La Désolation des joueuses (DANCOURT)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de L’Hôtel Guénégaud, le 23 août 1687.
Personnages
DORIMÈNE, mère d’Angélique
ANGÉLIQUE, fille de Dorimène
LA COMTESSE
L’INTENDANTE
ÉRASTE
CLITANDRE
LE CAISSIER
MONSIEUR TOPASE
DORANTE, amant d’Angélique
MERLIN, valet de Dorante
LE CHEVALIER DE BELLEMONTE
LISETTE
UN MARQUIS
UN LAQUAIS de Dorimène
La scène est à Paris chez Dorimène.
Scène première
ANGÉLIQUE, LISETTE
LISETTE.
Quand Madame votre mère en devrait enrager cent fois davantage, je ne saurais m’empêcher d’en être ravie, et je gage que vous en êtes pour le moins aussi contente que moi.
ANGÉLIQUE.
Je t’avoue, Lisette, que je voudrais de tout mon cœur que ce ne fût point une fausse nouvelle, et que ce qu’on nous en disait hier au soir se confirmât aujourd’hui.
LISETTE.
Cela est tout confirmé, il n’est encore venu ni joueur ni joueuse d’aujourd’hui. Voilà déjà la cohue écartée, Dieu merci ! Et je sais bien pour moi, que si j’avais gouverné la police, il y a longtemps que l’affaire serait faite, et qu’on ne parlerait plus de ces maudits jeux, qui causent tant de désordre, et qui m’ont fait passer tant de nuits sans me coucher.
ANGÉLIQUE.
Ce ne sont point les veilles qui me fatiguent, et le jeu même ne me déplairait peut-être point si fort, si l’on jouait ailleurs que chez ma mère mais, que cette maison soit une Académie ouverte à toutes sortes de gens ; que tout ce qu’il y a de fainéants, de ridicules et d’extravagants, pour ne rien dire de plus fâcheux, soient les bienvenus dans ce logis ; que dans mon cabinet, à ma toilette même, je sois éternellement obsédée de quelque visage désagréable, à qui je n’ose dire : vous me fatiguez, parce qu’il perd quelquefois son argent avec ma mère en vérité : c’est un supplice dont je serai bien aise d’être débarrassée.
LISETTE.
À propos de cet argent qu’on perd quelquefois contre Madame votre mère je n’y faisais pas réflexion d’abord, et je ne sais si vous avez tout à fait raison d’être bien aise de ce nouveau règlement. Le lansquenet défendu va rogner ses rentes et son équipage, et vous n’en serez peut-être pas mieux. Je commence à n’être plus si réjouie.
ANGÉLIQUE.
Ah ! Plût au ciel, Lisette, être la plus malheureuse demoiselle du royaume, et que ma mère ne fût jamais entrée dans ce commerce.
LISETTE.
Voilà des sentiments forts nobles, assurément, et je ne doute point que Dorante n’ait beaucoup contribué à vous les inspirer. Franchement, Madame, c’est un fort honnête homme, et il faut qu’il vous aime bien tendrement, pour ne s’être point rebuté des manières de Madame votre mère et du refus qu’elle fit à la personne qui vous demanda pour lui il y a quelques mois.
ANGÉLIQUE.
Je ne sais ; il me semble que dans l’état où sont les choses, si la nouvelle est vraie, il devrait être ici.
LISETTE.
Vous avez raison, Dorante devrait être ici. Je l’ai fait avertir dès le matin, comme vous me l’avez commandé et il viendra bientôt, assurément.
ANGÉLIQUE.
Le voici, Lisette.
LISETTE.
Ne vous disais-je pas bien qu’il ne tarderait guère ?
Scène II
DORANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE
DORANTE.
Hé bien ! Madame, puis-je espérer que le changement dont on parle aujourd’hui dans tout Paris, fera changer les sentiments de Madame votre mère, et croyez-vous qu’elle me pardonne maintenant de n’être pas joueur de profession ?
LISETTE.
Je le crois, pour moi, et il me semble qu’il n’y a pas lieu d’en douter, puisque voilà vos sentiments justifiés par arrêt.
ANGÉLIQUE.
Je vous réponds de mon cœur, Dorante ; mais je ne puis vous répondre de ma mère. Je vous ai déjà dit les raisons, qui jusqu’ici, je crois, l’ont rendue contraire à votre amour. Elle m’a parlé tant de fois, et en des termes si avantageux, du chevalier de Bellemonte, que je la soupçonne de m’avoir destinée pour lui, dans l’espérance de quelque fortune considérable, qu’il lui avait promis de faire au lansquenet.
LISETTE.
Oh ! Bien, bien ! Votre mère n’a eu que cette visée, vos affaires vont le mieux du monde, et voilà les espérances et la fortune du chevalier bien aventurées.
DORANTE.
Le chevalier est un aventurier tombé des nues, qu’on ne connaît que par le jeu, et qui ne subsistait que par là, comme mille autres de son caractère.
LISETTE.
Voilà bien des chevaliers à l’hôpital. Que de banqueroutes !
DORANTE.
Le chevalier de Bellemonte ! Si cela est, je suis bien vengé de Madame votre mère, par l’indignité du rival qu’elle me préférait.
LISETTE.
Oh ! ça, ça, laissons là la bagatelle, s’il vous plaît, et venons au fait. Comment nous y prendrons-nous ? Qui ferons-nous parler à Madame ?
DORANTE.
Tu sais de quel air mon oncle fut refusé ?
LISETTE.
D’accord ; mais Monsieur votre oncle se portait à merveille quand on le refusa, et il est fort mal à présent.
DORANTE.
Il ne peut pas vivre longtemps encore. Je viens d’envoyer chez lui, et l’on m’en viendra dire ici des nouvelles.
LISETTE.
Voilà des conjectures merveilleuses, au moins. Le lansquenet défendu, et un oncle presque à l’agonie ! Vos affaires ne sont point désespérées, vous dis-je.
DORANTE.
Eh bien ! Crois-tu que je puisse hasarder une seconde demande ?
LISETTE.
Oui ; mais par qui la ferons-nous faire, cette demande ?
DORANTE.
Je ne sais.
LISETTE.
Si vous aviez quelque riche grand’mère sur le bord de sa fosse, cela serait d’un fort grand poids.
DORANTE.
Je n’en ai point.
LISETTE.
Faites parler par le médecin de votre oncle, et qu’il lui promette de le dépêcher incessamment.
ANGÉLIQUE.
