Le Laird de Dumbiky (Alexandre DUMAS Père)
Comédie en cinq actes, en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 30 décembre 1843.
Personnages
CHARLES II, roi d’Angleterre
LE DUC DE BUCKINGHAM
MAC ALLAN, laird de Dumbiky
CHIFFINCH, valet de chambre du Roi
JERNINGHAM, valet de chambre du Duc
JOHN BRED, marchand de chevaux
TOM GIN, tavernier du Chardon d’Écosse
DIKINS, fournisseur du Duc
RUSSEL, fournisseur du Duc
UN HUISSIER DU PALAIS
NELLY QUINN, actrice de Drury-Lane, maîtresse du Roi
SARAH DUNCAN, jeune Écossaise
REBECCA, tante de Sarah, personnage muet
CRÉANCIERS et DOMESTIQUES du Duc
Le premier acte, à l’hôtel Buckingham, le deuxième, à la taverne du Chardon d’Écosse ; les troisième, quatrième et cinquième actes, dans un pavillon du parc de Windsor.
ACTE I
Un salon de l’hôtel Buckingham.
Scène première
MAC ALLAN, JOHN BRED, RUSSEL, DIKINS, VALETS et CRÉANCIERS du Duc, puis JERNINGHAM
Au lever du rideau, le devant de la scène est vide ; mais on aperçoit, dans la galerie du fond, Mac Allan, John Bred et les autres Créanciers, que les Laquais du Duc ne veulent pas laisser pénétrer dans le salon.
JOHN BRED.
De par saint Georges, nous entrerons !
TOUS LES CRÉANCIERS.
Oui, oui !
JOHN BRED.
Milord nous doit ; nous voulons voir milord... Allons, camarades, débarrassons nous de cette valetaille.
Les coups de poing commencent à pleuvoir sur les Valets ; et, parmi les plus chauds assaillants, on remarque John Bred et Mac Allan en Écossais.
JERNINGHAM, entrant par une porte de côté.
Eh bien, que signifie cela, messieurs, et que se passe-t-il ? De la violence chez milord duc !
JOHN BRED, s’avançant.
Ah ! c’est vous, monsieur Jerningham ! Nous allons enfin trouver à qui parler. J’étais las, pour mon compte, de ne trouver que de quoi battre.
JERNINGHAM.
Vous vous en acquittez cependant à merveille, maître John.
JOHN BRED.
J’ai la prétention de tenir ce qu’il y a de mieux en chevaux et en coups de poing, et, si votre maître et vos valets veulent me rendre justice, ils vous diront, monsieur Jerningham, qu’il n’y a jamais eu seigneur mieux monté et laquais mieux battus.
JERNINGHAM.
Il n’y a même pas contestation là-dessus, mon cher monsieur John Bred, et milord le disait encore hier à Sa gracieuse Majesté le roi Charles Il, qui le complimentait.
JOHN BRED.
Sur quoi ?
JERNINGHAM.
Sur ce qu’il était le gentilhomme d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande le mieux logé, le mieux mis et le mieux équipé. Ce à quoi milord répondait : « Eh bien, sire, voulez-vous être aussi bien équipé, aussi bien mis, aussi bien logé que moi ? Prenez Russel, mon tapissier, Dikins, mon tailleur, et John Bred, mon marchand de chevaux. »
JOHN BRED.
Comment ! le roi disait cela à milord, et milord... ?
JERNINGHAM.
Faisait littéralement au roi la réponse que je viens de vous répéter.
RUSSEL.
Dis donc, John Bred, si nous pouvions, par milord, obtenir la fourniture de la cour ?
JERNINGHAM.
Rien de plus facile.
DIKINS.
Ce serait une glorieuse affaire.
JERNINGHAM.
Sa Grâce n’a pour cela que deux mots à dire à Sa Majesté, et il y en a déjà un de dit.
JOHN BRED.
Alors, monsieur Jerningham, il faudrait tâcher qu’il dit l’autre.
JERNINGHAM.
Eh bien, mes bons amis, je ne vous cacherai pas que c’était mon intention.
JOHN BRED.
Vraiment !
JERNINGHAM.
Ce matin même, je devais vous écrire à ce sujet-là. C’est le dernier ordre que m’a donné, hier au soir, milord en se couchant ; mais, puisque le hasard fait que vous voici...
JOHN BRED.
Oh ! mon Dieu, oui... le hasard !... vous avez dit le mot, monsieur Jerningham. Nous passions, Russel, Dikins et moi, devant l’hôtel, et nous nous sommes dit : « Eh bien, puisque nous voilà en face du palais de milord, si nous montions chez Sa Grâce pour demander des nouvelles de sa santé ? »
JERNINGHAM.
« Et nous nous informerions en même temps, avez-vous ajouté, si elle ne serait point, par hasard, en disposition de nous payer nos factures. »
JOHN BRED.
Eh bien, nous vous avouons, monsieur Jerningham, puisque vous nous en parlez le premier, que cela ne nous ferait pas de peine de toucher quelques guinées... Il y a longtemps que nous n’avons rien reçu.
JERNINGHAM.
Laissez-moi le soin de cela... Je sais mieux que personne les jours où milord a de l’argent... Donnez-moi vos factures ; car je présume que vous les avez sur vous, toujours par hasard.
JOHN BRED.
Je ne les quitte jamais... Vous comprenez, au moment où l’on s’y attend le moins, on peut rencontrer une occasion...
JERNINGHAM.
Comme celle-ci, n’est-ce pas ? et il faut la saisir aux cheveux... Peste ! c’est prudemment pensé. Voyons, donnez cela, et revenez dans une heure...
JOHN BRED.
Pour en toucher le montant ?
JERNINGHAM.
Non, mais pour apporter à milord vos demandes.
JOHN BRED.
De fournisseurs de la cour ?
JERNINGHAM.
Oui ; milord les appuiera.
JOHN BRED.
Ce serait bien aimable à Sa Grâce. Mais il faudra aussi qu’elle nous donnait un petit à-compte... oh ! mon Dieu, rien que les trois quarts de ce qu’elle nous doit ; nous attendrons pour le reste.
JERNINGHAM, de mauvaise humeur.
Eh bien, soit, revenez dans une heure.
JOHN BRED.
C’est convenu.
Montrant les Laquais.
Maintenant, il ne nous reste plus qu’à faire des excuses à ces messieurs des coups...
JERNINGHAM.
Inutile, c’est leur état.
JOHN BRED.
Alors, c’est autre chose.
Ils sortent tous.
Scène II
JERNINGHAM, MAC ALLAN, assis dans un coin
JERNINGHAM, se croyant seul.
Les malotrus ! de l’argent ! ils veulent de l’argent parce qu’on leur en doit... La belle raison !
Apercevant l’Écossais.
Eh ! eh ! quel est celui-là ?
Il va à Mac Allan.
Mon ami...
MAC ALLAN, l’interrompant.
D’abord, je ne suis pas votre ami, attendu que je ne vous connais pas et que c’est la première fois que nous nous voyons.
JERNINGHAM.
Ah ! nous sommes fier !
MAC ALLAN.
Nous sommes Écossais.
JERNINGHAM.
C’est cela que je voulais dire... Eh bien, vous avez entendu ce que j’ai dit à vos camarades ; pourquoi n’êtes vous point parti avec eux ?
MAC ALLAN.
Avec qui ?
JERNINGHAM.
Avec les gens qui sortent d’ici.
MAC ALLAN.
Les gens qui sortent d’ici ne sont pas mes camarades.
JERNINGHAM.
N’êtes-vous pas un des créanciers de milord ?
MAC ALLAN.
Oui, si la reconnaissance est considérée comme une dette ; sinon, milord ne me doit rien.
JERNINGHAM.
Ah çà ! mais, alors, qui êtes-vous ?
MAC ALLAN.
Je suis Mac Allan, laird de Dumbiky, du comté de Durham.
JERNINGHAM.
Que voulez-vous ?
MAC ALLAN.
Voir milord.
JERNINGHAM.
Dans quelle intention ?
MAC ALLAN.
Pour obtenir de lui qu’il mette cette requête sous les yeux de Sa Majesté.
JERNINGHAM, avec dédain.
Alors, vous êtes un solliciteur.
MAC ALLAN.
Vous vous trompez, je ne sollicite pas.
JERNINGHAM.
Que faites-vous donc ?
MAC ALLAN.
Je réclame.
JERNINGHAM, haussant les épaules.
C’est la même chose.
MAC ALLAN.
En Angleterre peut-être, mais pas en Écosse.
JERNINGHAM.
Et, venant demander un service à milord, vous vous êtes introduit chez lui avec violence.
MAC ALLAN.
Dame, on fait comme on peut ; il y a quinze jours que j’essaye d’entrer par toutes les portes, et que, par toutes les portes, on me repousse.
JERNINGHAM.
De sorte qu’aujourd’hui... ?
MAC ALLAN.
Au moment où j’étais en train de me morfondre, comme hier, comme avant-hier, comme les autres jours, j’ai rencontré des gens qui disaient : « Il faut que nous entrions ; et vous ? – Et moi aussi, ai-je répondu, il faut que j’entre. » Alors, ils se sont mis à taper ; moi, j’ai tapé comme eux ; j’ai cru que c’était l’habitude en Angleterre. Moi, vous comprenez, je n’en sais rien, je suis Écossais... En tout cas, il paraît que c’est le bon moyen.
JERNINGHAM.
Oui, je vous ai vu à l’œuvre ; vous y alliez de bon cœur, mon maître !
MAC ALLAN.
Par esprit national, voilà tout.
JERNINGHAM.
Il est fâcheux, mon cher ami, qu’un si bel exploit ne doive vous mener à rien.
MAC ALLAN.
Il me semble cependant que, jusqu’à présent, cela ne va pas trop mal.
JERNINGHAM.
Oui ; mais, à présent, vous allez sortir.
MAC ALLAN.
Moi ?
JERNINGHAM.
Oui, vous.
MAC ALLAN.
Oh ! non, pas si fou ! on a trop de mal à entrer.
Il s’assied.
JERNINGHAM.
Eh bien, mais que faites-vous donc ?
MAC ALLAN.
Vous le voyez, je m’assieds.
JERNINGHAM.
Vous vous asseyez ?
MAC ALLAN.
Je suis très fatigué. Depuis sept heures du matin, je suis sur mes jambes.
JERNINGHAM.
Et que comptez-vous faire dans ce fauteuil ?
MAC ALLAN.
Parbleu ! je compte attendre.
JERNINGHAM.
Quoi ?
MAC ALLAN.
Le lever de Sa Grâce.
JERNINGHAM.
Sa Grâce ne se lèvera pas ce matin.
MAC ALLAN.
Pourquoi cela ?
JERNINGHAM.
Parce qu’elle a couché dehors.
MAC ALLAN.
C’est bien, elle rentrera.
JERNINGHAM.
Ah çà ! monsieur l’Écossais, faudra-t-il que je sonne ?
MAC ALLAN.
Sonnez si vous voulez. Qu’est-ce que cela peut me faire, à moi ?
JERNINGHAM.
Je vous préviens que c’est pour appeler les laquais.
MAC ALLAN.
Appelez.
JERNINGHAM.
Et que, si vous ne voulez pas sortir de bonne volonté...
MAC ALLAN.
Eh bien ?
JERNINGHAM.
Ils vous feront sortir de force.
MAC ALLAN, se levant.
Par saint André, monsieur, n’avez-vous point parlé de me mettre à la porte ?
JERNINGHAM.
Et, quand j’aurais parlé de cela, qu’auriez-vous à dire ?
MAC ALLAN.
J’aurais à dire que, si mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh avait été aussi impertinent, lorsque, dans la nuit du 16 septembre 1651, Sa Majesté Charles II et Sa Grâce milord duc de Buckingham vinrent lui demander un asile, Sa Majesté aurait bien pu avoir la tête tranchée comme le roi son père, et Sa Grâce être pendue comme lord Monrose.
Se rasseyant.
Voilà ce que j’aurais à dire.
JERNINGHAM, à part.
Ah ! diable ! ceci, c’est autre chose.
Haut.
D’après ce que vous dites, monsieur, il paraîtrait qu’un membre de votre famille a rendu autrefois un service à milord.
MAC ALLAN.
Ah ! mon Dieu, il lui a sauvé la vie, voilà tout. Mais, à cette époque-là, la vie était comptée pour si peu de chose, qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que milord eût oublié cette dette-là avec les autres.
JERNINGHAM, à part.
C’est probable. Mais si, par hasard, milord avait de la mémoire, il m’en voudrait peut-être d’avoir maltraité ce garçon.
Haut.
Écoutez-moi.
MAC ALLAN.
J’écoute.
JERNINGHAM.
Entendez-vous raison quelquefois ?
MAC ALLAN.
Oui, quand on me parle poliment.
JERNINGHAM.
Je pèserai chaque parole.
MAC ALLAN.
Et pas de faux poids, hein ?
JERNINGHAM.
Vous n’ignorez pas que milord est un des plus grands seigneurs du royaume.
MAC ALLAN.
Je sais cela.
JERNINGHAM.
Vous savez encore qu’on n’entre pas de force chez un simple particulier, encore moins chez le favori du roi.
MAC ALLAN.
Je n’entrerais pas de force chez un paysan qui me prierait poliment de rester dehors. Mais je vous ai raconté comment les choses s’étaient passées.
JERNINGHAM.
Aussi je vous excuse. Maintenant, voulez-vous vous en rapporter à ma parole ?
MAC ALLAN.
C’est selon ce que vous me promettrez.
JERNINGHAM.
Je vous promets que je parlerai aujourd’hui à milord, et que, demain, milord vous recevra.
MAC ALLAN.
Sur votre honneur ?
JERNINGHAM.
Sur mon honneur.
MAC ALLAN.
Très bien. Maintenant, faites attention que, si demain je n’entre pas, ce n’est plus à milord, c’est à vous que je m’en prends.
JERNINGHAM.
Vous ferez comme vous l’entendrez. Avez-vous un mémoire ?
MAC ALLAN.
J’en ai deux. Un dans chaque poche. Voyez.
Lisant.
« Le 13 septembre 1651, jour de la bataille de Worcester, mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh passa toute la nuit enfoncé jusqu’au cou dans un marais... Le 14 septembre 1651, lendemain de la bataille de Worcester, mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh passa la journée tout entière caché dans les branches d’un arbre... Le 15 septembre... »
JERNINGHAM.
Mais l’affaire importante, l’hospitalité donnée au roi et à Sa Grâce...
MAC ALLAN.
Elle est à sa date. « Le 16 septembre 1651, surlendemain de la bataille de Worcester, mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh donna l’hospitalité...
JERNINGHAM.
Silence !
MAC ALLAN.
Qu’y a-t-il ?
JERNINGHAM.
Monseigneur qui sort de son lit... Et vite, vite !
MAC ALLAN.
Quoi, vite ?
JERNINGHAM.
Il pourrait trouver mauvais qu’un étranger fût ici sans que je l’eusse averti de sa présence.
MAC ALLAN.
C’est juste. Mais vous l’avertirez, c’est convenu.
JERNINGHAM.
Aujourd’hui même.
MAC ALLAN.
Alors, demain ?...
JERNINGHAM.
Demain, vous pourrez vous présenter à l’hôtel, votre nom sera donné.
MAC ALLAN.
Dites-lui que, pour cette hospitalité donnée au roi et au duc, le séquestre a été mis par Cromwell sur les biens de mon oncle David, et que ce séquestre n’est pas encore levé.
JERNINGHAM.
C’est bien, c’est bien... on le lèvera.
Mac Allan veut sortir par le fond.
Non, non, par ici... Vous pourriez rencontrer milord. Traversez cette chambre, la porte à gauche, le corridor à droite, puis, tout au bout, l’escalier dérobé... Allez, allez...
À part.
Il était temps.
Scène III
LE DUC DE BUCKINGHAM, en robe de chambre, suivi de DEUX LAQUAIS, dont l’un porte la veste et l’autre le manteau, le chapeau et l’épée, on pose le tout sur des chaises, JERNINGHAM
LE DUC.
Viendra-t-on quand je sonne ?
JERNINGHAM.
J’étais retenu ici pour le service de Votre Grâce.
LE DUC.
Vraiment ?
JERNINGHAM.
La matinée a été chaude, monseigneur.
LE DUC.
En effet, j’ai entendu quelque bruit.
JERNINGHAM.
C’étaient les fournisseurs de Votre Grâce qui forçaient la porte.
LE DUC.
Il fallait les jeter par la fenêtre. À quoi s’occupent donc tous ces fainéants de valets que je vois bailler à se démonter la mâchoire toutes les fois que je traverse mes antichambres ?
JERNINGHAM.
Ce n’est pas leur faute, monseigneur ; ils ont fait une résistance superbe. Mais le Dieu des armées s’est déclaré contre eux, et ils ont été battus.
LE DUC.
Et alors ?
JERNINGHAM.
Alors les fournisseurs de Sa Grâce ont fait irruption jusque dans ce boudoir.
LE DUC.
Que voulaient-ils, en définitive ?
JERNINGHAM.
Ils voulaient savoir quand monseigneur daignerait les payer.
LE DUC.
Ils sont bien curieux... Mes lettres.
JERNINGHAM, à un Valet.
Les lettres de monseigneur.
LE DUC.
Et après ?
JERNINGHAM.
L’intendant de milord est venu.
LE DUC.
Que la peste l’étouffe !
JERNINGHAM.
Monseigneur ne peut faire un souhait plus facile à exaucer. Nous avons justement cette terrible maladie sous la main.
LE DUC.
Qu’est-il donc arrivé ? est-ce que ce vaisseau pestiféré a rompu son ban ?
JERNINGHAM.
Non, monseigneur ; mais, comme il est chargé d’étoffes d’Orient, étoffes dont nos dames sont très curieuses, il paraît que des contrebandiers sont parvenus à tromper la vigilance des gardes, et que des symptômes de peste se sont manifestés hier dans la Cité. Deux marchands qui avaient acheté de ces marchandises en sont morts.
LE DUC.
C’est justice : ils sont punis par où ils ont péché. Mais il me semble qu’avant de parler de la peste, nous parlions d’autre chose.
JERNINGHAM.
Je disais à monseigneur que son intendant...
LE DUC.
Ah ! c’est juste.
JERNINGHAM.
Était venu pour causer avec Sa Grâce de cette hypothèque prise sur son domaine d’York.
LE DUC.
Eh bien, mais que les usuriers s’en emparent, qu’ils le dépècent, qu’ils le vendent, puisqu’il est impossible de le tirer de leurs mains.
JERNINGHAM.
Je ferai observer à monseigneur que son intendant parle non pas d’impossibilités, mais de difficultés seulement.
LE DUC.
S’il y a des difficultés, qu’il les aplanisse.
JERNINGHAM.
Mais, milord...
LE DUC.
Ah çà ! monsieur Jerningham, il me semble que, si j’ai un intendant, c’est pour qu’il me vole d’abord et pour qu’il fasse mes affaires ensuite. Il m’a volé, eh bien, qu’il fasse mes affaires maintenant. Chaque chose à son tour, que diable !
JERNINGHAM.
Aussi prétend-il que, si milord veut signer ce papier.
LE DUC.
Ah çà ! mais, niais que vous êtes, donnez-le donc tout de suite ; il fallait commencer par là.
Il signe et trouve sur la table la demande de Mac Allan.
Et cet autre papier, est-ce encore quelque chose à signer ? Pendant que j’y suis...
JERNINGHAM.
Non, monseigneur ; ceci, c’est la requête d’un pauvre diable d’Écossais.
LE DUC, quittant la table.
Quand donc tous ces mendiants retourneront-ils dans leurs montagnes, et débarrasseront-ils, une fois pour toutes, l’Angleterre de leurs réclamations ?
JERNINGHAM.
Celui-ci prétend qu’il a des droits à la bienveillance de Votre Grâce.
LE DUC.
Comment se nomme-t-il ?
JERNINGHAM.
Mac Allan, laird de Dumbiky.
LE DUC.
Je ne le connais pas.
JERNINGHAM, aidant le Duc à mettre son pourpoint et son manteau.
Aussi dit-il que ce n’est pas lui, mais que c’est son oncle David Mac Mahon de Susquebaugh...
LE DUC.
En effet, je crois me souvenir de ce nom.
JERNINGHAM.
Qui a eu l’honneur d’offrir l’hospitalité au roi et à milord, trois jours après la bataille de Worcester.
LE DUC.
Le surlendemain, monsieur, le surlendemain ; il nous a même donné un souper détestable. Je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui. S’il n’a que ce souvenir-là à invoquer...
JERNINGHAM.
Et cependant, monseigneur, ce souper, il l’a payé de toute sa fortune. Le protecteur a su l’anecdote et a mis le séquestre sur ses biens.
LE DUC.
Mais ce séquestre a été levé lors de la rentrée du roi.
JERNINGHAM.
Justement, milord, voilà l’erreur. Ou a oublié cette formalité, de sorte que la famille est ruinée.
LE DUC, froidement.
Ah ! vraiment ? Pauvres gens !
JERNINGHAM.
Mais un seul mot de Votre Grâce qui rappelle à Sa Majesté cet oubli, et...
LE DUC.
Ah ! oui... avec cela que le moment est bien choisi, et que nous sommes dans de bons termes. Sa Majesté et moi ! je ne sais quelles sottes histoires on aura encore été lui faire sur mon compte ; de sorte que nous sommes au plus mal. Hier, à son lever, à peine si Sa gracieuse Majesté m’a parlé. Tout le monde me croit perdu, et l’on chante déjà ma disgrâce sur vingt airs différents.
JERNINGHAM.
Que dirai-je alors à ce pauvre garçon lorsqu’il reviendra ?
LE DUC.
Vous lui direz de ne plus revenir.
Au Valet, qui lui apporte ses lettres sur un plateau d’argent.
Qu’est cela ?
JERNINGHAM.
Le courrier de monseigneur. Monseigneur n’attendait-il pas ses lettres ?
LE DUC.
Voyons : « Vous êtes un ingrat et un perfide. » Ah ! bien ! une litanie sur le parjure, une jérémiade sur la perfidie. De vieilles paroles auxquelles on ne s’est pas même donné la peine de faire un air nouveau... « Duchesse de Clarick... » Brûlez cela, monsieur Jerningham, brûlez.
Il cherche une autre lettre.
Voyons celle-ci. Ah ! c’est de la petite comtesse de Sussex, la fille d’honneur de la reine... « Mon beau duc !... je vous écris avec une plume arrachée à l’aile de l’Amour... » Ah ! pardieu ! comtesse, vous lui en avez encore laissé assez pour qu’il s’envole. Pendant que vous le teniez, vous auriez bien dû le plumer tout entier, ce drôle-là. « Pour vous dire que, selon votre promesse, je vous attendrai ce soir à onze heures, pleine de confiance dans mon Buckingham. » Ces petites filles ne doutent de rien, ma parole d’honneur ! Brûlez, brûlez, Jerningham... Ah ! diable !... cette écriture... Je ne me trompe pas... non...
Il ouvre précipitamment la lettre.
« Nelly ! »
JERNINGHAM.
Une lettre de Nelly ?
LE DUC.
Eh bien, qu’y a-t-il donc là d’étonnant ? ne savez-vous pas que je suis un de ses adorateurs ?
Lisant.
« Milord duc, vous m’avez dit souvent que vous n’aviez rien à me refuser. J’ai une grâce à vous demander ; pouvez-vous me recevoir ce matin en audience très particulière ?... » Je le crois bien, pardieu ! Ah ! elle y vient donc, à la fin !
JERNINGHAM.
Comment, monseigneur, la favorite du roi ?
LE DUC.
Vous savez bien, monsieur Jerningham, que j’ai pour habitude d’être le rival éternel de Sa Majesté.
JERNINGHAM.
Monseigneur, vous vous perdrez par trop d’audace.
LE DUC.
Mais non, au contraire ; tu sais bien que je n’ai jamais eu d’autre planche de salut. C’est par ses favorites que j’ai toujours dominé le roi. Nelly avait résisté seule, et la voilà qui y vient d’elle-même. Il faut que j’entre à toute heure chez le roi, sinon par la porte, du moins par la fenêtre. Escalier ou échelle, peu m’importe. L’échelle de Nelly est placée, et solidement, à ce que je crois du moins ; va pour l’échelle.
JERNINGHAM.
Monseigneur ferait bien mieux de s’occuper de cette jeune fille dont je lui ai parlé.
LE DUC.
Monsieur Jerningham, je vous vois venir. Vous avez peur et vous voulez me lancer sur une fausse piste.
JERNINGHAM.
Non, d’honneur, milord, cette jeune fille est un trésor.
LE DUC.
Cette petite Écossaise ?
JERNINGHAM.
Une véritable rose des monts Cheviots.
LE DUC.
Jolie ?
JERNINGHAM.
Comme toutes les Nelly de la terre.
LE DUC.
Chut ! pas de sacrilège. Quand la divinité sera renversée de son autel, vous blasphémerez tout à votre aise.
JERNINGHAM.
Et sage...
LE DUC.
