

Mais vendons chèrement notre sang et le sien.

LAURE.

Oui, seigneur, je suivrai votre louable envie ;

Laure ne mourra point qu’on ne m’ôte la vie ;

Je sais que la perdant, aussitôt je vous perds ;

Pour vous aussi je l’aime, et pour vous je la sers.

ORANTÉE.

Mes yeux, m’abusez-vous ? Que vois-je ? Approche, page.

Qui de ma Laure, ô dieux ! t’a donné le visage ?

Est-ce vous, ma princesse ? Ô sort ! que tu m’es doux !

LAURE.

Quoi, seigneur, au besoin me méconnaissez-vous ?

ORANTÉE.

À peine puis-je encor désabuser ma vue,

Et vous-même au miroir, par vous-même déçue,

Ne vous connaîtriez pas sous ce faux vêtement.

Qui vous a conseillé ce travestissement ?

LAURE.

Votre fidèle Octave, et sans son assistance

J’opposais à ma perte une vaine défense.

Cet habit m’a soustraite à la fureur du roi :

De ce pas à moi-même il s’est enquis de moi,

Et je vois bien qu’il faut qu’une même journée

Éclaire pour ma perte et pour votre hyménée.

Vienne donc le parti qui vous est destiné,

Et que ce triste accord de mon sang soit signé.

Chaque jour de Pologne on attend sa venue.

Ne lui préférez pas une fille inconnue,

Étrangère, sans bien, et dont l’extraction

Avec votre naissance est sans proportion.

Oui, seigneur, épousez, quelque ardeur qui vous presse,

L’intérêt de l’état bien plus qu’une maîtresse.

Le peuple est en ce point plus heureux que les rois,

Qu’ils n’ont pas comme lui la liberté du choix ;

Qu’attachés par leur rang au bien de leurs provinces,

Ils épousent en serfs, et leurs sujets en princes.

ORANTÉE.

Ah ! madame, la peur altère votre foi :

Qui juge mal d’autrui fait mal juger de soi.

Moi ! que je vous perdisse, et qu’après cette perte

On voulût qu’en mon lit une autre soit soufferte !

Ô l’effroyable monstre, et l’horrible serpent

Que je croirais sentir en ma couche rampant !

Du penser seulement son regard m’empoisonne ;

Je tremble et je frémis de l’horreur qu’il me donne.

Non, non, le roi ne peut, avec tout son courroux,

Faire que je ne vive ou meure avecque vous.

Oui, Laure, nos destins auront même aventure ;

Nous aurons même trône ou même sépulture.

LAURE.

Mais l’infante ?

ORANTÉE.

Un des miens lui porte de ma part

Un assuré moyen d’empêcher son départ :

Je lui mande en deux mots que ma foi s’est donnée

Avant qu’on proposât ce second hyménée,

Et que mon père à tort m’a si tard déclaré

Ce glorieux dessein qui m’eût trop honoré.

Ces termes à peu près sont le sens du message

Qui ne saurait faillir d’arrêter son voyage.

LAURE.

Mais que je crains, mon prince, avec juste raison,

Qu’ayant, comme je crois, forcé votre prison,

La colère du roi contre vous ne s’aigrisse !

ORANTÉE.

Que n’aurais-je franchi, quel fort, quel précipice,

Pour combattre sa rage et pour vous conserver ?

J’ai hasardé ma vie afin de la sauver.

Mais voici... qui des deux, mon tyran ou mon père ?

LAURE.

De grâce, fléchissez ; vous vaincrez sa colère.

 

 

Scène X

 

ORANTÉE, LAURE, LE ROI, LE COMTE, GARDES

 

LE ROI.

Quoi ! comte, ce rebelle a forcé sa prison ?

Fureur, non plus fureur, mais justice et raison,

Pouvez-vous châtier d’un supplice assez rude

Sa désobéissance et son ingratitude ?

Soldats, soyez témoins du serment que je fais,

Et me le reprochez si je le romps jamais :

Par ce front couronné, cette tête sacrée,

De mes ennemis même et crainte et révérée,

Et par cette invincible et vengeresse main

Qui tient de cet état la balance et le frein,

Je jure, et plaise aux dieux que la raison en cesse,

Que s’il aigrit d’un mot la fureur qui me presse ;

Que si, mutin qu’il est, il montre seulement

La moindre répugnance à mon commandement,

La peine qu’il mérite, et que je lui prépare,

Laissera de ma haine un exemple si rare

Aux pères comme moi bons et comblés d’ennui,

Aux fils contredisants et mutins comme lui,

Que tout langage humain, tout âge et toute histoire,

En gardera l’horreur avecque la mémoire.

Sans rendre ni raison, ni compte de mes vœux,

Je veux ce que je veux, parce que je le veux.

LAURE, à Orantée.

Retirez-vous, je tremble, et tout mon sang se glace.

ORANTÉE, à genoux.

De vos bontés, monsieur, j’espère plus de grâce :

La nature et le sang vous parleront pour moi

Contre cette peu juste et trop sévère loi.

LE ROI.

Te voilà, malheureux ? Avec quelle impudence

Oses-tu maintenant paraître en ma présence ?

ORANTÉE, se relevant.

Pour me justifier, j’attends que le courroux,

Ce mauvais conseiller, s’éloigne un peu de vous ;

Et j’appelle, monsieur, de vous-même en colère

À vous-même, mon prince, et mon juge et mon père,

Qui conservez la forme en rendant l’équité,

Et ne condamnez point sans avoir écouté.

L’arrêt de ma prison, rendu sans cette forme

Qu’on ne refuse pas au fait le plus énorme,

Peut être transgressé comme une injuste loi

Qui ne vient d’un parent, d’un juge, ni d’un roi.

LE ROI.

Et qu’alléguerais-tu qui purgeât ton offense ?

ORANTÉE.

Encore un criminel produit-il sa défense.

LE ROI.

Avec quel argument détruis-tu mon pouvoir ?

Quelle loi t’affranchit de celle du devoir,

Inviolable et sainte autant que naturelle ?

ORANTÉE.

Celle de la raison, encor plus forte qu’elle.

LE ROI.

La loi de la raison ne te permet donc pas

Un hymen qui regarde et nous et nos états.

ORANTÉE.

Tant s’en faut.

LE ROI.

Toutefois à ce joug indomptable,

Quand on te le propose avec parti sortable,

Tu poursuis lâchement un hymen inégal,

Aux tiens, à ton état, à ton honneur fatal,

Honteusement épris des impudiques flammes

De la plus vicieuse et plus vile des femmes.

LAURE, à part.

Voilà mes qualités.

ORANTÉE.

Monsieur, s’il m’est permis,

Je ferai quelque jour mentir mes ennemis :

Si j’obtiens ce bonheur, vous verrez un visage

Qui ne ressemble point à cette fausse image :

Par lui je convaincrai votre crédulité

De trop de confiance et de facilité :

Laure est l’achèvement de toutes les merveilles ;

Sa grâce est sans défaut, ses vertus sans pareilles ;

Ce dieu qui se dévore et qui se reproduit,

Qui se cherche soi-même et soi-même se fuit,

N’a vu, voit, ni verra dans toute la nature

De merveille passée, ou présente ou future,

Riche du moindre éclat, ni des moindres trésors

Qui parent son esprit, et son âme et son corps.

LE ROI.

Dieux ! avec quelle honte et quelle patience

De ton mauvais esprit fais-je l’expérience !

Fou, stupide, insensé, si l’usage et le temps

Ne t’ont encor pourvu de raison ni de sens,

Laisse-toi gouverner par ceux dont la sagesse

Avecque tant de soin pour ton bien s’intéresse ;

Ou si, dans cette jeune et bouillante saison,

Tu n’es absolument dépourvu de raison,

Soumets ton sens au mien, et défère à qui t’aime,

Avant que te sentant tu t’aimasses toi-même.

Ta passion est juste, et ta Laure, dis-tu,

Est la sagesse même, et la même vertu !

Quel aveugle respect, quelle bonté m’arrête,

Que ma main de ton corps ne sépare ta tête,

Où le raisonnement, du bon sens séparé,

Ne produit rien de mûr et rien que d’égaré ?

LE COMTE.

Remettez-vous, seigneur, et qu’en vous la prudence

Bannisse la fureur d’avecque la puissance.

Régner et s’emporter font un mauvais accord ;

L’un est d’un faible esprit, l’autre d’un homme fort ;

L’un rend serf de soi-même, à l’autre on rend hommage ;

L’un est une puissance, et l’autre est un servage.

ORANTÉE.

Ce corps qui vient de vous est votre absolument ;

L’esprit, qui vient du ciel, est à lui seulement :

Disposez donc du corps, traitez-le comme votre ;

Mais permettez au ciel de disposer de l’autre.

LE ROI.

Ô belle conséquence ! ô fou raisonnement !

Le ciel est donc auteur de ton aveuglement ?

Sa providence donc te destine une femme

Perdue, abandonnée, entre toutes infâme,

Qui de mille assouvit les désirs dissolus,

Et capable de tout, si ce n’est d’un refus ;

Au reste, à ce qu’on dit, bien moins belle que vaine,

Et qu’un œil délicat ne souffrirait qu’à peine ?

C’est là ce digne objet et ce choix précieux

Qu’à l’honneur de ta couche ont destiné les cieux ?

ORANTÉE.

Quiconque vous ait fait cette fausse peinture,

Si j’en apprends le nom, il mourra, je le jure.

Pour vous laisser la vie en ce juste courroux,

Il ne me faut pas moins que la tenir de vous :

Mais qu’à jamais les dieux en prolongent la course ;

Mon sang me vient du vôtre, il révère sa source.

Laure, au reste, est honnête, et j’atteste les dieux

Que ma mère elle-même, oui, ne véquit pas mieux ;

Et, touchant les défauts qu’on peint en son visage,

Si quelqu’un qui l’ait vue a tenu ce langage,

Et s’il ne vous flattait, je suis un imposteur :

Faites couper un jour la langue du menteur.

Non, seigneur, il n’est rien que Laure ne surpasse ;

Auprès de ce qu’elle est toute grandeur est basse :

Pour venir jusqu’à moi croyez qu’elle descend,

Et ne peut épouser un roi qu’en s’abaissant.

LE ROI.

Lâche sang de mon sang, avec quelque justice

Que mon ressentiment penche vers ton supplice,

Je veux à ta folie, et non à ton dessein,

Rapporter ces effets d’un jugement malsain,

Et je m’offre de faire en présence du comte,

Un accord avec toi dont tu mourras de honte.

Mets cet infâme objet de ton lâche désir

En l’endroit le plus sûr que tu puisses choisir,

Et si je puis prouver à ton impertinence

Et sa méchante vie et son incontinence,

Défère à mon vouloir, qui respire ton bien,

Comme ne le pouvant je me soumets au tien.

ORANTÉE.

Une fidèle preuve, et que j’en aurais eue

Ou par ma propre oreille, ou par ma propre vue,

Me la ferait haïr à l’égal de la mort.

LAURE, à Orantée.

N’en crains rien.

ORANTÉE.

Oui, seigneur, j’accepte cet accord

Par les sacrés respects où le sang me convie,

Et par ce qui m’est cher, le bien de votre vie.

LE ROI.

Que cette affaire donc reste aux termes qu’elle est.

ORANTÉE.

Détrompé, je me range au parti qui vous plaît.

Le roi, le comte et les gardes sortent.

 

 

Scène XI

 

LAURE, ORANTÉE

 

LAURE.

Vous plaignez bien la foi que vous avez donnée

À cette vicieuse, à cette abandonnée.

ORANTÉE.

Tant qu’au moindre soupçon qu’on t’en verrait former

Je mourrais à tes pieds pour te la confirmer.

LAURE.

Quoi ! pour une effroyable et si digne de haine ?

ORANTÉE.

La frayeur que tu fais est une douce peine.

LAURE.

Si laide, puis-je bien vous causer tant d’ardeur ?

ORANTÉE.

Tu feras bien du mal avec cette laideur.

LAURE.

De l’horreur !

ORANTÉE.

De l’amour.

LAURE.

De la peur !

ORANTÉE.

De l’envie.

LAURE, l’embrassant.

Mon prince ! mon espoir !

ORANTÉE.

Ma princesse ! ma vie !

Enfin vous confondrez, beaux yeux, beaux enchanteurs,

Vos persécutions et vos persécuteurs,

Et bientôt vos rayons, dissipant tout nuage,

En de fâcheux esprits ne verront plus d’ombrage.

Mais, ma chère princesse, attendant ce beau jour,

Seconde un joli trait que m’inspire l’Amour.

LAURE.

Quel ? dites seulement.

ORANTÉE.

D’aller au roi toi-même

Prouver en tes habits que ta grâce est extrême :

Je veux qu’il rende hommage à des charmes si doux.

LAURE.

