Le Vampire (Alexandre DUMAS Père - Auguste MAQUET)

Drame fantastique en cinq actes et dix tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Ambigu-Comique, le 20 décembre 1851.

 

Personnages

 

LORD RUTHWEN

GILBERT DE TIFFAUGES

JUAN ROZO, hôtelier

LAZARE

LAHENNÉE

PREMIER VOYAGEUR

DEUXIÈME VOYAGEUR

TROISIÈME VOYAGEUR

UN BOHÉMIEN

BOTARO

UN VIEILLARD

UN PAYSAN

JARWICK

UN DOMESTIQUE

LA GOULE

JUANA

ANTONIA

HÉLÈNE

MÉLUSINE

PETRA

PREMIÈRE PAYSANNE

DEUXIÈME PAYSANNE

PAYSANS

VOYAGEURS

PÉCHEURS, etc.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

La cour d’une venta espagnole. Bâtiment à gauche ; à droite, grande porte grillée donnant sur la route. Fond de montagnes. Au lever du rideau, la cour offre un aspect des plus animés. Des Hommes, des Femmes, des Enfants arrivent et sont accueillis par d’affectueuses salutations. Un Bohémien chante en s’accompagnant de la mandoline. On danse, sur le refrain, au son des castagnettes. Il y a du monde partout, aux fenêtres, sur les portes, sur la crête des murs.

 

 

Scène première

 

BOHÉMIENS et BOHÉMIENNES, PAYSANS et PAYSANNES

 

CHŒUR.

Auprès des charmilles,
Sur les verts gazons,
Dansez, jeunes filles
Et jeunes garçons !

UN BOHÉMIEN.

I

  J’étais sur la route
  Qui vient d’Huescas,
  Le cœur plein de doute
  Et pressant le pas ;
  Sur le dos ma mandoline,
  Mais muette, car
  Tout se tait près la ruine
  De Tormenar !

Reprise du chœur.

II

Un voyageur passe.
« Quel est ce château,
Géant de l’espace
Et roi du coteau ?
Hé ! l’homme à la mandoline,
Est-ce l’alcazar ?
– Non, seigneur ; c’est la ruine
De Tormenar ! »

Reprise du chœur.

III

  « Quelle âme vivante
  Habite ce fort ?
  – Le jour, l’Épouvante,
  Et, la nuit, la Mon !
  – Hé ! l’homme à la mandoline,
  Je suis en retard.
  Viens coucher à la ruine
  De Tormenar ! »

Reprise du chœur.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, JUAN ROZO, PETRA, BOTARO, LAZARE

 

ROZO.

Allons, allons, assez de danses et de chants comme cela ! Dehors, les vagabonds, les mendiants et les bohémiens ! Nous n’aurons pas trop de place ici, même quand vous n’y serez plus.

La cour se vide peu à peu.

LAZARE.

Le fait est que je ne sais pas comment le père Rozo logera tout son monde.

ROZO.

Allons, mes enfants, alignez vos mules dans l’écurie, faites porter vos effets dans les chambres, et venez embrasser la mariée.

BOTARO.

Dites donc, beau-père, il me semble que jamais nos deux familles ne tiendront dans votre maison.

ROZO.

Bah ! nous avons logé ici jusqu’à cinquante chrétiens à la fois, et qui tous ont mangé, couché et dormi sous mon toit.

LAZARE.

Oui ; mais, le lendemain, il fallait les entendre ! Les cinquante chrétiens juraient comme cent païens !

BOTARO.

Ah ! oui, on a mangé, couché et dormi chez vous à cinquante ?... Bon, alors ! mais, dites donc, beau-père, c’est que nous sommes soixante-sept !... Après cela, une nuit est bientôt passée, n’est-ce pas ? et, pourvu que la mariée soit bien couchée...

LAZARE, à part.

Égoïste !

BOTARO.

Mais, à propos, beau-père...

ROZO.

Quoi ?

BOTARO.

S’il vous arrivait des voyageurs ?

ROZO.

Eh bien ?

BOTARO.

Qu’en feriez-vous ?

ROZO.

Je leur dirais qu’il n’y a plus de place, et ils s’en iraient.

BOTARO.

Cependant, un aubergiste...

ROZO.

Le jour où je marie ma fille, il n’y a plus d’auberge. Ce jour-là, la maison est à moi ; tant pis pour les voyageurs ! ils étaient libres de venir hier, et ils seront libres de venir demain. Ceux qui se trouvent déjà ici. Il va sans dire que je ne les mettrai pas à la porte !... Ainsi, nous avons une dame, moresque : eh bien, je la garderai, quoiqu’elle ne fasse pas grande dépense... Elle ne mange que quelques grains de riz et si drôlement encore ! comme cela, avec deux petits morceaux d’ivoire.

LAZARE.

Moi, je suis bien sûr qu’elle se relève la nuit pour mange de l’olla podrida et des garbachos, attendu qu’il est impossible qu’une créature humaine vive avec trois ou quatre grains de riz par jour.

BOTARO.

Beau-père, nous comptions tout à l’heure soixante-sept personnes dans la maison...

ROZO.

Oui, tout le monde compris.

BOTARO.

Jusqu’aux marmitons ?

ROZO.

Jusqu’aux marmitons.

BOTARO.

Eh bien, nous nous trompions, nous ne sommes que soixante-six.

ROZO.

Ah ! ah ! qui donc s’en va ?

BOTARO.

Vous oubliez que nous sommes convenus...

ROZO.

De quoi ?

BOTARO, bas, montrant Lazare.

Que ce drôle-là...

ROZO.

Ah ! oui, Lazare...

BOTARO.

Quitte la maison.

ROZO.

C’est vrai.

LAZARE, à part.

Qu’a-t-il donc à me regarder comme cela, le marié ?

ROZO.

Pauvre garçon !

BOTARO.

C’est cela, pauvre garçon ! pauvre garçon ! qui faisait les yeux doux à Petra !

LAZARE, à part.

Décidément, il est question de moi. Je crois que le marié demande à M. Rozo de me prendre à son service. Ça ne m’irait pas du côté du mari ; mais cela m’irait assez du côté de la femme.

BOTARO, à Rozo.

Amoureux et gourmand !

ROZO.

Gourmand, je ne dis pas ; mais amoureux, êtes-vous bien sûr ?

BOTARO.

Écoutez, beau-père ; vous savez qu’il a été arrêté qu’il partirait le jour de ma noce. J’ai votre parole, il faut qu’il parte.

ROZO.

Eh bien, puisque tu le veux absolument...

BOTARO.

Absolument !

ROZO.

Je vais l’inviter à faire ses paquets... Avance ici, Lazare.

LAZARE.

Moi ?

ROZO.

Oui, toi.

BOTARO, à Petra.

Tournez la tête d’un autre côté, ma femme.

ROZO, cherchant Lazare.

Eh bien, où es tu donc ?

LAZARE, qui est allé vers la grande porte.

Par ici... Est-ce que vous ne voyez pas ?

ROZO.

Des voyageurs ! Il n’y a plus de place.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, UN HOMME et UNE FEMME, suivis de TROIS ENFANTS

 

LAZARE.

Vous entendez : le patron dit qu’il n’y a plus de place ; vous pouvez vous en aller... Hein ? Plaît-il ?... Ah ! dame, c’est vrai.

ROZO.

Que disent-ils donc ?

LAZARE.

Ils disent qu’ils sont l’homme, la femme et trois petits enfants, qu’ils ont déjà fait beaucoup de chemin aujourd’hui, et que, s’il faut continuer leur route, ils mourront de fatigue.

ROZO.

C’est possible ; mais il n’y a pas de place.

LAZARE.

Ils disent encore qu’ils se contenteront du moindre coin.

BOTARO.

Dites donc, beau-père, donnez-leur le grenier dans lequel couchait ce mauvais garnement de Lazare, puisqu’il s’en va.

ROZO.

Au fait, c’est une idée. – Lazare conduis-les à ta chambre ; ils y coucheront cette nuit.

LAZARE.

Eh bien, et moi ?

ROZO.

Toi ?

LAZARE.

Oui ; où coucherai-je ?

ROZO.

Toi, Lazare, tu coucheras où tu voudras.

LAZARE.

Ah bien, dans l’étable.

ROZO.

Non.

LAZARE.

Dans la cuisine, alors.

ROZO.

Non.

LAZARE.

Oui, je comprends, à la cave... Diable ! c’est qu’à la cave, je n’aurai pas chaud. Heureusement qu’il y a un certain petit vin de Montilla...

ROZO.

Non.

LAZARE.

Pas à la cave non plus ?

ROZO.

Lazare, tu ne coucheras pas cette nuit dans la maison ; fais ton paquet et va-t’en.

LAZARE.

Vous me chassez ?

ROZO.

C’est mon gendre qui l’exige.

LAZARE.

Et pourquoi donc cela ?

ROZO.

Il paraît que tu as fait la cour à ma fille.

LAZARE.

Moi ? Oh ! peut-on dire !

ROZO.

C’est Botaro qui prétend cela, et il doit le savoir.

LAZARE.

Quoi ! señor Botaro, vous prétendez... ?

BOTARO.

C’est bien, on sait ce qu’où sait, on a vu ce qu’on a vu.

LAZARE.

Ah ! parce qu’un soir que je vannais de l’orge, et que la señora Petra me regardait, il lui a volé une paille dans le visage, et que je lui ai soufflé dans l’œil ?

BOTARO.

C’est bon, c’est bon, assez !

LAZARE.

Mais demandez-le-lui donc, à votre femme, si elle dit que je l’ai embrassée... Je parie qu’elle ne le dira pas.

ROZO.

Allons, allons, ton compte est fait, en route !

LAZARE.

Et où voulez-vous que j’aille ?

BOTARO.

Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? En route !

LAZARE.

En route sans souper ? Mais vous me devez le souper pour aujourd’hui !

BOTARO.

Du pain, du fromage et une poignée d’olives, et en route !

LAZARE.

Oh ! parce qu’aujourd’hui justement il y a un souper de noces, des ragoûts, des rôtis, des pâtisseries et des confitures ; parce qu’aujourd’hui, pour la première fois, il y a un souper un peu propre à la maison, on me renvoie, on me chasse ! Fi ! maître Rozo, c’est bien petit, ce que vous faites-là ! je n’eusse jamais cru cela de vous.

ROZO.

Écoute, Botaro, il a un peu raison... C’est fête aujourd’hui, et lui faire manger son pain sec quand les broches tournent... Tiens, cela me fait penser ! et moi qui oublie de remonter le tournebroche... Bon ! l’oie sera brûlée !

Il sort précipitamment.

BOTARO.

C’est bien ; nous consentons à attendre que tu aies soupé. Bois, mange, arrondis-toi comme une futaille, emplis-toi comme une outre ; mais, quand on fermera les portes, tu comprends, tu tâcheras de te trouver de ce côté-là au lieu d’être de ce côté-ci.

LAZARE.

Soit ! on s’en ira, señor Botaro.

BOTARO, aux Voyageurs.

Venez par ici, mes amis, que je vous conduise à votre chambre.

À Lazare.

Adieu, señor goulu !

LAZARE.

Adieu, señor... marié !

PETRA, en s’en allant.

Pauvre Lazare !

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

LAZARE, seul

 

Si ce n’est pas honteux, de mettre un pauvre jeune homme à la porte, le soir, dans un désert, au milieu de ces montagnes, quand tous les êtres malfaisants prennent leurs ébats dans les chemins et dans les rochers, quand ce noir château de Tormenar laisse échapper, à minuit, de ses ruines, les chauves-souris, les vautours, les hiboux, les serpents ! Et tout cela parce que j’ai soufflé dans l’œil d’une jeune fille... Oh ! quand je pense que je serai tout seul, la nuit, par les routes et qu’en me retournant, j’apercevrai ce même château de Tormenar, qui regarde d’en haut les voyageurs avec ses grandes fenêtres comme avec des yeux affamés...

Apercevant la Moresque, qui passe au fond.

Tiens, la Moresque qui ne mange que du riz... Elle a un mauvais regard, elle me fait peur.

Bruit.

Qu’est-ce que c’est encore ?

On appelle Lazare.

Oui, appelez Lazare ! comme je ne suis plus de la maison, je ne réponds pas.

On appelle de nouveau.

Allez au diable !... Voyons, qu’y a-t-il ? Un mulet, un muletier... Encore des voyageurs ? Non, une voyageuse. Elle arrive bien !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, JUANA

 

JUANA.

Au milieu de tout ce monde, ne trouverai-je personne à qui parler ?

LAZARE.

Si fait ; à moi, señora, si vous voulez.

JUANA.

Je suis bien ici dans une hôtellerie, n’est-ce pas, mon ami ?

LAZARE.

Dans une hôtellerie où on ne loge pas, oui, señora.

JUANA.

On ne loge pas ! Pourquoi ?

LAZARE.

Parce que l’hôte marie sa fille, la señorita Petra, une charmante demoiselle... à laquelle il est défendu de souffler dans l’œil.

JUANA.

J’ai un service à demander à quelqu’un, et je paye généreusement quand on m’oblige.

LAZARE.

Parlez, señora ! Vous tombez bien : je suis libre comme l’air ! Garai ! une idée ! Vous n’avez qu’un muletier, señora ; vous devez avoir besoin d’un cuisinier ou d’un valet de chambre... J’ai bien des qualités, allez !

JUANA.

J’ai besoin pour le moment d’un guide, et voilà tout.

LAZARE.

Quelle chance vous avez, señora ! c’est moi qui faisais les courses de l’hôtellerie ; il n’y a pas, d’ici à Huescas, un caillou, une bruyère que je ne connaisse.

JUANA.

C’est bon. Venez, alors.

LAZARE.

Tout de suite ! Pour combien de temps me prenez-vous, señora ?

JUANA.

Mais pour le temps que je mettrai à me rendre à ma destination.

LAZARE.

La señora va-t-elle loin ? Pardon, je ne suis pas curieux ; c’est un affreux défaut ! mais, pour vous conduire, je crois qu’il est nécessaire que je sache où vous allez.

JUANA.

Mon ami, je vais au château de Tormenar.

LAZARE.

Hein ?

JUANA.

Eh bien, est-ce que vous ne m’avez pas entendue ?

LAZARE.

Caraï ! si j’ai entendu ! je crois bien !

JUANA.

Alors, venez.

LAZARE.

Oh ! non, non, señora, je ne vais pas.

JUANA.

Et pourquoi ?

LAZARE.

Parce que l’on ne va pas au château de Tormenar, señora ! parce que les honnêtes chrétiens ne prononcent pas ce nom-là comme un autre.

JUANA.

Cependant, si j’ai affaire au château, moi...

LAZARE.

Au château qui n’est pas habile, au château qui est en ruine, au château qui ne loge que des reptiles et qui n’héberge que des fantômes ! vous avez affaire là dedans, señora ?

JUANA.

Mon cher ami, je voulais donner une piastre pour le guide ; mais, d’après ce que vous me dites, j’en donnerai dix.

LAZARE.

Vous en donneriez cent, vous en donneriez mille, que je n’irais pas au château de Tormenar.

À part.

Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ? Brrr !...

JUANA.

Bien ; je trouverai des serviteurs moins désintéressés que vous et plus braves.

LAZARE.

Essayez ! Voulez-vous que je vous aide à en trouver ? Vous allez voir !... Hé ! señores et señoras ! hé ! chrétiens ! hé ! païens ! hé ! tout le monde !

On accourt de divers côtés.

Voilà madame qui a besoin d’un guide pour faire une petite course et qui offre dix piastres. Qui en veut ?

TOUS.

Moi ! moi ! moi !

LAZARE.

Attendez ! Seulement, la petite course aboutit au château de Tormenar.

TOUS.

Oh !...

LAZARE.

Voyons, ne vous disputez pas comme cela à qui ira, c’est embarrassant pour madame...

À Juana.

Qu’est-ce que je vous ai dit, hein ?

JUANA, à part.

Mon Dieu ! mais il m’attendra, il m’accusera, il croira que j’ai manqué à ma parole.

LAZARE.

Il faut que ce soit joliment impossible pour que je n’y aille pas, pour que je reste une heure de plus dans cette baraque !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, ROZO, PETRA, BOTARO

 

ROZO.

Qu’est-ce que tu dis, Lazare ?

LAZARE.

Le maître !

JUANA.

Vous êtes le maître de cette hôtellerie, señor ?... Vous ne partagez probablement pas les superstitions de tout le monde ? Vous me donnerez bien un guide pour aller à Tormenar.

ROZO.

À Tormenar ! sainte Vierge !

BOTARO.

À Tormenar ! Jésus !

JUANA.

J’irai seule, alors.

ROZO.

Señora, ne faites pas cela ! Et, d’ailleurs, vous ne le feriez pas : les mules elles-mêmes refusent de monter au château maudit.

JUANA.

J’irai à pied.

ROZO.

Vos petits pieds, señora, seraient déchirés avant que vous eussiez fait la moitié du chemin.

JUANA.

Hélas ! ne passera-t-il pas sur cette route un homme qui puisse obliger une pauvre femme ?

LAZARE.

Écoutez, señora ! prenez-moi toujours à votre service, et, demain matin, au jour, je vous aiderai à chercher un homme très brave qui vous mène à Tormenar...

À part.

il y en aura au moins pour un an à chercher.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, GILBERT, VOYAGEURS et VOYAGEUSES, puis LA MORESQUE

 

VOIX, au dehors.

Holà ! hé !

BOTARO.

Ah çà ! beau-père, on ne nous laissera donc pas tranquilles ?

ROZO.

Va voir, Lazare, va leur expliquer...

LAZARE.

Maître Rozo, si j’avais encore le droit de faire vos commissions, je m’empresserais de vous obéir...

GILBERT, en dehors.

Hé ! là ! ouvrira-t-on ?

ROZO.

Qui êtes-vous ?

GILBERT.

Vous le voyez bien, pardieu ! nous n’avons pas l’air de voleurs, je suppose ?

ROZO.

Mon gentilhomme, si vous étiez des voleurs, vous voyez que nous sommes ici en nombre pour vous recevoir.

GILBERT.

Eh bien, puisque nous sommes d’honnêtes voyageurs, et que vous êtes là tant de fainéants occupés à ne rien faire, ouvrez-nous la porte.

LAZARE.

Il s’exprime très bien, ce gentilhomme, n’est-ce pas, señora ?... Un peu d’accent...

ROZO.

Inutile de vous ouvrir, señor voyageur ; il n’y a plus de place dans l’hôtellerie.

GILBERT.

Quelle plaisanterie ! nous sommes ici à peu près une douzaine, huit cavaliers et quatre dames, qui avons formé une petite caravane pour faire plus d’effet sur les chemins. Douze personnes à loger, voilà grand’ chose pour votre hôtellerie qui ressemble à une caserne !

BOTARO.

Oui, seigneur, douze personnes, c’est peu ; mais nous sommes déjà soixante-sept ici.

LAZARE.

Dont un marié.

GILBERT.

Oui, mesdames, oui, ils ouvriront, ne vous inquiétez pas... Monsieur l’hôte ! hé ! le petit gros, là-bas, approchez un peu... Ces dames me font observer que le ciel se couvre, que l’orage menace, et qu’elles n’ont pas la moindre envie de passer cette nuit dehors.

LAZARE, regardant le ciel.

Pas même la ressource de dire : « À la belle étoile ! »

ROZO.

Ces dames feront comme elles pourront, mon gentilhomme ; mais elles n’entreront pas ici : nous y étouffons déjà... Et puis je marie ma fille, et nous désirons rester en famille. Ainsi, bonne chance ! et allez avec Dieu, señor voyageur !

GILBERT.

Ah ! c’est comme cela ? vous ne voulez pas nous ouvrir la porte ?

ROZO.

Mais non ; c’est mon droit.

GILBERT.

Il faut, alors, ôter votre enseigne, qui se balance là, au bout d’une corde. Attendez, je vais la décrocher pour vous.

Il tire un coup de pistolet.

ROZO.

Señor cavalier !

BOTARO.

Vous violez la propriété !

LAZARE.

Je parie que c’est un Français. Dites-donc, seigneur Botaro, voilà un beau coup de pistolet, hein ! Si ce monsieur tirait dans un homme, c’est bien plus gros qu’une ficelle.

ROZO.

Voulez-vous vous retirer, seigneur ? Je suis alcade, en même temps qu’hôtelier, savez-vous cela ?

GILBERT.

Oui ; mais vous êtes hôtelier en même temps qu’alcade. Ouvrez-nous la porte ! une fois, deux fois, trois fois !... Non ? Eh bien, messieurs, faisons le siège de la maison, et enfonçons ces mauvaises planches.

ROZO.

Mais c’est affreux !

BOTARO.

Au meurtre !

LAZARE, à Botaro.

Dites donc, seigneur, en voici un qui va joliment souffler dans l’œil de votre femme !

BOTARO.

Tais-toi, serpent !

ROZO.

Mais défendons-nous ! mais chassons-les !

BOTARO.

Sans armes ? Ces brigands-là ont des mousquetons, des pistolets...

LAZARE.

Et la manière de s’en servir ! Je gage qu’à eux huit, ils vous tuent quinze hommes à la première décharge.

ROZO.

Miséricorde !

GILBERT.

Vous n’ouvrez pas ?... À l’ouvrage !

ROZO.

Nous sommes perdus !

LAZARE.

Comme c’est amusant de ne pas être de la maison !

GILBERT, enfonçant la porte.

Ah ! la brèche est faite !... Mesdames, prenez donc la peine d’entrer... Venez, messieurs !... Bonjour, cher hôte ! Eh bien, vous voyez, soixante-sept et douze, cela ne fait que soixante-dix-neuf.

LAZARE.

C’est incroyable comme il me plaît, ce voyageur-là !... Oh ! encore une idée !

ROZO.

Je vous jure, seigneur, que nous n’avons pas un coin, pas un trou, pas une niche qui soit libre ; comptez-nous, seigneur : voilà ma fille et mon gendre, que j’ai l’honneur de vous présenter ; voici mes frères, mes sœurs, mes oncles, mes tantes...

GILBERT.

Vos cousins, vos cousines et leur famille...

Apercevant la Moresque.

Oh ! oh ! voilà une étrange figure ! Est-elle aussi de votre famille ?

ROZO.

Non, seigneur ; c’est une dame moresque qui loge ici depuis hier et que nous n’avons pas dérangée, comme vous pensez bien.

GILBERT, à part.

Sombre visage !

LA MORESQUE, à part, les yeux fixés sur Gilbert.

Il est beau !

GILBERT.

Pas de place ! Enfin, comme vous vous y prenez poliment, on vous écoute... Pas de place, mesdames ! Comment faire ? Voyons, est-ce qu’il n’y a pas, dans les environs, une maison quelconque, une autre posada, un château, enfin un abri ?

BOTARO.

Il y a bien un château, seigneur ; mais...

GILBERT.

Mais quoi ?

ROZO.

Vos bons pistolets, señor voyageur, ne vous suffiraient pas pour en sortir sain et sauf, même si vous les changiez en deux gros canons.

GILBERT.

Bah ! qu’est-ce qu’il y a donc dans ce château ? un ogre ?

ROZO.

Je ne sais pas ce qu’il y a, señor ; mais je sais que, lorsqu’on y va, on n’en revient plus.

GILBERT.

Allons donc !

ROZO.

Il y a trois ans, un homme a voulu y passer la nuit ; on l’a trouvé, le lendemain, sur les rochers, la tête fracassée, le cœur ouvert, mort, quoi !

GILBERT.

Ah !

ROZO.

L’an dernier, deux capitaines de la garnison d’Huescas sont montés par bravade à Tormenar ; c’est le nom du château, señor ; ils se sont endormis côte à côte : un jeune homme, et un vieillard. Le vieillard est revenu, le lendemain, tout pâle, tout échevelé, fou ! Il avait, à son réveil, trouvé son compagnon mort et froid dans ses bras, avec une blessure béante à la gorge... Dame ! c’est vrai, tout le monde ici l’a vu.

JUANA.

Mon Dieu !

LAZARE.

Je l’ai vu enterrer... Brrr !

GILBERT.

Eh bien, il y a, dans ce château, des voleurs, pardieu ! comme dans toute votre belle Espagne.

ROZO.

Seigneur cavalier, l’homme d’il y a trois ans avait ses bagues aux doigts quand on a relevé son cadavre : et, sur le jeune capitaine de l’an dernier, on a retrouvé sa bourse pleine et un médaillon d’une grande valeur.

GILBERT.

Dites donc, messieurs, vous autres qui n’êtes pas du pays, est-ce que cela vous effraye beaucoup ?

UN VOYAGEUR.

Pourquoi cela, comte ?

GILBERT.

C’est que, si vous n’aviez pas plus peur que moi, nous irions voir à Tormenar... c’est Tormenar que vous dites ?... si l’on nous fracassera la tête à tous les huit, ou si l’on nous ouvrira les veines du cou... Voyons, qu’en pense notre armée ? Nous avons seize pistolets, huit carabines, huit épées, des munitions pour cent coups à tirer ; allons-nous à Tormenar ?

LES VOYAGEURS.

Allons à Tormenar !

LAZARE.

Les imprudents !

À Juana.

Dites donc, señora, il me semble que vous avez joliment trouvé votre affaire, et que voilà une belle occasion !

JUANA.

Oui.

À Gilbert.

Seigneur cavalier...

GILBERT.

Madame.

JUANA.

Un mot, je vous prie.

GILBERT.

Dix, s’il vous convient, señora.

JUANA.

Vous plaît-il de m’écouter un moment à l’écart ?

GILBERT.

Au fond de la terre, madame, si cela peut vous être agréable.

JUANA.

Seigneur cavalier, vous êtes Français et gentilhomme ?

GILBERT.

Je m’appelle Gilbert de Tiffauges, je suis Breton et honnête homme, madame.

JUANA.

Monsieur, j’ai un service à vous demander. Vous allez au château de Tormenar ?

GILBERT.

Oui, madame, de ce pas.

JUANA.

Je vous supplie de vouloir bien m’emmener avec vous.

GILBERT.

Quoi ! vous ne craignez pas... ?

JUANA.

Avec de braves gens, seigneur ?

GILBERT.

Mais vous avez entendu tout ce qu’a dit l’hôte.

JUANA.

J’ai entendu ; je n’ai pas peur.

GILBERT.

Vous êtes vaillante, madame, et nous serons bien heureux d’avoir une associée telle que vous ; les charmes de votre compagnie suffiraient, croyez-le bien... Que disait donc l’hôtelier, des mauvaises rencontres qu’on fait à Tormenar ? Il me semble que, pour moi, la rencontre n’est pas mauvaise.

JUANA.

Ah ! seigneur, voilà l’esprit de votre nation qui prend le dessus. Vous m’avez parlé tout à l’heure un langage que je comprenais mieux, et, pour que vous continuiez à me traiter de même, je n’ai qu’un mot à vous dire, j’en suis sûre.

GILBERT.

Parlez, madame.

JUANA.

Monsieur le comte, je suis Juana, la fille unique du marquis de Torillas. Mon père m’a mise au couvent des Annonciades d’Huescas, pour m’empêcher d’épouser don Luis de Figuerroa, que j’aime et à qui je suis fiancée devant Dieu. J’ai reçu de don Luis une lettre qui me donnait rendez-vous dans la montagne, à Tormenar, où il doit se rendre de son côté par des chemins détournes. J’ai écrit à don Luis que, partout où il irait, j’irais... Hier donc, je me suis enfuie du couvent avec l’aide de la supérieure, qui est mon amie, et je veux rejoindre à Tormenar, où il m’attend, mon fiancé, le plus noble et le plus beau des gentilshommes de la Catalogne ; puis nous gagnerons le port le plus voisin. C’est pour aller en sûreté trouver don Luis, qui vous remerciera, monsieur, que je vous supplie de me conduire avec vous à Tormenar. Pure devant Dieu, je veux être respectée devant les hommes ; j’ai parlé à un cavalier courageux et loyal ; m’a-t-il comprise ? puis-je espérer qu’il exaucera ma prière ?