Monsieur Jerningham, vous m’en direz tant, que je ne vous croirai plus. Et où loge cette merveille ?
JERNINGHAM.
Au Chardon d’Écosse.
LE DUC.
C’est bon... Surveillez-la... et, si j’ai un instant, nous verrons.
JERNINGHAM.
Cela suffit, monseigneur.
LE DUC.
Maintenant, faites-moi le plaisir de surveiller l’arrivée de Nelly, et, dès qu’elle paraîtra, faites-la monter par l’escalier dérobé. Allez, monsieur Jerningham, allez ; puis, comme je ne veux pas être dérangé, donnez l’ordre qu’on ne laisse entrer ni sortir personne de l’hôtel.
Scène IV
LE DUC, seul, relisant la lettre
« Milord duc, vous m’avez dit souvent que vous n’aviez rien à me refuser. J’ai une grâce à vous demander ; pouvez vous me recevoir ce matin en audience très particulière ? » Ces femmes ont une manière d’écrire qui dit tout et ne dit rien. Je ne sais vraiment pas pourquoi on leur interdit la politique. La plus naïve jeune fille en remontrerait au plus rusé diplomate.
Relisant.
« Milord duc... » Ah ! j’entends du bruit du côté de l’escalier dérobé. C’est elle, sans doute.
Il va à la porte et l’ouvre doucement, tandis que, de son côté, Mac Allan la pousse avec précaution.
Scène V
LE DUC, MAC ALLAN
Ils avancent la tête chacun d’un côté de la porte.
LE DUC.
Venez, belle Nelly, venez.
MAC ALLAN.
Pardon, mais c’est que je me suis perdu.
LE DUC.
Qui êtes-vous ?
MAC ALLAN.
Je suis Mac Allan, laird de Dumbiky.
LE DUC.
Que cherchez-vous ?
MAC ALLAN.
Je cherche mon chemin.
LE DUC.
Que voulez-vous ?
MAC ALLAN.
Sortir d’ici.
LE DUC.
Qui vous en empêche ?
MAC ALLAN.
Je me suis égaré.
LE DUC.
Comment, égaré ?
MAC ALLAN.
Oui, tout à l’heure, j’étais là à causer avec M. Jerningham. Tout à coup, il m’a poussé dans cette chambre en me disant : « La porte à gauche ou à droite, – je ne sais plus bien ; – le corridor à droite ou à gauche, – je ne me rappelle plus ; – l’escalier dérobé, le couloir, l’antichambre ; » tout cela s’est mêlé dans mon esprit ; j’ai pris la porte en face, je n’ai trouvé aucun corridor. J’ai cherché inutilement l’escalier dérobé ; je n’ai pas osé appeler, je n’ai pas osé sonner, et, depuis un quart d’heure, je me promène de chambre en chambre... sans savoir où je vais. Mais, puisque vous voilà, vous allez me montrer mon chemin, et, si jamais vous venez en Écosse, et que vous ayez besoin d’un guide, eh bien, je vous rendrai la pareille.
LE DUC, montrant la porte du fond.
Merci. Prenez cette porte, elle donne dans l’antichambre. Cette fois, il n’y aura plus à vous tromper. Allez.
MAC ALLAN.
Très bien.
Il fait un pas vers la porte et revient.
À propos, est-ce que vous êtes attaché à la maison du duc ?
LE DUC.
Non, je suis son ami.
MAC ALLAN, revenant.
Son ami ! diable !... un instant.
Tirant sa requête.
« Le 13 septembre 1651, mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh passa la nuit enfonce jusqu’au cou dans un marais. »
LE DUC.
Eh bien, que m’importe, à moi ?
MAC ALLAN.
Attendez. « Le 14 septembre 1651, mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh... »
LE DUC.
Chut !
MAC ALLAN.
Quoi ?
LE DUC.
C’est elle, cette fois.
MAC ALLAN.
Qui, elle ?
LE DUC.
Mon cher ami, vous me conterez tout cela demain. Mais j’attends quelqu’un avec qui je désire demeurer seul.
MAC ALLAN.
Je ne veux gêner personne ; vous me promettez de parler au duc ?
LE DUC.
Je vous le promets.
MAC ALLAN.
Alors, à demain.
LE DUC.
Oui, à demain... Allez, allez, par cette porte... Bien !
Mac Allan sort ; le Duc tire la porte du fond. En même temps, Nelly entr’ouvre la porte de côté.
Scène VI
LE DUC, NELLY
NELLY.
On m’a dit que je pouvais entrer sans être indiscrète.
LE DUC.
Vous, indiscrète, charmante Nelly ? Comment donc ! vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, j’espère... C’est moi, tout au contraire, qui, depuis une heure, vous attends avec une impatience...
NELLY.
Je comprends cela. Votre Grâce est si bien habituée à faire attendre les autres.
LE DUC.
Mettez mon exactitude à l’épreuve, belle Nelly, et vous verrez que je suis un composé de contrastes.
NELLY.
En vérité, monseigneur, en vous trouvant si plein de galanterie pour moi, je suis désespérée d’avoir si peu de chose à vous demander.
LE DUC.
Comment ! je suis assez heureux pour que vous ayez une demande à me faire, madame ? Paviez vite, et, à part les étoiles du ciel, qui appartiennent à Dieu, et la couronne d’Angleterre, qui est au roi, je mets tout le reste à votre disposition.
NELLY.
Oh ! mon Dieu, quel malheur, je le répète, d’être si humble dans mes désirs, quand je suis, à ce qu’il paraît, si puissante auprès de vous !
LE DUC.
Eh ! madame, vous connaissez mieux que personne cette puissance dont vous paraissez douter ; et je suis même on ne peut plus étonné que, pouvant tout exiger de Dieu, vous veniez faire votre prière à l’un de ses saints.
NELLY.
Et, si c’est à vous, milord, que je voulais avoir cette reconnaissance et non au roi, qu’avez-vous à dire ?
LE DUC.
Que vous me rendez fier et heureux en me plaçant sur la même ligne que Sa Majesté !
NELLY.
Eh bien, milord, puisqu’il faut en arriver au sujet de ma visite, je vous dirai que je viens vous prier de rendre la liberté à un pauvre diable de poète qui est en prison.
LE DUC.
Sans doute pour avoir fait quelque satire contre Sa très gracieuse Majesté ou contre son très indigne favori.
NELLY.
Oh ! mon Dieu, non ; pour avoir tout bonnement oublié de payer un billet de cinquante livres sterling, ce qui est beaucoup plus prosaïque. Aussi, milord, je viens à vous qui êtes le distributeur des largesses royales, vous prier au nom des Muses, les seules maîtresses auxquelles vous ne soyez pas infidèle, de faire cette aumône à un pauvre confrère.
LE DUC.
Comment ! la belle Nelly, la reine de la prodigalité, la fée de la bienfaisance, a recours à moi pour cinquante livres sterling ? Décidément, comme je m’en étais douté, mon adorable Thalie, votre demande n’était qu’un prétexte.
NELLY.
Vraiment ! vous avez déjà eu cette idée ?
LE DUC.
Un baiser contre mille louis, madame, et répondez franchement ; je tiens le pari. Vous n’êtes pas venue pour me demander une chose qu’il était si facile de faire vous-même, n’est-ce pas ?
NELLY.
Vous avez le don de lire au plus profond des cœurs, milord, et une pauvre femme est bien malheureuse quand elle se présente devant vous ; car elle ne peut cacher le plus petit secret à Votre Grâce. Eh bien, oui, milord, vous avez deviné juste.
LE DUC.
Ainsi votre prétendu protégé... ?
NELLY.
Un instant, un instant ; le protégé existe toujours, quoique, pour l’heure, il soit relégué au second plan. Laissez-moi la conscience d’avoir fait une bonne action en même temps qu’une démarche hasardeuse ; l’une servira d’excuse à l’autre.
LE DUC.
Ainsi vous disiez... ?
NELLY.
Je disais, milord, que j’étais heureuse de voir votre empressement à mon égard.
LE DUC.
Est-ce parce que vous y trouvez la preuve que, malgré vos rigueurs, je vous aime encore ?
NELLY.
Non, mais parce que j’y puise la conviction que, malgré mes bontés, le roi m’aime toujours.
LE DUC.
Comment cela, madame ? Je cherche à comprendre...
NELLY.
Ah ! pour un diplomate, milord...
LE DUC.
J’avoue ma maladresse.
NELLY.
Eh bien, milord, j’avais peur, je ne sais pourquoi, d’avoir, depuis quelques jours, près de Sa Majesté une rivale... triomphante... Mais, puisque le duc de Buckingham, le compagnon, le favori, le confident du roi... me reçoit à ma première requête... m’accorde du premier coup la grâce que je lui demande, et veut bien me faire entendre qu’il ne me trouve pas tout à fait indigne de son attention, c’est que ma puissance n’a subi aucune atteinte... Milord duc de Buckingham est trop bon courtisan pour user son crédit en faveur d’une femme qui aurait perdu le sien. Merci deux fois, milord : merci pour mon poète, merci pour moi.
LE DUC, piqué.
Si c’est pour cela véritablement que vous êtes venue, madame, rassurez-vous ; vous êtes toujours la seule, la véritable reine... reine de beauté, reine de puissance, et, malgré le désappointement que j’éprouve, soyez convaincue que Votre Majesté trouvera en moi un fidèle et dévoué serviteur. Qu’elle ordonne donc, et je suis prêt à lui prouver mon obéissance à ses moindres désirs.
NELLY.
Eh bien, Ma Majesté ordonne que vous alliez me chercher une bourse de cent livres sterling pour mon pauvre prisonnier. Allez, milord.
LE DUC.
À l’instant même, madame ; et vous m’excuserez, je l’espère, de tous laisser seule, en songeant que cette incivilité apparente n’est qu’une preuve de mon obéissance réelle.
Il sort par une des portes de côté.
Scène VII
NELLY, seule
Tous ces hommes à la mode sont véritablement bien étranges ! On ne peut faire un pas vers eux, qu’ils ne prennent ce pas pour une avance... le duc surtout. Mais qu’a-t-il donc de plus que les autres, le duc ?... Il est bien fait, c’est un caprice de la nature... il est élégant, c’est un compliment à faire à son tailleur... il est généreux, parce qu’il est plus facile de donner que de refuser... gai, parce qu’il est jeune et se porte bien... brave, parce qu’une lâcheté le déshonorerait... spirituel, parce qu’il ne peut pas s’empêcher de l’être... voilà tout... Eh bien, mais, au fait, c’est quelque chose que tout cela... c’est beaucoup même... c’est trop !... et, si jamais j’oubliais le roi, décidément ce ne serait pas pour le duc, car j’aurais peur, à mon tour, d’en devenir folle.
Scène VIII
NELLY, assise, MAC ALLAN, rouvrant la porte du fond et passant la tête par l’entrebâillement
MAC ALLAN.
Dites-moi donc, vous vous êtes trompé : on ne peut pas sortir. Monseigneur le duc de Buckingham a défendu d’ouvrir la porte de l’hôtel à qui que ce fut. De sorte que je suis prisonnier !...
Apercevant Nelly.
Tiens, une femme !
NELLY.
Que demandez-vous, mon ami ?
MAC ALLAN.
Pardon, madame ; je demande à m’en aller, voilà tout. Mais il paraît qu’il est aussi difficile de sortir d’ici que d’y entrer.
NELLY.
Comment cela ?
MAC ALLAN.
Il paraît que milord attendait quelqu’un et désirait ne pas être troublé dans son tête-à-tête ; car il a donné l’ordre de ne laisser entrer ni sortir personne.
NELLY, à part.
Allons, décidément, monseigneur se croyait en bonne fortune.
MAC ALLAN.
Si seulement vous aviez la bonté de me dire où je puis attendre... j’attendrais, moi, madame ; je ne suis pas pressé.
NELLY.
Non, c’est inutile ; je dirai un mot au duc, et il lèvera la consigne.
MAC ALLAN.
Vous connaissez donc le duc ?
NELLY.
Beaucoup.
MAC ALLAN.
Et vous avez de l’influence sur lui ?
NELLY, souriant.
Je suis toute-puissante pour le moment.
MAC ALLAN.
En ce cas, madame, permettez, vous pouvez me rendre un grand service.
NELLY.
Dites. J’ai un faible pour les Écossais.
MAC ALLAN, tirant un placet de sa poche.
Mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh...
NELLY.
Comment ! David Mac Mahon de Susquebaugh, dites-vous ?
MAC ALLAN.
Oui, c’était mon oncle.
NELLY.
Alors vous êtes donc... ?
MAC ALLAN.
Je suis son neveu.
NELLY.
Mac Allan ?
MAC ALLAN.
Laird de Dumbiky.
NELLY.
C’est cela.
MAC ALLAN.
Comment ! vous me connaissez ?
NELLY.
Et vous, vous ne me reconnaissez pas ?
MAC ALLAN.
Non.
NELLY.
Regardez-moi.
MAC ALLAN.
Attendez donc...
NELLY.
Eh bien ?
MAC ALLAN.
Impossible !
NELLY.
Pourquoi ?
MAC ALLAN.
Vous ressemblez...
NELLY.
À qui ?
MAC ALLAN.
À une petite fille...
NELLY.
Après ?
MAC ALLAN.
Qui avait été abandonnée.
NELLY.
Par qui ?
MAC ALLAN.
Par des bohémiens.
NELLY.
Où ?
MAC ALLAN.
Sur les bords de la Tweed.
NELLY.
Et qui fut recueillie ?
MAC ALLAN.
Par mon oncle David.
NELLY.
Elle s’appelait ?
MAC ALLAN.
Nelly.
NELLY.
C’est cela même.
MAC ALLAN.
Comment ! cette petite fille... ?
NELLY.
Oui.
MAC ALLAN.
Qui a quitté l’Écosse il y a quinze ans... ?
NELLY.
Oui.
MAC ALLAN.
Cette Nelly... ?
NELLY.
Oui.
MAC ALLAN.
C’était... ?
NELLY.
C’était moi.
MAC ALLAN.
C’était toi ! Oh ! pardon, madame, mille fois pardon !
NELLY.
Non, non... Mais voyons vite, mon cher Dumbiky, que voulez-vous ? que désirez-vous ? que venez-vous chercher à Londres ?
MAC ALLAN.
Vous savez que mon oncle avait été ruiné par le séquestre ?
NELLY.
Oui ; mais je présume qu’à la rentrée du roi ce séquestre a été levé.
MAC ALLAN.
Au contraire.
NELLY.
Oh ! mon Dieu ! dites vite, car j’ai beaucoup à racheter envers vous et votre famille. Vous venez ici... ?
MAC ALLAN.
Faire valoir mes droits à la fortune de mon oncle, dont je suis le seul héritier.
NELLY.
Alors, on vous a dit qu’il fallait s’adresser au duc de Buckingham.
MAC ALLAN.
M’aurait-on trompé ?
NELLY.
Non, à lui d’abord ; puis, s’il ne fait pas ce que nous voulons...
MAC ALLAN.
Eh bien ?
NELLY.
Eh bien, nous irons plus haut.
MAC ALLAN.
Mais plus haut que lui, c’est le roi.
NELLY.
Eh bien, nous irons au roi... Chut ! le voilà !
MAC ALLAN, tirant le placet de sa poche.
Qui ? le roi ?
NELLY.
Non, le duc.
MAC ALLAN.
Comment ! le duc, c’est... ?
NELLY.
C’est Sa Grâce, à laquelle j’ai l’honneur de vous présenter.
Scène IX
NELLY, MAC ALLAN, LE DUC
LE DUC, à part.
Encore cet Écossais !
Haut.
Voudrez-vous bien m’expliquer, madame... ?
NELLY.
C’est tout simple, milord : j’avais un protégé en prison à Newgate, et un protégé en prison chez vous ; Vous vous plaigniez tout à l’heure que je vous demandasse si peu. Maintenant, milord, je vous demande beaucoup.
LE DUC.
Et que demandez-vous, madame ?
NELLY.
Je vous demande votre protection pour ce jeune homme, qui vient faire auprès de Sa Majesté la réclamation la plus juste qui ait jamais existé.
MAC ALLAN.
Oh ! pour cela, oui... Mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh...
LE DUC.
Je sais, je sais... Mais comment ce jeune homme est-il encore ici ?
NELLY, d’un ton railleur.
Par la raison infiniment simple que, Votre Grâce ayant craint, sans doute, que je ne voulusse fuir de force, avait donné l’ordre de ne laisser sortir personne.
LE DUC.
C’est juste, je l’avais oublié. Vous pardonnez ?...
NELLY.
D’autant plus volontiers que, sans cela, je n’eusse point rencontré mon jeune ami le laird de Dumbiky.
LE DUC.
Mais vous connaissez donc ce jeune homme ?
NELLY.
Nous avons été élevés ensemble. N’avez-vous pas entendu dire quelquefois, milord, par ces marchands de scandale qu’on appelle les poètes, que j’étais une pauvre enfant de bohème, oubliée par mes parents sur les bords d’une rivière, et recueillie par un brave laird écossais ?
LE DUC.
Oui ; mais je n’en ai pas cru un mot.
NELLY.
Eh bien, vous avez eu tort, monseigneur, car c’est l’exacte vérité. Eh bien, ce brave laird écossais qui m’a recueillie...
LE DUC.
C’était... ?
MAC ALLAN.
C’était mon oncle David Mac Mahon de...
LE DUC.
Ah çà ! mais, ce gaillard-là, il a donc recueilli tout le monde ?
NELLY.
Vous sentez, milord, qu’après un pareil service, je serai très reconnaissante à celui...
LE DUC.
Cela suffit, madame, et vous pouvez être tranquille.
NELLY, à Mac Allan, à demi-voix.
Où demeurez-vous ?
MAC ALLAN.
À l’auberge du Chardon d’Écosse.
NELLY.
J’irai vous y voir.
MAC ALLAN.
Bien.
NELLY.
Milord...
LE DUC, faisant le geste de conduire Nelly à la porte secrète.
Madame, si vous voulez accepter mon bras...
NELLY.
Oh ! non... Par la porte de tout le monde, milord. Réservez celle-ci pour les grandes dames qui viennent vous rendre visite incognito. La pauvre Nelly, comédienne au théâtre de Drury-Lane, n’est point digne de tant d’honneur.
LE DUC, à part.
Ah ! démon, tu m’as joué... mais je prendrai ma revanche.
Il conduit Nelly jusqu’au fond.
Scène X
LE DUC, MAC ALLAN, puis JERNINGHAM
MAC ALLAN, à part.
Si je comprends quelque chose à tout ce qui m’arrive aujourd’hui, je veux que...
LE DUC, redescendant la scène.
Eh bien, voyons, mon jeune ami, de quoi s’agit-il ?
MAC ALLAN, à part.
Le duc m’appelle son ami !
LE DUC.
Vous dites donc que cette requête... ?
MAC ALLAN.
A besoin d’être appuyée par Votre Grâce.
JERNINGHAM, entrant, bas, au Duc.
Milord...
LE DUC, à l’Écossais.
Vous permettez ?
MAC ALLAN.
Comment donc !
LE DUC, bas, à Jerningham.
Qu’y a-t-il ?
JERNINGHAM, bas.
Ce sont vos fournisseurs qui reviennent avec leurs placets.
LE DUC.
Et ils veulent... ?
JERNINGHAM.
Être brevetés de la cour.
LE DUC.
Rien que cela ?
JERNINGHAM.
Pardon, Votre Seigneurie... ils exigent aussi que vous leur donniez un à-compte sur leurs mémoires.
LE DUC.
Un à-compte ?... Rien n’est plus facile.
JERNINGHAM, étonné.
Notre caisse est vide.
LE DUC.
Écoute !
Il lui parle bas à l’oreille.
JERNINGHAM, bas, montrant l’Écossais.
Ce jeune homme !... quoi ! vous voulez... ?
LE DUC.
De cette façon, j’aurai l’air de m’occuper du protégé de Nelly, et je ferai patienter mes vampires... Allons, va...
Jerningham sort.
MAC ALLAN, à part.
Que diable ont-ils à chuchoter ensemble ?
LE DUC.
Maintenant, mon cher, me voilà tout à vous.
MAC ALLAN.
Que de bonté ! Ainsi vous consentez, monseigneur, à remettre cette supplique à Sa Majesté ?
LE DUC.
Je ferai mieux que cela : je vous présenterai vous-même.
MAC ALLAN.
Au roi ?
LE DUC.
Oui ; mais, vous comprenez, vous ne pouvez pas venir comme cela à la cour.
MAC ALLAN.
Pourquoi cela ?
LE DUC.
Il vous faut dos chevaux, des habits, des laquais, des voitures, un train enfin.
MAC ALLAN.
À moi ?
LE DUC.
Sans doute. Si vous aviez l’air d’avoir besoin de quelque chose, on ne vous donnerait rien, mon cher ami.
MAC ALLAN.
En vérité ?
LE DUC.
Oh ! c’est ainsi !
MAC ALLAN.
Mais, moi, je n’ai pas d’argent pour acheter tout cela.
LE DUC.
Le beau mérite d’acheter avec de l’argent ! Qui donc a de l’argent ? Ou a du crédit, voilà tout.
MAC ALLAN.
Mais je n’ai pas de crédit, moi !
LE DUC.
Pas de crédit ? Allons donc !... Quand on est neveu de David Mac Mahon de Susquebaugh, on peut acheter pour dix mille livres sterling sans tirer un penny de sa poche.
MAC ALLAN.
Vraiment ?
LE DUC.
Vous allez voir... Je vais vous présenter à mes fournisseurs... les coquins les plus habiles, les plus chers et les plus commodes du monde.
Scène XI
LE DUC, MAC ALLAN, JERNINGHAM, JOHN BRED, RUSSEL, DIKINS, CRÉANCIERS
LE DUC.
Bonjour, messieurs, bonjour. Je sais de quoi il est question... Remettez-moi vos demandes.
JOHN BRED.
Comment, monseigneur, vous daigneriez... ?
LE DUC.
Avec le plus grand plaisir, messieurs... Enchanté de faire quelque chose qui puisse être agréable à de si honnêtes gens.
JOHN BRED.
Eh bien, puisque nous trouvons Sa Grâce dans de si bienveillantes dispositions, nous en profiterons pour lui demander un léger à-compte.
LE DUC.
C’est trop juste... Écoutez...
Bas, à John Bred.
Si je vous fais monter la maison d’un de mes amis, riche à millions, les bénéfices que vous allez faire ne vous feront-ils pas prendre patience ?...
JOHN BRED.
Certainement, Votre Seigneurie...
LE DUC, bas, lui montrant Mac Allan.
Eh bien, voilà le laird de Dumbiky... Je veux que le diable m’emporte s’il ne possède pas la moitié de l’Écosse... Mais, fantasque, bizarre, il a une manie : il dit toujours qu’il ne possède rien... Ne vous inquiétez pas de ses paroles, mes maîtres, et taillez en plein drap... Les guinées sont au bout de l’aune.
John Bred va parler aux autres Créanciers.
JERNINGHAM, à qui un Laquais est venu parler bas.
Monseigneur...
LE DUC.
Eh bien ?
JERNINGHAM.
Chiffinch, le valet de chambre de Sa Majesté, demande à parler à Votre Grâce.
LE DUC.
Faites-le entrer dans mon cabinet... J’y vais. Messieurs, cela tombe à merveille, justement le roi me fait demander.
On voit Chiffinch qui passe au fond.
JOHN BRED.
Oh ! monseigneur...
LE DUC.
Adieu, messieurs ; je vous recommande mon jeune ami le laird de Dumbiky. Traitez-le comme moi-même.
À part.
Le malheureux ! ils vont l’écorcher vif.
Il sort.
Scène XII
MAC ALLAN, JERNINGHAM, JOHN BRED, RUSSEL, DIKINS, CRÉANCIERS
JOHN BRED, s’inclinant.
Milord, nous sommes vos très humbles serviteurs.
John Bred, Russel et Dikins entourent Mac Allan, qui les regarde avec une certaine inquiétude.
MAC ALLAN.
Milord !
RUSSEL.
Sa Grâce monte sa maison, à ce qu’on nous assure ?
MAC ALLAN.
Moi ? Je ne monte rien du tout. Si l’on vous a dit cela, on vous a trompés.
DIKINS.
Soyez tranquille, monseigneur, vous ne trouverez nulle part meilleurs fournisseurs que nous.
JOHN BRED.
De quel poil milord désire-t-il son attelage ?
MAC ALLAN.
Mon attelage ?
RUSSEL.
Quelles sont les couleurs que milord préfère pour ses habits ?
MAC ALLAN.
Mes habits ?
DIKINS.
Monseigneur veut-il ses tentures en velours ou en soie ?
MAC ALLAN.
Mes tentures ?
JOHN BRED.
Je conseillerais à milord de prendre ses chevaux bais bruns, et ses carrosses vert-bouteille.
RUSSEL.
Si Sa Grâce veut être à la mode, les trousses bleues, le pourpoint gris et argent et le manteau grenat sont très bien portés.
DIKINS.