En mes habits ? Mon prince, à quoi m’obligez-vous ?

ORANTÉE.

À rien : certaine fourbe, à ce sujet conçue,

Ne m’en fait espérer qu’une agréable issue.

Viens, je te la dirai.

LAURE.

Si vous le souhaitez,

J’y cherche vos plaisirs, et non mes sûretés.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

OCTAVE, seul

 

Je reconnais, Amour, ton pouvoir immortel ;

Mon âme t’est un temple, et mon cœur un autel ;

Mais n’en exige point ce honteux sacrifice ;

Fais plutôt que l’autel et le temple périsse.

Moi, dieux, que j’aime Laure ! Insolent Ixion,

Quel dessein et quel vol prendrait ta passion ?

Que je perde sans fruit, par cette perfidie,

L’amitié de mon prince et l’amour de Lydie !

Inutile, importun et coupable penser,

De quel trouble d’esprit me viens-tu traverser ?

Ô signe trop sensible et preuve trop certaine

Du pouvoir de l’Amour sur la faiblesse humaine !

Un homme peut commettre en la garde d’autrui

Son honneur, ses trésors, son plaisir, son ennui,

Et ne rien réserver des secrets de son âme,

Et celui seul est fou qui confie une femme :

C’est là qu’il est fatal d’éprouver ses amis,

Et qu’on a hasardé ce qu’on leur a commis ;

C’est là que pour soi-même on n’est pas trop fidèle

Et c’est de ce seul bien que l’avarice est belle.

 

 

Scène II

 

LE ROI, OCTAVE

 

LE ROI.

Dernier et seul moyen d’où dépend mon repos,

Octave, qu’en ce lieu je te trouve à propos !

OCTAVE.

Sire, aurais-je du sort reçu ce bon office

Que je pusse espérer de vous rendre service ?

De moi, sire, de moi dépend votre repos ?

LE ROI.

Oui, de toi si tu veux : mais écoute en deux mots.

Quoique l’astre du jour, prêt à sortir de l’onde,

Semble plus souhaitable aux yeux de tout le monde ;

Qu’alors que vers la mer, précipitant son cours,

Avecque sa carrière il achève les jours ;

Du premier toutefois on n’a que l’espérance,

Et de l’autre les yeux possèdent la présence :

Le bien présent est sûr, les futurs sont trompeurs ;

Un changement de temps, un amas de vapeurs,

Un vent, une tempête en un moment émue,

Aux yeux qui l’attendaient peut dérober sa vue.

T’expliquer maintenant cette comparaison,

Connaissant ton esprit, serait hors de saison.

OCTAVE.

Le prince serait-il ce soleil qui se lève,

Et vous, sire, celui dont la course s’achève,

Vous dont les jours à peine ont atteint leur midi,

Dont l’âge le plus beau n’est pas encore ourdi ?

LE ROI.

Ayant compris mon sens, réponds à mon attente ;

Préfère au bien futur la fortune présente :

L’incertaine faveur d’un fils qui doit régner

Contre un père régnant ne te doit pas gagner ;

Outre qu’un jour, guéri de son jeune caprice,

Il voudra mal peut-être à qui lui rend service.

OCTAVE.

Sans égard du futur je dois tout à mon roi ;

J’honore la couronne au front où je la vois.

Le sort me donne au fils, mais je me donne au père :

Chez vous je suis sujet et chez lui volontaire.

Oui, sire, assurez-vous de ma fidélité

En quoi qui soit utile à votre majesté ;

Car de m’imaginer nul dessein sur sa vie...

LE ROI.

Ah ! tu verrais ma mort précéder cette envie :

Oui, tout auteur qu’il est de mon cruel ennui,

J’entends encor mon sang qui me parle de lui ;

Il rend et ma menace et ma colère vaines,

Et je le verserais pour en remplir ses veines.

De cette affection naît l’utile dessein

Que si confidemment je répands en ton sein.

Mais tout ce long discours dont je te sollicite,

À ton obéissance ôte de son mérite :

Tu sais, oui tu le sais, et toi seul de ma cour

As vu naître et durer cette funeste amour,

Pour quel indigne objet ce lâche cœur soupire,

Et de quelle puissance il révère l’empire :

D’une fille inconnue, et de qui les parents

N’ont possédé chez moi ni dignité, ni rangs,

Étrangère, sans biens, et sans autre avantage

Que de quelques attraits qu’il trouve en son visage.

D’ailleurs, tu sais l’accord en Pologne arrêté,

Dont mon ambassadeur par mon ordre a traité,

Que la princesse vient, et que cette alliance

De toute la Hongrie est l’heur et l’espérance ;

Si bien que si clans peu leur commerce ne rompt,

J’attends en l’attendant un éternel affront.

OCTAVE.

Sire, je connais trop quel transport le domine,

Et de quelle furie il court à sa ruine :

Mais j’ai beau lui blâmer cet amour inégal,

Pour souffrir le remède il aime trop son mal.

Et, malgré les raisons que j’emploie contr’elle,

Le prince n’en est pas moins soumis et fidèle.

LE ROI.

M’obstinant ce matin contre son sentiment,

Et blâmant sa folie et son aveuglement,

Autant qu’il l’estimait je l’ai dépeinte infâme,

J’ai couvert sa vertu de reproche et de blâme,

Et j’ai promis de faire à ses yeux aveuglés

Voir ses débordements honteux et déréglés.

Sa guérison dépend de cette connaissance,

Mais cette preuve, Octave, excède ma puissance ;

Car Laure, à ce qu’on dit, a trop d’honnêteté,

Et passe tout son sexe en cette qualité ;

C’est donc en ce besoin qu’il faut que l’art agisse,

Et je n’en attends rien si tu n’en es l’Ulysse,

Avecque cet accès qui t’est libre auprès d’eux,

Et ton esprit adroit, tu peux tout si tu veux.

C’est ici que l’honneur est conjoint à la ruse :

Un malade obstiné meurt si l’on ne l’abuse :

Les remèdes qu’on craint plaisent après l’effet,

Et quelquefois il faut cacher même un bienfait.

Prouve-moi donc ton zèle en ce besoin extrême ;

Sers ton maître, ton roi, ton pays et toi-même ;

Et, guérissant un fou à sa perte obstiné,

Rends-toi digne du rang que je t’ai destiné.

OCTAVE.

Il n’est point de secret que le zèle n’inspire

Pour l’honneur de son prince et le bien de l’empire ;

Et, touchant ce dessein, j’ose engager ma foi,

Inviolable gage entre les mains d’un roi,

Si d’un peu de bonheur le sort me favorise,

De conduire à l’effet cette juste entreprise.

Espérer de lui plaire, et présumer encor

Que cette Danaé se rende à des flots d’or,

C’est vouloir au soleil ôter de la lumière,

Et chercher le matin au bout de sa carrière.

Il faut donc employer en cette occasion,

Au défaut de l’effet, l’art et l’illusion,

Et comme un enchanteur, par d’inconnus mystères,

Pour véritable corps fait passer des chimères,

Faire au prince abusé détester ses appas,

Lui faisant croire et voir ce qui ne sera pas.

LE ROI.

Mais avec quoi payer cette faveur extrême ?

OCTAVE.

Vous la payerez, sire, avecque Laure même ;

C’est le prix que je veux de ma fidélité

Si je rends ce service à votre majesté.

LE ROI.

Fais donc, dérobe Laure, et Laure sera tienne :

En l’ôtant à mon fils, fais qu’elle t’appartienne ;

Combats pour conquérir cette riche toison.

OCTAVE.

Le zèle qui m’anime en sera le Jason.

Il sort.

 

 

Scène III

 

LE ROI, seul

 

Voilà de ces flatteurs dont une cour abonde,

Que l’intérêt gouverne au gré de tout le monde ;

Ennemis du repos, amis du changement,

Lâches, et résolus à tout événement :

Telles gens toutefois approchent la couronne ;

On se sert de leur vice, et l’on hait leurs personnes.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, LE ROI

 

LE COMTE.

Sire, en la basse cour une jeune beauté

Attend qu’on la présente à votre majesté.

LE ROI.

Une jeune beauté ?

LE COMTE.

Plutôt la beauté même,

Que le plus continent ne peut voir qu’il ne l’aime ;

Jamais rien de pareil ne parut en ces lieux

Pour la peine des cœurs et le plaisir des yeux.

LE ROI.

Qu’elle entre, voyons-la : si c’est quelque déesse,

Prions-la d’un miracle au besoin qui nous presse ;

Prions-la de confondre et Laure et ses desseins,

Et de rendre à mon fils des sentiments plus sains.

 

 

Scène V

 

LE ROI, LE COMTE, LAURE

 

LAURE, aux pieds du roi.

Grand roi dont la justice égale la puissance,

Extermine le vice et soutient l’innocence,

De tous les gens de bien l’espoir et le recours,

Mon honneur offensé vous demande secours.

LE ROI.

Ah ! comte, de quels traits de lumière et de flamme

Je sens percer mon cœur ! Achevez donc, madame.

LAURE.

Mon nom est Éliante, et mon père autrefois

Reçut en votre cour d’honorables emplois,

Son nom, malgré sa mort, vivra dans vos histoires ;

Il vous a de son sang acheté des victoires :

Ce fut Théodamas.

LE ROI.

J’ai connu sa valeur ;

Sa perte avecque vous m’est un commun malheur,

Et j’allais à sa gloire égaler sa fortune,

Quand il paya sa vie à cette loi commune.

LAURE.

Je vis donc avec lui mon espoir abattu ;

J’héritai pour tout bien de sa seule vertu ;

Mais le sort m’enviant encor cette richesse,

M’a d’un puissant Tarquin fait la faible Lucrèce :

Un jour dedans un temple où je priais les dieux,

Un jeune cavalier porta sur moi les yeux ;

Ce ne fut point au bal, ni sur une fenêtre

Qu’il put m’entretenir ou qu’il me vit paraître ;

Ce sont autant d’appâts qu’on tend aux libertés,

Et que j’ai toujours fuis et toujours évités.

Il me vit donc au temple, et là ces faibles charmes,

Dont les tristes effets me coûtent tant de larmes,

Sans qu’il s’en défendît par le respect des lieux,

M’acquirent les devoirs qu’il venait rendre aux dieux :

Il s’enquiert de mon nom, me suit, me rend visite,

Brûle, promet, languit, m’écrit, me sollicite,

Et ne fait rien enfin, avec tous ces efforts,

Qu’accroître et qu’irriter d’inutiles transports.

Mais comme assez souvent nous passions sur ces rives,

Une autre fille et moi, quelques heures oisives,

À contempler des flots les divers mouvements

Ou bien de quelques fleurs faire des ornements,

J’avise en un moment l’appareil de ma perte,

Une superbe nef, de cent drapeaux couverte,

Où trop artistement on avait peint pour moi

Sur des croissants d’argent la terreur et l’effroi ;

Le chef de ce vaisseau, le turban sur la tête,

S’approche, fait du nôtre une prompte conquête,

Puis s’enfuit glorieux du butin qu’il a fait ;

Quand moi, qui le croyais être Turc en effet,

Je hausse enfin les yeux, l’avise, le contemple,

Et vois que c’est celui qui m’avait vue au temple,

Qui, traître, me ravit sur un traître élément,

Et que ma perte oblige à ce déguisement.

Le ravisseur enfin use de l’avantage ;

Dans un calme profond mon honneur fait naufrage :

De ce mortel affront rien ne me peut sauver,

Et la mer n’a pas d’eaux assez pour m’en laver.

Vengeur de l’innocence et destructeur du vice,

Grand prince, mon honneur vous demande justice

Par les tristes ruisseaux des pleurs que j’ai versés,

Et par ces saints genoux que je tiens embrassés.

LE ROI.

Par les jours de mon fils, par cette chère vie

Pour qui je souffrirais qu’elle me fût ravie,

Par le bandeau royal qui doit couvrir son front,

Le sang du ravisseur lavera votre affront.

Ainsi puisse périr cette Laure importune,

Dont les prétentions vont jusqu’à sa fortune,

Qui nous remplit de trouble et de confusion,

Et qui sème entre nous cette division.

Nommez-le seulement.

LAURE.

Sire, il n’est nécessaire

Ni de savoir son nom, ni d’émouvoir l’affaire :

Commettez seulement quelqu’un à cet emploi,

Et je mettrai la chose aux termes que je dois.

LE ROI, au comte.

Oui, comte, à votre soin j’en commets la poursuite ;

Suivez en tout son ordre, et partout sa conduite.

LE COMTE.

J’exécuterai, sire, avec fidélité

La charge que j’en ai de votre majesté.

LE ROI, à l’oreille du comte.

Approche, écoute un mot : puis-je avecque justice

Punir un criminel dont je deviens complice,

Moi qui sens que mon cœur incline à son forfait

Qui commets de désir ce qu’il commit d’effet ?