Cela ne servirait de rien, tant que l’entêtement de ma mère durerait pour le chevalier.
LISETTE.
Eh ! Comment faudrait-il faire pour la désentêter ?
DORANTE.
J’ai depuis quelques jours un maître fripon avec moi, que je crois reconnaître, et qui ne s’est point fait mon valet sans quelque dessein. Il pourrait bien nous être utile dans cette affaire.
LISETTE.
Le voici tout à propos, comme si vous l’aviez mandé.
Scène III
DORANTE, ANGÉLIQUE, LISETTE, MERLIN
MERLIN.
Je viens de chez Monsieur votre oncle, Monsieur, comme vous me l’aviez ordonné.
DORANTE.
Eh bien en quel état est-il ? Comment va sa maladie ?
MERLIN.
Le mieux du monde, il ne passera pas la journée. Il vous demande pour une affaire de conséquence, et on est venu trois on quatre fois vous chercher.
ANGÉLIQUE.
Sachez ce qu’il vous veut, Dorante, et ne négligez point cette affaire.
DORANTE.
Voyons donc auparavant, de grâce...
MERLIN.
Madame a raison, Monsieur. Les oncles ne sont point des gens à négliger, et surtout dans les occasions comme celle-ci.
DORANTE.
Mais, belle Angélique, nous n’avons point examiné de quelle manière nous pourrions détromper Madame votre mère du chevalier de Bellemonte.
LISETTE.
Dépêchez-vous donc de l’examiner et de conclure.
DORANTE.
Oh, ça ! Merlin, il faut me rendre un service, mon ami.
MERLIN.
Vous savez, Monsieur, que depuis le peu de temps que j’ai l’honneur d’être à vous, je me suis toujours volontiers acquitté des commissions que vous m’avez données. Je vous ai pris en affection, et je suis content de vous, je vous assure. Expliquez-moi votre affaire, que je voie si elle n’est point trop difficile, et si je me ferai prier, ou non.
ANGÉLIQUE, à Merlin.
Ah ! Mon pauvre enfant ! Tâche à faire ce qu’on te dira, et sois assuré d’une parfaite récompense. Je te donnerai...
DORANTE.
Bon, Madame, c’est bien l’argent qui le gouverne. Vous ne le connaissez pas, Madame, il ne tient qu’à lui d’en avoir autant qu’homme de France.
MERLIN, à part.
Comment diantre ! M’aurait-il reconnu ?
DORANTE.
Demandez-lui si je me trompe.
MERLIN.
Monsieur.
DORANTE.
Eh ! Allons, allons, partons franchement, mon ami. Je suis bon prince, comme tu vois, je me connais en gens, et toute ta science ne se borne point à bien faire un message, et à peigner une perruque. Plaît-il ?
MERLIN.
Monsieur.
DORANTE.
Qu’en penses-tu, Lisette ? Regarde-le un peu. Hem ! Qu’en dis-tu ?
LISETTE.
Je lui trouve quelque chose de grand, quelque chose d’illustre dans la physionomie.
MERLIN.
Ma physionomie est assez heureuse.
À part.
J’enrage, me voilà découvert.
DORANTE.
Nous nous sommes vus quelque part, et tu ne te nommais pas Merlin en ce temps-là. Tu es un adroit, mon ami.
MERLIN, à part.
Tout est perdu.
Haut.
Monsieur, je ne me remets pas.
DORANTE.
Là, ne te trouble point. Mon dessein n’est pas de te nuire, au contraire mais puisque tu m’as fait l’honneur de me choisir pour ton maître, il est juste que je profite de tes petits talents.
MERLIN.
Monsieur...
LISETTE.
Eh ! Mort de ma vie ! Tu fais bien des façons pour avouer la chose. Est-ce un si grand crime, et n’y a-t-il pas aujourd’hui mille honnêtes gens qui s’en mêlent ?
MERLIN.
Eh bien ! Monsieur, puisqu’il faut dire comme vont les choses, il est vrai que je me suis autrefois mêlé de quelques petites bagatelles, mais je vous assure que j’ai tout oublié. Je ne vous conseille pas de jouer de moitié avec moi, je vous ferais perdre infailliblement.
DORANTE.
Non, non, garde les trente pistoles, je ne te les ai pas données pour jouer de moitié. C’est déjà quelque chose que de s’être mêlé autrefois de la bagatelle, et il n’est pas que tu n’en saches assez pour ce qu’il nous faut.
MERLIN.
Mais au moins, Monsieur, je vous prie de ne me point engager dans quelque mauvaise affaire. Je ne suis pas encore trop bien raccommodé avec la justice, et nous boudons ensemble depuis quelque temps.
DORANTE.
Ce sont les petits différends que tu as eus avec elle qui t’ont fait mettre en condition, n’est-ce pas ?
MERLIN.
Mais, Monsieur, puisque vous devinez si bien les choses, je ne vous nierai point que quelques unes de ces petites bagatelles, quelques décrets mal purgés, m’ont fait résoudre à me mettre auprès de quelque honnête personne qui eût soin de moi, et qui m’honorât de sa protection en cas de besoin.
DORANTE.
Tu peux t’assurer de tout cela avec moi, si tu me sers sans me trahir. Ne connaîtrais-tu point un certain chevalier de Bellemonte, par hasard ? Les habiles gens se connaissent ordinairement.
MERLIN.
Le chevalier de Bellemonte ?
LISETTE.
Rêve un peu, tâche de rappeler ta mémoire.
DORANTE.
Il est peut-être de tes amis.
ANGÉLIQUE.
Vous rêvez, Dorante, de croire que le chevalier soit ami de votre valet.
DORANTE.
Non, non, Madame, cette pensée n’est pas sans fondement, et je vous réponds qu’il n y a pas quatre ans que Merlin était chevalier d’aussi grande conséquence que celui à qui nous avons affaire.
MERLIN.
Ah ! C’est à Lyon que vous m’avez vu, sans doute ! Je n’ai jamais été chevalier que dans cette ville-là.
DORANTE.
Que vous disais-je, Madame ? Eh bien, crois-tu connaître celui que je t’ai nommé ?
MERLIN.
Ce nom de Bellemonte a assez l’air de quelques unes de nos seigneuries, mais il me semble que je n’en ai pas encore ouï parler.
LISETTE.
Il faut lui faire voir le chevalier, il le connaîtra peut-être.
MERLIN.