À la place de monseigneur, je préférerais les tentures de velours... C’est un peu plus cher, mais c’est véritablement royal.
MAC ALLAN.
Ah çà ! messieurs, êtes-vous fous ?
JOHN BRED.
Pas le moins du monde, milord ; au contraire, nous savons parfaitement ce que nous faisons.
MAC ALLAN.
Mais qui payera tout cela ?
RUSSEL.
Que Votre Grâce se rassure, nous ne sommes point inquiets.
MAC ALLAN.
Ce n’est pas moi, dans tous les cas, attendu que je suis pauvre comme Job, je vous en préviens.
DIKINS.
Oui, nous savons que c’est la manie de monseigneur de ne pas avouer qu’il est riche.
MAC ALLAN.
De ne pas avouer que je suis riche ?... Répétez un peu, s’il vous plaît, que c’est ma manie...
DIKINS.
Pardon si j’ai offensé monseigneur.
MAC ALLAN.
Monseigneur, Sa Grâce, milord, ma manie ! Ah çà ! messieurs, pas de précipitation... un peu de calme. Entendons, nous bien avant de faire les choses... ou bien, nous en serons faciles après, vous verrez... et vous encore plus que moi.
JOHN BRED.
Ainsi, les chevaux bais bruns et les carrosses vert-bouteille.
MAC ALLAN.
Vous y tenez ?
RUSSEL.
Six habits assortis dans les couleurs les plus à la mode.
MAC ALLAN.
Vous ne voulez pas en démordre ?
DIKINS.
Des tentures de velours.
MAC ALLAN.
C’est votre opinion ?
JOHN BRED.
Parfaitement.
MAC ALLAN.
Messieurs, je vous dis et je vous répète...
JERNINGHAM, bas.
Laissez-vous faire.
MAC ALLAN, bas.
Que je me laisse faire ?
JERNINGHAM, bas.
C’est pour votre bien.
MAC ALLAN.
Vous le voulez absolument ?
TOUS.
Eh ! oui, sans doute.
MAC ALLAN.
Eh bien, alors, c’est dit, c’est convenu... Dix laquais en livrée dans mes antichambres ; de l’argenterie à foison ; des armoiries partout, des tableaux, des bronzes, un appartement meublé dans le dernier goût ; six habits assortis ; des carrosses bais bruns et des chevaux vert-bouteille ; non, je veux dire des carrosses... Allons, c’est convenu... Rien ne sera trop rare, rien ne sera trop brillant, rien ne sera trop beau, rien ne sera trop à la mode, rien ne sera trop cher !
À part.
Et payera... ma foi, qui pourra !...
Il sort, suivi des Fournisseurs.
ACTE II
L’auberge du Chardon d’Écosse. Porte au fond, portes latérales.
Scène première
TOM GIN, JERNINGHAM, en matelot
TOM GIN, entrant, suivi de Jerningham.
Mais je vous dis que je l’ai parfaitement reconnu.
JERNINGHAM.
Tant pis pour vous, car il y va de votre tête si un autre que vous sait ce déguisement.
TOM GIN.
Mais si je garde le silence ?
JERNINGHAM.
Alors, c’est autre chose. Il y aura, dans ce cas, pour maître Tom Gin, le tavernier du Chardon d’Écosse, une bourse pareille à celle-ci.
Il lui donne une bourse.
TOM GIN.
Vous pouvez être parfaitement tranquille ; à partir de ce moment, j’ai la bouche cousue.
JERNINGHAM.
Pas tout à fait cependant ; car il vous reste à me dire dans quelle partie de la maison habitera jeune fille que mon camarade est allé conduire de l’autre côté de la rivière.
TOM GIN.
Elle habite un pavillon dans le jardin.
JERNINGHAM.
Isolé ?
TOM GIN.
Une île.
JERNINGHAM.
Et elle l’habite seule ?
TOM GIN.
Avec sa tante.
JERNINGHAM.
Ces dames reçoivent-elles quelqu’un ?
TOM GIN.
Âme qui vive !
JERNINGHAM.
Personne ne s’occupe d’elles ? Quand je dis d’elles... c’est de la jeune fille que je parle, bien entendu.
TOM GIN.
Personne.
JERNINGHAM.
Vous n’avez vu rôder aucun muguet autour de votre taverne ?
TOM GIN.
Hier et avant hier seulement, un homme enveloppé d’un grand manteau brun...
JERNINGHAM.
Jeune ou vieux ?
TOM GIN.
Entre deux âges, quarante à quarante-cinq ans.
JERNINGHAM.
Le connaissez-vous ?
TOM GIN.
Non.
JERNINGHAM.
Mais comment se fait-il, si ces dames sont aussi pauvres que vous le dites, qu’elles habitent un pavillon à elles seules ?
TOM GIN.
Parce que je suis obligé de donner les logements pour rien, à cause de ce maudit bâtiment pestiféré qui dépeuple tous les environs de la Tamise. Je n’ai conservé chez moi que ceux qui ne pouvaient faire autrement que d’y rester.
JERNINGHAM.
C’est juste.
Se retournant.
Mais attendez donc...
TOM GIN.
Ce sont ces dames qui rentrent.
JERNINGHAM.
Et le duc qui les suit.
TOM GIN.
Qui croirait qu’un si grand seigneur... ?
JERNINGHAM.
Silence !...
Scène II
TOM GIN, JERNINGHAM, SARAH, UNE VIELLE DAME, LE DUC, en matelot
SARAH, au Duc.
Tenez, mon ami, voilà un schelling pour votre peine.
LE DUC.
Merci, mon étoile polaire ! et, si vous avez besoin de moi à l’avenir, faites demander le bateau le Saint Georges, et le batelier Thompson ; batelier et bateau seront à leur poste.
SARAH.
Très bien.
Les deux Femmes sortent par la porte à gauche du spectateur.
Scène III
LE DUC, TOM GIN, JERNINGHAM
LE DUC, frappant sur l’épaule de Tom.
Mon ami, faites-moi le plaisir de monter un pot de bière et deux verres.
TOM GIN.
Ici, monseigneur ?
LE DUC.
Qu’est-ce que cela, monseigneur ?... Et à qui parlez-vous, je vous prie ?
TOM GIN.
Pardon, mais c’est que le respect...
LE DUC.
Je suis le matelot Thompson... et vous, vous êtes un sot... Allez.
Tom Gin sort.
Scène IV
JERNINGHAM, LE DUC
JERNINGHAM.
Eh bien, monseigneur, qu’en dites-vous ?
LE DUC.
Je dis que vous êtes un homme de goût, monsieur Jerningham.
JERNINGHAM.
Sa Grâce trouve donc celle jeune fille... ?
LE DUC.
Charmante !
JERNINGHAM.
Et monseigneur a appris ce qu’il désirait savoir ?
LE DUC.
Depuis A jusqu’à Z. La vieille tante est bavarde comme une corneille... et, attendu qu’on ne se défiait aucunement du matelot Thompson...
JERNINGHAM.
Ainsi l’on n’a point soupçonné qu’un grand seigneur fût caché sous ces humbles habits ?
LE DUC.
Et comment vouliez-vous qu’on le soupçonnât ?
JERNINGHAM.
Je tremblais que monseigneur ne se trahît par l’élégance de ses manières.
LE DUC.
Vous êtes un abominable flatteur, monsieur Jerningham.
JERNINGHAM.
Ainsi donc, comme je l’avais dit à milord, elles sont à Londres ?...
LE DUC.
Pour un procès qui compromet leur petite fortune... Elles traversent presque tous les jours la Tamise pour aller faire visite à un vieux procureur qui demeure derrière l’archevêché, et qui suit leur affaire.
JERNINGHAM.
À quelle classe de la société appartiennent-elles ?
LE DUC.
Vous demandez à quelle classe de la société appartiennent des gens qui viennent de l’autre côté de la Tweed ?... Et où diable avez-vous vu un Écossais qui ne descendit pas du roi Robert Bruce ?... et une Écossaise qui ne fût pas parente, au vingt-cinquième ou trentième degré, de la reine Marie ?... Nobles !... monsieur Jerningham, archinobles !
JERNINGHAM.
Ainsi, monseigneur en est amoureux ?
LE DUC.
Moi ?
JERNINGHAM.
Oui.
LE DUC.
Le diable m’emporte si j’en sais rien encore.
JERNINGHAM.
Mais milord a, tout au moins, une fantaisie pour elle ?
LE DUC.
Je le crois.
JERNINGHAM.
Et, sans être trop indiscret, peut-on savoir quel est le plan de Sa Grâce ?
LE DUC.
Si cette fantaisie passe à l’état de désir, ce qui doit nécessairement arriver pour peu que je rencontre quelque obstacle, je prends le titre de votre neveu ; je viens m’établir ici... Par votre protection toute-puissante, je fais gagner sa cause à la tante, et la nièce paye les frais de la procédure... voilà tout.
Scène V
JERNINGHAM, LE DUC, TOM GIN
TOM GIN, après avoir posé sur la table le pot de bière et les deux verres.
Ces messieurs sont servis.
LE DUC.
C’est bien... Allez ; si l’on a besoin de vous, on vous appellera.
Tom Gin sort.
Scène VI
LE DUC, JERNINGHAM
LE DUC.
Asseyez-vous là, monsieur Jerningham.
JERNINGHAM.
À la même table que monseigneur ?
LE DUC.
Allons donc, pas de façons... À votre santé, maître Richard.
JERNINGHAM.
À votre santé, monsieur Thompson.
LE DUC, goûtant la bière.
L’affreux breuvage !... et quand on pense qu’il y a des gens qui avalent cela !
JERNINGHAM.
Pardon, monseigneur ; mais, maintenant, qu’attend donc Votre Grâce ?
LE DUC.
Je vais vous le dire, maître curieux.
JERNINGHAM.
J’écoute, monseigneur.
LE DUC.
Savez-vous qui je crois avoir vu rôder autour de cette auberge ?
JERNINGHAM.
Non.
LE DUC.
Eh bien, je me trompe fort, ou c’est l’honnête Chiffinch.
JERNINGHAM.
Le valet de chambre de Sa Majesté ?
LE DUC.
En personne.
JERNINGHAM.
Ah ! c’est sans doute l’homme au manteau brun que Tom Gin avait remarqué depuis deux jours.
LE DUC.
En manteau brun ? C’est justement cela.
JERNINGHAM.
Chasserait-il le même gibier que nous ?
LE DUC.
Ce serait fort possible, le limier a le nez fin.
JERNINGHAM.
Alors, monseigneur, il faudrait céder la place.
LE DUC.
Allons donc, monsieur Jerningham, quelle sottise me dites-vous donc là ?
JERNINGHAM.
Monseigneur oserait faire concurrence à Sa Majesté ?
LE DUC.
J’oserais, pardieu ! bien autre chose.
JERNINGHAM.
Jusqu’à présent, du moins, monseigneur se contentait de venir à la suite du roi Charles II.
LE DUC.
Eh bien, c’est justement cela... Je me lasse à la fin d’être Charles III, et je veux être Charles Ier.
JERNINGHAM.
Oh ! monseigneur ! monseigneur...
On voit Mac Allan qui paraît au fond, suivi de Tom Gin.
LE DUC, bas.
Silence ! Ce jeune Écossais... s’il nous voit tous les deux, il nous reconnaîtra. Baissez la tête, maître Richard, et faites semblant de dormir... Vous êtes ivre.
Il a baissé la tête de Jerningham.
Scène VII
LE DUC, faisant semblant de boire, JERNINGHAM, faisant semblant de dormir, MAC ALLAN et TOM GIN, entrant par le fond
TOM GIN.
Comment ! c’est vous, mon cher compatriote ?
MAC ALLAN.
Oh ! mon Dieu, oui, c’est moi.
TOM GIN.
Peste ! dans quel équipage je vous retrouve ! vous avez donc fait fortune ?
MAC ALLAN.
Au contraire.
TOM GIN.
Eh effet, Je vous trouve tout changé... Auriez-vous des chagrins de cœur ?
MAC ALLAN.
Oui, mêlés d’argent.
TOM GIN.
Allons donc, vous êtes doré sur toutes les coutures !
MAC ALLAN.
Au dehors.
Retournant ses poches.
Mais voyez au dedans...
TOM GIN.
Que vous est-il donc arrivé ?
MAC ALLAN.
Il m’est arrivé que j’ai servi de jouet à un grand seigneur.
TOM GIN.
Et à qui donc ?
MAC ALLAN.
À ce damné Buckingham.
TOM GIN.
Chut ! silence, donc !...
MAC ALLAN.
Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?
TOM GIN.
Comment osez-vous parler ainsi de Sa Grâce ?
MAC ALLAN.
Ah ! ça m’est, pardieu ! bien égal. Sa Grâce !... Sa Grâce, tant qu’il vous plaira.
TOM GIN.
Mais que vous a-t-il donc fait, enfin ?
MAC ALLAN.
Il a fait qu’il a lâché sur moi ses fournisseurs.
TOM GIN.
Mais dans quel but ?
MAC ALLAN.
Dans celui de leur faire perdre sa piste, probablement... Quelle meute !
TOM GIN, bas.
Et vous avez contribué à tromper de braves marchands ! vous, un Écossais ?... Fi donc !
MAC ALLAN.
Mais j’ai eu beau leur dire que je n’étais pas ce qu’ils croyaient... qu’on ne m’appelait pas Sa Grâce ; que je ne répondais pas au titre de monseigneur ; j’ai eu beau leur protester que je ne possédais pas un penny... ils n’ont pas voulu me croire... ils m’ont voiture, ils m’ont habille, ils m’ont meublé... tout cela malgré moi... Un hôtel magnifique, des carrosses, que le roi n’en avait pas de plus beaux... et des habits... Tenez, en voilà un échantillon !... j’en avais six pareils.
TOM GIN.
Comment ! de la même couleur ?
MAC ALLAN.
Non... ils avaient varié les nuances.
TOM GIN.
Mais sous quel prétexte, tout cela ?
MAC ALLAN.
Pardieu ! sous prétexte que, pour faire fortune, il faut avoir l’air d’être riche ; et, en effet, quand on m’a vu des chevaux, un hôtel, des voitures, c’était à qui m’offrirait ses services, excepté ce démon de Buckingham, qui devait me présenter au roi, disait-il, et sur lequel je n’ai jamais pu remettre la main, quoique je me sois présenté plus de vingt fois à son hôtel.
TOM GIN.
Et comment tout cela a-t-il fini ?
MAC ALLAN.
Ce n’est pas difficile à deviner. Un beau matin, les fournisseurs sont venus demander l’argent de leur fourniture ; je leur ai dit que je n’en avais pas, et je les ai renvoyés au duc de Buckingham. Ils se sont fâchés ; je me suis fâché aussi... Ils ont crié, j’ai crié plus fort qu’eux ; il y en a un qui a fait un geste qui m’a déplu : je l’ai jeté du haut en bas des escaliers... Quand les autres l’ont vu dégringoler les marches quatre à quatre, ils se sont sauvés en criant qu’ils allaient chercher le constable. Alors, j’ai profité de leur fuite pour battre en retraite de mon côté ; de sorte qu’à cette heure ils doivent être maîtres du champ de bataille. Quant à moi, mon cher, me voilà comme Bias, je porte tout avec moi... et je vous réponds que mon tout, ce n’est pas grand’chose.
TOM GIN.
Pauvre garçon ! un pot de bière, voyons, pour vous remettre.
MAC ALLAN.
Je ne demande pas mieux, mais je vous préviens que je ne possède pas un penny.
TOM GIN.
N’importe, on n’est pas un Turc, que diable ! et il ne sera pas dit qu’au Chardon d’Écosse, on aura laissé mourir de soif un compatriote.
MAC ALLAN.
Merci. Eh bien, tenez, vous valez mieux dans votre petit doigt que le Buckingham dans toute sa personne.
TOM GIN, sortant.
Mais taisez-vous donc !
MAC ALLAN.
Que je me taise ? Jamais. Eh bien, c’est charmant !... j’aurai été joué, bafoué, pillé... je serai retourné vingt fois à son hôtel sans pouvoir le rencontrer une seule, et je ne pourrai pas dire que c’est un coquin, un brigand, un scélérat à pendre ? Mais, au contraire, je le dirai à tout le monde, je le dirai...
Il s’arrête court en apercevant le Duc.
LE DUC.
Eh bien, mon jeune maître, qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ?
MAC ALLAN, à part.
Oh ! mais c’est que c’est extraordinaire, c’est sa figure, c’est sa voix !
LE DUC.
Je ne me savais pas si curieux à voir... Payez quelque chose, au moins, pour me regarder... Vous savez que c’est l’habitude.
MAC ALLAN.
Il n’y a pas de doute... je ne me trompe pas... c’est vous !
LE DUC.
Eh bien, sans doute, c’est moi.
MAC ALLAN.
Ah ! oui, mais je m’entends... vous, vous, vous, milord...
LE DUC.
Ah ! bon ! milord ! c’est moi que vous appelez milord ?
MAC ALLAN.
Sans doute, c’est vous que... et vous ne me ferez pas prendre le change.
TOM GIN, revenant.
Bien, voilà ce que je craignais.
MAC ALLAN.
Et vous me rendrez raison... et nous irons faire un tour, si vous le voulez bien, à Darn-Elms ou à Montagu.
LE DUC.
Dis donc, Tom Gin, il m’appelle milord, et il me propose d’aller faire un tour à Darn-Elms ou à Montagu ; que dis-tu de cela ?
Il rit.
TOM GIN, montrant Buckingham.
Lui, milord ?
MAC ALLAN.
Ah çà ! est-ce que ce n’est véritablement pas au duc de Buckingham que j’ai affaire ?
TOM GIN.
Le duc de Buckingham, lui ? Vous êtes fou, mon cher ami ; il s’appelle Thompson, il est matelot du bateau le Saint-Georges.
MAC ALLAN.
Vous en êtes sûr ?
TOM GIN.
Pardieu ! il y a dix ans que je le connais.
MAC ALLAN.
C’est étonnant... je n’en reviens pas... C’est qu’il ressemble à milord...
LE DUC.
Oh ! vous n’êtes pas le premier qui ait été pris à cette ressemblance, allez... Après cela, mon père était beau garçon, batelier comme moi sur la Tamise, et il a conduit dans sa vie plus d’une jolie dame... je ne serais donc pas étonné quand il y aurait de par le monde quelque grand seigneur qui me ressemblât.
Se rasseyant.
À votre santé, mon gentilhomme !
MAC ALLAN, s’asseyant à une table placée de l’autre côté de la scène.
À votre santé, mon ami. C’est que tout y est, la ressemblance est frappante... c’est miraculeux !
Chiffinch paraît au fond, enveloppé dans un manteau.
JERNINGHAM, bas.
Maintenant, monseigneur, puis-je m’éveiller ?
LE DUC, apercevant Chiffinch, vivement.
Moins que jamais !
JERNINGHAM.
Pourquoi cela ?
LE DUC.
Chiffinch ! malheureux !... Chiffinch en personne !
JERNINGHAM, rebaissant la tête.
Ah ! mon Dieu !
LE DUC.
Silence !
Scène VIII
LE DUC, JERNINGHAM, MAC ALLAN, TOM GIN, CHIFFINCH
CHIFFINCH, à Tom Gin.
Vous êtes le maître de cette taverne ?
TOM GIN.
Oui, monsieur ; que faut-il vous servir ?
CHIFFINCH.
Rien.
TOM GIN.
Comment, rien ?
CHIFFINCH.
Je ne viens pas pour boire.
TOM GIN.
Que venez-vous faire, alors ?
CHIFFINCH.
Je viens causer.
TOM GIN.
Avec qui ?
CHIFFINCH.
Avec toi.
TOM GIN, brusquement.
C’est que, voyez-vous, je n’ai guère le temps de vous écouter.
CHIFFINCH, lui donnant une pièce d’or.
Tu le prendras.
TOM GIN, très humblement.
Je le prendrai.
CHIFFINCH.
Tu as le temps de m’écouter maintenant ?
TOM GIN.
Oui.
CHIFFINCH.
Et de me répondre ?
TOM GIN.
À vos ordres.
CHIFFINCH.
C’est bien. Quels sont les voyageurs qui demeurent dans ton auberge ?
TOM GIN.
Hommes ou femmes ?
CHIFFINCH.
Hommes.
TOM GIN.
Nous avons d’abord un Irlandais.
CHIFFINCH.
Jeune ?
TOM GIN.
Jeune.
CHIFFINCH.
Beau garçon ?
TOM GIN.
Beau garçon.
CHIFFINCH.
Riche ?
TOM GIN.
Pauvre.
CHIFFINCH.
Cela me va. À propos, est-il noble ?
TOM GIN.
C’est un marchand de bestiaux de Limerick.
CHIFFINCH.
Voilà qui dérange tout... Inutile d’aller plus loin. Passons à un autre. Qui avez-vous encore ?
TOM GIN.
Un Espagnol.
CHIFFINCH.
Jeune ?
TOM GIN.
Trente à trente-cinq ans.
CHIFFINCH.
Beau cavalier ?
TOM GIN.
L’air noble.
CHIFFINCH.
Riche ?
TOM GIN.
Une mine d’or.
CHIFFINCH.
Ce n’est pas mon affaire. À un autre.
TOM GIN.
Nous avons un baronnet du comté de Lancastre.
CHIFFINCH.
Jeune ?
TOM GIN.
Oui.
CHIFFINCH.
L’air gentilhomme ?
TOM GIN.
Oui.
CHIFFINCH.
Riche ?
TOM GIN.
Non.
CHIFFINCH.
À merveille.
TOM GIN.
Seulement, si vous avez affaire à lui, il faudra vous presser.
CHIFFINCH.
Pourquoi cela ?
TOM GIN.
Parce qu’il part demain avec sa femme.
CHIFFINCH.
Il est marié ?
TOM GIN.
Depuis un mois.
CHIFFINCH.
Il fallait donc dire cela tout de suite, imbécile !... Ton baronnet ne m’est bon à rien.
TOM GIN.
Ah çà ! mais que cherchez-vous donc ?
CHIFFINCH.
Je cherche un jeune homme noble, pauvre et célibataire.
TOM GIN, montrant Mac Allan.
Eh bien, tenez, voici, là, à ma gauche, un Écossais qui est très noble, très pauvre et très garçon ; je vous réponds de celui-là.
CHIFFINCH.
Il aurait des dettes même que cela n’en vaudrait que mieux.
TOM GIN.
C’est une providence ! celui-là doit cinq mille livres sterling.
CHIFFINCH.
Il se nomme ?
TOM GIN.
Mac Allan, laird de Dumbiky.
Cette conversation entre Chiffinch et Tom Gin a lieu sur le devant du théâtre et à voix basse.
LE DUC, à Jerningham.
Sortez sans être vu, et revenez dans vingt minutes avec deux de mes gladiateurs. Il faut que, ce soir, Sarah soit dans ma petite maison de Clarence-Market.
JERNINGHAM.
Mais, monseigneur...
LE DUC.
Faites ce que je vous dis.
Jerningham sort. Pendant que le Duc a parlé à Jerningham, Chiffinch a tourné autour de Mac Allan en l’examinant des pieds à la tête.
Scène IX
LE DUC, MAC ALLAN, TOM GIN, CHIFFINCH
TOM GIN, continuant sa conversation avec Chiffinch.
Eh bien, celui-là vous convient-il ?
CHIFFINCH.
Sous tous les rapports, et ce que vous venez de me dire me décide tout à fait ; je ferais le tour du monde, que je ne trouverais pas mieux.
TOM GIN.
Voulez-vous que je vous présente à lui ?
CHIFFINCH.
Ce n’est pas la peine ; j’entamerai bien la conversation sans toi, sois tranquille.
Il va à Mac Allan, qui le regarde venir, puis il prend le pot de bière qu’on vient de servir à celui-ci, et le jette par la fenêtre avec ce qu’il contient.
MAC ALLAN, se levant furieux.
Monsieur, que veut dire cela, s’il vous plaît ?
CHIFFINCH.
Cela veut dire qu’un gentilhomme comme le laird de Dumbiky n’est pas fait pour boire de la mauvaise bière de matelot. Tom Gin, une bouteille de vin d’Espagne, et du meilleur.
TOM GIN.
À l’instant, Votre Seigneurie.
Il sort. Chiffinch va s’asseoir en face de Mac Allan.
MAC ALLAN.
Mais je ne vous connais pas, dites donc, moi, pour boire avec vous.
CHIFFINCH.
Eh bien, nous ferons connaissance... D’ailleurs, je suis un ancien ami de votre famille : j’ai servi avec votre oncle David Mac Mahon de Susquebaugh, dans les dragons du major Landfort.
MAC ALLAN, se rasseyant.
Ah ! vous avez connu mon oncle ?... C’est autre chose alors.
CHIFFINCH.
Oui, jeune bomme, et c’est un gaillard qui a rendu autrefois de grands services à la cause royale.
MAC ALLAN.
Ah ! eh bien, à la bonne heure, en voilà un, au moins, qui lui rend justice, à l’oncle Mac Mahon.
CHIFFINCH.
Aussi, quand j’ai su que vous étiez à Londres, je vous ai cherché partout.