Ah ! comte, le beau crime ! avec quel artifice

Ne voudrais-je en pouvoir mériter le supplice !

De quels puissants efforts mon cœur est combattu !

Ô merveilleux trésor de grâce et de vertu !

Que ta conquête est riche, et que la violence

Dont on peut t’acquérir est une belle offense !

Que te saurais-je, comte, offrir de précieux ?

Partage avec moi l’empire de ces lieux,

Divisons entre nous mes biens et ma puissance,

Et de cette beauté m’acquiers la jouissance.

LE COMTE.

Dieux ! quel est ce pouvoir, que votre majesté

En soit sitôt réduite à cette extrémité !

LE ROI.

Mais quel est son visage, où presque l’abondance

Des charmes qu’on y trouve en détruit la créance ?

Crois-tu qu’il soit possible auprès de tant d’appas

De vivre, de les voir et ne les aimer pas ?

Va, comte, parle-lui, soulage mon martyre ;

M’acquérant ses faveurs, tu t’acquiers un empire ;

Conduits ma passion au but que je prétends ;

J’entre en mon cabinet pour t’en donner le temps.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, LAURE

 

LE COMTE.

Quelque difficulté qu’à l’abord elle fasse,

La brèche déjà faite assure de la place.

Madame ; ces beaux yeux, ces clairs flambeaux d’amour,

Plus dignes de donner que d’emprunter le jour,

Tout baignés qu’ils étaient de cette eau qui les lave,

Se sont d’un seul regard fait un illustre esclave,

Un roi qui vous adore, et dont la passion

Paierait de son sang votre possession.

Des faveurs qu’on lui fait son rang ôte le crime ;

Jamais avec son prince on ne perd son estime ;

Laissez-vous enchaîner à des liens dorés,

Et promettez le calme à ses sens égarés,

Comme lui de sa part, après cette allégeance,

Promet à votre honneur une prompte vengeance.

LAURE.

N’accusons plus le sort, il a trop fait pour moi,

Après tant de malheurs, si je plais à mon roi :

La perte de l’honneur à son sujet soufferte

Est à la plus honnête une honorable perte.

Allez, assurez-le que sur ce peu d’appas

Il est plus absolu que dessus ses états.

LE COMTE.

Voilà sans trop attendre accorder ma requête,

Et j’emporte à bon prix une riche conquête.

Madame, assurez-vous que ce consentement

Est à votre fortune un heureux fondement.

Mais où promettez-vous du secours à sa peine ?

LAURE.

Chez moi, d’où j’enverrai quelqu’un qui vous y mène.

LE COMTE.

Et quand ?

LAURE.

Dès ce soir même. Adieu, car il est tard ;

Un des miens de ce pas vous viendra de ma part.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, LE COMTE

 

LE ROI.

Comte, eh bien ?

LE COMTE.

C’en est fait, la place s’est rendue,

Et contre cet assaut s’est fort peu défendue.

Que votre épargne, sire, est un fort arsenal,

Et que l’or est un charme à la vertu fatal !

LE ROI.

Je me laisserais vaincre à l’ardeur d’Orantée,

Si par de si beaux yeux elle était excitée ;

Et quiconque est esclave en si belle prison

Accorde la faiblesse avecque la raison.

Mais encor quelle est l’heure et la place assignée ?

LE COMTE.

Chez elle pour ce soir la parole est donnée.

LE ROI.

Et sais-tu sa maison ?

LE COMTE.

Laissez m’en le souci.

Dans un moment au moins un des siens vient ici.

LE ROI, apercevant Orantée.

Ô dieux ! il me fallait pour modérer ma joie

Rencontrer ce mutin. Quel malheur me l’envoie ?

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, LE COMTE, ORANTÉE

 

ORANTÉE.

Une dame, seigneur, au sortir du palais,

D’une extrême beauté si j’en connus jamais,

M’a chargé de vous voir touchant quelque promesse

Qu’elle dit avoir faite à l’ardeur qui vous presse ;

Puis trouvant à propos son carrosse en ces lieux,

Plus vite qu’un éclair s’est ravie à mes yeux.

LE ROI.

Touchant quelle promesse, et quelle est cette femme ?

LE COMTE.

Nous aurait-on joués ?

ORANTÉE.

C’est, seigneur, cette infâme,

Cette fille perdue et cet objet d’horreur

Que vous persécutez avec tant de fureur ;

C’est celle qui tantôt, sous un habit de page,

Vous a vu la traiter avecque tant d’outrage ;

C’est celle où vos flatteurs trouvent tant de défauts,

Et ce sont ces appas qu’ils vous peignaient si faux.

Elle a cru comme moi qu’elle pouvait sans crime

Vous voir et vous ôter cette mauvaise estime ;

Et par un trait d’esprit de son invention

A mis l’affaire au but de votre intention.

Jugez par cet essai de son adresse extrême,

Et touchant sa beauté consultez-vous vous-même,

Vous dont sitôt l’Amour, ce savant artisan,

A su de son censeur faire son partisan.

Considérez, monsieur, si, depuis tant d’années

Que je vois ces beaux yeux qui font mes destinées,

J’aurais pu résister à ces jeunes vainqueurs

Si savants et si prompts à la prise des cœurs ;

Et si, d’un seul regard vous ayant fait malade,

Ils m’auraient épargné. Voilà mon ambassade.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, LE COMTE

 

LE COMTE.

Voilà d’un bel espoir un changement bien prompt ;

Mais, le premier trompé, j’ai le premier affront.

LE ROI.

Tous mes sens interdits démentent mon oreille

Touchant cette impudence à nulle autre pareille.

Laure devant mes yeux, en ma chambre, et de jour !

L’ouïr, la voir, l’aimer, et la prier d’amour !

LE COMTE.

Que ferons-nous du Turc, suivrons-nous sa galère ?

LE ROI.

Ah ! comte, au nom des dieux, n’aigris point ma colère ;

J’en ai trop pour les perdre et faire souvenir

De l’affront qu’ils m’ont fait les races à venir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LYDIE, OCTAVE

 

LYDIE.

Eh bien, avec tant d’art, avec ce soin extrême,

Ressemblerai-je à Laure ?

OCTAVE.

Oui, comme Laure même ;

Avec ce vêtement, cette taille, ce port,

Et ce grave maintien qui l’imite si fort,

Avec ces assassins, cette poudre, ces mouches,

Et ce souris fatal aux cœurs les plus farouches,

Si tu prends peine encore à bien feindre sa voix,

Le prince entre vous deux hésiterait au choix ;

Outre aussi que la nuit fidèle secrétaire

Des fourbes des amants, aidera ce mystère.

L’art a mis à propos ce cabinet chez vous,

Qu’une fenêtre basse expose aux yeux de tous,

Qui de tous les passants rend et reçoit la vue :

C’est là qu’il faut, Lydie, attendre ma venue,

Et qu’il faut essayer l’artifice amoureux

Qui promet du repos et pour nous et pour eux.

Moi j’attends ici Laure, et l’ayant introduite

Et laissée en sa chambre où je l’aurai conduite,

Avec avis exprès de ne paraître pas,

De crainte que le roi n’adresse ici ses pas,

Je viens au cabinet où jouera l’artifice

Qui rend à ces amants ce favorable office.

LYDIE.

Mais quel office encor ? je ne le comprends point ?

Beaucoup d’art, sans mentir, à ce mystère est joint.

OCTAVE.

Eh quoi ! ne sais-tu pas où Laure en est réduite ?

Peut-elle d’un monarque éviter la poursuite,

Tandis qu’il la croira nourrir ses premiers feux,

Songer encor au prince et recevoir ses vœux ?

Ce qu’il ne croira plus s’il apprend qu’elle m’aime.

LYDIE.

Mais pourquoi, l’abusant, abuser Laure même,

Et ne lui dire pas le plaisir qu’on lui fait ?

OCTAVE.

Afin de n’ôter pas le mérite au bienfait.

Qui n’étant point promis oblige davantage ;

Outre que cette fille, avec ce grand courage

Qui donne un vol si haut à ses prétentions,

Verrait qu’on ferait tort à ses affections.

Et, brûlant d’une flamme et si noble et si belle,

Ne voudrait pas souffrir qu’on la crût infidèle.

LYDIE.

Le trait est d’habile homme et d’un esprit bien sain.

OCTAVE.

La seule piété m’oblige à ce dessein,

Et ton zèle de même à ce devoir t’invite

Et de cette faveur partage le mérite.

Laure vient de ce pas, et j’arrête en ce lieu

Pour la rendre en sa chambre.

LYDIE.

Attendez donc.

OCTAVE.

Adieu.

Lydie sort.

 

 

Scène II

 

OCTAVE, seul

 

De ces divers détours la route est malaisée ;

Mais en ce labyrinthe il faut être un Thésée,

Il faut promettre à tous et faire tout pour soi ;

Pour bien tromper le prince, il faut tromper le roi.

Employons Laure même en cette comédie ;

Quelqu’un prendra pour Laure, et l’autre pour Lydie.

Car il est important, et j’y saurai pourvoir,

Que le roi, la voyant, ne sache pas la voir :

Faisant qu’il la connût, j’exposerais sa vie

À l’ardente fureur dont il l’a poursuivie.

Amour, subtil enfant, seconde mon dessein,

Favorise ma flamme, ou me l’ôte du sein.

Hasardons tout : n’importe, au moins j’ai l’avantage

De ne pouvoir périr par un plus beau naufrage,

De ne pouvoir briser contre un plus bel écueil,

Ni dans plus belle mer rencontrer mon cercueil.

 

 

Scène III

 

LE ROI, OCTAVE

 

LE ROI.

Mon cher Octave, eh bien, qu’a produit ton adresse ?

Devons-nous espérer l’effet de ta promesse ?

OCTAVE.

Tout succédera, sire, au gré de votre espoir ;

J’ai promis ce matin, et veux payer ce soir :

Laure et certaine fille ont un rapport extrême

Par qui j’ai résolu de vous tromper vous-même ;

Vous verrez Laure même, au rapport de vos yeux ;

Le lait, enfin, au lait ne ressemble pas mieux.

Cet extrême rapport semble un jeu de nature,

Qu’elle n’ait inventé que pour cette aventure.

Enfin espérez, sire, un bel événement

Si le succès répond à ce commencement.

LE ROI.

Le triomphe obtenu, la dépouille en est tienne,

Et dès demain je veux que Laure t’appartienne :

Mais tout dépend de toi.

OCTAVE.

Laissez-m’en le souci.

Allez quérir le prince, et vous rendez ici.

Le roi sort.

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, seul

 

J’élève un édifice avecque ces machines

Qui, s’il doit renverser, m’entraîne en ses ruines.

Et tu prends, mon amour, un vol audacieux :

Mais si je tombe, au moins je tomberai des cieux.

Je ne saurais périr pour un objet plus rare :

Ce soleil, comme l’autre, est digne d’un Icare.

Avançons, la voilà. Quelle infidélité

N’autoriserait-elle avec tant de beauté ?

 

 

Scène V

 

LAURE, OCTAVE

 

LAURE.

Eh bien ! la fourbe. Octave, est-elle pas plaisante ?

OCTAVE, à part.

Que dit-elle ? Ô propos qui détruit mon attente !

Mon espoir est trahi, mes secrets découverts,

Les machines à bas, l’édifice à l’envers.

LAURE.

Est-il temps que l’effet succède à la promesse,

Et qu’on le satisfasse au désir qui le presse ?

OCTAVE.

Qui, madame ?

LAURE.

Le roi.

OCTAVE, à part.

Dieux vengeurs des forfaits,

Qui les voyez dans l’âme avant qu’on les ait faits,

Que ma confusion punit ma perfidie !

LAURE.

Vous ne m’en dites rien ?

OCTAVE.

Que faut-il que je die ?

Oui, madame, il est vrai, ces innocents appas...

LAURE.

Le prince en rira bien, mais le roi n’en rit pas.

OCTAVE.

L’affaire succédant contre son espérance...

LAURE.

Elle m’a réussi contre toute apparence :

Lui donner tant d’amour avec si peu d’attraits,

Je ne m’en osais pas promettre tant d’effets.

Que dit-il de ce Turc et de cette Éliante ?

La fourbe, encore un coup, n’est-elle pas plaisante ?

OCTAVE, à part.

Ce discours cache un sens où je ne comprends rien,

Et mon espoir renaît ; achevons, feignons bien.

Haut.

Madame, pardonnez : l’inquiétude extrême,

Et le trouble où je suis pour votre intérêt même,

Ne me permettent pas de vous répondre un mot.

À part, voyant venir le roi.

C’est assez, il l’a vue... On vous cherche ; entrons tôt.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, ORANTÉE, LE COMTE

 

ORANTÉE.

C’est elle ; mon amour ne dément point ma vue.

LE ROI.

Est-ce Laure ?

ORANTÉE.