Je pourrais bien le voir sans le connaître, car on change de personnages dans le monde. Tantôt on est marquis, tantôt chevalier, puis marchand, quelquefois abbé, financier souvent. Que sais-je, moi ? Dans la dernière affaire qui m’est arrivée, je faisais le commissaire.
ANGÉLIQUE.
Il nous dit là des choses assez particulières.
DORANTE.
Il en fait beaucoup, Madame, je vous assure.
LISETTE.
Le joli garçon !
DORANTE.
Comment ferons-nous ?
MERLIN.
Si vous pouvez me faire jouer avec votre homme, pour peu que nous travaillions ensemble tête-à-tête je vous dirai bientôt ce qu’il fait, de quelle école il est sorti, et quelque chose de plus peut-être.
DORANTE.
Me réponds-tu de cela ?
MERLIN.
Oui, Monsieur, je vous en réponds. Nous nous connaissons en joueurs, nous autres, comme les peintres se connaissent en tableaux.
LISETTE.
Cela est admirable.
DORANTE.
Viens, suis-moi ; et pendant que j’irai chez mon oncle, va prendre un de mes habits. Je te mettrai aux prises avec notre homme.
ANGÉLIQUE.
Où croyez-vous le pouvoir joindre, Dorante ?
DORANTE.
Que Lisette se trouve dans votre chambre, je veux que la scène se passe dans votre cabinet. Adieu, voilà Madame votre mère. Je suis ici dans quelques moments.
LISETTE.
Oh parbleu ! Monsieur le chevalier, nous saurons ce que vous savez faire.
Scène IV
DORIMÈNE, ANGÉLIQUE, LISETTE, TOPASE
DORIMÈNE.
Oui, Monsieur, la résolution en est prise, et c’est à vous de voir si vous me pouvez faire toucher cet argent aussitôt que je serai arrivée.
LISETTE, à part à Angélique.
Quel pèlerinage va-t-elle faire ?
ANGÉLIQUE.
Je ne sais.
DORIMÈNE.
À quoi rêvez-vous ?
TOPASE.
Ce n’est point la somme qui m’embarrasse et, Dieu merci, nous sommes en état, mes correspondants et moi, de faire tous les jours de plus grosses affaires mais les bijoux que vous avez envoyés ce matin chez moi, ne valent point, à beaucoup près, l’argent que vous en voulez avoir ; et vous savez, Madame, que dans le temps où nous sommes, on ne se charge guère de bijoux qu’on ne les ait à grand marche.
DORIMÈNE.
Bons dieux ! Monsieur Topase, que vous faites le difficile, comme si nous ne savions pas de quel profit vous sont les bijoux, et combien vous faites votre compte à les vendre trois fois plus qu’ils ne valent aux jeunes gens de famille, qu’on vous adresse quand ils ont affaire d’argent.
TOPASE.
Cela va bien changer, Madame ; le lansquenet défendu nous coupe la gorge, et voilà le commerce ruiné en France.
DORIMÈNE.
Cela est vrai, Paris va devenir désert assurément, si l’on ne réforme cette défense.
TOPASE.
Paris ? Paris verra ce qu’il perd, en nous perdant surtout.
ANGÉLIQUE, bas à Lisette.
Ah ! Bons dieux ! Lisette, aurait-elle fait dessein d’aller demeurer à la campagne ?
LISETTE.
J’en meurs de peur, aussi bien que vous.
DORIMÈNE.
Mon pauvre Monsieur Topase, mon départ ne peut être trop prompt à ma fantaisie. Finissons notre affaire le plus tôt que nous pourrons.
TOPASE.
Relâchez-vous de quelque chose, Madame, et nous n’aurons pas de peine à conclure. Je vous fournirai les quinze mille livres, en belles et bonnes lettres de change, payables à vue.
DORIMÈNE.
Je passerai chez vous cette après-dinée, et nous terminerons toutes choses.
TOPASE.
Je vous attendrai, Madame.
Scène V
DORIMÈNE, ANGÉLIQUE, LISETTE
DORIMÈNE.
Eh bien, ma fille, voilà un terrible coup à quoi je ne m’attendais guère. Tout est ruiné, ma fille, voilà ta fortune perdue, ma pauvre enfant.
ANGÉLIQUE.
Comment donc, Madame ?
DORIMÈNE.
Comment ? Le chevalier de Bellemonte allait gagner tout l’argent de Paris, et j’avais parole qu’il t’épouserait.
ANGÉLIQUE.
Je vous suis bien redevable, Madame, des vues que vous aviez pour ma fortune ; mais le chevalier...
DORIMÈNE.
Ce ne sont point des chimères. Il a des secrets admirables pour gagner à coup sûr au lansquenet.
LISETTE.
Et cela, sans qu’il y ait la moindre petite ombre de friponnerie. Il est adroit comme un singe, au moins.
DORIMÈNE.
Oh ! Pour cela, il joue le plus honnêtement du monde. N’est-il pas vrai, Lisette ?
LISETTE.
Oui, Madame. Je le veux croire, Madame, pour lui faire honneur, et pour vous faire plaisir ; mais en vérité...
DORIMÈNE.
Il ne nous reste qu’une petite ressource dans notre affliction, et je suis bien aise de vous informer du dessein où nous sommes, le chevalier et moi.
ANGÉLIQUE, bas à Lisette.
Ah, Lisette ! Voilà une ressource qui me fait trembler.
DORIMÈNE.
Qu’avez-vous ?
ANGÉLIQUE.
Rien, Madame.
DORIMÈNE.
Je crois, ma fille, que vous serez ravie de ma résolution ; les jeunes personnes sont ordinairement bien aises de voyager.
LISETTE, à part.
En voici bien une autre.
ANGÉLIQUE.
Comment donc, Madame, où voulez-vous aller ?
DORIMÈNE.
En Angleterre, ma fille.
ANGÉLIQUE.
En Angleterre, Madame !
LISETTE.
Passer la mer comme des hirondelles !
ANGÉLIQUE.
Avez-vous bien songé, Madame...
DORIMÈNE.
J’ai fait toutes les réflexions qu’il a fallu faire. C’est un Pérou que l’Angleterre pour un habile joueur comme le chevalier, et la plupart de ces gros milords ne savent que faire de leur argent.
ANGÉLIQUE, à part.
Ah ! Juste ciel, que je suis malheureuse.
DORIMÈNE.
Quand nous aurons épuisé l’Angleterre, nous passerons en Hollande. Il y a de bonnes bourses en ce pays-là.
LISETTE.