MAC ALLAN.
Vous m’avez cherché... vraiment ?
CHIFFINCH.
Je n’ai fait que cela depuis huit jours.
MAC ALLAN.
Eh bien, me voilà, monsieur, et tout à votre service.
Ils se saluent.
CHIFFINCH, le regardant en souriant.
Eh bien, nous avons donc fait des nôtres à Londres, mon gentilhomme ?
MAC ALLAN.
Moi, j’ai fait des miennes ?
CHIFFINCH.
Ah ! ne cherchez pas à nous eu faire accroire. Nous avons entendu parler de vous... Peste ! vous meniez un train de prince. Il nous a donc laissé de la fortune, notre oncle David Mac Mahon de Susquebaugh ?
MAC ALLAN.
Pas un penny. Je suis arrivé à Londres avec quinze livres sterling.
CHIFFINCH.
Et, avec quinze livres sterling, vous avez un hôtel magnifique, des carrosses splendides, des chevaux comme ceux d’Achille... Ce n’est pas maladroit, jeune homme, pour un début.
MAC ALLAN.
Mais attendez donc, vous ne savez pas...
CHIFFINCH.
Eh ! mon Dieu, si, je sais... Vous avez fait des dettes, quoi !
MAC ALLAN.
Certainement. Seulement, moi, c’est sans le vouloir.
CHIFFINCH.
On ne veut jamais !... on se laisse entraîner... et puis, un beau matin, on se trouve, comme cela, avoir cinq ou six mille livres sterling de dettes.
MAC ALLAN.
Eh bien, c’est juste mon chiffre. Que dites-vous de la somme ?
CHIFFINCH.
Je dis que c’est une misère.
MAC ALLAN.
Une misère ! ah ! vous appelez cela une misère ?
CHIFFINCH.
Sans doute. À votre âge, César devait cent vingt millions de sesterces. Cinq mille livres sterling, qu’est-ce que cela, je vous le demande, pour un homme comme vous ?
MAC ALLAN.
Il me semble que c’est justement pour un homme comme moi que c’est beaucoup.
CHIFFINCH.
Cela vous tourmente ?
MAC ALLAN.
Je vous avoue qu’il y a des moments...
CHIFFINCH.
Bah ! un beau mariage payera tout cela.
MAC ALLAN.
Un beau mariage ?
CHIFFINCH.
Oui.
MAC ALLAN.
Sans doute, un beau mariage paierait tout cela, je le sais bien ; mais il faut le faire, ce beau mariage.
CHIFFINCH.
Avec votre nom...
MAC ALLAN.
Le fait est qu’il en vaut bien un autre. Vous savez ou vous ne savez pas qu’il y a une tradition écossaise qui dit que les Dumbiky sont parents au cinquante-cinquième degré du roi Robert Bruce.
CHIFFINCH.
Avec votre figure...
MAC ALLAN.
Vous trouvez qu’avec ma figure... ? C’est drôle, je n’avais jamais compté dessus.
CHIFFINCH.
Vous êtes trop modeste... Et à tout cela joignez la protection qui vous est due à cause des services de votre oncle.
MAC ALLAN.
Je vous dirai que, jusqu’à présent, ces services n’ont pas été très bien appréciés.
CHIFFINCH.
Parce que vous ne vous êtes point adressé à ceux qui pouvaient les faire valoir... Mais, moi, je vous réponds, si toutefois vous n’avez pas de répugnance pour le mariage...
MAC ALLAN.
De la répugnance pour le mariage, moi ? Je n’en ai aucune, et, pourvu que ma femme soit jeune, sage, jolie, noble et riche, je me déciderai facilement.
CHIFFINCH.
Si vous n’exigez que cela, jeune homme, j’ai votre affaire sous la main.
LE DUC, qui n’a pas cessé de prêter l’oreille, à part.
C’est cela même. Buckingham, mon ami, vous avez tout deviné ; décidément, vous êtes un homme de génie.
MAC ALLAN.
Voyons, voyons un peu !... comment dites-vous cela ?
CHIFFINCH.
Vingt-cinq mille livres sterling de dot et une place à la cour. La fortune et le pouvoir en même temps. Cela vous va t-il ?
MAC ALLAN.
Certainement ; mais il faudrait au moins que je connusse la personne...
CHIFFINCH.
Inutile.
MAC ALLAN.
Vous pouvez au moins me dire son nom ?
CHIFFINCH.
Que vous importe ?
MAC ALLAN.
Où demeure-t-elle seulement ?
CHIFFINCH.
Qu’avez-vous besoin de savoir cela ?
MAC ALLAN.
Comment, qu’ai-je besoin de savoir cela ? Il me semble que je suis assez intéressé à tous ces détails pour que je me permette de faire quelques questions.
CHIFFINCH.
Et si la chose, au contraire, ne peut s’arranger qu’à la condition que vous n’en ferez pas ?...
MAC ALLAN, se levant.
Alors, vous comprenez, mon cher ami...
CHIFFINCH, se levant aussi.
Ne précipitons rien, mon gentilhomme. D’ailleurs, je ne veux pas surprendre votre bonne foi. Écoutez : une certaine visite à faire m’oblige à vous quitter pour une demi-heure ; vous, pendant ce temps, réfléchissez... La splendeur ou la misère... Eh ! cela vaut la peine d’y songer... Dans une demi-heure, je serai de retour, et quelque chose me dit... oui, oh ! j’en suis convaincu, quelque chose me dit que je vous trouverai plus raisonnable. À bientôt, et rappelez-vous qu’un bonheur pareil à celui que je vous propose ne se représente jamais deux fois... Pesez bien ces paroles, et attendez-moi... À bientôt.
MAC ALLAN.
Permettez...
CHIFFINCH.
Dans une heure, je reviens.
Il sort.
Scène X
MAC ALLAN, LE DUC
Tous deux regardent Chiffinch qui s’éloigne ; puis le Duc se retourne sur sa chaise et interpelle Mac Allan, qui s’est assis sur le tabouret de Chiffinch.
LE DUC.
Eh bien, que dites-vous de la chose ?
MAC ALLAN.
Et vous ?
LE DUC.
Je dis que je n’ai jamais entendu faire pareille proposition à un gentilhomme.
MAC ALLAN.
Ainsi, à ma place, vous refuseriez ?
LE DUC.
Comment, si je refuserais ? C’est-à-dire que, si, à moi, simple matelot, on venait faire une proposition pareille... je jetterais par la fenêtre l’homme qui me la ferait.
MAC ALLAN.
Cependant l’intention peut être bonne.
LE DUC.
Bah ! quelque intrigant qui cherche une dupe.
MAC ALLAN.
Quel intérêt aurait-il ?
LE DUC.
Dame, on a quelquefois des raisons urgentes de se défaire promptement d’une fille, d’une sœur ou d’une nièce.
MAC ALLAN.
Au fait...
LE DUC.
Ah çà ! avez-vous cru, franchement, que c’était pour vos beaux yeux seulement qu’on venait vous offrir une dot de vingt-cinq mille livres sterling et une charge à la cour ?
MAC ALLAN.
Le fait est que c’est fort louche.
LE DUC.
Sans vouloir vous dire le nom, la demeure, la famille de votre future ?
MAC ALLAN.
C’est vrai, il a refusé de me dire tout cela.
LE DUC.
Que diable ! on ne se marie pas ainsi la tête dans un sac.
MAC ALLAN.
Aussi, vous avez entendu, j’ai refusé.
LE DUC.
Et vous avez bien fait, morbleu ! Mais il va revenir.
MAC ALLAN.
Je refuserai encore.
LE DUC.
Vous le dites.
MAC ALLAN.
Je le ferai.
LE DUC.
En vérité, si je n’étais pas forcé de m’en aller, je resterais pour vous prêter main-forte.
MAC ALLAN.
Restez.
LE DUC.
Impossible !... j’ai donné rendez-vous... Mais, quand il reviendra...
MAC ALLAN.
Soyez tranquille.
LE DUC.
Traitez-le comme il le mérite.
MAC ALLAN.
Il aura ce qui lui revient.
LE DUC.
À votre place, et si j’avais comme vous une épée au côté, je lui en donnerais du plat sur les épaules, jusqu’à ce qu’il me demandât pardon à genoux.
TOM GIN, entrant, et bas au Duc.
Votre valet de chambre est en bas, il vous attend.
LE DUC.
Bien.
TOM GIN, allant à Mac Allan.
Une femme dont le visage est couvert d’un loup est là... Elle vous demande.
MAC ALLAN.
Faites entrer.
Tom Gin sort.
LE DUC.
Ainsi, je vous laisse bien décidé, n’est-ce pas ?
MAC ALLAN.
Résolution inébranlable.
LE DUC.
Au revoir, mon gentilhomme, et tâchez de vous maintenir dans ces bonnes dispositions.
Il sort.
Scène XI
MAC ALLAN, TOM GIN, puis NELLY
MAC ALLAN.
Une femme dont le visage, est caché sous un masque me demande. Ah çà ! mais est-ce que ce serait déjà ma future ? Elle n’aurait pas perdu de temps.
TOM GIN, de la porte.
Voici le gentilhomme que vous demandez, madame.
NELLY, à Tom Gin.
C’est bien, laissez-nous.
Scène XII
MAC ALLAN, NELLY
MAC ALLAN.
Madame, puis-je savoir... ?
NELLY, ôtant son masque.
Enfin, je vous retrouve !
MAC ALLAN.
Vous Nelly ? Ah ! c’est le ciel qui vous envoie à mon secours.
NELLY.
Ce n’est pas ma faute si je ne vous ai pas retrouvé plus tôt. Vous m’aviez donné cette adresse, et je suis venue pour vous y chercher.
MAC ALLAN.
Hélas ! il m’est arrivé tant de choses depuis que je ne vous ai vue... Imaginez-vous...
NELLY.
Je sais tout.
MAC ALLAN.
Ah ! vous savez que votre misérable Buckingham... ?
NELLY.
Vous a livré à ses créanciers pour se débarrasser d’eux.
MAC ALLAN.
Aussi, si je le rattrape jamais, ainsi qu’un certain railleur qui vient de me faire la proposition la plus étrange...
NELLY.
Laquelle ?
MAC ALLAN.
Celle de me marier.
NELLY.
Avec qui ?
MAC ALLAN.
Avec une femme dont on ne veut pas me dire le nom.
NELLY.
Jeune ?
MAC ALLAN.
Je n’en sais rien.
NELLY.
Belle ?
MAC ALLAN.
Je n’en sais rien.
NELLY.
Noble ?
MAC ALLAN.
Je n’en sais rien.
NELLY.
Riche ?
MAC ALLAN.
Vingt-cinq mille livres sterling de dot.
NELLY.
Qu’avez-vous répondu ?
MAC ALLAN.
J’ai refusé.
NELLY.
Vous avez bien fait.
MAC ALLAN.
N’est-ce pas ?
NELLY.
C’est quelque piège.
MAC ALLAN.
Mais comment faire, ma chère Nelly ? Comprenez-vous ? cinq mille livres sterling de dettes !
NELLY.
Oh ! ceci n’est rien.
MAC ALLAN.
Comment, ce n’est rien ?
NELLY.
Oui, on les payera.
MAC ALLAN.
Qui ?
NELLY.
Le roi.
MAC ALLAN.
Le roi payera mes dettes ?
NELLY.
Sans doute ; il vous doit bien cela.
MAC ALLAN.
Mais qui lui parlera ?
NELLY.
Moi.
MAC ALLAN.
Vous connaissez le roi ?
NELLY.
Beaucoup. Seulement, une chose m’inquiète.
MAC ALLAN.
Laquelle ?
NELLY.
Depuis deux ou trois jours. Sa Majesté...
MAC ALLAN.
Est malade, peut-être ?
NELLY.
Non, ce n’est pas cela.
MAC ALLAN.
Tant mieux ! Dieu conserve la santé de Sa Majesté jusqu’à ce quelle ait payé mes dettes.
NELLY.
Il faut qu’il se brasse quelque intrigue que j’ignore.
MAC ALLAN.
Vous croyez ?
NELLY.
Mais cela ne vous regarde pas. Soyez tranquille.
MAC ALLAN.
Ah ! dans ce cas...
NELLY.
Cependant, cela peut influer sur vous.
MAC ALLAN.
Diable !
NELLY.
Tout mon crédit dépend d’un caprice. Écoutez.
MAC ALLAN.
Pardieu ! j’écoute.
NELLY.
Avez-vous confiance en moi ?
MAC ALLAN.
Si j’ai confiance en vous ?
NELLY.
Oui.
MAC ALLAN.
Confiance entière !
NELLY.
Êtes-vous disposé à vous laisser conduire par mes avis ?
MAC ALLAN.
Aveuglément.
NELLY.
Vous engagez-vous d’avance à faire tout ce que je vous dirai ?
MAC ALLAN.
Tout.
NELLY.
Sans hésitation ?
MAC ALLAN.
À l’instant même. N’êtes-vous pas ma seule amie dans cette Babylone où je suis perdu ?
NELLY.
D’abord, pas de mariage.
MAC ALLAN.
Je crois bien !
NELLY.
Quand cet homme reviendra...
MAC ALLAN.
Je l’enverrai... très loin.
NELLY.
Vous restez ici ?
MAC ALLAN.
Je n’en bouge pas.
NELLY.
Vous m’attendrez ?
MAC ALLAN.
De pied ferme.
NELLY.
Le temps d’aller à Whitehall et de revenir.
MAC ALLAN.
Si je vous accompagnais ?
NELLY.
Il faut que j’y aille seule.
Remettant son masque.
Surtout, pas de mariage.
MAC ALLAN.
J’aimerais mieux me jeter dans la Tamise.
NELLY.
C’est bien... Adieu.
MAC ALLAN.
C’est-à-dire au revoir.
NELLY.
Oui.
Elle fait quelques pas vers la porte, et rencontre Chiffinch. À part.
Chiffinch ! Chiffinch ici !... Oh ! ce n’est plus le moment de m’éloigner.
Elle se jette vivement dans un cabinet à droite.
Scène XIII
CHIFFINCH, MAC ALLAN
CHIFFINCH.
Eh bien, mon gentilhomme, avez-vous réfléchi ?
MAC ALLAN.
Oui.
CHIFFINCH.
Et vous êtes décidé ?
MAC ALLAN.
Parfaitement.
CHIFFINCH.
À vous marier ?
MAC ALLAN.
À rester garçon... Ah çà ! mais pour qui m’avez-vous pris ? Voyons un peu...
CHIFFINCH.
Mais pour un pauvre gentilhomme qui ne serait pas fâché de faire sa fortune.
MAC ALLAN.
Oui, monsieur, mais par d’autres moyens que ceux que vous me proposez, entendez-vous !
CHIFFINCH.
Les moyens de faire fortune sont rares, mon maître, et, lorsqu’on en rencontre un par hasard, il ne faut point le dédaigner, de peur qu’il ne s’en présente pas un second.
MAC ALLAN.
N’importe, je refuse.
CHIFFINCH.
Songez-y ; vous êtes à Londres, sans connaissances, sans appui, sans secours. Votre refus, c’est la misère, la faim, sans compter que vous devez cinq mille livres sterling qu’il faudra bien payer, ou Newgate est là... Les lois anglaises ne plaisantent pas à l’endroit des débiteurs.
MAC ALLAN.
Je refuse !... je vous dis que je refuse.
CHIFFINCH.
Tandis qu’au contraire, si vous acceptez, vingt-cinq mille livres sterling, une place à la cour, des laquais, des chevaux, des carrosses, un hôtel ! Vous avez goûté de tout cela pendant huit jours... Voyons, dites, est-ce que ce n’était pas fort agréable ?
MAC ALLAN.
Retire-toi, tentateur !
CHIFFINCH.
Mais...
MAC ALLAN.
Retire-toi, te dis-je, ou bien...
CHIFFINCH, épouvanté et se sauvant au fond du théâtre.
Un instant ! un instant !
MAC ALLAN, exaspéré et menaçant Chiffinch d’un tabouret qu’il tient à la main.
Je refuse ! je refuse ! je refuse !
NELLY, ouvrant à moitié la porte du cabinet de droite.
Acceptez.
MAC ALLAN.
Hein ?
NELLY.
Acceptez.
MAC ALLAN.
Quoi ?
NELLY.
Le mariage qu’on vous propose.
MAC ALLAN.
Mais tout à l’heure...
NELLY.
J’avais tort.
MAC ALLAN.
Vous m’assuriez que c’était un piège.
NELLY.
Je me trompais.
MAC ALLAN.
Mais je ne connais pas celle qu’on me propose.
NELLY.
Prenez-la de confiance.
MAC ALLAN.
Mais si elle est vieille ?
NELLY.
Elle doit être jeune.
MAC ALLAN.
Mais si elle est laide ?
NELLY.
Elle doit être jolie.
MAC ALLAN.
Mais si sa vertu est douteuse ?
NELLY.
Ce doit être une Lucrèce.
MAC ALLAN.
Mais enfin...
NELLY.
Acceptez, vous dis-je, acceptez, ou vous êtes perdu !
Elle referme la porte. Ce jeu de scène est exécuté très rapidement et sans que Nelly ait été aperçue de Chiffinch. Mac Allan, pendant ce temps, a tenu machinalement son tabouret en l’air.
MAC ALLAN, tombant sur son escabeau.
J’en deviendrai fou, ma parole d’honneur !
Moment de silence.
CHIFFINCH, de la porte.
Eh bien, jeune homme, notre accès est-il passé ?
MAC ALLAN.
Oui.
CHIFFINCH.
Nous ne sommes plus enragé ?
MAC ALLAN.
Non.
CHIFFINCH.
Et l’on peut se rapprocher de vous ?
MAC ALLAN.
Oui.
CHIFFINCH.
Vous ne me prenez plus pour Satan ?
MAC ALLAN.
Non.
CHIFFINCH.
Et vous ne voulez plus me fendre le crâne ?
MAC ALLAN.
Soyez tranquille.
CHIFFINCH, revenant en scène.
C’est bien heureux !
MAC ALLAN.
À votre tour, m’en voulez-vous ?
CHIFFINCH.
Je n’ai pas de rancune.
MAC ALLAN.
Est-il encore temps de dire oui ?
CHIFFINCH.
Toujours.
MAC ALLAN.
Eh bien, j’accepte.
CHIFFINCH.
Pour tout de bon ?
MAC ALLAN.
Pour tout de bon.
CHIFFINCH.
Vous engagez votre parole ?
MAC ALLAN.
Foi de gentilhomme.
CHIFFINCH, s’éloignant.
Cela suffit.
MAC ALLAN.
Où allez-vous ?
CHIFFINCH.
Chercher un carrosse.
MAC ALLAN.
Pour qui ?
CHIFFINCH.
Pour Votre Seigneurie.
MAC ALLAN.
Nous quittons donc cette taverne ?
CHIFFINCH.
Dans dix minutes, je vous emmène.
MAC ALLAN.
Où cela ?
CHIFFINCH.
Vous le verrez.
Il sort.
Scène XIV
MAC ALLAN, seul
Ah ! je ne suis pas fâché qu’il me laisse un instant... Au moins, Nelly m’expliquera les causes de son changement.
Ouvrant la porte.
Eh bien, Nelly, êtes-vous contente ? vous ai-je obéi aveuglément ?... Mais où est-elle donc ? Personnel... disparue !... Tom Gin ! Tom Gin !
SARAH, dans la coulisse.
À l’aide ! au secours ! au secours !
MAC ALLAN, s’arrêtant.
Qui appelle ?
SARAH, plus proche.
Au secours !
MAC ALLAN.
C’est la voix d’une femme.
Scène XV
MAC ALLAN, SARAH
SARAH, entrant par une porte latérale et dans le plus grand désordre.
Au secours ! au secours ! Oh ! si vous êtes gentilhomme, monsieur, défendez-moi, sauvez-moi.
MAC ALLAN.
Cet accent !... Une compatriote... Vous êtes Écossaise ?
SARAH.
Oui.
MAC ALLAN.
Que vous arrive-t-il ? Parlez.
SARAH.
Je n’en sais rien moi-même. Deux hommes ont profité de l’absence de ma tante, ils sont entrés dans le pavillon, ils ont voulu m’enlever. J’ai fui par un escalier dérobé, mais ils m’ont poursuivie... et tenez, les voilà... les voilà... Où me cacher ?
MAC ALLAN.
Entrez dans cette chambre, et, avant qu’ils arrivent jusqu’à vous, je vous le jure, il faudra qu’ils me passent sur le corps.
SARAH.
Oh ! monsieur, que de reconnaissance ! Votre nom, que je le garde dans mon cœur ?
MAC ALLAN.
Mac Allan, laird de Dumbiky... Et vous ?
SARAH.
Sarah Duncan.
MAC ALLAN.
Maintenant, ne craignez rien.
Il referme la porte sur Sarah.
Scène XVI
MAC ALLAN, SARAH, JERNINGHAM, DEUX HOMMES armés
JERNINGHAM, entrant le premier.
Par ici... par ici... Elle ne peut nous échapper... Elle doit être là... Arrière, mon gentilhomme !
MAC ALLAN.
Halte-là, mes maîtres, on ne passe pas.
JERNINGHAM.
Insolent ! savez-vous à qui vous avez affaire ?
MAC ALLAN.
Oh ! oui, car je vous reconnais... Nous avons même un vieux compte à régler ensemble. Ah ! tenez-vous bien, monsieur Jerningham.
JERNINGHAM, aux Hommes qui l’accompagnent.
Flamberge au vent, messieurs, et débarrassez-moi de ce drôle.
MAC ALLAN, tirant son épée.
Le premier qui fait un pas est mort.
Scène XVII
MAC ALLAN, SARAH, JERNINGHAM, DEUX HOMMES armés, CHIFFINCH
CHIFFINCH, au fond.
Holà, messieurs ! que veut dire cette violence ? Trois contre un ! Cela ressemble fort à un guet-apens, savez-vous bien ?
JERNINGHAM, à part.
Chiffinch !
MAC ALLAN, à part.
Mon inconnu !
CHIFFINCH.
Allons, les épées au fourreau.
On obéit.
C’est bien... Ce gentilhomme appartient à la maison de notre gracieux souverain Charles II. Apprenez cela, et ne l’oubliez point, je vous prie.
MAC ALLAN, stupéfait.
J’appartiens à la maison du roi !
JERNINGHAM, à Mac Allan.
Mille pardons.
CHIFFINCH.
C’est bien, sortez.
Ils sortent par la porte de côté par laquelle ils sont entrés.
Maintenant, monseigneur, le carrosse est en bas, et si vous voulez venir...
MAC ALLAN.
Un mot... rien qu’un mot à une personne qui est là dans cette chambre.
Il fait quelques pas, puis s’arrête. À part.
Oh ! non... si je la revoyais, je n’aurais peut-être plus le courage de tenir ma promesse.
À Chiffinch.
Me voilà, monsieur ; conduisez-moi bien vite... mariez moi bien vite... Me voilà ! je vous suis.
Ils sortent tous deux par le fond.
ACTE III
Un pavillon à Windsor, au fond du parc et entièrement séparé de château.
Scène première
UN HUISSIER, précédant LE DUC DE BUCRINGHAM
L’HUISSIER.
Que milord veuille bien attendre quelques minutes, et je vais prévenir Sa Majesté que Sa Grâce est à ses ordres.
LE DUC.
Faites, monsieur.
L’Huissier sort.
Que diable peut me vouloir le roi ?... Je croyais que la peur de la peste m’avait débarrassé de lui au moins pour quelque temps... Pas du tout !... juste au moment où ma présence est urgente à Londres, il m’envoie chercher... Jerningham a-t-il réussi à enlever Sarah ?... Je disais bien que, si quelque obstacle voulait s’en mêler, je deviendrais amoureux de cette petite... Voilà le roi qui, de son côté, en a envie... et je sens que j’en suis tout affolé... Au reste, c’est peut-être pour me parler de cela que Sa Majesté m’envoie chercher... et il est possible que tout à l’heure je sache de sa propre bouche... Ah !...
Une porte latérale s’ouvre à deux battants ; un Huissier crie : « Le roi ! » et traverse le théâtre, puis sort par la porte du fond.
Scène II
LE ROI, LE DUC
LE ROI, passant la tête par la porte, et tenant un mouchoir devant son nez.
Vous êtes là, duc ?
LE DUC, faisant un pas vers le Roi.
Oui, sire, je me rends aux ordres de Votre Majesté.
LE ROI.
Un instant, un instant ; d’où venez-vous ?
LE DUC.
De Londres, sire.
LE ROI.
Oui ; mais de quel quartier de Londres ?
LE DUC.
Sire, de Sommerstown.
LE ROI.
Vous n’avez pas approché de la rivière ?
LE DUC.
Je m’en suis bien gardé !... Mais Sa Majesté craint donc réellement... ?
LE ROI.
Ma foi, mon cher, je l’avoue, j’ai une peur terrible de cette horrible peste... Je ne me soucie pas le moins du monde de mourir comme saint Louis, dussé-je être canonisé.
LE DUC.