Oui, monsieur, c’est Laure, je l’ai vue :

Je ne puis soupçonner l’éloignement des lieux ;

Mon cœur me l’a montrée aussi-bien que mes yeux.

LE ROI, à part.

N’étant pas averti de cette ressemblance,

Je n’aurais pu des deux faire la différence ;

J’ai cru voir Laure même. Heureux commencement,

Ne sois pas démenti par ton événement !

ORANTÉE.

Quoi ! de ces lâchetés Laure serait capable ?

Non, les dieux pécheraient, le ciel serait coupable ;

La nature jamais n’aurait mis sous les cieux

Rien que de criminel et que de vicieux.

Et les noms en ce cas conviendraient mal aux choses ;

La nuit serait le jour, les épines des roses ;

Le vice serait beau, l’honneur serait honteux ;

L’incertain serait sûr, et le certain douteux.

LE COMTE.

Fort souvent en ce lieu je les ai vus ensemble.

Voulez-vous approcher ? Je les ais, ce me semble.

LE ROI.

Vous saurez discerner, si la bonté des dieux

Fait que la vérité vous dessille les yeux,

Les avis que m’inspire et l’âge et la sagesse,

D’avecque les conseils d’une ardente jeunesse ;

Et vous verrez, mon fils, que mon intention

Part et naît purement de mon affection.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, ORANTÉE, LE COMTE, LYDIE et OCTAYE, dans un cabinet

 

LYDIE, à Octave.

Ah ! ne m’opposez point des excuses frivoles ;

Répondez-moi du cœur, laissons là les paroles.

Octave, payez mieux les ardeurs que je sens,

Qu’avecque des soupirs ou feints ou languissants,

Infidèles témoins d’une fidèle flamme,

Et qui ne disent point les sentiments de l’âme.

ORANTÉE, écoutant sous la fenêtre.

Ardeurs, flammes, soupirs, ah ! que m’apprenez-vous ?

Laure priant d’amour ! lui prié ! moi jaloux !

OCTAVE.

Mais puisque vous savez que je dépends d’un maître,

Accordez donc les noms de valet et de traître.

Laure, eh quoi ! pourrez-vous priser avec raison

La foi qui vous viendrait par une trahison ?

Mon devoir, non pas moi, fait cette résistance ;

Je ne vous puis, constant, promettre de constance :

Quels si sacrés serments vous pourraient assurer

D’un qui pour s’engager se devrait parjurer ?

Libre, j’aurais assez d’ardeur et de courage

Pour oser souhaiter ce glorieux servage ;

Mais je dépends du prince, et cet engagement

Me défend d’attenter à son contentement.

ORANTÉE.

Ce désir te serait une funeste envie,

Et tout autre discours t’aurait coûté la vie.

LE ROI.

Eh bien, où fondez-vous votre fidélité ?

Dessus cette faiblesse et cette lâcheté ?

LYDIE.

L’Amour est bien enfant quand, tremblant et timide,

Il prend ou la prudence ou la raison pour guide :

Souffrons, puisqu’il est dieu, que tout lui soit permis,

Sans respect de parents, de maîtres, ni d’amis ;

Car enfin que prétend avecque sa fortune,

Ce prince dont l’amour si longtemps m’importune ?

Qu’il soumette ses vœux aux volontés du roi,

Et me laisse à mon gré disposer de ma foi.

OCTAVE.

Quoi ! Laure est infidèle ?

LYDIE.

Octave est indomptable ?

OCTAVE.

De cette trahison mon cœur n’est pas capable.

ORANTÉE.

« Et me laisse à mon gré disposer de ma foi ! »

Ah ! c’est trop.

LE ROI.

Arrêtez.

ORANTÉE.

Monsieur, permettez-moi.

« Car enfin que prétend avecque sa fortune,

« Ce prince dont l’amour si longtemps m’importune ! »

LE ROI.

Mon fils !

ORANTÉE, tirant son épée.

Souffrez, monsieur, que mon juste courroux

Venge...

OCTAVE.

J’entends quelqu’un. Laure, retirons-nous.

Octave et Lydie se retirent.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, ORANTÉE, LE COMTE

 

ORANTÉE.

Sur son perfide sang, votre haine et ma flamme...

LE COMTE.

Seigneur, remettez-vous.

ORANTÉE.

Elle mourra, l’infâme.

« Qu’il me laisse à mon gré disposer de ma foi ! »

Oui, je te la remets, perfide, elle est à toi.

Oui, je renonce, ingrate, à la fausse victoire

Sur qui j’établissais le comble de ma gloire ;

Dispose de ta foi, lâche ; oui, je te remets

Ce bien imaginaire et que tu n’eus jamais.

Ah ! ciel ! ce n’est point toi qui régis la nature ;

Tes astres impuissants errent à l’aventure ;

La région du feu n’a point de pureté ;

La terre, quoi qu’on die, est sans stabilité ;

L’ombre produit les corps, et les corps suivent l’ombre ;

L’astre du jour est fixe, et sa lumière est sombre ;

Le visage de Laure a de douteux appas,

Et rien n’est assuré puisqu’elle ne l’est pas.

LE ROI.

Enfin voilà, mon fils, cette chaste Lucrèce

Dont vous m’aviez si haut exalté la sagesse ;

Enfin vous apprendrez de l’usage et du temps

Combien il est trompeur d’abonder en son sens,

Et que la passion est un aveugle guide

Avec qui l’on s’égare en lui lâchant la bride :

C’est le bruit de la ville et celui de ma cour

Que mille avecque vous partageaient son amour,

Si tel bien toutefois se partageant se donne ;

Car ce qu’on a pour tous on ne l’a pour personne.

ORANTÉE.

Je connais ma folie, et mon aveuglement

En cette trahison paraît trop clairement :

Mais que ne peut ce sexe alors qu’il dissimule !

Est-il œil qu’il n’aveugle, est-il cœur qu’il ne brûle ?

Perfide, tu devais, au moins par intérêt,

Attendre notre hymen, puisqu’il était si prêt ;

Puisqu’aucune puissance, à nos vœux opposée,

N’eût d’avecque ta foi la mienne divisée,

Et que rien de trop fort ne s’offrait à mes yeux

De là part des mortels ni de celle des dieux.

LE ROI.

Quand le ciel pour nos fronts a marqué des couronnes,

Ses soins dès le berceau veillent sur nos personnes,

Gouvernent notre vie, et ne permettent pas

Que, destinés si haut, nous descendions si bas.

Il reste donc, mon fils, d’accomplir mon attente,

Et de tourner vos vœux du côté de l’infante :

Le bruit de ses appas est assez répandu

Pour vous promettre plus que vous n’avez perdu.

ORANTÉE.

Tous mes fers sont brisés, toute ma flamme est morte ;

Choisissez les liens qu’il vous plaît que je porte ;

Ordonnez-moi le feu qui brûlera mon cœur ;

Le triomphe tout prêt n’attend que le vainqueur.

LE COMTE.

Sire, après ce bonheur, que le ciel nous envoie,

Joignons à mille feux autant de cris de joie.

LE ROI.

Puisqu’à mes volontés vous soumettez vos vœux,

Il reste encor, mon fils, un seul point que je veux.

ORANTÉE.

Quel ? ordonnez, monsieur.

LE ROI.

De tenir cet outrage

Trop au-dessous de vous et de votre courage

Pour vous devoir aigrir contre un sexe impuissant,

Que vous honoreriez même en le punissant :

Si vous n’épargnez Laure, épargnez votre gloire ;

C’est assez la punir qu’en perdre la mémoire.

ORANTÉE.

Cet arrêt est un frein à mon juste courroux.

Je ne veux voir qu’Octave.

LE ROI, au comte.

Allons, retirons-nous.

Le roi et le comte sortent.

 

 

Scène IX

 

ORANTÉE, seul

 

Ne souffre pas encor qu’on blâme ta faiblesse,

Beau monstre apprivoisé dont la douceur nous blesse,

Manquement de nature agréable à nos yeux,

Mal, mais mal le plus beau des ouvrages des cieux ;

Sexe, qui dompte tout, et n’as point de courage,

De nos fidélités objet lâche et volage,

Défends-toi de ma plainte et de ma passion,

Et vante ta constance après cette action.

Ah !

 

 

Scène X

 

OCTAVE, ORANTÉE

 

OCTAVE.

Qu’avez-vous, seigneur ? quel trouble vous possède ?

ORANTÉE.

Une peine, une rage, un tourment sans remède.

OCTAVE.

Et quel ?

ORANTÉE.

De tous les maux qu’on souffre sous les cieux

Le plus insupportable et le plus furieux.

OCTAVE.

Quelque nouvel obstacle à votre mariage ?

ORANTÉE.

Non, ce serait un mal moindre que mon courage.

OCTAVE.

Quel donc ?

ORANTÉE.

La jalousie.

OCTAVE.

Et de qui ?

ORANTÉE.

Tu le sais.

OCTAVE.

Ni Laure ni sa foi ne changèrent jamais :

L’inviolable ardeur qu’elle vous a jurée

Aussi loin que sa vie étendra sa durée.

ORANTÉE, tirant un poignard.

Infâme receleur de sa déloyauté,

J’écrirai de ton sang son infidélité.

OCTAVE.

Quoi, seigneur, de mon sang ? D’où naît votre colère ?

ORANTÉE.

De l’affront que tu sais et que tu veux me taire,

Quoiqu’en cette rencontre, heureusement pour toi,

J’aye appris ton respect et reconnu ta foi.

OCTAVE.

Et de qui savez-vous que Laure est infidèle ?

ORANTÉE.

Tu le cèles encor ? De Laure, traître, d’elle ;

Elle te vient d’offrir la foi que j’en avais,

Et j’aurais démenti tout autre que sa voix.

OCTAVE.

Quoique instruit de sa vie, il est vrai, je l’ai tue,

Comme triste nouvelle et toujours trop tôt sue :

Ce qui doit affliger surprend toujours assez.

ORANTÉE.

Quoi ! mes bienfaits futurs, mes services passés,

Tant d’obstacles franchis, des transports si sensibles,

Signes de mon amour si clairs et si visibles,

Sont de trop faibles nœuds pour arrêter sa foi ?

Mon amour l’importune ? Ah ! je meurs ; soutiens-moi.

OCTAVE.

Il faut faire paraître au regret qui vous presse

Autant de fermeté comme elle a de faiblesse.

ORANTÉE.

Sexe ingrat !

OCTAVE.

Il est vrai que depuis quelque jours

Je suis persécuté de ses folles amours ;

Mais tout autre s’offrant serait prêt à lui plaire,

Elle ne fait refus ni n’en sut jamais faire ;

Vous manquez une place où mille ont réussi.

ORANTÉE.

Puis-je ouïr ce discours ? Effronté, sors d’ici !

OCTAVE.

Je m’en vais.

ORANTÉE.

Non, reviens, j’oublierai cette ingrate :

Mais il ne peut encor que ma douleur n’éclate,

Cherche quelqu’un des miens.

OCTAVE.

En ce ressentiment,

Au moins n’attentez rien.

ORANTÉE.

Non, fais tôt seulement.

Octave sort.

 

 

Scène XI

 

ORANTÉE, seul

 

Avec quelle constance, au courroux qui m’anime,

De ma divinité ferai-je ma victime ?

Faut-il donc ruiner le temple ou j’ai prié,

Et démolir l’autel où j’ai sacrifié ?

Puis-je, l’ayant aimée à l’égal de moi-même,

D’un extrême sitôt passer à l’autre extrême ?

Non, sortez de mon sein, vains projets que je fais :

Je l’aime au plus haut point que je l’aimai jamais.

Je sais que ma constance, après un tel outrage,

Est bien moins un excès qu’un défaut de courage,

Et que le souvenir de sa déloyauté

Est un honteux reproche à mon honnêteté ;

Mais le mal que je sens ressemble à ces ulcères

Qui par quelque accident deviennent nécessaires,

Dont il est dangereux de se laisser guérir,

Et qu’on ne peut fermer sans se faire mourir.

Ô ridicule amour ! cœur lâche, cœur infâme,

Qui ne peux t’échapper des liens d’une femme !

Être si peu touché d’un si sensible affront !

Ne le ressens-tu point ? est-il tout sur mon front ?

Elle ne peut souffrir ni moi ni ma fortune ;

Un des miens la rejette, et moi je l’importune.

Ah ! cède, mon amour, à ce juste transport ;

Oui, je hais cette infâme à l’égal de la mort.

Mais quoi ! ne la voir plus ! Mon erreur reconnue

Peut m’en ôter l’amour et m’en laisser la vue !

Haïssons seulement ce qu’elle a d’odieux,

Et l’abhorrant du cœur, admirons-la des yeux.

Hélas ! que résoudrai-je en cette peine extrême ?

À peine je la hais que je sens que je l’aime.

