Le vingt-quatre février (Alexandre DUMAS Père)

Drame en un acte.

Imité de la Pièce allemande de Z. Werner.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaité, le 30 mars 1850.

 

Personnages

 

KUNTZ KURUTH 

KARL KURUTH

GERTRUDE

 

Une pauvre cabane de paysan. Chambre avec un cabinet fermé par une cloison ; à cette cloison sont suspendus une petite horloge en bois, une faux et un grand couteau. Au fond, un lit composé d’une seule paillasse, avec une couverture dessus. Une lampe est placée sur une table. Il fait nuit. L’horloge sonne onze heures.

 

 

Scène première

 

GERTRUDE, seule, filant

 

Onze heures déjà ! et Kuntz n’est pas encore rentré !... Mon Dieu ! quand je pense qu’il est cependant parti pour Louèche, à six heures du matin, et qu’il pourrait être de retour déjà depuis trois ou quatre heures... Ce n’est rien d’attendre, le jour ; mais, la nuit, il me semble que l’attente est double... Et puis, la nuit, j’ai peur !... Cette malheureuse lampe éclaire si mal, que je n’ose regarder autour de moi... Quand les yeux du corps n’y voient pas, les yeux de l’âme croient voir des choses effrayantes... C’est de ce côté-là surtout que je n’ose regarder... C’est là, là, à cette place, que le vieux paralytique avait l’habitude de se tenir dans son fauteuil... Il me semble toujours que je le vois, se dressant avec le couteau dans la poitrine... Ah !... Eh bien, qu’ai-je besoin de regarder de ce côté ?... C’est inutile... Je file : que je regarde mon rouet et ma quenouille, c’est tout ce qu’il me faut... Bon ! mais je ne regarde pas, j’entends... et il me semble que je viens d’entendre un gémissement !... Chantons, je n’entendrai pas...

« Pourquoi ton glaive est-il si rouge.

Mon chevalier ?...

– C’est que j’ai tué dans son bouge

Un sanglier.

– Mais qu’as-tu donc ? Ta main frissonne !

Est-ce de peur ?

– N’entends-tu pas minuit qui sonne ?

Malheur ! malheur ! »

Oh ! la vilaine chanson ! oh ! le triste refrain !... Pourquoi donc, quand, par tristesse, je chante, est-ce lace qui se présente à mon esprit ?... Ah ! l’on a frappé à la fenêtre ; c’est probablement mon mari... Est-ce toi, Kuntz ?... Si c’est toi, pourquoi ne frappes-tu pas à la porte ?... Voyons, si c’est toi, réponds... Quelles sont ces deux lumières que je vois briller à travers le carreau ?... Sainte Vierge ! ce sont les yeux d’un hibou !... Va-t’en, oiseau de malheur ! va-t’en !... Notre vie ne peut pas être plus misérable qu’elle n’est... Et, à moins que tu ne viennes m’annoncer la mort de Kuntz, je ne vois pas quel nouveau désastre tu peux nous prédire.

Essayant d’effrayer l’oiseau avec sa quenouille.

Va-t’en ! va-t’en !... Mais non, il me regarde fixement... il se cramponne à la fenêtre... Est-ce que ce serait l’âme de ma pauvre petite Louise ou celle de son frère Karl qui viendrait nous visiter ?... Alors, alors, sois le bienvenu, voyageur de la nuit... et je vais moi-même t’ouvrir la fenêtre... Mais le voilà qui s’envole... On dit que, lorsque les hiboux s’envolent, ils disent à ceux qui les font envoler : « Viens avec moi ! » C’est dans les cimetières que vont les hiboux qui s’envolent !... Que je suis folle de me rappeler toutes ces idées sombres !... Voyons, chassons-les ; on est maître de penser ce que l’on veut, et, si l’on pense à des choses tristes, c’est qu’on le veut bien... Je n’aurais qu’à chanter une chanson gaie, par exemple :

Quand le faucheur a bien fauché,

Et que son fer est ébréché,

À sa ceinture il prend sa pierre,

Il la trempe dans la rivière ;

Et zing et zang ! et zing et zang !

À sa faux il rend le tranchant.

Jésus Seigneur !... Cette chanson-là est encore pire que l’autre... C’est celle que chantait Kuntz en aiguisant sa faux le jour... le jour... où le vieux paralytique... qui était là dans son fauteuil... Bon Dieu !... Qui frappe ?

KUNTZ.

Ouvre, femme !

GERTRUDE.

Le Seigneur soit loué ! c’est Kuntz !... Viens, viens, mon pauvre homme ! viens !

 

 

Scène II

 

KUNTZ, GERTRUDE

 

KUNTZ.

Bonsoir, femme.

GERTRUDE.

Comme tu rentres tard !

KUNTZ.

Je suis gelé jusqu’aux os... Fais du feu, Trude.

GERTRUDE.

Du feu !... et avec quoi ?

KUNTZ.

C’est vrai, nous n’avons pas de bois... N’y pensons plus... Réjouis-toi, femme !

GERTRUDE.

Que je me réjouisse... de quoi ?...

KUNTZ.

De ce que notre sort est décidé... Il n’y a rien d’ennuyeux comme de ne pas savoir à quoi s’eu tenir... Je le sais maintenant, moi... et, si tu veux lire ce papier, eh bien, tu le sauras aussi.

GERTRUDE.

Tu dis cela d’un air qui me fait frémir.

KUNTZ.

Allons donc !... Tiens, promis ce papier.

GERTRUDE.

Je n’ose.

KUNTZ.

Prends, te dis je !... c’est un billet doux de M. le bailli.

GERTRUDE prend le papier et lit.

« Comme Kuntz Kuruth, ex-soldat de la république helvétique, ci-devant propriétaire, et actuellement aubergiste à l’hôtellerie de Schawasbach, n’a point, à la date où elle avait été souscrite, non plus que dans le délai accordé par le tribunal, payé à Jean Jugger la somme de cinq cents livres, montant de la lettre de change, le tribunal ordonne que, s’il n’a pas, ce soir, avant le soleil couché, payé ladite somme audit Jugger, il sera, demain matin, conduit avec sa femme à la maison de détention de Louèche, pour y travailler jusqu’à ce que, du prix de leur travail, ils aient acquitté leur dette... Rudder, sous-bailli du canton du Valais. » – Mon Dieu, Seigneur ! je me doutais qu’il nous était arrivé quelque chose de fatal en voyant que tu tardais tant à revenir...

KUNTZ.

Oh ! c’est que j’ai voulu tenter un nouvel effort... Je savais bien que c’était inutile, mais n’importe !... je ne voulais rien avoir à me reprocher... je voulais pouvoir, après t’avoir dit : « Nous sommes perdus !... » ajouter : « Et perdus sans ressource ! »

GERTRUDE.

Tu as été chez lui ?

KUNTZ.

Lui demander un délai.

GERTRUDE.

Et il a refusé ?

KUNTZ.

Je ne sais pas, en vérité, ce que le bon Dieu met dans la poitrine des riches à la place du cœur qu’il met dans celle du pauvre... « Hors d’ici ! m’a-t-il dit ; ces lamentations m’ennuient... Mon argent ou la prison !... » Son argent !... Il en avait de pleins sacs rangés sur des planches, comme des graines a l’étalage d’un grainetier... Un homme, en écoutant mes prières, en voyant mes larmes, car j’ai pleuré ! au lieu de me menacer, au lieu de me mettre le désespoir dans l’âme, eût pris un de ces sacs, me l’eût mis dans la main, et eût dit : « Va dans la joie et le bonheur, pauvre malheureux !... » Mais Jean Jugger n’est pas un homme !

GERTRUDE.

N’es-tu pas allé chez nos anciens voisins, chez les Muller ? Ce sont de bonnes gens.

KUNTZ.

Si fait.

GERTRUDE.

Ils n’étaient pas à la maison, peut-être ?

KUNTZ.

Ils y étaient... Ils m’ont dit : « Dieu vous assiste ! »

GERTRUDE.

Et chez nos cousins, chez nos cousines ?

KUNTZ.

Oh ! ceux-là ne m’ont pas même renvoyé à Dieu, ils m’ont fermé la porte au nez.

GERTRUDE.

Et voilà ce qu’on appelle des parents !

KUNTZ.

Un parent, aujourd’hui, vois-tu, femme, c’est celui qui nous aide le dernier et nous mord le premier.

GERTRUDE.

