Charles VII chez ses grands vassaux (Alexandre DUMAS Père)

Tragédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Odéon, le 20 octobre 1831.

 

Personnages

 

CHARLES VII, roi de France

LE COMTE CHARLES DE SAVOISY, seigneur de Seignelais

YAQOUB, jeune Arabe, appelé communément LE SARRASIN

BÉRENGÈRE, COMTESSE DE SAVOISY

AGNÈS SOREL

JEAN, bâtard d’Orléans

ISABELLE DE GRAVILLE

GUY-RAYMOND

ANDRÉ, archer

JEHAN, archer

LE CHAPELAIN

BALTHAZAR, fauconnier

L’ARGENTIER DU ROI

UN ÉCUYER

UN PAGE

 

Au château de Seignelais, dans le Berry.

 

 

Cur non ?...

 

« Et en ce temps, un chevalier nommé messire Charles de Savoisy, par un de ses pages qui chevauchait un cheval en le venant de mener boire à la rivière, le cheval esclabouta un escollier, lequel avecques les autres allait en procession à Sainte-Katherine, et tant que l’escollier frappa ledit page : et alors, les gens dudit chevalier saillirent de son hôtel embastonnés, poursuivant lesdits escolliers jusques à Sainte-Katherine ; et un des gens dudit chevalier tira une flèche dedans l’église, jusques au grand autel, où le prêtre chantait messe ; donc pour ce fait l’Université fit telle poursuite à rencontre dudit chevalier, que la maison d’icelui chevalier fut abattue, et fut ledit chevalier banni hors du royaume de France, et excommunié. Et s’en alla devers le pape, lequel l’absolut, et arma quatre gallées, et s’en alla par mer faisant guerre aux Sarrazins, et, là, gagna moult d’avoir. Puis retourna et fut faite sa paix, et refit son hôtel à Paris tel comme il était paravant ; mais il ne fut pas parachevé, et fit faire son hôtel de Signelay (Seignelais) en Auxerrois moult bel, par les Sarrazins qu’il avait amenés d’outremer ; lequel châtel est à trois lieues d’Auxerre. » (Chronique du roi Charles VII, par maître Alain Chartier, homme très honorable. – Page 5.)

Je cherchais la matière d’un drame ; il y eu avait un dans ces vingt lignes : je le pris.

Il se présenta à mon esprit sous une forme classique : je l’adoptai.

Le théâtre est, avant tout, chose de fantaisie ; je ne comprends donc pas qu’on l’emprisonne dans un système. Un même sujet se présentera sous vingt aspects divers à vingt imaginations différentes. Tracez des règles uniformes, forcez ces imaginations de les suivre, et il y a cent à parier contre un que vous aurez dix-neuf mauvais ouvrages ; laissez chacun prendre son sujet à sa guise, le tailler à sa fantaisie ; accordez liberté entière à tous, depuis les douze heures de Boileau jusqu’aux trente ans de Shakespeare, depuis le vers libre de Jodelle jusqu’à l’alexandrin de Racine, depuis les trilogies de Beaumarchais jusqu’aux proverbes de Théodore Leclercq : et alors chaque individu flairera ce qui convient le mieux à son organisation, amassera ses matériaux, bâtira son monde à part, soufflera dessus pour lui donner la vie, et viendra, au jour dit, avec un résultat sinon complet, du moins original ; sinon remarquable, du moins individuel.

Convaincu de cette vérité, j’ai donc pris les formes classiques, qui, pour cette fois, m’allaient, et j’ai verrouillé mes trois unités dans les dix pieds carrés de la chambre basse du comte Charles de Savoisy.

Et je dis les trois unités, parce que, selon moi, l’action, que l’on croit double, est simple. Le tissu et la broderie qui l’enjolive ne font point deux étoffes : Yaqoub, Berengère, le comte, voilà le tissu ; Charles VII et Agnès, voilà la broderie. Le roi vient demander l’hospitalité au vassal ; le vassal la lui accorde, et c’est tout. L’arrivée inattendue de Charles VII complique l’action, mais ne la détourne pas de son but ; et, malgré la présence de son hôte royal, les affaires de ménage du comte vont toujours leur train.

Puis cela était nécessaire à mon œuvre comme je la concevais. Si quelqu’un veut voir une perspective tout à fait comme son voisin la voit, il faut qu’il la regarde de la place de son voisin et non pas de la sienne ; ce qui fait, je crois, que le critique devrait toujours juger une œuvre selon la donnée de l’auteur, et non bâtir une nouvelle pièce à côté de l’autre, attendu qu’il est probable qu’il donnera la préférence à la sienne. Puis il est probable encore que le public sera de l’avis du journaliste, parce qu’il est abonné au journal, et que le journal auquel il est abonné ne peut pas avoir tort.

Cela, dis-je, était nécessaire à mon drame, et voici comment je voulais faire une œuvre de style plutôt qu’un drame d’action : je désirais mettre en scène plutôt des types que des hommes ; ainsi Yaqoub était pour moi la représentation de l’esclavage d’Orient ; Raymond, de la servitude d’Occident ; le comte, c’était la féodalité ; le roi, la monarchie. Une idée morale, qui sans doute est passée inaperçue, planait sur le tout.

La voici :

La nature a organisé chaque individu en harmonie avec le lieu où il doit naître, vivre et mourir. Des mers immenses, des montagnes qui percent les nues encadrent en quelque sorte chaque race dans la localité qui lui est propre, et lui défendent de se mêler aux autres races. Autour de l’homme naissent les animaux nécessaires à des voyages bornés, mais qui ne doivent pas le porter au delà des limites que le doigt de Dieu lui a tracées pour patrie ; tant que l’Européen s’abandonnera à son cheval, l’Arabe à son dromadaire, l’instinct de chacun de ces animaux le retiendra dans l’atmosphère qui lui convient, et ni l’animal ni son maître n’auront à souffrir. Déplacer une existence, c’est la fausser : les principes du bien, qui, dans des climats amis, sur une terre maternelle, sous le soleil natal, eussent mûri comme un fruit, tournent à mal sur un sol étranger. Quand tout est hostile à un individu, l’individu devient hostile à tout ; et, comme il ne peut anéantir cet air qui l’étouffé, ce soleil qui le brûle, cette terre qui le blesse, sa haine retombe sur les hommes, dont il peut toujours se venger.

Tel est Yaqoub. Le comte de Savoisy pense, dans sa religieuse crédulité, expier son crime en enlevant à son pays un Jeune Arabe né pour le désert et la liberté. Le saint-père lui a ordonné une injustice pour racheter un meurtre : la raison n’accepte pas le marché ; l’enfant ravi à sa patrie vivra mal ailleurs que là où il aurait dû vivre : là-bas, il eût été heureux au milieu d’hommes heureux ; ici, il sera malheureux par les autres, et les autres le seront par lui ; car son espoir, ses pensées, ses désirs seront ceux d’une autre race et d’un autre pays, inconnus au pays qu’il habite, incompris de la race qui l’entoure. S’ils veulent se répandre au dehors, le défaut de sympathie les repoussera au dedans. Quelque temps, son cœur les renfermera pêle-mêle et grondants ; puis, vienne une occasion, que la victime et le bourreau se trouvent face à face, il y aura des crimes et du sang. Comme l’expiation était un sacrilège, Dieu veut qu’à son tour l’expiation soit expiée.

Je ne sais trop comment est mort le comte de Savoisy ; mais, en bonne justice, c’est ainsi qu’il aurait dû mourir.

Reste à répondre à une dernière critique. On m’a reproché d’avoir pris le dénouement d’Andromaque. J’ai déjà dit que j’avais voulu faire une œuvre classique ; pour ce, il me fallait imiter un écrivain classique ; Racine s’est trouvé là : autant valait, je crois, pour modèle choisir lui qu’un autre. Qu’on se rappelle Henri III, Christine et Antony, et peut-être conviendra-t-on qu’il y aurait mauvaise foi à m’accuser d’être à court de dénouements.

 

ALEX. DUMAS.

 

 

ACTE I

 

YAQOUB

 

Une salle gothique. Au fond, une porte ogive donnant sur une cour, entre deux croisées à vitraux coloriés. À droite du spectateur, une porte masquée par une tapisserie. À gauche, une grande cheminée ; une autre porte masquée aussi par une tapisserie et donnant dans la chambre d’honneur. De chaque côté des croisées et entre les portes, des panoplies naturelles. Près de la cheminée, un prie-Dieu.

 

 

Scène première

 

PLUSIEURS ARCHERS entourent le feu, YAQOUB est couché du côté opposé, sur une peau de tigre, à la porte du fond paraissent à la fois UN PÈLERIN, et UN ARCHER, portant sur ses épaules un daim fraîchement tué

 

LE PÈLERIN, du seuil de la porte.

Que Dieu soit avec vous !

ANDRÉ, passant devant lui.

Entrez, messire prêtre.

Charles de Savoisy, notre seigneur et maître,

Sur le seuil de sa porte, en vous voyant ainsi,

Vous dirait comme moi : « Mon père, entrez. »

LE PÈLERIN.

Merci.

Yaqoub tressaille au son de cette voix et se retourne.

ANDRÉ.

Il vous dirait encor, s’il était là : « Mon père,

Seyez-vous sur mon siège, et buvez dans mon verre. »

Seyez-vous donc alors, et buvez ; car, vrai-Dieu !

C’est nous qu’il a chargés de le dire en son lieu.

Aux Archers.

N’est-ce pas ?

LES ARCHERS.

Certes.

LE PÈLERIN.

Ainsi ferai-je tout à l’heure ;

Mais, pour me rendre encor sa volonté meilleure,

Pourrais-je, auparavant, le sachant fils pieux,

Aller sur leurs tombeaux prier pour ses aïeux ?

ANDRÉ, décrochant une clef.

Jehan, prends cette clef, et conduis ce saint homme.

Le Pèlerin et Jehan sortent.

Maintenant, que celui d’entre vous qu’on renomme

Pour un tueur de daims, me dise si beaucoup,

Tirés à cent vingt pas, tombent ainsi d’un coup.

Jetant le daim à terre.

Regardez.

Ils font cercle autour de l’animal.

UN ARCHER.

C’est un daim d’une royale race.

ANDRÉ.

Depuis le point du jour que j’éventais sa trace,

Il m’a fallu passer ainsi qu’un sanglier,

Pour le suivre, à travers et taillis et hallier ;

Aussi je me suis mis les mains et le visage

Tout en sang.

À Yaqoub.

Tu ris, toi ?

UN ARCHER.

Laisse là ce sauvage.

YAQOUB, se retournant.

Hein !...

L’ARCHER.

À l’art de la chasse est-ce qu’il entend rien ?

La chasse est un plaisir de noble et de chrétien.

YAQOUB, comme se parlant à lui-même.

J’étais encore enfant : un matin, sous sa tente,

Mon père, l’œil en feu, la gorge haletante,

Rentra, jetant son arc et ses traits, et me dit :

« Yaqoub, par Mahomet ! ce canton est maudit ;

Chaque nuit, mon troupeau d’un mouton diminue.

La lionne au bercail est encor revenue ;

Sur le sable j’ai vu ses pas appesantis.

Sans doute, dans quelque antre elle a quelques petits. »

Je ne répondis rien ; mais, quand sortit mon père,

Je pris l’arc et les traits, et, courbé vers la terre,

Je suivis la lionne. Elle avait traversé

Le Nil ; au même endroit qu’elle je le passai

Elle avait au désert cru me cacher sa fuite ;

J’entrai dans le désert, ardent à sa poursuite.

Elle avait, évitant le soleil au zénith,

Cherché de l’ombre au pied du grand sphinx de granit,

De l’antique désert antique sentinelle ;

Comme elle fatigué, je m’y couchai comme elle...

Comme elle, je repris ma course, et, jusqu’au soir,

Mon pas pressa son pas ; puis je cessai d’y voir.

Immobile, implorant un seul bruit saisissable

Qui vînt à moi, flottant sur cette mer de sable,

J’écoutai, retenant mon souffle... Par moments,

On entendait au loin de sourds mugissements ;

Vers eux, comme un serpent, je me glissai dans l’ombre.

Sur mon chemin, un antre ouvrait sa gueule sombre,

Et dans ses profondeurs j’aperçus sans effroi

Deux yeux étincelants qui se fixaient sur moi.

Je n’avais plus besoin ni de bruit ni de trace,

Car, la lionne et moi, nous étions face à face...

Ah ! ce fut un combat terrible et hasardeux,

Où l’homme et le lion rugissaient tous les deux...

Mais les rugissements de l’un d’eux s’éteignirent...

Puis du sang de l’un d’eux les sables se teignirent ;

Et, quand revint le jour, il éclaira d’abord

Un enfant qui dormait auprès d’un lion mort.

Cet enfant aux chrétiens ne sert pas de modèle ;

La chasse du lion est plaisir d’infidèle.

ANDRÉ.

Silence, Sarrasin !... Quand loin de leur pays

Les chrétiens vont chassant par les champs de maïs,

C’est qu’ils sont tourmentés d’une sainte espérance...

Montrant Yaqoub.

Et voilà le gibier qu’ils rapportent en France !

Il détache les flèches passées autour de sa ceinture, et pose son arc dans un coin.

Ouf !... Maintenant, j’ai soif... À boire, compagnon !...

Que dit-on de l’Anglais ? que fait le Bourguignon ?

Avons-nous du nouveau depuis hier ?

Il boit.

Ah ! Bourgogne !

Bourgogne, qui nous fais la guerre sans vergogne,

Je puis bien me brouiller avec tes enfants ; mais,

Bourgogne, me brouiller avec ton vin, jamais !

UN ARCHER.

Du nouveau ? Guy-Raymond arrive.

ANDRÉ.

D’où ?

L’ARCHER.

Je pense

Que c’est du camp français.

ANDRÉ.