 

 

Scène XII

 

OCTAVE, ORANTÉE, GARDES

 

OCTAVE.

Les voici.

ORANTÉE.

Suivez-moi.

OCTAVE.

Surtout gardez, seigneur,

Que vos mains de son sang ne tachent votre honneur.

ORANTÉE.

Entrons.

 

 

Scène XIII

 

OCTAVE, ORANTÉE, LAURE, GARDES

 

LAURE.

Eh bien, mon prince, après cet artifice

Puis-je rien entreprendre où je ne réussisse ?

Avec adresse enfin ai-je trompé le roi ?

ORANTÉE.

Oui, perfide, il est vrai, mais lui bien moins que moi.

LAURE.

Raillez-vous ? Eh ! seigneur, quelle est cette visite ?

À quoi cette froideur, et pourquoi tant de suite ?

Vous allez exciter un murmure apparent.

ORANTÉE.

Ce murmure aujourd’hui m’est tout indifférent,

Puisqu’il sera suivi d’une éternelle absence.

LAURE.

Qu’entends-je ? Ô juste ciel, soutiens mon innocence !

Hélas ! qu’ai-je commis ?

ORANTÉE, à Octave.

Elle feint bien.

OCTAVE.

Fort bien.

LAURE.

Quel est donc entre vous ce secret entretien ?

En quoi, mon cher Octave, ai-je pu lui déplaire ?

OCTAVE.

Vos jours sont en danger : évitez sa colère.

ORANTÉE, à Octave.

Mon cher Octave !

À Laure.

Infâme !

LAURE.

En cet étonnement

Je demeure interdite et perds tout sentiment.

Quoi donc ! à tant d’amour succède tant de haine ?

Ah ! faites que je meure, ou me tirez de peine.

ORANTÉE.

Non, non, il faut encor signaler vos appas ;

Il importe beaucoup que vous ne mouriez pas.

Il reste à ces beaux yeux des libertés à prendre,

Et leur empire encor a bien loin à s’étendre :

Ne leur ôtez donc pas la lumière du jour,

Vivez pour notre gloire et pour celle d’Amour.

Cependant ne craignez ni moi ni ma fortune,

Et n’appréhendez plus que je vous importune ;

Je voudrais seulement, vous rendant votre foi,

Certains gages d’amour que vous avez de moi ;

Ces gens les recevront, ordonnez qu’on les rende :

Ce n’est pas que la perte en effet en fût grande ;

Mais ces tristes objets pourraient à l’avenir

Vous affliger l’esprit de quelque souvenir ;

Et je veux que le temps efface notre histoire.

Et vous ôte de moi jusques à la mémoire.

LAURE.

Seigneur, ne tirez pas des pleurs que je répands

La preuve de ma vie, attendez-la du temps :

C’est à son seul pouvoir qu’appartient la défense

Et de ma passion et de mon innocence.

Je suivrai cependant l’ordre que je reçois,

Et vous renverrai tout sans reprendre ma foi ;

L’effort que j’en ferais serait bien inutile ;

La résolution n’en est pas si facile.

Heureux qui comme vous en peut user ainsi,

Qui se peut engager et dégager aussi !

Pour moi je n’obtins pas ce bien de la nature ;

Je ne vous oublierai que dans la sépulture ;

Et si l’on aime encor séparé de son corps

Vous aurez une amante en l’empire des morts.

Elle sort.

ORANTÉE.

Hélas ! à mes regards l’ingrate s’est ravie.

Allons, sortons d’ici, j’y laisserais la vie.

Je sens bien que mon mal sera sans réconfort,

Et que ma guérison n’appartient qu’à la mort.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ORANTÉE, seul, l’épée ci la main à la porte de Laure

 

Beau ciel de mon soleil, maison si désirée,

Rue où ma liberté s’est si bien égarée,

Belle porte de Laure, où cet astre d’amour,

T’ouvrant ou te fermant, ôte ou donne le jour ;

Fenêtre désormais à mes yeux défendue,

Pourquoi, chétif, pourquoi vous ai-je jamais vue ?

Et vous, jeunes tyrans des libertés des cœurs,

Beaux yeux, de ma franchise agréables vainqueurs,

Beaux meurtriers, qui muets avez tant d’éloquence,

Hélas ! combien déjà me dure votre absence !

Pourquoi par vos regards m’avez-vous tant de fois

Confirmé faussement le rapport de sa voix ?

J’ai bien, en vous croyant, joint la honte à l’injure ;

J’ai reçu deux meurtriers pour témoins d’un parjure ;

Aux soins de deux voleurs mon esprit s’est remis,

J’ai pris pour conseillers mes mortels ennemis.

Il s’assied sur le seuil de la porte.

 

 

Scène II

 

OCTAVE, ORANTÉE

 

OCTAVE.

Le prince, en cette triste et soudaine retraite,

Ne m’a pas sans dessein sa présence soustraite :

Il proposait en vain de ne la revoir plus ;

Ses fers sont allongés, mais ne sont pas rompus ;

Des rivières plutôt, pour monter vers leur source,

Contre leur naturel, rebrousseraient leur course,

Que, pour quelque dépit qui rebute un amant,

Il cesse d’incliner et tendre à son aimant.

ORANTÉE.

Qu’entends-je ?

OCTAVE.

Quoi ! seigneur, et si tard et sans suite !

ORANTÉE.

Que veux-tu ? sans dessein, sans conseil, sans conduite,

Mon cœur, sollicité d’un invincible effort,

Se laisse aveuglément attirer à son tort.

Pour n’être pas témoin de ma folie extrême,

Moi-même je voudrais être ici sans moi-même.

Qu’un favorable soin t’amène sur mes pas !

Saisi, troublé, confus, je ne me connais pas ;

Et ta seule présence, en ce besoin offerte,

Arrête mon esprit sur le point de sa perte.

OCTAVE.

Maudite trahison, source de ses douleurs,

Que ta triste semence est féconde en malheurs !

Quoi ! seigneur, voulez-vous qu’une fille ait la gloire

D’avoir d’autorité conservé sa victoire,

D’oser impunément vous traiter de mépris,

Et, vicieuse ou non, régner sur vos esprits ?

Domptez, par une utile et belle violence,

Cet amour qui vous brave avec tant d’insolence ;

Il faut payer de force en semblable combat :

Qui combat mollement veut bien ne vaincre pas.

ORANTÉE.

Je l’avoue à toi seul, oui, je l’avoue. Octave,

En cessant d’être amant, je deviens moins qu’esclave ;

Et si je la voyais, je crois qu’à son aspect

Tu me verrais mourir de crainte et de respect :

Je ne sais par quel sort ou quelle frénésie

Mon amour peut durer avec ma jalousie ;

Mais je sens en effet que malgré cet affront,

Dont la marque si fraîche est encor sur mon front,

Le dépit ne saurait l’emporter sur la flamme ;

Et toute mon amour est encore en mon âme.

OCTAVE.

Tout son espoir peut donc être encore en son sein,

Si l’ingrate a pour vous encor quelque dessein.

Quand après le combat l’ennemi se rapproche,

Notre paix est aisée et notre grâce est proche.

C’est un fatal dessein pour notre liberté

Que de revoir le joug que nous avons porté.

Rien n’est plus éloquent que les pleurs d’une femme ;

C’est une eau merveilleuse et qui nourrit la flamme ;

Avec sa faiblesse elle peut tout forcer :

Qui consent de l’entendre est près de l’exaucer.

Comme sa voix est douce elle est persuasive,

Nous n’avons point de fiel dont elle ne nous prive ;

Cette douceur nous plaît, et ce qui plaît surprend ;

Si l’esprit n’est gagné la volonté se rend ;

Si la voix ne peut rien la personne nous touche ;

Tout en est éloquent, ses yeux aident sa bouche ;

Toutes ses actions servent à son secours,

Et pour nous racquérir fait de muets discours :

La voyant sans science on la croit sans malice,

Et toutefois sa vie est un pur artifice :

Laure, en un mot, seigneur, n’est pas loin de sa paix.

ORANTÉE.

Moi ! que je souffre Laure et lui parle jamais !

Que jamais je m’arrête et jamais je me montre,

Où Laure doive aller, où Laure se rencontre !

Que je visite Laure et la caresse un jour !

Que Laure puisse encor me donner de l’amour !

Qu’ayant reçu de Laure un traitement si rude,

Laure me puisse plus causer d’inquiétude !

Les étoiles plutôt descendront en ces lieux,

Les arbres arrachés s’iront planter aux cieux,

Les poissons dedans l’air prendront leur nourriture,

Les bêtes dans la mer chercheront leur pâture,

On verra de son lieu sortir chaque élément,

Et tout sera compris en ce dérèglement.

OCTAVE.

Mais si pour vous toucher elle n’a plus de charmes,

Pourquoi donc baignez-vous sa porte de vos larmes ?

Quand l’esclave échappé rapproche la maison,

Il ne hait pas son maître et craint peu sa prison.

ORANTÉE.

À qui goûte un repos si calme et si tranquille,

Octave, aucun effort ne semble difficile :

Vivant comme tu fais, exempt de tout souci,

Tu crois qu’il m’est aisé d’en être exempt aussi ;

Mais las ! si de nos cœurs nous pouvions faire échange,

Combien tu trouverais ce changement étrange !

Que tu croirais ton mal loin de sa guérison,

Et que tu serais sourd aux lois de la raison !

Ce lieu te plairait tant, que peut-être l’aurore

En ramenant le jour t’y trouverait encore.

OCTAVE.

On souffre volontiers pour un bien qu’on poursuit :

Mais quand de sa poursuite on n’attend point de fruit...

ORANTÉE.

Que veux-tu ? mon attente était une chimère

Qui porta des enfants semblables à leur mère ;

Comme je bâtissais sur un sable mouvant,

J’ai produit des soupirs qui ne sont que du vent.

OCTAVE.

Mais si vous confériez avec votre courage

D’un si peu supportable et si sensible outrage,

Et défendiez l’entrée à tout autre penser,

N’espéreriez-vous point que ce mal pût cesser ?

ORANTÉE.

N’étant pas immortel mon mal ne le peut être ;

J’en trouverai la fin à force de l’accroître ;

J’obtiendrai mon repos de mes propres douleurs,

Et par mes pleurs enfin je tarirai mes pleurs.

OCTAVE.

Lorsque le désespoir à ce point nous possède,

C’est un surcroît de mal, et non pas un remède.

ORANTÉE.

Qu’on m’a fait un plaisir et triste et déplaisant,

Et qu’on m’a mis en peine en me désabusant !

Qu’on a blessé mon cœur en guérissant ma vue !

Car enfin mon erreur me plaisait inconnue ;

D’aucun trouble d’esprit je n’étais agité,

Et l’abus me servait plus que la vérité.

Moi, que du choix de Laure enfin je me repente !

Que jamais à mes yeux Laure ne se présente !

Que de Laure mon cœur ne m’ose entretenir !

Que Laure ne soit plus dedans mon souvenir !

Que pour Laure mon sein n’enferme qu’une roche !

Que je ne touche à Laure, et jamais ne l’approche !

Que pour Laure mes vœux aient été superflus !

Que je n’entende Laure et ne lui parle plus !

Frappe ; je la veux voir.

OCTAVE.

Seigneur !

ORANTÉE.

Frappe, te dis-je.

OCTAVE.

Mais songez-vous à quoi votre transport m’oblige ?

ORANTÉE.

Ne me conteste point.

OCTAVE.

Quel est votre dessein ?

ORANTÉE, tirant son poignard.

Fais tôt, ou je te mets ce poignard dans le sein.

OCTAVE.

Eh bien, je vais heurter.

ORANTÉE.

Non, n’en fais rien, arrête ;

Mon honneur me retient quand mon amour est prête,

Et l’une m’aveuglant, l’autre m’ouvre les yeux.

OCTAVE.

L’honneur assurément vous conseille le mieux.

Retirons-nous.

ORANTÉE.

Attends que ce transport se passe.

Approche cependant ; sieds-toi, prend cette place,

Et, pour me divertir, cherche en ton souvenir

Quelque histoire d’amour de quoi m’entretenir.

OCTAVE, assis.

Écoutez donc. Un jour...

ORANTÉE.

Un jour cette infidèle

M’a vu l’aimer au point d’oublier tout pour elle ;

Un jour j’ai cru son cœur répondre à mon amour ;

J’ai cru qu’un chaste hymen nous unirait un jour ;

Un jour je me suis vu comblé d’aise et de gloire.

Mais ce jour-là n’est plus. Achève ton histoire.

OCTAVE.

Un jour donc, en un bal, un seigneur...

ORANTÉE.

Fut-ce moi ?

Car ce fut en un bal qu’elle reçut ma foi ;

Que mes yeux, éblouis de sa première vue,

Adorèrent d’abord cette belle inconnue,

Qu’ils livrèrent mon cœur à l’empire des siens,

Et que j’offris mes bras à mes premiers liens.