Assurément ; et si vous ruinez la Hollande, je vous conseille de ne pas aller plus loin, Madame, et de regagner Paris au plus vite.
DORIMÈNE.
Moi, je n’y remettrai les pieds de ma vie, que le lansquenet n’y soit rétabli.
Scène VI
DORIMÈNE, LA COMTESSE, ANGÉLIQUE, LISETTE
LISETTE.
Voilà Madame la comtesse qui fera le voyage avec vous, si vous voulez.
LA COMTESSE.
Bonjour, ma chère. Qu’est-ce que c’est donc que ceci ? Où est tout notre monde aujourd’hui ? Quels paresseux ! Le chevalier n’est point encore venu ? Où est Monsieur l’abbé, ma mignonne ? Et le petit caissier, je ne le vois point. Il faut que la marquise soit malade, puisqu’elle n’est point arrivée la première.
LISETTE, à part.
Diantre soit de l’extravagante !
LA COMTESSE.
Allons donc, des tables, des cartes. Quel abandonnement ! Il n’y a encore rien de préparé.
DORIMÈNE.
Eh ! Madame quel contretemps de plaisanterie !
LA COMTESSE.
Je ne vins point hier, mais vous n’avez point de reproche à me faire, je ne sortis pas de la journée je m’étais purgée par précaution, et je ne voulais voir personne.
LISETTE.
Ah ! Ah ! Vous ne savez donc pas encore les nouvelles ?
LA COMTESSE.
Pardonnez-moi j’en sais quelqu’une. Notre jeune Allemand m’a conté ce matin à ma toilette quelque chose de particulier. La petite procureuse, j’en suis fâchée vraiment, c’est une bonne petite femme. Elle emprunta, il y a quelques jours, sur un collier de mille écus, six vingt pistoles, qu’elle perdit ici le lendemain.
DORIMÈNE.
Eh bien, Madame, le collier faux qu’elle avait acheté pour remplacer le sien, n’était point tout à fait semblable. Monsieur le procureur s’en est aperçu, et il l’a querellée d’une manière épouvantable.
LISETTE.
Le ridicule !
LA COMTESSE.
N’a-t-elle pas fait un grand crime, de perdre six vingt pistoles ? Mais ces bourgeois sont bien brutaux, ma mignonne.
DORIMÈNE.
Oh ! Pour cela, leurs manières sont bien différentes de celles des gens de qualité.
ANGÉLIQUE, à part.
Je suis dans un étrange accablement, Lisette.
LISETTE, bas.
Allez vous reposer dans votre cabinet. Je vous avertirai quand Dorante sera venu.
Scène VII
DORIMÈNE, LA COMTESSE, CLITANDRE, LISETTE
LA COMTESSE.
Ah ! Ah ! Le troupeau se rassemble à la fin. Voilà Clitandre le bel esprit.
CLITANDRE.
Madame, je vous donne le bonjour.
LA COMTESSE.
Qu’il est triste, ma bonne ! Bonjour, Clitandre. Allons ! Gai ! Gai ! Il perdit hier son argent, je gage.
CLITANDRE.
Eh Madame, plût an ciel que j’eusse perdu mille pistoles, et que ce malheur-là ne fût point arrivé.
DORIMÈNE.
Ah ! Clitandre, que je vous sais bon gré d’être sensible à cet accident.
LA COMTESSE.
Comment donc ? Que voulez-vous dire ? Vous êtes, je crois, de concert pour me plaisanter l’un et l’autre. Plus je vous regarde, et moins je vous comprends tous deux. Quel malheur ? Quel accident ? De quoi parlez-vous ? Il semble que vous prévoyiez la fin du monde, et qu’elle soit prête d’arriver.
CLITANDRE.
Madame la comtesse ignore apparemment que le lansquenet est défendu.
LA COMTESSE.
On a défendu le lansquenet ?
CLITANDRE.
Eh, oui, Madame, on a défendu le lansquenet !
LA COMTESSE.
Vous vous moquez, Clitandre, cela ne se peut pas, et c’est comme si l’on défendait de dormir.
CLITANDRE.
Pour moi, j’aimerais autant qu’on m’eût défendu le boire et le manger.
DORIMÈNE.
Il est vrai qu’il vaut autant mourir.
LA COMTESSE.
Mais cela ne se peut pas, vous dis-je encore une fois.
CLITANDRE.
Eh ! Madame la comtesse, je vous dis ce que tout Paris sait, ce que tout Paris dit, et ce que j’ai entendu publier ce matin sous mes fenêtres.
LA COMTESSE.
Ah ! Publier ? Publier, c’est autre chose. Ces publications sont pour le peuple, pour les laquais, pour la canaille, à qui l’on fait bien de défendre certains jeux qui ne sont faits que pour les gens de qualité.
CLITANDRE.
Oui, Madame, vous avez raison ce sont les laquais et la canaille à qui l’on défend de jouer le lansquenet, sous peine de mille écus d’amende.
LA COMTESSE.
Mille écus ! Mille écus ! Mais vraiment vous n’y songez pas, vous avez mal entendu, Clitandre ; et il me semble que si la défense était pour les personnes de condition, ils valent assez la peine qu’on leur signifie la chose chez eux, sans le leur publier au coin des rues.
CLITANDRE.
Que voulez-vous que je vous dise, Madame ? Ce sont des affaires qui se font ordinairement ainsi.
UN LAQUAIS.
Voilà Madame l’intendante dans votre antichambre, qui se trouve mal, je crois.
DORIMÈNE.
Voyez ce que c’est, Lisette.
LA COMTESSE.
Est-ce cette intendante qui perdit tant d’argent il y a huit jours ?
DORIMÈNE.
Elle-même.
CLITANDRE.
Oh parbleu ! Elle a de quoi perdre. Son mari a ruiné le maître dont il gouverne les affaires, mais je crois qu’il sera bientôt ruiné lui-même par les dépenses de sa femme.
Scène VIII
DORIMÈNE, LA COMTESSE, L’INTENDANTE, CLITANDRE, LISETTE
L’INTENDANTE.
Un fauteuil, ma pauvre Lisette, un fauteuil. Ah ! Je n’en puis plus.
DORIMÈNE.
Qu’est-ce que ceci ? Madame l’intendante qui se meurt !
L’INTENDANTE.
Ah ! Le moyen de vivre, après un coup comme celui-là. On ne jouera plus au lansquenet !
LISETTE.