Ils ont donc oublié que, plus d’une fois, ils se sont assis à notre table, et y ont apaisé leur faim ?

KUNTZ.

Bah ! dîner digéré, dîner oublié !

GERTRUDE.

Alors, tu ne rapportes rien... absolument rien ?

KUNTZ.

Je rapporte la moitié de ce pain qui m’a été donnée par le pauvre Henry... Il sait ce que c’est que la faim, lui ; voilà pourquoi il me l’a donnée... C’est tout ce qu’il faut pour ce soir... Demain, nous serons logés et nourris aux frais du canton...Merci, Jean Jugger !

GERTRUDE.

Ainsi, tu as tout essayé ?

KUNTZ.

Tout.

GERTRUDE.

Et tu dis qu’il avait beaucoup de sacs d’argent dans son cabinet ?

KUNTZ.

Plus de trente, peut-être ?

GERTRUDE.

Il me semble que, lorsqu’il y a tant de sacs d’argent chez un seul, et qu’il en disparaît deux ou trois, le bon Dieu ne doit pas s’en apercevoir.

KUNTZ.

Oui ; mais les précautions sont prises.

GERTRUDE.

Ah ! tu y as donc pensé aussi, toi ?

KUNTZ.

Je ne sais à quoi j’ai pensé... J’ai regardé autour de moi, voilà tout.

GERTRUDE.

Et tu as vu ?...

KUNTZ.

Des barreaux aux fenêtres... des verrous et des serrures aux portes... Sois tranquille, va, le cachot où l’on nous mettra demain ne sera pas mieux fermé que le cabinet de Jean Jugger.

GERTRUDE.

Il y a un homme qui est presque aussi riche que Jean Jugger, et qui ne prend pas de si grandes précautions, lui, et qui demeure à trois lieues d’ici, au Kanderthal : c’est Slouflly... Il a tant de vaches, qu’il pourrait paver le chemin d’ici à Louèche avec ses fromages... et puis de l’argent, comme du foin !... Il demeure seul... Dès cinq heures du soir, il est ivre... Est-ce que tu ne pourrais pas, cette nuit, sans que personne le sût... ? Pourquoi me regardes-tu ainsi, Kuntz ? Tu me fais peur !...

KUNTZ.

Femme ! femme éhontée !... Je te regarde, oui ; mais, toi, oses-tu me regarder !... moi vieux soldat de la confédération, moi qui ai eu siège et voix à la Diète, moi qui sais lire et écrire, moi qui connais l’histoire de Guillaume Tell et de Vinkelried, moi qui, il y a treize ans, ai reçu une médaille du grand conseil de Berne pour avoir enlevé un drapeau à l’ennemi, tu oses me conseiller de voler !...

GERTRUDE.

Tu parlais de l’argent de Jean Jugger !

KUNTZ.

Oh ! l’argent de Jean Jugger, il me semble que c’est autre chose... L’argent de ce malheureux qui nous a réduits à la mendicité par les poursuites qu’il a fait faire contre nous, il me semble que, son argent, j’eusse pu le prendre et que ce n’était qu’une restitution.

GERTRUDE.

D’ailleurs, je ne te disais pas de voler ; tu aurais pris cet argent avec l’intention de le rendre... Nous ne serons pas toujours malheureux, nous ne serons pas toujours maudits... Je prie tous les jours ; tous les dimanches, je fais dix lieues pour aller à la messe et en revenir... Il ne nous faudrait qu’un regard du bon Dieu.

KUNTZ.

C’est demain le 24 février, et tu espères encore, femme !... Eh ! tu sais bien que, depuis le 24 février 1788, il y a vingt ans de cela, le Seigneur ne regarde plus de notre côté.

GERTRUDE.

Chut ! ne parle pas du 24 février : cela nous porterait malheur !

KUNTZ.

Et toi, ne me parle plus de voler... La fille d’un pasteur !... fi !... tu n’as donc pas de honte ?...

GERTRUDE.

On dit de ces choses-là quand on a faim ; vois-tu, la faim, ça rend comme fou... et, depuis hier, je n’ai pas mangé, tu le sais bien !...

KUNTZ, cassant la moitié du pain.

Mange, alors...

GERTRUDE.

Je ne sais pas comment cela se fait, j’ai faim et je ne peux manger... Ta nouvelle, vois-tu,

Se serrant la gorge.

elle m’a pris là... Eh bien, que feras-tu ?...

KUNTZ.

Oh ! c’est bien simple... l’as un du nom de Kuruth n’a jamais été mis en prison... et, toi de Kuntz ! femme, je ne serai pas le premier.

GERTRUDE.

Mais, enfin, que feras-tu ? Parle... Comptes-tu résister a la loi ?...

KUNTZ.

Oh ! non, Dieu m’en garde !... je suivrai les recors sans résistance ; mais, en arrivant au détour du chemin qui conduit du glacier de Lamnern au Daubensée, la route est si étroite, qu’il n’y a qu’à fermer les yeux... le pied glissera tout seul.

GERTRUDE.

Jésus ! c’est un abîme !

KUNTZ.

Et ne vaut-il pas mieux mourir que de voler ou d’aller en prison ?...

GERTRUDE.

Non, non, bon Kuntz, il vaut mieux vivre, crois-moi... vivre et quitter cette maison... Pourquoi donc y tiens-tu tant, à cette malheureuse maison ?... Est-ce parce que deux fois la mort y est entrée avant l’heure où elle devait venir ?... Nous allons nous en aller, vois-tu ; nous gagnerons un autre pays, la France ou l’Italie... Ici, les cœurs des hommes sont de glace ou de granit, comme leurs montagnes... Viens, et fermons la porte sur la malédiction du Seigneur ; peut-être ne nous suivra-t-elle pas...

KUNTZ.

Partir... aller mendier... traverser les Alpes dans cette saison où, à chaque pas, les avalanches roulent, où dans chaque ravine un torrent débordé mugit !... C’est pour le coup que la malédiction du Seigneur aurait beau jeu !... Non, tu l’as partagée avec moi pendant vingt ans ; tous les jours, elle a blanchi un de tes cheveux ; tous les jours, elle t’a courbée d’une ligne... laisse-moi l’expier seul... Aussitôt que tu seras quitte de moi qui suis maudit, tu pourras plus aisément gagner ton pain... N’est-ce pas, le vieux, hein ?...

GERTRUDE.

Oh ! mon Dieu ! à qui parles-tu donc ?...

KUNTZ.

À celui que je crois toujours voir dans son fauteuil, là, là !

GERTRUDE.

Tais-toi donc !... tais-toi donc !... il va justement être minuit... Ne dis pas de pareilles choses à une pareille heure... Prends bien plutôt la Bible, là, sur la cheminée... et lis-nous-en un chapitre... On dit toujours que c’est un livre qui console.

KUNTZ.

N’en as-tu pas essayé plus d’une fois déjà... et inutilement.

GERTRUDE.

Si fait... Mais j’espère toujours.

KUNTZ.

Eh bien, soit !... autant faire cela qu’autre chose... quand on a froid... quand on a faim... et quand on sait qu’il est inutile de se coucher, parce que l’on ne pourra pas dormir...

Il monte sur un escabeau et prend la Bible.

La voici...

GERTRUDE.

Il vient de tomber un papier...

KUNTZ.

Ramasse-le.

GERTRUDE.

Il y a quelque chose d’écrit dessus.

KUNTZ.

Fais voir...

Il lit.

« Ce 24 février 1776, à l’heure de minuit, Christophe Kuruth, mon père, à l’âge de soixante-quatorze ans, est mort par... » Et puis plus rien qu’une grande croix... Penses-tu qu’elle soit assez grande pour couvrir le crime ?...

GERTRUDE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! il semble que tout nous parle de ce que nous nous efforçons de taire.

KUNTZ.

Quel quantième du mois est-ce donc aujourd’hui ?

GERTRUDE.

Pourquoi nous en inquiéter ?... C’est bon quand il arrive quelque chose d’heureux, de marquer les jours...

KUNTZ.

Montre-moi l’ordonnance du tribunal...

GERTRUDE.

Je ne sais pas où elle est...

KUNTZ.

La voici... « Louèche, ce 23 février... » Ah ! c’est juste... tout est clair maintenant...

Regardant la pendule.

C’est demain l’anniversaire ; et, dans cinq minutes, nous serons à demain.

GERTRUDE.

Hélas !

KUNTZ.