Que Dieu le récompense,

S’il vient nous annoncer que l’Anglais est battu,

Ou que le roi reprend quelque peu de vertu !...

Vous a-t-il, en passant, donné quelque nouvelle ?

UN ARCHER.

La comtesse l’a fait introduire auprès d’elle

Sitôt son arrivée ; il nous a seulement

Dit, en passant ici, de l’attendre un moment.

ANDRÉ.

Sans doute que du maître il apporte un message ?

L’ARCHER.

C’est probable.

ANDRÉ.

Avec vous, je le guette au passage.

Depuis bientôt trois ans qu’il est parti d’ici,

Il doit avoir du neuf à conter.

 

 

Scène II

 

ARCHERS YAQOUB, GUY-RAYMOND, sortant de chez la Comtesse

 

RAYMOND, à André.

Me voici.

Bonjour.

LES ARCHERS.

Bonjour, Raymond.

RAYMOND, à André.

Bonjour, ma rouge trogne.

Es-tu toujours chasseur ?

André lui montre le daim.

Es-tu toujours ivrogne ?

André lui montre la bouteille vide.

Bravo ! je ne connais que manants de bas lieu

Qui négligent les dons qu’à chaque homme a faits Dieu.

S’approchant d’Yaqoub.

Et toi, mon jeune tigre ?...

YAQOUB.

Hein !...

RAYMOND.

Le voilà qui gronde

Sais-tu bien que sans moi, Sarrasinois immonde,

Dans ton désert maudit tu rugirais encor,

Et que tu n’aurais pas au cou ce collier d’or,

Où tout autre qu’un chien en regardant peut lire :

« Yaqoub le Sarrasin appartient à messire

Charles de Savoisy, seigneur de Seignelais. »

Ce qui te donne un rang au milieu des valets ?...

Je t’ai pris au soleil aussi nu qu’un reptile ;

C’est à moi que tu dois pain, vêtements, asile,

Esclave ; et, si tu l’as oublié, je reviens

T’en faire souvenir.

YAQOUB.

C’est bon, je m’en souviens.

ANDRÉ.

Allons, viens çà, Raymond, et dis-nous quelque chose

Des affaires du temps.

RAYMOND.

Vous savez, je suppose,

Que Charles-Six est mort, et que le jeune roi

S’est vite fait sacrer à Poitiers.

ANDRÉ.

Sur ma foi !

L’on ne sait rien au fond de cette forteresse ;

Cependant tout cela, morbleu ! nous intéresse

Nous sommes Armagnacs et Français ; nous portons

La croix blanche à l’habit.

RAYMOND.

Il paraît, mes moutons,

Que votre troupeau va sans savoir qui le mène ?...

Ah ! messieurs du Berry, l’on se bat dans le Maine,

Et vous n’en savez rien ! Eh bien, les curieux

Pourront bientôt, je crois, sans sortir de ces lieux,

S’ils ouvrent les deux yeux, prêtent les deux oreilles,

Du haut de ces créneaux, entendre et voir merveilles ?

UN ARCHER.

Eh bien, que verront-ils ? qu’est-ce qu’ils entendront ?

RAYMOND.

Ils verront, comme un mur de fer, venir de front

Trente mille soldats... Satan serre leur gorge !...

Criant, les uns : « Bourgogne ! » et les autres : « Saint George ! »

ANDRÉ.

Comment ! si près de nous Anglais et Bourguignons !

Trente mille, dis-tu ?

RAYMOND.

Rien que ça, compagnons ;

Et, pour leur apporter secours dans la mêlée,

La Bretagne, dit-on, vient en grande assemblée.

UN ARCHER.

Ainsi des trois côtés !... Mais Paris ?

RAYMOND.

Est rendu.

ANDRÉ.

Et le comte Bernard, qui le tenait ?...

RAYMOND.

Pendu.

Henri-Six d’Angleterre est nommé roi de France,

Bedford régent.

LES ARCHERS.

Enfer !...

RAYMOND.

Heureusement, Clarence,

Suffolk et milord Gray, tués devant Angers,

Prouvent à nos soldats que les cœurs étrangers,

Si bien cachés qu’ils soient sous leur armure anglaise,

N’y sont point à l’abri d’une lance française.

Aussi Bedford vient-il de signer un traité

Avec Philippe et Jean : s’il est exécuté,

Si le duc de Bourgogne et le duc de Bretagne

Se joignent à l’Anglais pour tenir la campagne,

Vrai-Dieu ! nous n’avons plus qu’à demander merci...

À moins que Charles-Sept... – puisse-t-il être ici,

Pour entendre le vœu que je forme dans l’âme ! –

De sa royale main déployant l’oriflamme,

En tête des barons à sa voix réunis,

Ne charge en criant haut : « Montjoie et Saint-Denis ! »

Car malheur à qui, sourd à ce cri de vaillance,

L’entendrait sans lever ou l’épée ou la lance !

ANDRÉ.

Pour moi, je sais quelqu’un qui bien tranquillement

D’être Anglais ou Français attendra le moment.

RAYMOND.

Qui ?

ANDRÉ, montrant Yaqoub.

Lui.

RAYMOND, s’adressant à Yaqoub.

C’est vrai ?

YAQOUB.

C’est vrai. Que m’importe, en mon bouge,

Armagnac à croix blanche ou Bourgogne à croix rouge ?

Que m’importe quel est le faible ou le puissant ?

Ni Charles ni Henri n’ont de droit sur mon sang,

Il faudra bien qu’un jour la France ou l’Angleterre

Pour Yaqoub, fils d’Asshan, garde six pieds de terre ;

Et, quels que soient, vivants, leurs désirs absolus,

Morts, Charles ni Henri n’en obtiendront pas plus.

RAYMOND.

À moins que cependant le bourreau ne te mène

Prendre possession de ton dernier domaine,

Et, comme le tombeau que révère Ismaël,

Ne loge ton squelette à mi-chemin du ciel.

C’est ce que, quelque jour, Dieu permettra peut-être.

ANDRÉ.

Et quand as-tu quitté le comte notre maître ?

RAYMOND.

Voilà bientôt un mois que du camp de Beaugé

Nous partîmes tous deux : lui s’était dirigé

Vers la Bretagne ; moi, j’ai fait route opposée.

D’une commission qui n’était pas aisée

J’avais à m’acquitter : pour atteindre Avignon,

Il fallait, à travers Anglais et Bourguignon,

Par la ruse ou le fer, se frayer un passage,

Et remettre au saint-père un important message.

Je l’ai fait ; me voilà ! De son côté, ma foi !

Que le comte à son tour s’en tire comme moi,

Et ce ne sera pas malheureux... Du saint-père

J’ai rapporté la lettre en bon état, j’espère !

Regardez : de Benoît voilà le sceau bien net,

Avec les clefs, la croix, la crosse et le bonnet...

Signez-vous !

Tous se signent. Du regard, il ordonne à Yaqoub d’en faire autant. Yaqoub croise ses mains sur sa poitrine et incline la tête.

Toi...

YAQOUB.

Qu’il soit fait ainsi que vous faites !

Jésus et Mahomet sont deux puissants prophètes.

RAYMOND, à Yaqoub en tirant son poignard.

Regarde ce poignard : s’il t’arrive jamais

De mêler ces deux noms, Yaqoub, je te promets

Qu’à la première phrase arrêtant ta harangue

Ce fer à ton palais ira clouer ta langue.

TOUS, s’approchant de Yaqoub.

Mort au blasphémateur !

YAQOUB, se levant et mettant la main à son cimeterre.

N’approchez pas, maudits !

Arrière, par Allah !... Arrière ! je vous dis...

 

 

Scène III

 

ARCHERS YAQOUB, GUY-RAYMOND, BÉRENGÈRE, soulevant la tapisserie

 

Tous s’arrêtent à l’aspect de la Comtesse. Yaqoub croise ses bras sur sa poitrine, et reste dans l’attitude du plus profond respect.

BÉRENGÈRE.

Allons, enfants, du bruit encore ! une querelle !

Qui menacez-vous donc ainsi ?

ANDRÉ.

C’est l’infidèle,

Qui blasphème.

BÉRENGÈRE.

Eh ! sait-il ce qu’il dit, insensés ?

Lorsque Dieu le repousse, est-ce donc point assez ?...

Raymond, que faisiez-vous de ce poignard ?

RAYMOND.

Madame,

Rien...

Le jetant aux pieds de Yaqoub.

Je chargeais Yaqoub d’en aiguiser la lame.

Entends-tu, Sarrasin ?

BÉRENGÈRE.

C’est bien. Retirez-vous,

Et revenez ce soir pour prier avec nous.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

BÉRENGÈRE, YAQOUB

 

BÉRENGÈRE.

Yaqoub, nous voilà seuls : dites, qu’était-ce encore ?

YAQOUB.

Rien...

BÉRENGÈRE.

Que vous ont-ils fait ?

YAQOUB.

Rien.

BÉRENGÈRE.

Vous voyez : j’ignore

Ce qui vient d’arriver, et cependant voici

Que je leur donne tort, à vous raison.

YAQOUB.

Merci.

BÉRENGÈRE.

Eh bien, n’avez-vous point autre chose à me dire ?

YAQOUB.

Si fait : que Mahomet a le droit de maudire,

Et qu’il maudit.

BÉRENGÈRE.

Yaqoub !...

YAQOUB.

Je ne sais pas pourquoi ;

Mais je sais seulement que je suis maudit, moi ;

Que ma haine devient chaque jour plus profonde...

Et que ma mère est morte en me mettant au monde.

BÉRENGÈRE.

Malheureux !...

YAQOUB.

Malheureux ?... Malheureux en effet ;

Car, pour souffrir ainsi, dites-moi, qu’ai-je fait ?...

Est-ce ma faute, à moi, si votre époux et maître,

Poursuivant un vassal, malgré les cris du prêtre,

Entra dans une église, et, là, d’un coup mortel

Le frappa ? Si le sang jaillit jusqu’à l’autel,

Est-ce ma faute ? Si sa colère imbécile

Oublia que l’église était un lieu d’asile,

Est-ce ma faute ? Et si, par l’Université,

À venger ce forfait le saint-père excité

Dit que, pour désarmer la céleste colère,

Il fallait que le comte armât une galère,

Et, portant sur nos bords la désolation,

Nous fit esclaves, nous, en expiation,

Est-ce ma faute encor ? et puis-je pas me plaindre

Qu’au fond de mon désert son crime aille m’atteindre ?

Oh ! si des bords du Nil quelque chef de tribu,

Pour un crime pareil et dans un pareil but,

Au sein de ta famille où tout était prospère,

Femme, venait te prendre ou ton fils ou ton père ;

S’il le traitait là-bas comme on me traite ici ;

S’il lui mettait au cou le collier que voici,

Tu comprendrais alors que la haine dans l’âme

Ne rentre pas ainsi qu’au fourreau cette lame !

BÉRENGÈRE.

Oh ! oui, vous êtes bien malheureux !

YAQOUB, avec mélancolie.

Quel enfant

Plus que moi fut heureux, plus que moi triomphant ?...

Quand ma tête en mes mains s’appesantit brûlante,

Et que dans le passé ma mémoire plus lente

Retrouve son chemin de jalons en jalons,

Comme un homme forcé d’aller à reculons,

Oubliant le présent et l’avenir, je songe

À mon matin si beau, qu’il me semble un mensonge ;

Je n’ai plus de collier, je n’ai plus de prison ;

Je sens un soleil chaud à l’immense horizon ;

Je vois se dérouler sur l’ardente savane,

Comme un serpent marbré, la longue caravane...

D’avance, du repas les endroits sont choisis ;

Je sais où le désert cache ses oasis...

Allons, courage ! allons, mes chameliers arabes :

Redites-moi vos chants aux magiques syllabes ;

Invoquez Mahomet, flambeau de l’Orient,

Chamelier comme vous combattant et priant,

Comme vous se rendant de la Mecque à Médine...

Ou, ne sauriez-vous pas la chanson grenadine

Que devant notre lente au bord du Nil, le soir,

Chante, en tournant en rond, cette aimée à l’œil noir,

Jusqu’à l’heureux moment où, doublant notre extase,

Se colle à son beau corps sa tunique de gaze,

Et qu’à son front humide étalant un trésor,

Mon père de sequins lui fait un masque d’or ?...

Car mon père, au Saïd, n’est point un chef vulgaire.

Il a dans son carquois quatre flèches de guerre ;

Et, lorsqu’il tend son arc, et que vers quatre buts

Il les lance en signal à ses quatre tribus,

Chacune à lui fournir cent cavaliers fidèles

Met le temps que met l’aigle à déployer ses ailes...

Retombant abattu.

Oh ! grâce, Mahomet !... C’est un rêve accablant,

Rêve du paradis, mais au réveil sanglant ;

Rêve dont je sortis dans une nuit de larmes,

Un poignard dans le sein, captif d’un homme d’armes,

Qui m’avait, endormi, rencontré par hasard...

Cet homme, c’est Raymond ; ce fer...

Ramassant le poignard que Raymond lui a jeté.

C’est ce poignard !

J’ai, quand je l’ai revu, senti comme un orage

Gronder autour de moi mes dix ans d’esclavage...

Ton poignard, ton poignard !... oui, je l’aiguiserai

Ainsi que tu le veux... Puis je te le rendrai !

BÉRENGÈRE.

Cependant on m’a dit que, grâce aux soins du comte,

Yaqoub, votre blessure à se fermer fut prompte ?

YAQOUB.

Oui, pour moi, je le sais, le comte fut humain :

Vers l’esclave mourant, il étendit la main ;

Il versa sur ma lèvre, à cette heure suprême,

Tout le reste de l’eau qu’il gardait pour lui-même...

De l’eau, dans le désert si rare en ce moment,

Que chaque goutte avait le prix d’un diamant !...