Allons, allons, Madame, contre fortune bon cœur ; vous jouerez à quelqu’autre jeu, où vous gagnerez davantage.
CLITANDRE, à la Comtesse.
Vous le voyez, Madame, la publication est pour tout le monde, et vous ne pouvez pas dire qu’une intendante ne soit une personne de fort grosse qualité.
L’INTENDANTE.
Eh ! Mon pauvre Clitandre, que me sert-il d’en avoir la qualité ? Ai-je plus de privilège que les autres ? Et le lansquenet... Ah ! Lisette, je me meurs !
LISETTE.
Madame a raison ; quoiqu’elle soit femme de qualité, le lansquenet n’est-il pas aussi bien défendu pour elle que pour sa belle-sœur, qui n’est que la femme d’un apothicaire ?
CLITANDRE.
Elle me ferait rire, malgré mon chagrin.
LISETTE, à l’Intendante.
Eh ! Allons, allons, Madame ? Revenez à vous. S’il vous plaît.
LA COMTESSE.
Mais vraiment, c’est tout de bon qu’elle est évanouie.
DORIMÈNE.
Évanouie !
CLITANDRE.
Parbleu ! Il n’y a point à rire de cela, Mesdames.
LA COMTESSE.
Eh ! Tôt, tôt, de l’eau de la reine de Hongrie, du papier brûlé, du vinaigre : il faut commencer par la délacer.
LISETTE.
Bon, bon, laissez-moi faire seulement, j’ai dans ma poche un remède bien meilleur que tous ceux-là.
DORIMÈNE.
Un jeu de cartes ! Qu’en veux-tu faire ?
LISETTE.
C’est un jeu de lansquenet, et il n’y a point de joueuse que cela ne ressuscite en moins de rien. Vous allez voir.
CLITANDRE.
Elle est folle, Madame. Il faut songer sérieusement à cet évanouissement-là.
L’INTENDANTE.
Ah ! Juste ciel !
LISETTE.
Eh bien que vous ai-je dit ?
LA COMTESSE.
Voilà qui est tout à fait extraordinaire.
LISETTE.
C’est une belle chose que la sympathie. N’est-il pas vrai ?
DORIMÈNE.
Allons Madame. Quel accablement est-ce là !
L’INTENDANTE.
Je n’en reviendrai point, Madame, que vous ne m’ayez promis de m’accorder une grâce.
DORIMÈNE.
Vous êtes en droit de me commander, Madame, je fais gloire de vous obéir.
L’INTENDANTE.
Je suis bienheureuse que Madame la comtesse et Clitandre se rencontrent ici.
CLITANDRE.
Puis-je vous être utile à quelque chose, Madame ?
LA COMTESSE.
Je suis tout à votre service ; ordonnez, me voilà prête.
L’INTENDANTE.
Il viendra quelques personnes encore, que je prierai de la même chose, et je ne crois pas qu’elles me refusent.
DORIMÈNE.
Parlez, Madame, que souhaitez-vous ?
L’INTENDANTE.
Je voudrais bien, Madame, que malgré la défense, nous jouissions encore de quelques reprises de lansquenet.
LA COMTESSE.
Madame l’intendante a raison, Madame. Allons, allons, des cartes seulement vite, dépêchons. Nous ne manquerons pas de joueuses, sur ma parole.
DORIMÈNE.
Mais vous n’y songez pas, Madame, et les mille écus que l’on court risque de payer ? Les affronts à quoi l’on s’expose...
LA COMTESSE.
Bon, bon, bon, voilà de belles bagatelles ! Qui est-ce qui saura que nous jouons ? Nous serons tous intéressés à ne le point dire et quand nous serions surpris une fois le mois, ce n’est pas une affaire. Il faudra payer les mille écus, comme l’on paie les cartes, il n’y a rien de plus facile.
L’INTENDANTE.
Oui, Madame la comtesse le prend bien. Allons, Madame, de grâce, commençons à jouer, je vous en conjure.
DORIMÈNE.
Mais, Madame, j’ai peut-être plus de passion pour le jeu que vous n’en témoignez vous-même ; mais vous savez de quelle conséquence...
L’INTENDANTE.
Eh ! Madame, nous ne jouerons que jusqu’à ce que j’aie regagné les mille pistoles que je perdis la semaine dernière. Après cela, je vous promets de renoncer au jeu pour toute ma vie.
DORIMÈNE.
Mais, Madame, si vous continuez à perdre ?
L’INTENDANTE.
Mais, Madame, je gagnerai indubitablement. Je n’ai engagé mes pierreries que sur ce pied-là, et il faut que je les retire dans six semaines au plus tard, car Monsieur l’Intendant arrive.
LA COMTESSE.
Ah ! Voilà notre petit caissier qui sait la nouvelle, car il parait bien en colère.
Scène IX
DORIMÈNE, LA COMTESSE, L’INTENDANTE, LE CAISSIER, CLITANDRE
LE CAISSIER.
Comment donc, Madame ! Est-ce que l’on ne joue pas aujourd’hui ? Je ne vois point de carrosses à votre porte, personne dans le logis. Qu’est-ce que cela veut dire ?
LA COMTESSE.
Monsieur, faites-nous justice de cette défense-là.
L’INTENDANTE.
Faites-moi raison Monsieur, du procédé de Madame, qui ne veut plus que l’on joue chez elle au lansquenet, de peur qu’il ne lui en coûte mille écus. Cela se doit-il faire, Monsieur, et n’est-ce pas une chose qui crie vengeance ?
LE CAISSIER.
Il n’y aurait plus ici de lansquenet ! Oh ! Parbleu ! Je prétends bien qu’on y joue, moi, et nous verrons si j’en aurai le démenti.
CLITANDRE.
Ah ! Ah ! Voici un homme d’un assez plaisant caractère.
DORIMÈNE.
Monsieur ! Monsieur Surat ! Vous vous oubliez ; et vous devriez un peu songer qu’on ne parle point de la sorte dans une maison comme la mienne.
LE CAISSIER.
Oh ! Ventrebleu Madame, on y jouera comme de coutume, ou je ferai beau bruit pour mon argent, je vous en réponds.
DORIMÈNE.
Que voulez-vous donc dire, pour votre argent ?
LE CAISSIER.
Oui, Madame, pour mon argent ; morbleu je suis ruiné si l’on ne joue ; mais, ventrebleu ! Vous jouerez les uns et les autres jusqu’à ce que je sois payé de ce qui m’est dû. Je suis au désespoir, voyez-vous, et j’ai déjà voulu me pendre trois fois depuis ce matin.