Écoute : ce soir, en revenant de Louèche, – je montais le défilé du Gemmi, qui s’élève en zigzag, comme un serpent... Tu le sais, je suis homme, je ne crains rien... la honte exceptée... en outre, j’ai fait ce chemin plus de mille fois, tant de jour que de nuit... Eh bien, en rampant le long de ce mur de rocher qui n’a pas de fin... j’ai ressenti... comment te dirai-je ?... ce n’était pas de la peur d’abord... c’était une inquiétude étrange... Toute ma vie m’apparaissait, pareille à ce chemin, se rétrécissant à mesure qu’il monte... Il me semblait que, arrivé au sommet, j’allais trouver quelque abîme rompant la route, et impossible à franchir... Tu sais, dans les rêves, on a de ces sensations-là ; on s’engage entre deux murailles qui se rapprochent toujours et qui finissent par vous étouffer dans un embrassement de pierre... En arrivant au haut de la montagne, je regardai la vallée : la vallée était sombre comme ma conscience... Alors, j’ai pris le sentier qui conduit vers l’orient... et soudain, en face de moi, au milieu d’un nuage mat et floconneux, j’ai vu le glacier du Lammern, tout couronné de frimas... Je n’avais jamais remarqué qu’il eût cette forme... il semblait un vieillard gigantesque, assis dans un fauteuil... On eût dit celui qui s’asseyait là ; comme lui, il était morne... et bleu. Je me suis souvenu alors du jour où je repassais cette faux, et où je jetai ce couteau... et j’ai senti là...

Il montre son cou.

quelque chose de froid et d’aigu comme le tranchant de la hache du bourreau... Alors, je me suis mis à courir... et, à mesure que je courais, le glacier semblait grandir derrière moi !... J’arrivai ainsi jusqu’au lac de Dauben... Il était glacé comme mon sang... Quant à ma vie, elle était presque consumée comme la lumière de ma lanterne ; tout mon sang était dans mon cœur... et mon cœur, près d’éclater, battait contre les parois de ma poitrine, comme fait le balancier de cette horloge... Tout à coup, un chat-huant, qui semblait venir d’ici, attiré sans doute par la flamme mouvante de ma lanterne, se jette dessus et l’éteint !... Femme ! femme ! j’ai laissé tomber ma lanterne, et je me suis sauvé, tremblant comme un enfant, pour la première fois de ma vie !...

GERTRUDE.

Assez ! assez ! Kuntz, tu me fais mourir de peur !... Écoute, on frappe !

KUNTZ.

C’est l’esprit du vieux qui revient.

GERTRUDE, s’approchant doucement.

Non, c’est, je crois, un voyageur... Le laisserai-je entrer ?...

KUNTZ.

Eh ! fût-ce le diable lui-même, que peut-il nous arriver de pis que ce qui arrive ?... Ouvre toujours.

 

 

Scène III

 

KUNTZ, GERTRUDE, KARL, en habit de voyage, tout couvert de neige, il porte sous son manteau une gibecière, un couteau de chasse ; il tient à la main gauche une lanterne près de s’éteindre, à la droite un long bâton ferré

 

KARL, de la porte.

Dieu vous protège, amis !

KUNTZ.

Ami ou ennemi, entrez.

KARL, les regardant tous deux.

Voulez-vous bien... ?

Il met la main sur son cœur, comme un homme qui étouffe.

KUNTZ.

Que faut-il que nous voulions bien ? Dites !...

KARL.

Voulez-vous bien m’accorder l’hospitalité pour cette nuit ?

KUNTZ.

Si vous ne demandez que le gîte et une botte de paille, volontiers ; mais, si vous demandez autre chose, il faut aller chercher ailleurs.

GERTRUDE, vivement.

Moi, je n’ai pas mangé mon pain : on peut le donner à monsieur.

KARL, à part.

Oh ! en sont-ils donc là !...

KUNTZ, à sa femme.

Qu’a-t-il donc à marmotter ainsi tout bas ?...

GERTRUDE.

Oh ! rien qu’il ne puisse dire tout haut, probablement... Regarde, comme il a l’air bon !...

KUNTZ.

Il a l’air... mais l’est-il ?

GERTRUDE, secouant le manteau de l’étranger.

Que vous êtes heureux, monsieur, de n’avoir point été enseveli par quelque avalanche !... Il était temps que vous arrivassiez... voilà votre lumière qui meurt... Êtes-vous venu par Louèche ?...

KARL.

Non, je viens de Kanderstœg.

GERTRUDE.

Et vous avez monté sans guide jusqu’ici ?

KARL.

Oh ! je suis enfant du pays et habitué à gravir les alpes les plus escarpées.

KUNTZ.

Un confédéré, un compatriote ?... Soyez doublement bienvenu !

KARL.

Alors, votre main...

KUNTZ.

Oh ! ma main est souillée et prompte à faire le mal... Si aucune malédiction ne pèse sur vous, évitez-la.

GERTRUDE.

Vous êtes fatigué, cher monsieur ; vous avez faim, vous avez froid... Hélas ! nous n’avons ni bois ni vin pour vous réchauffer ; mais nous souffrirons avec vous.

KARL.

Oh ! qu’à cela ne tienne !... j’ai fait mes provisions à Louèche, et j’ai ma gibecière pleine... Tenez, voici un rôti, du pâté et deux bouteilles de vin... De plus, cette gourde est pleine de kirsch-wasser.

KUNTZ.

Vous m’avez l’air d’un riche dissipateur, jeune homme !

KARL.

Ma foi, la vie est longue, lourde parfois : il faut la rendre facile et légère... Venez ici, mère Trude, et asseyez-vous près de moi.

GERTRUDE.

D’où savez-vous mon nom, monsieur ?... Personne, ne l’a prononcé devant vous...

KARL.

Il y a une quantité de Trude dans ce pays-ci... J’ai dit ce nom-la comme j’en aurais dit un autre... Suis-je tombé juste, par hasard ?...

KUNTZ, à part.

Voilà un étrange oiseau de nuit !

KARL.

Eh bien, qu’avez-vous, mon hôte ?... Je bois à votre santé, faites-moi raison.

KUNTZ.

Ce n’est pas juste, que le maître de la maison vive aux dépens de celui qu’il reçoit.

KARL.

Bah ! soyez tranquille, ce qui s’offre de bon cœur, Dieu le rend au double.

GERTRUDE.

Tu vois que monsieur donne volontiers... Bois un peu de vin, Kuntz ; cela te fera du bien... Il y a si longtemps que tu n’en as bu !...

KUNTZ.

C’est bon !... À une fin bienheureuse !

Il boit.

Ah !...

GERTRUDE.

N’est-ce pas, comme il réchauffe le cœur, le jus des raisins si longtemps oublié !... comme il fait du bien !

KARL.

Mangez... Voici du jambon, du saucisson, une poule... Cela vous fera du bien.

GERTRUDE.

Une poule ?... Non, je n’en mangerai pas... Mais vous ?...

KARL.

Ni moi non plus !

KUNTZ.

Ni moi... Je m’en tiendrai au vin, il réchauffe.

KARL.

Bonne mère Gertrude, prêtez-moi un couteau ; j’ai perdu le mien en chemin.

GERTRUDE, à Kuntz.

Il n’y en a plus d’autre à la maison que celui-là.

KUNTZ.

Eh bien, donne-le, qu’importe ?...

KARL, regardant le couteau.

Oh ! oh ! celui-ci... N’en avez-vous pas un autre ?...

GERTRUDE.

Non, c’est le seul que nous ayons.

KARL, l’examinant.

Oh !

KUNTZ, à part.

Il regarde la tache de sang !

GERTRUDE.

Que regardez-vous ?

KARL.

C’est du sang, n’est-ce pas ?...

KUNTZ.

Qui vous a dit que ce fût du sang ?...

KARL.

Personne ; mais la lame me paraît rouge.

KUNTZ.

Versez à boire, mon hôte... Le passé est passé ! songer au passé, c’est folie.

KARL.

Vous avez raison... Buvez au bonheur de votre fils !

GERTRUDE.

De mon fils !...

KUNTZ.

Femme !

KARL.

Si vous en avez un encore !

KUNTZ.

En vérité, monsieur, vous me paraissez un singulier convive ; avec votre couteau de chasse et vos pistolets à la ceinture, vous ressemblez à un coureur de gibier... Dites-nous, comment la nuit vous a-t-elle surpris dans la montagne ?...