GILBERT.

Mademoiselle, j’ai, en Bretagne, une sœur que j’aime tendrement et qui m’aime de toutes les forces de son cœur, une compagne de mon enfance, une amie à toute épreuve, et je la crois heureuse, près de s’unir à un brave gentilhomme de notre pays ; mais, si elle court quelque danger, si elle se trouve dans quelque embarras, je prie Dieu pour qu’elle rencontre un dévouement aussi sincère, une protection aussi désintéressée, une amitié aussi respectueuse que celle que je vous conjure en ce moment de mettre à l’épreuve. Daignez accepter mon bras, mademoiselle ; s’il ne s’agit, pour mériter la reconnaissance de don Luis, que d’être pour vous un frère tendre et un appui solide, ce soir même, mademoiselle, don Luis me remerciera, je vous en donne ma parole !... Allons, messieurs, en route pour Tormenar !

JUANA.

Soyez béni, monsieur ! je vous devrai mon bonheur.

LAZARE.

Mon gentilhomme, vous êtes donc Lien décidé à partir pour le château ?

GILBERT.

Sans doute. Pourquoi cette demande ?

LAZARE.

Monsieur, c’est que je cherche un maître et que vous me plaisez infiniment. J’entrerais donc volontiers à votre service ; mais voilà, si vous allez à Tormenar, et que vous n’en reveniez pas, j’aurai perdu ma place sans avoir été placé je serai veuf de mon maître, je veux m’épargner ce chagrin-là, et j’attendrai à demain que vous soyez revenu de Tormenar. Mais regardez-moi dès à présent comme votre serviteur ; vous aurez fait là une fameuse acquisition !

GILBERT.

Mon ami, je n’ai pas besoin de domestique ; mais, si tu veux absolument me servir, viens ! Tu recules ? tu es poltron ?

LAZARE.

Poltron ! moi ? Allons donc ! j’ai peur des fantômes, voilà tout.

GILBERT.

Tu n’es pas mon fait ; cherche une autre condition. Je veux, quand on m’aime, qu’on me suive partout, fût-ce en enfer !

LAZARE.

Vous ne savez pas ce que vous perdez.

Coup de tonnerre.

GILBERT.

Ah ! ah ! l’orage s’étend, il envahit le ciel. Hâtons-nous, messieurs ! En route pour le terrible château ! Mais, pour avoir l’esprit solide, il faut fortifier l’estomac... Maître hôtelier ! seigneur alcade !

ROZO.

Mon gentilhomme ?

GILBERT.

Vous n’avez pas assez de chambres ; mais vous avez trop de poulets, de perdrix et de lièvres, trop de longes de veau et de poissons farcis ; emplissez-nous une manne de toutes ces bonnes choses ; chargez une mule de vins vieux ; nous payons, nous qui n’avons pas le malheur d’être des spectres.

ROZO.

Mais c’est notre souper, señor.

BOTARO.

Beau-père, mangeons moins, mais débarrassons-nous de ces hôtes bruyants.

ROZO, à ses Domestiques.

Obéissez à ce gentilhomme.

GILBERT.

Marquis d’Hecquerey, chevalier Marini, et vous, messieurs, à l’avant-garde ! Vous autres, au centre avec ces dames. Nous à l’arrière-garde... Voulez-vous, señora ?

JUANA.

Ordonnez, monsieur.

LAZARE.

Quel dommage ! ils vont à la mort ; mais quel souper ils feront auparavant !

GILBERT.

Vous êtes sûre, mademoiselle, que don Luis de Figuerroa est arrivé le premier et qu’il vous attend ?

JUANA.

Ma lettre lui donnait rendez-vous à huit heures, il en est neuf.

GILBERT, à l’Hôtelier.

Combien de temps faut-il pour arriver au château ?

ROZO.

Une heure et demie ou deux heures, quand on marche derrière les mulets.

GILBERT.

C’est une promenade, et nous arriverons avant la pluie. Allons, señora, dans une heure et demie, je rendrai mes comptes à votre beau fiancé... Adieu, seigneur alcade ! adieu, tous !

TOUS.

Adieu ! adieu !

LAZARE.

Dire que, dans deux heures, tous ces gens-là peut-être auront le cou tordu !

ROZO.

Allons souper !

TOUS.

Allons souper !

LA MORESQUE, à part, regardant Juana.

Il te faut deux heures pour aller retrouver ton beau fiancé... Je l’aurai joint dans trois minutes !

Elle disparaît.

 

 

ACTE II

 

 

Deuxième Tableau

 

Au château de Tormenar. Une vaste salle composée de colonnes encore solides, de grandes fenêtres ruinées, par lesquelles on peut apercevoir l’orage qui commence à gronder. Portes au fond et portes latérales. Vieux portraits avec cadres vermoulus. Ameublement gothique. Immense cheminée, que surmontent des armoiries sculptées.

 

 

Scène première

 

LA MORESQUE, puis GILBERT, en dehors

 

Au lever du rideau, la Moresque sort précipitamment d’une chambre à droite, et dont elle referme la porte, après avoir promené un long regard à l’intérieur. Onze heures sonnent à une horloge éloignée.

LA MORESQUE.

Il était jeune ! il était beau !... Me voilà redevenue jeune et belle !

On entend la voix des Voyageurs, qui, pendant la fin de l’orage, gravissent les rochers de Tormenar.

GILBERT, en dehors.

Par ici, señora ! par ici !... La ! bien... Encore deux marches.

LA MORESQUE.

À l’an prochain, Gilbert !

Elle s’envole par la fenêtre.

 

 

Scène II

 

GILBERT, JUANA, VOYAGEURS et VOYAGEUSES, DOMESTIQUES

 

GILBERT.

Eh bien, mais voilà une salle à manger magnifique !... Entrez, señora... Venez, messieurs ! Entrez, mesdames !

PREMIER VOYAGEUR.

Ah ! superbe, en effet.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Oh ! la belle cheminée ! Voyez donc, rien n’y manque.

TROISIÈME VOYAGEUR.

Excepté du feu !

PREMIER VOYAGEUR.

Oui, c’est vrai, nous sommes un peu mouillés ; nous aurions besoin de nous sécher.

GILBERT.

Du feu ? Nous allons en avoir dans un instant. Le bois n’est pas rare ici, et nos domestiques doivent avoir des briquets... Arrivez ici, vous autres !... Les vieilles portes et les vieux meubles serviront de fagots et d’allumettes... Allons, ici, au milieu, les provisions de bouche... Ah çà ! mais que disaient donc ces imbéciles, que nous ne trouverions rien dans le château ? On y trouve de tout, au contraire, même des tables !

Les Domestiques apportent les provisions. Les uns mettent le couvert et allument des bougies, les autres font du feu.

Fameuse table, ma foi ! les douze pairs pouvaient en avoir une plus longue, mais ils n’en avaient pas une plus solide...

À Juana.

Ah ! pardon, mademoiselle, j’oublie toujours voire tristesse, ou plutôt je m’en souviens, et je voudrais la dissiper.

JUANA.

Vous avez entendu sonner onze heures comme nous entrions dans ce château ?

GILBERT.

Oui.

JUANA.

Eh bien, don Luis n’est pas encore arrivé !

GILBERT.

Oh ! quant à cela, il ne faut pas vous inquiéter : les chemins sont atroces ! l’orage en a fait des ravins et des fondrières. À douze que nous sommes, c’est tout au plus si nous avons réussi à les franchir ; songez combien un seul voyageur aura de peine.

JUANA.

Oh ! c’est aussi à cela que je songe, avec terreur même.

GILBERT.

Rassurez-vous ! D’ailleurs, don Luis ne viendra probablement pas seul ; il se sera fait accompagner de quelque domestique.

JUANA.

Notre secret n’est point de ceux que l’on confie à des étrangers ; non, don Luis n’aura rien dit à personne, don Luis viendra seul.

GILBERT.

Tant mieux ! cela prouve que don Luis est un cavalier résolu, robuste et adroit. D’ailleurs, celui que vous avez choisi, señora, ne peut être un homme ordinaire.

JUANA.

Don Luis est brave et porte une vaillante épée ; mais il y a des périls qui ne peuvent être combattus par l’épée.

GILBERT.

Comment ! vous, mademoiselle, vous, si courageuse tout à l’heure contre le vent, contre l’éclair, contre la foudre, contre les dangers réels enfin, voilà que vous vous laissez aller à de chimériques terreurs ?

JUANA.

Seigneur Gilbert, ce que je vais vous dire, pardonnez-le-moi : peut-être mon cœur n’avait-il qu’une somme de forces que la fatigue et l’orage ont épuisées ; peut-être cédai-je en ce moment à l’influence invincible d’un pressentiment qui m’obsède ; mais autant j’étais résolue, ardente, joyeuse quand nous nous sommes mis en marche, et que j’ai cru que j’allais revoir don Luis, autant je suis abattue, inerte, triste à l’heure qu’il est.

GILBERT.

Mais, il n’y a qu’un instant, vous riiez encore à mon bras, dans la montagne, quand la mule qui portait nos vivres, entraînée par le courant, a menacé, au rebours du miracle de Cana, de changer notre vin en eau !

JUANA.

Oui, c’est vrai ; mais, depuis quelques minutes, tenez, au moment même où j’ai mis le pied sur le seuil de ce château, j’ai senti le froid de la peur envahir tout mon être ; je n’ose avancer, je n’ose regarder autour de moi, je n’ose m’asseoir, je n’ose ou plutôt je ne puis respirer. Je suis pareille à ces malheureux oiseaux qui, en becquetant un grain, font tomber sur eux la trappe d’une cage ; il me semble, enfin, que si je prononce une parole, que si je fais un pas, que si je risque un geste, je vais faire choir sur ma tête quelque épouvantable malheur.

GILBERT.

Oh ! señora, je maudis ces murailles noires, puisqu’elles vous inspirent de pareilles idées. Allons, voyons, du courage ! Regardez-les bien en face !... Un peu humides, c’est vrai ; tapissées d’un grand nombre de toiles d’araignée, je le confesse ; mais d’honnêtes murailles au fond, et qui tout à l’heure, aux clartés des bougies, à la chaleur d’un bon feu, au parfum d’un excellent souper, au bruit des assiettes et des verres, bruit dont elles sont désaccoutumées depuis longtemps, vont se dégourdir, s’égayer, revivre, et ne vous renverront plus que de gais échos et des présages hospitaliers. Allons, allons, asseyez-vous, et chassez toutes ces sombre idées.

JUANA.

Vous êtes bon, monsieur le comte, et vous me traitez en sœur, comme vous me l’aviez promis. Oh ! que n’est-il déjà ici, mon cher don Luis, pour m’aider à vous payer ma dette !

Les Domestiques posent les bougies sur la table.

GILBERT.

La ! voyez, grande illumination ! Ces reflets d’or vont s’échapper par les fenêtres et servir de guide aux voyageurs égarés dans la montagne.

PREMIER VOYAGEUR.

Au moins, s’il y a ici des fantômes, on les verra.

GILBERT.

Je crois peu aux fantômes, bien que Breton, enfant du manoir de Tiffauges et presque filleul de la fée Mélusine ; mais je crois beaucoup aux voleurs, aux bandits, aux assassins des sierras espagnoles, mais je crois beaucoup à l’audace, à la ruse de ces messieurs. Je les soupçonne capables d’avoir assassiné ici des voyageurs et de ne leur avoir pas volé leur bourse, afin d’accréditer dans le canton la présence de créatures surnaturelles.

PREMIER VOYAGEUR.

Et dans quel but, comte Gilbert ? Dites-nous cela, voyons.

GILBERT.

Parbleu ! dans le but de s’établir commodément au vieux château de Tormenar, qui règne sur des gorges presque inaccessibles ; dans le but d’en éloigner archers et alguazils, qui pourraient avoir l’idée de les troubler dans leurs opérations. Mais, avec nous, ces messieurs perdront leur peine ; nous allons mettre auprès de nous nos armes ; nous placerons une sentinelle à la porte, une autre à la fenêtre, et malheur à quiconque essayera de nous faire peur ! Soyez donc bien rassurées, mesdames ; vous avez séché vos mantes à ce bon feu, le souper est prêt ; prenez place à la table, qui n’a pas trop mauvaise mine.

JUANA.

Mon Dieu ! si, par un signal quelconque, on pouvait lui indiquer que nous sommes ici ?

GILBERT.

Oh ! c’est bien facile !

À un Domestique.

Donne-moi ce cor.

Il sonne une fanfare.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Allons, à table, mesdames ! à table, messieurs !

GILBERT.

Amis, veuillez laisser une place vide auprès de la señora... Vous savez pour qui, chère petite sœur.

JUANA.

Merci !

GILBERT.

Vous allez voir une chose, messieurs : c’est que les poulets de notre hôte vont nous sembler bien meilleurs ici que dans son hôtellerie.

PREMIER VOYAGEUR.

Et le vin donc, comme il a gagné au trajet !...

GILBERT.

Messieurs, nous sommes dans le pays de Sancho, dans le royaume des proverbes, et, vous le savez, les voyages forment la jeunesse. Señora, je vous en supplie, deux gouttes de ce vin... un morceau de ce pâté de lièvre...

JUANA.

Impossible ! j’ai le cœur serré malgré moi. Ne vous occupez donc plus, je vous en prie, de ma sotte personne. Oh ! si vous saviez combien je m’en veux de jeter ainsi de la tristesse sur votre charmante collation !

DEUXIÈME VOYAGEUR.

La señora est triste ?

JUANA.

Non, monsieur, non !

PREMIER VOYAGEUR.

Ce ne serait pas étonnant : l’aspect de Tormenar n’est pas précisément joyeux.

GILBERT.

Le fait est que ce n’est ni Versailles ni Trianon ; mais enfin on est à couvert.

TROISIÈME VOYAGEUR.

Eh ! dites donc, il pleut là-haut.

GILBERT.

En vérité, le châtelain n’a pas d’ordre ; il devrait faire recrépir les plafonds.

PREMIER VOYAGEUR.

Dites donc, comte, est-ce qu’il est dans ce genre-là, votre château de Tiffauges ?

GILBERT.

Un peu mieux clos, mais un peu plus sombre.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Il me semble que, pour un Breton, pour un filleul de Mélusine, comme vous disiez tout à l’heure, vous êtes bien incrédule à l’endroit des apparitions !

GILBERT.

Oh ! non pas, au contraire ; peste ! je ne serais pas de mon pays. Seulement, je dis qu’il y a longtemps que je n’en ai vu.

PREMIER VOYAGEUR.

Comment ! il y a longtemps ?

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Depuis combien d’années, comte ?

GILBERT.

Hélas ! depuis que je suis homme, depuis que j’ai écarté de moi, à l’aide de cette froide et triste lumière qu’on appelle la raison, ces naïves et mystérieuses croyances de la première jeunesse.

TROISIÈME VOYAGEUR.

Alors, vous croyez aux créatures surnaturelles, aux ondins, aux farfadets, aux sylphes, aux fées ?

GILBERT.

Mais oui, sans doute. Pourquoi voulez-vous que la chaîne des êtres s’arrête justement à l’homme ?

TROISIÈME VOYAGEUR.

Dame, je crois à ce que je vois et à ce que je sens : je crois à ce verre de vin parce que je tiens ce verre et que je bois ce vin ; mais je ne puis croire à ce que je ne sens pas, à ce que je ne vois pas.

GILBERT.

Et vous avez tort, marquis... Il y a des animaux tellement imperceptibles, qu’on ne peut les voir qu’à l’aide d’un microscope inventé l’an passé, je crois ; eh bien, de ce que, depuis six mille ans, on ne voyait pas ces animaux faute d’un microscope, s’ensuit-il que ces animaux n’existent pas depuis six mille ans ? S’il y a des êtres infiniment petits, invisibles à cause de leur petitesse, ne peut-il pas exister des créatures invisibles à cause de leur transparence, et à qui Dieu, dont ils sont les messagers, permet quelquefois de revêtir la forme humaine pour nous révéler une joie ou nous avertir d’un malheur ? Oh ! marquis, n’allez pas rire de ces énormités-là. Chez nous, nous n’avons pas un paysan qui ne possède son lutin, qui mêle le crin de ses chevaux ou la quenouille de lin de sa fille ; nous n’avons pas un meunier qui ne possède ses follets, dansant sur les marais et sur les étangs, pas un pêcheur qui n’ait sa dame des eaux, lui prédisant l’orage et le beau temps, lui disant quand il peut s’aventurer sur la mer ou quand il doit rentrer dans le port.

PREMIER VOYAGEUR.

Et vous, qu’avez-vous au château de Tiffauges ? lutin, follet ou dame des eaux ?

GILBERT.

Moi, j’ai la tapisserie de la fée.

TOUS.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

GILBERT.

Oh ! c’est un de ces rêves de jeunesse dont je vous parlais tout à l’heure. Les châtelaines de Tiffauges ont l’habitude de mettre leur premier-né au jour dans ce qu’on appelle au château la chambre de la Tapisserie. Sur cette tapisserie sont représentées la fée Mélusine et toute sa cour. Eh bien, est-ce un rêve, comme je le disais tout à l’heure, est-ce une réalité : quand j’étais enfant, couché dans mon berceau, et que les rayons de la lune entraient par l’immense fenêtre, à minuit, je me réveillais, et alors, à mon grand plaisir, je voyais descendre tous les personnages de la tapisserie : le joueur de musette faisait danser, au son de son instrument muet, de silencieux quadrilles, dont on n’entendait pas les pieds résonner sur le parquet ; un chasseur poursuivait un cerf avec sa meute tout autour de la chambre ; les oiseaux s’envolaient et venaient me rafraîchir le visage aux battements de leurs ailes ; enfin, la fée elle-même venait à moi, toute blanche, toute pâle, toute souriante, et elle m’agitait doucement dans mon berceau en murmurant une chanson que j’ai bien certainement sue dans mon enfance, mais dont l’air et les paroles se sont perdus depuis dans le bruit et l’agitation de ce monde, tout de matérialisme et de réalité.

JUANA.

Oh ! comme je crois à tout cela, moi !

PREMIER VOYAGEUR.

En effet, chaque pays a sa superstition. Tenez, par exemple, j’ai voyagé en Épire, moi ; eh bien, les légendes changent avec le caractère des habitants, avec l’aspect du pays. Là, ce n’est plus la fée bienveillante, le follet inoffensif, le lutin railleur, non ! C’est la goule terrible, malfaisante, mortelle ; la femme spectre, revêtant l’apparence de la beauté, les formes de la jeunesse, pour mieux dresser ses pièges, et s’attaquant surtout aux jeunes hommes les plus beaux, les plus frais, dont elles boivent le sang avec délices !

JUANA.

Horreur !

GILBERT.

Si vous étiez Française, mademoiselle, vous connaîtriez, du moins par la traduction de notre ingénieux compatriote Galland, l’histoire d’une goule, laquelle avait épousé un beau jeune homme, qui, ne lui voyant manger pour toute nourriture que quelques grains de riz avec de petites baguettes d’ivoire, la suivit une nuit et la vit, à sa grande terreur, faire un de ces sanglants festins dont parlait tout à l’heure le marquis.

JUANA.

Et vous avez vu une de ces créatures ?

PREMIER VOYAGEUR.

C’est-à-dire, señora, que j’ai vu une femme qui passait pour telle.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Et c’était ?...

PREMIER VOYAGEUR.

Une femme comme toutes les femmes, à peu près ; seulement, peut-être un peu plus grande, un peu plus pâle, un peu plus maigre que les femmes ordinaires, avec des yeux fixes et chatoyants comme ceux des hiboux.

GILBERT.

Était-elle belle, au moins, avec tout cela ?

PREMIER VOYAGEUR.

Oui, plutôt belle que laide, mais d’une, beauté singulière cependant.

JUANA.

Belle ! un pareil monstre !

PREMIER VOYAGEUR.

Oh ! señora, détrompez-vous : ces dames sont fort coquettes ; elles ne prennent point au hasard l’homme à qui elles réservent le funeste présent de leur infernal amour... Celui qu’elles ne trouvent pas digne d’elles, elles le laissent vivre ; mais qu’un homme soit beau, soit aimé d’une autre femme, jeune et belle, elles tressaillent de joie, car elles ont à la fois un homme à tuer et une rivale à désespérer. Alors, elles s’embusquent dans quelque solitude, elles guettent le passage de leur victime, l’endorment au murmure de leurs grandes ailes, et, quand il est endormi, dans un baiser mortel, elles aspirent son sang et sa vie ; puis, invisibles, elles assistent à la douleur de la fiancée, dont elles boivent les larmes avec une volupté égale à celle qu’elles ont eue à boire le sang.

JUANA.

Seigneur ! seigneur ! par pitié, ne dites pas cela.

GILBERT.

En effet, nous avons une lugubre conversation pour des gens venus ici dans l’intention de se réjouir.

JUANA, prenant Gilbert à part.

Seigneur Gilbert, je vous en supplie, allons au-devant de don Luis, ne fût-ce que jusqu’à la porte extérieure ; allons ! je meurs d’inquiétude et d’effroi. Je sais bien que vous allez me dire : « Contes d’enfants, rêves chimériques ! » Je vous le répète, j’ai peur pour don Luis ; j’ai peur pour mon fiance, j’ai peur !...

GILBERT.

Voyons, rassurez-vous, señora, et, croyez-moi, chassez l’inquiétude qui emplit de larmes vos beaux yeux. Certains voyageurs attendus n’arrivent pas à cause de l’orage qui a ravagé les chemins ; nous les verrons arriver demain à l’aurore, bien secs et bien roses, au souffle frais de la brise matinale. Ne trouvez-vous pas quelque chose de doux, d’ailleurs, à entendre ces histoires effrayantes auprès d’un bon feu qui rassure, en compagnie d’une troupe d’amis déterminés ? Au dehors, le vent siffle, les brandies craquent, les oiseaux de nuit, effarés, s’entrechoquent dans les airs ; nous, ici, nous savourons le festin de noces de l’hôtelier, nous buvons à la santé de ceux qui nous sont chers, et, nous tenant par la main, nous défions lutins, voleurs, goules et vampires !

JUANA.

Comte, je vous prie, allons au-devant de don Luis ?

GILBERT.

Faisons mieux : cette fenêtre donne sur la rampe qui conduit au château ; montons sur le balcon avec une torche. Appelons même, si vous voulez ; si don Luis est dans les environs, il faudra qu’il nous voie et nous entende.

JUANA.

Oui, vous avez raison ; venez !

PREMIER VOYAGEUR.

Souffririez-vous, madame ?

GILBERT.

Non, marquis ; mais votre récit a impressionne la señora, et je la conduis jusqu’à cette fenêtre, pour lui faire respirer l’air frais de la nuit.

TROISIÈME VOYAGEUR.

Diable ! il me semble qu’il n’y a pas besoin d’aller jusqu’à la fenêtre pour cela.

GILBERT, appelant par la fenêtre.

Don Luis ! don Luis !

JUANA.

Luis ! Luis !

TROISIÈME VOYAGEUR.

La pauvre enfant a eu peur ! Dites donc, chevalier, qu’eût-ce donc été si vous lui aviez raconté l’histoire du vampire.

PREMIER VOVAGEUR.

Comment ! vous avez vu un vampire ?

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Non, pas précisément ; mais...

TROISIÈME VOYAGEUR.

Oh ! ne craignez rien, elle est sur la fenêtre et ne peut vous entendre ; vos dames sont braves comme des Bradamante ou des Clorinde.

GILBERT, appelant de nouveau.

Don Luis ! don Luis !

JUANA.

Luis ! Luis !

PREMIER VOYAGEUR.

Vous n’avez pas vu un vampire ? Mais j’y tiens beaucoup, à votre vampire, moi : je voudrais le marier avec ma goule.

DEUXIÈME VOVAGEUR.

Je disais donc que je n’avais pas vu un vampire ; mais je logeais à Pern, dans une maison habitée par des juifs auxquels un vampire rendait visite ; ces juifs, banquiers et fort riches, avaient plusieurs filles et, entre autres, une adorable créature de seize à dix-sept ans : j’ai vu son portrait, et, en vérité, c’était merveilleux !

GILBERT.

Don Luis ! don Luis !

JUANA.

Luis !... Ah !...

PREMIER VOYAGEUR.

Qu’y a-t-il ?

TROISIÈME VOYAGEUR.

Rien, continuez ; c’est leur torche qui s’est éteinte.

JUANA.

Ah ! mon Dieu, je me meurs !

TOUS.

Continuez, continuez !

Gilbert referme la fenêtre.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

La nuit, quand tout dormait dans la maison, quand les lumières mouraient une à une, dès qu’on avait entendu sonner douze coups à l’horloge...

TROISIÈME VOYAGEUR.

Tiens, voilà justement minuit qui sonne !

GILBERT.

N’ayez pas peur, señora, je suis là.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Alors, un bruit pareil au bruissement du vent retentissait dans les escaliers, des feux sinistres et blafards couraient dans les corridors, et soudain, au dernier coup de l’horloge, la porte s’ouvrait lentement, et, pâle, livide, apparaissait le vampire... Ah !...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LORD RUTHWEN

 

TOUS.

Qui êtes-vous ?

GILBERT.

Que voulez-vous ?

RUTHWEN.

Oh ! pardon, cent fois pardon, mesdames !... Excusez-moi, messieurs !... Vous me demandez qui je suis ?... Je suis un voyageur renvoyé, comme vous, de l’hôtellerie du señor Rozo, qui marie sa fille. On m’a appris là qu’une joyeuse compagnie avait monté bravement au château de Tormenar ; et, en effet, d’en bas, j’ai vu les fenêtres qui semblaient jeter des flammes. Ce que je veux ? Mais, puisque vous avez trouvé ici un bon gîte, je désire tout simplement que vous daigniez m’admettre parmi vous. J’apporte mes provisions et mes armes. Je suis lord Ruthwen, pair d’Angleterre, votre bien dévoué serviteur. Remettez votre épée au fourreau, messieurs ; et vous, mesdames, pardonnez-moi de ne point m’être fait annoncer ; mais je n’ai trouvé personne dans l’antichambre.

GILBERT.

C’est à nous de vous demander pardon, milord ; mais votre arrivée ici, au milieu de ces ruines, était si inattendue... Rassurez-vous, Juana.

RUTHWEN.

Oh ! mais je m’en veux effroyablement. Comment ! madame, c’est mon apparition qui vous fait ainsi paie et tremblante ?

JUANA.

C’est qu’en vérité, milord, votre arrivée coïncidait si étrangement avec l’histoire que l’on racontait ici...

RUTHWEN.

Et quelle histoire racontait-on ?

GILBERT.

Mais on parlait...

RUTHWEN.

De quoi ?

TROISIÈME VOYAGEUR.

D’un vampire, milord.

RUTHWEN.

Ah ! ah ! d’un... ?

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Je disais qu’en Hongrie, il n’est pas rare d’entendre raconter les histoires les plus terribles.

RUTHWEN.

Oui, certes ; mais il y a une chose plus rare, c’est de voir les héros de ces histoires. Moi aussi, mesdames, j’ai voyagé en Hongrie, et je n’ai jamais rien vu.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Mais, enfin, ne vous a-t-on pas dit... ?

RUTHWEN.

Vous plait-il, mesdames, que nous parlions de choses plus gaies ?

JUANA.