CLITANDRE.
Le pauvre diable ! Il me fait pitié.
LE CAISSIER.
Monsieur, Monsieur Clitandre, vous, Madame la comtesse, et vous, Madame, je vous en fais les juges, s’il vous plaît. Vous êtes des personnes raisonnables, et vous savez avec quelle bonne foi j’ai prêté mon argent au tiers et au quart depuis près de deux ans.
CLITANDRE.
Assurément, c’est un bon garçon qui ne cherchait qu’à faire plaisir.
LE CAISSIER.
À l’un cinquante pistoles, à l’autre deux cents mille écus à celui-ci, quatre cents écus à celui-là. Il m’est du plus de vingt-cinq mille francs l’heure qu’il est, Monsieur ; et je n’ai point d’autres sûretés que de vieilles cartes à poste.
LA COMTESSE.
Voilà l’argent perdu, si l’on ne joue plus.
LE CAISSIER.
Oh Madame, on jouera, s’il vous plaît ; têtebleu ! Je n’en serai pas la dupe. Où diantre pourrais-je rattraper tous ceux qui me doivent ? Pour deux ou trois personnes qui voudront bien payer, il y en aurait cinquante dont je ne tirerais jamais un sou. Voilà Monsieur Clitandre qui me doit cent cinquante pistoles, par exemple, je sais bien pour lui qu’il ne se fera pas tirer l’oreille mais...
CLITANDRE.
Moi, parbleu, je ne vous dois payer qu’à carte laissée. Faites-moi jouer si vous voulez que je m’acquitte.
LE CAISSIER.
Eh bien Madame, que me feront les fripons, si les honnêtes gens agissent de cette manière ? Oh ! Têtebleu ! Je vous ferai jouer, je vous en réponds. Allons, Madame, des cartes, je vous en prie, ou je vais tout tuer.
DORIMÈNE.
Monsieur ! Monsieur le caissier ! Si je fais monter quelques laquais...
LE CAISSIER.
Ventrebleu Madame, qu’on donne des cartes, ou je tuerai quelqu’un, vous dis-je encore une fois.
DORIMÈNE.
Vous êtes un fou, mon ami, et c’est en fou que je vais vous faire traiter. Holà quelqu’un.
L’INTENDANTE.
Eh ! Madame.
LE CAISSIER.
Oui, Madame, je suis fou, et je suis en droit de l’être pour les vingt-cinq mille francs qu’il m’en coûte.
LA COMTESSE.
Le pauvre petit bonhomme ! Il a raison dans le fond, cet argent-là n’est peut-être pas à lui, et je le trouve fort embarrassé.
LE CAISSIER.
C’est justement cela, Madame. Il faut que je rende mes comptes au premier jour, et il y aura plus de vingt-cinq mille francs à dire.
L’INTENDANTE.
Il me fait songer à mes pierreries ; il faut que nous jouions, Madame, absolument, vous avez beau faire.
LE CAISSIER.
Eh, morbleu Madame, je vous en conjure.
LA COMTESSE.
Allons, ma mignonne ; un peu de pitié pour ce pauvre petit bonhomme.
DORIMÈNE.
Mais, Madame, je ne veux point qu’il m’en coûte mille écus.
LA COMTESSE.
Par charité, ma bonne.
DORIMÈNE.
Je ne suis point en état de faire des charités si considérables.
LE CAISSIER.
Têtebleu ! Madame, cela n’est pas bien. Vous me mettez au désespoir, je me pendrai absolument ; mais je tuerai quelqu’un avant que de me pendre.
DORIMÈNE.
Vous êtes un extravagant. Faites-vous payer comme il vous plaira, et prenez-vous de vos chagrins à ceux qui vous doivent.
LE CAISSIER.
Non, morbleu c’est à vous : c’est vous qui avez profité de mon argent. Vous ne m’engagiez à le prêter aux joueurs, qu’afin de le leur gagner dans la suite ; mais, par la morbleu ! Je passerai cet article-là dans mes comptes, et vous aurez affaire à forte partie.
CLITANDRE.
Cette affaire-ci est plus fâcheuse pour lui que pour un autre, et je vous assure qu’il perd beaucoup.
Scène X
DORIMÈNE, LA COMTESSE, L’INTENDANTE, ÉRASTE, CLITANDRE, LISETTE
ÉRASTE.
Eh ! Bons dieux ! Mesdames, qu’avez-vous fait à ce pauvre petit caissier ? Je viens de le rencontrer, il sort d’ici dans une rage épouvantable.
LA COMTESSE.
Il prend les choses à cœur, le petit homme.
L’INTENDANTE.
N’a-t-il pas raison de se désespérer ? Je ne sais qui me tient que je n’en fasse autant ; et si trois ou quatre personnes de résolution voulaient se désespérer avec moi, cela ferait peut-être ouvrir les yeux sur les désordres que cette défense va causer.
ÉRASTE.
Oh ! Pour cela, Madame, il est sûr qu’on n’a point fait assez de réflexion sur les inconvénients qui en peuvent arriver.
DORIMÈNE.
Vous pensez vous moquer, Éraste ; mais je vous assure qu’il y a bien des choses à dire là-dessus.
ÉRASTE.
Moi, Madame, je ne raille point ; et il faut savoir à combien de choses et à combien de gens le lansquenet était utile.
CLITANDRE.
Cela passe l’imagination.
ÉRASTE.
Une dame recevait-elle un bijou considérable de quelque amant, le mari n’avait rien à dire, sa femme l’avait gagné au lansquenet.
LA COMTESSE.
Il a raison, cela était fort commode.
ÉRASTE.
Un fils de famille empruntait à grosses usures, faisait une dépense enragée, le père ne s’embarrassait pas de cela. Il admirait le bonheur de son fils et l’utilité du lansquenet.
L’INTENDANTE.
Cela est vrai, Madame, il y a mille gens intéressés dans cette affaire, et il faut représenter toutes ces choses-là.
ÉRASTE.
Moi, qui vous parle, moi, je suis à présent l’homme du monde le plus embarrassé.
CLITANDRE.
Comment donc ? Que vous importe à vous que le lansquenet soit défendu ? Vous ne jouiez quasi-point, non plus que Dorante.
ÉRASTE.
Cela est vrai mais, on croyait que je jouais du moins, et le lansquenet me servait à ménager la réputation de vingt femmes que je considère et quelque dépense que je fisse, j’en faisais honneur au lansquenet.