KARL.

Je désire être demain à Louèche ; c’est pour cela qu’afin d’avancer mon chemin, je suis venu coucher ici.

KUNTZ.

Vous allez à Louèche ?...

KARL.

Oui.

KUNTZ, lui tendant la main.

Eh bien, touchez là... Nous ferons demain la route ensemble.

KARL.

Votre main est froide comme celle de la mort !

KUNTZ.

La mort ! La craignez-vous ?... Alors, l’apparence mentirait.

KARL.

Non... Plus d’une fois, elle m’a menacé de près : j’ai été soldat.

GERTRUDE.

Vous avez vu la mort de près, monsieur ?...

KARL.

Oui, et je puis dire môme que je l’ai à peu près touchée, comme j’ai touché votre main tout à l’heure... J’étais aux Tuileries au 10 août.

GERTRUDE.

Mon Dieu ! peut-être avez-vous connu mon fils... Il y était aussi.

KUNTZ.

Tais-toi ! ne parle jamais de lui.

KARL, à part.

Oh ! la malédiction !...

KUNTZ.

Eh bien, qu’avez-vous ?

KARL.

Moi ? Rien... Je regarde autour de moi : tout est bien pauvre ici... Tout à l’heure, vous parliez de besoin, de misère...

KUNTZ.

Bah ! quel intérêt y a-t-il pour vous dans tout cela ?

GERTRUDE.

C’est vrai, monsieur, nous sommes bien malheureux, allez !

KARL.

Comment donc êtes-vous tombés si bas ?... Cette auberge de Schwarrbach passait pour une des meilleures du Valais... et même, du temps de votre père Christophe Kuruth, on n’en connaissait pas de meilleure dans tout le canton.

KUNTZ, à sa femme.

Entends-tu ?... il sait le nom de notre père !...

GERTRUDE.

Monsieur, comment savez-vous... ?

KARL.

Eh ! ne vous ai-je pas dit, mon cher compatriote, que j’étais du pays ?... J’ai entendu raconter toutes ces choses étant enfant.

KUNTZ.

Quelles choses ?...

KARL.

Eh bien, que vous aviez été soldat... un vigoureux compagnon, même.

KUNTZ.

Oui, oui... et vous saurez que je n’entendais pas raillerie.

KARL.

Vous vous êtes comporté en brave, je sais cela... Quand vous prîtes votre congé, le conseil de Berne vous donna un certificat, et la Diète une médaille... C’est alors que vous revîntes et que vous reçûtes l’auberge des mains de votre père, Christophe Kuruth...

KUNTZ.

Encore !...

KARL.

Buvons à la paix de l’âme de votre père, monsieur Kuntz...

KUNTZ, à part.

Il n’en manquera pas un... Cet homme est donc Satan, qu’il sait tout ?

GERTRUDE.

Bois.

KUNTZ.

Non, monsieur... Il peut vous sembler étrange que je refuse le toast que vous portez... C’est singulier, n’est-ce pas, un fils qui ne veut pas boire à la paix de l’âme de son père ?... mais ce n’est pas que je ne veux pas, c’est que je n’ose pas... Le vieux est mort en me maudissant !...

KARL.

Alors, laissons cela !

KUNTZ.

Non, non... Tenez ! puisque vous savez tant de choses, autant que vous sachiez tout... Je ne suis pas si coupable que vous le pourriez croire... D’ailleurs, vous jugerez vous-même...

GERTRUDE.

Kuntz, mon ami !...

KUNTZ.

Allons, allons, laisse-moi, je suis parti... On dit que les catholiques éprouvent un grand bien de la confession : je vais me confesser à monsieur, qui ne me paraît pas trop mauvais diable !

GERTRUDE, à part.

Oh ! si j’avais su que le vin dût le faire parler !...

KUNTZ.

Voici donc la chose... Je pris mon congé, comme vous l’avez dit, et je revins... J’avais trente ans alors, j’étais plein de force et de vigueur ; je résolus de prendre une femme pour partager mes plaisirs et mes peines... J’avais quitté Trude enfant, je la retrouvai jeune fille, grandie et embellie ; elle savait lire et écrire... Nous nous aimâmes bientôt... Elle était fille d’un pasteur du canton de Berne... Ces hommes de Dieu ne laissent après leur mort que leurs livres et des enfants... Moi, relativement à elle, j’étais riche, je pouvais choisir parmi les jeunes filles riches des environs ; mais j’aimais Trude ; d’ailleurs, nous étions amants avant d’être mari et femme... et, quand on a dit A, il faut bien dire B... Nous nous mariâmes...

GERTRUDE.

Hélas ! contre le gré de ton père... C’est de cette désobéissance à sa volonté que viennent tous nos malheurs.

KUNTZ.

Valait-il mieux t’abandonner, quand tu m’avais donné la seule richesse que tu possédasses... ton honneur ?... Non... Et si mon père eût été un autre homme, il m’eût encouragé dans mon bon dessein, au lieu de s’y opposer... Mais mon père était un homme méchant, qui journellement me querellait.

GERTRUDE.

Monsieur, il faut vous dire qu’il souffrait beaucoup de la goutte... Pauvre vieillard ! il ne pouvait quitter son fauteuil... et, comme, dans sa jeunesse, il avait été un des plus agiles chasseurs de chamois, cette inaction le rendait dur pour tout le monde.

KUNTZ.

Bon, bon, tu fais bien de dire cela, femme... C’est un cœur d’or, voyez-vous... Pauvre créature ! elle souffrait mort et douleurs avec le vieillard... et tout cela sans laisser échapper une plainte, sans pousser un soupir... Il l’appelait la bâtarde du prêtre ! Monsieur, chaque fois qu’il disait ce mot, mon cœur se retournait ; celui qui insulte votre femme, quand vous aimez votre femme, vous fait plus de mal que s’il vous insultait vous-même... Un jour, il y a de cela vingt-huit ans révolus... un jour, ou plutôt une nuit, il était une heure du matin ; c’était en février... le 24... je revenais d’une fête de carnaval donnée à Louèche... nous avions ri, dansé et bu, si bien que j’étais un peu en train... Trude était restée à la maison, occupée des soins du ménage... À neuf heures, comme de coutume, elle avait voulu aider le vieux à se coucher ; mais lui, avait refusé, disant que, lorsqu’elle le soutenait, elle lui faisait mal... Il faut vous dire que la pauvre créature prenait mille précautions, au contraire ! De sorte qu’il était resté dans son fauteuil, grondant, grommelant, défilant son chapelet d’injures ; quant à elle, elle était rentrée dans ce cabinet, où nous couchions... il y avait un lit dans ce temps-là... et elle pleurait, agenouillée au pied de son lit... Du dehors, de l’autre côté de la porte, j’entendais déjà la voix du père... J’entrai... La chambre n’était éclairée que par un rayon de lune, qui éclairait le fauteuil du vieillard... il était là, où il est ; seulement, le père était dedans, jurant, trépignant, sacrant... Je ne dis rien ; seulement, je me doutai de ce qui s’était passé... J’entrai dans la chambre, Trude pleurait... Mon sang prit feu en voyant ses larmes... C’était mal, d’éprouver de la colère contre mon père ! je le sais bien ; mais voir maltraiter une créature faible et que l’on aime, la voir sans cesse dans les soupirs, dans les pleurs... Tenez, vous êtes de mou avis ; car, Dieu me pardonne, il me semble que vous avez les larmes aux yeux.

On entend sonner une heure du matin.

GERTRUDE, priant.

« Notre Père, qui êtes aux Cieux ! que votre nom soit sanctifié !... »

KUNTZ.

Oui, femme, prie, prie !... J’étais bouillant de rage ! j’aurais dû rester dans ce cabinet... je rentrai... Le vieux criait, grondait, injuriait toujours ; moi, je faisais semblant de rire pour ne pas crier aussi... Le vieux s’emportait de plus fort en plus fort... je le regardais en riant... Je pris cette faux que vous voyez là, d’une main, et ce couteau de l’autre... « L’herbe va bientôt croître, dis-je ; il est temps que j’aiguise ma faux... Le cher père n’a qu’à continuer de gronder, je vais l’accompagner en musique... » Alors, tout en aiguisant ma faux, je sifflais cette chanson, que vous savez peut-être aussi, vous qui savez tout :

Quand le faucheur a bien fauché,

Et que son fer est ébréché,

À sa ceinture il prend sa pierre,

Il la trempe dans la rivière,

Et zing et zang ! et zing et zang !...