Oh ! quant à moi, je vous supplie.

GILBERT.

Milord, permettez-moi d’abord de vous apprendre avec qui vous vous trouvez. M. le marquis d’Hecquerey, avec sa femme et ses deux filles ; M. le chevalier Marini ; et, quant à moi, milord, je suis le comte Gilbert de Tiffauges. Maintenant, milord, soyez le bienvenu. Vous avez, dites-vous, des armes ?

RUTHWEN.

Voici.

GILBERT.

Des provisions ?

RUTHWEN.

Mon valet amène ici une mule qui les porte.

GILBERT.

Mais je ne le vois pas !

RUTHWEN.

Oh ! je l’ai laissé en arrière, se débattant avec l’animal ; c’est fort entêté, une mule, et celle-là sans doute connaissait la légende du château de Tormenar ; si bien qu’à toute force, elle ne voulait pas monter.

GILBERT.

Mais votre domestique va se perdre, peut-être ?

RUTHWEN.

Oh ! il n’y a pas de danger : c’est un garçon du pays, que j’ai pris là-bas, à l’hôtellerie de maître Rozo. Il cherchait un maître, je l’ai engagé. Eh ! je l’entends !... Arrive, garçon ! arrive !

 

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LAZARE

 

LAZARE.

C’est égal, m’y voici ! Eh bien, ma parole d’honneur, je ne savais pas qu’un homme pût être assez brave pour avoir tant peur sans en mourir !

GILBERT.

Mais c’est ce poltron de Lazare.

LAZARE.

Poltron ! et c’est ici que vous me dites cela !

GILBERT.

Comment diable t’es-tu décidé à monter à Tormenar ?

LAZARE.

Écoutez donc ! j’avais déjà manqué deux occasions : madame et vous. Qui ne risque rien n’a rien, je me suis jure de ne pas laisser échapper la troisième. C’est monsieur qui s’est présenté ; ce n’est pas celui qui me plaît le plus, non, je dois le dire ; mais c’est lui qui est venu le dernier...

Regardant autour de lui.

Ils y sont encore tous en bon état !

JUANA.

Mon ami...

LAZARE.

Ah ! c’est vous, señora ?

JUANA.

Oui... Tu n’as vu que milord à l’hôtellerie ?

LAZARE.

Je n’ai vu que milord à l’hôtellerie, oui, señora ; s’il en était venu un autre, je vous assure que je l’eusse choisi.

TROISIÈME VOYAGEUR.

Mais vous ne buvez ni ne mangez, milord ?

RUTHWEN.

Le froid m’a ôté l’appétit.

LAZARE.

Tiens, que c’est drôle, que le froid lui fasse cet effet-là ! il me fait l’effet contraire, à moi. Bon ! voilà que je n’ai pas le même caractère que mon maître... Oh ! celui qui m’aurait dit que je souperais au château de Tormenar...

TROISIÈME VOYAGEUR.

Mais enfin qu’a-t-il donc, ce fameux château de Tormenar ?

PREMIER VOYAGEUR.

Quant à moi, il me semble que c’est un château comme les autres.

LAZARE.

Oui, comme tous les autres !... Il est gentil, le voyageur !

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Absolument pareil ; un peu moins délabré peut-être, voilà tout.

LAZARE.

Voilà tout ! Mais vous ne savez donc pas ce qui s’est passé, au château de Tormenar ?

GILBERT.

Ici ?

LAZARE.

Oui, ici, dans la chambre même où nous sommes.

PREMIER VOYAGEUR.

Ah ! messieurs, chacun de vous a raconté son histoire ; il faut que ce brave garçon nous raconte la sienne. Je parie tout ce qu’on voudra qu’elle ne sera pas si lugubre que la nôtre.

LAZARE.

Moi raconter l’histoire du comte de Tormenar, ici, dans le château de Tormenar même ? Allons donc, jamais !

PREMIER VOYAGEUR.

Pourquoi donc cela ?

LAZARE.

Mais parce que je me sentais déjà presque mourir de peur quand je la racontais à deux lieues d’ici... et qu’en la racontant dans ce château, je craindrais de mourir tout à fait !

PREMIER VOYAGEUR.

Allons, approche, et bois ce verre de vin.

LAZARE.

Oh ! pour cela, oui, je ne demande pas mieux ; mais, pour l’histoire, non, non ! je ne me fais pas de ces tours-là, à moi-même... Ah ! je ne dis pas si j’avais deux ou trois verres de vin comme celui-là dans la tête.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Un second, mon ami, et à votre santé !

LAZARE.

Vous me faites honneur !... Ah ! il n’y a pas à dire, voilà de joli vin ! Ça n’est pas de chez maître Rozo.

PREMIER VOYAGEUR.

Si fait.

LAZARE.

C’est de chez maître Rozo ?

TROISIÈME VOYAGEUR.

Assure-t’en.

LAZARE.

Il faut que je me sois trompé de pièce.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Eh bien, voilà que tu as bu tes trois verres de vin.

LAZARE.

Vous croyez ?

GILBERT.

Tu disais donc qu’il y a un comte de Tormenar.

LAZARE.

Non, non, ce n’était pas un comte de Tormenar... Il y en avait trois.

PREMIER VOYAGEUR.

Trois ?

LAZARE.

Oui... Il y avait donc trois comtes de Tormenar... Voyez-vous, il y en a qui disent qu’il y a cinquante ans que cela s’est passé, d’autres qui disent qu’il y a mille ans, et puis d’autres qui disent que cela ne s’est pas passé du tout

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Mais enfin, à l’heure qu’il est, n’existe-t-il donc plus de comte de Tormenar ?

LAZARE.

Mais qu’est-ce que cela vous fait, je vous le demande ?

PREMIER VOYAGEUR.

Dame, quand on a été bien reçu chez les gens, on désire savoir si on les rencontrera un jour pour leur faire ses remerciements.

LAZARE.

Ah ! vous n’en rencontrerez pas, soyez tranquille ; ou, si vous en rencontrez un, c’est un arrière-petit-cousin, un collatéral qui ne porte pas même le nom de la famille.

DEUXIÈME VOYAGEUR.

Enfin, pour en revenir à ces trois comtes ?...

LAZARE.

Eh bien, je disais donc que chacun d’eux avait un château en Catalogne ; l’un des châtelains, le plus jeune et le plus  scélérat, invita ses deux frères à souper chez lui ; c’était justement celui qui habitait le château...

TROISIÈME VOYAGEUR.

Ah ! diable !

LAZARE.

Tenez-vous beaucoup à savoir la fin de l’histoire ?

TOUS.

Mais certainement, pardieu !

LAZARE.

C’est que j’aimerais autant ne pas la dire.

TOUS.

La fin de l’histoire ! la fin de l’histoire !

LAZARE.

Le plus jeune et le plus scélérat des trois invita ses deux frères à souper ; il illumina le château comme pour un jour de fête, il prépara tout comme s’ils devaient venir...

GILBERT.

Comme s’ils devaient venir ?

LAZARE.

Oui ; mais il savait bien qu’ils ne viendraient pas, le gueux ! puisqu’il les avait fait assassiner sur la route !

RUTHWEN.

Ah ! ah !... Mais savez-vous que votre histoire est charmante, mon ami ? Je suis bien aise de vous avoir pris à mon service ; quand vous n’aurez rien à faire, vous me raconterez de ces histoires-là.

LAZARE.

Milord est bien bon !... Il les avait donc fait assassiner dans la montagne, et, comme il était tout naturellement leur héritier, puisqu’il les avait fait assassiner, et leurs enfants avec eux, il hérita.

TROISIÈME VOYAGEUR.

Vous aviez oublié la circonstance des enfants, qui était très importante.

LAZARE.

Je l’avais oubliée, c’est vrai ! Mais ça ne fait rien, puisque je m’en suis souvenu. Il hérita donc de trois châteaux.

PREMIER VOYAGEUR.

De deux, mon ami, puisque le troisième était à lui.

LAZARE.

C’est juste ; mais voilà qu’il lui arriva une chose...

TROISIÈME VOYAGEUR.

Laquelle ?

LAZARE.

Oh ! une mauvaise affaire tout à fait.

GILBERT.

Voyons !

LAZARE.

Voilà que, toutes les fois qu’il voulait se mettre à table, il trouvait un de ses frères qui était déjà à table avant lui ; voilà que, toutes les fois qu’il voulait se mettre au lit, il trouvait un de ses frères couché dans la ruelle.

RUTHWEN.

Mon cher Lazare, je double vos gages.

LAZARE.

Je remercie bien milord. Je sais encore beaucoup d’histoires comme celle-là, et, s’il veut, j’en puis apprendre d’autres.

RUTHWEN.

Ah ! celle-là suffit, pourvu que vous l’acheviez.

PREMIER VOYAGEUR.

Mais elle est finie, sans doute ?

LAZARE.

Ah bien, oui ! le scélérat avait trois enfants, trois fils beaux et forts ; l’un étudiait à l’université de Salamanque, l’autre à l’université de Valladolid, et le troisième à celle de Coïmbre ; il les fit venir tous trois et résolut d’aller avec eux visiter les châteaux de ses frères, qu’il n’osait visiter seul.

TROISIÈME VOYAGEUR.

C’est concevable.

LAZARE.

Au premier voyage qu’il fit dans l’un des châteaux, son fils ainé mourut. Du premier, il passa dans le second, et il y perdit son fils cadet. Il s’obstina alors à retourner dans le premier, il y laissa son troisième fils.

PREMIER VOYAGEUR.

Mais, puisqu’il était averti, que diable allait-il y faire dans cette galère ?

LAZARE.

Oui, voilà, qu’allait-il faire dans ce château ?... Il paraît que c’est ce qu’il dit aussi ; de sorte que, n’osant retourner dans les autres, n’osant revenir dans le sien, il entra dans un couvent, où il avoua son crime, fit pénitence et mourut en odeur de sainteté. Depuis ce temps, les trois châteaux sont abandonnés, et, quand, par hasard, des voyageurs s’y arrêtent pour passer la nuit, le lendemain, on en trouve toujours un ou deux de morts. C’est immanquable, cela !

RUTHWEN.

En ce cas, messieurs, la mauvaise chance sera pour moi.

GILBERT.

Pourquoi cela ?

RUTHWEN.

Parce que je suis arrivé le dernier et que, d’habitude, c’est sur le dernier que cela retombe.

LAZARE.

Mais non, mais non ; c’est moi qui suis arrivé... Un instant ! un instant ! Mon Dieu ! que je suis donc bête de me raconter à moi-même des histoires qui me font des peurs pareilles.

GILBERT.

Bravo ! bravo, Lazare ! tu as raconté à merveille. N’est-ce pas, messieurs ? n’est-ce pas, mesdames ?

TOUS, riant.

À merveille ! à merveille, Lazare !

LAZARE.

Ces messieurs sont trop bons ; ces dames sont trop bonnes.

GILBERT.

Cependant tu as oublié une chose...

LAZARE.

Vous croyez ?

GILBERT.

Tu as oublié de nous dire pourquoi le collatéral, tu sais, l’arrière-cousin...

LAZARE.

Oui, l’héritier.

GILBERT.

Eh bien, pourquoi n’habite-t-il pas l’un ou l’autre de ces trois châteaux ?

LAZARE.

Bon ! il n’a garde ! il sait qu’on a le cou tordu dès qu’on y met le pied, et préférablement les gens de la famille ; or, comme il est de la famille...

PREMIER VOYAGEUR.

Il vit donc toujours ?

LAZARE.

Dame, on le dit.

TROISIÈME VOYAGEUR.

Et sait-on son nom ?

LAZARE.

Attendez donc, je le savais ; il s’appelait, il s’appelait... J’y suis ; il s’appelait don Luis de Figuerroa.

JUANA.

Don Luis de Figuerroa !... mon Dieu ! mon Dieu !

GILBERT.

Malheureux !

LAZARE.

Quoi donc ? Ah ! m’avez-vous fait peur, vous !

JUANA, à Gilbert.

Vous l’avez entendu ! toutes les fois qu’un héritier de Tormenar touche le seuil d’un de ces châteaux, il meurt !

RUTHWEN.

Monsieur le comte, je crois qu’il serait temps de s’occuper de chercher un endroit où ces dames pussent passer la nuit.

Les Voyageurs se lèvent. Les Domestiques desservent et emportent la table.

GILBERT.

Lazare !

LAZARE.

Seigneur comte ?

GILBERT.

Il y a des mantes et des couvertures sur les mules, n’est-ce pas ?

LAZARE.

Oui, seigneur comte.

GILBERT.

Eh bien, fais une distribution. – Chevalier, installez-vous avec ces messieurs dans la pièce voisine.

TROISIÈME VOYAGEUR.

Très bien.

GILBERT.

Marquis !

PREMIER VOYAGEUR.

Oh ! ne vous inquiétez pas de moi, ni de ces dames : nos gens nous ont trouvé et chauffé une espèce de petit salon.

GILBERT.

À merveille ! Vous, señora...

JUANA.

Moi, monsieur, je passerai la nuit là, sur une chaise.

GILBERT.

Oh ! non, impossible ! cette salle est ouverte à tous les vents,

Allant ouvrir une chambre à gauche.

tandis que, tenez, là, en vérité, vous serez aussi bien que dans votre cellule d’Huescas ; vous reposerez jusqu’au jour, qui viendra dans deux heures.

JUANA.

Que cette chambre est sombre ! on dirait un gouffre !...

GILBERT.

Si vous le désirez, dona Juana, je resterai près de vous.

JUANA.

Non, non, c’est de la folie... Je prendrai cette chambre, monsieur le comte.

RUTHWEN, saluant.

Señora...

JUANA, tressaillant.

Oh !...

GILBERT.

C’est milord qui prend congé de vous, Juana.

JUANA.

Milord !

GILBERT, à Ruthwen.

Mais, vous, où vous logerez-vous ?

RUTHWEN.

Oh ! ne vous inquiétez pas de moi ; je chercherai, je trouverai.

GILBERT.

Eh bien, mes amis, voilà que nous avons passé l’heure des aventures fatales ; le sombre minuit a tinté sans amener d’autre catastrophe que l’arrivée d’un nouveau compagnon, le bienvenu parmi nous. Les voleurs semblent s’être résignés à nous laisser en possession du château, les goules ne se montrent pas, les vampires se cachent...

RUTHWEN.

Adieu, mesdames ! Bonne nuit, messieurs !

GILBERT.

À demain, mes amis ! à demain !

TOUS.

Bonsoir ! adieu !

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

GILBERT, LAZARE, JUANA, RUTHWEN

 

GILBERT.

Bien, c’est cela ! dormons sur les deux oreilles, mais veillons des deux yeux.

LAZARE.

Comme c’est amusant !

GILBERT.

Eh bien, garçon, tu ne suis pas ton maître ?

RUTHWEN.

Je le lui défends.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

JUANA, GILBERT, LAZARE

 

LAZARE.

Comme il fait bien de me le défendre ! s’il me l’avait ordonné, je n’y serais pas allé.

GILBERT.

Et pourquoi cela ?

LAZARE.

Tiens ! je suis presque accoutumé à cette salle, il y fait clair, ou à peu près ; voulez-vous que j’aille me fourrer dans ces corridors sombres, pleins de chats-huants ou de chauves-souris ?

GILBERT.

C’est bien, fais comme tu voudras... Voyons, ma chère Juana, voyons, ma petite sœur, vous rassurez-vous un peu ?

JUANA.

Il le faut bien.

GILBERT.

Vous savez bien que je suis là... Je vais me coucher sur mon manteau près de la cheminée ; un soupir de vous, je l’entendrai.

JUANA.

Merci, mon loyal, merci, mon généreux frère !

GILBERT.

Priez pour moi ce soir, et, comme je suis sûr que mon autre sœur de Tiffauges, Hélène, en a fait autant, deux anges auront parlé de moi cette nuit au Seigneur... Suis-je heureux !

JUANA.

Comme vous le méritez... Bonsoir, cher frère.

Elle va à la fenêtre.

GILBERT.

Où allez-vous ?

JUANA.

Le temps s’éclaircit, la nuit est belle, la lune va se lever bientôt.

GILBERT.

Elle éclairera les voyageurs perdus dans la montagne et les remettra dans le bon chemin.

JUANA, regardant en dehors.

Rien ! personne !

GILBERT.

Du courage, Juana !

JUANA.

Don Luis, mon amour !

GILBERT.

Allons, ma sœur, voulez-vous rester avec moi près de ce feu ? Cela vous rassurera-t-il ? Ou bien aimez-vous mieux passer tranquillement la nuit dans cette chambre en songeant à don Luis ?

JUANA.

En songeant à don Luis ?... Oui, vous avez raison, Gilbert. Adieu, mon ami !

GILBERT.

Au revoir, voulez-vous dire ?

JUANA.

Adieu ! Si vous voyez don Luis avant moi, dites-lui combien je l’aimais, n’est-ce pas ?...

GILBERT.

Oh !

JUANA.

Combien je l’aime !

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

GILBERT, LAZARE

 

GILBERT.

Pauvre enfant ! son esprit est frappé. Il est vrai que cette absence est étrange... Il me semble qu’elle pleure.

LAZARE.

Oui, monsieur ; je crois, en effet, que la señora pleure un peu ; cela lui fera du bien. Ah ! c’est comme moi, si je pouvais...

GILBERT.

Pleurer ?

LAZARE.

Non, rire.

GILBERT.

Mais rien ne t’en empêche, parbleu ! ris tant que tu voudras.

LAZARE, essayant.

Au fait, c’est impossible... Je crois qu’il me sera encore plus facile de dormir.

GILBERT.

Eh bien, cherche un gîte, alors... Tiens, ce cabinet.

LAZARE.

Ma foi, oui ! près de vous, comme cela, je le veux bien : car vous m’ai lez beaucoup, vous. Je ne sais pas pourquoi vous me rassurez, vous, tandis que mon maître, – je n’en dis pas de mal, pauvre cher homme ! – mais il ne m’inspire rien, ou plutôt, si ! il m’inspire quelque chose : il me fait peur. Que c’est bête de juger comme cela les gens ; c’est peut-être la crème... Vous dites donc qu’il faut se coucher ?

GILBERT.

Dame, je crois qu’il est l’heure.

LAZARE.

C’est juste, il est plus que l’heure... Il faut se coucher, oui, monsieur... dans ce cabinet...

GILBERT.

Est-ce que tu as quelque chose contre ce cabinet ?

LAZARE.

Non... D’ailleurs, moi, je m’accommode de tout... On dit que je suis poltron : dehors, oui, peut-être ; mais dans les maisons...

Chantant.

Jamais ! jamais ! jamais !

GILBERT.

Allons, te décideras-tu ?

LAZARE.

Monsieur, une bonne nuit je vous souhaite ! une bonne nuit, monsieur !

GILBERT.

Merci ! Mais tu aurais aussi bien fait de ne pas me réveiller.

LAZARE.

Allons dans ma petite chambre à coucher !... Dans ma jolie petite chambre à coucher...

Il entre. On l’entend pousser un cri.

Ah !...

GILBERT.

Imbécile ! que diable fais-tu donc ?

LAZARE, reparaissant, très pâle.

Monsieur ! monsieur !...

GILBERT.

Que veux-tu encore ?

LAZARE.

Monsieur, il y a quelqu’un dans ma chambre !

GILBERT.

Allons donc !

LAZARE.

Monsieur, je vous assure...

GILBERT.

Tu te seras vu dans quelque vieille glace, niais !

LAZARE.

Je me serais vu debout, en ce cas, monsieur ; mais c’est quelqu’un qui est couché, quelqu’un qui ne remue pas... Oh la la !

GILBERT.

Prends ce flambeau.

LAZARE.

Monsieur !...

GILBERT.

Allons, éclaire-moi.

LAZARE.

Ah ! Seigneur Dieu !

Gilbert entre dans le cabinet, Lazare reste sur le seuil.

GILBERT.

Un cadavre !...

LAZARE.

Ah !...

GILBERT.

Te tairas-tu, malheureux !... Froid !... Il est bien mort !... Éclaire, te dis-je !

LAZARE.

Jamais ! jamais !

GILBERT, prenant le flambeau et éclairant le cadavre.

Un jeune homme !... souriant encore !... Une blessure à la gorge... Comme il est pâle !

LAZARE.

Jésus Dieu !

GILBERT.

Il faut cependant savoir qui ce peut-être... Un portefeuille... une lettre...

Lisant.

« Je serai en même temps que toi à Tormenar. Ménage ta vie, mon fiancé : c’est celle de ta Juana... » Don Luis de Figuerroa, le dernier des Tormenar ! Il était venu le premier au rendez-vous... Et cette pauvre enfant qui dort là, à côté de ce cadavre ! Comment lui apprendre la fatale nouvelle ? Je la tuerai en parlant !

JUANA, dans sa chambre.

Ah !...

GILBERT.

J’ai entendu un cri... On dirait sa voix.

JUANA.

Ah !...

GILBERT.

Juana ! ma sœur !...

JUANA paraît, se soutenant à peine.

À moi, Gilbert !... à... à moi !... je meurs !

 

 

Scène VIII

 

GILBERT, LAZARE, JUANA, RUTHWEN, puis TOUS LES VOYAGEURS

 

GILBERT.

Elle meurt !... Assassinée !....

S’élançant vers la chambre.

Oh ! malheur à celui...

Il frappe de son épée Ruthwen ; qui sort de la chambre.

RUTHWEN.

Ah !...

GILBERT.

Lord Ruthwen, chez Juana !

RUTHWEN.

Oui... au cri de la jeune fille, j’étais accouru... Je l’ai vue s’élancer hors de sa chambre ; je l’ai suivie pour la secourir ou la venger... Vous m’avez frappé, comte Gilbert... Je meurs !...

Tous les Voyageurs sont accourus successivement, et s’empressent autour de Juana.

GILBERT.

Mais l’assassin ?

RUTHWEN.

Enfui !... par cette fenêtre sans doute.

GILBERT.

Ô Juana !... Ô milord !

RUTHWEN.

Gilbert !...

GILBERT.

Et c’est moi qui vous ai tué ! Oh ! mais non ! nous vous sauverons, n’est-ce pas ?

RUTHWEN.

Tout serait inutile, je le sens.

GILBERT.

Mon Dieu !

RUTHWEN.

Écoutez !

GILBERT.

Me voilà ! me voilà !

RUTHWEN.

Éloignez tout le monde... Les moments sont précieux... il faut que je vous confie mes dernières volontés.

Gilbert fait signe qu’on s’éloigne.

Comte, dans la religion que je professe, il est d’usage que les morts soient déposés librement sur la terre, et non ensevelis dans des tombes... Jurez-moi qu’après ma mort, vous me porterez au penchant d’une montagne, exposé aux rayons de la lune naissante ; jurez-moi cela, comte, et je vous pardonne ma mort, et vous aurez fait pour moi tout ce que vous pouviez faire !

GILBERT.

Je vous le jure !... Mais, en attendant, du secours ! du secours !

RUTHWEN.

Inutile, la mort approche... Vous jurez ?

GILBERT.

Je le jure !

RUTHWEN.

Vous-même... la montagne... adieu !...

Il meurt.

GILBERT.

Ah !...

LAZARE, à part.

Déjà sans place !

 

 

Troisième Tableau

 

Le penchant d’une colline hérissée de roches nues. Nuit profonde. Vaste horizon sombre.

 

 

Scène unique

 

GILBERT, RUTHWEN

 

Gilbert arrive lentement, avec le cadavre de Ruthwen sur ses épaules. Il le dépose sur une roche saillante, le visage tourné à l’occident ; puis il s’agenouille un instant auprès du corps, et redescend le sentier. Dès qu’il a disparu, la lune transparaît derrière les nuages ; un coin de son disque argenté les saillies des rocs et les pitons de la montagne ; la clarté grandit et envahit peu a peu le cadavre et finit par monter jusqu’à son visage. À peine la face est-elle baignée de cette lumière, que les yeux du cadavre s’ouvrent tout grands ; sa bouche sourit lugubrement. Lord Ruthwen se met sur son séant, puis se lève tout à fait, et, après avoir secoué ses cheveux au vent, il déploie de grandes ailes et s’envole.

RUTHWEN.

Tu as tenu parole... Merci, Gilbert !

 

 

ACTE III

 

 

Quatrième Tableau

 

À Tiffauges, en Bretagne. La place du château.

 

 

Scène première

 

HÉLÈNE, JARWICK, puis LAHENNÉE

 

HÉLÈNE.

Bonne nouvelle, grande nouvelle, Jarwick !

JARWICK.

Oh ! je parie que mademoiselle aura reçu une lettre de M. Gilbert.

HÉLÈNE.

Justement ! ainsi, tu comprends, Jarwick, sans perdre une minute...

JARWICK.

Oui, il faut que tout le monde le sache !... Quelle fête cela va être dans le village, mou Dieu !... Et, sans être trop curieux, quand arrive- t-il, mademoiselle ?

HÉLÈNE.

Aujourd’hui, mon ami !

LAHENNÉE, entrant.

Aujourd’hui ? M. Gilbert arrive aujourd’hui ?

HÉLÈNE.

Aujourd’hui ! ce matin ! Il m’annonce qu’il sera ici presque en même temps que sa lettre... Oh ! cher frère !

JAKWICK.

En ce cas, comme vous dites, il n’y a pas un instant à perdre !

À la cantonade.

Hé ! les gars !... M. Gilbert qui arrive ! M. Gilbert qui arrive !...

Il sort en courant.

 

 

Scène II

 

HÉLÈNE, LAHENNÉE

 

LAHENNÉE.

Eh bien, mademoiselle, dites donc que vous n’êtes pas bénie du bon Dieu ! Vous attendez M. Gilbert depuis six mois, vous n’aviez pas de ses nouvelles ; lasse d’attendre, vous deviez vous marier demain, et voilà qu’il arrive aujourd’hui !

HÉLÈNE.

Oui, tu as raison, c’était la seule chose qui manquât à mon bonheur... Il revient, et je vais être tout à fait heureuse !

LAHENNÉE.

Mademoiselle a-t-elle quelques ordres à me donner ?

HÉLÈNE.

Quels ordres veux- tu que je donne ?... Aussitôt que je l’apercevrai, je me jetterai dans ses bras... Quant à nos bons paysans, oh ! je suis bien tranquille ! dès que l’arrivée de mon frère va se répandre, nous les verrons accourir... Eh ! tiens, les voilà déjà ! entends-tu ?...

LAHENNÉE.

Vous ne faites rien dire à M. le baron de Marsden ?

HÉLÈNE.

Si fait, mon ami, et tu préviens mon désir. Envoie quelqu’un lui annoncer que mon frère arrive ; qu’il vienne donc, puisque, demain, mon frère sera son frère. Je n’ai pas besoin de te recommander de choisir ton meilleur messager.

Entrent des Paysans et des Paysannes qui se groupent au fond.

LAHENNÉE.

Oh ! soyez tranquille, mademoiselle !

 

 

Scène III

 

HÉLÈNE, PAYSANS et PAYSANNES

 

HÉLÈNE.

Venez, mes amis !

Les Paysans et les Paysannes descendent la scène.

Eh bien, vous savez ? Oui, puisque vous avez des fleurs plein les mains.

UNE PAYSANNE.

Et des fleurs des champs, encore ! Nous savons que c’est surtout celles-là que vous aimez.

HÉLÈNE.

Oh ! les charmants bluets, et comme je vais m’en faire une belle couronne !

UN PAYSAN.

Dame, mademoiselle, je n’ose pas vous offrir ces marguerites et ces boutons d’or : vous avez de si belles fleurs dans votre jardin !

HÉLÈNE.