Sire, les plus grands hommes ont eu leurs faiblesses. Caracciolo tremblait devant un rat, et M. de Turenne, à ce qu’on assure, ne peut pas voir une araignée.
LE ROI.
Eh bien, voilà qui m’excuse... Je l’ai donc fait venir pour deux raisons, mon cher Georges : la première, c’est que je m’ennuyais horriblement à Windsor dans ce pays isolé ; la seconde, c’est que j’ai à t’entretenir d’une affaire sérieuse.
LE DUC.
D’une affaire sérieuse !... Votre Majesté me fait frémir... Sire, on meurt d’ennui aussi bien que de la peste, faites-y attention... car, d’après ce que vous me dites, vous avez déjà des symptômes de maladie.
LE ROI.
Ah ! c’est seulement un conseil que je veux te demander.
LE DUC.
Un conseil sur une affaire sérieuse, sire ?... Je crois que vous auriez mieux fait de me laissera Londres... Votre Majesté sait bien qu’aux yeux de son peuple bien-aimé, un de ses plus grands crimes est de suivre mes conseils.
LE ROI.
Que veux-tu, Georges ! nous sommes deux grands coupables, et le ciel nous châtie l’un par l’autre. Je suis condamné à t’avoir pour favori, et tu es condamné à m’avoir pour roi... Tu me trompes une fois par heure, tu me trahis une fois par jour... tu conspires contre moi une fois par mois, et, une fois par an, je te pardonne pour te punir... Tiens, Georges, je ne sais pas comment cela se fait, mais la vérité est que je te déteste, et cependant je ne puis me passer de toi.
LE DUC.
Votre Majesté est véritablement trop bonne... Mais me permettra-t-elle de lui rappeler qu’elle m’a mandé pour affaires sérieuses ?...
LE ROI.
Je vois que tu meurs d’envie de retourner à Londres... Alors, je te garde toute la journée pour te faire enrager... D’ailleurs, j’aurai peut-être besoin de toi pour une cérémonie.
LE DUC.
Pour une cérémonie ?
LE ROI.
Oui, une bonne action que je fais... une jeune fille que j’arrache aux séductions d’un grand seigneur... Mais chaque chose viendra à son tour... Parlons d’abord de l’affaire principale... Il s’agit d’envoyer un agent secret à la cour de France.
LE DUC.
Puis-je demander à Sa Majesté dans quel but ?
LE ROI.
On m’assure que mon cousin Louis XIV a pris parti pour les Hollandais contre l’évêque de Munster. Il me faudrait un homme très adroit, très fin et très intelligent, qui se rendit à Paris, sans mission apparente... et qui, là, pût apprendre par Henriette pour qui est réellement le roi Louis XIV. Eh bien, voyons, Georges, connais-tu quelqu’un que nous puissions charger de cette mission ? Parle !... J’avais pensé à Grammont.
LE DUC.
Il est Français dans l’âme.
LE ROI.
Que dis-tu de Rochester ?
LE DUC.
Il a déjà fait deux voyages à Paris ; il sera reconnu tout de suite.
LE ROI.
D’Ormont ?
LE DUC.
Est un grand homme dans un cabinet... mais un homme fort médiocre dans un salon.
LE ROI.
Tout cela est parfaitement vrai. J’ai eu un instant l’idée de t’y envoyer... Mais ton père, de glorieuse mémoire, y a déjà fait tant de folies, et je te sais si fou toi-même, que j’ai bien vite renoncé à cette idée... Tu serais capable de me brouiller avec mon cousin Louis XIV pour les deux premiers beaux yeux que tu rencontrerais... Ah ! Georges, Georges ! il serait cependant bien temps que cela finit... Ta conduite devient scandaleuse !... après avoir fâché les hommes, tu finiras par fâcher Dieu. Et je ne serais pas étonné que cette peste qui nous désole fût une punition du ciel, attirée par tes péchés.
LE DUC.
Allez, sire, allez toujours !... faites de moi le bouc émissaire... Je ne demande pas mieux que de me charger des péchés de toute la tribu d’Israël, et même de ceux de son roi. Mais, au moins, lâchez-moi ensuite, afin que je puisse retourner à Londres, où je suis impatiemment attendu.
LE ROI.
Oui, par quelque nouvelle maîtresse, mauvais sujet.
LE DUC.
Non, sire, par de vieux créanciers... Je paye mes dettes.
LE ROI.
Buckingham paye ses délies !... Alors, il faut croire à la fin du monde, th bien, ce soir, mon cher Georges, tu seras libre ; mais, d’honneur, j’ai besoin de toi pour toute la journée.
LE DUC, à part.
Et Jerningham !... et cette jeune fille, cette belle Sarah !...
Scène III
LE ROI, LE DUC, CHIFFINCH
CHIFFINCH, au fond.
Sire !
LE ROI.
Ah ! c’est toi, Chiffinch ! Eh bien ?
CHIFFINCH.
Miss Sarah et sa tante arrivent à l’instant même à Windsor.
LE DUC, à part.
Sarah à Windsor ! Sarah ici ! Ah çà ! mais cet imbécile de Jerningham a donc échoué ?
LE ROI.
Et qui les a amenées ?
CHIFFINCH.
Madame Chiffinch, sire.
LE ROI.
Et la jeune fille consent à tout ?
CHIFFINCH.
À tout, sire. Mais il était temps que j’arrivasse... Encore un peu, et l’on privait Votre Majesté de la joie de faire une bonne action.
LE ROI.
Que veux-tu dire ?
CHIFFINCH, regardant le Duc.
Oui, un grand seigneur, dont j’ignore le nom, avait donné des ordres pour faire enlever cette jeune fille... Heureusement, je suis arrivé à temps, et je l’ai tirée des mains de ses ravisseurs.
LE ROI.
Comment ! en plein jour, il se passe des choses pareilles dans ma capitale ? Buckingham, vous manderez le chef de la police, et vous lui recommanderez de faire un peu plus consciencieusement son état.
LE DUC.
Sire, aussitôt mon retour à Londres, je m’empresserai de lui faire part des griefs de Votre Majesté ; mais serait-il indiscret de demander au roi ce qu’il compte faire de cette jeune fille, de la vertu de laquelle il prend tant de soin ?
LE ROI.
Miss Sarah Duncan est d’une vieille famille royaliste Georges, nous avons trop longtemps négligé ces fidèles serviteurs qui, à l’époque du danger, se sont montrés si dévoués... Il est temps que les récompenses aillent les chercher dans l’obscurité où leur modestie les retient, et où un ingrat oubli les avait laissées. Miss Sarah sera attachée à la reine. Elle épouse un jeune Écossais, neveu de ce brave laird chez lequel nous avons trouvé l’hospitalité le surlendemain de la bataille de Worcester. Te rappelles-tu ?
LE DUC.
Parfaitement : sir David Mac Mahon de Susquebaugh.
LE ROI.
C’est cela, justement !
LE DUC, à part.
Mon Écossais damné se sera décidé, malgré sa promesse.
LE ROI.
De cette façon, je récompense d’un seul coup les services de deux familles dévouées. Hélas ! si j’avais fait plus souvent de ces bonnes actions-là, Buckingham, au lieu de suivre tes mauvais conseils, je ne serais pas de moitié dans les malédictions qu’on te donne. Heureusement que je suis d’âge à me repentir, et qu’il n’y a pas encore de temps perdu.
LE DUC, avec ironie.
Je vois avec plaisir, sire, que vous êtes sur la route du salut, et qu’il ne vous reste plus qu’à persévérer... D’ailleurs, l’honorable Chiffinch est là pour soutenir Votre Majesté dans cette vertueuse résolution, si Votre Majesté se sentait faiblir.
CHIFFINCH, saluant humblement.
Je suis on ne peut plus reconnaissant à Sa Grâce de la bonne opinion qu’elle a de moi.
LE DUC.
Et quand le mariage aura-t-il lieu, sire ?
LE ROI.
Aujourd’hui même, mon cher duc.
LE DUC.
Aujourd’hui même !... Votre Majesté est bien pressée... de faire sa bonne action.
LE ROI.
Dois-je hésiter quand il s’agit du bonheur de mes sujets ?...
LE DUC.
Et d’une jolie sujette...
LE ROI.
Laide ou jolie, qu’importe ?... La vertu est toujours belle.
LE DUC.
Sans doute... Votre Majesté ne voit que la vertu... Votre Majesté est si vertueuse !...
LE ROI.
Ce soir, en sortant de la chapelle, lady Dumbiky sera présentée à la reine.
LE DUC.
En grande présentation ?
LE ROI.
Oh ! non, en petit comité ; par le gentilhomme de service, tout simplement.
CHIFFINCH.
Mais Votre Majesté pourrait rendre plus grande encore la récompense qu’elle accorde à la vieille loyauté des Dumbiky et des Duncan, en chargeant de cette présentation le gentilhomme le plus élégant, le plus spirituel et le plus noble de la cour... J’ai nommé le duc de Buckingham.
LE DUC.
Mille remerciements, monsieur Chiffinch ; je vois que, décidément, vous me protégez.
CHIFFINCH.
Je vous rends la pareille, milord.
LE ROI.
Tu as pardieu raison, Chiffinch... Mon cher Georges, c’est toi qui présenteras Sarah Duncan à la reine.
LE DUC.
Je suis entièrement aux ordres de Votre Majesté... seulement, puisqu’elle m’interdit de retourner à Londres, elle me permettra bien de faire parvenir une lettre à mon homme d’affaires.
LE ROI.
Va, Georges, va !... mais reviens vite... Tu ne quittes pas Windsor, surtout ?
LE DUC.
Non, sire ; et, dans quelques minutes, je suis ici...
À part.
Ce misérable Chiffinch l’emporte encore... mais j’aurai mon tour.
Il sort.
Scène IV
LE ROI, CHIFFINCH
LE ROI.
Bravo, Chiffinch ! bravo !... tu as rempli ta mission en diplomate consommé.
CHIFFINCH.
Que dira Votre Majesté lorsqu’elle saura que ce grand seigneur qui était sur le point de nous enlever la jolie Sarah, c’était...
LE ROI.
Qui ? Rochester, Grammont, Sussex ?...
CHIFFINCH.
Le duc de Buckingham, sire.
LE ROI.
Georges ?
Riant.
Et c’est lui que nous avons chargé de cette présentation !
CHIFFINCH.
C’est bien pour cela que j’en ai soufflé l’idée à Votre Majesté.
LE ROI.
Chiffinch, décidément, tu es un grand homme !... Et où est la jeune fille ?
CHIFFINCH.
Là, sire... dans cette chambre.
Le Roi fait un pas vers la porte.
Mais que fait donc Votre Majesté ?
LE ROI.
Tu as raison, Chiffinch, trop d’empressement lui donnerait des soupçons.
CHIFFINCH.
Oh ! c’est que, cette fois. Sa Majesté n’a plus affaire à l’une de nos sages duchesses, ou de nos vertueuses demoiselles d’honneur ; elle a affaire à une petite fille des bords de la Tweed... et les armes d’Écosse, que Votre Majesté y prenne garde, sont un chardon.
LE ROI.
Et je me fais une fête de cette différence, Chiffinch ! Rien de plus charmant, à mon avis, que la rougeur d’une petite campagnarde, partagée entre la joie et la crainte, la surprise et la curiosité ; c’est le duvet qui orne la pèche... Malheureusement, il dure un jour... la pèche reste bien encore, mais le coloris n’existe plus. Ah !... à propos, Chiffinch, et la pauvre Nelly ?
CHIFFINCH.
J’ai rempli près d’elle le message dont m’avait chargé Votre Majesté.
LE ROI.
Et l’entrevue s’est passée sans trop de cris, sans trop de désespoir ?
CHIFFINCH.
Mais oui ; elle a été beaucoup plus calme que je ne m’y attendais.
LE ROI, piqué.
Ah !
CHIFFINCH.
Et, lorsque je lui ai demandé la clef de cette porte secrète...
LE ROI.
Eh bien ?
CHIFFINCH.
Elle n’a fait aucune difficulté de me la rendre.
LE ROI.
Fort bien ! Chiffinch, tu choisiras un beau diamant, et tu le remettras à Nelly en échange de cette clef.
Il fait un mouvement pour sortir.
CHIFFINCH.
Votre Majesté s’éloigne ?
LE ROI.
Oui... Avais-tu donc autre chose à me dire ?
CHIFFINCH.
Je croyais que le roi avait permis que le laird de Dumbiky lui fût présenté.
LE ROI.
Qu’est-ce que cela ?
CHIFFINCH.
Notre prétendu, le neveu de sir David.
LE ROI.
Ah ! oui... Est-il arrivé ?
CHIFFINCH, montrant une porte latérale.
Il est là... sire... il attend.
LE ROI.
Eh bien, à merveille... Présente, mon cher, présente !
Chiffinch ouvre la porte, Mac Allan paraît.
Scène V
LE ROI, CHIFFINCH, MAC ALLAN
LE ROI.
Approchez, laird de Dumbiky, approchez.
MAC ALLAN, à Chiffinch, montrant le Roi.
Est-ce que... ?
CHIFFINCH.
Oui.
MAC ALLAN.
Comment ! ce seigneur... c’est le roi ?
CHIFFINCH.
Lui-même.
MAC ALLAN, mettant un genou en terre.
Sire...
LE ROI.
Relevez-vous, laird de Dumbiky. Vous êtes le rejeton d’une noble et loyale race... J’espère que vous serez noble et loyal comme vos aïeux.
MAC ALLAN.
Pardon, sire, mais j’étais si loin de me douter que je fusse destiné à un pareil honneur, que je ne sais comment exprimer à Votre Majesté...
LE ROI.
Jeune homme, ce n’est qu’une dette que nous payons, et bien tard même, à sir David Mac Mahon de Susquebaugh, votre oncle, je crois.
MAC ALLAN.
Mon oncle maternel, sire, dont je suis le seul héritier... C’est pourquoi j’étais venu à Londres avec ce placet...
Il cherche dans ses poches
que je comptais faire présenter à Votre Majesté par cet infâme duc de Buckingham... Ah ! pardon, sire, j’oubliais que le duc est votre favori.
LE ROI.
Oh ! non, non, ne vous gênez pas ; allez toujours, je vous le livre.
MAC ALLAN.
Heureusement que j’en avais conservé un double... Eh bien, est-ce qu’il est resté, par hasard, dans la poche d’un de mes cinq autres habits ?
LE ROI.
Vous avez cinq autres habits ?... Diable !
MAC ALLAN.
Ce n’est pas moi, sire... c’est ce scélérat de Buckingham... Ah ! le voici... bien... Que Votre Majesté veuille jeter les yeux sur cette liste de services rendus au roi et à la patrie, et elle verra que mes prétentions sont pleines de justice.
LE ROI.
Personne ne vous conteste vos droits. N’est-ce pas, Chiffinch ?
CHIFFINCH.
Au contraire.
À part.
On est tout prêt à lui en reconnaître de nouveaux.
MAC ALLAN.
Voyez, sire... « Le 13 septembre 1651, jour de la bataille de Worcester, David Mac Mahon de Susquebaugh, mon oncle, passa la nuit enfoncé jusqu’au cou dans un marais. Le 14 septembre 1651, lendemain de la bataille de Worcester, David Mac Mahon de Susquebaugh, mon oncle, passa la journée tout entière caché dans les branches d’un arbre... Le 15... »
LE ROI.
Le 15, il nous donna l’hospitalité, à Georges et à moi, au risque de sa vie... Je sais cela, mon cher Dumbiky.
MAC ALLAN, à part.
Son cher Dumbiky ! le roi m’a appelé son cher Dumbiky !
LE ROI.
Mais la liste s’arrête là ?
MAC ALLAN.
Oui, sire... Mon oncle n’a pas eu le bonheur de rendre d’autres services à Sa Majesté.
LE ROI.
Vous êtes dans l’erreur, mon cher.
MAC ALLAN.
Bah !
LE ROI.
Comment ! votre oncle ne vous a pas parlé de son voyage en Irlande ?
MAC ALLAN.
Non.
LE ROI.
De ses deux voyages dans les Provinces-Unies.
MAC ALLAN.
Non.
LE ROI.
De ses trois voyages à Paris ?
MAC ALLAN.
Il ne m’en a pas dit le plus petit mot. Il est vrai que, comme, à cette époque, je n’avais que six ou huit ans, il m’entretenait peu de ses affaires politiques.
CHIFFINCH, à demi-voix.
C’est cela... Eh bien, votre oncle a tout bonnement sauvé l’Écosse.
MAC ALLAN.
Comment ! mon oncle... ?
LE ROI, riant.
Oui, oui... Chiffinch vous racontera tout cela.
MAC ALLAN.
Alors, Votre Majesté lèvera le séquestre ?
LE ROI.
Il est levé, avec rappel des revenus depuis 1652. Voici l’ordre.
MAC ALLAN, tendant la main.
Mille fois merci, sire.
CHIFFINCH, prenant l’ordre des mains du Roi.
Après votre mariage, je vous le remettrai.
MAC ALLAN.
Après mon mariage ?... Tiens, c’est vrai, au fait, je me marie...
CHIFFINCH.
Dans une demi-heure.
MAC ALLAN.
Très bien.
Le Roi s’éloigne. Bas, à Chiffinch.
Dites-moi, le roi s’en va... faut-il que je le suive ?
CHIFFINCH.
Non ; attendez dans cette salle jusqu’à ce que vous entendiez la cloche de la chapelle ; et, quand vous entendrez la cloche, rentrez dans cette chambre.
MAC ALLAN.
À merveille.
CHIFFINCH, suivant le Roi, bas.
Eh bien, que dit Votre Majesté de notre prétendu ?
LE ROI, de même.
Mais que c’est justement l’homme qu’il nous faut, et que tu l’aurais fait faire exprès, qu’il ne serait pas mieux.
CHIFFINCH, accompagnant le Roi.
Oui, n’est-ce pas, sire... j’ai la main heureuse ?
Ils sortent par la porte du fond. Mac Allan les suit en faisant force révérences. Pendant ce temps, une petite porte secrète s’ouvre doucement. Nelly paraît.
Scène VI
NELLY, MAC ALLAN
NELLY, à part.
Ah ! sire, vous m’avez fait redemander la clef du passage secret... Heureusement, par prévoyance, j’en avais fait faire une seconde. Grâce à cette précaution, je viens de tout entendre... le mariage, la présentation et le titre de dame d’honneur... Très-bien ! c’est la marche ordinaire des choses... nous connaissons cela... Mais je suis là, sire, et j’espère bien déranger tous vos petits projets.
MAC ALLAN, revenant.
Quel grand roi !... Tiens, c’est vous, Nelly ! par où êtes-vous donc entrée ?
NELLY.
Chut !
MAC ALLAN.
Bah ! encore du mystère ?
NELLY.
Je suis pour vous ici, et personne ne sait que j’y suis.
MAC ALLAN.
Merci, chère Nelly, merci mille fois... Vous m’avez donné un conseil admirable ; tout ce qui m’arrive est fabuleux... il me semble que je suis le héros d’un conte de fée... je nage dans le surnaturel.
NELLY.
Alors, vous êtes content ?
MAC ALLAN.
Ravi !
NELLY.
Ce mariage ne vous effraye plus ?
MAC ALLAN.
Il m’enchante.
NELLY.
Vous avez vu le roi ?
MAC ALLAN.
Nous nous quittons ; il m’a appelé son cher Dumbiky.
NELLY.
Et Sa Majesté a été... ?
MAC ALLAN.
Adorable !... mais il faut dire aussi que mon oncle lui a rendu de grands services.
NELLY.
Vraiment ?
MAC ALLAN.
Comprenez-vous cela ? Autrefois, quand je parlais des services de mon oncle, on ne m’écoutait même pas, ou l’on me riait au nez... Aujourd’hui, tout le monde le connaît... c’est un grand homme ! c’est un homme historique !
NELLY.
Eh bien, quand je vous disais que tout irait à merveille.
MAC ALLAN.
Et cependant vous ne saviez pas le plus beau, vous, le plus important ; vous ne saviez pas qu’il avait fait un voyage en Irlande, deux voyages dans les Provinces-Unies, et trois voyages en France. Il paraît que c’est lui qui a sauvé l’Écosse.
NELLY.
Sauvé l’Écosse ?
MAC ALLAN.
Dame, c’est devant le roi lui-même qu’on me l’a dit.
NELLY.
Eh bien, mais voilà qui vous met en bonne position, mon cher Dumbiky.
MAC ALLAN.
C’est-à-dire que cela me met en position excellente... et maintenant surtout que ma femme, de son côté, sera près de la reine.
NELLY.
Oui, sans doute, c’est fort honorable ; mais, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de veiller avec attention sur elle.
MAC ALLAN.
Sur la reine ?
NELLY.
Non, sur votre femme. N’oubliez pas, mon cher Dumbiky, que vous vivez au milieu de la cour la plus dissolue de l’Europe.
MAC ALLAN.
Eh bien, qu’est-ce que cela me fait, à moi ?
NELLY.
Votre femme sera exposée à mille séductions.
MAC ALLAN.
Tiens, elle est dame d’honneur ; qu’elle s’en tire comme elle pourra, cela ne me regarde pas.
NELLY.
Comment, cela ne vous regarde pas ? Que dites-vous donc là ?
MAC ALLAN.
Sans doute. Moi, je ne la connais pas, je ne l’aime pas... je ne l’ai jamais vue, je ne sais pas même son nom. J’épouse, parce que vous m’avez dit d’épouser... voilà tout ; mais vous ne m’avez pas prévenu que je devais l’aimer.
NELLY.
Mais, mon Dieu, que me dites-vous là !
MAC ALLAN.
La pure vérité. D’ailleurs, j’ai bien autre chose à faire, allez, que de veiller sur ma femme !
NELLY.
Qu’avez-vous à faire ? C’est, à mon tour, moi qui marche de surprise en surprise, je l’avoue.
MAC ALLAN.
Ma chère Nelly, je suis amoureux.
NELLY.
Vous, amoureux ?
MAC ALLAN.
Comme un fou !
NELLY.
De qui ?
MAC ALLAN.
D’une jeune fille charmante !
NELLY.
Qui se nomme ?
MAC ALLAN.
Sarah Duncan.
NELLY.
Sarah Duncan !... Comment ne m’avez-vous pas dit cela ?
MAC ALLAN.
C’est que je ne vous ai pas rencontrée depuis que je l’ai vue pour la première fois.
NELLY.
Et vous avez pris feu ainsi tout à coup ?
MAC ALLAN.
Que voulez-vous ! je suis du pays des bruyères, moi, je m’enflamme facilement.
NELLY.
Ah ! tous mes projets renversés !
MAC ALLAN.
Vous dites ?
NELLY.
Rien. Je vous demande seulement ce que vous comptez faire.
MAC ALLAN.
Mais je vais être riche, je vais être grand seigneur, je ferai comme les grands seigneurs, mes confrères.
NELLY.
Mais, si, pendant que vous vous ferez aimer de cette jeune fille, un autre se fait aimer de votre femme ?
MAC ALLAN.
Que voulez-vous ! je serai philosophe. N’est-ce pas ainsi que cela s’appelle à la cour ?
NELLY, à part.
Ah ! le malheureux ! qui aurait dit cela de lui ?
Haut.
Ainsi, peu vous importe ce que deviendra votre femme ?
MAC ALLAN.
Elle peut devenir ce qu’elle voudra ; cela m’est absolument égal.
NELLY.
Cependant elle doit être jeune, elle doit être jolie.
MAC ALLAN.
Qu’elle soit tout ce qu’elle voudra, j’en aime une autre.
NELLY.
C’est bien, Dumbiky ; voilà tout ce que je voulais vous dire... Que je ne vous retienne plus.
MAC ALLAN.
Est-ce que je ne vous reverrai pas, chère Nelly ?
NELLY.
À quoi bon ? Tout ce que je pouvais faire pour vous, je l’ai fait. Vous allez être riche, heureux, en faveur ; vous n’avez plus besoin de la pauvre Nelly.
MAC ALLAN.
Mais qu’avez-vous ?
NELLY.
Rien, rien... Allez.
MAC ALLAN, insistant.
Nelly.
NELLY.
Allez.
Mac Allan sort par la droite.
Scène VII
NELLY, seule
Je suis perdue ! tout le plan que j’avais élevé sur la jalousie de ce jeune homme est anéanti... Puissante avec lui... je ne puis rien sans lui... On vient !
Elle va au passage secret.
Le duc ! Eh ! mais, j’y pense, si par lui... si l’un par l’autre... Oh ! c’est le ciel qui me l’envoie.
Scène VIII
LE DUC, NELLY
LE DUC.
Nelly ici !
NELLY.
Cela vous étonne de me voir dans ce pavillon, milord... Je vous attendais.
LE DUC, froidement.
Moi, madame ! et qui peut me mériter une pareille faveur ?
NELLY.
Notre intérêt à tous deux.
LE DUC.
Pardon, mais je cherche vainement, belle Nelly, ce qu’il peut y avoir de commun...
NELLY.