Je chantais ainsi gaiement ; le vieillard se mit alors à écumer de rage, à trépigner, à menacer... Cela devenait intolérable ! « Bâtarde ! fille perdue ! catin ! » cria-t-il à ma femme. Oh ! ceci m’alla droit au cœur, je ne pus me contenir plus longtemps ! ce couteau avec lequel j’aiguisais ma faux... cet instrument de perdition... eh bien !... eh bien ! je le lui jetai...

KARL.

Ah !

KUNTZ.

Alors, j’eus une vision terrible !... Le vieillard, qui ne s’était pas tenu debout depuis un an, poussa un cri, se dressa tout droit en me maudissant ! et il me sembla que je voyais le manche du couteau au milieu de sa poitrine... Mais non : lorsque je rentrai, le lendemain matin, – il faut vous dire qu’au cri du vieillard, je me sauvai, et que j’errai toute la nuit, poursuivi par cette vision... – lorsque je rentrai, le lendemain matin, le vieillard était couché dans son lit, et Trude me dit qu’il était mort d’apoplexie foudroyante !... N’est-ce pas, femme, que c’était vrai ?... n’est-ce pas ?... Mais dis donc que c’était vrai !

GERTRUDE.

Oui, oui, mort d’apoplexie ! Il n’y a rien d’étonnant à cela, monsieur : il avait soixante-quatorze ans !...

KUNTZ.

Ah ! vous pâlissez ! vous ne croyez pas ce que vous dit la femme ! J’avais donc raison de vous dire, moi, que cette main était maudite.

KARL.

N’importe ! ne désespérons pas... Là-bas, au-dessus des étoiles, toute malédiction s’efface, dit-on...

GERTRUDE.

Entends-tu, Kuntz ?

KUNTZ.

Je vous crois... ou plutôt, oui... je veux vous croire... D’ailleurs, le vieux père était un homme de méchante humeur, il m’avait poussé à bout... Je n’ai fait que lui jeter le couteau... je ne l’ai pas atteint, j’en suis sûr... Il est mort, parce qu’il était vieux ! bien vieux !... Je ne savais plus ce que je voyais, ni ce que j’entendais... Ce manche de couteau, c’était une vision ; cette malédiction, c’est un rêve ! On dit que, lorsqu’un père a maudit son fils en mourant, la main qui a jeté la malédiction sort du tombeau... Je suis passé plus de cent fois près du tombeau de mon père, j’y ai toujours vu de l’herbe, mais je n’y ai jamais vu de main.

KARL.

Horrible ! horrible !

KUNTZ.

Attendez !... ce n’est pas...

GERTRUDE.

Kuntz ! Kuntz ! mon ami !...

KUNTZ.

Ah ! ma foi, puisqu’il a voulu savoir, qu’il sache tout... Eh bien, depuis la malédiction paternelle, nous n’avons eu que du malheur... Nous continuions à nous aimer tendrement ; mais, à chaque instant, nous nous sentions pâlir ou frissonner ; il semblait qu’un spectre, se glissât incessamment entre nous deux... Six mois après la mort du vieux, Trude accoucha d’un fils ! il portait le signe de Caïn : une faux sanglante sur le bras gauche... Vous comprenez : pauvre femme ! elle avait eu l’esprit frappé... et l’enfant naquit maudit comme son père !... aussi, notre second malheur nous vint de lui... Cependant, je lui pardonne.

KARL.

Oh ! vous lui pardonnez ?...

KUNTZ.

Oui, mais parce qu’il est mort !

KARL.

Mort ?...

KUNTZ.

Dieu merci !... Allons, ne pleure pas, toi... n’est-ce pas un bonheur qu’il soit mort ?... – Cinq ans après être accouchée du garçon, Trude accoucha d’une fille... une adorable enfant, douce et belle comme un ange !...

Karl se lève.

Eh bien, qu’avez-vous ?... cherchez-vous quelque chose ?...

KARL.

Rien... Mais je ne puis rester longtemps à la même place !

KUNTZ.

Eh bien, c’est comme notre Karl... on eût dit qu’il était poursuivi par l’Enfer... C’était la malédiction !...

KARL.

Il fait bien froid chez vous, ne trouvez-vous pas ?...

KUNTZ.

Bref, c’était huit ans après la mort du père !... c’était en février, le 24... toujours !... la petite fille avait trois ans, et le garçon sept et demi... Ce même couteau était à terre... les deux enfants jouaient à la porte... leur mère venait de couper le cou à une poule...

GERTRUDE, priant.

 « Je crois en Dieu, Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre... »

KUNTZ.

Le petit garçon avait vu égorger la poule. « Viens, dit-il à sa sœur, nous allons jouer au jeu de la cuisinière : je serai la cuisinière, et, toi, tu seras la poule... » En même temps, je le vois qui ramasse le couteau... je veux me jeter sur lui... mais il était trop tard !... la petite fille était déjà à terre, baignée dans son sang !... son frère venait de lui couper la veine, comme ils dirent... Ah ! vous pleurez, vous êtes un brave cœur !... mais j’ai bien pleuré aussi.

KARL.

Et c’est alors que vous avez renvoyé à votre fils la malédiction que votre père avait jetée sur vous, n’est-ce pas ?

KUNTZ.

Vous comprenez : c’était un enfant, son âge échappait aux tribunaux... j’ai dû faire la justice qu’ils ne pouvaient pas faire... Oui, je l’ai maudit !

KARL.

Et, depuis, n’avez-vous pas levé cette malédiction ?...

KUNTZ.

N’avez-vous pas dit que, là-bas, au-dessus des étoiles, il n’y avait plus de malédiction ?...

KARL.

Et s’il n’était pas mort, s’il revenait, ce pardon... ?

KUNTZ.

Malheur à lui !... car ce pardon, à l’instant même, je le reprendrais.

GERTRUDE.

Tiens ! ce que tu dis là, Kuntz, ce n’est ni d’un homme ni d’un chrétien... Si je croyais qu’il vécût encore, si je savais où il est, moi, je n’attendrais pas qu’il revînt, j’irais le trouver.

KARL.

Alors, vous avez bien pleuré, lorsqu’il s’est enfui ?

GERTRUDE.

Je pleure encore.

KUNTZ.

Vous savez donc qu’il s’est enfui ?

KARL.

Je le présume.

KUNTZ, bas.

Femme ! femme ! je t’ai déjà dit que ce chasseur savait bien des choses... Prends garde !

KARL.

Mais, enfin, supposez que ce fils revienne !...

KUNTZ.

N’avez-vous pas entendu que je vous ai dit qu’il était mort, qu’il avait été tué au 10 août ?... Non, de par tous les diables ! il ne reviendra pas !... Maintenant, à votre tour !...

KARL.

Que voulez-vous dire : à mon tour ?...

KUNTZ.

Oui, je vous ai raconté ma vie ; dites-moi la vôtre... Comment se fait-il que vous couriez ainsi, la nuit, les montagnes ?...

KARL.

Ah ! c’est que l’histoire de ma vie est bien sombre aussi, allez !

KUNTZ.

Vous êtes mon camarade, alors...

KARL.

Moi aussi, étant enfant, comme votre fils... moi aussi, dans un moment fatal, j’ai commis un meurtre !

GERTRUDE.

Un meurtre !... Il a pourtant l’air bon, mon Dieu !...

KUNTZ.

Oh ! oh ! camarade, comment cela vous est-il arrivé, à vous ? Dites !

KARL.

Ne rouvrons pas cette plaie de mon cœur, je vous en prie... Sachez seulement que, comme le pauvre Karl, je pris la fuite... J’entrai dans la musique d’un régiment suisse ; puis, lorsque je fus plus grand, de musicien, je me fis soldat... Le régiment entra au service du roi de France, et nous partîmes pour Paris... Moi aussi, j’étais aux Tuileries, dans la nuit du 10 août.

GERTRUDE.

Oh ! alors, vous avez dû connaître mon Karl ?...

KUNTZ.

Assez !...

KARL.

Nous étions arrivés depuis un mois seulement... et nous étions quatre mille Suisses aux Tuileries, dans la nuit du 10 août... Je n’ai pas connu votre fils.

GERTRUDE, à part.

Dernier espoir, adieu !...

KARL.