Donne, Yves ! donne ! Les fleurs qui poussent dans les jardins sont les fleurs des hommes ; celles qui poussent dans les champs sont les fleurs du bon Dieu !

TOUS, lui donnant des fleurs.

Tenez, mademoiselle, tenez !

HÉLÈNE.

Oh ! gardez-en pour mon frère.

TOUS.

Oui, oui, pour monseigneur, à pleines jonchées !

HÉLÈNE.

Oh ! c’est que c’est le vrai seigneur, lui ! le seigneur de nos cœurs, n’est-ce pas ? et il passe avant tous les autres... excepté toutefois avant le Seigneur Dieu... Vous savez, mes amis, les jours de retour sont des jours de fête ; non-seulement on ne travaille pas, mais encore on met ses plus beaux habits, et l’on danse... Eh bien, tantôt, nous danserons ici. Amenez tout ce qu’il y a de musiciens dans le village ; Lahennée se chargera des rafraîchissements.

UNE JEUNE FILLE, poussant un soupir.

Ah ! mademoiselle !...

HÉLÈNE.

Oui, je sais ce que tu veux dire, ma pauvre enfant... En rentrant chez toi, tu trouveras une robe neuve.

LA JEUNE FILLE.

Oh ! que Notre-Dame de Clisson veille sur vous, mademoiselle !

HÉLÈNE, à une autre jeune fille.

Toi, Marguett, prends cette croix d’or, et dis à ton fiancé de te l’attacher au cou... Toi, garçon, des rubans neufs au biniou, tu entends ? et voilà une médaille d’argent pour ton chapeau.

TOUS.

Quel bonheur ! Vive notre bonne comtesse ! vive notre chère comtesse ! vive la comtesse de Tiffauges !

HÉLÈNE.

Oui, mes enfants ; merci, merci !

Sortent les Paysans et les Paysannes.

 

 

Scène IV

 

HÉLÈNE, seule

 

C’est bon, d’être aimée ainsi ! Chaque matin, quand je descends au parterre et que je vois Dieu me sourire dans un rayon de soleil ou dans le parfum des prairies, quand j’aperçois ces bonnes créatures qui s’inclinent devant moi comme ces fleurs, non pour me rendre hommage. Dieu merci, mais pour me dire de plus près qu’elles m’aiment, alors, si heureuse que je sois, je pense que tout mon bonheur n’est pas là ; je me dis que je suis bien plus riche encore de la joie que Dieu me promet que de celle qu’il me donne ; je me dis que mon frère va revenir, que je vais le revoir, qu’une longue suite de jours tranquilles m’est réservée auprès du cher compagnon de mon enfance, et que, si je désirais encore davantage... mon Dieu ! vous avez été assez bon pour me donner, à côté de toutes ces félicités, la plus précieuse, l’amour !... Georges ! Georges ! toi qui devines toutes mes pensées, toi qui vas au-devant de tous mes désirs, comment n’as-tu pas deviné que mon frère arrivait et que quelque chose manquerait à mon bonheur si tu n’étais point là quand je l’embrasserais !

Voyant entrer Lahennée.

Eh bien, mon ami, as-tu envoyé chez le baron ?

 

 

Scène V

 

HÉLÈNE, LAHENNÉE

 

LAHENNÉE.

J’ai fait mieux : j’y ai été moi-même.

HÉLÈNE.

Bon Lahennée !... Eh bien ?...

LAHENNÉE.

Eh bien, mademoiselle, M. le baron n*est point au château.

HÉLÈNE.

Il n’est point au château ! et où est-il donc ?

LAHENNÉE.

Mademoiselle, un messager est arrivé cette nuit de Nantes, à ce que l’on croit ; il a exigé que l’on réveillât M. le baron, qui, aussitôt réveillé, s’est levé, a fait seller son cheval noir, et est parti.

HÉLÈNE.

Parti ! comment ! sans rien dire pour moi ?

LAHENNÉE.

Si fait, mademoiselle : il a ordonné qu’on vous avertît qu’à midi sonnant, quelque chose qui arrivât, il serait au château. J’ai rencontré son domestique de confiance qui allait venir, afin de s’acquitter près de vous de la commission de son maître.

HÉLÈNE.

Ah ! voilà qui me rassure un peu... As-tu dit qu’aussitôt qu’il sera de retour, ou prévienne le baron de l’arrivée de mon frère ?

LAHENNÉE.

Je l’ai expressément recommandé, mademoiselle.

HÉLÈNE.

Et le domestique a dit qu’il serait de retour dans la journée ?

LAHENNÉE.

Il a dit qu’il serait ici à midi sonnant.

HÉLÈNE.

Allons, soit ! – Du bruit ?...

LAHENNÉE.

Où cela ? Je n’ai rien entendu.

HÉLÈNE, remontant vers le château.

Oh ! j’ai entendu, moi... – Serait-ce mon frère ? Lahennée, courons !

LAHENNÉE.

Oh ! c’est inutile, mademoiselle ; j’ai place sur les tours des sonneurs de trompe, et, si c’était M. Gilbert, vous entendriez de fameuses fanfares !

HÉLÈNE.

Qu’est-ce donc, alors ?

 

 

Scène VI

 

HÉLÈNE, LAHENNÉE, JARWICK

 

JARWICK.

Mademoiselle ! mademoiselle ! un messager qui dit qu’il vient d’Espagne, de la part de M. Gilbert.

HÉLÈNE.

D’Espagne ! de la part de Gilbert !... Gilbert n’arriverait-il pas ?

LAHENNÉE.

D’Espagne ? Mais je croyais que M. Gilbert avait quitté l’Espagne depuis longtemps ?...

JARWICK.

Il a dit d’Espagne, d’abord, et ensuite d’autres pays ; mais je ne me souviens plus des noms qu’il a dits.

HÉLÈNE.

Oh ! n’importe ! n’importe ! qu’il vienne !

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, LAHENNÉE, JARWICK, LAZARE, suivi de QUELQUES PAYSANS

 

LAZARE, au fond.

Oui, mes amis, d’Espagne, d’Égypte, de Grèce, de Dalmatie ; nous avons fait le tour du monde ! J’ai vu la mer Rouge, mes enfants, et je suis entré dans Jérusalem. Êtes-vous catholiques, dans ce pays ?

TOUS.

Sans doute ! certainement ! et bons catholiques même.

LAZARE.

Eh bien, j’ai de l’eau du Jourdain dans une bouteille...

Apercevant Hélène.

Oh ! la belle demoiselle !

HÉLÈNE.

Mon ami, vous venez de la part du comte Gilbert de Tiffauges ?

LAZARE.

Et vous êtes mademoiselle Hélène, n’est-ce pas ?

HÉLÈNE.

Oui, mon ami... Eh bien, mon frère, où est-il ? que lui est-il arrivé ?

LAZARE.

Mademoiselle, M. le comte serait ici avec moi, si, de ce côté-ci de Clisson, il ne lui était arrivé un petit accident.

HÉLÈNE.

Un accident ! à mon frère ?

LAZARE.

Non. Rassurez-vous : à son cheval.

HÉLÈNE.

Mais mon frère ? il va bien ?...

LAZARE.

Oh ! quant à lui, il doit aller à merveille.

HÉLÈNE.

Et qu’est-il donc arrivé ?

LAZARE.

Oh ! mademoiselle, c’est bien simple, ou plutôt, ce n’est pas simple du tout, puisque, à l’heure qu’il est, je ne comprends pas encore comment cela s’est pu faire... Il faut qu’on ferre bien mal les chevaux en Bretagne.

HÉLÈNE.

Mais enfin, mon ami, voyons, que s’est-il passé ?

LAZARE.

Mademoiselle, comme M. le comte était pressé d’arriver près de vous, et qu’à partir de Nantes, les chemins ne sont plus carrossables, à Nantes nous avons pris la poste ; juste comme à Beyrouth ! seulement, à Beyrouth, c’était sur des chameaux.

HÉLÈNE.

Et le cheval de mon frère ?

LAZARE.

Mademoiselle, il n’avait pas fait un quart de lieue au delà de Clisson, qu’il était déferré des quatre pieds ; comprenez-vous cela ? Pas d’un, pas de deux : des quatre !... Alors, comme les fers du mien n’avaient pas bougé, il me dit : « Cours devant, et annonce mon arrivée à ma sœur, afin qu’elle ne soit pas inquiète ; moi, je retournerai à Clisson, et, on pressant mon cheval une fois qu’il sera en état, je serai à Tiffauges aussitôt que toi. »

HÉLÈNE.

Ainsi, il va arriver ?

LAZARE.

Oh ! mon Dieu, oui ! dans une demi-heure, dans un quart d’heure peut-être.

HÉLÈNE.

Tant mieux !... Mais tu as chaud, mon ami ?

LAZARE.

Oh ! c’est que j’ai rudement couru.

HÉLÈNE.

Et cependant tu es pâle.

LAZARE.

Pâle, vous croyez ?

HÉLÈNE.

Mais oui ! et même on dirait que tu trembles.

LAZARE.

Ah ! je tremble ?... Ma foi, oui ! je ne m’en étais pas aperçu.

HÉLÈNE.

D’où vient, alors... ?

LAZARE.

Ah ! je vais vous dire, mademoiselle, c’est que, nous autres Espagnols, nous sommes très nerveux, et la moindre émotion que nous avons, ça nous prend sur les nerfs.

HÉLÈNE.

Mais quelle émotion as-tu pu avoir ?

LAZARE.

Une émotion désagréable, mademoiselle.

HÉLÈNE.

Comment cela ?...

LAZARE.

Oh ! mon Dieu, mademoiselle, en voyage, il arrive toujours quelque chose. Ainsi, par exemple, sur la route de Constantine, eh bien, nous avons rencontré un lion : émotion, vous comprenez ! Au bord du Nil, je jette des pierres à une espèce de tronc d’arbre qui gisait au soleil, le tronc d’arbre ouvre une large gueule ; c’était un crocodile : émotion ! En Circassie, nous sommes arrêtés par des bandits qui font feu sur nous : émotion ! toujours émotion !

HÉLÈNE.

Ah ! mon Dieu ! vous serait-il arrivé quelque chose de pareil dans notre Bretagne, mon cher ami ?

LAZARE.

Voilà ! j’avais mis mon cheval au trot pour être ici le premier, selon l’ordre de M. le comte, lorsque, arrivé à une lieue du château, à peu près, je vois qu’il me faut absolument passer par un chemin creux entre deux collines couvertes de genêts et de bois. Ce chemin creux était fort creux ; si creux, que je me dis : « Ça ne peut jamais être un chemin, je crains de me perdre et je vais m’arrêter. » Vous auriez fait comme moi, n’est-ce pas, vous autres ?

JARWICK.

Non ; moi, j’aurais passé.

LAZARE.

Ah ! tu aurais passé, toi ?

JARWICK.

Sans doute, puisque le maître avait dit d’aller en avant.

LAZARE.

Oui, je vais vous dire, et mademoiselle comprendra cela : la Bretagne n’est pas un pays gai ; ces forêts noires, ces bruyères rouges, ces étangs verdâtres, ces gorges rocailleuses, et puis la solitude, ça étonne quand on n’y est pas habitué... J’étais donc un peu étonné... Et puis je ne suis pas un malheureux, moi, madame : j’ai hérité de mon maître, de mon premier, c’est-à-dire de mon second. Le premier, c’était le père Rozo, qui ne veut pas qu’on souffle dans l’œil de sa fille... Le second était pair d’Angleterre, et il est mort, et bien malheureusement même, pour lui, bien entendu... pas pour moi, puisque je me suis trouvé son héritier... naturel...

HÉLÈNE.

Mais, mon ami, il me semble que vous embrouillez deux histoires, et que, si cela continue, vous n’en finirez jamais.

LAZARE.

Oh ! s’il n’y avait que deux histoires, mademoiselle, je m’en tirerais encore ; mais c’est qu’il y en a bien plus de deux !... J’en reviens donc au chemin creux. – J’avais ce diable d’argent, quand je dis de l’argent, c’est de l’or, qui sonnait dans ma valise : Dig ! dig !... dès que le cheval trottait. Je me dis : « Si des voleurs allaient l’entendre ! » Tout à coup, j’aperçois les branchages d’un buisson qui s’agitaient sur la colline à droite, et, au milieu des feuilles, je vois... je vois un visage couvert d’un masque, un masque affreux ! « Passe vite ! cria le masque, ou tu es mort. » Mademoiselle, on ne dira pas que je suis peureux, moi... Mais mon cheval l’était : j’ai eu beau le retenir, il m’a emporté, voyez-vous, beaucoup plus vite qu’au trot.

HÉLÈNE.

C’est étrange, ce que vous me dites là, mon ami ; il n’y a pas de voleurs dans le pays... Mais un ennemi de Gilbert, peut-être !... Ah ! Lahennée ! cela ne vous effraye-t-il pas ? Cet homme masqué placé sur le chemin que doit suivre mon frère !... Vite ! vite ! mes amis, montez à cheval, armez-vous, accompagnez-moi, courons à sa rencontre ! Tu nous guideras, mon ami, tu nous montreras à quel endroit tu as vu cet homme masqué.

LAZARE.

Mademoiselle, je ne demande pas mieux que de vous accompagner ; mais serait-il possible que, auparavant, je misse en sûreté ma valise et mes effets... c’est-à-dire ceux de mon défunt maître, le pair d’Angleterre ?

HÉLÈNE.

Oh ! pense-t-on à cela quand mon frère est en danger ?

Fanfares en haut du château de Tiffauges.

LAHENNÉE.

Le voilà, mademoiselle, le voilà !

HÉLÈNE.

Ah ! lui, mon Dieu !

Les fanfares redoublent.

LAHENNÉE.

Entendez-vous ? entendez-vous ?...

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, GILBERT, du fond

 

GILBERT.

Hélène ! ma sœur chérie !...

HÉLÈNE.

Mon frère bien-aimé !... mon Dieu, soyez béni !

GILBERT.

Dieu me pardonne, mais il me semble que tu pleurais, ma sœur.

HÉLÈNE.

Oui, d’inquiétude d’abord, et, maintenant, je pleure de joie.

GILBERT.

Tu étais inquiète ? Aurais-tu donc entendu... ? Mais non, la distance est trop grande... et tu ne peux savoir...

HÉLÈNE.

Nous avons reçu ton messager.

GILBERT.

Lazare, oui ; mais lui non plus ne peut savoir...

LAZARE.

Monsieur, il faut toujours s’attendre à quelque chose en ce monde.

HÉLÈNE.

Mon Dieu ! aurais-tu donc rencontré cet homme masqué ?...

GILBERT.

Comment sais-tu... ?

HÉLÈNE.

Le même qu’a aperçu Lazare ?

LAZARE.

Oui, mon ennemi !

GILBERT.

Ton ennemi, mon pauvre Lazare ? Je crois qu’il m’en voulait plus qu’à toi.

HÉLÈNE.

Il t’a attaqué ?

GILBERT.

Tu vas voir... À une lieue d’ici, tu sais, dans ce chemin creux, coupé de rochers et de buissons...

LAZARE.

Hein ! que vous disais-je ?

GILBERT.

Malgré mon impatience, j’avais été obligé de mettre mon cheval au pas. Tout à coup, j’aperçois une femme, une de nos Bretonnes, pauvre, courbée, et qui semblait demander l’aumône... Je m’avance vers elle quelques pièces de monnaie dans la main, j’arrête mon cheval ; alors, cette femme me saisit par mon manteau, m’attire vivement à elle, et je crois, Dieu me pardonne, qu’elle m’a embrassé !

HÉLÈNE.

C’est étrange !

GILBERT.

Oui ; mais ce qu’il y a de plus étrange encore, c’est qu’au moment même où elle me courbait si brusquement, un coup de feu se faisait entendre et une balle sifflait à mon oreille. Si cette femme ne m’avait pas fait faire ce mouvement, j’étais donc mort.

HÉLÈNE.

Mon Dieu !

LAZARE.

Voilà ce qui m’attendait si mon cheval ne m’eût pas emporté... Et pas de femme pour me faire baisser la tête, à moi.

GILBERT.

Mon premier mouvement fut de me redresser et de pousser vers le bois ; mais la femme prononça ce seul mot : « Fuis ! » et elle frappa la croupe de mon cheval d’une branche de bruyère... Aussitôt mon cheval s’emporta, franchissant roches, buissons, fossés. Un second coup de feu partit ; mais, de celui-là, je n’entendis même pas la balle ; il eût fallu être l’éclair pour me suivre, la foudre pour m’atteindre.

HÉLÈNE.

Et cette femme qui t’a sauvé, qu’est-elle devenue ?

GILBERT.

Je ne sais. Je me suis retourné : mais elle avait disparu.

HÉLÈNE.

Oh ! nous la ferons chercher, Gilbert, et, pour ce bienfait involontaire, nous la ferons heureuse et riche jusqu’à son dernier jour.

GILBERT.

Bonne sœur !

HÉLÈNE.

Mais je te trouve pâle, fatigué... As-tu donc souffert ?

GILBERT.

Oh ! dans un voyage d’une année, chère sœur, il arrive tant de choses !

HÉLÈNE.

Mais rien qui t’ait fait tort ou qui t’ait déplu, n’est-ce pas ?

GILBERT.

Non, chère Hélène, non !

HÉLÈNE.

À la bonne heure !... Yeux-tu rentrer ? As-tu faim ? Le déjeuner t’attend.

GILBERT.

Je n’ai pas faim, merci. Laisse-moi un peu respirer l’air natal, voir le ciel de la pairie. Devant ces prés silencieux, au murmure de ces bois odorants, sous la tiède caresse de noire pâle soleil, laisse-moi, chère sœur, laisse-moi oublier et me ressouvenir.

HÉLÈNE.

Oui, mon frère !... Lahennée, mon frère reste ici et demande à être seul un instant. Ce garçon que tu m’as envoyé est à ton service, Gilbert ?

GILBERT.

Oui et non. Il s’est attaché à moi par affection.

LAZARE.

Oh ! oui, ça, par pure affection, on peut bien le dire.

HÉLÈNE.

En effet, si j’en crois ce qu’il a dit, il est riche ?

GILBERT.

Un maître qu’il avait est mort.

HÉLÈNE.

Oui ; et mort malheureusement, m’a-t-il dit.

GILBERT.

Oui ; par accident, chère sœur.

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu ! comment cela ?

GILBERT.

Chère sœur...

LAZARE.

Il s’est pris le cou dans une porte, et il en est mort ; voilà tout...

HÉLÈNE.

Que dit donc cet homme ?

GILBERT.

Rien !

LAZARE.

En sorte que sa vaisselle, ses habits, son linge et son argent, n’est-ce pas, monsieur le comte ? me sont revenus par héritage, quand il est tombé aux trois quarts mort au coin de cette porte fatale. « Hélas ! a-t-il dit, je n’ai pas le temps de faire un testament ; mais voilà mon valet Lazare, un digne garçon, un’ honnête garçon, la perle des domestiques, et qui m’a servi fidèlement pendant... pendant... qu’il m’a servi... Eh bien, à ce fidèle serviteur, je laisse tout ce que je possède, avec le regret de ne pas posséder davantage. »

Gilbert regarde Lazare.

Je n’entendais pas très bien ce qu’il disait, mais je suis sûr qu’il doit avoir dit cela... ou à peu près, quand M. le comte le tenait dans ses bras.

HÉLÈNE.

Comment ! il est mort dans les bras, Gilbert ?

GILBERT.

Oui, ma sœur, oui... Mais assez sur ce sujet, Lazare.

LAZARE.

Monsieur m’a dit que, si, au bout de six mois, il n’y avait pas de réclamation, l’héritage m’appartenait... Il y aura si mois cette nuit... A-t-on réclamé, monsieur le comte ?

GILBERT.

Non ! prends donc et laisse-moi.

LAZARE.

Oh ! monsieur, comme j’avais raison de vous aimer ! Me voilà riche, monsieur ; je cesse d’être votre domestique, mais je serai toujours votre ami.

HÉLÈNE, aux Paysans.

Allez, mes enfants, allez !

LAHENNÉE.

Pardon, monsieur le comte, mais c’est que mademoiselle avait dit que le retour de M. le comte devait être un jour de fête, et si, cependant, M. le comte était triste...

GILBERT.

Non, mes enfants, non ! je suis joyeux, au contraire, on ne peut plus joyeux.

LAHENNÉE.

Oh bien, alors, tout ira à merveille ! Venez, mes amis, venez ! je vous emmène, mais pas pour longtemps.

Il sort, avec les Paysans.

 

 

Scène IX

 

HÉLÈNE, GILBERT

 

HÉLÈNE, regardant son frère, qui reconduit les Paysans en les saluant de la main.

Il est triste ! il est pâle !... Oh ! que je suis contente, à présent, que Georges ne soit point ici ! j’aime mieux l’annoncer à Gilbert.

GILBERT.

Viens t’asseoir, chère petite sœur ! ange gardien de Tiffauges !... toi dont les prières font fleurir les prairies et germer les moissons ! toi qui m’aimes !

HÉLÈNE.

Comme peut aimer une sœur unique.

GILBERT.

Pauvre Juana ! elle avait été ma seconde sœur pendant toute une soirée !

HÉLÈNE.

Plaît-il, Gilbert ?

GILBERT.

Moi ? Je n’ai rien dit !

HÉLÈNE.

Non, peut-être ; mais il y a une larme dans tes yeux !

GILBERT.

Ne sais-tu pas, Hélène, que l’on pleure de joie aussi bien que de douleur ? Non, tu te trompes, ma sœur, je suis le plus heureux des hommes... N’ai-je pas tout ce qui constitue le bonheur ? n’es-tu pas heureuse toi-même ? et le reflet de ta félicité ne vient-il pas rayonner au plus profond de mon cœur ?

HÉLÈNE.

Ma félicité, oui, tu dis vrai, Gilbert ; même avant ton arrivée, j’étais heureuse ! Dieu te ramène, et ma félicité est maintenant immense, infinie comme sa bonté.

GILBERT.

Oui, je comprends : tu es décidée à rendre enfin heureux ce cher Philippe, notre ami d’enfance, celui que ma plus douce espérance l’a toujours destiné.

HÉLÈNE.

Mon frère !

GILBERT.

En effet, il me semble que cette fête, dont parlent toutes ces bonnes gens, respire comme un parfum de fiançailles.

HÉLÈNE.

Tu ne te trompes pas ; seulement...

GILBERT.

Seulement, Philippe est absent, en voyage, il va revenir, tu l’attends ?...

HÉLÈNE.

Mon frère, je n’attends pas Philippe ; Philippe n’est pas en Bretagne.

GILBERT.

Et où est-il donc ?

HÉLÈNE.

Je ne sais...

GILBERT.

Pourquoi parti ?...

HÉLÈNE.

Parce qu’il y a trois mois, mon frère, je lui ai avoué, en loyale Bretonne, que je ne l’aimais pas.

GILBERT.

Tu n’aimais pas Philippe ?

HÉLÈNE.

Non, mon frère ; je m’étais méprise au sentiment que j’appelais amour : c’était de l’amitié, Gilbert, et rien de plus...

GILBERT.

Eh bien ?...

HÉLÈNE.

Eh bien, Philippe m’a serré la main, s’est incliné en passant devant moi, et il est parti. Nous n’avons plus entendu parler de lui depuis ce jour.

GILBERT.

Oh ! mon Dieu ! Mais c’est toi qui te trompes, peut-être ?... Pourquoi n’aurais-tu pas aimé Philippe, le plus charmant et le meilleur de tous les hommes ? Chère sœur, tu ne sais pas ce que c’est que l’amour, et, dans ton ignorance, tu l’appelles amitié.

HÉLÈNE.

Non, mon frère, non !... Je sais aujourd’hui la différence qu’il y a entre l’amitié et l’amour.

GILBERT.

Toi ?...

HÉLÈNE.

Oui ; quelqu’un me l’a fait comprendre en me disant qu’il m’aimait.

GILBERT.

Oh ! ma sœur ! es-tu bien sûre ?...

HÉLÈNE.

Ne t’irrite pas, mon Gilbert. Oh ! j’ai bien lutté, va !... j’ai bien essayé de me soustraire à cette toute-puissante influence qui, depuis cinq mois, me domine et m’absorbe tout entière. Oh ! si tu savais les efforts que j’ai faits pour aimer Philippe ! Mais mon cœur ne m’appartenait plus, ma volonté était à un autre, mes paroles changeaient de sens en traversant mes lèvres, ma pensée elle-même me trahissait !... J’invoquais à mon aide l’image de Philippe : une autre image m’apparaissait, triomphante et exclusive !... Que te dirai-je, Gilbert ? Mes jours se sont passés et mes nuits se sont consumées dans une contemplation unique ; tout a disparu autour de moi, broyé, fondu, effacé dans cette passion dévorante ! Enfin, écoute et juge ! Moi qui avais tant pleuré ton absence, je ne pleurais plus en songeant à toi ; moi qui avais passé tant de jours à regarder la route de Nantes, par laquelle tu devais revenir, j’ai passé ma vie à regarder les tourelles du château qu’habite Georges... C’est alors que je t’ai écrit de revenir, de revenir tout de suite, sans perdre un instant ; car je ne me comprenais plus, je me sentais devenir folle, sans pouvoir me retenir sur la pente vertigineuse de la folie. Je l’ai écrit de revenir, je te fixais une époque : demain ! Car, si tu n’étais pas revenu avant demain, tu m’eusses trouvée mariée ! mariée, moucher Gilbert, sans avoir eu ta main pour me conduire à l’autel ! Et, maintenant, vois, mon frère, vois si jamais j’ai pu aimer ainsi Philippe ! dis-moi si c’est bien là ce qu’on appelle de l’amour ?

GILBERT.

Tu m’épouvantes ! Et tu es aimée, au moins ?

HÉLÈNE.

Je le crois !

GILBERT.

Et celui que tu aimes ?

HÉLÈNE.

Oh ! ne crains rien, Gilbert : digne de moi, digne de nous ! C’est un bon gentilhomme, riche et honoré.

GILBERT.

Du pays ?

HÉLÈNE.

Non ; mais qui, depuis cinq mois, s’est établi dans le pays.

GILBERT.

Son nom ?

HÉLÈNE.

Le baron Georges de Marsden. Je le crois d’origine écossaise.

GILBERT.

Jeune ?

HÉLÈNE.

Il me serait difficile de dire son âge ; je lui crois de trente à trente-cinq ans.

GILBERT.

Et de sa personne, comment est-il ?

HÉLÈNE.

Oh ! tu devines que je le trouve beau ?

GILBERT.

Le baron de Marsden !...

HÉLÈNE.

Oh ! ne te préviens pas d’avance contre lui. Je sais que tu lui en veux, au fond, d’avoir chassé de mon cœur ton ami d’enfance, le pauvre Philippe... Hélas ! ce n’est ni sa faute ni la mienne. Tu ne repousses pas cette douce croyance de la sympathie et de la recherche des âmes ?... Sois donc généreux, Gilbert, et ne regarde pas avec colère celui que tu dois appeler ton frère... Et, si tu trouves son visage un peu pâle, son front un peu sombre, plains-le ; car il est triste, dit-il, et il ne souffre que d’un excès d’amour pour moi.

GILBERT.

Et Hélène me promet-elle, à son tour, d’aimer celle qu’elle doit appeler sa sœur ?

HÉLÈNE.

Comment, frère ?

GILBERT.

Écoute ! Je te pardonne d’autant mieux que j’ai moi-même besoin de pardon : j’ai commis le même crime que toi.

HÉLÈNE.

Tu aimes ?

GILBERT.

Oui.

HÉLÈNE.

Ah !... Comment est-elle ?... Dis-moi : jeune, blonde, brune, charmante ?