Voilà ce qui pour lui fait pencher la balance ;

Voilà ce que mon cœur pèse dans le silence,

Quand, dans mes longues nuits, vient me tenter l’enfer

De rendre pleurs pour pleurs, coup pour coup, fer pour fer.

BÉRENGÈRE.

Mais, depuis qu’il vous a pris à votre rivage,

Pouvez-vous désigner sous le nom d’esclavage

Votre état ? Le matin, dès que le jour a lui,

N’êtes vous donc pas libre ?

YAQOUB.

Oui ; mais, excepté lui,

Chacun en me parlant a l’injure à la bouche :

Je me heurte et déchire à tout ce que je louche.

Si pour moi de l’esclave il adoucit la loi,

Son pays, comme lui, s’adoucit-il pour moi ?...

Entre ces murs épais je suis mal à mon aise ;

Cet air, qui vous suffit, à ma poitrine pèse ;

Mon œil s’use à percer votre horizon étroit ;

Votre soleil est paie et votre jour est froid...

Oh ! le simoun plutôt ! oui, dut sa mer de flamme

M’ensevelir vivant sous son ardente lame !

BÉRENGÈRE.

Mais j’ai vu cependant quelques éclairs joyeux

À de tristes regards succéder dans vos yeux,

Lorsque je vous parlais.

YAQOUB.

Oui : c’est l’effet étrange

Qu’à des regards mortels produit l’aspect d’un ange...

Oh ! quand vous me parlez, quand votre accent vainqueur

Va chercher chaque libre endormie en mon cœur,

Il semble que mon âme, à ce monde ravie,

Attend de votre souffle une nouvelle vie ;

Que le bonheur serait de vivre à vos genoux,

Ange...

BÉRENGÈRE.

Et si l’ange était plus malheureux que vous,

Yaqoub ; et si mon âme et ma tête oppressées

Nourrissaient plus que vous de sinistres pensées...

Vous plaignez votre sort : que diriez-vous du mien ?

YAQOUB.

Que je suis bien maudit ! car je ne pourrais rien

Pour vous consoler, vous qui consolez les autres,

Si ce n’est d’oublier mes malheurs pour les vôtres...

Écoutez, cependant : si c’était par hasard

Un homme dont l’aspect blessât votre regard ;

Si ses jours sur vos jours avaient cette influence,

Que son trépas pût seul finir votre souffrance,

De Mahomet lui-même eût-il reçu ce droit

Quand il passe, il faudrait me le montrer du doigt,

Dès lors je deviendrais une ombre pour son ombre ;

Et, soit que le soleil fut ardent, la nuit sombre,

Quel que fut le chemin qu’il prît pour m’échapper,

Je trouverais l’endroit et l’heure où le frapper,

Et nulle fuite au fer ne soustrairait sa tête,

Montât-il Al-Borak, le cheval du Prophète !...

BÉRENGÈRE.

Yaqoub, que dites-vous ?

YAQOUB.

J’oubliais... ah ! pardon !...

Qu’un autre défenseur était là.

BÉRENGÈRE.

Lequel donc ?

YAQOUB.

Le comte.

BÉRENGÈRE.

Ici ?

YAQOUB.

Le comte.

BÉRENGÈRE, effrayée.

Et nul ne vient me dire :

« Votre époux est ici, Bérengère ! »

YAQOUB.

Il désire,

Pour des soins qui me sont comme à vous inconnus,

Nous cacher son retour. Ceint du cordon, pieds nus,

Aux portes qu’il pouvait se faire ouvrir en maître,

Il est venu frapper sous la robe d’un prêtre.

BÉRENGÈRE.

En êtes-vous bien sûr ? Qui vous l’a signalé ?

YAQOUB.

Seul, je l’ai reconnu.

BÉRENGÈRE.

Comment ?

YAQOUB.

Il a parlé.

Pour l’Arabe égaré sur la grève lointaine,

Il n’est point au désert de rumeur incertaine ;

Et tous ses sens tendus écoutent à la fois

La nature qui parle avec toutes ses voix ;

Il comprend, de si loin que chaque souffle arrive,

Si c’est le bruit de l’eau qui coule sur la rive,

Le murmure du vent aux feuilles du nopal,

La parole de l’homme, ou le cri du chacal ;

Et chacun de ces sons, si léger qu’il l’effleure,

Se grave en sa mémoire où toujours il demeure.

Comment aurais-je donc méconnu cette voix

Dont les accents m’ont fait tressaillir tant de fois ?

BÉRENGÈRE.

C’est celai je comprends... Sans doute que le comte

A donné rendez-vous à Raymond... quelle honte !...

Et revient déguisé... C’est pour en recevoir

La lettre du saint-père avant que de me voir...

J’y suis !... Tout maintenant s’éclaircit à ma vue ;

Car cette honte, hélas ! n’était que trop prévue...

Yaqoub, je vous l’avais bien dit dans mon effroi,

Que le plus malheureux de nous deux, c’était moi.

YAQOUB.

Je ne vous comprends pas... Achevez donc...

BÉRENGÈRE.

Silence !

Voici que, pour prier, le chapelain s’avance...

Oh ! quel que soit le Dieu dont vous suivez la loi,

Yaqoub, auprès de lui, priez, priez pour moi !

 

 

Scène V

 

BÉRENGÈRE, YAQOUB, LE CHAPELAIN, RAYMOND, ANDRÉ, TOUS LES ARCHERS, LES VALETS ou ÉCUYERS

 

LE CHAPELAIN, après avoir déposé une Bible sur le prie-Dieu.

Êtes-vous tous ici, mes enfants ?

BÉRENGÈRE.

Oui, mon père.

LE CHAPELAIN.

Avez-vous, ce matin, pour le règne prospère

Du dauphin Charles-Sept, notre seigneur et roi,

Du fond de votre cœur prié Dieu comme moi ?

Tous s’inclinent.

BÉRENGÈRE.

Oui, mon père.

LE CHAPELAIN.

Avez-vous prié Dieu pour les âmes

Que le feu de l’enfer consume de ses flammes,

Et pour qu’il soit surtout, miséricordieux

À celles dont les corps reposent en ces lieux ?

BÉRENGÈRE.

Oui, mon père.

LE CHAPELAIN.

Avez-vous prié Dieu de permettre

Qu’un fils naquît enfin au comte notre maître,

De peur que, si la mort le frappait aujourd’hui,

Son antique maison ne mourût, avec lui ?

BÉRENGÈRE.

Oui, mon père.

LE CHAPELAIN.

C’est bien. De celui qui console,

Écoutez maintenant la divine parole.

Genèse, chapitre sixième

« 1. Donc, Sara, épouse d’Abraham, ne pouvait, malgré la promesse de Dieu, obtenir un fils ; mais, ayant une suivante égyptienne, du nom d’Agar,

« 2. Elle dit à son mari : « Voici que le Seigneur a fermé mon sein... »

BÉRENGÈRE.

Mon père, désarmez le Seigneur irrité,

Qui m’a maudite aussi dans ma stérilité.

LE CHAPELAIN, continuant.

« Approche-toi de ma suivante : peut-être te donnera-t-elle des fils. » Et, comme Abraham y consentit,

« 3. Elle prit Agar, sa suivante égyptienne, dix ans après qu’ils avaient commencé d’habiter ensemble la terre de Chanaan, et elle la donna pour épouse à son mari. »

BÉRENGÈRE, à genoux.

Mon père exige-t-on de moi ce sacrifice ?

LE CHAPELAIN, continuant.

« 4. Et Agar eut un fils d’Abraham, qu’on nomma du nom d’Ismaël. »

À genoux ! mes enfants, pour que je vous bénisse

Maintenant.

RAYMOND, allant à Yaqoub, qui aiguise la pointe de son poignard.

Attendez, mon père : l’un de nous

Fait semblant de ne pas vous entendre...

À Yaqoub.

À genoux !

M’entends-tu, Sarrasin ? C’est à toi que je parle :

À genoux !

YAQOUB, le regardant.

On m’a dit, archer, que le roi Charles

À de nobles barons qui devant lui passaient,

Donnait parfois un ordre, et qu’ils obéissaient ;

Que ces nobles barons avaient le droit eux-mêmes

D’exprimer à leur tour leurs volontés suprêmes

À l’écuyer qui fait le vœu de les servir,

Et que cet écuyer s’empressait d’obéir ;

Puis, transmettant aussi les ordres qu’on lui donne,

L’écuyer à l’archer dit : « Fais ce que j’ordonne ; »

Mais qui jamais a dit que l’archer, qui n’est rien,

Osât donner un ordre à d’autres que son chien ?

RAYMOND.

Que l’exemple cité serve donc de modèle :

Obéis à l’archer. Sarrasin infidèle,

Car qui dit Sarrasin dit chien.

YAQOUB.

De par l’enfer !

Il le frappe du poignard qu’il aiguisait.

Celui-là mord du moins avec des dents de fer !...

RAYMOND, tombant.

Ah ! malédiction !...

TOUS LES ARCHERS, s’approchant.

Raymond ! Raymond !

YAQOUB, décrivant un cercle avec son cimeterre.

Arrière !...

Savez-vous que sa mort m’appartient tout entière,

Et que celui de vous qui m’en déroberait

Une goutte de sang, de son sang la paierait ?

Que nul n’avance donc, ou, de par le Prophète !

Comme un hochet d’enfant je fais voler sa tête !...

Mettant un genou en terre pour se rapprocher de Raymond, qui se débat.

Ah ! Raymond, à mon tour voilà que je te tiens

Pantelant à mes pieds comme je fus aux tiens !

Seulement, nul ne vient, sur la dernière couche,

De quelques gouttes d’eau désaltérer ta bouche ;

Mais, si la soif te semble un besoin trop pressant,

Mets ta bouche à ta plaie, archer, et bois ton sang...

Fixe donc sur le mien ton regard qui m’évite...

L’agonie est trop prompte !... Archer, tu meurs trop vite !

RAYMOND, tendant la lettre de Benoît.

Ah !... pour le comte...

Il meurt.

YAQOUB, repoussant le cadavre du pied.

Esclave et serf jusqu’à la fin !...

Maintenant, prenez-le ; le lion n’a plus faim.

 

 

Scène VI

 

BÉRENGÈRE, YAQOUB, LE CHAPELAIN, RAYMOND, ANDRÉ, TOUS LES ARCHERS, LES VALETS ou ÉCUYERS, LE COMTE DE SAVOISY, paraissant sur la porte, SUITE, GARDES

 

LE COMTE.

Or çà, quel est ce bruit ? qu’est-ce à dire, mes maîtres ?

Par les trois chevrons d’or, armes de mes ancêtres,

Avez-vous oublié, vous qui hurlez ainsi,

Que nul ne parle haut quand le maître est ici ?...

Il jette son habit de pèlerin et paraît arme de toutes pièces.

Qu’est-ce que cette lettre ?

Il ramasse la lettre du pape.

Et que fait là cet homme ?

Raymond, mon archer mort ? Aussi vrai qu’on me nomme

Charles de Savoisy, seigneur de Seignelais,

Ses assassins mourront de ma main... Nommez-les !...

Fermez la porte, archers, pour que nul ne s’échappe.

YAQOUB, allant au Comte.

C’est moi qui l’ai tué, maître... Me voici : frappe.

LE COMTE, tirant à moitié son épée.

Redis ce que tu viens de dire, et tu mourras !

YAQOUB.

Dix ans se sont passés depuis que dans tes bras

Il m’apporta blessé...

Découvrant sa poitrine.

Du coup voilà la trace.

Il découvre la poitrine de Raymond, et montre les deux blessures.

Maître ! ai-je bien frappé juste à la même place ?...

Vois... Mais plus que le sien mon bras était savant,

Et le fer dans son cœur est entré plus avant.

LE COMTE.

C’est autre chose alors : comme mon indulgence

Ne confond point un meurtre avec une vengeance,

Ce fer sans se souiller va rentrer au fourreau,

Et je ne prendrai pas la dîme du bourreau.

Nous n’avions cependant pas cru que notre affaire,

En arrivant ici, serait justice à faire...

C’est bien : nous sommes comte et seigneur de haut lieu,

Et nous nous la ferons nous-même, de par Dieu !...

Emportez ce cadavre, enfants ; et qu’il obtienne

En terre consacrée une tombe chrétienne...

Adieu, mon serviteur, ou plutôt mon ami,

Du sommeil de la mort avant l’heure endormi...

Nous étions nés tous deux dans une même année,

Et j’espérais que Dieu, dans la même journée,

En face de l’Anglais, au plus fort du combat,

Nous frapperait tous deux de la mort du soldat...

Il nous aurait bien dû cette dernière fête...

Il en juge autrement : sa volonté soit faite !

Il s’essuie les yeux.

Page, prends un cheval à grand’hâte, et rends-toi

À Bourge, où tient sa cour notre seigneur le roi,

Dis que j’irai demain lui porter mon hommage.

Et que je lui rendrai compte de mon message.

À deux Archers.

Vous, gardez l’assassin.

Au Chapelain, sans faire attention à Bérengère, qui lui tend les bras.

Vous, mon père, venez.

Il sort.

BÉRENGÈRE.

Pas un mot !...

À Yaqoub.

Tous les deux nous sommes condamnés !

 

 

ACTE II

 

CHARLES DE SAYOISY

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

BÉRENGÈRE, UN PAGE, entrant

 

BÉRENGÈRE.

Eh bien, le chapelain sait-il que je réclame

Sa présence à l’instant ?

LE PAGE.

Il va venir, madame.

Était-il près du comte ?

LE PAGE.

Il le quittait.

BÉRENGÈRE.

C’est bien.

Laissez-moi maintenant : je n’ai besoin de rien.

Le Page sort.

Besoin de rien, mon Dieu, que de miséricorde !...