J’eus le bonheur de sauver un grand seigneur... je le fis fuir par une porte dérobée... À son tour, il ne voulut pas que je le quittasse : il m’emmena chez sa sœur, où nous nous déguisâmes tous deux... Puis nous quittâmes la France, et nous nous embarquâmes pour Saint-Domingue... Il avait sauvé une dizaine de mille francs ; c’était tout ce qui lui restait de sa fortune.

KUNTZ.

Alors, vous avez traversé les mers et visité le nouveau monde ?

GERTRUDE.

Les hommes y sont-ils plus heureux que dans celui-ci ?

KARL.

Oui, quand ils ne sont pas maudits... Hors cela, c’est dans le nouveau monde comme dans l’ancien... Mon compagnon... je ne dirai pas mon maître, car il me traitait en ami... acheta des plantations et fit fortune... Hélas ! sans moi, le digne homme vivrait encore, peut-être... J’eus la fièvre jaune, et lui, en me soignant, la gagna... J’en guéris, et il en mourut... Pourquoi la mort ne m’a-t-elle pas enlevé, moi, coupable d’un meurtre !... il me semble que c’était moi qui devais appartenir à la mort... Mais non, je vécus... et j’héritai... Son testament m’instituait son légataire universel... Je vendis ses plantations, je réalisai ma fortune, et je m’embarquai pour l’Europe...

KUNTZ.

Pourquoi revenir en Europe ?... Il me semble que, si je pouvais m’en éloigner, moi, je serais bien heureux...

KARL.

Oui, vous, peut-être, qui n’avez plus rien qui vous attache au monde ; mais, moi, j’ai un père et une mère, voyez-vous ! À deux mille lieues d’ici, il me semblait toujours entendre le bruit de nos cascades, voir les pics neigeux de nos montagnes... Une voix qui s’élevait du fond de nos lacs, du sein de nos glaciers, de la surface de nos prairies, semblait me dire : « Viens !... viens !...mais viens donc !... » Les clochettes de nos troupeaux sonnaient miraculeusement à mon oreille ; chaque tintement murmurait : « La paix t’attend là-bas !... nous t’annonçons la paix, viens où la paix t’attend !... » Une étoile semblait me tracer mon chemin, du monde nouveau vers le vieux monde... Puis, je me trompais peut-être, il me semblait que la bénédiction de mes parents était de l’autre côté de la mer... Enfin, je suis venu... venu en fils repentant et fidèle... J’apporte de quoi les enrichir... et le pardon qu’ils eussent refusé à mes larmes, eh bien, lorsque, demain, mon or arrivera, peut-être l’accorderont-ils à mon or !...

GERTRUDE.

Oh ! je réponds de votre mère, moi... Votre mère vous pardonnera, soyez tranquille... Et voilà le père qui vous dira que, s’il revoyait notre pauvre Karl...

KUNTZ.

Femme, je t’ai déjà dit de ne plus prononcer ce nom...

KARL.

Vous êtes bien dur, monsieur Kuntz !

KUNTZ.

Mais non... À quoi bon parler sans cesse des morts ?... Voyons, finissons-en... Vous êtes venu nous demander l’hospitalité, n’est-ce pas ?...

KARL.

Oui.

KUNTZ.

Je vous ai dit que je n’avais à vous offrir que ce cabinet pour chambre, et une botte de paille pour lit... Voici le cabinet... Je vais vous chercher la botte de paille.

KARL.

Oui, allez !

KUNTZ, à part.

Je ne m’en dédis pas, c’est un singulier voyageur que j’ai reçu ce soir.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

KARL, GERTRUDE

 

KARL, qui a suivi Kuntz des yeux.

Mère Trude, vous n’êtes pas comme votre mari, vous aimez toujours votre fils, vous, n’est-ce pas ?

GERTRUDE.

Oh ! oui... pauvre enfant !

KARL.

Eh bien, écoutez... à vous... je veux vous avouer ce que je n’ai pas voulu lui dire, à lui : j’ai connu Karl.

GERTRUDE.

Vous avez connu Karl ?... vous avez connu mon enfant ?...

KARL.

Oui, nous combattions ensemble, près l’un de l’autre, à cette fameuse journée du 10 août.

GERTRUDE.

Et vous l’avez vu tomber ?...

KARL.

Il vit !

GERTRUDE.

Mon enfant vit !... vous pouvez m’assurer cela, me le jurer sur l’Évangile ?

KARL.

Sur l’Évangile, je vous le jure.

GERTRUDE.

Et je le reverrai ?... mes pauvres yeux qui ont tant pleuré reverront mon enfant ?

KARL.

Oui.

GERTRUDE.

Monsieur... oh ! mon Dieu !... excusez... pardonnez... oh ! laissez-moi vous embrasser, vous qui me donnez des nouvelles de mon fils !...

KARL.

Oh ! bien volontiers.

 

 

Scène V

 

KARL, GERTRUDE, KUNTZ, de la porte

 

KUNTZ.

Voici la paille.

GERTRUDE.

Eh bien, jette-la là, dans le cabinet.

KUNTZ.

Apporte la lampe par ici, afin que j’y voie.

GERTRUDE, bas, à Karl.

Attendez-moi, je reviens... Vous me direz encore un mot de mon pauvre Karl.

 

 

Scène VI

 

KARL, seul un instant, GERTRUDE et KUNTZ, dans le cabinet

 

KARL.

Ah ! si je pouvais, par ma mère... par ma mère, qui ne m’a pas maudit... si je pouvais faire lever la malédiction paternelle !...

GERTRUDE, revenant.

Vous disiez donc que mon fils... ?

KARL.

Serait déjà chez vous, près de vous, s’il ne savait pas que son père ne lui pardonne que parce qu’il le croit mort.

GERTRUDE.

C’est vrai... Et cependant, si Kuntz le revoyait...

KARL.

Croyez-vous ?...

GERTRUDE.

J’espère !...

KARL.

Eh bien, écoutez : je vous confie la cause du pauvre Karl... Priez pour lui, implorez... lâchez de lever la malédiction qui pèse sur lui... La malédiction seule lui défend le seuil de cette porte.

GERTRUDE.

Oh ! oui, je ferai tout ce que je pourrai... Mais voilà l’homme nui revient... Silence !...

 

 

Scène VII

 

KARL, GERTRUDE, KUNTZ

 

KUNTZ.

Allons, bonne nuit, notre hôte !... je viens de vous arranger votre litière.

KARL.

Bonne nuit !... Aurez-vous l’obligeance de m’éveiller demain au point du jour ?...

KUNTZ.

Oh ! soyez tranquille ; si ce n’est pas moi qui vous éveille, ce seront les archers...

KARL.

Les archers ! que voulez-vous dire ?

GERTRUDE.

Hélas ! oui, mon bon monsieur, nous sommes condamnés à la prison.

KARL.

Vous ?... vous ?...

GERTRUDE.

Oui, tous deux.

KARL.

Et qu’avez-vous fait, grand Dieu ?...

KUNTZ.

Faute d’argent, nous avons oublié de payer une lettre de change.

KARL.

Ah ! Dieu merci, le crime n’est pas grand !...

KUNTZ.

Assez grand pour nous faire mettre sous les verrous pendant le reste de nos jours.

KARL, à part.

Oh ! j’arrive à temps pour les sauver... et quand, demain, je les aurai sauvés, il faudra bien qu’il me pardonne !...

Haut.

N’importe ! tâchez de m’éveiller avant que les autres viennent.

KUNTZ.

Ah ! ah ! il paraît que vous n’aimez pas avoir affaire à dame justice ?... Bon ! chacun connaît ses raisons de fuir ou de chercher les gens...

GERTRUDE.

Jusque-là, au moins, dormez en paix...

Elle allume la lanterne de Karl et la lui donne.

KUNTZ.

Et faites le signe de la croix, de peur du malin.

KARL.

Bonne nuit, mes hôtes ! à demain !

KUNTZ.

C’est à-dire à aujourd’hui ; car, depuis deux heures déjà, nous sommes au 24 février.

KARL.

Espérons que celui-ci fera oublier les autres.

Il entre dans le cabinet.

KUNTZ.

Oui, espérons !... Au fait, pourquoi ne pas espérer jusqu’au dernier moment ?... Satan espère bien, lui qui cependant est maudit pour l’éternité.

GERTRUDE.

Allons, ne parle pas de malédiction... Depuis deux heures, on n’entend que ce malheureux mot dans la maison !