LA COMTESSE.
Eh bien, voilà vingt femmes perdues de réputation. Madame, on n’a point pensé à tout cela assurément.
DORIMÈNE.
Bon, Madame, ce n’est rien encore que ce qu’il dit là ; mais tous les jeunes gens de Paris, que voilà désœuvrés à l’heure qu’il est, qui ne savent où donner de la tête.
LISETTE.
Pour moi je tremble des occupations qu’ils se vont faire.
Scène XI
DORIMÈNE, LA COMTESSE, L’INTENDANTE, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, ÉRASTE, LISETTE
DORIMÈNE.
Ah vous voilà ! D’où venez-vous, Angélique ?
ANGÉLIQUE.
Je viens de votre chambre, où j’ai laissé Monsieur le chevalier, qui joue au piquet avec un jeune homme que je ne connais point. Dorante les regarde jouer.
LISETTE.
Ma foi, je ne les ai regardés qu’un moment, et la tête m’en fait mal. Il n’y a rien de plus triste que ce piquet ; et c’est ce jeu là qu’il fallait défendre, et non pas le lansquenet, qui est le plus beau jeu du monde, le plus universel, et celui où l’on peut faire le moins de friponneries.
CLITANDRE.
Mais, cela me passe en effet. Attaquer directement ce pauvre lansquenet, et souffrir tous les autres jeux.
LISETTE.
Oui, pourquoi ne pas défendre ces vilains jeux d’exercice, oui l’on gagne le plus souvent de bonnes pleurésies, et où l’on court risque à tous moments d’être assommé de quelques coups de balle ?
LA COMTESSE.
Oh ! Pour moi, je vous réponds que si on ne rétablit le lansquenet, j’apprendrai à jouer à la paume, assurément. Car enfin, il faut bien qu’une femme de qualité joue, et je ne comprends pas qu’il y ait d’autres jeux pour les gens de qualité, que la paume et le lansquenet. N’est-il pas vrai, ma mignonne ?
ANGÉLIQUE.
Vous avez raison, Madame.
Scène XII
DORIMÈNE, LA COMTESSE, L’INTENDANTE, LE MARQUIS, ÉRASTE, CLITANDRE, ANGÉLIQUE, LISETTE
LE MARQUIS.
Allégresse Madame, allégresse ! Tout va le mieux du monde, nous jouerons malgré les jaloux, je cours pour vous en avertir.
L’INTENDANTE.
Mon pauvre marquis, que je vous embrasse pour une si bonne nouvelle !
LA COMTESSE.
Le ciel en soit loué ! Je savais bien, moi, que cette défense ne pouvait pas durer. Allons recouvrons le temps perdu, s’il vous plaît, Messieurs.
CLITANDRE.
Serait-il possible, marquis, que ce n’eût été qu’une fausse alarme ?
DORIMÈNE.
Tout Paris l’aurait prise mal à propos ?
LE MARQUIS.
Non, vraiment, ce n’est point une fausse alarme, et la défense est très expresse.
ÉRASTE.
Que venez-vous donc nous dire ?
LA COMTESSE.
Il ne fallait point tant accourir.
L’INTENDANTE.
Vous moquez-vous, Monsieur le marquis ?
LE MARQUIS.
Non, Madame, et malgré la rigueur de la défense, il ne tiendra qu’à vous de jouer tant qu’il vous plaira, et sans craindre les commissaires.
LA COMTESSE.
Si je joue tant qu’il me plaira, je jouerai le jour et la nuit, assurément.
DORIMÈNE.
Proposez-nous donc votre expédient.
ÉRASTE.
Il va vous proposer de jouer sur les tuiles, entre deux gouttières.
LA COMTESSE.
J’y avais déjà songé, et je me souviens que j’y ai joué, plus de vingt fois en ma vie, à la bassette.
L’INTENDANTE.
Eh bien Madame, puisque vous y avez joué à la bassette, nous pouvons bien y jouer au lansquenet, sans difficulté. Il fait fort beau cette après-dînée, allons.
CLITANDRE.
Si quelqu’un vient pour nous surprendre, il sera fort aise de le faire sauter dans la rue.
LA COMTESSE.
Assurément, et sans le jeter par les fenêtres ; même, on dira qu’allait-il faire là ?
LISETTE.
Par ma foi, l’expédient des tuiles est bel et bon ; mais vous seriez plus fraîchement dans la cave, à ce qu’il me semble, et on ne s’aviserait jamais d’aller vous chercher parmi des tonneaux.
L’INTENDANTE.
Eh bien soit ! Le grenier ou la cave, il ne m’importe, pourvu que je joue.
LE MARQUIS.
Ce que j’ai à vous dire vaut mieux que tout ce que vous pouvez vous imaginer ; et, à l’heure que je vous parle, il y a déjà plus de huit personnes qui ont commencé à jouer.
LA COMTESSE.
Eh ! Dites-nous donc promptement où c’est.
LE MARQUIS.
Au faubourg Saint-Antoine. Que ceci soit secret au moins.
DORIMÈNE.
Au faubourg Saint-Antoine ?
LE MARQUIS.
Oui, Madame, dans une de ces vieilles masures qui paraissent abandonnées ; on se trouvera à une certaine heure, les carrosses demeureront à cent pas, l’un d’un côté, l’autre de l’autre ; et l’on jouera aussi beau jeu que dans l’hôtel le mieux meublé, je vous en réponds.
CLITANDRE.
On découvrira ce manège, à la fin.
LE MARQUIS.
Point du tout ; l’assemblée ne se tiendra pas toujours au même endroit, et l’on se promènera de faubourg en faubourg, et de masure en masure.
ÉRASTE.
Voilà bien de la peine et bien de l’embarras.
LISETTE.
Cette assemblée aura assez l’air d’un petit Sabbat, à ce qu’il me semble ?
L’INTENDANTE.
Eh ! Sabbat tant qu’il vous plaira ; il n’y a rien que je ne fasse pour regagner mes pierreries.
LISETTE.
Cela est bien louable ; mais, si je vous proposais un expédient cent fois meilleur que tous les vôtres ?
LA COMTESSE.
Oh ! La masure est admirable, le marquis nous conduira.
LISETTE.
Un bateau serait bien meilleur.
L’INTENDANTE.
Un bateau ?
LISETTE.