Entre la comédienne de Drury-Lane et Sa Grâce milord duc de Buckingham ? D’abord, il y a de commun que notre faveur à tous deux, milord, est fort aventurée en ce moment.
LE DUC.
Oh ! je suis bien tranquille. Charles ne peut se passer de moi.
NELLY.
Eh ! mon Dieu, milord, c’est notre erreur, à nous autres courtisans, de nous croire indispensables, et cependant je suis sur le point d’avoir la preuve du contraire, moi.
LE DUC.
Oui. Le roi est affolé de cette petite fille.
NELLY.
Dont, de son côté...
LE DUC.
Ma foi, j’avoue que je suis piqué au jeu.
NELLY.
Et si je vous donnais un moyen de gagner la partie ?
LE DUC.
Vous, Nelly ?
NELLY.
Oui, moi.
LE DUC.
Mais quel motif avez-vous de me servir contre le roi ?
NELLY.
Vous le demandez !
LE DUC.
C’est juste... Cette jeune fille est votre rivale. Si le roi échoue, vous reprenez votre faveur.
NELLY.
Et vous, vous avez toute chance de réussir. Vous voyez bien, monseigneur, que la comédienne Nelly et le duc de Buckingham, si loin que la fortune les ait placés l’un de l’autre, peuvent avoir des intérêts communs.
LE DUC.
Oui, sans doute. Mais, voyons, que me conseillez-vous ?
NELLY.
Vous n’avez donc rien trouvé ?
LE DUC.
Non.
NELLY.
Comment votre imaginative... ?
LE DUC.
Me fait défaut.
NELLY.
À vous, l’homme le plus habile de la cour ?
LE DUC.
Je l’avoue à ma honte.
NELLY.
Écoutez donc, milord, et reconnaissez votre maître.
LE DUC.
J’écoute et je m’humilie.
NELLY.
Vous êtes chargé de présenter lady Dumbiky à la reine ?
LE DUC.
D’où savez-vous cela ?
NELLY.
Je le sais... Que vous importe ?
LE DUC.
Oui, c’est une obligation que j’ai au roi et à ce damné de Chiffinch.
NELLY.
Eh bien, milord, il faut que la plaisanterie tourne à la confusion de ceux qui vous l’ont faite.
LE DUC.
Ah ! je ne demande pas mieux.
NELLY.
À quelle heure la présentation ?
LE DUC.
Ce soir, à neuf heures.
NELLY.
C’est bien, il fera nuit noire.
LE DUC.
Sans compter que, si courte que soit la cérémonie, elle durera toujours bien une demi-heure.
NELLY.
Où a-t-elle lieu ?
LE DUC.
Au château de Windsor.
NELLY.
Où reconduit-on la mariée ?
LE DUC.
On la ramène ici. Cet appartement lui est destiné.
NELLY.
Ici... Eh bien, devinez-vous maintenant ?
LE DUC.
Non.
NELLY.
Vous faites comprendre au mari que le cérémonial exige qu’il soit dans une seconde voiture...
LE DUC.
Attendez donc...
NELLY.
Vous montez avec la mariée dans la première...
LE DUC.
Et, comme il fait nuit noire...
NELLY.
Elle ne s’aperçoit pas que vous prenez une autre route...
LE DUC.
Et au lieu de la reconduire ici...
NELLY.
Vous l’emmenez.
LE DUC.
Mais où cela ? Je ne puis la conduire qu’à Londres. Elle s’apercevra, à la longueur de la route, que je la trompe ; elle appellera, elle criera !
NELLY.
Ma maison de campagne est à deux milles d’ici.
LE DUC.
Carlton cottage.
NELLY.
En voici la clef.
LE DUC, avec joie.
Oh ! Nelly...
NELLY.
Et maintenant, milord, vous comprenez qu’il ne faut pas qu’on nous voie ensemble.
Un Valet entre.
LE DUC.
D’ailleurs, voici le roi, qui, je crois, m’envoie chercher.
NELLY.
Ah ! un dernier mot.
LE DUC.
Lequel ?
NELLY.
Savez-vous le nom de cette jeune fille ?...
LE DUC.
Sarah Duncan.
NELLY, vivement.
Sarah Duncan !
LE DUC, au Valet.
Hein ?
NELLY.
Rien.
LE DUC.
Je vous suis, mon ami... je vous suis.
Il s’éloigne.
NELLY, seule.
Sarah Duncan !... C’est de sa femme, qu’il ne connaît pas, que Dumbiky est amoureux !... Ah ! roi et duc, je vous tiens tous deux dans cette main !
Elle sort par la petite porte secrète, qui se referme aussitôt.
Scène IX
MAC ALLAN, qui, depuis la sortie du Duc, s’est montré au fond, dans la seconde salle, en paraissant vouloir s’orienter, puis SARAH
MAC ALLAN.
C’est elle ! c’est bien elle ! Sarah Duncan, je l’ai vue ! mes yeux et mon cœur n’ont pu me tromper ; et, j’en suis sur, elle aussi m’a aperçu ! Oh ! mais je veux la revoir, lui parler... Voyons, orientons-nous : j’étais dans le jardin, elle a paru à une fenêtre ; cette fenêtre doit être de ce côté. Voilà une porte qui doit conduire à l’appartement où était Sarah ! ne perdons pas une minute.
Il frappe et écoute. On ne répond rien. Il frappe une deuxième fois.
SARAH, de l’autre côté de la porte.
Qui frappe ?
MAC ALLAN.
C’est sa voix... Moi, Sarah !
SARAH.
C’est vous ! je vous avais reconnu.
MAC ALLAN.
Alors, ouvrez-moi ; j’ai mille choses à vous dire.
SARAH.
Moi aussi ; mais la porte est fermée.
MAC ALLAN.
Attendez ; les verrous sont de ce côté, je crois... Oui, oui, la porte cède...
Sarah paraît.
chère Sarah ! oh ! venez, venez... Que je suis heureux de vous retrouver !
SARAH.
Et moi aussi, je suis bien contente de vous revoir... J’ai attendu longtemps dans la chambre de cette taverne, espérant que vous alliez rentrer ; mais j’ai attendu vainement ; j’ai cru que c’était fini et que nous étions séparés pour jamais.
MAC ALLAN.
Comment, pour jamais ? pourquoi cela, séparés ?
SARAH.
Monsieur Dumbiky, je vais me marier.
MAC ALLAN.
Hélas ! et moi aussi, mademoiselle.
SARAH.
Et sans doute, monsieur, vous aimez votre fiancée ?
MAC ALLAN.
Moi ? Je ne la connais pas.
SARAH.
Comment ! vous ne connaissez pas la femme que vous allez épouser ?
MAC ALLAN.
Non... C’est un mariage de convenance ; des intérêts de famille...
SARAH, à part.
Oh ! c’est étrange.
MAC ALLAN.
Mais vous, vous épousez sans doute quelque beau gentilhomme que vous adorez.
SARAH.
Il faudrait au moins que je l’eusse vu pour savoir si je l’adore.
MAC ALLAN.
Vous n’avez pas vu votre fiancé ?
SARAH.
Non... Nous avions à Londres un procès d’où dépendait toute notre fortune. Ou a proposé à ma tante de me marier pour arranger les choses.
MAC ALLAN.
Qui cela ?
SARAH.
Notre avocat.
MAC ALLAN.
Alors, votre futur est probablement la personne avec laquelle vous plaidiez ?
SARAH.
Probablement.
MAC ALLAN.
Sans doute quelque vieil avare, quelque vieux juif.
SARAH.
Non ; on m’a assuré que c’était un jeune homme.
MAC ALLAN, piqué.
Ah ! alors, c’est autre chose ; je vous fais mon compliment, mademoiselle.
SARAH.
Recevez le mien en échange, monsieur.
MAC ALLAN.
Merci, il n’y a pas de quoi.
SARAH.
Est-ce que vous épousez une vieille femme, par hasard ?
MAC ALLAN.
Non, on m’assure même qu’elle est fort jolie.
SARAH, soupirant.
Tant mieux, monsieur ! vous serez heureux... C’est ce que j’avais demandé à Dieu, en récompense du service que vous m’avez rendu.
MAC ALLAN.
Mais comment êtes-vous à Windsor ?
SARAH.
Comme Sa Majesté le roi Charles II, que ma famille a toujours servi avec loyauté, s’intéresse à ce mariage, on m’a prise ce matin en carrosse et l’on m’a amenée ici.
MAC ALLAN.
Tiens, c’est comme moi.
SARAH.
Puis on m’a donné cet appartement, à la fenêtre duquel vous m’avez vue.
MAC ALLAN.
Et à moi celui-là.
SARAH.
Enfin on m’a prévenue de me tenir prête quand j’entendrais sonner la cloche de la chapelle.
MAC ALLAN.
J’ai reçu la même recommandation. Il paraît qu’on fera nos deux mariages en même temps.
Chiffinch paraît au fond.
SARAH, écoutant.
Oh ! mon Dieu !
MAC ALLAN.
Quoi ?
SARAH.
La cloche, entendez-vous ?
MAC ALLAN.
Il faut nous quitter.
SARAH.
Oh ! mon Dieu !
MAC ALLAN.
Si j’étais sûr, au moins, que vous ne m’oublierez pas !
SARAH.
Si je croyais que vous garderez mon souvenir !
MAC ALLAN.
Oh ! cela, je vous le jure.
SARAH.
Le service que vous m’avez rendu vous est un gage de ma reconnaissance.
MAC ALLAN.
Ainsi, Sarah... ?
SARAH.
Je penserai à vous.
MAC ALLAN.
Toujours ?
SARAH.
Ah ! toujours.
MAC ALLAN.
Et moi aussi, Sarah, partout où je serai, je vous le jure... Adieu !
SARAH.
Adieu !
Chacun d’eux se dirige vers son appartement.
Scène X
MAC ALLAN, SARAH, CHIFFINCH
CHIFFINCH, s’avançant.
Eh bien, que faites-vous donc ?
MAC ALLAN.
Vous le voyez.
SARAH.
Nous obéissons.
CHIFFINCH.
En ce cas, au lieu de vous quitter...
MAC ALLAN.
Quoi ?
CHIFFINCH.
Donnez-vous la main.
SARAH.
Comment ?
MAC ALLAN.
Ma future ?
CHIFFINCH.
La voici.
SARAH.
Mon fiancé ?
CHIFFINCH.
Le voilà.
SARAH.
Mac Allan, mon mari ?
MAC ALLAN.
Sarah, ma femme ?
CHIFFINCH.
Sans doute.
SARAH.
Oh ! mon Dieu, que je suis heureuse !
MAC ALLAN.
C’est pour en mourir de joie.
SARAH.
Vous ne nous trompez pas ?
CHIFFINCH.
Non.
MAC ALLAN.
C’est la vérité ?
CHIFFINCH.
Oui.
MAC ALLAN.
Sarah !
SARAH.
Dumbiky !
MAC ALLAN.
Ah ! décidément, le roi Charles II est le plus grand roi de l’univers.
Scène XI
MAC ALLAN, SARAH, CHIFFINCH, LE ROI, LE DUC, paraissant au fond
LE ROI.
Je suis bien aise que telle soit votre opinion, monsieur Dumbiky.
MAC ALLAN, saisissant une main du Roi, qu’il baise.
Oh ! sire !
SARAH, saisissant l’autre.
Sire !
CHIFFINCH, à Buckingham.
Eh bien, milord, ne trouvez-vous pas quelque chose de touchant dans cette reconnaissance ?
LE DUC.
Si fait... parole d’honneur ! et j’en ai les larmes aux yeux.
LE ROI.
Allons, laird de Dumbiky, donnez le bras à votre femme... le chapelain vous attend.
MAC ALLAN.
À vos ordres, sire.
Il donne le bras à Sarah et sort avec elle.
LE ROI, à part.
Elle est à moi !
Il sort.
LE DUC, à part.
Elle est à moi !
Il sort.
Scène XII
MAC ALLAN, SARAH, CHIFFINCH, LE ROI, LE DUC, s’éloignant, NELLY
NELLY, ouvrant la petite porte secrète, à part.
Ni à l’un ni à l’autre.
ACTE IV
Même décoration.
Scène première
CHIFFINCH, MAC ALLAN, SARAH
CHIFFINCH, entrant le premier.
Par ici, milady, par ici.
MAC ALLAN, paraissant avec Sarah.
Enfin, voilà qui est terminé ! Je vous jure, monsieur Chiffinch, que, jusqu’à présent, j’ai pris ce qui s’est passé pour une plaisanterie... Mais, maintenant que tout est fini... et que Sarah, à ce que je suppose du moins, est bien véritablement ma femme, mille remerciements, monsieur Chiffinch, de toute la part que vous avez prise à cette aventure... Aussi, soyez persuadé que je n’oublierai jamais que c’est vous qui êtes venu me faire les premières propositions... Vous pouvez donc être assuré que vous avez en moi un ami... mais un ami dévoué... Monsieur Chiffinch, j’ai bien l’honneur...
CHIFFINCH, à Sarah.
Voici votre appartement tant que la cour restera à Windsor... Vous le voyez, il se compose de cette antichambre, de ce salon où nous sommes, d’un boudoir... et de cette chambre à coucher.
MAC ALLAN.
Oui, je sais... c’est là la chambre à coucher. J’ai déjà remarqué.
CHIFFINCH.
Ces deux portes sont des dégagements communiquant à l’aide d’un long corridor, l’un chez Sa Majesté...
MAC ALLAN.
Ah ! c’est par là qu’on va chez Sa Majesté ? Très bien. Ainsi, quand j’aurai quelque chose à demander au roi... ?
CHIFFINCH.
L’autre communiquant aux appartements réservés à Sa Grâce lord Buckingham, lorsque le roi le fait mander à Windsor.
MAC ALLAN.
Celui-là, je suis moins pressé de le voir, je puis même dire que je lui garde une certaine rancune, et que, si l’occasion se présente de lui être désagréable, je ne la manquerai pas... Quant à vous, monsieur Chiffinch, mille grâces pour les renseignements topographiques que vous avez eu la bonté de nous donner... et croyez que j’ai bien l’honneur...
CHIFFINCH, continuant, à Sarah.
Maintenant, il me reste à vous donner quelques instructions sur le genre de service auquel vous êtes appelée près de Sa Majesté la reine.
MAC ALLAN.
Est-ce bien nécessaire qu’elle les reçoive dans ce moment-ci ?
CHIFFINCH.
Absolument.
MAC ALLAN.
On ne pourrait pas un peu plus tard ?
CHIFFINCH.
Elle entre en fonctions demain.
MAC ALLAN.
Oh ! alors, si elle entre eu fonctions demain, c’est autre chose.
SARAH.
Je vous écoute, monsieur, et vous pouvez assurer Sa Majesté qu’à défaut de science, tout ce que la bonne volonté peut faire...
CHIFFINCH.
Oui, certainement, et Sa Majesté est bien convaincue...
MAC ALLAN, à part.
Que de préambules, mon Dieu !
CHIFFINCH.
D’abord, tant que vous êtes de service, vous couchez au château.
MAC ALLAN.
Comment ! ma femme couche au château ?
CHIFFINCH.
Certainement... La reine peut se trouver indisposée et avoir besoin de ses femmes.
SARAH.
C’est juste, mon ami.
MAC ALLAN.
C’est juste, c’est juste... Je ne trouve pas cela juste du tout, moi... Qu’on fasse veiller un médecin dans l’antichambre... c’est bien plus simple. En cas d’événement, il rendra bien plus de services que ma femme.
CHIFFINCH.
Le matin, vous assistez au lever de Sa Majesté ; puis vous l’accompagnez à la messe ; au retour, vous déjeunez avec les autres dames d’honneur, à moins que Sa Majesté ne vous admette à sa table. Le déjeuner fini, vous vous tenez prête, s’il fait beau, à la suivre à la promenade ; s’il fait mauvais temps, à lui tenir compagnie... Au retour. Sa Majesté a l’habitude de se faire faire une lecture ; après quoi, elle s’occupe de sa toilette... Presque toujours, à moins de circonstances particulières, les dames d’honneur dînent à la table de Sa Majesté... Après le dîner, la reine, qui est Portugaise, passe dans son boudoir et se repose une heure ou deux... Pendant ce temps, les dames d’honneur veillent à ce que le sommeil de la reine ne soit pas interrompu... Puis elle se réveille, fait une troisième toilette pour le cercle, où les dames d’honneur doivent assister, et qui dure en général jusqu’à minuit.
SARAH.
Et le lendemain ?
CHIFFINCH.
Le lendemain, cela recommence, l’étiquette étant la même pour tous les jours de l’année.
MAC ALLAN.
Dites-moi, monsieur Chiffinch, et combien de temps, je vous prie, dure ce service ?
CHIFFINCH.
Trois mois... Les quartiers sont divisés par trimestres.
MAC ALLAN.
Allons, c’est trois mois à passer ; mais, au moins, il en reste neuf... Pendant les neuf autres mois, nous sommes libres, n’est-ce pas ?
CHIFFINCH.
Entièrement.
MAC ALLAN.
Ah !
CHIFFINCH.
Seulement, il ne faudrait pas trop vous éloigner de la cour, attendu qu’en cas d’indisposition d’une dame de service, vous pouvez, si vous êtes en faveur, être désignée par la reine pour la remplacer.
MAC ALLAN.
Ah çà ! mais on redoute diablement les maladies par ici.
CHIFFINCH.
Maintenant, pour les jours de grande fête, pour les jours de réception...
MAC ALLAN.
Pardon, monsieur Chiffinch... Comme je vous le disais, je vous suis on ne peut plus reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi, et de ce que vous faites pour ma femme... mais, si elle commence demain un service qui réclame tant d’assiduité... un service qui va me séparer d’elle pendant trois mois... vous comprenez que, ce soir... Monsieur Chiffinch, j’ai bien l’honneur...
CHIFFINCH.
Comment donc ! mais rien de plus naturel... et je regrette bien vivement...
MAC ALLAN.
Il n’y a pas de quoi.
CHIFFINCH.
Mais j’avais cru de mon devoir...
MAC ALLAN.
Certainement.
CHIFFINCH.
Plus tard donc...
MAC ALLAN.
Oui, monsieur Chiffinch... plus tard... tant que vous voudrez, plus tard...
CHIFFINCH, s’inclinant.
Milady...
MAC ALLAN.
Monsieur Chiffinch, j’ai bien l’honneur...
Chiffinch sort.
Scène II
MAC ALLAN, SARAH
MAC ALLAN, après avoir reconduit Chiffinch jusqu’à la porte.
Ah !
SARAH, tristement.
Eh bien, mon ami, avez-vous entendu ce qu’il a dit ?
MAC ALLAN.
Je n’en ai pas perdu une parole, je vous prie de le croire... Savez-vous, chère Sarah, que c’est une place fort désagréable pour moi que votre place ? Comment, pendant trois mois... à peine si je pourrai vous voir un instant.
SARAH.
Heureusement que, ces trois mois passés...
MAC ALLAN.
Nous nous sauvons bien vite eu Écosse, n’est-ce pas ?... Ils seront malades ici, si cela leur fait plaisir... quant à nous, il n’y a pas de danger, n’est-ce pas ?... Quel bonheur de revoir ensemble nos lacs, nos bruyères, nos montagnes, nos forêts !... car vous êtes comme moi, Sarah, vous aimez votre pays.
SARAH.
Ah ! oui.
MAC ALLAN.
Et puis, d’ailleurs, j’ai mes affaires en Écosse... Je ferai valoir que, pendant tout le séquestre, les biens de mon oncle David Mac Mahon de Susquebaugh ont été très mal entretenus... Je dirai qu’ils réclament impérieusement ma présence... Et c’est vrai au moins... tout cela est désert, tout cela est dévasté, tout cela tombe en ruine... Eh bien, mais...
Conduisant Sarah vers un canapé.
que dis-je donc là ? de quoi est-ce que je m’occupe, je vous le demande... quand je suis là près de vous ?... Chère Sarah !... je puis donc enfin vous exprimer...
On frappe à la porte du milieu au moment où Mac Allan va s’asseoir près de sa femme. Avec humeur.
Entrez.
Scène III
MAC ALLAN, SARAH, UN VALET
MAC ALLAN.
Qu’est-ce que cela ? Voyons !
LE VALET, offrant un écrin à Sarah.
De la part de Sa Majesté.
MAC ALLAN, le prenant.
Donnez...
Il ouvre l’écrin.
SARAH.
Ah ! des diamants adorables...
LE VALET.
Sa Majesté désire que lady Dumbiky porte ces diamants à la présentation de ce soir.
SARAH.
Dites à Sa Majesté que je me conformerai à ses désirs.
MAC ALLAN.
Dites à Sa Majesté que nous nous conformerons à ses désirs... Monsieur, j’ai bien l’honneur...
Il pousse la porte derrière le Valet.
Ah !
Scène IV
SARAH, MAC ALLAN
SARAH.
Oh ! voyez donc, mon ami, l’admirable parure !
MAC ALLAN.
Oui, admirable... Mais, heureusement, ma Sarah n’a pas besoin de diamants pour être belle.
SARAH, posant le diadème sur sa tête.
N’importe, cela ne gâte rien... Voyez donc comme ce diadème fera bien sur mes cheveux.
MAC ALLAN, lui reprenant le diadème et le posant sur la table.
Oui, oui... très bien.
SARAH, mettant le collier.
Et ce collier à mon cou.
MAC ALLAN, lui retirant le collier.
À merveille !
SARAH, passant les bracelets.
Et ces bracelets à mes bras.
MAC ALLAN, lui reprenant les bracelets.
Délicieux !
SARAH.
Flatteur !
MAC ALLAN, la reconduisant au canapé.
Non, foi d’Écossais ! je dis ce que je pense.
Essayant de s’asseoir.
Chère Sarah ! je puis donc enfin vous exprimer...
On frappe à la porte de droite. De très mauvaise humeur.
Entrez !...
Scène V
SARAH, MAC ALLAN, LE DUC
LE DUC, à part.
Ensemble ?... Non pas !
MAC ALLAN, à part.
Le duc, à présent... Bon !
LE DUC.
Pardon ! je ne vous dérange pas, j’espère ?
MAC ALLAN.
Non, pas absolument... Cependant, monseigneur...
À part.
Tiens, je ne sais pas pourquoi je me gênerais avec lui, moi... Un homme qui a voulu m’enlever ma femme.
LE DUC.
Oh ! mon Dieu ! je suis désespéré, mais il faut absolument que je donne à lady Dumbiky quelques conseils sur la présentation de ce soir.
MAC ALLAN, à part.
Enfin il est écrit que tout le monde causera avec ma femme, excepté moi.
SARAH.
Je vous suis bien reconnaissante, milord, de votre complaisance.
MAC ALLAN.
Et moi donc !
LE DUC.
Je viendrai vous prendre à neuf heures précises...
MAC ALLAN, regardant à sa montre.
Merci, milord... Il est huit heures un quart... Vous pouvez être tranquille, dans quarante-cinq minutes, nous serons tout à vos ordres... Ainsi donc, monseigneur...
LE DUC, à Sarah.
La duchesse de Norfolk et la comtesse de Sussex vous attendront dans le premier salon... Vous prendrez place entre elles ; car, pour moi, je suis votre chevalier seulement... Je vous conduis et je vous ramène, voilà tout...
MAC ALLAN.
Fort bien ! fort bien, milord.
LE DUC.
Vos deux marraines vous introduiront alors chez Sa Majesté, on déclinera vos titres... Vous êtes de votre chef... baronne... comtesse ?...
SARAH.
Nous sommes nobles Écossais, depuis le XIe siècle, milord, voilà tout... Les titres, vous le savez, milord, sont rares de l’autre côté de la Tweed.
LE DUC.
Nobles depuis le XIe siècle, diable !... c’est fort joli, et beaucoup de nos ducs et pairs voudraient pouvoir établir une pareille filiation... La reine vous fera quelques compliments... ou sur vous-même, ou sur vos aïeux... Vous répondrez à ces compliments par une simple révérence.
SARAH.
Oui, milord.
LE DUC.
Puis, lorsque la reine aura cessé de parler, vous ferez trois pas en arrière, et vous vous tiendrez debout jusqu’à ce que vos deux marraines vous fassent signe de vous retirer... Alors, je m’avance, je vous présente la main, je vous conduis à votre voiture, et je vous ramène.
MAC ALLAN.
Ah ! mon Dieu ! monseigneur, ne vous donnez pas tant de peine, c’est inutile... Je serai là, et je ramènerai madame.
LE DUC.
Impossible, mon cher !... c’est contre toutes les règles de l’étiquette ; vous ne pouvez même pas monter dans le même carrosse qu’elle.
MAC ALLAN.
Comment ! je ne puis pas monter dans le carrosse où sera ma femme ?
LE DUC.
C’est-à-dire que cela vous est positivement interdit... Vous suivrez dans une seconde voiture, ou vous attendrez ici.
MAC ALLAN.
J’aime mieux suivre.
LE DUC.
Vous le pouvez... c’est à votre choix...
MAC ALLAN.
Merci... c’est bien heureux ! Maintenant, ma chère Sarah, vous savez ce qu’il y a à faire, n’est-ce pas ?