KUNTZ.

Eh bien, que fais-tu ?...

Elle s’approche de la cloison.

GERTRUDE.

Je remets le couteau à son clou.

KARL, dans le cabinet.

Me voilà donc revenu sous le toit où j’ai vu le jour !... Brise-toi, mon bâton de voyage ! je suis à la fin de ma course.

KUNTZ.

Eh bien, voilà que tu écoutes, voilà que tu regardes... Fi donc ! espionner notre hôte !...

GERTRUDE.

Il défait sa ceinture... Il la met à son chevet... Il paraît qu’elle est bien garnie.

KUNTZ.

Qui te dit cela ?

GERTRUDE.

Dame, on entend sonner l’or.

KUNTZ.

Je crois que celui auquel elle appartenait avant de lui appartenir, à lui, n’a plus de maux de tête...

GERTRUDE.

Que veux-tu dire ?...

KUNTZ.

Rien, couche-toi.

KARL.

C’est dans ce petit cabinet que mon enfance a été bercée et endormie par le cor des Alpes... Pourquoi ce songe m’est-il échappé ?

GERTRUDE.

Il parle tout seul.

KUNTZ.

Que dit-il ?...

GERTRUDE.

J’entends mal, je crois seulement qu’il est question d’or.

KUNTZ, frappant du pied.

Va te coucher, te dis-je !

GERTRUDE.

J’y vais, ne te mets pas en colère... N’y viens-tu pas aussi ?

KUNTZ.

Tout à l’heure !...

GERTRUDE.

Il nous a donné un bon souper.

KUNTZ.

Oui, pareil à celui qu’on donne au criminel avant son exécution.

GERTRUDE.

Dis donc, père ?...

KUNTZ.

Quoi encore ?...

GERTRUDE.

Il nous a parlé de notre fils...

KUNTZ.

Que Dieu me damne, femme ! si tu ne te tais pas, si tu reviens encore sur ce sujet, cette nuit, je m’enfuis de la maison.

GERTRUDE.

Mon Dieu ! Kuntz, ne t’emporte pas ainsi... Enfin, si le pauvre enfant que l’on nous a dit mort était vivant ? si notre pauvre Karl revenait ?... Celui-là était bien aux Tuileries dans la journée du 10 août, comme Karl... et il en est bien revenu !...

KUNTZ.

Femme ! foi de soldat, tu me feras perdre patience... M’as-tu donc pas lu toi-même, dans le bulletin imprimé, que, de tout le bataillon où se trouvait Karl, il n’avait pas survécu un seul homme ?... Cet étranger ment, quand il dit qu’il y était... Il ment, ou c’est un lâche... S’il y était, pourquoi n’est-il pas mort comme les autres ?... Revenir !... Karl !... c’est comme si tu disais que notre père va revenir pour recommencer à menacer et à crier !... Non, non, non, va, nul de ceux qui ont passé le pont de la mort n’est revenu sur ses pas.

GERTRUDE, se couchant.

C’est égal, je voudrais bien savoir quel est cet étranger...

KUNTZ.

Quelque drôle qui se gardera bien de te le dire.

GERTRUDE.

Il a laissé son vin... Bois un coup, cela te réchauffera.

KUNTZ.

À sa prospérité !

Il boit.

GERTRUDE.

Ainsi soit-il !...

KUNTZ.

Moi aussi, je voudrais dire : Ainsi soit-il !... Mais, depuis l’action maudite, je ne puis... Enfin... heureusement, je n’ai plus longtemps à souffrir... Demain, tout sera fini.

GERTRUDE, rêvant.

Hélas ! mon Dieu !

KUNTZ.

Quoi ?... Rien... Elle rêve et gémit même en rêvant... En vérité, cette maison est bien une maison maudite... Je suis sûr que cela portera malheur à ce chasseur, d’y être entré... Ce serait cependant fâcheux, un homme qui achète de si bon vin... pour le faire boire aux autres, car il n’en a pas bu une goutte... Ce que c’est que d’avoir de l’or !... Eh bien, qu’il garde son or ; moi, j’ai son vin... Ce n’est pas son vin qu’il me faudrait, c’est son or !... Allons, bien ! quel est le nouveau démon qui vient me tenter ?...

GERTRUDE, rêvant.

« Pourquoi ton glaive est-il si rouge.

Mon chevalier ?... »

KUNTZ.

Bon ! la voilà qui chante en dormant !... C’est à faire frémir, ma parole d’honneur !

GERTRUDE.

« – Je viens de tuer, dans son bouge,

Un sanglier... »

KUNTZ.

Oh ! ceci m’effraye... Elle étouffe... Quelque mauvais rêve la tourmente, il faut que je l’éveille.

GERTRUDE.

« ...Frissonne !

Est-ce de peur ?

– N’entends-tu pas minuit qui sonne ?

Malheur ! malheur ! »

Karl s’est mis a genoux, comme pour prier.

KUNTZ.

Trude ! Trude ! éveille-toi !

GERTRUDE, s’éveillant.

Qu’y a-t-il donc ?

KUNTZ.

Tu chantes en donnant... Ce n’est pas naturel.

GERTRUDE.

Je chantais ?... J’ai cependant le cœur bien serre... Que chantait-je donc ?

KUNTZ.

La chanson... du Chevalier parricide... J’ai froid !

GERTRUDE, se levant.

Moi aussi !

KUNTZ.

C’est la fièvre... Je crois que ce damné voyageur nous a ensorcelés... Ah ! si je croyais cela... Voleur d’or !...

GERTRUDE.

Pourquoi l’appelles-tu voleur d’or, ce bon jeune homme ?

KUNTZ.

Ne crois-tu pas qu’il a hérité de cette ceinture que tu lui as vu poser sous son chevet ?... Oui, comme on hérite à la guerre en fouillant un mort.

La pendule sonne trois heures.

Comme cette pendule marche ! on dirait qu’elle est pressée de voir paraître les archers... J’ai froid !... Fais du feu.

GERTRUDE.

Ai-je du bois ?...

KUNTZ.

Bah ! prends le manche de la faux... Demain, nous n’aurons plus besoin de toi, instrument de malheur !... et, depuis longtemps, tu as mérité le feu.

GERTRUDE.

Il me prend un frisson, toutes les fois que je touche...

KUNTZ.

Attends... Tiens !...

Il brise le manche.

Voilà du bois... du bois sec... du bois mort...

KARL.

En vérité, la prière fait du bien ! c’est une dernière grâce du Seigneur qui a toujours permis que je puisse prier... Ah ! me voilà l’esprit léger et le cœur calme... Allons, deux ou trois heures de bon sommeil me donneront le courage... Il doit y avoir là un clou...

Il cherche à accrocher son manteau, le clou tombe, et le manteau avec lui.

KUNTZ.

Hein !... Quelque chose vient de tomber... Il ne dort donc pas encore ?...

Il s’approche de la cloison.

KARL.

Ce clou ne peut plus supporter le poids de mes habits... Il est vrai qu’ils sont maintenant plus grands et plus lourds que lorsque j’ai quitté la maison.

Il prend son bâton et se sert du fer comme d’un marteau pour enfoncer le clou ; l’ébranlement qu’il donne à la cloison fait tomber le couteau, accroché de l’autre côté.

GERTRUDE.

Ah !

KUNTZ.

Eh bien, quoi ! c’est le couteau qui vient de tomber, voilà tout.

GERTRUDE.

Le couteau !

KUNTZ.

Oui...

Après un silence.

Une idée, femme !...

GERTRUDE.

Je doute qu’elle soit bonne, à la façon dont tu me dis cela.

KUNTZ.

Cet homme n’a-t-il pas avoué qu’il était un meurtrier ?

GERTRUDE.

Non, non !

KUNTZ.

Si... Je te dis, moi, qu’il a avoué avoir commis un meurtre. Or, tout le monde peut arrêter un assassin et le remettre aux mains de la justice. As-tu entendu comme il a dit : « Éveillez-moi avant que les archers viennent !... » Je suis bien sûr que, si je lui disais : « Donnez-moi votre or, ou je vous fais arrêter comme meurtrier !... » je suis bien sûr qu’il me donnerait son or, et trop heureux de me le donner, encore !

GERTRUDE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi toutes ces idées ?... Viens te réchauffer, puisque voilà du feu.

KUNTZ.

Donc, si je le lui prends, il n’a rien à dire, puisque je pouvais faire pis, et que je ne le fais pas.