Pourquoi donc tous ces biens que ta puissance accorde

À l’un, tandis que l’autre, à tes pieds abattu,

Implore vainement ta clémence ?... Sais-tu,

Mon Dieu, sais-tu qu’il est des heures d’agonie

Où l’âme qui longtemps crut en loi te renie ;

Où, lorsque le malheur nous poursuit pas à pas,

Que l’on appelle Dieu, que Dieu ne répond pas.

Que notre faible voix, comme un souffle qui passe,

Se perd sans éveiller un écho dans l’espace.

L’âme, où de l’espérance aucun rayon n’a lui,

Est tout près d’invoquer Satan, qui répond, lui ?

 

 

Scène II

 

LE CHAPELAIN, BÉRENGÈRE

 

LE CHAPELAIN, sur la porte.

Ma fille !...

BÉRENGÈRE.

Le voici. Son front est plus austère

Que de coutume encor ? Que lui dire ?... Mon père,

Rassurez votre enfant : c’est la première fois

Que de chez lui le comte, absent depuis trois mois,

Rentre sans qu’un seul mot d’amour qui le rassure

Ne vienne de mon cœur adoucir la blessure.

Vous dont il a souvent imploré le secours,

Vous savez que ce cœur saigne et gémit toujours,

Tant dans sa prévoyance une crainte le brise !

Tant il tremble qu’enfin le comte ne méprise

L’épouse qui ne l’a payé, jusqu’à ce jour,

Que d’un hymen sans fruit et d’un stérile amour.

LE CHAPELAIN, s’approchant d’elle.

Celui qui prend pour but les choses de la terre,

Et qui croit affermir sa marche solitaire

Sur le bâton qu’il casse aux arbres du chemin,

Risque qu’il ne se brise et ne blesse sa main.

C’est plus loin et plus haut que le maître suprême

Dit à l’homme d’aller ; et ce monde lui-même,

Où trébuche un instant le voyageur mortel,

N’est qu’une arche du pont qui nous conduit au ciel ;

BÉRENGÈRE.

Mon père, je ne suis qu’une bien faible femme :

Parlez-moi de manière à rassurer mon âme,

Et non point de manière à l’effrayer.

LE CHAPELAIN.

Et si

Je ne peux, mon enfant, que vous parler ainsi...

Comme moi dites donc : Heureuses les familles

Où la main du Seigneur choisit ces chastes filles

Qui, loin d’un monde vain, avec un cœur fervent,

Usent de leurs genoux le seuil de leur couvent !

BÉRENGÈRE.

Mais ce sont seulement des vierges et des veuves

Que le Seigneur soumet à ces saintes épreuves :

Moi, je suis mariée au comte...

LE CHAPELAIN.

Dans ce lieu,

Ma fille, vous n’avez plus d’autre époux que Dieu.

BÉRENGÈRE.

Mon père, Dieu lui-même en face de l’Église

A formé nos liens...

LE CHAPELAIN, lui montrant la lettre apportée par Raymond.

Et voilà qu’il les brise.

BÉRENGÈRE, lisant.

Un acte de divorce !... Oh ! je m’en doutais bien,

Que le comte en viendrait à ce dernier moyen !...

Mais, parce qu’il écrit d’Avignon ou de Rome,

Un homme... car enfin le saint-père est un homme.

A-t-il droit de briser des nœuds ?...

LE CHAPELAIN.

Vous oubliez

Qu’à cet homme Dieu dit : « Liez et déliez ! »

Ma fille, du Seigneur la main vous humilie :

Sous son souffle soyez comme un roseau qui plie,

Et non comme le chêne élancé dans les cieux,

Qui résiste, se brise, et n’atteste que mieux,

Par des éclats au loin dispersés sur la terre,

Que de Dieu sur sa tête a passé la colère.

BÉRENGÈRE.

Et, si je me résigne à mon nouveau destin,

Quand devrai-je quitter ces lieux ?

LE CHAPELAIN.

Demain matin.

BÉRENGÈRE.

Dans un dernier adieu, pourrai-je voir mon maître ?

LE CHAPELAIN.

Ma fille, cet adieu rattacherait peut-être

Votre âme trop mondaine aux choses d’ici-bas.

Et le comte...

BÉRENGÈRE.

C’est bien... Le comte ne veut pas ?

LE CHAPELAIN.

Ma fille, je ne suis que son humble interprète.

BÉRENGÈRE.

Qu’exige-t-il encor ?

LE CHAPELAIN.

Ma fille, la retraite

Est nécessaire au cœur qui veut se préparer.

BÉRENGÈRE.

Dans mon appartement je vais me retirer,

Mon père... Est-ce cela ? Je commence à comprendre

D’un seul mot, n’est-ce pas ?

LE CHAPELAIN.

Le comte ici doit rendre

Son jugement...

BÉRENGÈRE.

Lequel ?

LE CHAPELAIN.

Contre le mécréant.

BÉRENGÈRE.

Ah ! oui, l’autre victime... Yaqoub. En nous créant

Tous deux, l’un près du Nil, l’autre près de la Loire,

Mon père, croyez-vous... moi, je ne puis le croire...

Que Dieu lisait d’avance en l’avenir lointain

Que nous serions compris dans un même destin ;

Que le même homme, un jour devenant notre maître,

Briserait le bonheur qu’en nous Dieu voulait mettre,

Et, sans que nous pussions nous soustraire à ce sort,

Nous garderait, à moi la honte, à lui la mort ?

LE CHAPELAIN.

Je le crois.

BÉRENGÈRE.

Et, si Dieu, dans sa bonté céleste,

Avait voulu changer cet avenir funeste

En un destin heureux, avait-il ce pouvoir ?

LE CHAPELAIN.

Le Seigneur le pouvait, et n’avait qu’à vouloir.

BÉRENGÈRE.

Bienheureux l’infidèle alors ! et je l’envie :

Lui qui n’est pas chrétien peut maudire la vie.

LE CHAPELAIN.

Ma fille !...

BÉRENGÈRE.

Écoutez-moi, mon père, à votre tour,

Et vous me répondrez. Vous souvient-il du jour

Où ma mère, m’offrant, de pleurs d’amour baignée,

À son époux, lui dit : « Une fille t’est née ? »

LE CHAPELAIN.

Oui, sans doute, et ce jour fut un jour triomphant.

BÉRENGÈRE.

Vous souvient-il encor, mon père, que l’enfant

Grandit sous vos regards et devint une femme ?

Comme en un livre ouvert, vous lisiez dans son âme :

Vous avez pu des yeux y suivre à tous moments

Son espoir, ses désirs, ses vœux, ses sentiments...

Eh bien, la jeune fille en son âme légère

Eût-elle un seul penser qui ne fût pour sa mère ?

Dites-le.

LE CHAPELAIN.

Pas un seul.

BÉRENGÈRE.

Et, depuis que ma main

Fut engagée au comte, et qu’après cet hymen,

Vous vîntes près de nous comme en votre famille,

Pour que le père encor pût veiller sur sa fille ;

Soit que dans ce château le comte fût présent,

Soit que vous priassiez pour mon époux absent,

Que mon œil fût en pleurs où ma bouche rieuse,

Que mon âme fût triste ou qu’elle fût joyeuse,

Dites si dans cette âme... et vous le savez, vous...

Il fut un seul penser qui ne fût pour l’époux ;

Dites-le hautement.

LE CHAPELAIN.

Pas un seul, je l’atteste.

BÉRENGÈRE.

Et s’il n’eût été pris de ce désir funeste

De rompre nos liens, et qu’un constant amour

Au mien eût répondu jusqu’à mon dernier jour,

Croyez-vous que de Dieu l’exigence jalouse

Eût osé demander à la fille, à l’épouse,

Plus qu’elle n’avait fait ; et que tranquillement

J’aurais pu lui répondre au jour du jugement ?

LE CHAPELAIN.

C’est ma conviction et profonde et sincère...

Pourquoi le demander ?

BÉRENGÈRE.

Il m’était nécessaire

D’avoir ainsi que vous cette conviction,

Afin que, si la force, en mon affliction,

M’abandonne, et que dans quelque faute je tombe,

Cette faute du moins soit légère à ma tombe.

LE CHAPELAIN.

Que dites-vous ?...

BÉRENGÈRE.

Je dis que je ne puis savoir

Quel penser vient au cœur quand il perd tout espoir...

Que le démon sur nous veille avec vigilance,

Et que, pour un moment d’oubli, dans la balance,

Pour contrepoids j’aurais, de votre propre aveu,

Vingt-cinq ans de vertus à mettre aux pieds de Dieu !...

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LE CHAPELAIN, puis LE COMTE DE SAVOISY

 

LE CHAPELAIN, suivant des yeux la Comtesse.

Va, pauvre créature, et que Dieu te pardonne !

Car tu dis vrai : tu fus toujours pieuse et bonne ;

Et jamais cœur d’enfant peint en des yeux, d’azur

Ne brilla d’un rayon plus céleste et plus pur.

LE COMTE, entrant.

Messire...

LE CHAPELAIN.

C’est le comte !

LE COMTE.

Eh bien, l’avez-vous vue ?

Que vous a-t-elle dit pendant cette entrevue ?

La pauvre Bérengère a-t-elle bien pleuré ?

LE CHAPELAIN.

Mieux que je ne croyais son cœur est préparé.

Sans doute que d’avance elle s’est résignée ;

Car, depuis quelque temps que par vous dédaignée...

LE COMTE.

Dédaignée ?... Oh ! non pas ! Messire, parlez mieux.

Si d’un fils qui portât le nom de mes aïeux

Son amour plus fécond m’eût donné l’espérance ;

Si, même en son malheur, ce pauvre État de France

N’était si chancelant, qu’il faille autour de lui

Tous les hommes de nom pour lui servir d’appui,

Si bien que, quand l’un d’eux sent son bras qui se lasse,

Si son fils n’est pas là pour reprendre sa place,

Celui qui se relire, avec anxiété,

Voit le trône soudain pencher de son côté ;

Si ce n’était cela, j’aurais pu, sans me plaindre,

Voir mon nom s’effacer et ma race s’éteindre,

Plutôt que d’un seul mot l’affliger... Mais enfin,

Quand la France est si bas, qu’elle touche à sa fin ;

Quand, tombant sous les coups d’une triple anarchie,

Se roule dans son sang la vieille monarchie,

Il faut bien, quand ses cris nous les demanderont,

Lui donner des enfants... car les hommes s’en vont ;

Et, comme si la mort trouvait dans son domaine

Le fer trop lent encor pour sa moisson humaine,

Voilà Salisbury qui vient, dans nos débats,

Jeter l’artillerie au milieu des combats !

Où sera maintenant la force et la vaillance ?

Qui portera l’épée ou lèvera la lance,

Si de loin les boulets couchent les bataillons,

Comme des épis mûrs, sur le bord des sillons ?

C’est que nous sommes nés en des temps peu prospères !

Nos pères valaient moins que ne valaient leurs pères ;

Mais ils étaient encore loyaux et belliqueux...

Voici que nous venons et nous valons moins qu’eux :

Le tocsin haletant fait le tour de nos villes ;

Ce n’est qu’assassinats et que guerres civiles ;

Et, lorsque, remettant son épée au fourreau,

Le soldat a fini, c’est le tour du bourreau...

Allons, l’heure est sonnée : ouvrez à tous la porte.

LE CHAPELAIN.

À tous, monseigneur ?...

LE COMTE.

Oui.

LE CHAPELAIN.

Mais...

LE COMTE.

Messire, il importe

Que jusqu’auprès de nous, pendant le jugement.

Tout homme, quel qu’il soit, puisse entrer librement ;

Car il faut que chacun, dans le droit qu’il s’adjuge,

À son tour, comme Dieu, puisse juger le juge.

 

 

Scène IV

 

LE CHAPELAIN, LE COMTE, YAQOUB, entre DEUX ARCHERS, TOUTE LA MAISON DU COMTE

 

UN PAGE, entrant.

Monseigneur...

LE COMTE.

Du silence !...

Reconnaissant le Page qu’il a envoyé à Bourges.

Ah ! c’est vous, Godefroy !

Plus tard, vous nous direz...

LE PAGE.

Monseigneur, c’est le roi,

Le roi notre seigneur, le roi Charles septième,

Qui me suit en grand’hâte et vient vous voir lui-même.

LE COMTE.

Notre sire chez moi !... Que l’on s’empresse !... Non ;

Que chacun reste en place : il est quelquefois bon,

Afin que justement à son tour il punisse,

Qu’un roi sache comment on fait bonne justice.

Au Page.

Que le roi Charles-Sept ici soit introduit

Comme un autre serait, sans honneur et sans bruit

Le Page sort.

Dieu me confie, avec mon sacré ministère,

Un pouvoir au-dessus des pouvoirs de la terre ;

Et, quand je rends justice, alors s’il vient chez moi,

Le roi n’est que mon hôte, et, moi, je suis le roi.

 

 

Scène V

 

LE CHAPELAIN, LE COMTE, YAQOUB, entre DEUX ARCHERS, TOUTE LA MAISON DU COMTE, LE ROI, AGNÈS, SUITE DU ROI

 

Le Roi remet à un Fauconnier le faucon qu’il tenait sur le poing. Il reste debout pendant tout le jugement, avec Agnès, entouré de sa Suite.

LE COMTE.

Écoutez maintenant, afin que chacun sache

Pourquoi sont dans la cour le billot et la hache,

Et pourquoi dans ce lieu les hommes que voici

Se trouvent rassemblés autour de celui-ci.

Hier, dans cette chambre où maintenant nous sommes,

Un homme était couché devant ces mêmes hommes,

Criant miséricorde, un poignard dans le cœur

Celui qui le frappa n’était pas son vainqueur :

C’était son assassin. Je voulus le connaître ;

Mais, si haut cependant qu’interrogeât le maître,

Nul ne lui répondit et le seul qui parla,

Me dit, en se montrant lui-même : « Me voilà. »

A-t-il dit vrai ? Parlez.

LES ARCHERS, ensemble.

Oui, c’est lui ! c’est l’esclave !