GILBERT.

Dix-sept ans, blonde, charmante, oui.

HÉLÈNE.

Et on la nomme ?

GILBERT.

Antonia.

HÉLÈNE.

Est-elle Italienne, Espagnole ?

GILBERT.

Dalmate... Je suivais la route d’Almira à Spalatro, quand nous fûmes attaqués par des bandits. Blessé en me défendant contre eux, je fus transporté dans une villa voisine. Là demeuraient Antonia et sa mère ; Antonia, plus belle que tu ne peux l’imaginer, sous ses babils de deuil...

HÉLÈNE.

De deuil ?...

GILBERT.

Oui, car elle venait de perdre son père, sinon tu m’eusses revu avec elle... Chère Hélène, tu m’eusses revu marié, j’eusse attendu la fin de ce deuil près d’elle, c’est-à-dire dans un paradis où il ne manquait que toi, Hélène, quand j’ai reçu ta lettre qui me disait de revenir sans perdre une minute...

HÉLÈNE.

Tu es revenu !

GILBERT.

Vois si je l’aime ! Pour toi, j’ai quitté Antonia ; mais j’ai promis de retourner près d’elle. Dans six mois, son deuil sera fini, et Antonia pourra devenir ma femme !

HÉLÈNE.

Eh bien, nous irons tous à Spalatro. C’est moi qui remplacerai les voiles noirs d’Antonia par la robe blanche de la fiancée. Oh ! c’est un grand voyageur que le baron de Marsden ! comme toi, il a parcouru l’Espagne, l’Égypte, la Syrie, et je crois, cher Gilbert, que ce fut un de ses moyens de séduction que de pouvoir me parler des lieux où tu étais.

GILBERT.

Et quand pourrais-je le voir, ce baron de Marsden tant aimé ?

HÉLÈNE.

À midi... Mais veux-tu que je l’envoie chercher ?

GILBERT.

Oh ! midi sonnera bientôt. Tu sais que je n’ai pas besoin de montre ici : je suis le soleil et je sais où il mène la journée à chaque pas qu’il fait. Vois-tu, il éclaire en ce moment le toit de la chapelle : quand il aura atteint l’extrémité du clocheton, midi sonnera. Et puis, regarde, voici nos paysans, garçons et filles, qui arrivent en grande pompe, ménétriers en tête... Attends ici, Hélène, et, pour quelques minutes, contente-toi d’avoir seul, à ton côté, celui qui a tout quitté pour revenir à toi.

HÉLÈNE.

Oh ! méchant frère !

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, LAZARE, LAHENNÉE, PAYSANS

 

LAZARE.

Monsieur Gilbert !

GILBERT.

Ah ! c’est toi, Lazare ?

LAZARE.

Monsieur le comte, dites-moi, je vous prie, pendant que ces paysans vont danser, ne pourriez-vous pas me prêter quelque homme de plume qui puisse m’écrire un inventaire de tout mon héritage et dresser le contrat d’une acquisition que je veux faire ?

GILBERT.

Une acquisition ?

LAZARE.

Oui.

GILBERT.

En Bretagne ?

LAZARE.

Décidément, le pays me plait. Je suis dégoûté de l’Espagne. – Vous savez pourquoi, n’est-ce pas ? – Ici, les filles sont jolies, les maisons ont des portes et des fenêtres ; je veux acheter une maison et une femme.

GILBERT.

C’est bien. Va trouver mon intendant Lahennée, et il fera ce que tu demandes ; mais, si tu veux me faire plaisir, Lazare, ne me parle ni de l’Espagne ni de ton héritage.

LAZARE.

Ah ! oui, je comprends !... Tenez, c’est cette petite maison qui est là-bas au soleil, et cette grande fille qui est ici à l’ombre.

HÉLÈNE, à part.

Allons, le voilà retombé dans sa rêverie. Et Georges qui avait promis d’être ici à midi.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. le baron de Marsden.

HÉLÈNE.

Le voilà !... Sois bon pour lui, Gilbert !

GILBERT.

Oh ! ne crains rien, ma sœur !

Gilbert et Ruthwen vont au-devant l’un de l’autre, les Paysans qui les empêchaient de se voir s’écartent tout à coup, et ils se trouvent face a face.

Mon Dieu !

HÉLÈNE.

Qu’as-tu ?

GILBERT, à part.

C’est lui !

RUTHWEN.

Bonjour, monsieur le comte.

HÉLÈNE.

Gilbert !

GILBERT.

Vous êtes le baron de Marsden ?

RUTHWEN.

Et votre bien dévoué serviteur, comte.

HÉLÈNE.

Qu’a donc Gilbert, Georges ?

RUTHWEN.

Le souvenir d’une aventure qui s’est passée entre nous, peut-être...

HÉLÈNE.

Vous connaissez donc mon frère ?

RUTHWEN.

Oui.

HÉLÈNE.

Tu connaissais le baron de Marsden, mon frère ?

GILBERT.

Hélène, Hélène, éloigne tout le monde, et permets que je dise deux mots à monsieur.

HÉLÈNE.

Tu sais ce que tu m’as promis, Gilbert !

GILBERT.

Oui, sois tranquille !

Tout le monde s’éloigne de Ruthwen et de Gilbert, qui restent seuls sur le devant de la scène.

Vous m’excuserez, milord, car vous comprenez mon étonnement, n’est-ce pas ?

RUTHWEN.

Oui, certes ! je suis la dernière de vos connaissances que vous vous attendiez à revoir.

GILBERT.

Vivant ! vivant !

RUTHWEN.

Sans doute ! Le regrettez-vous, comte ?

GILBERT.

Vous que j’ai vu tomber tout sanglant ! vous que j’ai tenu expirant entre mes bras ! vous que j’ai couché mort sur le rocher !... Impossible ! impossible !

RUTHWEN.

Pourquoi cela ? Est-ce la première fois qu’on a pris pour mortelle une blessure qui ne l’était pas ? et n’a-t-on jamais vu un évanouissement simuler la mort ?... Eh bien, j’étais blessé, j’étais évanoui, la fraîcheur du matin m’a tiré de ma léthargie ; je me suis levé, j’ai appelé : personne !... Aux premières cabanes de berger où j’ai frappe, pour demander secours et m’informer de vous, on m’a dit que vous étiez parti précipitamment, en toute hâte. Où vous chercher ? Aller au hasard, c’était chanceux : le monde est grand !... J’ai donc commencé par me guérir, et, comme j’étais sûr de vous retrouver chez vous, en Bretagne, quand vous y reviendriez ; comme j’avais à vous remercier d’avoir suivi mes instructions, et, par conséquent, de m’avoir sauvé la vie ; car, sans vous, on m’eût brutalement étouffé sous la terre ; comme enfin mon bon génie me montrait sans doute ce chemin-là, je suis venu à Tiffauges, j’ai acheté une terre dans les environs, et j’ai attendu... Sur ces entrefaites, le bonheur... je suis trop reconnaissant à la Providence pour dire le hasard !... sur ces entrefaites, dis-je, le bonheur m’a fait rencontrer votre sœur ; je l’ai aimée et j’ai réussi à lui inspirer quelque estime ; je viens donc vous dire aujourd’hui : Comte Gilbert, est-ce qu’il vous gêne que je vive ? Mon frère, est-ce que vous refusez de me tendre fraternellement la main ?

GILBERT.

Milord, vous vous appeliez lord Ruthwen quand je vous ai connu à Tormenar : pourquoi avez-vous changé de nom ?

RUTHWEN.

C’était le nom des cadets de notre famille ; mon frère aîné, lord Marsden, est mort et m’a laissé l’héritier de son nom et de sa fortune.

GILBERT.

Vous avez raison, rien de plus naturel. Excusez-moi, milord ; je sens tout ce que mes questions ont de fatigant pour vous ; mais...

RUTHWEN.

Oh ! achevez ! achevez !

GILBERT.

Pourquoi avez-vous caché à Hélène que nous nous étions connus ?

RUTHWEN.

D’abord, comte, notre connaissance a été courte ; puis, si courte qu’elle ait été, vous avez eu quelques torts envers moi : celui de me tuer par exemple. J’ignorais ce que vous vouliez raconter, ce que vous vouliez gardez pour vous de toute cette histoire, et, dans le doute, j’ai suivi le précepte du sage, je me suis abstenu.

GILBERT.

Étrange ! étrange !

HÉLÈNE, redescendant la scène.

Eh bien, mon frère ?

RUTHWEN.

Eh bien, mademoiselle, le comte, qui ne m’avait reconnu qu’un peu, m’a reconnu tout à fait, et il me permet de me prévaloir près de vous du litre de son ami.

GILBERT.

Ah !

HÉLÈNE.

Souffres-tu ? es-tu fatigué, Gilbert ?

GILBERT.

Oui.

HÉLÈNE, à un Domestique.

La chambre de M. le comte ?...

LE DOMESTIQUE.

Elle est préparée, mademoiselle.

GILBERT.

Oh ! j’étouffe !

LA MORESQUE, en paysanne, bas, à Gilbert.

Dors cette nuit dans la chambre de la Tapisserie !

GILBERT, à part.

La mendiante à qui je duis la vie !

LA MORESQUE.

Chut !

Elle disparaît.

RUTHWEN, à part.

Une femme lui a parlé.

HÉLÈNE.

Viens-tu, frère ?... Au revoir, Georges !

RUTHWEN.

Bon repos, comte !

GILBERT, à part.

Dans la chambre de la Tapisserie... Bien ! j’y passerai la nuit.

 

 

Scène XI

 

RUTHWEN, LAZARE

 

RUTHWEN, après avoir regardé du côté où a disparu la Moresque.

Disparue !

LAZARE, à lui-même.

C’est bien cela, c’est mon compte !... Un nécessaire tout on vermeil d’or, valant à peu près trois mille francs ; trois mille livres en argent et bijoux, et trente mille livres à peu près en pièces d’or et en billets de banque d’Angleterre ; en tout, trente-six ou trente-sept mille livres... Joli denier, ma foi !... Parole d’honneur ! je donnerais bien dix réaux pour revoir l’ombre du défunt en face, et lui dire : « Je te remercie, ombre de lord Ruthwen !... »

RUTHWEN, se retournant.

Hein ?...

LAZARE.

Ah !...

RUTHWEN.

Ah ! c’est toi, Lazare ? Nous couchons ce soir au château de Tiffauges, mon ami.

LAZARE.

Ah !

RUTHWEN.

Porte mon nécessaire et mes malles dans ma chambre.

LAZARE.

Ouf !

RUTHWEN.

Et donne-moi ma bourse, afin que, demain, je puisse payer à tes camarades ma bienvenue au château de Tiffauges.

LAZARE.

Miséricorde !...

RUTHWEN, à part.

Je saurai quelle est cette femme et ce qu’elle lui a dit.

Il sort.

LAZARE.

Je suis ruiné !...

 

 

Cinquième Tableau

 

Au château de Tiffauges. Une vaste chambre tendue d’une tapisserie représentant la fée Mélusine, avec un joueur de muselle, un chasseur, l’oiseau sur le poing, des sylphes, des ondins, dans un riant paysage. Au milieu de l’un des panneaux du fond, un grand cadre dans lequel est peint un des vieux barons de Tiffauges, appuyé sur deux chevaliers.

 

 

Scène première

 

MÉLUSINE, GILBERT, endormi dans un fauteuil

 

La fée Mélusine se détache de la tapisserie et s’approche lentement de Gilbert.

MÉLUSINE.

Il dort, et, comme lui, la moitié de la terre,
Celle qui vit le jour et sommeille la nuit,
Ferme ses yeux lasses, tandis qu’avec mystère
L’autre moitié se réveille sans bruit.

Car de deux rois puissants, ô monde tu relèves :
L’un se nomme le jour, l’autre l’obscurité.
L’obscurité féconde est la mère dos rêves ;
Le jour stérile est roi de la réalité.

Se tournant vers la tapisserie et s’adressant aux personnages qui y sont représentés.

Le jour est détrôné : nous régnons pour douze heures.
Le monde de la nuit, mes frères, est à nous !
Les mortels endormis nous livrent leurs demeures.
Réveillez-vous, frères, réveillez-vous !

Réveille-toi, berger ! le jour, sous la charmille,
Avait de ta musette éteint le son joyeux ;
Mais, dans l’obscurité, ton champêtre quadrille
S’éveille pour danser à pas silencieux.

Réveille-toi, chasseur, qui, sur ta main gantée,
Portes le gerfaut blanc, fier nourrisson du Nord,
Et qu’au bois la chouette exhale, ensanglantée,
Son dernier cri sous le bec qui la mord.

Sylphes emprisonnés dans la rose embaumée,
Ondins enveloppés dans la vapeur des eaux,
Salamandres roulant dans les flots de fumée,
Follets mystérieux glissant sur les roseaux.

De la tapisserie hâtez-vous de descendre !
La bruyère gémit et le roseau se plaint,
Et l’âtre le plus pauvre a gardé, sous sa cendre,
Du feu d’hier un reste mal éteint...

Te voilà, ma sœur chérie !
Va joindre nos autres sœurs,
Qui, là-bas, sur la prairie,
Dansent en rond sur les fleurs !

Ondine à la tresse blonde,
Aux bracelets de corail,
Va chercher au fond de l’onde
Ton beau palais de cristal !

À travers l’humide voile
Étendu devant tes yeux,
Tu verras briller l’étoile,
Cette perle d’or des cieux.

Salut, rouge salamandre !
N’as-tu donc aucun souci
Du feu qui dort sous la cendre
Au fond du foyer noirci ?

Pars, ma sœur, et, sur son aile,
La brise t’emportera,
Et la dernière étincelle
Sous ton souffle renaîtra.

Tu rallumeras la flamme
Dans le foyer consterné,
Comme Dieu rallume une âme
Dans un corps inanimé.

À vos jeux, compagnons ! la carrière est ouverte.
Sylphes, on vous attend sur la bruyère verte ;
Ondines, plongez-vous dans les eaux du lac bleu ;
Salamandres, jouez dans les replis du feu.

Hélas ! pour cette nuit, attristée et plaintive.
Loin de vous, mes amis, je réitérai captive ;
Mais de mon abandon ne soyez point troublés ;
La terre, l’eau, le feu vous attendent ; allez !

Les figures s’échappent de la tapisserie et disparaissent dans l’épaisseur des murailles. Mélusine se rapproche de Gilbert.

Gilbert, te souvient-il de l’époque joyeuse
Où, de son nourrisson,
Mélusine berçait la couche harmonieuse
Avec une chanson ?

Cette chanson, Gilbert, était toujours la même ;
Mais à l’enfant il plaît
D’entendre murmurer par la bouche qu’il aime
Un éternel couplet.

Tu la savais, Gilbert, mais tu l’as oubliée,
La chanson d’autrefois,
Ainsi qu’oublie un cor, la fanfare noyée
Dans la brume des bois.

C’est qu’en effet, depuis ces notes entendues,
Vingt ans sont écoulés ;
Depuis vingt ans, Gilbert, oh ! que d’heures perdues,
Que de jours envolés !

Dans cette même chambre, enfant, où ton doux somme
M’écoutait murmurer.
Aujourd’hui tu reviens, non plus enfant, mais homme,
Et reviens pour pleurer.

Mais ne crains rien, mon fils ! je veille sur la flamme
De ton printemps vermeil.
Écoute, écoute bien ce que va dire l’âme
Qui parle à ton sommeil.

Elle va évoquer les portraits des barons de Tiffauges.

Maintenant, hauts barons de la châtellenie,
Chevaliers sans reproche, ancêtres de Gilbert,
Sous les plis du velours ou l’acier du haubert,
Vivez jusques à l’heure où la nuit est finie !

Nous sommes seuls, venez ! je vous appelle, vous !
Les secrets effrayants de ce monde où nous sommes,
Il nous est défendu de les apprendre aux hommes ;
Mais Dieu nous a permis d’en parler entre nous.

Venez ! sur cet enfant, l’espoir de voire race,
Sur Hélène, sa sœur, plane un sombre danger.
Du malheur qu’en ces lieux apporte l’étranger,
Nos voix l’avertiront comme un rêve qui passe.

  Et l’ange de la nuit, veilleur silencieux,
  Qui ferme de son doigt les paupières lassées.
  Laissera pénétrer nos vœux et nos pensées
  Dans l’esprit de Gilbert, dont il a clos les yeux.

Le tableau s’anime : le Vieillard s’avance entre les deux Chevaliers.

 

 

Scène II

 

MÉLUSINE, GILBERT, LE VIEILLARD, LES DEUX CHEVALIERS

 

LE VIEILLARD.

Oui, le malheur descend sur le donjon antique ;
Tu nous proviens, merci !
Poussière réveillée, à ta voix prophétique,
Nous voici ! nous voici !

MÉLUSINE.

Sachez quel est cet homme à la figure sombre,
Quelle trame il ourdit.
Cet homme, ainsi que nous, est un enfant de l’ombre,
Mais un enfant maudit.

Même pour nos regards, sa nuit est trop profonde.
Dans quel morne dessein
Le Seigneur permet-il qu’il demeure en ce monde,
Immortel assassin ?

Nul ne le sait ; Dieu met ses plus blanches colombes
Dans sa fatale main,
Et l’on retrouverait sa trace par les tombes
Qu’il sème en son chemin.

Gilbert s’agite douloureusement.

Nulle vierge n’échappe aux meurtres qu’il entasse ;
Le hideux oppresseur
Brave les éléments et commande à l’espace...

GILBERT.

  Ô ma sœur ! ô ma sœur !

MÉLUSINE.

Juana, sa victime, à peine est expirée,
Le spectre ravisseur,
Envolé du tombeau, retourne à la curée...

GILBERT.

Ô ma sœur ! ô ma sœur !

MÉLUSINE.

Hier, il voulut tuer notre fils clans la plaine ;
Car de son défenseur
Le sanglant fiancé comptait priver Hélène...

GILBERT.

Ô ma sœur ! ô ma sœur !

MÉLUSINE.

Prions, pour qu’à Gilbert Dieu tout-puissant inspire
Un généreux effort.
Ruthwen est un démon, Ruthwen est un vampire ;
Son amour, c’est la mort !

Maintenant, hauts barons de la châtellenie,
Chevaliers sans reproche, ancêtres de Gilbert,
Vous m’avez entendue, et ma tâche est finie.
Dormez, sous le velours ou l’acier du haubert.

Quant à nous, avant peu l’aube va reparaître ;
Vite, sylphes, ondins, salamandres, follets,
Chasseur au blanc gerfaut, berger qui, sous le hêtre,
Menez de fantasques ballets.

Accourez ! reprenez la place accoutumée,
Sinon l’aube dehors vous surprendra confus.
Vous savez, de la nuit ô troupe bien-aimée,
Qu’où le jour est, vous n’êtes plus.

Le soleil va monter sous la voûte azurée ;
Laissons au roi du jour l’empire ardent des cieux,
Et que tout redevienne, en la chambre éclairée,
Immobile et silencieux !

 

 

ACTE IV

 

 

Sixième Tableau

 

Une terrasse au château de Tiffauges.

 

 

Scène première

 

LAZARE, seul

 

Hein ? quoi ?... Personne !... En voilà une idée à lui, de me donner rendez-vous ici, à trois heures du matin ! Un maître qui ne dort pas, un maître qui ne mange pas, un maître qui ne rit pas, et qui, quand on le croit mort, revient, et qui n’a pas de honte de reprendre à un pauvre diable de domestique tout ce qu’il lui avait donné ; car, M. Gilbert a beau dire, je suis bien sûr que c’était un testament qu’il faisait en ma faveur quand il lui parlait tout bas dans les ruines de Tormenar... Et maintenant qu’il est revenu, à quoi m’occupe-t-il, je vous le demande ? Au lieu de me dire : « Lazare, mon bon Lazare, mon cher Lazare, je vois bien que la joie que tu as de me revoir te casse bras et jambes ; couche-toi, mon bon ami, repose-toi, dors !... » Non, il me faut courir de maisons en maisons, après une vieille femme dont il ne veut pas me dire le nom, dont il ne veut pas m’indiquer l’adresse, dont il ne peut pas me donner le signalement... Ô Espagne ! ô maître Rozo ! ô Petra !... quand je pense que je suis réduit à regretter tout cela, jusqu’aux ruines de Tormenar !...

 

 

Scène II

 

RUTHWEN, LAZARE

 

RUTHWEN.

Lazare !

LAZARE, tressaillant.

Milord ?

RUTHWEN.

Eh bien, je te fais peur ?

LAZARE.

Oh ! par exemple ! au contraire, milord !

RUTHWEN.

Je l’ai vu tressaillir.

LAZARE.

C’est que je n’attendais pas Votre Seigneurie.

RUTHWEN.

Bon ! je t’avais donné rendez-vous ici.

LAZARE.

Ça, je dois dire que c’est vrai. Je n’y serais même pas, ici, si vous ne m’y aviez pas donne rendez-vous.

RUTHWEN.

Eh bien, as-tu trouvé la femme que je t’avais désignée ?

LAZARE.

Milord, j’ai visité, les unes après les autres, toutes les maisons de Tiffauges ; il y en a quatre-vingts ; dans ces quatre-vingts maisons, il y a quatre-vingt-dix-sept femmes, dont trente-neuf vieilles ; j’ai lié conversation avec les trente-neuf vieilles, excepté cinq, dont trois sont idiotes et deux paralytiques. Pas une n’a parlé hier au comte Gilbert.

RUTHWEN.

Mon cher Lazare, tu es un garçon plein d’intelligence.

LAZARE.

N’est-ce pas, milord ?

RUTHWEN.

Et qui me sert fidèlement.

LAZARE.

Oh ! ça, oui.

RUTHWEN.

Ce qui est d’autant plus beau de ta part, que je crois que mon retour t’avait contrarié d’abord.

LAZARE.

Oh ! monsieur croit cela ?

RUTHWEN.

Dame, c’est tout simple : tu me croyais mort, mon pauvre Lazare, et, dans cette croyance, tu t’étais institué mon légataire universel.

LAZARE.

Milord, c’est que...

RUTHWEN.

Tu avais bien fait.

LAZARE.

Ah ! milord avoue donc que, lorsqu’il parlait tout bas à M. Gilbert... ?

RUTHWEN.

Oui, mon ami, c’était pour le laisser toute ma fortune.

LAZARE.

Je le savais bien, moi.

RUTHWEN.

Aussi, mon cher Lazare, je veux que ce retour, au lieu de nuire à tes intérêts, te soit profitable.

LAZARE.

Vraiment ?

RUTHWEN.

Les bons serviteurs sont rares, et l’on ne saurait faire trop pour eux. Tu es un bon serviteur, Lazare, et je veux que tu t’enrichisses à mon service.

LAZARE.

Oh ! monsieur, c’est une bonne idée que vous avez là.

RUTHWEN.

Tu trouves ?

LAZARE.

Je trouve, oui, monsieur, et j’ajouterai que le plus tôt sera le meilleur.

RUTHWEN.

Eh bien, dans ce but, nous allons faire un marché, Lazare.

LAZARE.

Volontiers, monsieur, s’il est bon pour moi.

RUTHWEN.

Excellent !

LAZARE.

Voyons le marché.

RUTHWEN.

Chaque fois que je t’interpellerai devant quelqu’un et que tu affirmeras, chaque fois que j’interrogerai tes souvenirs et que tu seras de mon avis, s’il s’agit d’une chose frivole, je te donnerai une guinée, s’il s’agit d’une chose importante je t’en donnerai dix.

LAZARE.

Oh ! monsieur, vous aurez toujours raison, et, comme vous êtes un homme sérieux, ce sera toujours pour des motifs graves.

RUTHWEN.

Ainsi, tu acceptes ?

LAZARE.

D’emblée, monsieur !

RUTHWEN.

Alors, tu es de mon avis là-dessus ?

LAZARE.

Oh ! tout à fait !

RUTHWEN.

Eh bien, je commence donc à m’exécuter : voici une guinée.

LAZARE.

Je crois que milord n’attache pas au marché que nous venons de conclure toute l’importance qu’il mérite.

RUTHWEN.

Tu as raison, et voici dix guinées.

LAZARE, empochant l’argent.

Merci, monsieur.

RUTHWEN.

Ainsi donc, convention faite ?

LAZARE.

Convention faite !

RUTHWEN.

Mais aussi, chaque fois que tu ne seras pas de mon avis...

LAZARE.

Mais puisque j’en serai toujours.

RUTHWEN.

Lazare, on a sa conscience.

LAZARE.

Vous croyez ?...

RUTHWEN.

Chaque fois que tu ne seras pas de mon avis, selon l’importance de la discussion, tu me rendras une ou dix guinées.

LAZARE.

Alors, dites donc, monsieur...

RUTHWEN.

Tu hésites ?

LAZARE.

Mais ! mais ! mais !...

RUTHWEN.

Bien ! tu ne partages pas mon opinion, tu es libre ; mais...

Il étend la main.

tu sais...

LAZARE.

Comment, monsieur, je ne partage pas votre opinion ? Mais, au contraire, j’en suis tout à fait, de votre opinion, et plutôt deux fois qu’une.

RUTHWEN.

Alors, c’est convenu ?

LAZARE.

Parbleu !

RUTHWEN.

La comtesse Hélène ! Laisse-moi.

LAZARE.

À l’instant, monsieur, à l’instant.

À part.

Décidément, j’avais des préjugés sur le compte de milord ; il a du bon !

Il sort.

 

 

Scène III

 

RUTHWEN, seul

 

Si cette femme qui a parlé à Gilbert était un être humain, une créature naturelle, je l’eusse retrouvée depuis hier au soir.

 

 

Scène IV

 

HÉLÈNE, RUTHWEN

 

RUTHWEN.

Vous, Hélène ! Quel bonheur inespéré !

HÉLÈNE.

Depuis combien de temps, à peu près, êtes-vous là, Georges ?

RUTHWEN.

Mais depuis un quart d’heure, peut-être.

HÉLÈNE.

Eh bien, chose étrange ! à peine y étiez-vous, alors, qu’au milieu de mon sommeil, j’ai deviné votre présence et me suis réveillée !... Ruthwen, je suis tentée de croire parfois qu’il y a en vous quelque chose de surhumain, et que cet amour que vous m’avez inspire a quelque chose de magique et de merveilleux.

RUTHWEN.

Alors, que dirai-je, moi, ma belle Hélène, moi qui, tous les jours, m’éveille avec l’aube, non pas à votre approche, hélas ! mais à votre souvenir ?

HÉLÈNE.

De sorte que cette nuit... ?

RUTHWEN.

Oh ! cette nuit, j’ai fait mieux que de m’éveiller, je n’ai pas dormi !

HÉLÈNE.

Et pourquoi cela ?

RUTHWEN.

Le sais-je moi-même ? Agité, fiévreux, je n’ai pas eu le courage de retourner chez moi.

HÉLÈNE.

Comment cela ?

RUTHWEN.

Non, j’ai passé la nuit dans le parc ; la brise me rafraîchissait ; je l’entendais venir, passer et fuir dans les arbres ; je lui jetais votre nom, et il me semblait qu’en s’éloignant de moi, elle répétait : « Hélène ! Hélène ! » Oh ! jurez-moi donc que rien ne pourra plus nous séparer !

HÉLÈNE.

Et que voulez-vous qui nous sépare ?

RUTHWEN.

Que sais-je, moi ! vous le savez, Hélène, plus on approche du bonheur, plus on doute. Démon fantasque et capricieux, c’est lorsqu’on étend la main pour le saisir qu’il nous échappe... Hélène, consolez-moi, je doute ; Hélène, rassurez-moi, j’ai peur !

HÉLÈNE.

Mon frère, n’est-ce pas ? Gilbert ?...