Mais quelle tyrannie ai-je enfin éprouvée !

Octave, c’est assez, l’histoire est achevée.

OCTAVE.

Je la commence à peine.

ORANTÉE.

Il suffit, je ne puis

Avoir plus longue trêve avecque mes ennuis.

Quelque lumière encore éclaire à sa fenêtre ;

Crois-tu qu’un peu de bruit l’obligeât d’y paraître ?

OCTAVE.

Sans doute, et c’est, seigneur, l’histoire qu’il vous faut.

ORANTÉE.

Fais donc.

OCTAVE.

L’appellerai-je ?

ORANTÉE.

Oui.

OCTAVE.

Laure !

ORANTÉE.

Un peu plus haut.

OCTAVE.

Laure, un mot.

ORANTÉE, se cachant.

Tout mon sang en mes veines se trouble ;

Je veux sortir de peine, et ma peine redouble.

 

 

Scène III

 

OCTAVE, LAURE, ORANTÉE

 

LAURE.

Qui me demande ? qu’est-ce ?

ORANTÉE, à Octave.

Hélas ! tu m’as perdu.

Viens, ne l’appelle plus.

OCTAVE.

Elle m’a répondu.

ORANTÉE.

Trouve quelque prétexte.

OCTAVE.

Attendez. C’est, madame,

Le prince...

ORANTÉE.

Que dit-il ? ce traître me diffame.

OCTAVE.

Qui vous mande par moi qu’il renverra demain...

ORANTÉE.

Quoi, menteur ?

OCTAVE.

Les écrits qu’il a de votre main.

LAURE.

Dis-lui que, sans me faire un ambassade vaine,

Il peut avec du feu s’épargner cette peine.

Elle se retire et ferme la fenêtre.

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, ORANTÉE

 

ORANTÉE.

L’ingrate à mes regrets joint encor ses mépris.

Hélas ! quel trouble. Octave, agite mes esprits !

L’amour qui me transporte, et l’affront qui me touche,

Tous deux également voulaient m’ouvrir la bouche ;

Tous deux voulaient paraître et sortir à la fois,

Et tous deux se pressant m’ont étouffé la voix.

OCTAVE.

J’ai déguisé la mienne avec tout l’artifice

Que pouvait de mon soin requérir ce service ;

Et Laure assurément n’a pas cru me parler.

Mais, seigneur, il est tard et temps de s’en aller.

ORANTÉE.

Va, laisse, je te prie, à mon inquiétude,

Avant que je te suive, un peu de solitude.

OCTAVE.

Seigneur !

ORANTÉE.

Ah ! que je hais ces soins désobligeants !

Va, te dis-je, et tantôt amène ici mes gens.

OCTAVE, à part.

Soyons tôt de retour : la fourbe découverte

Et de Laure et du jour me coûterait la perte.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ORANTÉE, seul

 

Enfin me voici seul, et je puis librement

Écouter mon amour et mon ressentiment.

Mon cœur entre les deux également balance ;

Honneur, pour m’arrêter use de violence ;

Car, si j’ose la voir, quel que soit mon courroux,

Tu me verras muet tomber à ses genoux ;

Un seul de ses regards m’arracherait les armes ;

Et si je me plaignais, ce serait par des larmes.

Si j’ose l’aborder son pardon est certain ;

L’ennemi qui visite a la grâce à la main.

Que résoudrai-je donc au mal qui me transporte ?

Attends-je que le jour me trouve à cette porte ?

C’est trop délibérer ; levons-nous, parlons-lui,

Mais d’une fausse voix et sous le nom d’autrui.

Il frappe à la porte.

 

 

Scène VI

 

LAURE, ORANTÉE

 

LAURE.

Qui frappe ?

ORANTÉE.

C’est Octave. Un mot, et je vous laisse.

LAURE.

Venez-vous croître encor la douleur qui me presse,

Et me rapportez-vous ces écrits malheureux,

Légitimes enfants d’un esprit amoureux,

Et si chers autrefois aux yeux de ce barbare

Qui reconnaît si mal une amitié si rare ?

La passion m’emporte : excusez ce transport.

ORANTÉE.

Le prince reconnaît qu’en effet il eut tort,

Et qu’en cette action il crut trop son courage.

LAURE.

Ma mort suivra de près un si sensible outrage,

Et j’aurai trop longtemps survécu son amour

Si j’attends pour mourir la naissance du jour.

J’aurais tort il est vrai, si je trouvais étrange

Qu’au parti qui lui vient sa volonté se range,

Puisqu’enfin c’est l’arrêt et d’un père et d’un roi,

Et qu’un prince doit plus à ses états qu’à soi :

Mais d’amant me traiter en mortel adversaire,

Et m’imputer du mal à dessein de m’en faire !

Vouloir m’attribuer son infidélité,

Et ne pardonner pas à mon honnêteté !

C’est mal faire paraître une illustre naissance

Qui joint la courtoisie avecque la puissance ;

Et c’est bien démentir cette discrétion

Qui présida toujours à son affection !

ORANTÉE.

J’ignore par quel art il a pu reconnaître

L’amour qu’encor ce soir vous m’avez fait paraître ;

Mais cette connaissance a fait ce changement,

Et de sa jalousie est le seul fondement.

LAURE.

Octave, rêvez-vous ? Quoi ! votre humeur est vaine

Jusqu’au point d’avoir cru me causer de la peine !

L’esprit récuse ici l’autorité des sens ;

Quelqu’un le contrefait. Attendez, je descends.

Elle se retire.

 

 

Scène VII

 

ORANTÉE, seul

 

Ô dieux ! s’il se pouvait qu’en faveur de mon père

Octave eût employé la fourbe en ce mystère,

Et qu’on m’eût fait à tort soupçonner son honneur,

Serait-il quelque joie égale à mon bonheur ?

Mon oreille a bientôt établi ma créance,

L’affaire méritait assez de défiance :

Le sage doit longtemps et bien voir ce qu’il croit,

Et même quelquefois douter de ce qu’il voit.

Mais, dieux ! que cet abord trouve en moi de faiblesse !

Je doute si je meurs de joie ou de tristesse.

 

 

Scène VIII

 

LAURE, LYDIE, un flambeau à la main, ORANTÉE

 

LAURE.

Lydie, est-il bien vrai que nous ne dormions pas ?

Que vois-je ? Eh ! quoi ! seigneur, où s’adressent vos pas ?

Votre pouvoir, d’accord avec votre courage,

De votre aversion vient-il finir l’ouvrage ?

Votre main en mon sang se vient-elle tremper ?

Tenez, voilà l’endroit où vous devez frapper.

Ne lui retardez point ce sanglant exercice ;

L’attente me punit autant que le supplice :

Qui déplaît à son prince est digne du trépas.

J’ai déjà trop vécu si je ne vous plais pas.

LYDIE, à part.

Quand ma compassion me coûterait ta haine,

Octave, il faut qu’enfin je les tire de peine.

ORANTÉE.

C’est bien porter le coup le plus dissimulé

Qui des flammes d’amour ait encore brûlé,

Et bien savoir user d’une fausse apparence

Que de se contrefaire avec tant d’assurance.

Qui croirait que jamais, d’effet ou de penser,

Qui me tient ce discours eût voulu m’offenser ?

Et toutefois, mes yeux, lâche cœur, âme ingrate,

(Il faut à cette fois que ma douleur éclate)

Mes propres yeux ont vu l’affront que tu m’as fait ;

Et l’apparence encor veut démentir l’effet !

Certes, Octave est lâche au péril de sa vie ;

Il devait seconder une si belle envie ;

Il se devait résoudre à cette affection :

La fortune vaut bien la résolution.

LAURE.

Puisque vous le voulez, il faut bien que j’endure

Une si rigoureuse et lâche procédure.

Ma complaisance même ira jusqu’à ce point,

Si cette erreur vous plaît, de ne vous l’ôter point :

Mais si votre rigueur ne hait mon innocence

Jusques à lui vouloir défendre sa défense,

J’espère assez du temps et de la vérité

Pour convaincre d’erreur votre crédulité.

Il ne faut pas, seigneur, croire trop son courage ;

Votre condition répugne à cet outrage :

Tel nous voit aujourd’hui les armes à la main,

Qui les larmes aux yeux nous reverra demain.

Faites paraître Octave, et si son imposture

Vous laisse quelque doute ou quelque conjecture,

Ne vous contentez pas du fer ni du poison,

Vengez-vous par le feu de cette trahison :

Considérez, seigneur, qu’il n’est adresse humaine

Que, pour m’ôter à vous et pour vous mettre en peine,

Après la paction qu’il vous fit arrêter,

Subtil au point qu’il est, le roi n’ait dû tenter ;

Et que s’il a d’Octave exigé cet office,

C’est sans doute un esprit assez plein d’artifice

Pour avoir su tirer de quelque illusion

Votre ressentiment et ma confusion.

Sainte fille du temps, sors du sein de ton père,

Et viens-t’en toute nue éclaircir ce mystère.

LYDIE, à genoux.

En dussé-je encourir votre juste fureur,

Grand prince, il faut que j’aide à vous tirer d’erreur :

Octave est en effet auteur de l’artifice ;

Mais il a prétendu vous rendre un bon office,

Et vous mettre à couvert des menaces du roi,

Lui faisant voir qu’ailleurs Laure engageait sa foi :

Ses habits imités, et ma voix déguisée,

M’ont fait passer pour Laure en votre âme abusée :

Octave, l’ayant mise en son appartement,

Et s’étant où j’étais coulé secrètement,

Me fit contribuer en son adresse extrême,

Et, pour tromper le roi, vous abusa vous-même.

LAURE.

Soyez bénis, ô dieux ! de qui le juste soin

Déjà pour mon honneur a produit un témoin.

 

 

Scène IX

 

LAURE, LYDIE, ORANTÉE, OCTAVE, GARDES

 

OCTAVE.

Ô malheureuse nuit ! la fourbe est découverte,

Je n’aperçois que trop l’appareil de ma perte.

ORANTÉE, l’épée à la main.

Viens, approche, imposteur ; viens recevoir le fruit

D’une méchanceté plus noire que la nuit.

OCTAVE.

Ah ! seigneur, mon trépas souillera votre épée.

ORANTÉE.

Dans ton perfide sang elle sera trempée.

OCTAVE.

Je ne suis qu’instrument des volontés du roi ;

Ma foi même, seigneur, a corrompu ma foi ;

Trop fidèle sujet et valet infidèle,

C’est pour avoir trop eu que j’eus trop peu de zèle.

LYDIE, à Laure.

Hélas ! reconnaissez ce que j’ai fait pour vous ;

Madame, en ma faveur apaisez son courroux.

LAURE, à Orantée.

Si chez vous mon respect tient encor quelque place,

Je me jette à vos pieds ; accordez-moi sa grâce.

ORANTÉE.

Traître, baise les pas et révère le nom

De la divinité d’où te vient ton pardon.

Mais serai-je compris en cette même grâce

Par qui vous désirez que son crime s’efface ?

Puis-je d’un naturel si sensible et si doux

Espérer le pardon que j’implore à genoux ?

Interdit, et pareil à ces esclaves traîtres

Qui pensant échapper ont rencontré leurs maîtres,

Madame, je ne puis que rentrer sous vos lois,

Et prier vos beautés de rétablir vos droits ;

Car enfin vous venger serait votre dommage ;

Ce serait ruiner votre propre héritage ;

Vous vous appauvririez en me pensant punir ;

Et c’est la seule mort qui nous doit désunir.

LAURE.

Faites-vous la faveur qu’il faut que je vous fasse ;

Vous possédez mon cœur, prenez-y votre grâce,

Et reconnaissez-y si votre aversion

Aurait rien altéré de son affection.

OCTAVE.

Seigneur, votre alliance est déjà trop tardive ;

Vous la devriez presser : demain l’infante arrive ;

La nouvelle ce soir en est venue au roi.

ORANTÉE.

Ô dieux ! Cléandre aussi m’a-t-il manqué de foi ?

Ou mon père aurait-il diverti son message,

Qui devait de l’infante empêcher le voyage ?

Résolvez-vous, madame, au joug que je prétends ;

Soyons bons ménagers de ce reste de temps ;

Faisons que le soleil, commençant la journée,

Demain nous trouve unis du saint nœud d’hyménée ;

Et laissant faire au roi des desseins superflus,

Nous ne pourrons donner ce que nous n’aurons plus.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ORANTÉE, LAURE, CLIDAMAS, LYDIE, OCTAVE

 

ORANTÉE.

Enfin notre courage a vaincu toutes choses,

Et parmi les soucis nous a trouvé des roses.

La joie après l’ennui suit enfin notre espoir :

Un beau matin nous luit après un triste soir ;

Et parmi les effets de ces vicissitudes,

Le sort a mis la fin à nos inquiétudes.