Il a tué Raymond ! oui, Raymond, le plus brave

De nous !...

LE COMTE.

Silence !

LES ARCHERS.

Ensuite, il nous a menacés !...

YAQOUB, se tournant.

Votre maître vous dit « Silence ! » obéissez !

Tous se taisent.

LE COMTE.

Quelle cause amena cette rixe soudaine ?

YAQOUB.

Une rixe ?... Non pas, maître : c’est une haine...

Une haine, sais-tu ce que c’est ? C’est l’enfer ;

C’est notre cœur qu’on broie avec des dents de fer ;

C’est une voix qui dit sans cesse à notre oreille :

« Tu dors ! éveille-toi, car ton ennemi veille ;

Il frappera demain : frappe donc aujourd’hui ;

Il vient de ce côté : vas au-devant de lui. »

Maître, lorsque, tachant ces pierres féodales,

Un peu de sang humain se répand sur les dalles,

Derrière l’assassin un valet empressé

Vient effacer le sang sitôt qu’il est versé...

Il n’en est point ainsi sur notre terre ardente :

Dès lors qu’on a frappé d’une main imprudente,

Que le sang a coulé, que le sable l’a bu,

Qu’il s’est de sa couleur profondément imbu,

Les ans peuvent passer, la tache ineffaçable

Restera pour jamais empreinte sur le sable.

Or, il est au désert, à tous les yeux caché,

Un endroit de mon sang depuis dix ans taché...

Maître, voilà dix ans que, dans mon âme émue,

À l’aspect de Raymond, la vengeance remue...

Afin de le garder pour ennemi mortel,

Je n’ai point partagé ni son pain ni son sel ;

Car, si plus oublieux j’avais fait le contraire,

Ma loi, dès ce moment, me le donnait pour frère ;

Et je ne voulais pas.

LE COMTE.

Eh bien, si, renonçant

À demander le sang en échange du sang,

Rejetant ton forfait sur les mœurs de ta race,

Je te plaignais, païen, et je te faisais grâce,

Croirai-je que ton cœur, d’un meurtre contenté,

Par des désirs de mort ne serait plus tenté ?

Que Raymond dans sa tombe enfermerait la haine,

Et que tu resterais tranquille dans ta chaîne ?

YAQOUB.

Maître, cela serait un espoir hasardeux ;

Car un seul homme est mort, et j’en haïssais deux.

LE COMTE.

Et quel est le second ? Car je veux le connaître,

Afin de prévenir...

YAQOUB.

Le second ? C’est toi, maître.

LE COMTE.

Ah ! par mon saint patron ! de dix ans de bontés,

Voilà quels souvenirs dans ton cœur sont restés !

Dans ta captivité, qui pouvait t’être amère,

La France te fut-elle une mauvaise mère ?

Non : au sort de ses fils, ton sort devint pareil,

Et nul ne prit ta part d’ombre ni de soleil.

YAQOUB.

Écoute : Quand d’Allah la puissance féconde

Jadis pour ses enfants a fait deux parts du monde,

Aux Arabes qu’il aime il dit en souriant :

« Vous êtes mes aînés, et voici l’Orient :

Cette terre est à vous de Tanger à Golconde,

Et vous l’appellerez le paradis du monde. »

Puis, d’un œil de courroux ensuite regardant

Vos pères, il leur dit : « Vous aurez l’Occident. »

LE COMTE.

Donc, au sort de Raymond, si je sais bien t’entendre,

Celui qui t’enleva ton pays peut s’attendre ?...

YAQOUB, avec un sentiment profond.

Maître, tu te souviens que, tout couvert de sang,

Sur le sable à tes pieds j’étais couché gisant ;

Je demandais de l’eau ; tu pouvais passer outre :

Tu me donnas le peu qui restait dans ton outre.

Le bien comme le mal m’est présent, et voilà

Ce qui fait qu’à ton tour tu n’es pas gisant là.

LE COMTE.

Et, si je te disais : « Je romps ton esclavage ;

J’eus tort de l’enlever, Yaqoub, à ton rivage ;

De ce jour, vers le Nil tu peux tourner tes pas ;

Voici de l’or, et pars... »

YAQOUB.

Je ne partirais pas.

LE COMTE.

Qui te retient aux lieux que je t’entends maudire ?

YAQOUB.

Maître, c’est mon secret... je ne puis te le dire...

Donc, comme je ne dois ni rester ni partir,

Que, si je reste ou pars, tu peux t’en repentir,

Crois-moi, rends à l’instant l’arrêt que je mérite ;

Et puis dis au bourreau de l’exécuter vite.

Si je puis en former, voilà mes derniers vœux.

LE COMTE, se levant.

Eh bien donc, qu’il soit fait ainsi que tu le veux.

YAQOUB.

Merci !... Comme à chaque homme, Allah dans sa puissance,

Sur mon âme soufflant au jour de ma naissance,

Anima la matière et dit dans sa bonté :

« Enfant, reçois la vie avec la liberté ! »

La liberté par toi me fut bientôt ravie...

Voici que maintenant tu me reprends la vie :

Merci, maître, merci ! Dans ta haine à ton tour

Tu fais autant pour moi qu’Allah dans son amour.

LE COMTE.

Pour faire tes derniers adieux à la lumière

Quel temps veux-tu ?

YAQOUB.

Le temps de fermer ma paupière.

Pourquoi, lorsque le corps et la tête sont prêts,

La hache et le billot attendraient-ils après ?

LE COMTE.

Par saint Charles ! plutôt qu’en cette insouciance,

J’aimerais mieux te voir mourir en ta croyance.

YAQOUB.

Ma croyance !... en ai-je une ? et qui peut m’indiquer

À quel Dieu je dois croire afin de l’invoquer ?

Tu m’as fait renoncer à celui de ma race,

Sans que dans mon esprit le tien ait pris sa place :

Qu’importe à ma raison Jésus ou Mahomet ?

Nul ne tient le bonheur que chacun d’eux promet ;

Et dans l’isolement ma jeunesse flétrie,

Grâce à toi, n’a pas plus de Dieu que de patrie.

LE COMTE.

Esclave, et si tu meurs en de tels sentiments,

Qu’espères-tu ?

YAQOUB.

De rendre mon corps aux éléments,

Masse commune où l’homme en expirant rapporte

Tout ce qu’en le créant la nature en emporte.

Si la terre, si l’eau, si l’air et si le feu

Me formèrent aux mains du hasard ou de Dieu,

Le vent, en dispersant ma poussière en sa course,

Saura bien reporter chaque chose à sa source.

LE COMTE.

À l’heure de la mort que demandes-tu ?

YAQOUB.

Rien...

Sinon que du bourreau la hache coupe bien.

LE COMTE, au Chapelain.

Messire, maintenant remplissez votre charge.

Voici le livre saint : mes aïeux sur sa marge,

Chaque fois qu’ils rendaient un arrêt important,

Ordonnaient qu’il y fût inscrit au même instant ;

Car ils avaient le droit, et n’en firent pas faute,

De rendre en leurs châteaux justice basse et haute.

Nous voulons consigner le noire au même endroit,

Et nous ferons comme eux, puisqu’avons même droit.

Donc, écrivez.

Il dicte.

« Ce jour du mois d’août le vingtième,

Étant ici présent le roi Charles septième,

Contre Yaqoub-ben-Asshan, sans crainte et sans remord,

Nous avons prononcé le jugement de mort ;

Puis à l’exécuteur, dont le bras le réclame,

Avons livré le corps : que. Dieu pardonne à l’âme ! »

Donnez...

Il signe.

Et maintenant qu’on l’emmène.

LE ROI, allant prendre la place qu’occupait le Comte.

Arrêtez !...

Au-dessous de l’arrêt, chapelain, ajoutez

Qu’usant aussi d’un droit qu’en tout temps eut sa race,

Le roi Charles septième au condamné fait grâce.

Le Comte fait un mouvement d’étonnement.

Rebelle, voudrais-tu me le contester ?

LE COMTE, s’inclinant.

Non,

Non, sire.

AGNÈS, se penchant sur son épaule.

Monseigneur, vous êtes grand et bon !

LE COMTE.

Mais, sire, songez bien...

LE ROI.

Oui, je comprends, mon hôte

Notre droit porte atteinte à la justice haute ;

C’est fâcheux, n’est-ce pas ?... Va, pardonne-le-moi.

Il me prend rarement le désir d’être roi.

Aujourd’hui, c’est mon jour. Mais, comme, avant cette heure,

Cet esclave mettrait le trouble en ta demeure.

Comte, j’offre un moyen de tout concilier :

Donne-le-moi... Mon fou commence à m’ennuyer...

Et, pour t’indemniser, tu prendras dans ma chasse

Quelque faucon dressé, quelque cheval de race...

À cet arrangement, Yaqoub, vous souscrivez ?

YAQOUB, arrachant un poignard à l’un des trophées qui sont près de lui, et levant le bras pour se frapper lui-même.

Oui !... mais vous payez cher un cadavre !...

TOUT LE MONDE, avec effroi.

Ah !...

BÉRENGÈRE, soulevant la portière sans être vue.

Vivez !

Elle laisse retomber la tapisserie.

LE COMTE.

Archers, arrachez-lui ce poignard !

YAQOUB.

Je le livre.

Maître, ne crains plus rien...

À lui-même.

Elle m’a dit de vivre !

LE ROI.

Messieurs, souvenez-vous que cet homme est à moi.

Faisant un signe de la main.

Allez ; que Dieu vous garde !

AGNÈS.

Et gardez bien le roi !

Deux Femmes s’approchent d’elle pour la conduire à son appartement.

LE ROI, allant à elle.

Tu me quittes, Agnès ?

AGNÈS.

Oui, monseigneur : le comte

Doit, s’il m’en souvient bien, à mon roi rendre compte

D’un voyage entrepris dans de hauts intérêts :

Mon roi ne voudra pas contraindre son Agnès

Dans ce grave conseil à tenir une place ;

Et dans un même jour il fera deux fois grâce.

LE ROI.

Oui, je comprends : Agnès, cédant à son effroi,

Comme un traître à son tour abandonne le roi.

Il la conduit jusqu’à la porte de l’appartement.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, LE COMTE DE SAVOISY

 

LE ROI, se tournant vers le Comte.

À nous deux maintenant. C’est franche félonie

D’avoir bâti si haut votre châtellenie,

Comte de Savoisy, qu’il la faille chercher,

Comme le nid d’un aigle, au faîte d’un rocher ;

Si bien que votre roi, s’il veut venir lui-même

Visiter par hasard un vieil ami qu’il aime,

Obligé de gravir à pied jusqu’à ce lieu,

Risque à perdre vingt fois son âme en jurant Dieu...

Et je vous dis cela sans ajouter, mon maître,

Que si, comme Jean-Six, vous nous deveniez traître,

Vos murs sont de hauteur et de force, je croi,

À donner pour longtemps besogne aux gens du roi.

LE COMTE.

Notre sire a raison ; mais cette citadelle,

Si forte qu’elle soit, est encore plus fidèle.

LE ROI, avec mélancolie.

Mon vieux comte, combien m’ont parlé comme toi,

Qui depuis cependant ont parjuré leur foi !

La parole de l’homme est chose bien légère,

Quand la guerre civile et la guerre étrangère,

Poussant un pauvre État vers sa destruction,

Jettent une promesse à chaque ambition !

Il s’assied.

LE COMTE, s’approchant de lui.

Sire, ce vieux château, depuis ses premiers maîtres,

Compte dans ses caveaux douze de mes ancêtres

Qui, couchés aux lueurs de funèbres flambeaux,

Dans leur linceul de fer dorment sur leurs tombeaux.

Descendons et cherchons à chacun la blessure

Dont l’atteinte mortelle a troué son armure ;

Puis le jour de leur mort ensuite nous dira

En quels combats divers chacun d’eux expira.

Alors, vous connaîtrez que tous, frappés en face,

Sont morts, chacun des miens pour un de votre race...

Et cet examen fait, sire, malheur à vous,

Si vous doutez de moi, de moi, dernier de tous !

Azincourt pour le vôtre a vu mourir mon père ;

En défendant vos droits je mourrai, je l’espère,

Et, plus tard, à son tour, faisant ce que je fis,

Mon fils, s’il m’en naît un, mourra pour votre fils.

LE ROI, se levant.

Comte de Savoisy, regardez-nous en face...

Nous sommes comme vous le dernier d’une race :

Nos deux frères aînés, l’espoir de la maison,

Sont morts... Et quelques-uns disent par le poison ;

Philippe de Bourgogne et Jean-Six de Bretagne,

Mes beaux-frères tous deux, font contre moi campagne ;

Ma mère, qui devrait m’être un puissant soutien,

Achèterait mon sang de la moitié du sien ;

Chaque jour, quelque grand vassal qui m’abandonne

Comme un fleuron vivant tombe de ma couronne :

Eh bien, un seul instant avons-nous hésité

À remettre nos jours à votre loyauté ?

Notre suite, il est vrai, si le cas le réclame,

Est formidable et peut nous défendre : une femme,

Deux pages, un bouffon, trois fauconniers ; et si

Même dans ce moment Charles de Savoisy,

Tramant quelque complot de sa main déloyale,

Tentait de mettre à mort ma personne royale,

Cortes, il aurait à craindre un combat meurtrier,

Moi, vêtu de velours, et lui couvert d’acier !...

S’appuyant sur son épaule.

Vieux fou !...

LE COMTE.

L’État n’irait que mieux, je le présume,

Sire, si tous les deux nous changions de costume

Ces corselets d’acier, quoiqu’ils soient un peu lourds,

À la taille d’un roi vont mieux que du velours.

LE ROI.

Comte, dans ton manoir je suis venu sans suite,

Pour fuir un ennemi mortel dont la poursuite

Est, surtout à la cour, acharné sur ton roi,

Nous pouvons le combattre et le vaincre : aide-moi.