RUTHWEN.

Direz-vous encore que mes craintes n’étaient pas fondées ? Avez-vous vu l’accueil qu’il m’a fait ?

HÉLÈNE.

Oh ! Georges, il ne faut pas lui en vouloir. Quoiqu’il m’ait toujours laissée libre de mon cœur, Philippe était son compagnon d’enfance, il l’aimait tendrement ; c’était à lui qu’il voulait remettre le bonheur de ma vie. Laissez-lui le temps de vous connaître, Georges, et il vous aimera comme il aimait Philippe.

RUTHWEN, souriant.

J’en doute.

HÉLÈNE.

Pourquoi ne vous aimerait-il pas ? Voyons ! est-ce que vous ne vous êtes pas franchement expliqués hier ?

RUTHWEN.

Oh ! très franchement, au contraire.

HÉLÈNE.

Eh bien ?...

RUTHWEN.

Il ne dépend pas toujours de nous, d’aimer ou de haïr.

HÉLÈNE.

Gilbert a l’âme tendre et généreuse ; il n’est pas difficile de lui inspirer de l’affection.

RUTHWEN.

Oui, son caractère reçoit facilement les influences, vivement les impressions. Tenez, hier, – n’avez-vous point remarqué cela vous-même ? – après le premier étonnement causé par ma présence, il était revenu à moi, nous nous étions serré la main, nous nous étions entendus ; eh bien, tout à coup, son air, son langage ont changé, et il s’est éloigné de moi ; il m’a tenu à distance par une froideur si étrange, que je n’ai plus su que lui dire. Quelqu’un lui avait dit un mot, un seul, et ce mot a suffi.

HÉLÈNE.

Qui donc ?

RUTHWEN.

Vous n’avez point remarqué cette femme ?

HÉLÈNE.

Une femme ?...

RUTHWEN.

Oui, qui paraissait âgée, et qui portait le costume d’une de vos Bretonnes.

HÉLÈNE.

Non, je ne me souviens pas... Mais, attendez donc, c’était la femme qui déjà lui a sauvé la vie, sans doute ?

RUTHWEN.

Oui lui a sauve la vie ?

HÉLÈNE.

Oui, hier !

RUTHWEN.

Hier ?...

HÉLÈNE.

Oh ! en effet, c’est que, vous ne savez pas, Gilbert a failli être assassiné hier : un homme embusqué dans un chemin creux a tiré sur lui deux coups de fusil, et, sans cette femme, qui, en l’arrêtant par son manteau, lui a fait baisser la tête, il était mort ! Cette femme, il l’aura retrouvée hier, il l’aura remerciée, et c’est là ce que vous aurez vu. Eh bien, Georges, quelle mauvaise influence peut venir de ce côté ? quel conseil la vieille Bretonne peut-elle avoir donné contre vous à Gilbert ? Vous ne répondez pas ? Pourquoi ce sourire de doute sur vos lèvres ?

RUTHWEN.

On a voulu assassiner votre frère, Hélène ?

HÉLÈNE.

C’est étrange, n’est-ce pas ?

RUTHWEN.

Oui, en vérité ; si étrange, que...

HÉLÈNE.

Vous doutez ?

RUTHWEN.

Tenez, chère Hélène, ne m’interrogez pas, cela vaut mieux.

HÉLÈNE.

Mais non, au contraire, parlez.

RUTHWEN.

En ce cas, raisonnons, belle et chère Hélène. Voyons, dites, qui peut avoir intérêt à la mort de votre frère, dans le pays ?

HÉLÈNE.

Personne.

RUTHWEN.

Lui connaissez-vous quelque ennemi ?

HÉLÈNE.

Aucun !

RUTHWEN.

Eh bien, alors, si personne n’a intérêt à sa mort, si vous ne lui connaissez aucun ennemi, croyez-vous sérieusement à cette tentative d’assassinat ?

HÉLÈNE.

Gilbert l’a dit.

RUTHWEN.

Oh !

HÉLÈNE.

Et puis Lazare a aperçu l’assassin.

RUTHWEN.

Lazare ?

HÉLÈNE.

Oui, un homme masqué et armé, d’un fusil.

RUTHWEN.

Oh ! d’abord, chère Hélène, ne me citez jamais Lazare comme une autorité ; Lazare est poltron à avoir peur de son ombre ; en outre, il est Espagnol, c’est-à-dire superstitieux et visionnaire.

HÉLÈNE.

Comment ! Georges, vous croyez que mon frère aurait imaginé... ?

RUTHWEN.

Imaginé, non pas ; il est de bonne foi, et sans doute il croit avoir vu.

HÉLÈNE.

Comment, il croit ?

RUTHWEN.

Chère comtesse, avez-vous bien regardé voire frère depuis son arrivée ?

HÉLÈNE.

Sans doute !

RUTHWEN.

Avez-vous écouté avec attention toutes ses paroles ?

HÉLÈNE.

Certainement !

RUTHWEN.

L’avez-vous comparé avec ce qu’il était autrefois ?

HÉLÈNE.

Pourquoi cela ?

RUTHWEN.

Ah ! c’est qu’il me semble bien que vous auriez pu vous apercevoir...

HÉLÈNE.

De quoi ?

RUTHWEN.

Que vous eussiez dû remarquer...

HÉLÈNE.

Achevez !

RUTHWEN.

Quelque chose d’extraordinaire en lui.

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu !

RUTHWEN.

Oh ! ne vous inquiétez pas ainsi... Sans doute, puisque vous, sa sœur, vous qui l’aimez, vous qu’il adore, puisque vous ne vous êtes aperçue de rien, c’est que le mal est moins grand qu’on ne me l’avait dit, d’autant plus que moi, à part cette histoire d’assassinat, j’ai trouvé sa conduite non-seulement assez naturelle, mais même assez raisonnable ; c’est qu’il y a du mieux, beaucoup de mieux même.

HÉLÈNE.

Du mieux ! mais que voulez-vous dire ?

RUTHWEN.

Je veux dire, chère Hélène, pardonnez-moi d’être, près de vous, le messager d’une si triste nouvelle, je veux dire que votre frère a été fou !

HÉLÈNE.

Fou ! Gilbert !

RUTHWEN.

Oui ; mais il est guéri, vous le voyez, puisque vous ne vous en êtes pas aperçue, puisque je suis obligé de vous le dire.

HÉLÈNE.

Oh ! Georges ! et à quelle cause attribuez-vous cette folie ?

RUTHWEN.

À un accident terrible.

HÉLÈNE.

Lequel ?

RUTHWEN.

Gilbert a cru avoir tué un de ses amis.

HÉLÈNE.

Oh ! mon Dieu, comment cela ? Un duel ?

RUTHWEN.

Non, par erreur, sans le vouloir.

HÉLÈNE.

Racontez-moi donc cela, Georges ; mais non, vous vous trompez, c’est impossible !

RUTHWEN.

Cet ami, c’était moi, Hélène...

HÉLÈNE.

Oh ! que me dites-vous là !

RUTHWEN.

Toute la sainte et pure vérité... Nous étions en Espagne, dans un vieux château désert, où la tempête nous avait réunis, lui, moi et quelques voyageurs, pour trouver un abri ; nous dormions tous, quand les cris d’une jeune Espagnole nommée Juana nous réveillèrent. Des bandits s’étaient introduits dans le château. Je volai au secours de la jeune fille. Le comte Gilbert tira son épée dans les ténèbres, et m’en traversa la poitrine. Je m’évanouis... Depuis ce temps, votre frère est poursuivi par cette idée qu’il a assassiné un homme, et sa raison s’en est affaiblie ; dès qu’arrive la nuit, le monde se peuple pour lui de fantômes, de spectres, d’êtres surnaturels. Voilà d’où venait ma crainte de revoir votre frère, voilà ce qui me rendait hier si malheureux en sa présence, voilà ce qui le rendait si embarrassé vis-à-vis de moi.

HÉLÈNE.

Oh ! mon frère bien-aimé !

RUTHWEN.

Comprenez-vous, maintenant, Hélène, cette disposition maladive d’esprit ? Votre mariage avec moi peut lui déplaire, et, alors, je suis perdu !

HÉLÈNE.

Comment, perdu ?...

RUTHWEN.

Sans doute ; s’il allait s’opposera notre union, chère Hélène, auriez-vous le courage de résister à votre frère ?

HÉLÈNE.

Vous savez que j’aime fidèlement, Georges, et que ma parole est sacrée. Voilà ma main. Eh bien, cette promesse ne vous suffit pas ?

RUTHWEN.

Hélène, vous le savez, tout était convenu pour aujourd’hui ; me semble que tout retard sera mortel à mon bonheur !

HÉLÈNE.

Et pourquoi changerions-nous quelque chose ù ce qui a été arrêté, Georges ?

RUTHWEN.

Votre frère peut demander un délai...

HÉLÈNE.

Pourquoi le supposer ?...

RUTHWEN.

Mou Dieu ! qui peut répondre d’un esprit malade ?

HÉLÈNE.

Écoutez, Georges, je veux vous rassurer tout à fait : fixez vous-même l’heure de la journée où vous deviendrez mon époux.

RUTHWEN.

Oh ! à l’instant, à l’instant même, je cours chez le chapelain. Merci, merci, chère Hélène ! Au revoir dans quelques minutes !...

À part.

Oh ! qu’il vienne, qu’il parle maintenant, peu m’importe ! Hélène ne le croira pas !

Il sort.

 

 

Scène V

 

HÉLÈNE, seule

 

Oh ! mon Dieu, que vient-il de me dire, et quel secret terrible m’a-t-il révélé ! Gilbert ! pauvre Gilbert ! En effet, hier, à son arrivée, il était triste, pâle, presque égaré ; en apercevant Georges, il a paru atterré... Oh ! Gilbert, sois tranquille, je serai si bonne, si attentive, si patiente, que, de même que la poitrine de Georges a guéri de sa blessure, ton pauvre esprit troublé guérira de la sienne... Mais qu’y a-t-il ? On accourt !... Lahennée !... Mon Dieu ! qu’est-ce encore ?

 

 

Scène VI

 

HÉLÈNE, LAHENNÉE

 

LAHENNÉE.

Mademoiselle ! mademoiselle !... Ah ! vous êtes là !

HÉLÈNE.

Que veux-tu ?

LAHENNÉE.

Mon Dieu, qu’est-il donc arrivé à M. le comte ?

HÉLÈNE.

Comment cela ?

LAHENNÉE.

Hier au soir, il m’avait commandé de le venir trouver dès le matin ; en conséquence, il y a dix minutes, je suis entré dans sa chambre.

HÉLÈNE.

Eh bien ?

LAHENNÉE.

Il n’y a pas couché, son lit n’est point défait.

HÉLÈNE.

Mon Dieu !

LAHENNÉE.

Je suis descendu aussitôt, l’appelant, m’informant, le demandant à tout le monde, quand tout à coup, je l’ai vu sortir de la chambre de la Tapisserie, pâle, les yeux hagards, vous appelant... Et tenez, tenez, le voilà.

HÉLÈNE.

Gilbert ! en effet... Gilbert ! mon Gilbert !

 

 

Scène VII

 

HÉLÈNE, LAHENNÉE, GILBERT

 

GILBERT.

Hélène ! Hélène !... Ah ! le voilà ! Dieu soit loué !... Laisse-nous, Lahennée.

Il tombe sur une chaise. Lahennée sort.

 

 

Scène VIII

 

GILBERT, LAHENNÉE

 

GILBERT.

Le baron Georges, lord Ruthwen, où est-il ?

HÉLÈNE.

Tu veux lui parler ?

GILBERT.

Oui, à l’instant, il faut que je le voie.

HÉLÈNE.

Il le faut ?

GILBERT.

Oui !

HÉLÈNE.

Il n’y a qu’un moment, il était là.

GILBERT.

Oh ! le misérable !

HÉLÈNE.

Gilbert !

GILBERT.

Où est cet homme ?

HÉLÈNE.

Il doit être dans la chapelle.

GILBERT.

Dans la chapelle ? Tu le trompes, il est impossible que cet homme ose prier Dieu.

HÉLÈNE.

Il est allé dans la chapelle, non pour prier Dieu, mon ami, mais pour prévenir le chapelain.

GILBERT.

De quoi ?

HÉLÈNE.

Mais de notre mariage, qui, tu le sais, doit avoir lieu aujourd’hui, Gilbert.

GILBERT.

Votre mariage ? Toi, un ange, tu épouserais ce maudit ? Jamais ! jamais !

HÉLÈNE.

Oh ! Gilbert, mon bien-aimé Gilbert, que dis-tu et de qui parles-tu ?

GILBERT.

Je parle de Ruthwen, je parle de ton fiancé ; je te dis qu’il faut que je le voie à l’instant, sans retard.

 

 

Scène IX

 

GILBERT, LAHENNÉE, RUTHWEN

 

RUTHWEN.

Que lui voulez-vous, comte ? Le voici !

GILBERT.

Ah ! c’est lui enfin !... Laisse-nous, ma sœur.

HÉLÈNE.

Gilbert !... Georges !...

RUTHWEN.

Restez, mademoiselle !

GILBERT.

Ah ! vous voulez que devant elle... ?

RUTHWEN.

Je n’ai rien à cacher, mon cher Gilbert, à celle qui, aujourd’hui même, sera ma femme.

GILBERT.

Ta femme ? Oh ! j’espère bien que jamais la main de ma sœur ne touchera la tienne.

RUTHWEN.

Modérez-vous, comte !

HÉLÈNE.

Du calme, mon frère !

GILBERT.

Du calme, de la modération, soit ; mais qu’à l’instant même il s’éloigne d’ici, pour n’y reparaître jamais !

HÉLÈNE.

Mon Dieu !

RUTHWEN.

Gilbert ! mon ami !

GILBERT.

Oh ! grâce au ciel, je ne suis pas votre ami ; grâce au ciel, je ne vous connais pas, monsieur.

HÉLÈNE.

Mais pourquoi veux-tu que le comte s’éloigne, mon frère ?

GILBERT.

Il ne me demandera pas pourquoi, lui, va.

RUTHWEN.

Au contraire, j’allais vous faire cette question, Gilbert.

GILBERT.

Vous avez raison ; car il faut que ma sœur connaisse l’homme auquel elle s’était imprudemment engagée. Reste, Hélène, reste ! et ne perds pas un mot de ce que nous allons dire.

RUTHWEN.

Oh ! oh !

HÉLÈNE.

Que va-t-il se passer, mon Dieu ?

GILBERT.

Assassin de Juana, qui donc voulez-vous tuer ici ?

RUTHWEN.

Assassin, moi ?... Vous savez, comte, qu’un autre mérite mieux ce nom que celui à qui vous le donnez.

HÉLÈNE.

Mon frère !

RUTHWEN.

Lequel de nous deux est tombé expirant aux pieds de l’autre ? Dites, comte. Oh ! vous savez que je ne vous en veux pas, vous savez que je vous ai pardonné.

GILBERT.

Oui, oui, je sais cela ; mais ce que je ne sais pas, ou plutôt ce que je ne comprends pas, c’est que vous viviez après que mon épée vous a perce le cœur ; c’est d’où vient que vous êtes là debout, quand, moi-même, je vous ai couché sur la terre, immobile, glacé, mort !

HÉLÈNE.

Oh !

RUTHWEN.

Il me semblait vous avoir expliqué cela hier.

GILBERT.

M’avez-vous expliqué aussi pourquoi un homme m’attendait dans les genêts de Clisson, et m’a tiré deux coups de fusil sans m’atteindre ? m’avez-vous dit quel était cet homme ?

RUTHWEN.

Cela ressemble à une accusation, comte.

GILBERT.

C’en est une... Cet homme, c’était vous.

RUTHWEN.

Moi ?

GILBERT.

Assassin de Juana, pourquoi ne serais-tu pas l’assassin de Gilbert ?

RUTHWEN.

Moi ? Et quel intérêt aurais-je eu à vous tuer, cher Gilbert ? Dites...

HÉLÈNE.

En effet, mon frère...

GILBERT.

Quel intérêt ? Celui de séparer le frère de la sœur, quand ce frère arrivait pour défendre sa sœur, quand le frère allait arracher la sœur de vos mains... Ne faut-il pas, tous les ans, deux vierges à ta vie funeste, à tes sanglantes amours ?

RUTHWEN, à part.

Il sait tout.

GILBERT.

Vous ne répondez pas, milord.

RUTHWEN.

Que voulez-vous que je réponde ?... Vous le voyez, chère Hélène... Eh bien, que vous avais-je dit ?

HÉLÈNE.

Hélas ! hélas !... pauvre Gilbert !

GILBERT.

Eh quoi ! Hélène, tu hésites, malgré ce que je viens de dire ? Tu ne t’éloignes pas avec horreur de cet homme ? Oh ! prends garde ! car, plutôt que de te laisser être sa proie, vois-tu, ici même, devant toi, je le tuerai de mes propres mains.

HÉLÈNE.

Mon frère ! mon frère !

GILBERT.

Défends-toi, misérable, défends-toi ! car, au bout du compte, je n’assassine pas, moi ! je ne suis pas un lord Ruthwen !

RUTHWEN.

Comte, on va venir, on va vous entendre.

GILBERT.

Oh ! qu’on vienne ! qu’on vienne ! Ce que je veux, c’est qu’on vous connaisse ; ce que je veux, c’est qu’on m’entende. Holà, tous !... holà !...

HÉLÈNE.

Oui, oui, venez ! à l’aide ! au secours !

RUTHWEN, à part.

Malheur ! malheur !

 

 

Scène X

 

GILBERT, LAHENNÉE, RUTHWEN, LAZARE, PAYSANS et PAYSANNES, DOMESTIQUES

 

GILBERT, courant à Lazare.

Ah ! viens ici, toi ! Reconnais-tu cet homme ?

LAZARE.

Mais oui, monsieur le comte, très bien, très bien !

GILBERT.

Qui est-ce ?

LAZARE.

C’est mon honoré maître.

GILBERT.

Oui ; mais je te demande autre chose ; je te demande si ce n’est pas celui contre lequel j’ai tiré l’épée dans les ruines de Tormenar, celui qui, frappé au cœur, est mort dans mes bras, le même qui venait de tuer la jeune espagnole, le même qui venait de tuer Juana !

LAZARE, regardant Ruthwen.

Hein ?

RUTHWEN.

Écoute bien, Lazare, et réponds à M. le comte. Il te demande si tu m’as vu tuer Juana. M’as-tu vu tuer Juana ?

LAZARE.

Oh ! pour cela, monsieur le comte, non ! La señora Juana a été tuée, mais je ne sais pas par qui.

GILBERT, à Ruthwen.

Oh ! je te dis que c’est par toi, assassin !

RUTHWEN.

Le comte dit que c’est par moi. Moi, je dis que c’est par des bandits. Ton opinion à toi, Lazare ?

LAZARE.

Mon opinion, c’est celle de monsieur.

GILBERT.

Oui, je sais bien, personne n’était là, et personne, par conséquent, hors moi, ne peut affirmer : mais ce que tu as vu, Lazare, c’est cet homme blessé, sanglant, mort entre mes bras.

LAZARE.

Oh ! quant à cela, le fait est que j’ai vu milord bien bas, bien bas, bien bas !

RUTHWEN.

Sans doute, il m’a vu évanoui.

GILBERT.

Ah ! mort, bien mort, vous dis-je !

RUTHWEN.

Prenez garde à ce que vous dites, comte ! car, si cet homme m’eût vu mort à Tormenar, il ne me reverrait pas vivant à Tiffauges, à moins cependant que je ne sois une ombre. Touchez-moi, mes amis, et vous verrez.

GILBERT, à Lazare.

Voyons, malheureux ! ne m’as tu pas dit toi-même avoir vu un homme m’attendre caché dans les genêts de Clisson ?

LAZARE.

Ah ! cela, oui, c’est vrai ! je l’ai vu comme je vous vois, monsieur le comte !

RUTHWEN.

Mais cet homme, était-ce moi, Lazare ?

LAZARE.

Dame, je ne sais, il avait un masque sur le visage.

GILBERT.

Oui, un masque, c’est vrai ; car tu craignais qu’on ne te reconnût... Et voyez, mes amis, la précaution était bonne.

RUTHWEN, à Lazare.

Eh bien, moi, je dis que vous avez eu tellement peur, que vous n’avez vu ni homme ni masque ; je dis que vous avez cru voir, c’est mon avis... Prenez garde, Lazare ! car c’est fort important, ce que vous allez répondre.

LAZARE.

Dame, après cela, on peut se tromper... Peut-être me suis-je trompé, peut-être n’ai-je vu personne...

GILBERT.

Oh !...

HÉLÈNE.

Georges, Georges, excusez-le !

RUTHWEN.

Vous voyez !

GILBERT.

Comment ! vous doutez de ce que je dis ? entre la parole de cet homme et la mienne vous hésitez ?... Mes amis, mes amis, je vous affirme sur mon âme que ce que je vous ai dit est vrai, que tout ce que je vous ai dit m’a été révélé cette nuit... Je vous dis une chose inouïe, incroyable, terrible, c’est que cet homme est un démon ! c’est que cet homme est un vampire ! c’est que son amour, c’est la mort !

TOUS.

Ah !

HÉLÈNE.

Mais qui t’a dit cela, mon frère ? qui t’a dit cela ?

GILBERT.

Mélusine, la fée de la tapisserie.

HÉLÈNE.

Mon Dieu !

GILBERT.

Mes aïeux, qui causaient avec elle.

HÉLÈNE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pi lié, mon pauvre frère est fou.

GILBERT.

Moi, fou ?

HÉLÈNE.

Oh ! un médecin ! un médecin, pour mon pauvre Gilbert !

RUTHWEN, aux spectateurs.

Vous l’entendez, vous le voyez, mes amis ; voilà ce que nous voulions vous cacher, voilà ce que le comte nous force à révéler bien malgré nous.

GILBERT.

Moi, fou ! on me croit fou ?... Je le deviendrai peut-être, soit ; mais, auparavant...

Il s’élance sur Ruthwen.

HÉLÈNE.

À moi, mes amis !

Les Paysans et les Domestiques accourent et se saisissent de Gilbert.

RUTHWEN.

Mes amis, en mon nom, au nom de la comtesse Hélène, au nom à la fois d’un frère et d’une sœur, ménagez votre maître... Emportez-le et prenez garde qu’il n’attente à ses jours.

GILBERT.

Assassin !... assassin !...

RUTHWEN.

Si sa raison est perdue, sauvons du moins sa vie.

GILBERT.

Hélène ! Hélène !

HÉLÈNE.

Oui, oui, mon frère, sois tranquille, je ne te quitte pas.

RUTHWEN.

Vous avez raison, comtesse, accompagnez-le, ne le quittez pas... Les soins d’une sœur vaudront pour lui mieux que ceux du meilleur médecin... Oh ! Gilbert ! Gilbert, je te plains sincèrement et je te pardonne...

À Lazare, lui donnant une bourse.

Tiens, toi...

LAZARE.

Ah ! dites donc, monsieur, il me semble que je n’ai été que trois fois de votre avis... et qu’il y a dans cette bourse au moins...

RUTHWEN.

Va, nous compterons plus tard.

 

 

Scène XI

 

RUTHWEN, seul

 

 Oh ! cette fois, Hélène est bien à moi, et nul ne me l’arrachera, quand son frère n’a pu y réussir. Et maintenant, toi, génie infernal qui m’as dénoncé à Gilbert ; toi que j’ai reconnu malgré ton déguisement et la ruse, au nom du maître qui nous commande ici et qui nous a donné l’égalité pour nous et la domination sur les hommes ; génie, mon rival, parais, je te l’ordonne ; parais, fusses-tu aux extrémités du monde ! parais !

 

 

Scène XII

 

RUTHWEN, LA GOULE

 

LA GOULE.

Me voici... Que me veux-tu ?

RUTHWEN.

Il nous est défendu de nous trahir les uns les autres, et tu m’as trahi.

LA GOULE.

Non.

RUTHWEN.

Tu mens ! hier au soir, je t’ai vue, déguisée en Bretonne, parler à Gilbert.

LA GOULE.

Eh bien ?

RUTHWEN.

Le matin sur la route de Clisson, tu l’avais averti et tu avais détourné les balles.

LA GOULE.

Après ?... Détourner les balles que tu lances, c’est mon droit ; prendre l’habit d’une vieille femme et dire : « Couche dans la chambre de la Tapisserie au lieu de coucher dans ta chambre, » est encore mon droit.

RUTHWEN.

Et pourquoi lui as-tu dit cela ?

LA GOULE.

Parce que je l’aime.

RUTHWEN.

Tu aimes... toi ? Est-ce que nous aimons, nous ?

LA GOULE.

Je l’aime te dis-je !

RUTHWEN.

Et tu crois qu’il répondra à ton amour ?

LA GOULE.

Je l’espère.

RUTHWEN.

Tu sais qu’il aime une jeune fille, tu sais qu’il aime Antonia.

LA GOULE.

Oui, je sais cela !... et, quand nous en serons à cet amour, nous verrons... En attendant, il s’agit du tien, il s’agit de sa sœur, qu’il aime tant, que sa mort le tuerait... Or, comprends-tu, vampire ? je veux que Gilbert vive.

RUTHWEN.

Prends garde, je lui dirai qui tu es !...

LA GOULE.

Et tu mourras, alors : c’est notre punition, si nous dénonçons un des nôtres, de redevenir mortels.

RUTHWEN.

Écoute... Il est midi ; tu sais que je n’ai plus que douze heures à vivre si...

LA GOULE.

Oui, si le sang d’Hélène...

RUTHWEN.

Eh bien, je veux Hélène, il me la faut !

LA GOULE.

Et moi, il me faut Gilbert ; songe à mêle garder vivant. En tuant Hélène, tu compromets la vie de Gilbert, songes-y. Je veille sur lui ! je suis là !

RUTHWEN.

Ainsi, tu veux la guerre ?

LA GOULE.

Non, je veux l’amour.

RUTHWEN.

Une dernière fois, me cèdes-tu Hélène ?

LA GOULE.

Une dernière fois, me laisses-tu Gilbert ?

RUTHWEN.

Non ! tu sauras ce que je suis quand je hais.

LA GOULE.

Bien ; tu sauras ce que je suis quand j’aime !

RUTHWEN.

Adieu, goule !

LA GOULE.

Au revoir, vampire !

 

 

Septième Tableau

 

Un appartement éclairé comme pour une fête. Portes latérales. Au fond, une grande fenêtre donnant sur un abîme.

 

 

Scène première

 

RUTHWEN, HÉLÈNE, JARWICK, VASSAUX, DOMESTIQUES

 

LES VASSAUX.

Vive M. le comte !... Vive madame la comtesse !...

HÉLÈNE.

Merci, mes amis, merci !

RUTHWEN, leur distribuant de l’argent.

Tenez, mes amis, tenez !

UN PAYSAN.

Que toutes les bénédictions du ciel vous accompagnent !

Onze heures sonnent.

RUTHWEN, à part.

Onze heures ! pas une minute à perdre !... À minuit...

Haut.

Chère Hélène, avez-vous remarqué que nous n’avons pas été un instant seuls de la journée ?

HÉLÈNE.

Hélas ! cher Georges, cette journée a été remplie de tant d’événements divers !

RUTHWEN.

Vous permettez que je congédie ces braves gens, n’est-ce pas ?

HÉLÈNE.

Faites.

RUTHWEN.

Mes amis, la comtesse est on ne peut plus sensible aux témoignages de votre amitié ; mais, après toutes les émotions de cette journée, elle est fatiguée, elle a besoin de repos...

JARWICK.

Nous nous retirons, milord.

TOUS.