GERTRUDE.

Pour l’amour de Dieu, mon bon Kuntz !...

KUNTZ.

Je pourrais même le tuer... Personne ne dirait rien : les meurtriers sont hors la loi.

GERTRUDE.

Oh ! parles plaies de Notre-Seigneur ! tais-toi, homme ! tais-toi !

KUNTZ.

Allons, allons, c’est bien, n’en parlons plus... L’or de ce voleur nous suivait ; mais il est écrit que nous ne devons pas être sauvés. On dit que, le jour même où une mère achète le berceau de son nouveau-né, Dieu marque sa tombe... Ma tombe, à moi, c’est le lac de Dauben.

GERTRUDE.

Mais tu veux donc me faire mourir !

KUNTZ.

Dame, il n’y a pas de milieu : avec cet argent, le salut ; sans cet argent, la mort ! Quel est le plus grand crime, Trude, du vol ou du suicide ?

GERTRUDE.

Hélas ! mon père disait toujours que le plus grand des crimes était le suicide, parce que c’était le seul qui fut sans repentir.

KUNTZ.

Alors, je serais bien bon de le commettre, quand la loi elle-même est pour moi... Eh ! sans doute, la loi... Prendre ce qui a été pris est permis par la loi... Et tu sais le proverbe : « Un voleur qui en vole un autre, le diable ne fait qu’en rire. »

GERTRUDE, l’arrêtant.

Mon homme ! mon bon Kuntz !

KUNTZ.

Allons ! c’est chose résolue, je ne veux pas aller en prison, je ne veux pas aller dans le lac... Eh ! pardieu ! je serais bien bon !... quand j’ai là, sous la main...

GERTRUDE.

Soit fait comme tu voudras... Mais, de cet or, je n’en toucherai pas une pièce ; de cet or, je m’en lave les mains.

KUNTZ.

Bon ! sois tranquille... je prends la chose sur moi...

Il heurte le couteau du pied.

Qu’est cela ? Oh ! oh ! c’est toi, mon vieux camarade ! À tout hasard, je te prends avec moi.

GERTRUDE.

Oh ! tu ne veux pas répandre le sang, n’est-ce pas ?

KUNTZ.

Non, certainement ; mais un vieux soldat prend ses précautions.

GERTRUDE.

Kuntz, tu n’entreras pas avec ce couteau dans le cabinet !

KUNTZ.

Eh bien, soit, puisque tu as si grand’peur qu’il n’arrive malheur à ce bandit. Entres-y, toi... Je boirai un coup pendant ce temps-là.

GERTRUDE.

Que j’y entre, moi !... Pour quoi faire ?

KUNTZ.

Tu sais où il a mis la ceinture, et tu auras le pied plus léger que moi.

GERTRUDE.

Moi ?... Oh ! non !... jamais !... jamais !

KUNTZ.

Alors, laisse-moi donc faire.

GERTRUDE.

Écoute, Kuntz... Avant que tu entres, je veux te dire une chose.

KUNTZ.

Dis.

GERTRUDE.

Ce jeune homme, fût-il un meurtrier, doit être sacré pour nous.

KUNTZ.

Et à quel titre ?

GERTRUDE.

Il était porteur d’une bonne nouvelle.

KUNTZ.

Laquelle ?

GERTRUDE.

Père !...

KUNTZ.

Voyons, parle !

GERTRUDE.

Père, notre Karl n’est pas mort ! père, notre enfant vit !

KUNTZ.

Et tu appelles cela une bonne nouvelle, toi ?... Oh ! quand ce ne serait qu’à cause de cette nouvelle, messager de malheur !...

GERTRUDE.

Kuntz, je te dis une chose... Je ne t’empêche pas d’entrer dans le cabinet du voyageur, de le voler, de prendre son or... mais, si tu entres avec ce couteau, je crie, j’appelle, je le réveille !

KUNTZ, levant le couteau.

Ah ! tu veux donc que je commence par toi, alors ?

GERTRUDE, tombant à genoux.

Non ! non !... Je me tais, je me tais... Mais contente-toi de prendre sa ceinture.

KUNTZ.

Eh bien, laisse-moi, alors... C’est le moyen que j’y voie, et que je fasse le coup sans bruit... Quand nous aurons la ceinture, nous prendrons dedans la somme qu’il nous faut, puis nous la remettrons à sa place... Demain, il partira sans compter son argent... et quittera la maison sans même se douter de ce qui sera arrivé.

GERTRUDE.

Ah ! oui... Ainsi, c’est mieux.

KUNTZ.

Prends la lampe, et viens !

GERTRUDE.

Mon Dieu ! pardonnez-nous ce que nous allons faire !

KUNTZ.

Mais viens donc !...

KARL, rêvant.

Oh ! mon père !... Malheureux ! la malédiction, toujours !

GERTRUDE.

Kuntz !...

KUNTZ.

Oui, oui, j’entends ! Ce que nous voulons accomplir est contre les commandements de Dieu, et nous ferions mieux de laisser tout cela... Hein ! ne penses-tu pas ainsi ?

GERTRUDE.

Oh ! Kuntz ! Kuntz ! c’est notre bon ange qui t’inspire cette idée !

KUNTZ.

Oui, par ma foi ! il vaut mieux mourir sans crime !...

Tout à coup, avec un cri d’effroi.

Ah !...

GERTRUDE.

Bon Dieu ! qu’as-tu ?

KUNTZ.

Est-ce que tu ne vois pas ?

GERTRUDE.

Non.

KUNTZ.

Là ! là !...

GERTRUDE.

Quoi ?

KUNTZ.

Là... dans son fauteuil... le vieux !

GERTRUDE, tombant à genoux.

Miséricorde !...

Elle se cache la tête dans ses mains.

KUNTZ, avec une sorte d’égarement.

Oui, oui, tu me fais signe, je le vois bien... La ceinture est sous sa tête... Reviens-tu donc exprès de là-bas, pour me la montrer ?... Oh ! ma foi ! puisque les morts s’en mêlent...

Il entre dans le cabinet.

GERTRUDE.

Kuntz !...

KUNTZ.

Tais-toi ! tais-toi !...

Il s’approche du lit en rampant.

KARL, se réveillant en sursaut, pendant que Kuntz cherche à lui prendre sa ceinture.

Au voleur !... à l’assassin !...

KUNTZ, le frappant de son couteau.

Assassin toi-même !... Oui, toi ! toi !... tu l’as dit !

KARL.

Moi ?... Je suis votre fils... et vous me donnez la mort !

GERTRUDE, se précipitant vers lui.

Mon fils !...

Kuntz recule épouvanté.

KARL, dans un suprême effort, se lève et tire de son sein un papier qu’il présente à son père.

Oui, votre fils... je le suis !... Tenez... lisez !

Il retombe dans les bras de Gertrude.

KUNTZ, saisissant le papier, et se penchant vers la lampe, qui est à terre.

C’est un passeport...

Lisant.

«  Karl Kurruth, de Schwarrbach... »

Le papier lui échappe des mains.

Ah ! malheureux !... maudit ! maudit ! tu as tué ton fils !...

GERTRUDE, retroussant la manche du bras gauche de Karl.

Oui, là, sur le bras, il a le signe de la faux !... C’est lui ! c’est mon fils !...

Se dressant devant Kuntz.

Allons, prends-moi aussi la vie, assassin de ton enfant !...

KARL, se soulevant, à Kuntz et à Gertrude.

Écoutez !... écoutez, tous deux... Votre père vient de vous pardonner... Vous avez expié sa malédiction...

KUNTZ, se jetant à genoux près de lui.

Mais, toi, toi, me pardonnes-tu ?

KARL.

Oui... mon père !

KUNTZ.

Et Dieu... me pardonnera-t-il, lui ?...

KARL.

Ainsi soit-il !...

Il retombe inanimé.

GERTRUDE.

Ah ! il meurt ! il meurt !...

KUNTZ, se relevant.

Tout est fini !... La volonté du Ciel s’accomplisse !... Je cours moi-même me livrer à la justice et dénoncer l’assassinat... Alors, après le coup de hache du bourreau, que celui pour qui rien n’est caché, que Dieu soit mon juge !... C’était encore un 24 février... Ah ! le malheureux jour !... Seigneur ! Seigneur ! votre miséricorde est infinie !...

Le jour commence à poindre. La porte s’ouvre : des Archers paraissent sur le seuil.

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