LE COMTE.

Votre espérance alors ne sera pas trompée,

Sire ! voici mon bras, et voici mon épée ;

Lorsque vous le voudrez, nous marcherons vers lui.

LE ROI.

Non pas !... nous le fuirons.

LE COMTE, faisant un mouvement.

Quel est-il donc ?

LE ROI, à l’oreille du Comte.

L’ennui.

LE COMTE, froidement.

Monseigneur, je pensais, avec raison peut-être,

Que votre empressement à venir pouvait naître

Du désir de savoir si Jean-Six acceptait

Le traité que le roi Charles lui présentait,

Et qu’à Renne en Bretagne avait porté le comte

Charles de Savoisy.

LE ROI.

Je l’avoue à ma honte,

Mon pauvre ambassadeur, mais j’avais pour ma part,

Quand j’appris ton retour, oublié ton départ.

LE COMTE.

Mais, du moins, vous venez ici pour quelque cause

Importante ?

LE ROI.

Sans doute.

LE COMTE.

En ce cas, je suppose

Que vous me confierez ces nouveaux intérêts ?

LE ROI, mystérieusement.

Comte, je viens chasser un daim dans tes forêts :

Je n’en ai plus à moi...

LE COMTE, à mi-voix.

Que monseigneur Saint-Charles

Prenne pitié de nous !

LE ROI, avec humeur.

J’aime, lorsqu’on me parle,

Que l’on me parle haut... Vous dites ?...

LE COMTE.

Que vraiment,

Sire, l’on ne perd pas son trône plus gaiement !

Mais permettez qu’au moins, sire, je vous rappelle...

AGNÈS, paraissant sur la porte.

Venez-vous, monseigneur ?

LE ROI, riant.

Tu vois, Agnès m’appelle.

LE COMTE, suppliant.

Un seul instant !

LE ROI.

La loi de l’hospitalité

Veut qu’on laisse à son hôte entière liberté...

Bonsoir !

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, seul

 

Oui, va dormir aux bras de ta maîtresse,

Afin que, si les cris de la France en détresse

Viennent pendant la nuit t’éveiller en sursaut,

Une voix de l’enfer te parle encor plus haut !...

Va reprendre ta chaîne avec tant d’art tissue,

Qu’à l’esclave lui-même elle est inaperçue...

Va, ton retard serait une rébellion,

Faible daim... qui pourrait devenir un lion !

André passe avec plusieurs Archers qu’il met en sentinelle dans la cour.

Dors, et sur ton sommeil je veillerai moi-même,

Car en toi seul encor vit notre espoir suprême ;

Et Dieu n’eut pas remis un royaume en tes mains,

Si tu ne le servais pour de secrets desseins...

Peut-être quand, demain, à ton âme trompée

J’offrirai pour miroir le fer de cette épée,

À ton aspect soudain reculant malgré toi,

Tu nieras que la lame ait réfléchi le roi...

Le flambeau n’est pas mort, tant qu’une lueur brille :

Ma main protégera sa flamme qui vacille ;

J’écarterai tout vent qui lui serait mortel,

Et je déposerai le flambeau sur l’autel...

Un jour de pur éclat il brillera peut-être !...

L’heure sonne ; il écoute.

Minuit... Tranquillement dormez, mon noble maître :

Nos yeux seront ouverts si, vous, vous sommeillez.

Sentinelles, veillez !

UNE SENTINELLE, répondant.

Sentinelles, veillez !

Le même cri se fait entendre de distance en distance, jusqu’à ce qu’il se perde dans le lointain.

 

 

ACTE III

 

CHARLES VII

 

Même décoration. Il fait jour.

 

 

Scène première

 

LE COMTE DE SAVOISY, veillant à la porte du Roi, ANDRÉ, à l’autre porte, puis UN ÉCUYER, puis YAQOUB

 

Au lever du rideau, on entend le son du cor.

LE COMTE.

André, quel est ce bruit ?

ANDRÉ.

Celui du cor.

LE COMTE.

Qui sonne ?

ANDRÉ.

Je ne puis voir d’ici ; c’est au dehors.

LE COMTE.

Personne

N’est donc au pont-levis ?

ANDRÉ.

Si, monseigneur ; j’ai mis

Deux hommes à la tour... Ah ! ce sont des amis :

On ouvre... Je savais que la garde était bonne...

Ah ! c’est un écuyer aux armes de Narbonne...

Il a diablement chaud !

LE COMTE.

Faites signe, et qu’ici

On l’amène à l’instant.

ANDRÉ.

Monseigneur, le voici.

Entrez, sire écuyer.

L’ÉCUYER.

Le comte ?...

LE COMTE.

C’est moi.

L’ÉCUYER, lui donnant une lettre aux armes de Narbonne.

Comte,

Le message demande une réponse prompte :

C’est de mon maître.

LE COMTE.

Bien. Vous revenez du camp ?

L’ÉCUYER.

Oui, monseigneur.

LE COMTE, lisant.

Narbonne est bien portant ?

L’ÉCUYER.

Oui.

LE COMTE.

Quand

En êtes vous parti ?

L’ÉCUYER.

Cette nuit.

LE COMTE.

Par Saint-Charles !

C’est marcher vitement ! Votre maître me parle

En homme bien pressé : pour demain cependant

Je ne puis le rejoindre.

L’ÉCUYER.

Il est en attendant

Le combat que l’Anglais offre ; mais il balance :

S’il avait le secours de votre bonne lance

Et de tous vos archers, il n’hésiterait plus.

LE COMTE.

J’ai pour deux jours encor des devoirs absolus ;

Puis je le rejoindrai. Qu’il tarde. C’est possible ;

Un retard de deux jours ne peut être nuisible,

Tandis qu’il perdra tout en se hâtant par trop.

L’ÉCUYER.

Monseigneur, il m’a dit de partir aussitôt

Que vous m’auriez donné réponse.

LE COMTE.

Dans une heure,

Au plus tard, vous l’aurez. Allez. – André demeure.

De ce brave écuyer, mes amis, prenez soin.

L’Écuyer sort avec les autres. À André.

André, de tout ton zèle aujourd’hui j’ai besoin.

ANDRÉ.

Ordonnez.

LE COMTE.

Tu connais le château de Graville ?

ANDRÉ.

Sans doute, monseigneur ; c’est auprès de la ville

D’Auxerre.

LE COMTE.

Justement.

ANDRÉ.

Quand le comte... que Dieu

Ait pitié de son âme !... était vivant, pardieu !

À votre ordre, vingt fois j’ai fait la même route...

Ce pauvre comte ! il fut tué dans la déroute

De Cravant. Je portai la nouvelle. Je crois

Entendre encore sa fille, avec sa douce voix,

Dire...

LE COMTE.

C’est bien. Alors, tu connais Isabelle ?

ANDRÉ.

Oui, monseigneur... Et même elle est belle, mais belle.

LE COMTE.

C’est possible ; jamais je ne l’ai vue. Ainsi,

André, tu vas partir et lui porter ceci.

ANDRÉ.

Cet anneau ?

LE COMTE.

Cet anneau.

ANDRÉ.

Mais qu’aurai-je à lui dire ?

LE COMTE.

Que tu viens la chercher afin de la conduire

Chez moi ; que je l’attends aujourd’hui sans retards...

Aujourd’hui, tu m’entends... car, demain soir, je pars.

ANDRÉ.

C’est bien.

LE COMTE.

Respectez-la comme votre maîtresse ;

Et, quand vous parlerez, appelez-la comtesse.

ANDRÉ.

Monseigneur, je ferai comme vous dites.

LE COMTE.

Bien.

ANDRÉ.

Avez-vous autre chose à m’ordonner ?

LE COMTE.

Non, rien...

Sinon de m’envoyer le Sarrasin...

S’arrêtant.

Écoute !...

J’avais cru... Ce n’est rien...

Regardant du côté de l’appartement de Bérengère.

Rien qu’un soupir sans doute...

Va-t’en.

ANDRÉ.

Le Sarrasin a passé la nuit là,

Couché dans son bournous.

LE COMTE.

Fais le venir.

ANDRÉ.

Holà !...

Que fais-tu donc, les yeux fixés sur la fenêtre

De la comtesse, esclave ?... Enfin !...

André s’en va.

YAQOUB, sur le seuil.

Me voilà, maître.

LE COMTE.

Viens ! hier, un arrêt fut rendu contre toi ;

Et tu le méritais.

YAQOUB.

Oui, maître.

LE COMTE.

Un mot du roi

T’a sauvé : ce matin, veux-tu devant la porte

De ton sauveur veiller un instant ?

YAQOUB.

Peu m’importe

Où je reste, où je vais, ou d’où je viens.

LE COMTE.

Ainsi,

Yaqoub, fidèlement tu resteras ici ?

YAQOUB.

Oui, maître.

LE COMTE.

Si le roi vient soudain à paraître,

Tu te retireras à l’autre porte.

YAQOUB.

Oui, maître.

LE COMTE.

Je reviendrai bientôt te relever.

Il sort.

YAQOUB, seul et rêvant.

Pourquoi

Toute une longue nuit a-t-elle, ainsi que moi,

Veillé sans qu’un instant se fermât sa paupière ?...

Je croyais que, moi seul, je veillais sur la pierre...

Je l’ai vue un instant : ses pleurs coulaient... Ses pleurs !

Tout mon sang, Mahomet, pour toutes ses douleurs !

À d’autres comme à moi la vie est donc fatale !...

D’autres souffrent !...

 

 

Scène II

 

YAQOUB, BÉRENGÈRE, soulevant la tapisserie, et s’assurant qu’Yaqoub est seul

 

BÉRENGÈRE.

Yaqoub !

YAQOUB, tressaillant et levant la tête.

Oh ! que vous êtes pâle !

BÉRENGÈRE.

Ce n’est rien... J’ai souffert...

YAQOUB.

Vous, souffrir !

BÉRENGÈRE.

Pourquoi pas ?

Chacun porte sa part des douleurs d’ici-bas.

YAQOUB.

Vous n’avez pas dormi ?

BÉRENGÈRE.

Non... Mais vous, comme une ombre,

Je vous ai vu debout ; quoique la nuit fût sombre

Je vous ai reconnu. Qu’est-ce que vous faisiez ?

YAQOUB.

Ce qu’hier je faisais ; mais, hier, vous dormiez

Et ne m’avez pas vu... Combien de fois, madame,

Comme un cerf aux abois, et qui pleure et qui brame,

N’ai-je pas cependant passé mes longues nuits

Au même endroit, avec des sanglots et des cris,

Suivant sur vos vitraux une ombre passagère,

Et frappant ma poitrine en disant : « Bérengère !... »

BÉRENGÈRE.

Et pourquoi, dans vos pleurs et dans votre abandon,

Chercher des yeux mon ombre et prononcer mon nom ?

YAQOUB.

Pourquoi le matelot, dans une nuit sans voile,

Fixe-t-il ses regards sur une seule étoile ?

Pourquoi prononce-t-il, outre ses dents froissé,

Un nom qu’il a déjà mille fois prononcé ?...

C’est que, sans espoir même, il est doux de se plaindre ;

C’est qu’il sait bien qu’aux cieux son bras ne peut atteindre ;

Mais que, si bas qu’il soit, sur cette étoile d’or

Il peut, du moins, mourir les yeux fixés encor.

BÉRENGÈRE.

Oui, je comprends, Yaqoub : dans le fond de votre âme,

À tous les yeux cachée, il existe une flamme...

Sans doute, aux bords du Nil, pendant vos premiers jours,

Une voix vous promit d’éternelles amours ;

Et vous, dans votre cœur, comme en un sanctuaire,

Enfermant les accents de cette voix si chère,

Vous les avez gardés... et, dans l’ombre, sans bruits,

C’est elle qui vous vient parler toutes les nuits...

Et peut-être ma voix, à la sienne étrangère,

Lui ressemble pourtant...

YAQOUB.

C’est cela, Berengère !...

Amèrement.

Vous avez deviné.

BÉRENGÈRE.

Mais vous, à votre tour,

Yaqoub, vous avez dû lui promettre en retour...

YAQOUB.

Moi, je n’ai rien promis...

Regardant fixement Bérengère.

Mais je pourrais promettre

Ce qu’on demanderait avec sa voix...

BÉRENGÈRE.

Peut-être

Qu’on demanderait trop, et qu’alors...

YAQOUB.

Écoutez :

Si cette voix me dit, ou restez ou partez,

Soyez triste ou joyeux, frappez ou faites grâce,

Soit que la voix me prie ou qu’elle me menace,

Tous ses ordres seront aussi bien observés

Qu’un mot le fut hier quand elle a dit : « Vivez ! »

BÉRENGÈRE.

Et qu’exigeriez-vous pour tant d’obéissance ?

YAQOUB.

Qu’exiger de celui qui nous tient en puissance ?

Je n’exigerais rien, j’attendrais à genoux

Qu’elle me dit : « C’est bien. Maintenant, levez-vous. »

BÉRENGÈRE.

Si, plus juste pourtant, de sa foi qu’elle engage

À son tour en vos mains elle laissait un gage...

YAQOUB.

À moi ?... Vous avez dit un gage de sa foi ?...

Oh ! vous raillez, madame... Ayez pitié de moi !...

BÉRENGÈRE, laissant tomber son gant.

Ramassez-moi ce gant.

Pendant que Yaqoub est baissé, Bérengère laisse tomber la tapisserie et ferme la porte de son appartement. Au même instant, le Roi et Agnès paraissent à la porte opposée.

YAQOUB, se relevant.

Le voici...

Regardant et cherchant en vain Bérengère.

Ciel et terre !

Disparue !... À l’instant elle était... Bérengère !...

Bérengère !... Ce gant, entre mes mains laissé...

Il le baise avec transport. Il aperçoit le Roi et Agnès.

Elle a craint qu’on la vît : voilà tout... Insensé !...