Vive M. le comte !... Vive madame la comtesse !

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

RUTHWEN, HÉLÈNE

 

RUTHWEN, les bras ouverts.

Ah ! chère Hélène ! nous voilà seuls, enfin !

HÉLÈNE, l’écartant doucement.

Mon ami, mon cher Georges, vous le voyez, j’ai rempli toutes les promesses faites, j’ai rempli tous les engagements pris...

RUTHWEN.

Oh ! oui, et vous voyez le plus heureux des hommes !

HÉLÈNE.

Êtes-vous le plus heureux des hommes, Ruthwen ?... Oh ! s’il en est ainsi, tant mieux !

RUTHWEN.

Quoi ! vous doutez, Hélène ?...

HÉLÈNE.

Non ! vous le dites et je vous crois ; mais, tout près de cet homme heureux, Georges, il en est un autre bien malheureux !

RUTHWEN.

Ah !...

HÉLÈNE.

Vous savez de qui je veux parler : du pauvre Gilbert, que l’on garde à vue ; du pauvre Gilbert, qui est fou, et qui, dans sa folie, se figure que je suis en danger de mort.

RUTHWEN.

Hélène, conserveriez-vous quelques doutes sur moi ?

HÉLÈNE.

Oh ! Dieu m’en garde ! Si je doutais, Ruthwen, seriez-vous mon mari ?... Non ; mais je dois quelques consolations, à mon frère ; laissez-moi descendre près de lui, laissez-moi lui dire, en souriant, que je suis votre femme, laissez-moi le calmer en lui disant que je suis heureuse.

RUTHWEN.

Faites ce que vous voulez, Hélène ; vous le savez bien, vous êtes la maîtresse, la reine ; mais...

HÉLÈNE.

Quoi ?

RUTHWEN.

Écoutez, j’aimerais mieux descendre moi-même, tenter un dernier effort ; dire, s’il le faut à Gilbert, que je renonce à vous, que je m’éloigne, que je pars ; lui rendre ainsi la tranquillité et, avec la tranquillité, la vie ! C’est une faiblesse, Hélène, après ce que vous venez de faire pour moi : je sais combien vous m’aimez, mais je sais aussi combien vous aimez votre frère, et, je crains que ses paroles, quoique empreintes du cachet de la folie, ne me portent préjudice dans votre esprit. C’est d’un homme faible, direz-vous ? Non, c’est d’un homme qui aime.

HÉLÈNE.

Mais si vous ne réussissez pas, Georges ?

RUTHWEN.

Alors, vous irez vous-même, Hélène.

HÉLÈNE.

Soit ! allez, Georges.

RUTHWEN.

M’aimez-vous ?

HÉLÈNE.

Georges, à qui j’ai donne ma main, j’ai donné mon cœur.

RUTHWEN.

Oh ! chère Hélène, attendez-moi !... attends-moi !

 

 

Scène III

 

HÉLÈNE, seule

 

Quelle est donc cette vieille femme à qui j’ai fait l’aumône, et qui, en recevant ma pièce d’argent, m’a dit tout bas : « Éloignez un instant lord Ruthwen ; il y a un homme qui a une révélation à vous faire... » Mon Dieu ! vous êtes témoin que je ne doute pas de lui ; mais, malgré moi, les paroles de mon frère me troublent. Oh ! il l’a bien vu, pauvre Georges ! et voilà pourquoi il a voulu aller lui-même trouver Gilbert. Oh ! que les filles qui ont une mère sont heureuses ! Si j’avais encore ma pauvre mère, j’irais à elle, je lui dirais mes anxiétés, mes angoisses, et elle me conseillerait ; le cœur d’une mère ne se trompe pas... Mais n’est-ce pas pour moi comme si ma mère vivait ? Ne suis-je donc pas de ces pieuses filles qui croient que l’âme ne meurt pas avec le corps ? Oh ! ma mère si tant de fois, dans la solitude et dans le silence, je vous ai parlé comme si vous étiez là ; oh ! ma mère, si ma pieuse vénération m’a ramenée chaque jour à votre tombeau jonché de fleurs, comme si la tombe n’était qu’une couche et la mort qu’un sommeil, ma mère, si, ce dont je ne doute pas, votre esprit veille sur votre fille, ma mère, demandez à Dieu, à Dieu qui n’a rien à vous refuser, à vous, sainte femme, demandez à Dieu un miracle, et manifestez-vous à moi, sinon par vous-même... peut-être est-ce impossible, peut-être les lois éternelles, immuables, de la nature s’opposent à votre retour visible en ce monde... du moins, par un moyen humain, ô ma mère ! indiquez-moi ce que je dois craindre, ce que dois espérer... Mon Dieu, Lazare ! Lazare !... M’auriez-vous exaucée, ma mère ?

 

 

Scène IV

 

HÉLÈNE, LAZARE

 

LAZARE, de la porte, faisant signe à Hélène d’éteindre les bougies.

Pfuh ! pfuh !...

HÉLÈNE.

Comment, que j’éteigne les bougies ?

LAZARE.

Oui.

HÉLÈNE.

Et pourquoi veux-tu que je les éteigne ?

LAZARE.

Dame, parce que j’aime autant qu’on ne me voie pas ici.

HÉLÈNE.

Pourquoi y viens-tu, alors ?

LAZARE.

Ah ! dame, mademoiselle, parce qu’on a une conscience, voyez-vous !

HÉLÈNE.

Une conscience ! une conscience qui le pousse à me dire quelque chose, n’est-ce pas ?

LAZARE.

Oui.

HÉLÈNE.

À me faire un aveu ?

LAZARE.

Oui.

HÉLÈNE.

Viens donc.

LAZARE, faisant signe d’éteindre les bougies.

Pfuh ! pfuh ! alors.

HÉLÈNE.

Soit !

Elle souffle les bougies.

Ah ! mon Dieu ! que vais-je apprendre ?

LAZARE.

Où êtes-vous, mademoiselle ?

HÉLÈNE.

Ici.

LAZARE.

Ah ! ce que j’ai à vous dire, voyez-vous, cela se dit de tout près et tout bas.

HÉLÈNE.

Bon Dieu !

LAZARE.

Écoutez ; depuis la scène de tantôt, je ne vis plus !

HÉLÈNE.

Dis ! dis ! j’écoute.

LAZARE.

Depuis ce moment-là, j’ai guetté...

HÉLÈNE.

Quoi ?

LAZARE.

Le moment où vous seriez toute seule.

HÉLÈNE.

Eh bien ?

LAZARE.

Eh bien, j’ai vu milord descendre auprès de votre frère, et, au risque de ce qui pouvait arriver, je suis monté.

HÉLÈNE.

Pourquoi ?

LAZARE.

Pour vous dire que votre frère... Ah ! mon Dieu !

HÉLÈNE.

Rien... Achève !

LAZARE.

Pour vous dire que votre frère n’est pas fou.

HÉLÈNE.

Gilbert n’est pas fou ?

LAZARE.

Non... Écoutez ! Dire que c’est milord, mon maître, qui a tué la pauvre Juana, je n’oserais.

HÉLÈNE.

Grand Dieu !

LAZARE.

Mais qu’il était mort, et qu’il est ressuscité je ne sais comment, oh ! cela, j’en jurerais !

HÉLÈNE.

Mort ?

LAZARE.

Oui, mort ! je le sais bien, moi qui l’ai vu porter, froid, glacé sur le rocher où il avait dit qu’on le portât ; car, voyez-vous, ce qu’il disait tout bas au comte Gilbert, je l’ai parfaitement entendu ; il lui disait : « Comte, je suis d’une secte qui n’enterre pas ses morts... »

HÉLÈNE.

Mon Dieu ! mon Dieu !

LAZARE.

« Une fois que j’aurai rendu le dernier soupir, exposez-moi donc à l’air sur une roche, aux rayons de la lune. » Et c’est ce que nous avons fait, malheureusement, au lieu de le fourrer dans une fosse de cent pieds et de mettre toutes les pierres du château de Tormenar par-dessus.

HÉLÈNE.

Alors, tu crois donc, comme Gilbert... ?

LAZARE.

Oui.

HÉLÈNE.

Qu’il était mort ?

LAZARE.

Oui.

HÉLÈNE.

Et, que par quelque miracle infernal... ?

LAZARE.

Oui.

HÉLÈNE.

Et cet homme d’hier... ?

LAZARE.

Oui.

HÉLÈNE.

Qui a voulu tuer mon frère... ?

LAZARE.

Oui.

HÉLÈNE.

Tu crois encore que c’était lui ?...

LAZARE.

Oui ! oui ! oui !

HÉLÈNE.

Mais tu disais le contraire, cependant.

LAZARE.

Il avait promis de faire ma fortune.

HÉLÈNE.

Malheureux !

LAZARE.

Il m’avait donné cette bourse.

HÉLÈNE.

Oh ! pour de l’argent...

LAZARE.

Je n’en veux plus, de son argent ; je le jette, je le renie... Oh ! par ma foi, j’aime mon corps, mais j’ai encore plus grand souci de mon âme.

HÉLÈNE.

Mais, alors, Gilbert disait vrai : je suis perdue, il faut fuir... Ah ! silence !

LAZARE.

C’est lui qui revient.

HÉLÈNE.

À moi, mon Dieu !

LAZARE.

La porte, la porte !

Il ne trouve pas la porte et se réfugie sur la fenêtre.

Cinq cents pieds ! ouf !...

 

 

Scène V

 

HÉLÈNE, LAZARE, caché, RUTHWEN, rentrant avec une bougie à la main

 

RUTHWEN.

Me voilà, chère Hélène ! Votre frère est plus tranquille, il dort ; je n’ai pas voulu le réveiller.

La regardant.

Comme vous êtes pâle !

HÉLÈNE.

Moins que vous, milord.

RUTHWEN.

Moins que moi ? Vous savez, Hélène, que cette pâleur m’est habituelle, et c’est tout simple : j’ai perdu tant de sang le jour où votre frère a failli me tuer.

HÉLÈNE.

Cette pâleur, excusez-moi, Georges, mais c’est celle d’un mort, et non celle d’un vivant.

RUTHWEN.

Que voulez-vous dire, Hélène ?

HÉLÈNE.

Je veux dire, milord, que je suis d’une race vaillante ; je veux dire que je n’ai jamais eu peur, je veux dire que vous m’épouvantez !

RUTHWEN.

Et vous aussi, Hélène ?... Ah ! voilà ce que c’est que de vous avoir laissée seule ; la solitude, le silence, les ténèbres ont agi sur votre imagination. Les ténèbres... Mais j’avais laissé des lumières dans cette chambre, cependant ?

HÉLÈNE.

En votre absence, elles se sont éteintes.

RUTHWEN

Oh ! c’est étrange !... toutes seules ?

HÉLÈNE.

Toutes seules !

RUTHWEN.

Vous tremblez, Hélène.

HÉLÈNE.

Je vous l’ai dit : j’ai peur ! j’ai peur !

RUTHWEN.

Votre main, ma bien-aimée !

Il lui prend la main.

HÉLÈNE.

Froide comme celle d’un cadavre !

RUTHWEN.

Oui, froide, Hélène ; car votre doute me glace... Oh ! viens, viens, ma fiancée ! viens, mon épouse ! viens contre ma poitrine ! viens contre mon cœur !

HÉLÈNE.

Oh ! laissez-moi ! Il me semble que votre poitrine n’est pas vivante, il me semble que votre cœur ne bat pas !

RUTHWEN.

Hélène ! Hélène ! quelqu’un est venu ici pendant mon absence... Dites, dites qui est venu ?

HÉLÈNE.

Personne ! personne !

RUTHWEN, regardant autour de lui.

Oh ! oh !

Marchant sur la bourse de Lazare.

La bourse que j’avais donnée à Lazare !... Le malheureux, il a tout dit ! Trahison ! trahison !

HÉLÈNE.

Que dites-vous ?

RUTHWEN, allant aux portes et les fermant.

Rien ! rien !

HÉLÈNE.

Pourquoi fermez-vous cette porte ?

RUTHWEN.

Hélène, n’êtes-vous pas ma femme ? ne suis-je pas votre époux ?

HÉLÈNE.

Milord ! milord !

Ruthwen la prend dans ses bras.

Mon frère ! Gilbert !

LAZARE, sur le balcon.

Au secours ! au secours !

RUTHWEN.

Ah ! nous ne sommes pas seuls ici, à ce qu’il paraît ?

HÉLÈNE.

À moi ! à moi !

RUTHWEN.

Oh ! appelle, appelle, fiancée de Ruthwen ; mais, avant qu’ils arrivent...

HÉLÈNE.

À moi !

RUTHWEN.

Malheur à toi ! malheur à ton frère !

Il l’emporte dans la chambre à côté.

 

 

Scène VI

 

LAZARE, puis GILBERT

 

LAZARE.

Au secours ! au secours !

GILBERT, dans l’escalier.

Me voilà ! me voilà !

Il secoue la porte.

Oh ! la porte ! la porte !...

LAZARE.

Attendez ! attendez, monsieur le comte !

Il ouvre.

GILBERT, dans le plus grand désordre.

Il m’avait fait lier, le misérable ! j’ai brisé mes liens ; il m’avait fait garder par quatre hommes, j’ai passé au milieu d’eux, et me voilà ! Où est ma sœur ? où est-elle ?

LAZARE.

Là, monsieur ! là !

Minuit commence à sonner.

HÉLÈNE, dans la chambre.

À moi, Gilbert ! Je meurs !

GILBERT, avec un cri terrible.

Ah !...

Il s’élance vers la porte, qui s’ouvre. Ruthwen paraît.

 

 

Scène VII

 

RUTHWEN, GILBERT, LAZARE

 

En s’apercevant les deux hommes jettent un double cri, puis s’enlacent dans un embrassement terrible. Ni l’un ni l’autre n’ont d’armes ; ils cherchent à s’étouffer. Gilbert entraîne Ruthwen vers la fenêtre.

RUTHWEN.

Ensemble, alors !

GILBERT.

Oui, ensemble, pourvu que je t’anéantisse avec moi.

Lutte dans laquelle Gilbert soulève Ruthwen ; tous deux vont être précipités par le balcon, quand Lazare saisit une masse d’armes et assomme Ruthwen. Gilbert précipite celui-ci par la fenêtre ; on entend un grand cri retentir dans les profondeurs du gouffre.

RUTHWEN.

Ah !...

Après un instant d’hésitation, Gilbert se remet.

GILBERT.

Ma sœur ! ma sœur !

Il s’élance ; on entend un cri dans la chambre à côté.

Ah !...

 

 

Huitième Tableau

 

Le précipice.

 

 

Scène unique

 

RUTHWEN, au fond du précipice, brisé par la chute, GILBERT, descendant à travers les rochers, une torche à la main

 

GILBERT arrive jusqu’à Ruthwen et l’examine à l’aide de la torche.

Ah ! cette fois, le monstre est bien mort !

Il remonte quelques pas, puis se retourne.

N’importe !...

Il pousse un rocher qui se détache et roule sur Ruthwen.

Oh ! ma sœur ! ma sœur ! je n’ai donc pu que te venger ?

 

 

ACTE V

 

 

Neuvième Tableau

 

La grande salle d’un palais, en Circassie. Au fond, une terrasse donnant à la fois sur un golfe immense et sur des montagnes. Le théâtre peut être coupé dans sa moitié par des tapisseries qui se ferment.

 

 

Scène première

 

ZISKA, LAZARE, ANTONIA, ESCLAVES, DANSEUSES

 

Au lever du rideau, Lazare est debout, derrière Antonia. Celle-ci, couchée sur un divan, est éventée par des Esclaves. On danse devant elle un pas circassien, au son des guzlas et des tambours de basque. Après le divertissement, Lazare, Antonia et Ziska (la Goule) restent seuls.

LAZARE.

Eh bien, soudarine Antonia, que dites-vous du château, du pays et des gens qui l’habitent ?

ANTONIA.

Je dis, mon cher Lazare, que, grâce à tes soins, j’ai été reçue ici comme une reine ?

LAZARE.

Dites : grâce aux soins de Ziska.

ANTONIA, souriant, à Ziska.

C’est donc toi qu’il faut que je remercie, ma belle Circassienne ?

Ziska fait un léger signe de tête.

LAZARE.

Eh bien, j’espère que vous ne regrettez plus votre villa de Spalatro, votre montagne de Dalmatie et votre mer Adriatique ? Nous avons tout cela ici, et sur une grande échelle : un palais circassien, les montagnes du Caucase, et la mer Noire !

ANTONIA.

Lazare, je ne regrette rien si Gilbert arrive aujourd’hui, comme tu me le promets.

LAZARE.

Écoutez, soudarine : il serait en retard d’un jour ou deux, qu’il ne faudrait pas trop lui en vouloir. Il y a loin du château de Tiffauges à la forteresse d’Anaklia, et l’on ne va pas de Bretagne en Circassie comme on va de Nantes à Clisson !

ANTONIA.

Il connaissait donc le pays, mon bien-aimé Gilbert ?

LAZARE.

Il paraît qu’il y était venu dans son dernier voyage ; car il m’avait parfaitement renseigné.

ANTONIA.

Et vous êtes sûre, Ziska, que ce château est bien celui qui avait été désigné par Gilbert ?

Ziska fait signe que oui.

Bien ; laissez-nous.

Ziska sort.

 

 

Scène II

 

LAZARE, ANTONIA

 

LAZARE.

Hein ! comme c’est dressé, ces Circassiennes !

ANTONIA.

N’importe, Lazare, je trouve quelque chose d’étrange dans cette esclave.

LAZARE.

Les yeux, n’est-ce pas ? C’est comme moi, il me semble que j’ai déjà vu ces yeux-là quelque part ; mais où, je n’en sais rien.

ANTONIA.

Lazare !

LAZARE.

Signora ?

ANTONIA.

Sais-tu pourquoi Gilbert a exigé que je quittasse l’Europe ? sais-tu pourquoi il m’a suppliée de venir ici ?

LAZARE.

Non, je n’en sais rien.

ANTONIA.

Je comprends qu’après la mort de sa sœur, la Bretagne lui soit devenue odieuse ; mais enfin, l’Europe est grande et, s’il ne voulait pas se fixer près de moi en Italie, pourquoi ne pas choisir l’Espagne ?

LAZARE.

Ah bien, oui, l’Espagne ! c’est là que nous l’avons rencontré !

ANTONIA.

Ou l’Angleterre ?

LAZARE.

L’Angleterre ! encore moins : c’est de là qu’il venait.

ANTONIA.

Eh ! mais de qui parles-tu, Lazare ?

LAZARE.

De lui, donc !

ANTONIA.

Qui est-ce, lui ?

LAZARE.

Mais l’ennemi de monsieur.

ANTONIA.

Gilbert avait un ennemi ?

LAZARE.

Je crois bien ! et qui serait un peu le mien aussi, s’il revenait une seconde fois.

ANTONIA.

Comment, s’il revenait une seconde fois ?

LAZARE.

Monsieur croyait bien l’avoir joliment tué, cette fois-là. Mais oui, prends garde !

ANTONIA.

Tué ! Gilbert avait tué un homme ? Ah çà ! mais que me contes-tu donc là, Lazare ?

LAZARE.

Je sais bien que je n’aurais peut-être pas dû vous parler de cela... Dites donc, signera, si mon maître ne vous parle pas de lord Ruthwen, ne lui en parlez pas, hein !

ANTONIA.

De lord Ruthwen ?

LAZARE.

Oui, c’était le nom du personnage... Oh ! du reste, il était le dernier de sa famille, et, comme il est mort intestat, tout naturellement, c’est moi qui me suis trouvé son héritier... J’ai vu déjà, à un petit quart de lieue d’ici, une charmante maison dont je compte incessamment devenir propriétaire, et, ma foi, si Ziska veut, et que vous n’ayez rien contre cette union...

ANTONIA.

Moi, mon cher Lazare ? Au contraire !

LAZARE.

Eh bien, alors, cela pourra se faire. En attendant, si la soudarine n’avait plus besoin de moi...

ANTONIA.

Tu réclamerais un peu de liberté, mon cher Lazare ?

LAZARE.

Oh ! mon Dieu, oui ; une petite visite à faire à de braves pécheurs avec qui j’ai fait connaissance, il y a trois mois, et qui m’ont promis de me trouver un domestique très brave ; voyez-vous, je ne serais pas fâché d’avoir un domestique très brave, pour remplacer M. Gilbert, qui était un maître très brave. J’aime à avoir quelqu’un de très brave auprès de moi ; cela me rend plus brave encore. Enfin, voilà, si vous avez besoin de moi, vous me ferez demander au bord de la mer.

ANTONIA.

Oui, va, mon cher Lazare ! va !

 

 

Scène III

 

ANTONIA, seule

 

Pauvre Lazare ! Je crois qu’en effet la peur lui a légèrement fait tourner la cervelle... Heureusement qu’il était porteur d’une lettre bien positive de Gilbert.

Elle tire de son sein une lettre qu’elle relit.

« Chère Antonia, si vous m’aimez, quittez Spalatro, quittez la Dalmatie, quittez l’Europe ; suivez l’honnête garçon que je vous envoie. Arrêtez-vous où il s’arrêtera, et attendez-moi... Peut-être risqueriez-vous votre vie et la mienne en n’exauçant pas, à la lettre, la prière que je mets bien humblement à vos pieds chéris... Tout ce qui peut se raconter de nos malheurs, Lazare vous le racontera... Le 15 mars, je serai près de vous. » – Le 15 mars, c’est aujourd’hui ; à moins d’accident, à moins de malheur, c’est donc aujourd’hui que je le reverrai. Seulement, par où viendra-t-il ? Deux chemins lui sont ouverts ; la mer et la montagne. S’il venait par la mer, j’apercevrais déjà sans doute, à l’horizon bleu, la voile de son navire. Oh ! j’aime mieux que mon Gilbert ne vienne point par la mer. Ces côtes sont semées de tant d’écueils, et voilà des nuages qui semblent prédire une tempête. Heureusement que l’horizon est solitaire... Rien, que ce petit point blanc, l’aile d’un oiseau de mer sans doute, ou tout au plus la voile d’un pécheur qui fuit la houle... Oh ! hâte-toi de rentrer, pauvre barque perdue dans l’espace ; car voilà la mer qui commence à onduler sous l’haleine du vent. Oh ! mon Gilbert bien-aimé, viens par la montagne, je t’en supplie ! fie-toi aux mules intrépides et aux chevaux fougueux ; mais ne te fie point aux vagues : la vague la plus calme couvre un abîme... Oh ! cette tache blanche grandit à l’horizon. Je me trompais, ce n’est point un oiseau de mer ; je me trompais, ce n’est point une voile de pécheur : c’est celle d’un hardi navire qui vient d’Europe. Comme il grandit ! comme il avance ! C’est à croire qu’il va plus vite que le nuage cuivré qui le poursuit dans les cieux. Oh ! la tempête t’atteindra, pauvre bâtiment, avant que toi-même aies atteint le port... Mon Dieu Seigneur, pourvu que Gilbert ne soit pas au nombre des passagers !... Gilbert, ma chère âme ! Gilbert ! mon Gilbert !

La tapisserie se soulève, Gilbert paraît.

 

 

Scène IV

 

GILBERT, ANTONIA

 

GILBERT.

Tu m’appelles, Antonia ?

ANTONIA, se retournant.

Ah !

Elle court se jeter dans ses bras.

GILBERT.

Toi ! toi, enfin, cher amour ! toi, le seul bonheur de ma vie !

ANTONIA.

Gilbert !

GILBERT.

Tu es donc venue ?

ANTONIA.

Tu as commandé, et ta créature a obéi.

GILBERT.

Sans résistance, sans regrets ?

ANTONIA.

Oh ! avec un fil de la Vierge, ton amour me mènerait au bout du monde.

GILBERT.

Alors, tu es prête ?

ANTONIA.

N’ai-je pas dit que je t’attendais ?

GILBERT.

Bien, bien... Aujourd’hui même, tu seras à moi ; ce soir même, tu m’auras fait oublier tous mes chagrins, tu auras fermé toutes mes blessures.

ANTONIA.

Gilbert, on dit qu’il ne faut pas que les blessures du cœur se ferment trop vite, ou, sinon, elles sont mal cicatrisées ; il faut arrêter le sang, mais il faut laisser couler les larmes... Pleure, Gilbert ! pleure ! ou plutôt pleurons... Notre sœur Hélène est morte !

GILBERT.

Oh ! non, non, au contraire, Antonia, ne parlons plus d’Hélène ; fais-moi oublier les six mois de ma vie qui viennent de s’écouler. Depuis que nous ne nous sommes pas vus, Hélène est allée au ciel rejoindre Juana, et j’ai là-haut deux anges qui prient pour moi... Antonia ! il y a des âmes dont le cœur est la seule vraie patrie.

ANTONIA.

Gilbert, Dieu, qui nous donne l’amour, nous fait un ciel sur la terre, où il m’envoie pour te dire : Hélène et Juana sont heureuses, soyons heureux !

GILBERT.

Ah ! si tu pouvais lire dans mon cœur, Antonia, tu n’y verrais qu’amour et joie. Je suis ingrat, je suis égoïste, j’oublie les morts, je dédaigne les vivants ; Antonia, je n’ai plus qu’une pensée, toi ! qu’un espoir, qu’un désir, toi ! J’efface toutes les sombres pages de ma vie passée. Je suis né aujourd’hui, Antonia ; c’est aujourd’hui mon premier soleil, mon premier sourire, mon premier amour !

ANTONIA.

Oh ! Gilbert, je suis ravie de t’entendre parler ainsi ; que je suis contente de t’avoir obéi ! que je suis fière d’être accourue où m’appelait ta volonté, ton désir, ton caprice ! Ainsi, cette inquiétude dont tu ne m’avais pas dit la cause, elle est dissipée, n’est-ce pas ? Ainsi, tu ne redoutes plus rien ? Notre fuite dans ces montagnes nous dérobe à ce danger inconnu qui menaçait ta vie et la mienne, et tu n’as découvert ce coin du monde que pour que nous y puissions demeurer inconnus et heureux ?

GILBERT.

Oh ! oui, heureux ! heureux ! si nous sommes ignorés surtout.

ANTONIA.

Heureux ! heureux ! Je veux te bercer avec ce mot, emprunté à la langue des anges. Antonia heureuse par Gilbert, Gilbert heureux par Antonia !

GILBERT.

Regarde le ciel, regarde ce petit coin d’azur qu’on y retrouve encore et qui se reflète dans mes yeux et dans mon cœur ; eh bien, c’est l’image de la félicité qui m’est accordée. Non, Antonia, jamais plus pur bonheur n’a été donné à un homme que celui que Dieu m’accorde en ce moment. Mais, à ce bonheur, il manque encore quelque chose : c’est qu’au lieu de l’appeler ma fiancée, je puisse l’appeler ma femme. Prends garde, Antonia ! le temps que nous perdrions à désirer le bonheur. Dieu lui-même dans sa toute-puissance ne saurait nous rendre ce temps. J’arrive depuis dix minutes, Antonia, et je me demande pourquoi tu n’es pas encore ma femme.

ANTONIA.

Gilbert, donne un quart d’heure à ta fiancée pour quitter ses habits de deuil.

GILBERT.

Ah ! Antonia, l’éloigner de moi ?

ANTONIA.

Veux-tu donc que j’aille à l’autel remercier Dieu, avec l’appareil lugubre d’une orphelin ou d’une veuve ? Oh ! non, non, Gilbert ; ces voiles nous porteraient malheur. Et cependant, si tu le demandes, j’obéirai. Crois-moi, j’ai assez de joie au cœur pour que ma robe noire resplendisse comme un habit de fête au moment où je dirai oui... Mais c’est une coutume sainte de mon pays, que la fiancée ressemble à la Madone ; et, si tu veux bien, Gilbert...