CLIDAMAS.

J’ose espérer qu’un jour les dieux seront bénis

Par les fruits du beau nœud dont vous êtes unis ;

Que les persécuteurs du repos de vos âmes

Deviendront partisans de vos fidèles flammes ;

Et qu’avant que la nuit nous ait caché le jour,

Votre père lui-même avouera votre amour.

 

 

Scène II

 

ORANTÉE, LAURE, CLIDAMAS, LYDIE, OCTAVE, ARBAN

 

ARBAN.

Hélas ! seigneur, Cléandre, à la fin de son âge...

ORANTÉE.

Hélas !

ARBAN.

A devancé celle de son message :

D’un mal inopiné surpris sur le chemin,

Et sentant que sa vie était près de sa fin,

Il me mit en la main les papiers que j’apporte,

Et d’une faible voix me parla de la sorte :

« Cher Arban, me dit-il, j’ignore comme toi

Où tend mon ambassade et quel est mon emploi,

Car il m’est défendu, par ordre exprès du prince,

D’en voir l’instruction que hors de la province :

Sa défense et mon mal ne me permettent pas

Ni de l’ouvrir ici, ni d’avancer mes pas :

Retourne donc à Bude, et, secret et fidèle,

Du trépas que j’attends porte-lui la nouvelle. »

La mort trancha sa vie avecque ce discours,

Et ne fut à son mal que l’œuvre de six jours.

ORANTÉE, à Laure.

Tu vois comme un malheur a trahi mon attente ;

Ce message empêchait le départ de l’infante :

Mais l’hymen, dont le nœud nous a joints cette nuit,

Aura la force au moins d’en empêcher le fruit.

Adieu : n’oublions rien en l’importante adresse

Où nous avons recours au besoin qui nous presse.

...

...

OCTAVE.

Belles prétentions, espérances passées,

Hélas ! que mon malheur vous a tôt effacées,

Et que les fruits semés sur une trahison

Atteignent rarement leur dernière saison !

Arban, Octave et Orantée sortent.

 

 

Scène III

 

CLIDAMAS, LAURE, LYDIE

 

CLIDAMAS.

Ma fille, bénissez cette heureuse journée ;

Elle vous apprendra de qui vous êtes née.

La princesse arrivant, le moment est venu

Que votre illustre sort vous doit être connu,

Qu’il vous faut secouer le joug de ma misère,

Et que vous allez perdre et recouvrer un père.

LAURE.

Que ce discours, mon père, est plein d’obscurité !

Ne tiens-je pas de vous le bien de la clarté ?

LYDIE.

Madame, que j’attends avec impatience

Le fruit que produira cette heureuse espérance !

CLIDAMAS.

Non, ce n’est point, ma fille, en ce débile corps

Que nature a puisé ces visibles trésors :

Vous seriez un surgeon plus parfait que sa tige ;

Et pour faire un miracle elle eût fait un prodige.

L’hymen qui vous allie à cet illustre sang

Entretient simplement sans hausser votre rang ;

Il suffit ; vous saurez cette heureuse nouvelle

Quand l’heure permettra que je vous la révèle ;

Et si dès aujourd’hui l’infante est à la cour,

Vous en oirez la fin avant la fin du jour.

Entrons.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LAURE, LYDIE

 

LAURE.

Lydie, ô dieux ! quelle est cette merveille ?

LYDIE.

Divine comme vous, comme vous sans pareille ;

Qui telle toutefois à peine me surprend,

Car mon cœur me disait quelque chose de grand ;

Et le ciel, ce me semble, a sur votre visage

Mis je ne sais quels traits, marque d’un grand courage ;

Un regard, un souris, un geste, une action,

Disent muettement votre condition :

Tout en vous rend pour vous ce secret témoignage,

Et j’ai cent fois du cœur entendu ce langage.

LAURE.

Tu viens, ayant d’Octave aidé la trahison,

De cette flatterie acheter ton pardon.

LYDIE.

Vous me connaissez trop pour punir une offense,

Qui naît de ma sottise et de mon innocence :

Loin de vous desservir et vous affliger tant,

Je prétendais vous rendre un service important.

LAURE.

J’ai pour tous deux pourtant préparé du supplice,

Et je veux que le traître épouse la complice.

LYDIE.

Je n’en appelle point, suivez votre courroux ;

Punissez-nous bientôt d’un supplice si doux.

Elles sortent.

 

 

Scène V

 

LE ROI, ORANTÉE, L’INFANTE, LE COMTE, L’AMBASSADEUR, LES VALETS

 

LE ROI.

Non, madame, le ciel n’a jamais sur princesses

Si libéralement étalé ses largesses :

Ces invisibles corps, ces fameux messagers

Porteurs de nouveautés aux pays étrangers,

Les bruits, à quelque point qu’ils vous aient estimée,

Vous laissaient au-dessous de votre renommée,

Et n’ont jamais atteint la moindre qualité

Ni de votre vertu ni de votre beauté.

Mon fils, sur ce sujet, vous dira sa pensée ;

Ou plutôt la suivra, car je l’ai commencée.

Et l’aise qu’il fait voir témoigne clairement

Qu’avecque ce discours j’entre en son sentiment.

Il sort avec le comte et l’ambassadeur.

 

 

Scène VI

 

ORANTÉE, L’INFANTE, LES VALETS

 

ORANTÉE.

Il faut être d’accord, beau sujet de mes peines,

Que c’est à la Hongrie à produire des reines,

Et qu’à tort la Pologne ose faire à ses rois

Prétendre le bonheur de vivre sous vos lois.

Non, le sort ne régit ni sceptre ni couronne

Ni du poids ni du prix du trésor qu’il me donne ;

Et cent sceptres ensemble, à vos charmes offerts,

Ne pourraient ni payer ni mériter mes fers.

L’INFANTE.

Eh quoi ! deux à combattre ! ô dieux ! quelle éloquence

Ferait contre la vôtre une utile défense ?

Je me rends volontiers en telle occasion,

Où ma victoire tourne à ma confusion.

 

 

Scène VII

 

ORANTÉE, L’INFANTE, OCTAVE, LYDIE, LES VALETS

 

OCTAVE, à Orantée.

Une jeune beauté, qui nous est inconnue,

D’une instante prière implore votre vue.

ORANTÉE.

Que veut-elle ? qu’elle entre.

LYDIE.

Ô dieux ! de quels attraits

Le prince à cet objet eût ressenti les traits ?

Qu’une si belle vue, avant son mariage,

Eût malgré sa constance ébranlé son courage !

 

 

Scène VIII

 

ORANTÉE, L’INFANTE, OCTAVE, LYDIE, LAURE, LES VALETS

 

LAURE, à Orantée.

Prince, sur qui le ciel répand en ce beau jour

Les plus riches trésors et d’hymen et d’amour,

En faveur des beaux yeux dont vous sentez les flammes,

Et du sacré lien qui va joindre vos âmes,

Écoutez-moi, seigneur, et que votre équité

Juge d’un différent de même qualité.

ORANTÉE.

Au nom d’une si belle et si chère alliance,

Je ne vous puis qu’ingrat nier cette audience ;

Mais l’empire absolu que madame a sur moi

Lui fera prononcer l’arrêt que je vous dois ;

La qualité du jour, celle de l’occurrence,

Et le sexe, m’oblige à cette déférence.

L’INFANTE.

Monsieur, dispensez-moi...

ORANTÉE.

Ne vous défendez pas

D’un droit si légitime à vos charmants appas,

Et ne lui niez pas cet acte de justice.

L’INFANTE.

Puisque vous l’ordonnez, il faut que j’obéisse.

Parlez donc, et, forçant votre mal apparent,

M’exposez en deux mots quel est ce différent.

LAURE, à genoux.

Le ciel à mes malheurs destine du refuge,

Puisque dedans mon sexe il a choisi mon juge,

Et que, pour obtenir l’arrêt qu’on me rendra,

Avecque mon bon droit nature parlera.

Cet enfant redoutable à tout ce qui respire,

Qui jusque sur vous-même établit son empire,

Ce puissant roi des cœurs est auteur du souci

Qui consume ma vie et qui m’amène ici.

Madame, ce discours me sied mal à la bouche ;

Mais qui peut fuir l’amour ? est-il rien qu’il ne touche ?

En un si beau combat la force du vainqueur

N’excuse-t-elle pas la faiblesse du cœur ?

Je n’en rougis donc point : j’aime, et l’objet que j’aime

Répond de même ardeur à mon amour extrême ;

Ou, puisque le premier il engagea sa foi,

Je paye, à dire mieux, l’amour qu’il a pour moi.

Ce jour, qui vous est doux autant qu’il m’est contraire,

Où d’un si bel hymen le flambeau vous éclaire ;

Ce jour si désiré, si cher aux yeux de tous,

Avec la même torche éclairerait pour nous,

Si ma condition, à la sienne inégale,

N’armait une puissance à nos désirs fatale,

Qui destine plus haut la foi que j’ai de lui,

Et nous comble tous deux de misère et d’ennui :

D’un père ambitieux la rigueur importune

À son contentement préfère sa fortune,

D’un obstacle honteux traverse un beau dessein,

Et veut que l’intérêt chasse un dieu de son sein :

Mais ce fidèle amant soutiendra, je l’espère,

L’autorité d’un dieu contre celle d’un père :

Toujours de cet amour il révère la loi ;

Ses serments chaque jour me confirment sa foi :

Procurez-m’en l’effet, ôtez-nous cet obstacle ;

Prononcez un arrêt, ou plutôt un oracle

Par qui nous revivions après un long trépas,

Et qui fasse pour nous ce qu’un dieu ne peut pas.

L’INFANTE.

Cette affaire, monsieur, est assez d’importance

Pour faire à votre avis précéder ma sentence.

ORANTÉE.

Où vous devez parler je tais mon sentiment,

Pour n’ôter point de gloire à votre jugement.

L’INFANTE.

Et moi, pour vos respects j’ai de la révérence,

Et me fais une loi de cette déférence.

Voici donc mon avis touchant ce différent :

L’Amour n’est point sujet au respect d’un parent ;

Il dépend de soi seul ; cet enfant volontaire,

Pour n’en point respecter, voulut naître sans père ;

Immortel, il possède un absolu pouvoir,

Et ne relève point de la loi du devoir.

Donc deux partis s’aimant, et concourant ensemble

Au dessein que l’hymen sous ses lois les assemble,

Quelque inégalité qui divise leur sort,

L’amour étant égal doit être le plus fort,

Et, tout-puissant qu’il est, à son pouvoir suprême

Soumettre la fortune et la nature même.

Qu’ainsi donc votre amant, suivant sa passion,

D’un parent importun force l’ambition,

Et, sans considérer l’autre qu’on lui propose,

Au gré de son amour de ses désirs dispose ;

La même autorité qui vous rend cet arrêt

Saura ranger le père au dessein qui nous plaît.

LAURE.

Madame, je ne puis après cette sentence

Qu’embrasser vos genoux ; c’est ma seule éloquence :

Mais, en cet heur commun, souffrez que mon amant

À cet humble devoir joigne un remerciement,

Me confirme à vos pieds la foi qu’il m’a donnée,

Et dans vos belles mains jure notre hyménée.

L’INFANTE.

Est-il ici ?

LAURE.

Fort proche.

L’INFANTE.

Oui ? faites-le-moi voir.

ORANTÉE, à genoux.

Le voici qui vous rend un étrange devoir,

Qui vous est obligé de l’arrêt qui vous l’ôte,

Et qui, vous offensant, vous vient jurer sa faute,

Tout près de vous complaire et de vous obéir

Jusques à vous déplaire et jusqu’à vous trahir.

LYDIE.

Certes, non sans raison, elle reste confuse.

L’INFANTE.

Vois-je des vérités, ou si mon œil m’abuse ?

ORANTÉE.

Madame, mon malheur va jusques à ce point ;

Le rapport de vos yeux ne vous abuse point :

Cet objet me possède, et notre amour extrême

Ne trouve aucun recours contre vous que vous-même.

Ce sont de mon destin de bizarres effets,

Que vous m’assistiez même au tort que je vous fais,

Que j’aie en ma partie un favorable juge,

Et que, vous offensant, vous soyez mon refuge.

Mais, quelque soit, hélas ! votre ressentiment,

Vous me plaindriez encor connaissant mon tourment,

Et sachant comme moi quelle force infinie

Au sort de cette fille attache mon génie :

Je vous l’exprimerais, si d’extrêmes amours

Se pouvaient figurer avecque le discours ;

Mais qu’il est difficile aux maux insupportables

De trouver au besoin des paroles sortables !

Toute l’intelligence en est au sentiment ;

Autant on les dit bien, autant on les dément.

Pour vous en dire assez, il suffit donc de dire

Qu’un invincible effort m’attache à son empire,

Et qu’un commun dessein engageait notre foi

Avant qu’on m’eût parlé d’entrer sous votre loi.