 

 

Scène III

 

YAQOUB, LE ROI, AGNÈS

 

LE ROI.

Que regardes-tu donc, Agnès, de la fenêtre,

Et qui te fait sourire ?

AGNÈS.

Oh ! mon soigneur et maître !

Un instant avec moi regardez dans les cieux

Ce soleil, si brillant qu’il fait baisser les yeux.

Eh bien, il s’est levé voilé par un nuage :

À peine y pouvait-on distinguer son passage ;

Tout était triste et froid sur la terre ; il semblait

Qu’avec peine aujourd’hui le monde s’éveillait,

Que tout était souffrant, décoloré, sans âme,

Et, pour vivre, attendait un rayon de sa flamme...

Voilà que tout renaît où tout mourait sans lui.

Eh bien, mon doux seigneur, je songeais aujourd’hui,

En le voyant vainqueur du nuage et de l’ombre,

Que si, semblable au sien, votre matin fut sombre,

Il doit aussi venir un jour où, radieux,

L’éclat de votre front fera baisser les yeux...

Car déjà, comme lui, sur la terre ravie,

Montrant Yaqoub.

Vous aussi paraissez, et rendez à la vie.

LE ROI.

Ah ! oui, je reconnais l’esclave condamné.

AGNÈS.

Parlons-lui, voulez-vous ?

LE ROI, faisant signe à Yaqoub.

En quels lieux es-tu né ?

YAQOUB.

Loin d’ici.

LE ROI.

Mais comment nomme-t-on ta patrie ?

YAQOUB.

Le désert.

AGNÈS.

Le désert ?

LE ROI.

Oui : c’est dans la Syrie,

Alain Chartier souvent m’a parlé d’un pays

À l’Orient, bien loin, où le saint roi Louis

Est allé guerroyer... Tu te souviens, esclave,

D’un roi qui vous vainquit, d’un roi pieux et brave ?...

YAQOUB.

Mon aïeul à mon père a raconté qu’un jour

Un chef nazaréen, au port d’Abou-Mandour

Débarqua, conduisant des galères aux voiles

Plus nombreuses qu’aux cieux, la nuit, sont les étoiles.

Ils voulaient, disaient-ils, conquérir au saint lieu

Le tombeau de Jésus, qu’ils nomment fils de Dieu ;

Mais Allah seul est grand ! À la voix du Prophète,

Le désert à son aide appela la tempête :

Le simoun s’élança comme un lion sur eux,

Et les enveloppa de ses ailes de feux...

Tout fut fait : le désert immense, infranchissable,

Couvrit leurs ossements de son linceul de sable...

Le chef nazaréen y périt sans renom,

Et l’écho de Tunis ne m’a pas dit son nom.

LE ROI.

Eh bien, Agnès, voilà ce qu’on appelle gloire :

Vois quelle trace elle a laissée en sa mémoire !

Peut-être aurais-je pu, comme a fait mon aïeul,

Aller aussi chercher au désert un linceul ;

Y conduire à ma suite, ainsi qu’une hécatombe,

Trente mille soldats pour mourir sur ma tombe ;

Et l’on eût dit ici que c’était grand et beau !...

Mais j’aime mieux, vois-tu, me coucher au tombeau,

Vers le soir d’un beau jour, les yeux sur mon étoile ;

Avoir pour mon linceul le tissu qui te voile,

Et trouver quelque ami qui grave avec regrets

Sur ma pierre : « Ci-git Charles, aimé d’Agnès. »

AGNÈS.

Monseigneur !...

LE ROI, à Yaqoub.

Laisse-nous.

Yaqoub se retire.

N’est-ce pas que la vie,

Si lente à nous venir et puis si tôt ravie,

Ce sourire de Dieu, ce céleste bienfait,

Appartient au bonheur, Agnès, et n’est point fait

Pour en jeter les jours, ainsi qu’une fumée,

À ce vent de l’orgueil qu’on nomme renommée ?...

Or, Agnès, ici-bas, qu’appelle-t-on bonheur ?

Serait-ce, par hasard, ce chimérique honneur

De s’éveiller enfant sur les marches d’un trône,

De fatiguer son front du poids d’une couronne,

De voir les courtisans empressés à nos vœux,

De ne parler jamais sans dire : « Je le veux ! »

Non ; n’est-ce pas, Agnès ? Le bonheur, c’est la joie

Où, mille fois le jour, ton doux regard me noie ;

C’est mon front fatigué s’inclinant sous le tien ;

C’est ton souille apaisé qui se confond au mien ;

C’est ce frisson ardent qui se glisse au cœur même ;

C’est le son de ta voix quand elle dit : « Je t’aime ! »

AGNÈS.

Tant que vous m’aimerez, vous penserez ainsi,

Mon doux seigneur.

LE ROI.

C’est moi qui suis à ta merci !...

Que ne puis-je avec toi, dans quelque coin du monde,

Ensevelir mes jours dans une paix profonde !...

Car, dans certains instants, j’ai peine à rassembler

Mes esprits, et je sens ma raison se troubler...

Ce n’est qu’en frissonnant que je pense à mon père !...

Que me veulent-ils donc avec leurs cris de guerre ?

Pourquoi ne pas laisser mon épée au fourreau ?...

J’ai déjà bien assez du sang de Montereau !

AGNÈS.

Monseigneur, sur mon sein reposez votre tête.

LE ROI.

Penses-tu pas qu’aux cieux s’amasse une tempête ?...

L’horizon s’assombrit.

AGNÈS.

Non.

LE ROI.

L’air me semble lourd...

N’entends-tu pas au loin un bruissement sourd ?...

Écoute.

On entend le canon.

AGNÈS.

Monseigneur, laissez gronder l’orage :

Lorsqu’ainsi je vous tiens, oh ! j’ai bien du courage ;

Car la foudre ne peut tomber sur l’un de nous

Sans tuer l’autre aussi.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, AGNÈS, LE COMTE DE SAVOISY, ouvrant brusquement la porte du fond

 

LE COMTE.

Sire, réveillez-vous !...

AGNÈS.

Ah !

LE ROI.

Qui donc entre ici sans notre ordre ?... Mon hôte,

Est-ce vous ?... Les valets en ce château font faute,

Que sans être annoncé l’on entre près du roi !

On entend le canon.

LE COMTE.

Sire, écoutez ce bruit, car il vient comme moi,

Sans que votre pouvoir l’intimide, vous dire.

Comme je vous ai dit, moi : « Réveillez-vous, sire ! »

LE ROI.

N’est-ce donc pas le bruit de la foudre ?

LE COMTE.

Non !

LE ROI.

Non ?

LE COMTE.

Écoutez encore !

LE ROI.

Ah !...

LE COMTE.

C’est la voix du canon !

LE ROI.

Eh bien ?...

LE COMTE.

Eh bien, je dis que cette voix qui parle

Doit trouver un écho dans le cœur du roi Charles,

Que d’un profond sommeil il a dormi longtemps,

Et que, s’il veut enfin s’éveiller, il est temps !

LE ROI.

Comte !...

LE COMTE.

Je dis aussi que chaque homme qui tombe,

Avant de se coucher tout sanglant dans la tombe,

Dit, jetant un dernier regard autour de soi :

« Lorsque je meurs pour lui, mais on donc est le roi ? »

Vos aïeux nous ont fait prendre cette habitude

De voir briller leur casque où l’affaire était rude ;

Et peu de coups tombaient, d’épée ou de poignard,

Dont leur écu royal ne reçût bonne part...

Sire, c’est pour un peuple une dure agonie,

De penser en mourant que son roi le renie !...

Car il peut, se croyant dégage de sa foi,

Lui prendre envie aussi de renier son roi...

Oui peut comme un faisceau, dans ces temps d’anarchie,

Rallier à l’entour de notre monarchie

Tant de puissants seigneurs l’un de l’autre jaloux,

Si ce n’est notre roi, premier seigneur de tous ?...

Chacun ne peut-il pas penser que Dieu pardonne

D’abandonner le roi quand le roi l’abandonne ?

LE ROI.

Comte, vous oubliez...

LE COMTE.

Sire, je dis encor

Que c’est mal calculer qu’épuiser un trésor

Dont la sueur du peuple a trempé chaque pièce,

En grelots de faucon, en joyaux de maîtresse ;

Que c’est un luxe vain qu’il vaut mieux étouffer

Quand on n’a pas trop d’or pour acheter du fer...

Sous chacun de ses rois, si j’ai bonne mémoire,

Le vieil État français croissait en territoire :

Au patrimoine ancien que se léguaient ses rois,

Ils ajoutaient encor : Philippe de Valois

Apres le Dauphiné conquérait la Champagne ;

Philippe-Auguste, au loin rejetant la Bretagne,

Prenait la Normandie, et le Maine et l’Anjou ;

Avec les clefs de Tours, il ouvrait le Poitou ;

Par un traité, Louis-Neuf ajoutait à la France

Le Languedoc... Vous-même aviez sur la Provence

Des droits comme beau-fils de Louis d’Anjou.

LE ROI.

Pardieu !

Si je m’en souviens bien à mon tour, c’est de Dieu

Que je tiens cet État de France, seigneur comte :

Ce n’est donc qu’à Dieu seul que j’en dois rendre compte ;

Et, s’il me plait d’en faire un entier abandon,

Nul ne me jugera que Dieu.

LE COMTE.

Je disais donc

Que, de la France, ainsi que l’ont faite ses princes,

Il ne vous reste plus, sire, que trois provinces...

L’Anglais victorieux à grands pas envahit ;

Jean-Six, son allié, vous leurre et vous trahit ;

Philippe de Bourgogne à belles dents dévore

Vos comtés d’Armagnac, de Foix et de Bigorre... 

Sire, à l’entour de vous ne les voyez-vous pas,

Pour vous envelopper, s’avancer pas à pas ?

Dans un réseau vivant vos troupes enfermées

Ne peuvent soutenir le choc de trois armées ;

En vain Poton, Xaintraille et Narbonne et Dunois

Frappent sans se lasser comme dans un tournois,

Attaquant sans projets, reculant sans ensemble :

Un jour disperse ceux qu’à peine un mois rassemble

Ils ont le bras qui frappe et le cœur qui résout,

Mais il manque le chef, âme et centre de tout...

Sire, sur votre nom ce serait une honte

Que de tarder encore à les rejoindre !...

LE ROI.

Comte,

Notre forêt d’Auxerre est-elle prise ?

LE COMTE.

Non.

LE ROI.

Nous allons y chasser : prépare ton faucon...

Venez, Agnès.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE COMTE DE SAVOISY, AGNÈS

 

LE COMTE, arrêtant Agnès.

Non, non : vous resterez, madame !

Car je veux vous parler à votre tour... femme !

Vous êtes belle !... oh ! oui, belle ; et de votre œil noir

Sur votre faible amant je comprends le pouvoir ;

Votre voix est d’un ange ou d’une enchanteresse,

Et je comprends encor qu’elle ordonne en maîtresse...

Eh bien, sur mon honneur, pour vous il vaudrait mieux

Qu’un fer rouge eût éteint votre voix et vos yeux...

AGNÈS.

Oh ! que me dites-vous ?...

LE COMTE.

Car c’est à leur puissance

Que doivent les Français les malheurs de la France ;

Et Charles, l’insensé ! se soumet à leur loi

Comme à celle de Dieu !... La maîtresse d’un roi,

De la sphère élevée où son pouvoir la range.

Peut devenir d’un peuple ou le démon ou l’ange :

Vous pouviez de la France être l’ange ; mais non :

Vous avez préféré devenir son démon !

Oui, grâce à votre amour adultère et fatale,

Aujourd’hui, l’Occident a son Sardanapale !...

La faible monarchie, à ses derniers moments,

Se débat, étouffée en vos embrassements !...

Eh bien, quand sous les coups que votre main lui porte

Elle sera tombée, et qu’on la croira morte,

Que l’Anglais en viendra partager les débris,

C’est alors que partout vous poursuivront ses cris...

Vous fuirez ; mais, dans son agonie, un royaume

Se débat plus longtemps que ne le fait un homme !...

Le feu de nos citer sera votre flambeau ;

Vos pieds, à chaque pas, heurteront un tombeau...

Vous fuirez, vous fuirez sans que rien vous arrête,

Car vous ne saurez plus où poser votre tête !

AGNÈS.

Grâce ! grâce !...

LE COMTE.

Nos fils... ce qu’il en restera !...

En vous voyant passer, de ses cris vous suivra ;

Les mourants pour maudire à leur heure dernière,

Accoudés à leur lit, rouvriront la paupière,

À leur voix se joindra la voix de votre cœur,

Et toutes, vous crieront : « Malheur à vous ! malheur ! »

AGNÈS, à genoux.

Monseigneur, il n’est rien qu’un repentir n’efface...

Cela ne sera pas, monseigneur... Grâce ! grâce !...

Oh ! tout n’est pas encor si bas que vous croyez,

Et la main qui blessa peut guérir.

LE COMTE.

Essayez !

 

 

ACTE IV

 

AGNÈS SOREL

 

Même décoration. Tout l’attirail d’une chasse. Des Pages à la porte, tenant en laisse des chiens.

 

 

Scène première

 

BALTHAZAR, GODEFROY, un faucon sur le poing, DES MANANTS, au fond, puis YAQOUB

 

BALTHAZAR, à la porte.

Holà ! les écuyers, sortez les équipages...

Ne tourmentez donc pas les chiens, messieurs les pages !

Ils auront aujourd’hui de la besogne assez,

Et, s’ils partent d’avance aux trois quarts harassés,

Aussitôt le lancer, ils lâcheront la voie...

Apportez les faucons, et que pas un n’y voie :

Chaperonnez-les tous...

À Godefroy, en lui reprenant le faucon qu’il fait enrager.

Tiens, Godefroy, va-t’en !...