Oui, Madame, un bateau. On prend un bateau au Pont-Rouge, et l’on va, jouant, jusqu’à Saint-Cloud, et si vous n’avez pas regagné votre argent, et que le cœur vous en dise, vous pourrez descendre jusqu’à Rouen, et Madame sera, par ce moyen, à demi-chemin de l’Angleterre.
LA COMTESSE.
Quelqu’un y veut-il venir ? Pour moi, je suis toute prête.
Scène XIII
DORIMÈNE, LA COMTESSE, L’INTENDANTE, LE CHEVALIER, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, DORANTE, ÉRASTE, LISETTE, MERLIN
LE CHEVALIER.
Oh ! Cadedis ! Vous êtes un fripon vous-même !
DORIMÈNE.
Quel bruit entends-je ?
LA COMTESSE.
C’est la voix du chevalier.
ANGÉLIQUE.
Qu’est-ce donc, Monsieur, quel désordre est ceci ?
MERLIN.
Un coquin, qui file la carte.
LE CHEVALIER.
Un maraud, qui porte à l’écart.
ÉRASTE.
Qu’est-ce que ceci veut dire ?
MERLIN.
Cela n’est pas bien, Madame, de souffrir des fripons dans votre maison !
LE CHEVALIER.
Tais-toi, misérable ! Vous avez grand tort, Dorante, de produire ici des gens de ce caractère.
DORANTE.
Je vous demande pardon, Monsieur le chevalier ; mais je vous crois aussi honnêtes gens l’un que l’autre.
MERLIN.
Moi, Monsieur, je ne voudrais pas changer ma conscience contre la sienne.
LE CHEVALIER.
Un gueux, qui a vingt fois mérité les galères car je te remets à présent, je t’ai reconnu à ta manière. C’était toi qui faisais le marchand de vin dans le carrosse de Dijon.
MERLIN.
Et toi, le marchand de bœufs ; je m’en souviens.
LE CHEVALIER.
Va, souviens-toi plutôt de la manière dont tu sortis de Rouen, où l’intendant te voulait faire pendre.
MERLIN.
Et toi, des coups de bâton qu’on te donna à Auxerre, pour avoir filouté mille écus au fils de ce marchand de marée.
ÉRASTE.
Voilà des circonstances fâcheuses.
LE CHEVALIER.
Eh ! Messieurs, chassez cet insolent, je vous prie.
MERLIN.
Je ne me le suis pas remis d’abord, mais je le reconnais à sa rhingrave. Voyez-vous cette grande culotte ? Vous ne lui en avez jamais vu d’autre, je gage ?
L’INTENDANTE.
Je ne l’avais pas encore remarqué.
LE CHEVALIER.
Nous sommes tous intéressés à ne pas souffrir ce maraud davantage dans une si honnête compagnie.
DORIMÈNE.
À quoi se terminera tout ceci ?
MERLIN.
Voyez, voyez, sous sa rhingrave, Madame !
LA COMTESSE.
Vraiment, vous vous moquez, je n’y veux point regarder !
LE CHEVALIER.
Ce malheureux m’impatiente. Faites-le sortir, Messieurs, je vous en conjure.
MERLIN.
Regardez, regardez, Messieurs. Tout son bonheur est là-dessous, dans un esquipot.
LE MARQUIS.
Dans un esquipot !
LE CHEVALIER.
Messieurs, cela ne se pratique point.
DORANTE.
Ne vous fâchez pas, Monsieur le chevalier !
MERLIN.
Voyez, voyez, il s’en servait tout à l’heure avec moi, et il n a pas eu le temps de l’ôter.
LE CHEVALIER.
Cela ne se fait point, cadedis ! Madame, empêchez chez vous le désordre, c’est une pièce qu’on me fait.
ÉRASTE.
Oh ! Parbleu ! L’esquipot n’est point un mensonge.
LE CHEVALIER.
Monsieur, je me prends à vous de cette insulte.
ÉRASTE.
Va, misérable, je t’en ferai raison à coups de canne !
LE CHEVALIER.
Madame, Madame, vous souffrez qu’on me traite de cette sorte dans votre logis ?
LA COMTESSE.
Un esquipot à Monsieur le chevalier de Bellemonte ! Je le croyais le plus honnête homme de toute la Gascogne.
MERLIN.
Lui, Madame ? Il est bas Normand, je vous en réponds !
LE CHEVALIER.
Par la sandis, je te mettrai les oreilles à l’écart !
MERLIN.
Parce qu’il parle gascon, vous le croyez de Gascogne ? Mais c’est le fils d’un barbier de Falaise, ou le diable m’emporte !
LE CHEVALIER.
Oh ! Bien, bien, continue. Puisque l’on veut plaisanter, je plaisante mieux qu’homme du monde.
DORIMÈNE.
Ôte-toi d’ici, misérable, et ne parais jamais où je serai !
LE CHEVALIER.
Ouais, ceci passe la raillerie ! Dorante, ne me poussez pas davantage.
DORIMÈNE.
Sors donc, maroufle, ou je te donnerai mille soufflets !
LE CHEVALIER, à Dorimène.
Par la sandis, Madame, vous n’en usez pas bien ! Je sors.
DORIMÈNE.
Je te reconduirai jusqu’à la porte.
CLITANDRE.
Oui, oui, reconduisez celui-là, nous aurons soin de celui-ci.
Scène XIV
DORIMÈNE, LA COMTESSE, L’INTENDANTE, LE MARQUIS, ANGÉLIQUE, CLITANDRE, ÉRASTE, LISETTE, MERLIN
MERLIN.
Eh, Messieurs !
ÉRASTE.
Iras-tu ?
DORIMÈNE.
Eh ! De grâce, épargnez-le un peu, je vous prie.
MERLIN.
Messieurs, ne nous mettez point dehors en même temps, il m’assommerait dans la rue.
DORANTE.
Faites grâce à mon valet, je vous en conjure. Il est plus honnête homme que l’autre ; c’est moi qui lui ai fait jouer ce personnage pour détromper Madame, et lui faire voir quel homme c’était que le chevalier.
DORIMÈNE.
Je suis ravie d’être désabusée, Dorante, et je vous donne ma fille, pourvu que vous appreniez à jouer, et que vous veniez avec moi en Angleterre.
DORANTE.
Je vous suivrai partout, Madame.
L’INTENDANTE.
Nous jouerons donc quelque reprise de lansquenet en faveur du mariage ?
DORANTE.
Nous ferons tout ce qu’il vous plaira, Madame.
MERLIN.
Et si l’on veut, je fournirai les cartes.