GILBERT.

Aller prévenir le prêtre ?

ANTONIA.

Oui...

GILBERT.

J’y cours ! Fais-toi belle, et, puisque nous sommes heureux, qu’il n’y ait plus de deuil nulle part, ni sur nos habits, ni dans nos cœurs, ni au ciel.

Roulement de tonnerre.

ANTONIA.

Écoute ! écoute la tempête !... Oh ! que tu as bien fait de venir par la montagne ! Dieu soit béni qui soulève la mer, mais seulement lorsque je te tiens en sûreté dans mes bras.

GILBERT.

Ah ! oui, une tempête, c’est vrai.

ANTONIA.

Gilbert, vois donc ce navire qui essaye de gagner le port.

GILBERT.

Il y a donc des malheureux qui souffrent et qui tremblent ? Je l’avais oublié !

ANTONIA.

Oh ! ne songeons qu’à nous, Gilbert.

Elle frappa dans ses mains.

GILBERT.

Que fais-tu ?

ANTONIA.

J’appelle mes femmes. Oh ! je voudrais ne pas te quitter !

Les Esclaves entrent silencieusement.

 

 

Scène V

 

GILBERT, ANTONIA, ZISKA, ESCLAVES

 

GILBERT.

Oh ! tu ne me quitteras plus, sois tranquille.

Reconnaissant la Goule dans Ziska.

Ah !...

ANTONIA.

Quoi donc ?

GILBERT.

Quelle est cette femme ?

ANTONIA.

C’est Ziska la Circassienne, qui a guidé Lazare dans ses recherches et qui a tout préparé ici pour mon arrivée.

GILBERT.

C’est étrange ! il me semble l’avoir déjà vue, il me semble que je la connais.

ANTONIA.

N’es-tu pas déjà venu ici une première fois ; il se peut qu’alors tu l’aies vue.

GILBERT.

Oui, oui, tu as raison... Va, et reviens le plus vite possible.

ANTONIA.

Oh ! une robe blanche et des roses de buisson... Je serai belle et tu m’aimeras, Gilbert ; car ma principale beauté sera mon amour, car ma plus riche parure sera mon bonheur. Au revoir, mon amour !

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

GILBERT, ZISKA

 

GILBERT, marchant droit à Ziska.

Tu as tressailli, tu as pâli, tu trembles !

ZISKA.

Oui.

GILBERT.

Ton œil a menacé Antonia !

ZISKA.

Oui.

GILBERT.

Tu la hais !

ZISKA.

Oui.

GILBERT.

Voyons, avoue que je te connais, avoue que je t’ai vue ! Mais où donc, où donc, mon Dieu ?

ZISKA.

Ingrat !

GILBERT.

Ah ! tu es la Bretonne des genêts de Clisson, n’est-ce pas ? celle qui m’a sauvé la vie, celle qui m’a prévenu du danger que courait ma pauvre sœur.

ZISKA.

Il est heureux que tu t’en souviennes !

GILBERT.

Quelle créature es-tu donc, pour changer ainsi de costume, de séjour et de visage ?

ZISKA.

Hélas ! que ne puis-je aussi changer de cœur !

GILBERT.

Pourquoi es-tu partout où je suis ?

ZISKA.

Tu ne devines pas, Gilbert ?

GILBERT.

Non.

ZISKA.

Je l’aime !

GILBERT.

Tu m’aimes, toi ?

ZISKA.

Oui... Eh bien, n’as-tu rien à me dire en échange de ce mot, Gilbert ?

GILBERT.

Rien, sinon que tu m’effrayes.

ZISKA.

C’est là ta seule réponse ?

GILBERT.

Et quelle autre réponse pourrais-tu attendre de moi ?

ZISKA.

Prends garde, Gilbert ! j’ai traversé les montagnes, les fleuves, les royaumes, pour te suivre ; j’ai veillé sur chacun de tes pas ; j’ai fait enfin pour toi tout ce qu’une amante peut faire.

GILBERT.

Tu n’as pas sauvé ma sœur !

ZISKA.

Oh ! je l’eusse sauvée, si cela m’eût été permis... Voyons, regarde-moi, Gilbert. Crois-tu donc que tu ne puisses pas m’aimer ?

GILBERT.

Comment me demandes-tu cela, puisque tu connais mon amour pour Antonia ?

ZISKA.

Gilbert, je suis immortelle et ne comprends pas les amours qui passent.

GILBERT.

Alors, garde ton amour pour un dieu, et ne viens pas l’offrir à un homme.

ZISKA.

Pourquoi, si de cet homme je puis faire un dieu ? pourquoi, si, d’un rayon de mon immortalité, je puis faire de cet homme le roi des mondes et des créatures terrestres ?

GILBERT.

J’aime Antonia.

ZISKA.

Réfléchis ! Vous êtes jeunes tous deux, je le sais ; vous êtes beaux tous deux, je le sais aussi... Mais qu’est-ce que la beauté, qu’est-ce que la jeunesse, au compte de l’éternité ? Deux fleurs qui durent un printemps, deux roses que fane l’hiver, qu’effeuille la vieillesse. Quelques aunées passeront comme un souffle dévorant sur vos têtes, et vous vous retrouverez vieillis, ridés, chancelants, à peine assez forts pour porter le souvenir de vos belles années... Voyons, Gilbert, n’es-tu pas ambitieux ? Dis ! refuseras-tu l’éternelle jeunesse, l’éternelle puissance, l’éternel amour ?... Oh ! nous aimons bien aussi, nous autres créatures surnaturelles, et toute ta vie de bonheur mortel avec Antonia durera moins qu’un baiser de notre immortel délire ?

GILBERT.

Oh ! femme, tu m’attaques justement par le côté invulnérable ; tu oublies que j’ai vu mourir tous ceux que j’aimais, mon père, ma mère, ma sœur. Je ne veux pas voir mourir Antonia ; je veux marcher avec elle d’un pas égal vers le sépulcre ; l’amour m’est plus doux avec une mortelle parce qu’il durera un temps plus court... Oui, je le sais, notre amour, à nous autres hommes, ressemble à ces fleurs qui deviennent des fruits, lesquels, une fois mûrs, tombent en poussière ; mais, que veux-tu ! la fleur m’enchante, surtout parce que sa tige s’incline, parce que son parfum s’envole, parce que son éclat s’efface ; j’ai l’habitude de plaindre et d’aimer, d’estimer le bonheur en proportion de la souffrance. Aime donc quelque autre que moi, femme ; tu le vois bien, je ne puis t’aimer.

ZISKA.

Ainsi, vous appelez être heureux, vous autres mortels, ne pas souffrir tout à fait ?

GILBERT.

Écoute, je ne sais pas ce que j’appelle être heureux ; je sais que je suis heureux, voilà tout.

ZISKA.

Oh ! parce que tu prends une chimère pour le bonheur.

GILBERT.

Si je la vois ainsi et si elle suffit à mon âme, laisse-la-moi Ziska.

ZISKA.

Non ; car ta chimère me fait pitié. Oh ! pauvre fou que tu es !

GILBERT.

Mon cœur nage dans la joie, et tu veux me faire accroire que je suis malheureux ? L’insensée, c’est toi !

ZISKA.

Gilbert, tu as l’ombre, je t’offre la réalité.

GILBERT.

Que veux tu que je te dise ? J’aime Antonia ; si tu es aussi puissante que tu le dis, fais-moi t’aimer.

ZISKA.

Oh ! malheureux, ménage-moi !

GILBERT.

N’empoisonne pas mon bonheur, et je te ménagerai.

ZISKA.

Ton bonheur !

GILBERT.

Oui.

ZISKA.

Hélas !

GILBERT.

Tu me plains ?

ZISKA.

Hélas !

GILBERT.

Que veux-tu dire ?

ZISKA.

Je veux dire qu’il y a une heure, le ciel était pur... Vois le ciel, Gilbert.

GILBERT.

Mon Dieu, que la tempête éclate au ciel, les grondements du tonnerre n’étoufferont pas cette voix joyeuse de l’amour qui chante dans mon cœur... Adieu ! Je vais à la chapelle.

Il s’élance dehors. Ziska s’assied au premier plan. L’orage éclate avec fureur.

 

 

Scène VII

 

ZISKA, LAZARE, PÊCHEURS, accourant du fond

 

LAZARE.

Le navire s’est brisé ! les malheureux vont périr... Allez, mes amis, allez ! tâchez d’en sauver quelques-uns... Exposez-vous, mes amis ! exposez-vous !...

Les Pêcheurs partent.

Moi, je ne le puis : ma responsabilité m’attache au rivage... Ah ! mon Dieu ! voilà encore une chaloupe qui sombre, le dernier espoir de ces pauvres gens !... Oui, nagez, c’est comme si vous ne nagiez pas !... Ah çà ! mais, Lazare, vous êtes un coquin, vous êtes un lâche ! Quoi ! vous laisserez périr ces malheureux sans essayer d’en sauver au moins un. Et si ton maître, ton infortuné maître était parmi les naufragés ?... Caraï ! en voilà encore un qui disparaît... Brrr !... Bon ! en voilà un autre qui nage par ici... Attends ! attends ! je vais faire aussi une bonne action, moi, je vais me racheter quelques péchés.

Il ramasse une corde.

Voyons !

Il la jette par-dessus le parapet de la terrasse.

Bien ! voilà que ça mord, ça mord ferme !

Il tire.

Hein ! hein !... pauvre homme, va !... Tous les hommes sont frères... Hein !...

Il tire.

Viens, mon frère ! viens, mon semblable ! viens !

Il aperçoit la tête pâle de Ruthwen, qui apparaît à la hauteur de la sienne.

Ah !...

Le Vampire s’est cramponné à la terrasse ; Lazare prend son élan et le culbute dans la mer ; puis, tremblant, il chancelle et balbutie.

Au secours ! au secours !

GILBERT, entrant.

Qu’y a-t-il ?

LAZARE.

Ah ! monsieur ! monsieur !

GILBERT.

Quoi ?

LAZARE.

Nous sommes perdus !

GILBERT.

Perdus ?

LAZARE.

Je l’ai vu !

GILBERT.

Qui ?

LAZARE.

Milord ! lui ! lui ! le vampire !

GILBERT.

Ah !

LAZARE.

Sauvons-nous, milord ! sauvons-nous !... Pardonnez-moi, je me trompe, je vous appelle milord ; mais j’ai la tête perdue...

GILBERT.

Tu as revu cet homme ?

LAZARE.

Là, comme je vous vois... Je l’ai repêché. Vous comprenez bien que je l’ai poussé ; il est retombé dans la mer ; mais ça n’y fait rien, vous le connaissez, le scélérat ! Oh ! monsieur, sauvons-nous ! au nom du ciel, sauvons-nous !

GILBERT.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu !

LAZARE.

Monsieur ! monsieur !

GILBERT.

Va !

LAZARE.

Monsieur, j’ai tellement peur, que je n’ose pas me sauver sans vous. Oh ! mes dents claquent... Heu ! heu ! heu !

GILBERT.

C’est bien, va-t’en ; je reste.

LAZARE.

Oh ! monsieur, oui, restez... Arrêtez-le, si vous pouvez ; retenez-le, si vous pouvez... Cela nous fera toujours gagner un peu de temps. Moi, je me sauve, monsieur.

Il sort en courant.

 

 

Scène VIII

 

ZISKA, GILBERT

 

ZISKA.

Eh bien, Gilbert, où est ton bonheur ? où est cette belle fleur du fruit qui devait mûrir ?

GILBERT.

Oh ! tu es immortelle, tu l’as dit, et, depuis quelque temps, j’ai vu des choses si étranges, si incroyables, que je n’ai pas douté ; Ziska, tu es tout et je ne suis rien ; Ziska, je tombe ici à tes genoux... Vois-tu, il faut pardonner à cette pauvre intelligence, à cotte faiblesse risible, à ce misérable, à cet atome, à ce grain de poussière, qui, dans son orgueil, s’est cru montagne. Pardon, Ziska, je m’humilie... Épargne-moi ! sers moi !

ZISKA.

Volontiers.

GILBERT.

Tu m’as offert ton amour ?

ZISKA.

Oui.

GILBERT.

Tu m’as demandé de renoncer à Antonia.

ZISKA.

Oui.

GILBERT.

Je consens à tout ; prends-moi, je l’appartiens. Mais, tu comprends, que je ne voie pas une troisième victime s’éteindre entre mes bras, que je n’entende pas le râle d’une troisième agonie, que cette créature tant aimée, que cette vierge pure ne me laisse pas seul, désolé, épouvanté sur la terre... Ziska, sauve Antonia ! sauve ma fiancée ! Défends-la contre le vampire ! Qu’elle vive, et, moi, tu me prendras, et je te bénirai de m’avoir séparé d’Antonia. Mais qu’elle vive ! qu’elle vive !

ZISKA.

Impossible, Gilbert.

GILBERT.

Impossible ? Mais tu mentais donc ! Tu ne peux pas sauver cette jeune fille, tu ne peux pas l’arracher à son hideux ennemi, car c’est elle, c’est elle qu’il vient chercher ici ; tu ne peux pas la faire vivre, et tu viens me parler de ta puissance, de ton immortalité ! Cette seule grâce que je te demande, tu me la refuses, et tu viens me parler de ton amour ! Voyons, songe bien, réfléchis bien, avant de me répondre.

ZISKA.

Impossible !

GILBERT.

Bien ! Autre chose !

ZISKA.

Quoi ?

GILBERT.

Oh ! quelque chose qui sera en ton pouvoir, cette fois, je l’espère... Ziska, je te demande la mort pour elle et pour moi.

ZISKA.

Ainsi, tu l’aimes à ce point de mourir avec elle ?

GILBERT.

Oui ; j’eusse consenti à vivre sans elle, si elle eût vécu ; elle meurt, je veux mourir.

ZISKA.

Soit ! quel genre de mort choisis-tu ?

GILBERT.

Donne-nous un poison qui foudroie, un éclair dans un baiser.

ZISKA.

Oh !

GILBERT.

Tu hésites ?

ZISKA, lui donnant un flacon.

Non ; tiens.

GILBERT.

Sois bénie !

ZISKA.

Qu’il est heureux ! qu’elle est heureuse !...

Elle aperçoit l’épée de Gilbert, déposée sur un siège ; elle s’en saisit et sort rapidement.

 

 

Scène IX

 

GILBERT, seul

 

Oh ! oui, oui, la mort, le repos, après la fatigue, après la douleur, après la catastrophe de ma destinée maudite ! En effet, que faire et à quoi bon lutter ? à quoi bon fermer encore sur lui une tombe qui se rouvre toujours ? Oh ! non, non, je neveux plus même le revoir ; je veux prévenir sa présence. Et elle qui ne sait rien, qui ne se doute de rien ! elle qui, pendant ce temps... Antonia, Antonia, mon amour !

 

 

Scène X

 

GILBERT, ANTONIA

 

ANTONIA, vêtue de blanc, et toute joyeuse.

Ai-je été longtemps, et suis-je bien belle ?

GILBERT.

Oh ! malheur !

ANTONIA.

Mon Dieu, comme tu es pâle !

GILBERT.

Oui, je suis pâle, Antonia ; car je suis un misérable. Tout à l’heure, je le promettais l’amour, le bonheur, l’avenir ; je mentais : rien de tout cela n’est fait pour nous. Je viens, je t’apporte la mort ; j’ai voulu t’associer à ma destinée, et, en ce moment, tu es maudite comme je suis maudit ; plus de fleurs, plus de robe de fiancée, plus de joie, plus rien ! Oui, je suis pâle, Antonia ; je suis comme on est quand on va mourir.

ANTONIA.

Mourir ! Tu vas mourir, toi, Gilbert ?

GILBERT.

Oui, une fatalité terrible s’est abattue sur moi. Tous ceux que j’aime tombent victimes d’un monstre qui me poursuit ! C’est un secret horrible, mais il faut que tu le saches.

ANTONIA.

Mon Dieu ! ce que disait Lazare de cet homme, de cet Anglais, de ce Ruthwen...

GILBERT.

Antonia, en Espagne, j’ai servi de protecteur à une jeune fille nommée Juana : Juana est morte sous mes yeux, égorgée ! En Bretagne, où, tu le sais, j’étais rappelé par ma sœur, j’ai vu expirer ma sœur de la même manière. J’arrive, je te tiens dans mes bras, je t’aime... Au bout du monde, le monstre me suit ; il est là, il va venir, il vient !

ANTONIA.

Mais cet homme, c’est donc... ?

GILBERT.

C’est un vampire !...

ANTONIA.

Ah ! mais tu ne me quitteras pas, tu me défendras, tu le tueras !

GILBERT.

Antonia, cette main l’a couché deux fois dans la tombe.

ANTONIA.

Fuyons ! fuyons !

GILBERT.

Partout où nous irons, il nous suivra.

ANTONIA.

Cache-moi dans quelque retraite ignorée, dans quelque souterrain inconnu. Pourvu que je te voie, pourvu que tu sois près de moi, partout, partout, je serai heureuse !

GILBERT.

Inutile ! son œil te découvrira dans les plus profonds abîmes de la terre... Antonia ! Antonia ! m’aimes-tu ?

ANTONIA.

Oh !

GILBERT.

Pourrais-tu vivre sans moi ?

ANTONIA.

Pas une heure, pas une minute !

GILBERT.

Eh bien, un refuge nous reste : la mort.

ANTONIA.

Avec toi ? avec toi ?

GILBERT.

Oui.

ANTONIA.

Ah ! tu m’as dit souvent : « Antonia, donne-moi la preuve que tu m’aimes. » Cette preuve, tu vas l’avoir, mon Gilbert bien-aimé ! Je suis prête, es-tu prêt ?

GILBERT.

Mon amour, mon unique trésor, ma seule âme, tu m’as souvent demandé si ton amour, c’était le bonheur ; eh bien, juge de ce qu’était pour moi ton amour, puisque cette mort est encore pour moi la suprême félicité.

ANTONIA, essayant de prendre le poison.

À moi, d’abord.

GILBERT.

Oh ! sois tranquille, je ne te ferai pas attendre... Ta main dans la mienne, Antonia ; mon regard plongeant dans ton cœur ; tes lèvres sur mes lèvres, afin que je puisse aspirer ton dernier souffle en te donnant mon dernier soupir... Viens, Antonia ! viens !

Il la prend dans ses bras ; la Goule reparaît.

 

 

Scène XI

 

GILBERT, ANTONIA, ZISKA

 

ZISKA, arrachant le flacon des mains de Gilbert.

Arrête !

ANTONIA.

Ziska !

GILBERT.

Arrière, démon ! puisque tu ne peux pas nous faire vivre, laisse-nous du moins mourir.

ZISKA.

Oh ! ne te hâte pas de douter et de maudire, Gilbert.

ANTONIA.

Que dit-elle ?

ZISKA.

Jeune fille, il faut que je parle à ton fiancé.

ANTONIA.

À Gilbert ?

ZISKA.

Oui.

ANTONIA.

Eh bien, parle.

ZISKA.

Il faut que je parle à lui seul.

ANTONIA.

Oh ! Gilbert, je ne te quitte pas.

ZISKA.

Gilbert, ordonne-lui de nous laisser ensemble.

ANTONIA.

Gilbert, j’ai peur.

GILBERT.

Et si lui, pendant ce temps...

ZISKA.

Il ne peut rien sur elle jusqu’à minuit ; jusqu’à minuit, je réponds de tout.

GILBERT.

Oh ! par quel serment pourras-tu me rassurer ?

ZISKA.

Par mon amour, Gilbert. Je te jure que, d’ici à minuit, il n’arrivera rien à Antonia.

GILBERT.

Antonia, laisse-nous.

ANTONIA.

Gilbert, c’est toi qui le veux.

ZISKA.

Va, jeune fille, et ne rentre point qu’il ne t’appelle.

GILBERT.

Obéis, mon Antonia.

ANTONIA.

Gilbert !...

GILBERT.

Va, cher amour, va ! qu’avons-nous à craindre ? Ne sommes-nous pas sûrs de mourir ensemble ?

 

 

Scène XII

 

ZISKA, GILBERT

 

GILBERT.

Eh bien, nous voilà seuls ; parle, je t’écoute.

ZISKA.

Elle a consenti à mourir ?

GILBERT.

Avec joie ! Était-elle digne de mon amour, Ziska ?

ZISKA.

Je ne trouve pas le sacrifice bien grand, Gilbert.

GILBERT.

Comment ?

ZISKA.

Mourir dans tes bras, mourir sur ton cœur, en t’entendant murmurer : « Je t’aime ! » Oh ! non !... Que ne m’as tu demandé si peu, Gilbert ? Oh ! je serais morte dans tes bras avec délice.

GILBERT.

Que parles-tu de mourir, puisque tu es immortelle ?

ZISKA.

Oui, c’est vrai ; aussi n’est-ce point cela que j’avais à te dire.

GILBERT.

Quelque chose que tu aies à me dire, hâte-toi donc.

ZISKA.

Eh bien, Gilbert, ne pouvant pas mourir avec toi, je ne veux pas que tu meures.

GILBERT.

Mais Antonia ! Antonia !

ZISKA.

Antonia !... Antonia ne mourra pas non plus.

GILBERT.

Que dis-tu ?

ZISKA.

Il y a un moyen de la sauver.

GILBERT.

Oh ! que ne l’as-tu dit quand il s’agissait de ma sœur ?

ZISKA.

Parce que je comprenais que, ta sœur morte, tu vivrais ; tandis que je comprends maintenant qu’Antonia morte, tu meurs.

GILBERT.

Attends ! voyons... Je ne comprends pas bien.

ZISKA.

Je dis que tu vas vivre, Gilbert, et vivre heureux.

GILBERT.

Avec Antonia ?

ZISKA.

Avec Antonia.

GILBERT.

Oh ! non, non, je n’ose croire ; non, tu l’as dit, c’est impossible !

ZISKA.

Si je la sauve, Gilbert, si je le fais un pareil bonheur, aux dépens de...

GILBERT.

De quoi ? Parle.

ZISKA.

Non, de rien... Si je te fais un pareil bonheur, me haïras-tu toujours ?

GILBERT.

Moi, te haïr ?... Oh ! jusqu’à mon dernier jour, jusqu’à ma dernière heure, jusqu’à mon dernier soupir, je le bénirai.

ZISKA.

Gilbert ! Gilbert ! n’importe, dusses-tu me haïr, dusses-tu m’oublier, ce qui serait pis encore, je te sauverai.

GILBERT.

Avec elle ? avec Antonia ?

ZISKA.

Oui, avec elle, avec Antonia ; mais ne m’ôte pas ma force en me répétant trop souvent ce nom.

GILBERT.

Eh bien, voyons, que faut-il faire ?

ZISKA.

Le combattre et le frapper.

GILBERT.

Oh ! je l’ai déjà frappé deux fois.

ZISKA.

Oui ; mais avec des armes humaines.

GILBERT.

Mais avec quelles armes veux-tu que je l’atteigne ?

ZISKA.

Ruthwen est un démon ; mets le Seigneur avec toi, et tu vaincras Ruthwen.

GILBERT.

Achève !

ZISKA.

Écoute. Tu avais déposé ton épée sur cette chaise ; je l’ai prise et l’ai donnée à Lazare. Un prêtre vous attendait pour vous marier ; Lazare est allé lui faire bénir ton épée. Prends cette épée sainte, Gilbert, et présentes-en la pointe à Ruthwen : devant elle, il reculera ; frappe-le de cette épée, et, la blessure, fut-elle aussi légère que celle que fait l’aiguille au doigt d’un enfant, de cette blessure, il mourra !

GILBERT.

Oh ! merci ! merci !... Mais qu’as-tu, Ziska ? Tu chancelles ! tu pâlis !...

Antonia écarte la tapisserie, regarde et écoute.

ZISKA.

Tu ne devines pas, Gilbert ?

GILBERT.

Non.

ZISKA.

Tu ne devines pas qu’à loi qui as refusé mon immortalité, je te donne ma mort ?

GILBERT.

Ta mort ?

ZISKA.

Tu ne devines pas que nous sommes liés les uns aux autres par des lois terribles ; tu ne devines pas que je ne pouvais le trahir qu’aux dépens de mon immortalité... Je l’ai trahi, et je meurs.

GILBERT.

Ziska !

ZISKA.

El je meurs seule, je meurs pour le faire heureux avec ma rivale... Ah ! tu comprends enfui, Gilbert, laquelle aimait le mieux, de moi ou d’Antonia.

GILBERT.

Oh ! Ziska !

Il lui prend la main.

ZISKA.

Merci !...

Elle lui baise la main.

Et maintenant, adieu pour ce monde ! adieu pour l’autre ! adieu pour l’éternité !

Elle disparaît dans les flammes.

GILBERT, avec un cri terrible.

Ah !

ANTONIA, tombant à genoux.

Ah !

L’heure sonne.

GILBERT.

Le premier coup de minuit... Pas un instant à perdre ! À l’épée ! à l’épée !

Il s’élance dehors.

 

 

Scène XIII

 

ANTONIA, seule

 

Mon Dieu ! que se passe-t-il donc ? Les jambes me manquent ; il me semble qu’un ennemi invisible s’approche.

Regardant du côté de la porte.

Ah !...

 

 

Scène XIV

 

ANTONIA, RUTHWEN

 

ANTONIA.

Gilbert ! à moi, Gilbert !

 

 

Scène XV

 

ANTONIA, RUTHWEN, GILBERT

 

GILBERT, l’épée à la main.

À moi, Ruthwen ! à moi !

RUTHWEN.

Encore lui !

GILBERT.

Oui ; seulement, cette fois, je viens au nom du Seigneur.

RUTHWEN.

Ah !...

ANTONIA, enveloppant Gilbert de ses bras.

Gilbert ! mon Gilbert !

GILBERT.

Créature maudite ! renies-tu Satan ?

RUTHWEN.

Non.

GILBERT.

Démon ! confesses-tu Dieu ?

RUTHWEN.

Non.

GILBERT.

Encore une fois, réponds !

RUTHWEN.

Non.

GILBERT.

Eh bien, tu vas mourir pour toujours, mourir maudit et désespéré !

RUTHWEN, rugissant.

Ah !...

Il recule devant l’épée au fur et à mesure que Gilbert avance. Arrivés près de la muraille, tous deux passent au travers. Lazare apparaît et soutient Antonia, près de défaillir.

 

 

Dixième Tableau

 

Un cimetière. Tombes, cyprès. Fond sinistre et fantastique ; neige sur la terre ; lune rouge au ciel.

 

 

Scène unique

 

GILBERT, RUTHWEN, puis HÉLÈNE, JUANA, ZISKA et ANTONIA

 

GILBERT, acculant Ruthwen à une tombe ouverte.

Pour la dernière fois, adore Dieu !

RUTHWEN.

Non.

GILBERT.

Alors, désespère et meurs !...

Il lui enfonce l’épée dans le cœur. Ruthwen tombe dans la fosse ouverte en poussant un cri. Le couvercle de pierre retombe de lui-même et l’enferme.

Au nom du Seigneur, Ruthwen, je te scelle dans cette tombe pour l’éternité !

Il trace sur la pierre une croix qui devient lumineuse. En ce moment, le ciel se peuple d’Anges. Hélène et Juana se détachent d’un groupe et viennent chercher Ziska, qui sort de terre, les mains étendues vers le ciel. Antonia paraît, et se précipite dans les bras de Gilbert.

HÉLÈNE, à Gilbert.

Frère, sois heureux !

JUANA, à Antonia.

Sœur, sois heureuse !

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