L’ambassadeur parti, j’appris cette nouvelle

Qui me fut, je l’avoue, une atteinte mortelle ;

Et, quelque extrême honneur qui me fût recherché,

Ce cuisant déplaisir ne put être caché.

On combattit longtemps le feu qui me dévore ;

Mais, tâchant de l’éteindre, on l’accroissait encore,

Et le soin que mon père a pris de me guérir

M’a mis cent et cent fois aux termes de mourir.

Enfin j’eus quelque espoir au secours d’une lettre

Qu’en vos mains un des miens eut charge de remettre,

Qui vous eût fait sans doute à l’attente du roi

Refuser par pitié l’honneur que je reçois ;

Mais par un mauvais sort, ennemi de ma flamme,

Le porteur en chemin laissa la lettre et l’âme ;

Et c’est par ce malheur qu’en cette occasion,

Mourant presque de honte et de confusion,

Et n’osant de vos yeux soutenir la lumière,

Je vous fais à regret cette digne prière,

D’avouer votre arrêt en faveur d’un amour

Qu’on ne nous peut ôter sans nous ôter le jour ;

De servir qui vous nuit, et d’être favorable

Aux sensibles transports d’un amant misérable,

Qui, même en vous fuyant, n’a que vous de recours,

Et qui, vous offensant, vous demande secours.

Ainsi jamais souci ne trouble votre vie.

Il se met à genoux.

LAURE.

Ainsi votre fortune égale votre envie.

ORANTÉE.

Ainsi rencontriez-vous au sein de mille rois

Mille esclaves soumis au pouvoir de vos lois.

LAURE.

Ainsi jamais la faux, qui détruit toutes choses,

N’attaque de ce teint les œillets ni les roses.

ORANTÉE.

Ainsi ces yeux, vainqueurs de la force du temps,

Brûlent encor les cœurs en l’hiver de vos ans.

LAURE.

Ainsi sur vos sujets, sur vous et votre race,

Le ciel à pleines mains verse à jamais sa grâce.

ORANTÉE.

Ainsi, si jamais reine eut des jours comblés d’heur,

De plaisir, de repos, d’estime, de grandeur,

Soit aux siècles passés, soit au courant du nôtre,

Son bonheur n’ait été que l’image du vôtre ;

Et le cours de vos ans soit aussi glorieux

Que d’un zèle sans fard j’en conjure les dieux.

L’INFANTE.

Dans la nécessité, quand elle est absolue,

Toute âme qui consulte est trop tard résolue.

L’amour qui vous assemble a signé mon arrêt :

Pour le faire accomplir mon secours est tout prêt ;

Et pour autoriser la foi qui vous engage,

Je n’ai ni trop d’amour ni trop peu de courage.

Mais que veut ce vieillard ?

 

 

Scène IX

 

ORANTÉE, L’INFANTE, OCTAVE, LYDIE, LAURE, LES VALETS, CLIDAMAS, UN PAGE

 

 

 

CLIDAMAS, à l’infante, en lui donnant une lettre.

Jour, le plus heureux jour

Qu’aient jamais signalé la Fortune et l’Amour,

Pour mourir d’une mort belle et digne d’envie,

Plût au ciel fusses-tu le dernier de ma vie !

Madame, ce dépôt qu’allant rendre l’esprit

La reine votre mère entre mes mains remit,

Et que sa majesté m’ordonna de vous rendre,

Quand au roi son époux vous donneriez un gendre,

Dessous ce sceau royal cache une instruction

Qui vous informera de son intention.

L’INFANTE.

Hélas ! il me souvient qu’à cette heure dernière

Qui ravit à ses yeux le bien de la lumière,

Elle me tint ces mots d’une mourante voix

Que je m’imprimai bien, tout enfant que j’étais :

« Ma fille, si le temps laisse avancer votre âge

Jusqu’au jour destiné pour votre mariage,

Et que, par le pouvoir et d’Hymen et d’Amour,

Vous soyez obligée à quitter cette cour ;

Si le jour qu’à ce joug on vous verra soumise,

En vos mains de ma part une lettre est remise,

Ne manquez d’accomplir ce qu’elle contiendra,

Ni d’ajouter créance à qui vous la rendra. »

CLIDAMAS.

Je m’en suis acquitté.

L’INFANTE.

Faisons-en l’ouverture.

ORANTÉE.

Ma chère Laure, ô dieux ! quelle est cette aventure ?

LAURE.

Sans doute elle me touche.

OCTAVE, à Lydie.

Approchons, qu’est ceci ?

L’INFANTE.

Je reconnais sa main en l’écrit que voici,

Et sens certain instinct dont la force secrète

Fais que j’entends ma mère à cette voix muette

Elle lit.

À l’infante Porcie.

« De votre sœur naissante on eût borné le sort,

« Si l’on eût de son père exécuté l’envie :

« Mais sa mère empêcha sa mort,

« Et lui donna deux fois la vie :

« Qu’elle tienne auprès de vous

« Rang de sœur et de princesse ;

« Ainsi le ciel vous soit doux ;

« Voilà le testament qu’en mourant je vous laisse. »

Dieux ! que le ciel sur moi calme tôt son courroux,

De me rendre une sœur quand je perds un époux !

Qu’une sensible joie à mon affront succède,

Et que près de mon mal il a mis son remède !

Achevez, bon vieillard, votre commission ;

Montrez-moi cet objet de mon affection.

CLIDAMAS, montrant Laure.

Vous le voyez, madame.

L’INFANTE, l’embrassant.

Ah ! le sang me la montre.

LAURE.

Dieux ! qu’entends-je ?

L’INFANTE.

Ô ma sœur ! quelle est cette rencontre ?

Que les décrets des dieux passent de loin nos sens,

Et qu’à les pénétrer nos yeux sont impuissants !

LAURE.

Quoi ! je trouve par eux ma sœur en ma rivale ?

ORANTÉE.

Quelle heureuse fortune à la nôtre est égale ?

CLIDAMAS.

Apprenez en deux mots quel caprice du sort

Destinait son enfance au pouvoir de la mort :

Elle fut condamnée, et par arrêt d’un père,

À la perte du jour dès les flancs de sa mère,

Et tout par la frayeur d’un songe, qui souvent,

Comme il n’est que vapeur, ne produit que du vent.

Chacun sait à quel point l’illusion des songes

En un facile esprit imprime ses mensonges,

Et que quelquefois même en leurs obscurités

Sa superstition trouve des vérités.

Or presque chaque nuit, du temps de la grossesse

Qui promettait au jour cette belle princesse,

Mêmes objets d’horreur toujours lui paraissants,

Jusqu’à le rendre au lit, altérèrent ses sens :

Ces frayeurs menaçaient sa maison d’une fille

Qui de l’un de ses chefs priverait sa famille,

Et, faisant d’une cour deux contraires partis,

Contre un père régnant révolterait son fils,

Effrayé de ce songe et de cette menace :

« Qu’on retranche, dit-il, ce monstre de ma race ;

Qu’il meure de la main qui naissant le prendra,

Et qu’il perde le jour le jour qu’il y viendra. »

La reine avait promis d’accomplir sa colère ;

Mais son cœur fut touché d’un sentiment de mère,

Qui lui fit redouter la justice des cieux

Et mettre entre mes mains ce dépôt précieux.

Elle fit croire au roi que la fille était morte,

Et m’ayant fait venir me parla de la sorte :

« Va, sauve, Clidamas, et par un prompt départ,

Ce gage que le ciel te commet de ma part.

Je sais combien ton soin me fut toujours fidèle ;

Garde encor que jamais ce secret se révèle,

Si ce n’est quand les lois d’hyménée et d’amour

Obligeront sa sœur à quitter cette cour. »

Hélas ! après ces mots, suivis de quelques autres,

M’ayant mis dans les mains ce que je mets aux vôtres,

Et m’ayant obligé d’un solennel serment

À garder ce secret inviolablement,

Soit d’effort de sa couche, ou d’excès de tristesse,

La douleur de la mort saisit cette princesse ;

Et moi, fuyant le roi, me rendis en ces lieux,

Où j’eus soin d’élever ce chef-d’œuvre des cieux.

Quand j’y pense depuis, la mort de votre mère,

Et le long différent du prince et de son père,

Ont été les effets du songe malheureux

Qui menaçait ses jours d’un sort si rigoureux ;

Le respect du serment que je fis à la reine

M’a toujours empêché de les tirer de peine ;

Et voici l’heureux jour, le jour si désiré

Par qui de ce secret le temps est expiré.

 

 

Scène X

 

ORANTÉE, L’INFANTE, OCTAVE, LYDIE, LAURE, LES VALETS, CLIDAMAS, LE PAGE, LE ROI, LE COMTE

 

ORANTÉE.

Voici le roi, madame ; achevez un ouvrage

Qui m’oblige envers vous d’un éternel hommage.

Vous, Laure, cachez-vous.

LE ROI, au comte.

De cette Laure enfin

Nous avons su dompter l’ambitieux destin.

Et par une alliance un peu mieux assortie...

Ma fille, eh bien, de quoi vous a-t-on divertie ?

L’INFANTE.

D’un différent d’amour : vous saurez quel il est ;

Mais le prince a déjà souscrit à mon arrêt,

Sa voix de votre aveu sera-t-elle suivie ?

LE ROI.

Oui, je vous le promets, s’agît-il de ma vie :

Vous ne sauriez faillir avec le jugement

Qu’on remarque en ce front peint si visiblement.

Quel est donc cet arrêt ?

L’INFANTE.

Sachez-le par la bouche

Du beau couple amoureux à qui l’affaire touche ;

Et qu’il baise les mains à votre majesté

D’un hymen confirmé par son autorité.

Orantée et Laure se jettent aux pieds du roi.

ORANTÉE.

À notre amour enfin serez-vous exorable,

Ou contredirez-vous cet arrêt favorable ?

S’il vous souvient du pacte entre nous arrêté,

Son succès sollicite encor votre équité ;

Car Laure est innocente, et j’ai su l’artifice

Par qui l’on me rendit un si mauvais office.

LE ROI.

Lâche persécuteur du repos de mes jours,

Traître ! que je souscrive à tes folles amours ?

Non, non, tu t’es flatté d’une attente frivole,

Et la surprise ici dispense ma parole :

Une fille inconnue asservir sous ses lois...

Ah ! le courroux m’emporte et m’empêche la voix.

L’INFANTE.

Eh bien, Laure, monsieur, n’étant point son épouse,

Obtiendra-t-il ma sœur ?

LAURE.

Je n’en suis point jalouse.

LE ROI.

Par la proportion des maisons et du rang,

Ou vous ou votre sœur honoreriez mon sang.

L’INFANTE.

Que Laure obtienne donc l’heur de votre alliance ;

Dedans un même flanc nous avons pris naissance.

Mais ne vous obligez qu’avec condition

D’être au long informé de son extraction.

Le sort dès sa naissance eut dessein sur sa vie ;

Mais ma mère empêcha qu’elle lui fût ravie,

Et la commit au soin de ce sage vieillard

Qui me rend cet écrit qu’il gardois de sa part.

Le roi lit la lettre.

Daignez donc à ma sœur accorder cette gloire,

Et tantôt plus au long vous saurez cette histoire.

LE ROI.

Par quel autre sujet d’un juste étonnement

Puis-je être plus surpris et plus heureusement ?

Oui, vous me forcerez par cette connaissance,

Et certes sa vertu témoigne sa naissance.

Mais quel événement suivra votre dessein ?

Puis-je voir sans regret votre voyage vain ?

ORANTÉE.

Le succès peut passer le dessein qui l’amène ;

Faites un double hymen, donnez-nous une reine.

Votre lumière ici jette encore un beau jour,

Et ne vous exclut pas des mystères d’amour.

LE ROI.

Beau charme des esprits, puis-je sans vous déplaire

Offrir à votre empire une âme tributaire ;

Et le blanc qui commence à teindre mes cheveux,

Ne joint-il point la honte à l’offre de mes vœux ?

L’INFANTE.

À qui ne serait chère une faveur si rare ?

LE ROI.

Sus, que toute ma cour pour ce soir se prépare,

Et que le double nœud dont nous serons unis

Mêle les cris de joie à des feux infinis.

LAURE, à Octave.

Et vous, répondrez-vous à l’amour de Lydie ?

OCTAVE.

Je ne lui puis manquer sans trop de perfidie.

LYDIE.

Oh ! qu’un heureux effet succède à mon espoir !

ORANTÉE, à Clidamas.

Mon père, par quel s*in, par quel humble devoir,

Et par quelle faveur pourrais-je reconnaître

Le bien inespéré que vous avez fait naître ?

Mon cœur ne m’est point traître, et, promettant sa foi,

Sentit bien qu’il aimait en lieu digne d’un roi. 

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