SARAH.
Oui.
MAC ALLAN.
Vous vous rappellerez de point en point les conseils que Sa Grâce a eu la bonté de vous donner... les deux marraines, le compliment, la révérence...
SARAH.
Parfaitement.
MAC ALLAN.
Il ne nous reste donc plus qu’à présenter nos remerciements à Sa Grâce. Ainsi, monseigneur...
Voyant entrer Chiffinch par la porte à gauche.
Allons, Chiffinch, à cette heure... Bien !...
Scène VI
SARAH, MAC ALLAN, LE DUC, CHIFFINCH
CHIFFINCH, à part.
Le duc !... j’en étais sûr.
LE DUC, à part.
Chiffinch !... en effet, j’étais étonné de ne pas l’avoir déjà sur mes talons.
CHIFFINCH.
Je venais de la part du roi...
LE DUC.
Pour parler de la présentation ? Vous le voyez, monsieur Chiffinch, je m’en étais chargé, et, à l’instant même, je m’occupais de ce devoir.
CHIFFINCH, bas, à Mac Allan.
Éloignez le duc...
MAC ALLAN, bas.
Je ne demande pas mieux.
LE DUC, bas, à Mac Allan.
Débarrassez-vous de Chiffinch...
MAC ALLAN, bas.
C’est mon plus vif désir... Écoutez, faites semblant de vous en aller... et, quand il verra que je ne vous retiens pas, vous, le duc de Buckingham... il comprendra que je désire être seul.
LE DUC.
Très bien !
MAC ALLAN, à Chiffinch.
Faites mine de vous retirer, et, quand il verra que je ne vous retiens pas, vous, le valet de chambre du roi... il sentira qu’il est importun.
CHIFFINCH.
À merveille !
MAC ALLAN, bas, au Duc, qui s’est assis sur le canapé, à côté de Sarah.
Milord... milord... nous sommes convenus que...
LE DUC.
Et maintenant, milady, que vous êtes bien édifiée, j’attendrai l’heure de la présentation.
MAC ALLAN.
C’est cela, milord, c’est cela... Nous avons quarante-cinq minutes, vous savez...
CHIFFINCH.
Puisque Sa Grâce s’est chargée de la commission que je venais remplir de la part de Sa Majesté...
MAC ALLAN.
Vous le voyez, monseigneur a eu cette bonté... Messieurs, j’ai bien l’honneur...
Il les salue tous les deux à la fois. Ils sortent chacun d’un côté. Mac Allan va mettre les verrous aux deux portes par lesquelles ils sont sortis.
Scène VII
SARAH, MAC ALLAN
MAC ALLAN.
Enfin les voilà partis !... ce n’est pas sans peine que je suis parvenu à les éloigner... Chère Sarah !... je puis donc enfin vous exprimer...
UN HUISSIER, ouvrant la porte du fond.
Le roi !...
MAC ALLAN, furieux.
Entrez !... Il ne manquait plus que cela.
Scène VIII
SARAH, MAC ALLAN, LE ROI
MAC ALLAN, allant au-devant du Roi.
Comment, sire !... c’est Votre Majesté en personne ?... Votre Majesté daigne... ?
LE ROI.
N’avez-vous pas vu Chiffinch tout à l’heure ? Je croyais qu’il m’avait précédé...
MAC ALLAN.
Oui, sire... il est venu, il n’y a qu’un instant... Mais, comme il s’est rencontré avec le duc de Buckingham...
LE ROI.
Le duc de Buckingham ici !... et qu’y venait-il faire ?
MAC ALLAN.
Donner à lady Dumbiky des instructions pour la présentation de ce soir...
LE ROI.
Je reconnais bien, à cette complaisance, la courtoisie du duc... Ainsi, Chiffinch... n’a rien pu vous dire... ?
MAC ALLAN.
Non, sire.
LE ROI, à part.
Ah ! diable !... le temps presse... C’est qu’elle est vraiment charmante, cette petite femme !
MAC ALLAN.
Si Votre Majesté daigne me communiquer de sa propre bouche...
LE ROI.
Oui... et puisque Chiffinch ne vient pas...
MAC ALLAN.
Non, sire... il ne vient pas...
LE ROI.
J’ai à vous parler d’affaires importantes.
MAC ALLAN.
À moi, sire ?
LE ROI.
Oui... à vous...
MAC ALLAN.
D’affaires importantes ?
LE ROI.
De la plus haute importance ... Éloignez lady Sarah.
MAC ALLAN, à part.
Eh bien, à la bonne heure !... Sa Majesté vient pour moi au moins.
LE ROI, regardant vers la porte, à part.
Ce diable de Chiffinch...
MAC ALLAN.
Ma chère Sarah, l’heure de la présentation approche... Je crois qu’il serait temps que vous vous occupassiez un peu de votre toilette.
SARAH.
À l’instant même.
LE ROI.
Vous avez reçu, milady... ?
SARAH.
Oui, sire, une parure superbe, et je rends mille grâces à Votre Majesté de ce précieux cadeau.
LE ROI.
Oh ! cela n’en vaut pas la peine...
SARAH.
Sire...
Elle fait une profonde révérence.
MAC ALLAN.
Va, ma petite Sarah... va ; je te rejoindrai aussitôt que je pourrai.
Il veut lui baiser la main.
SARAH.
Oh !... devant le roi... que faites-vous !
MAC ALLAN.
C’est juste.
Elle sort par la porte latérale du premier plan.
Scène IX
LE ROI, MAC ALLAN, puis CHIFFINCH
MAC ALLAN.
Sire, je suis à vos ordres.
LE ROI.
Mon cher Dumbiky, vous êtes d’une famille connue pour les services qu’elle a toujours rendus à moi et à mes aïeux... C’est un héritage que cette famille vous a légué, et auquel vous n’avez pas droit de renoncer.
MAC ALLAN.
Que Votre Majesté commande, et elle verra si elle peut compter sur moi.
LE ROI.
Il s’agit d’une mission très importante et pour laquelle j’ai besoin d’un homme intelligent et dévoué...
MAC ALLAN.
Sire, s’il ne s’agissait que de dévouement, je pourrais promettre à Votre Majesté...
LE ROI.
Vous vous étonnerez peut-être, mon cher Dumbiky, que je m’adresse ainsi à vous tout d’abord...
MAC ALLAN.
Sire, j’avoue que le choix me flatte, mais que je suis encore à me demander ce qui me mérite cet honneur.
LE ROI.
C’est justement parce que vous arrivez à la cour que je vous ai choisi... Vous êtes encore étranger à tous les partis, innocent de toutes brigues, pur de toutes haines...
MAC ALLAN.
Oh ! quant à cela, sire !... excepté le duc, que je ne peux pas souffrir...
LE ROI.
Votre départ restera ignoré, et, fût-il su, n’éveillera aucun soupçon, ne fera naître aucune conjecture.
MAC ALLAN.
Je ne crois pas.
LE ROI.
Écoutez, Dumbiky : j’ai des ordres secrets à transmettre au gouverneur de l’Irlande.
MAC ALLAN.
Ah ! c’est vrai, au fait, j’ai entendu dire qu’il y avait quelque chose en Irlande.
LE ROI.
L’Irlande se perd, monsieur !
MAC ALLAN.
Bah !
LE ROI.
Vous partirez pour Dublin.
MAC ALLAN.
Je partirai pour Dublin ?
LE ROI.
Oui.
MAC ALLAN.
Diable !... et quand cela ?...
LE ROI.
Demain.
Chiffinch entre.
MAC ALLAN, à part.
Ah ! demain, cela m’est égal... Comme c’est demain que ma femme commence son service près de la reine...
Haut.
Eh bien, oui, sire... je partirai demain ; et, si Votre Majesté veut bien me donner ses instructions...
LE ROI.
Vous savez de quoi il est question, Chiffinch ?
CHIFFINCH.
Il est question de cette grande affaire... dont m’a parlé Sa Majesté.
LE ROI.
Oui, écrivez les instructions.
Chiffinch se met à la table.
MAC ALLAN.
Et que ferai-je à Dublin, sire ?
LE ROI.
La conduite que vous avez à suivre sera toute tracée dans ces dépêches...
CHIFFINCH, écrivant, à part, pendant que le Roi cause à voix basse avec Mac Allan.
« Monsieur le gouverneur, vous savez la grande passion que Sa Majesté a pour ces petits épagneuls que l’on a nommés, à cause de cela, king’s-charles dogs. »
LE ROI, à Mac Allan.
Vous sentez, ce sont là de ces affaires qui doivent se faire en dehors du conseil.
MAC ALLAN.
Oui, c’est de la politique personnelle, de la diplomatie particulière.
LE ROI.
À merveille !... je vois que vous comprenez.
MAC ALLAN.
Et sera-t-il nécessaire, sire, que je pénètre dans l’intérieur du pays ?
LE ROI.
Non, je ne crois pas.
CHIFFINCH, relisant ce qu’il a écrit, à part.
« Faites tout votre possible pour remettre au porteur un couple de ces charmants animaux, l’un blanc et feu, l’autre noir et blanc... J’ai l’honneur... »
MAC ALLAN.
Votre Majesté ne signe pas la dépêche elle-même ?
LE ROI.
Non... vous comprenez... si la dépêche était surprise, je ne veux pas être compromis.
MAC ALLAN.
Peste !... c’est important.
LE ROI, prenant sa bague et scellant.
Mais ce cachet fera foi que vous venez de ma part.
MAC ALLAN.
Ah ! Votre Majesté...
CHIFFINCH, remettant la dépêche à Mac Allan.
Laird de Dumbiky, veillez sur cette dépêche avec le plus grand soin.
MAC ALLAN.
Elle ne me quittera pas un seul instant, monsieur.
CHIFFINCH.
Vous ne vous doutez pas de ce qu’elle contient.
MAC ALLAN.
Et le saurai-je ?
CHIFFINCH.
C’est selon... La réponse du gouverneur sera peut-être symbolique.
MAC ALLAN.
Oui, comme celle de Tarquin... qui abattait avec sa badine des têtes de pavot.
CHIFFINCH.
Justement !... mais, de vous à moi, vous êtes chargé de sauver l’Irlande... tout bonnement...
MAC ALLAN.
Vrai ?...
CHIFFINCH.
Pas d’indiscrétion... Je vous en dis plus que je ne devrais vous en dire...
LE ROI.
Nous allons vous voir, je l’espère, au cercle de la reine ?
MAC ALLAN.
Dans un instant, sire, j’aurai l’honneur de m’y rendre.
LE ROI.
Au revoir, laird de Dumbiky... Soyez noble et fidèle comme l’ont été vos aïeux... et vous serez récompensé selon vos mérites.
MAC ALLAN.
Sire...
Il s’incline. Le Roi sort.
Scène X
MAC ALLAN, CHIFFINCH
MAC ALLAN.
Sauver l’Irlande, mon cher monsieur Chiffinch !...
CHIFFINCH.
Chaque homme a sa mission... C’est la vôtre, jeune homme...
MAC ALLAN.
Me confier du premier coup une mission de cette importance... Je n’en reviens pas.
CHIFFINCH.
Le fait est que l’honneur est grand... Mais il va être neuf heures, ne l’oubliez pas.
MAC ALLAN.
C’est juste... Je vais voir si la toilette de lady Dumbiky s’avance.
Il frappe à la porte.
Tiens, on ne répond pas.
CHIFFINCH.
Frappez plus fort.
MAC ALLAN.
Sarah ! ma chère amie, êtes-vous prête ?
CHIFFINCH.
Ouvrez la porte... Un mari peut bien entrer chez sa femme.
MAC ALLAN.
Ma chère Sarah... Plus personne !... Savez-vous ce que peut être devenue ma femme ?...
CHIFFINCH.
Milord duc sera venu la prendre pour la présentation, et, comme elle vous savait avec le roi, elle n’aura pas voulu vous déranger...
MAC ALLAN.
C’est probable... Mais, moi, comment vais-je me rendre au château ?
CHIFFINCH.
Je vous conduirai.
MAC ALLAN.
Ah ! très bien alors... Dites-moi, le chemin le plus court pour aller en Irlande, quel est-il ?
CHIFFINCH.
Ah ! mon Dieu, c’est bien simple : vous passez par Bambury, Warwich, Birmingham, et, en arrivant à Chester, vous trouvez un bâtiment qui vous conduit droit à Dublin.
MAC ALLAN.
Droit à Dublin... Bon ! et, une fois-là... ?
CHIFFINCH.
Vous vous présentez chez le gouverneur et vous lui remettez vos dépêches, voilà tout.
MAC ALLAN.
Tout cela me paraît on ne peut plus facile.
UN VALET, apportant un ordre tout ouvert à Chiffinch.
De la part de Sa Majesté...
CHIFFINCH.
Bien.
MAC ALLAN.
Maintenant, quand vous voudrez...
CHIFFINCH, qui a jeté les yeux sur le papier.
Ah ! mon Dieu !
MAC ALLAN.
Quoi ?...
CHIFFINCH.
Voilà bien autre chose !
MAC ALLAN.
Qu’y a-t-il ?
CHIFFINCH.
Il paraît que les affaires s’embrouillent affreusement.
MAC ALLAN.
Où cela ?
CHIFFINCH.
En Irlande.
MAC ALLAN.
Bah !
CHIFFINCH.
Le roi me mande qu’un courrier extraordinaire arrive à l’instant même.
MAC ALLAN.
Un courrier ?
CHIFFINCH.
Ce n’est plus demain qu’il faut partir.
MAC ALLAN.
Et quand donc ?
CHIFFINCH.
C’est cette nuit, ce soir, à la minute même.
MAC ALLAN.
Un instant, un instant, monsieur Chiffinch, cela se complique.
CHIFFINCH.
Hésiteriez-vous ?
MAC ALLAN.
Je n’hésite pas ; mais...
CHIFFINCH.
Quand le roi vous a cru digue de sa confiance...
MAC ALLAN.
Je le suis toujours.
CHIFFINCH.
Quand Sa Majesté comptait sur votre dévouement...
MAC ALLAN.
Elle y peut compter encore... Mais... si je ne partais que demain ?
CHIFFINCH.
Impossible.
MAC ALLAN.
De très bonne heure... au point du jour, par exemple.
CHIFFINCH.
En partant à l’instant même, je ne sais pas si vous arriverez à temps.
MAC ALLAN.
Comment ! l’Irlande est si pressée que cela ?
CHIFFINCH.
Une heure de retard et tout est perdu, peut-être.
MAC ALLAN.
Alors, c’est autre chose... Mais comment faire ?... Je n’ai ni chevaux ni voiture, moi... et je ne puis aller à pied en Irlande... d’autant plus qu’il y a un bras de mer...
CHIFFINCH.
Dans cinq minutes, tout sera prêt... Surtout ne bougez pas d’ici... je viens vous y rejoindre...
Il sort.
Scène XI
MAC ALLAN, seul
Si seulement j’avais pu la revoir un petit instant !... mais c’est impossible... Il paraît que l’Irlande ne peut pas attendre... Voyons, mon manteau, mon chapeau, mes armes.
Scène XII
MAC ALLAN, NELLY, qui est entrée par la porte secrète
NELLY, l’arrêtant au moment où il va sortir.
Où allez-vous donc ?
MAC ALLAN.
Ah ! c’est vous, Nelly !
NELLY.
Oui, c’est moi.
MAC ALLAN.
Enchanté de vous voir... Mais, si vous avez quelque chose à me dire... dites vite...
NELLY.
Pourquoi cela ?
MAC ALLAN.
Parce que je pars.
NELLY.
Vous partez ?
MAC ALLAN.
Dans cinq minutes.
NELLY.
Ah ! je comprends.
MAC ALLAN.
Vous comprenez ?
NELLY.
Oui...
MAC ALLAN.
Vous êtes bien heureuse, alors...
NELLY.
Ne m’avez-vous pas tout dit ?
MAC ALLAN.
Moi ?
NELLY.
Oui... que vous faisiez un mariage de convenance.
MAC ALLAN.
Au contraire.
NELLY.
Que vous n’aimiez pas la femme que vous alliez épouser.
MAC ALLAN.
Au contraire.
NELLY.
Et que, comme vous en aimiez une autre, peu vous importait...
MAC ALLAN.
Mais au contraire !... au contraire !... C’était la même, Nelly !... un coup du sort... C’était Sarah Duncan... Je l’aime, je l’adore, ma femme... c’est-à-dire que j’en suis amoureux fou.
NELLY.
Et, aimant votre femme, adorant votre femme, amoureux fou de votre femme, vous la quittez comme cela... le soir de votre mariage ?
MAC ALLAN.
Il le faut, Nelly.
NELLY.
Il le faut ?
MAC ALLAN.
Les circonstances les plus graves...
NELLY.
Et quelles circonstances ?
MAC ALLAN.
Il faut que, dans trois jours, je sois à Dublin.
NELLY.
À Dublin ? et qu’allez-vous faire à Dublin ?
MAC ALLAN, mystérieusement.
L’Irlande se perd, Nelly.
NELLY.
En vérité ?...
MAC ALLAN.
Mon oncle a sauvé l’Écosse, Nelly... Moi, je vais sauver l’Irlande... et, si jamais j’ai un fils, il est probable qu’il sauvera l’Angleterre.
NELLY, souriant.
Dumbiky !
MAC ALLAN.
Hein ?
NELLY.
Avez-vous toujours confiance en moi ?
MAC ALLAN.
Vous le demandez... quand je vous ai obéi aveuglément.
NELLY.
Eh bien, il faut m’obéir encore.
MAC ALLAN.
Je ne demande pas mieux.
NELLY.
Quand partez-vous ?
MAC ALLAN.
À l’instant même.
NELLY.
Quelle route prenez-vous ?
MAC ALLAN.
Celle de Bambury.
NELLY.
À merveille.
MAC ALLAN.
Cela vous va, alors ?
NELLY.
Oui.
MAC ALLAN.
Tant mieux !
NELLY.
À trois milles d’ici, vous vous arrêterez...
MAC ALLAN.
Ah ! oui, mais c’est que cela m’est expressément défendu, de m’arrêter.
NELLY.
Dumbiky, vous avez promis de m’obéir.
MAC ALLAN.
Et l’Irlande... l’Irlande...
NELLY.
L’Irlande attendra.
MAC ALLAN.
Mais justement... il paraît qu’elle ne peut pas attendre.
NELLY.
Soyez tranquille : je réponde d’elle.
MAC ALLAN.
Alors, c’est autre chose... Où dois-je m’arrêter ?
NELLY.
À Carlton cottage.
MAC ALLAN.
Et que ferai-je là ?
NELLY.
Vous y attendrez quelqu’un que vous serez bien aise de voir.
MAC ALLAN.
Et cette personne, quelle est-elle ?
NELLY.
Je ne puis vous la nommer ; car, avec le caractère que je vous connais, mon cher Dumbiky, vous feriez quelque sottise... Mais, si j’ai un conseil à vous donner...
MAC ALLAN.
C’est ?...
NELLY.
C’est... dès que cette personne sera descendue de sa voiture, de la faire monter dans la vôtre et de l’emmener avec vous.
MAC ALLAN.
À Dublin ?
NELLY.
Au bout du monde, si vous y allez.
MAC ALLAN.
Nelly, vous parlez comme les sorcières de Macbeth.
NELLY.
Vous savez que c’est mon habitude.
MAC ALLAN.
N’importe, j’ai confiance en vous, et je ferai ce que vous dites.
NELLY.
Vous me le promettez ?
MAC ALLAN.
Sur mon honneur.
NELLY.
C’est bien.
Écoutant.
Quelqu’un ?
MAC ALLAN.
C’est Chiffinch qui vient me chercher.
NELLY.
Silence ! il ne faut pas qu’il me voie.
MAC ALLAN.
Bien !
NELLY.
Il ne faut pas qu’il sache que vous m’avez vue.
MAC ALLAN.
Non.
NELLY.
À Carlton cottage ?
MAC ALLAN.
À Carlton cottage.
NELLY.
Chut ! le voilà.
Elle s’élance dans la chambre à droite.
Scène XIII
CHIFFINCH, MAC ALLAN, NELLY, cachée
MAC ALLAN.
Si je comprends quelque chose à tout cela, je veux bien que le diable m’emporte, par exemple !
CHIFFINCH, entrant.
Êtes-vous prêt ?
MAC ALLAN.
Oui... La voiture ?...
CHIFFINCH.
Elle attend.
MAC ALLAN.
Tout attelée ?
CHIFFINCH.
Le postillon est en selle.
MAC ALLAN.
Puis-je écrire à ma femme ?
CHIFFINCH.
Ah bien, oui !...
MAC ALLAN.
Un tout petit mot.
CHIFFINCH.
Inutile.
MAC ALLAN.
Mais elle sera inquiète.
CHIFFINCH.
On la préviendra.
MAC ALLAN.
Qui ?
CHIFFINCH.
Moi.
MAC ALLAN.
Vous ?
CHIFFINCH.
Oui... je m’en charge.
MAC ALLAN.
Vous lui direz bien, n’est-ce pas ?...
CHIFFINCH.
Certainement.
MAC ALLAN.
Que je ne serais pas parti...
CHIFFINCH.
Ne vous inquiétez de rien.
MAC ALLAN.
S’il n’y avait pas eu urgence...
CHIFFINCH.
Sans doute.
MAC ALLAN.
Au revoir, monsieur Chiffinch !
CHIFFINCH.
Je vous accompagne jusqu’à la voiture.
MAC ALLAN.
Vous êtes trop bon.
CHIFFINCH.
Non, je veux vous voir partir.
MAC ALLAN.
Allons... en Irlande !
Il sort.
CHIFFINCH.
En Irlande !
Il éteint les flambeaux ; puis il sort.
NELLY, reparaissant.
Et maintenant, sire... à nous deux !
ACTE V
Même décoration.
Scène première
LE ROI, puis NELLY
Le Roi ferme la porte du fond et s’avance dans l’obscurité.
LE ROI.
Bien ! tout est ainsi que Chiffinch me l’a dit : obscurité complète. Sarah ! Sarah !
Il frappe à la porte de la chambre de Sarah.
NELLY.
Qui frappe ?
LE ROI.
Moi, Dumbiky ! Ouvrez, Sarah !
NELLY.
Me voici.
LE ROI.
Déjà de retour du château ?
NELLY.
La présentation n’a duré qu’un instant... Sans doute, des ordres avaient été donnés pour l’abréger.
LE ROI.
Bénis soient ces ordres qui rapprochent l’instant de mon bonheur, qui fait envie à toute la cour !
NELLY.
Envie à toute la cour ? Allons, décidément, Dumbiky, vous êtes amoureux, puisque vous me dites sérieusement de pareilles folies.
LE ROI.
Non, d’honneur ! depuis qu’il vous a vue, Buckingham en perd la tête, et le roi Charles Il en devient fou.
NELLY.
Comment !... et vous dites que le roi... ?
LE ROI.
Est amoureux comme il ne l’a jamais été, Sarah ! Je dis qu’il serait prêt à tout sacrifier pour vous. Je dis qu’il ne tient qu’à vous d’être reine !... plus reine qu’Isabelle ; car elle ne règne que sur le royaume, et vous, vous régnez sur le roi.
NELLY.
Mais vous n’êtes donc pas Dumbiky ?
LE ROI.
Écoutez-moi, Sarah, et pardonnez-moi ma hardiesse en songeant que c’était le seul moyen de pénétrer jusqu’à vous, devons dire combien je vous aime. J’avais d’abord eu l’intention de profiter de l’obscurité ; mais, au moment d’exécuter mon projet, la honte m’a pris de réussir par un pareil moyen, et je me suis dit que le roi Charles II méritait peut-être d’être aime pour lui-même, et conservait encore quelques chances en se présentant sous son véritable nom.
NELLY.
Eh bien, c’est comme moi, sire ! Peut-être aurais-je pu, moi aussi, profitant de l’obscurité, détourner cet amour de son véritable but, et prendre pour moi les protestations adressées à une rivale ; mais j’ai pensé, sire, que je valais bien la peine d’être aimée pour moi-même, et que, si le roi Charles II n’était point fait pour être larron d’amour... Nelly était encore trop jeune et trop jolie pour recevoir un hommage dont elle ne serait pas l’objet.
LE ROI.
Nelly !... Vous, Nelly ?... impossible !
NELLY, souriant.
Vous en doutez, sire ?
LE ROI.
Que faites-vous ?
NELLY, à un Valet qui entre.
Des flambeaux !
LE ROI.
Nelly ! Je suis joué.
NELLY.
Voilà ce que c’est, sire, que d’avoir eu l’imprudence de prendre pour maîtresse une comédienne.
LE ROI.
Mais dans quel but, dans quelle intention vous êtes-vous substituée à cette jeune fille ?
NELLY.
Sire, pour donner le temps à Buckingham de l’enlever.
LE ROI.
Comment, de l’enlever ?... Buckingham enlève Sarah ?
NELLY.
Oui, sire. Comment ! vous qui connaissez la hardiesse du duc, vous le chargez, quand vous savez qu’il est votre rival, de ramener le soir, à neuf heures, du château ici, la femme que vous aimez ?... Ah ! sire, je ne reconnais pas là votre prudence habituelle.
LE ROI.
Et où sont-ils ? où la conduit-il ?...
NELLY.
Ils sont maintenant sur la roule de Carlton cottage, où ils seront arrivés dans un quart d’heure.
LE ROI.
Mais c’est un rapt... une violence... Je ne permettrai pas une pareille infamie à ma cour, sous mes yeux, et presque en ma présence.
Il fait un mouvement pour sortir.
NELLY.
Où allez-vous, sire ?
LE ROI.
Je vais faire monter à cheval mes gardes, mes trabans, et ordonner que l’on coure après lui jusqu’à ce qu’on le rattrape.
NELLY.
Inutile, sire.
LE ROI.
Inutile ?
NELLY.
Oh ! mon Dieu, oui. Buckingham a enlevé Sarah à Votre Majesté ; mais Dumbiky va l’enlever à Buckingham.
LE ROI.
Dumbiky ?... Dumbiky est sur la route de Dublin !
NELLY.
Et Carlton cottage aussi, sire ; c’est là que Dumbiky doit attendre Buckingham... et, comme, à tout prendre, Dumbiky a sur Sarah des droits que, je l’espère, le duc ne lui contestera pas, toutes choses rentreront dans leur état habituel. Votre Majesté se consolera, le duc reviendra tout consolé, et Dumbiky, qui, Dieu merci, n’aura pas besoin de consolations, continuera, avec sa femme, sa route vers l’Irlande.
LE ROI.
Ainsi, Dumbiky et Sarah... ?
NELLY.
Courent la poste, réunis et heureux, et bénissant Votre Majesté pour tous les bienfaits dont elle les a comblés. Quant à moi, je n’ai que des remerciements à faire à Votre Majesté ; je n’oublierai jamais que Dumbiky était mon protégé, et qu’à cette considération sans doute, le roi lui a rendu les biens de sa famille, a payé ses dettes, l’a marié à une femme charmante, et, pour comble de bontés, lui a donné, à lui, jeune, étranger encore à la diplomatie, une importante mission en Irlande. Que Sa Majesté reçoive donc ici mes actions de grâces, et qu’elle me croie sa toute fidèle et reconnaissante Nelly.
Elle salue profondément et sort par la porte du fond.
Scène II
LE ROI, seul
Joué ! indignement joué !... Ah ! Buckingham, vous êtes le seul sur lequel je puisse me venger ; cette fois, vous me payerez votre impudence. Ah ! c’est toi, Chiffinch !
Scène III
LE ROI, CHIFFINCH
CHIFFINCH.
Oui, sire.
LE ROI.
Sais-tu ce qui se passe ?
CHIFFINCH.
On me dit que Votre Majesté a sonné pour demander des flambeaux, et que c’est Nelly qui vient de sortir de cette chambre.
LE ROI.
Comprends-tu quelque chose à toute cette machination, Chiffinch ? C’est à croire que le démon de l’intrigue en personne a pris le contre-pied de tout ce que nous avons fait : je trouve ici Nelly, quand je croyais y trouver Sarah ; pendant ce temps, Buckingham m’enlève lady Dumbiky... Chiffinch, donne l’ordre qu’aussitôt qu’il rentrera au château, le duc vienne me parler.
CHIFFINCH.
Votre Majesté n’attendra pas longtemps ; j’entends une voiture, c’est sans doute la sienne.
LE ROI.
Assurez-vous-en.
CHIFFINCH, ouvrant la fenêtre.
Je ne me trompais pas, sire : c’est bien la voiture de milord.
LE ROI.
Ah ! le voilà enfin !
MAC ALLAN, dans la coulisse.
Le roi ? où est le roi ? Je vous dis que je veux parler à Sa Majesté.
LE ROI.
Dumbiky !
Scène IV
LE ROI, CHIFFINCH, MAC ALLAN, SARAH
MAC ALLAN, entrant.
Le roi !... Ah ! vous voilà, sire.
LE ROI.
Que me voulez-vous, laird de Dumbiky ? et pourquoi n’êtes vous pas sur la route d’Irlande ?
MAC ALLAN.
J’y étais, sire, et même fort mal à mon aise, attendu que, sous le prétexte spécieux qu’il n’y voyait pas clair, le postillon m’avait versé dans un fossé. J’étais donc là, me promenant sur la route en attendant que la voiture fût sur ses roues, quand tout à coup un carrosse s’approche, duquel sortait une voix qui criait : « Au secours !... » Il me semble reconnaître cette voix ; je m’élance, j’arrête les chevaux, j’ouvre la portière ; un homme saute sur le pavé, met l’épée à la main, j’en fais autant ; nous croisons le fer... Je lui allonge une botte... je ne sais pas où, mais bien appliquée... Je lui laisse ma voiture, je monte dans la sienne ; j’y retrouve Sarah et sa tante, qui me racontent qu’on les enlevait que cet homme auquel j’ai donne un coup d’épée est le duc de Buckingham. Un instant, j’ai l’idée de continuer ma route ; mais je pense que milord peut faire courir après nous, et nous rejoindre ; je prends aussitôt ma résolution ; je me rappelle Votre Majesté si bonne pour moi, et, pour concilier mes craintes avec mon devoir, je fais tourner bride aux postillons ; je reviens au grand galop à Windsor, et je repars pour l’Irlande.
LE ROI.
Comment, belle Sarah ! on osait porter la main sur vous, sur une femme attachée à la reine, sur une jeune fille placée sous ma sauvegarde ?... Ah ! celui qui a eu une telle audace sera puni, je vous jure.
SARAH.
Oh ! sire !...
MAC ALLAN.
Ah ! le bon, l’excellent roi ! Adieu, sire, je pars. Au revoir, Sarah.
LE ROI.
Nous nous retirons avec vous, laird de Dumbiky. Bonne nuit, belle Sarah ! après tant d’émotions, vous devez avoir besoin de repos.
SARAH.
Sire, mille grâces à Votre Majesté de toutes ses attentions.
LE ROI.
J’en suis récompensé si vous voulez bien vous en apercevoir. Venez, messieurs... venez.
CHIFFINCH, à Mac Allan.
Mon ami, l’Irlande, vous savez...
SARAH.
Mais, monsieur Chiffinch...
CHIFFINCH.
Je suis à vous, madame ; à l’instant, je reviens...
Scène V
SARAH, seule
Oh ! oui, j’ai besoin d’être seule pour songer librement a tout ce qui m’arrive, pour mettre un peu d’ordre dans mes idées. Ô mon Dieu ! c’est votre main puissante qui a conduit tout cela ; c’est elle qui m’a prise à cause des mérites de ma mère, sans doute, pauvre enfant sans fortune pour me conduire où je suis, pour m’élever où me voilà ; c’est vous, Seigneur, qui, à travers les dangers d’un amour terrible comme est celui de Buckingham, avez fait de moi une femme heureuse et honorée. Cher Dumbiky ! comme il est loyal ! comme il est brave ! comme il aime !... et ne pas avoir pu le voir un seul instant pour lui dire combien sa Sarah est reconnaissante à celui qui l’a sauvée... sauvée, mon Dieu, car maintenant, grâce à vous et à lui, je suis sauvée, n’est-ce pas ?
Scène VI
SARAH, NELLY
NELLY, qui est entrée par la petite porte et qui s’est rapprochée doucement de Sarah.
Vous êtes perdue !
SARAH.
Grand Dieu ! qui êtes-vous ?
NELLY.
Que vous importe, si je viens à votre aide ?
SARAH.
Quelques dangers nouveaux et inconnus me poursuivent donc encore ?
NELLY.
Le plus grand de tous.
SARAH.
Sous la protection du roi ?
NELLY.
Le roi vous aime.
SARAH.
Grand Dieu !... En effet, ces attentions continuelles...
NELLY.
Ce logement dans ce pavillon...
SARAH.
Ces diamants...
NELLY.
Cette mission à votre mari...
SARAH.
Tout, jusqu’à sa colère contre le duc... Oh ! vous avez raison, madame, vous avez raison ; mais pourquoi n’avez-vous pas tout dit à Dumbiky ?
NELLY.
Parce qu’avec sa tête écossaise, il allait droit au roi comme il a été droit au duc, et qu’alors tout était perdu.
SARAH.
Oh ! mon Dieu ! que faire ? Fuir, n’est-ce pas ?
NELLY.
Où fuirez-vous ? L’Angleterre tout entière, n’est-elle pas au roi ?
SARAH.
Je m’enfermerai dans cette chambre.
NELLY.
Puis, tout à coup, quelque porte secrète s’ouvrira.
SARAH.
Vous m’épouvantez ! Mon Dieu ! mon Dieu ! que devenir ? Pouvez-vous me sauver, vous ?
NELLY.
Peut-être.
SARAH.
Oh ! dites, dites, et tout ce que vous prescrirez sera fait.
NELLY.
Écoutez bien.
SARAH.
J’écoute.
NELLY.
Rentrez dans cette chambre.
SARAH.
À l’instant.
NELLY.
Sur le fauteuil qui est près de la cheminée, vous trouverez une écharpe turque, rouge et or.
SARAH.
Après ?
NELLY.
Enveloppez-vous de cette écharpe, et ne la quittez pas.
SARAH.
Et cette écharpe peut me sauver ?
NELLY.
Oui.
SARAH
C’est donc un talisman ?
NELLY.
Infaillible ! si, comme je vous le dis, vous ne le quittez pas un seul instant.
SARAH.
Cependant expliquez-moi.
NELLY.
En deux mots, vous allez comprendre : tout le monde ici a une peur effroyable de la peste ; avant d’entrer ici, j’ai écrit à Chiffinch... Silence !
Elle écoute.
SARAH.
Quoi ?
NELLY.
Quelqu’un dans ce corridor.
SARAH.
Mon Dieu ! c’est M. Chiffinch ; il m’a dit qu’il allait revenir.
NELLY.
Rentrez dans votre chambre, et sans perdre un instant.
SARAH.
Oui ; mais M. Chiffinch ! que faire ? que faire ?...
NELLY.
Je suis là, je veille... Allez ! l’écharpe, l’écharpe ! et le reste me regarde.
Sarah rentre dans la chambre. Nelly disparaît par la porte secrète. La porte du fond s’ouvre, et Chiffinch entre.
Scène VII
CHIFFINCH, puis SARAH
CHIFFINCH.
Eh bien, déjà rentrée chez elle, malgré ma recommandation ?...
Sarah reparaît avec l’écharpe.
Ah ! non... la voici...
SARAH.
Vous aviez quelque chose à me dire, monsieur Chiffinch ?
CHIFFINCH.
Je viens de la part de votre mari, belle Sarah.
SARAH.
De la part de Dumbiky ?
CHIFFINCH.
Oui, je viens vous dire qu’en son absence, il vous recommande la plus grande circonspection... Une jeune et jolie femme comme vous est entourée de mille dangers.
SARAH.
Oh ! je le sais...
CHIFFINCH.
Il vous recommande de vous défier de tout le monde... Il me charge de vous dire que vous n’avez ici qu’un seul ami... bien réel, bien sincère, bien dévoué...
SARAH.
Lequel ?...
CHIFFINCH.
Le roi !
SARAH.
Le roi ?
CHIFFINCH.
Oui ; ayez donc confiance en lui... conduisez-vous par ses conseils... c’est ce que désire votre mari, qui vous a donné l’exemple en vous ramenant lui-même près de Sa Majesté.
SARAH.
Mais Sa Majesté... ?
CHIFFINCH.
Elle-même va venir, milady ; elle-même se charge de lever tous vos doutes... s’il vous en restait encore.
SARAH, à part.
Le roi va venir !... que faire ?...
CHIFFINCH, à un Valet qui entre.
Que venez-vous faire ici ? que voulez-vous ?
LE VALET.
Cette lettre.
Il la remet à Chiffinch et sort.
CHIFFINCH.
Eh bien, cette lettre ?... Vous permettez, milady ?
SARAH.
Comment donc !...
À part.
Cette lettre viendrait-elle... ?
CHIFFINCH, jetant les yeux sur le papier.
« Lisez, si vous voulez éviter de grands malheurs. S’il en est temps encore, sauvez Sa Majesté. Une écharpe, achetée sur le vaisseau pestiféré le Plymouth, a été envoyée à Sarah... Vous la reconnaîtrez à sa couleur rouge et à ses broderies d’or. »
Tombant dans un fauteuil.
Ah ! mon Dieu !
SARAH.
Une écharpe ?
CHIFFINCH.
Oh ! la malheureuse ! elle l’a sur ses épaules.
SARAH.
Mon Dieu, monsieur Chiffinch, est-ce que vous vous trouvez mal ?... Monsieur Chiffinch !
CHIFFINCH.
Ne m’approchez pas !... Cette écharpe... Miséricorde !...
Il se sauve et aperçoit le Roi, qui est au fond, dans la seconde salle.
Sire, sire, n’entrez pas !... n’entrez pas !...
Il se jette au-devant du Roi et referme les portes.
Scène VIII
SARAH, seule
Eh bien, il s’enfuit ? Cette dame avait raison... l’écharpe qu’elle m’a donnée est un véritable talisman... Ah ! mon Dieu ! mais, si quelque ennemie, quelque rivale... Cette inconnue ne m’a-t-elle pas dit que le roi m’aimait ? si pour se venger... ? Ah !
Elle jette l’écharpe et court à la porte.
Ah ! mon Dieu ! fermée !
Elle court à une autre porte.
Fermée !
À une troisième
Fermée aussi ! Ah ! cette fenêtre !
Elle y court.
Quelqu’un ! qui êtes-vous ?...
Scène IX
SARAH, MAC ALLAN
MAC ALLAN, à demi-voix.
Chut ! c’est moi, Sarah ; pas un mot. Ma foi, l’Irlande attendra une heure ; la première fois que je la verrai, je lui ferai mes excuses.
SARAH.
Vous ! vous !
MAC ALLAN.
Oui, moi ; j’ai fait faire le tour du parc à la voiture, j’ai sauté par-dessus le mur, et me voilà ! Tu n’as donc pas vu tous les signes que je t’ai faits en te quittant ? Cela voulait dire : « Ma petite Sarah, renvoie-moi tous ces gens-là, et, dans un quart d’heure... »
SARAH.
Éloignez-vous, Dumbiky, ne m’approchez pas, au nom du ciel !
MAC ALLAN.
Que je ne vous approche pas ? Je suis revenu, au contraire...
SARAH.
Oh ! c’est que vous ne savez pas !
Lui montrant l’écharpe.
Cette écharpe, voyez cette écharpe...
MAC ALLAN.
Eh bien ?
SARAH.
Elle vient du vaisseau le Plymouth ; cette écharpe m’a touchée, je l’ai mise sur mes épaules, je suis perdue... Fuyez ! fuyez !
MAC ALLAN.
Moi, fuir ! que dis-tu donc là ?
SARAH.
Oui, faites comme les autres. Voyez, ils ont fui tous, ils m’ont abandonnée, ils m’ont laissée seule ; et, lorsque j’ai voulu appeler du secours, toutes les portes se sont fermées sur moi.
MAC ALLAN.
C’est cela ! et voilà l’idée que Sarah Duncan a de son mari ? Parce que ces courtisans sont des lâches et des misérables... Dumbiky sera un lâche et un misérable comme eux ? Viens, ma petite Sarah, viens !
Il l’entraîne de force et la presse contre son cœur.
Il fallait une circonstance comme celle-là pour que je te trouvasse seule. Ah ! ils ont peur de la peste ? Eh bien, je bénis la peste, moi ; grâce à elle, je puis enfin m’approcher de toi, l’embrasser tout à mon aise.
Il l’embrasse.
Ah ! ma foi, ça n’est pas sans peine !
Scène X
SARAH, MAC ALLAN, NELLY, qui a paru sur les dernières paroles de Dumbiky
NELLY.
Très bien, Dumbiky, et voilà ce que je voulais.
MAC ALLAN.
Nelly !
SARAH, effrayée.
Nelly ! mais savez-vous que c’est elle...
MAC ALLAN.
Elle !
SARAH.
Oui, elle qui m’a donné cette écharpe fatale.
MAC ALLAN.
Vous, Nelly, vous ?
NELLY.
Il est vrai, c’est moi qui ai donné cette écharpe à milady, et je vois avec regret qu’elle tient en bien médiocre estime le présent que je lui ai fait.
MAC ALLAN.
Vous osez l’avouer ! mais cette écharpe...
NELLY.
Est celle avec laquelle je joue Desdemona ; je vous l’avais offerte, vous n’en avez pas voulu, je la reprends.
Elle noue l’écharpe autour de son cou.
SARAH.
Mais ce tissu, il n’est donc point... ?
NELLY.
Je vous avais dit que c’était un talisman infaillible. Vous a-t-il trahie dans l’occasion ?
SARAH.
Oh ! je comprends, madame ; pardon, pardon !...
MAC ALLAN.
C’est drôle, moi, je ne comprends plus.
NELLY.
On vient.
MAC ALLAN, effrayé.
Oh ! si c’était le roi !
NELLY, froidement.
C’est lui certainement.
MAC ALLAN.
Dans ce cas, je me sauve, je me cache.
NELLY.
Au contraire, restez.
MAC ALLAN.
Mais il me croit parti.
NELLY.
Il sait que vous êtes revenu.
MAC ALLAN.
Alors, il va être furieux !
NELLY.
Non, si vous faites ce que je vous dirai de faire.
MAC ALLAN.
Je ferai tout ce que vous voudrez.
NELLY.
Silence ! le voici.
UN HUISSIER, annonçant.
Le roi !
Scène XI
SARAH, MAC ALLAN, NELLY, LE ROI, CHIFFINCH
LE ROI, à Sarah.
Pardon, milady, si je vous dérange encore, mais c’est pour la dernière fois. D’ailleurs, j’ai pensé que votre mari serait inquiet si je ne répondais pas à sa lettre, et que cette inquiétude troublerait son bonheur.
MAC ALLAN, intrigué.
À ma lettre, sire ?
LE ROI.
Sans doute ; n’est-ce pas vous qui venez de m’envoyer cette lettre ?
MAC ALLAN.
Y aurait-il de l’indiscrétion, sire, à vous demander... ?
LE ROI, lui donnant la lettre.
Voyez !
MAC ALLAN, lisant avec un étonnement croissant.
« Je viens supplier Votre Majesté de me pardonner si je ne suis pas reparti à l’instant même pour l’Irlande, mais le désir de revoir Sarah m’a ramené à Windsor, où, grâce au faux bruit qui s’est répandu, j’ai enfin eu le bonheur de rester une demi-heure en tête-à-tête avec ma femme. »
LE ROI, souriant.
Ma femme souligné.
MAC ALLAN.
Oui, sire ; c’est, ma foi, vrai, ma femme est souligné.
Il continue.
« J’attends près d’elle, sire, le pardon ou le châtiment de ma désobéissance.
« Je suis avec respect, etc. »
LE ROI.
Eh bien, reconnaissez-vous cette lettre ?
MAC ALLAN.
Sire...
NELLY, bas.
Dites que vous la reconnaissez.
MAC ALLAN.
Sire, je suis forcé d’avouer que je la reconnais.
LE ROI.
Votre franchise est rare, Dumbiky ; vous pouviez me laisser ignorer que vous étiez revenu, et vous me l’avez écrit, c’est bien ; mais, quant à celui qui a envoyé la lettre anonyme que Chiffinch a reçue, quant à celui-là, si jamais je puis le découvrir, il payera cher, je vous en réponds, l’audace qu’il a eue de plaisanter avec son roi.
NELLY, bas.
Dites que c’est vous.
MAC ALLAN, bas, à Nelly.
Comment, que je dise que c’est moi ? est-ce que vous n’entendez pas ?
LE ROI.
Nous lui apprendrons, s’il l’ignore, dans quel but a été bâtie la tour de Londres.
NELLY, bas.
Dites que c’est vous.
MAC ALLAN.
Sire, je ne sais comment avouer à Votre Majesté...
LE ROI.
Comment ! ce serait vous encore ?
MAC ALLAN.
Eh bien, oui, sire, c’est moi.
LE ROI.
Mais, au moins, lorsque vous avez écrit cette lettre anonyme, vous étiez dans la conviction que l’écharpe était empoisonnée ?
NELLY, bas.
Dites que vous saviez qu’elle ne l’était pas.
MAC ALLAN, avec son sourire le plus fin.
Pardon, sire, mais je savais parfaitement qu’elle ne l’était pas.
LE ROI.
Alors, c’était tout simplement pour... ?
NELLY, bas.
Dites que oui.
MAC ALLAN.
Oui, sire, c’était tout simplement pour...
LE ROI, à Chiffinch.
Chiffinch, ce garçon-là, avec son air naïf, nous a joués tous, toi, Buckingham et moi.
MAC ALLAN, bas, à Nelly.
Ils se consultent, Nelly ; je suis un homme perdu !
LE ROI, bas, à Chiffinch.
Il n’a pas craint d’arracher sa femme aux mains de Buckingham ; mais, redoutant le pouvoir du duc, il l’a remise en notre pouvoir ; puis, soupçonnant que Sarah courait ici un danger plus grand encore, il a imaginé la ruse la plus infernale.
CHIFFINCH.
Je reste confondu, sire ! j’ai vu peu de diplomates de sa force.
LE ROI.
Il est d’autant plus dangereux qu’il cache une merveilleuse finesse sous la plus grande simplicité.
CHIFFINCH.
Si l’Angleterre avait à l’étranger des ambassadeurs comme celui-là ! Quel homme !
LE ROI.
Parbleu !... Eh ! mais, tu m’y fais penser ! nous cherchions un envoyé habile à diriger vers la cour de France, voilà notre homme tout trouvé.
Haut.
Laird de Dumbiky, vous vous rendrez demain dans mon cabinet pour y recevoir mes instructions.
MAC ALLAN.
Je ne pars donc plus pour l’Irlande, sire ?
LE ROI.
Non, vous allez en France.
NELLY, bas.
Remerciez le roi.
MAC ALLAN.
Croyez, sire, qu’une pareille faveur...
L’HUISSIER, annonçant.
Sa Grâce, milord duc de Buckingham.
Scène XII
SARAH, MAC ALLAN, NELLY, LE ROI, CHIFFINCH, LE DUC
LE DUC, le bras droit en écharpe.
Votre Majesté m’a fait dire de la venir joindre ce soir partout où elle serait, et je m’empresse de me rendre à ses ordres.
LE ROI.
Venez, milord ; ce n’est ici ni l’heure ni le moment de vous faire des reproches ; aussi, je vous les épargne.
LE DUC.
Je comprends ; Votre Majesté ne veut pas abuser de sa position de protecteur de l’innocence ; c’est très modeste de sa part, et le lieu même où je la trouve...
LE ROI.
Silence, milord ! je vous l’ordonne.
LE DUC.
Je me tais, sire.
LE ROI.
Ce n’est pas tout ; vos terres sont mal administrées, duc, et elles réclament votre présence. Demain, vous partirez.
LE DUC.
Pour laquelle, sire ?
LE ROI.
Pour la plus éloignée de Londres, et vous y resterez jusqu’à ce que vous receviez un avis qui vous rappelle à la cour.
LE DUC.
Sire, malgré la sévérité de cet ordre, je m’y conformerai.
MAC ALLAN, à Buckingham.
Écoutez, milord : je vous ai donné un coup d’épée, je trouve donc que nous sommes quittes. Laissez-moi arranger votre affaire.
Il prend la place du Duc.
Sire, il me semble que la décision de Votre Majesté...
LE ROI.
Est juste, monsieur ; vous le savez mieux que personne.
MAC ALLAN.
Oui ; mais, aux yeux de la cour... On pourrait colorer cet exil, adoucir cette disgrâce... Par exemple, sire, puisque vous n’avez pas besoin de moi à Dublin...
LE ROI.
Eh bien ?
MAC ALLAN.
On pourrait envoyer milord sauver l’Irlande à ma place.
LE ROI, bas, à Chiffinch.
Chiffinch !
CHIFFINCH, de même.
Sire ?
LE ROI.
Est-ce qu’il connaissait le contenu de ces dépêches ?
CHIFFINCH.
Le démon l’aura deviné.
LE ROI, haut.
Milord, à la prière du laird de Dumbiky, votre exil se change en une mission. Demain, vous partirez pour l’Irlande.
MAC ALLAN.
Voici les dépêches, milord.
Il remet les dépêches au Duc.
LE ROI, s’approchant de Nelly.
Vous le voyez, Nelly, le roi a pardonné à tout le monde.
NELLY.
La clémence est vertu royale.
LE ROI.
N’êtes-vous pas à moitié reine ?
NELLY.
Aussi, prenez garde, sire ; je n’accorde qu’un demi-pardon.
LE ROI.
En tout cas, à vous cette clef que Chiffinch vous avait redemandée par erreur.
NELLY fait un mouvement pour montrer au Roi la seconde clef, puis, se ravisant, à part.
Prenons-la toujours ; on ne sait pas ce qui peut arriver.