Si nous laissions aux mains de ces fils de Satan

Ces nobles animaux, quelle que fut leur race,

Les chiens ne suivraient pas quarante pas la trace,

Et les faucons, par eux hébétés à leur tour,

Devant un cormoran fuiraient comme un autour.

À un autre.

Crois-tu pour la journée avoir assez de leurre ?...

Vas en reprendre, Jean ; nous partons dans une heure.

Parlant à son faucon.

Haou ! haou ! Allons, coquette, baisez-moi...

Ah ! vous ne voulez pas, favorite du roi ?

Nous verrons si ce soir vous serez aussi fière,

Quand nous vous porterons à souper.

UN MANANT.

Maître Pierre.

BALTHAZAR.

Eh bien ?

LE MANANT.

En traversant ce matin le hallier

J’ai vu dans le chemin passer un sanglier.

BALTHAZAR.

Quelle taille ?

LE MANANT.

Un ragot ; il avait des défenses

À découdre dix chiens.

BALTHAZAR.

Saint-Hubert !... Et tu penses

Que nous le trouverions encore maintenant ?

LE MANANT.

Bien sûr, j’en répondrais.

BALTHAZAR.

C’est bon. Merci, manant.

Ah ! pour le détourner, en ce moment que n’ai-je

Mon bon limier anglais !

À Yaqoub, qui entre et reprend sa place habituelle sur sa peau de tigre.

C’est toi, boule de neige ?

Nous suis-tu ?

YAQOUB.

Non.

BALTHAZAR.

Le lâche aime mieux se coucher.

Il se retourne et aperçoit un Enfant qui touche à un arc.

Ah çà ! bâtard de singe, es-tu las de toucher

À cet arc ? Finissons ! ou, sans miséricorde,

Je vais te caresser le dos avec la corde.

 

 

Scène II

 

BALTHAZAR, GODEFROY, MANANTS, YAQOUB, LE ROI

 

LE ROI.

Ferons-nous bonne chasse aujourd’hui, Balthazar ?

BALTHAZAR.

Dam ! je n’en sais trop rien, sire : c’est le hasard...

Je me souviens d’un jour...

LE ROI, agaçant le faucon.

Ah ! te voilà, coquette ?

BALTHAZAR, continuant.

Où, dès le grand matin, nous nous mîmes en quête...

LE ROI, sans l’écouter.

Nous sommes en retard.

BALTHAZAR, continuant.

C’était dans la forêt

De Verneuil. Nous partons...

LE ROI.

Le comte n’est point prêt ?

BALTHAZAR.

Nous ne l’avons pas vu.

LE ROI.

Mais où donc est notre hôte ?

BALTHAZAR, continuant.

Je lâche mon faucon...

LE ROI.

Agnès aussi fait faute.

BALTHAZAR.

C’était sur un pluvier...

LE ROI.

Balthazar, prends ton cor,

Et sonne le départ.

Balthazar sonne.

Bien !

BALTHAZAR, vivement.

Je le vois encor :

Il n’avait pas, je crois, donné trente coups d’aile...

LE ROI.

Tiens, reprends coquette.

BALTHAZAR

Ah ! venez, mademoiselle.

LE ROI, allant à la porte.

Ton cor a fait merveille ; et voilà que céans

Le comte arrive enfin...

Regardant, et cherchant à distinguer qui l’accompagne.

Avec...

 

 

Scène III

 

BALTHAZAR, GODEFROY, MANANTS, YAQOUB, LE ROI, LE COMTE DE SAVOISY, JEAN D’ORLÉANS

 

JEAN D’ORLÉANS, entrant.

Jean d’Orléans !

LE ROI.

Dunois !... mon cher Dunois !... Pardieu ! quand je désire

Quelque chose, aussitôt la chose arrive !...

Il lui frappe sur l’épaule.

JEAN D’ORLÉANS.

Sire,

De votre bon accueil je suis reconnaissant ;

Mais si vous vouliez bien frapper moins fort...

Il ôte son casque : on voit qu’il a reçu à la tête une blessure dont le sang coule encore.

LE ROI, reculant.

Du sang !

Ah ! mon brave Dunois !...

JEAN D’ORLÉANS.

C’est une égratignure...

Mais, saint-Jean ! c’est heureux que j’ai la tête dure !

Un vilain aurait eu le front fendu.

LE ROI.

Comment !...

Tu viens donc de te battre ?

JEAN D’ORLÉANS.

Oui, sire, et rudement !

LE ROI.

Eh bien, il te fallait, aussitôt la bataille,

Pour chasser avec nous conduire ici Xaintraille.

JEAN D’ORLÉANS.

Xaintraille est prisonnier.

LE ROI.

Xaintraille prisonnier !

JEAN D’ORLÉANS.

On l’a mis à rançon.

LE ROI.

Holà ! mon argentier !

Que reste-t-il encor dans ta pauvre escarcelle ?

L’ARGENTIER.

Onze cents écus d’or.

LE ROI, à Jean d’Orléans.

Si cette somme est celle

Qu’il lui faut, tends ton casque.

JEAN D’ORLÉANS.

Il en faudrait encor

Autant : sa rançon est de doux mille écus d’or.

Le Roi se tourne vers l’Argentier.

L’ARGENTIER.

Sire, s’il m’en reste un, que le ciel m’abandonne !

LE ROI, prenant son bonnet, sur lequel est une couronne.

Voyous, des diamants montés sur ma couronne,

Le plus beau.

L’ARGENTIER.

Celui-ci jette le plus d’éclat.

LE ROI, brisant la monture, et jetant le diamant dans le casque du Dunois.

Mon plus beau diamant pour mon meilleur soldat.

LE COMTE.

Oh ! je le savais bien, que son âme était bonne !

LE ROI.

Dérégler la rançon tu chargeras Narbonne :

Plus tard, il m’en rendra bon compte en temps et lieu.

JEAN D’ORLÉANS.

Sire, il règle la sienne à cette heure avec Dieu.

LE ROI.

Mort ?...

JEAN D’ORLÉANS.

Mort ! Contre l’avis de Douglas et Xaintraille,

Narbonne te matin a livré la bataille...

À sa faute il n’a pas survécu.

LE ROI.

Dieu merci,

Douglas est sain et sauf, j’espère ?...

JEAN D’ORLÉANS.

Mort aussi.

LE ROI.

Oh ! mon pauvre Douglas, mon allié fidèle,

Toi qui vins de l’Écosse embrasser ma querelle,

Te voir mourir pour moi !... Je suis bien malheureux !...

D’Aumale, Rambouillet, Ventadour ?

JEAN D’ORLÉANS.

Morts comme eux.

LE ROI.

La Fayette et Gaucourt ?...

JEAN D’ORLÉANS.

Prisonniers.

LE ROI.

Et l’armée ?

JEAN D’ORLÉANS.

Au feu qui s’est éteint demandez sa fumée !

LE ROI.

Détruite !...

JEAN D’ORLÉANS.

Dispersée ; et de chaque côté,

Chaque chef qui survit, selon sa volonté,

Devant Bedford vainqueur en hâte se retire...

Le roi seul les pourrait rallier.

 

 

Scène IV

 

BALTHAZAR, GODEFROY, MANANTS, YAQOUB, LE ROI, LE COMTE DE SAVOISY, JEAN D’ORLÉANS, AGNÈS

 

AGNÈS, s’approchant du roi.

Adieu, sire.

LE ROI.

Où vas-tu donc, Agnès ?

AGNÈS.

Je pars.

LE ROI.

Toi ?...

AGNÈS.

Monseigneur,

Un bohémien jadis me prédit cet honneur...

Et j’en ai quelque temps conservé l’espérance...

Que je posséderais l’amour du roi de France,

De mon cœur prévenu n’écoutant que la loi,

J’avais cru jusqu’ici que vous étiez le roi ;

Mais du titre et du rang Bedford vous dépossède ;

Et, puisque sans combat Votre Altesse les cède,

Bedford est le seul roi de France, et me voilà

Prête à joindre Bedford.

LE ROI.

Ah ! c’est comme cela ?...

Viens ici, comte : as-tu quelque cheval de guerre

Qu’un roi puisse monter ?

LE COMTE.

J’ai celui de mon père.

LE ROI.

Ordonne qu’à l’instant on me l’amène ici.

LE COMTE, à son Écuyer.

Obéissez au roi, sire écuyer.

LE ROI.

Merci.

As-tu dans ce château quelque armure à ma taille,

Qu’un roi puisse porter le jour d’une bataille ?

LE COMTE, lui montrant les panoplies.

Voyez, sire.

LE ROI.

C’est bien ; la plus forte est pour moi.

LE COMTE.

Détachez cette armure, et couvrez-en le roi[1].

LE ROI.

De votre mission maintenant je désire

Savoir le résultat : racontez-la-moi.

LE COMTE.

Sire,

J’ai vu Jean-Six.

LE ROI.

Eh bien ?... J’écoute.

LE COMTE.

Il m’a promis

De rompre un traité fait avec vos ennemis,

De signer avec vous, pour la paix ou la guerre,

Un acte d’alliance, et d’envoyer son frère

Au camp français avec mille lances : voilà

Ce qu’il offre.

LE ROI.

C’est bien. – Que veut-il pour cela ?

LE COMTE.

Pour Richemont son frère, il demande l’épée

De connétable au bras de Boukent échappée

À Cravant.

LE ROI.

Est-ce tout ?

LE COMTE.

Oui, sire.

LE ROI.

De ta main,

Comte, il la recevra... Tu partiras demain,

Et tu lui porteras ma parole royale

Que, de ma part, au moins, l’alliance est loyale.

Qu’il se rende à Poitiers ; là, nous nous rejoindrons.

LE COMTE.

Sire, je partirai.

LE ROI.

Dunois, mes éperons.

Dunois attache les éperons du Roi.

Une épée, à présent.

Le Comte lui en donne une : le Roi l’examine.

Comte, il faut une épée,

Pour une main de roi, plus fortement trempée

Que ne l’est celle-ci : celle-ci se romprait...

Voyez...

Il la brise.

Aux premiers coups que mon bras frapperait.

Le Comte lui en donne une autre.

C’est bien.

À un Écuyer qui porte une lance.

Le Sarrasin me portera ma lance :

Donnez-la-lui... Mon casque.

On le lui donne : il le met sur sa tête.

Et maintenant, silence !

J’avais cru jusqu’ici, par des traités secrets,

Obtenir de Bedford une honorable paix :

Ce moyen vous paraît trop lent et trop vulgaire,

La guerre, dites-vous ?

TOUS, se précipitant sur les armes.

Oui, la guerre ! la guerre...

LE ROI.

Eh bien, secondez-moi par un dernier effort,

Et vous l’aurez, enfants ; mais une guerre à mort...

J’ai tiré mon épée après la France entière ;

Mon épée au fourreau rentrera la dernière...

Vous me voulez pour chef ? Eh bien, voici mes lois :

La France de Philippe-Auguste et de Valois

N’est point mienne : il me faut celle dont Charlemagne

A tracé la limite an sein de l’Allemagne,

Quand le géant louchait, en maître souverain,

D’une main l’Océan, et de l’autre le Rhin.

Or, que ma volonté, messeigneurs, soit la vôtre,

Car c’est ma France, à moi ; je n’en connais point d’autre.

JEAN D’ORLÉANS.

Sire, nous écoutons vos ordres à genoux.

LE ROI.

Qu’un seul cri désormais soit proféré par nous !

Nous verrons qui plus haut dans le combat le pousse,

« Montjoie et Saint-Denis ! Charles à la rescousse ! »

TOUS.

Montjoie et Saint-Denis ! Charles à la rescousse !

LE ROI.

Et maintenant, Agnès, dites quel est le roi...

Allons, mes fauconniers, en chasse... Suivez-moi.

Il sort. Tous le suivent.

LE COMTE, à Jean d’Orléans.

Ne l’abandonnez pas, et modérez la flamme

De ce premier transport.

À Agnès.

Honneur à vous, madame !

AGNÈS.

Comte, honneur à Dieu seul qui m’ouvrit ce chemin ;

À Dieu, qui tient le cœur des princes dans sa main.

Ils sortent ensemble.

BALTHAZAR, un instant seul.

Allons, pour aujourd’hui notre chasse varie :

L’Anglais est un gibier de haute vénerie ;

Mais, comme à ses chasseurs quelque coup peut échoir,

Coquette, nous allons retourner au perchoir.

Il va pour sortir.

 

 

Scène V

 

BALTHAZAR, BÉRENGÈRE, soulevant la portière

 

BÉRENGÈRE.

Fauconnier !...

BALTHAZAR.

Noble dame ?...

BÉRENGÈRE.

Est-ce que pour l’armée

Le comte avec le roi va partir ?... Enfermée

Dans cet appartement, j’entendais mal... Il faut

Que je sache à l’instant s’il part.

BALTHAZAR.

Ils parlaient haut

Cependant.

BÉRENGÈRE.

Mais part-il ? part-il ?... Oh ! sur votre âme,

Répondez-moi ! part-il à l’instant ?...

BALTHAZAR.

Non, madame,

Il reste cette nuit, et ne part que demain.

BÉRENGÈRE, lui donnant une bourse.

Voilà pour vous.

BALTHAZAR, sortant.

Que Dieu bénisse votre main !

BÉRENGÈRE, seule.

Oh ! je sens sur mon cœur tout mon sang qui retombe !...

J’étouffe entre ces murs comme dans une tombe !...

Tombant dans un fauteuil.

J’avais cru qu’il partait... Oh ! que je souffre !... C’est

Comme si de deux mains de fer on me pressait !...

Se levant tout à coup.

Mon Dieu ! secourez-moi : le voici !

 

 

Scène VI

 

BÉRENGÈRE, LE COMTE DE SAVOISY

 

LE COMTE, étonné.

Bérengère !...

BÉRENGÈRE.

Déjà vous suis-je donc devenue étrangère

À ce point aujourd’hui, que vous vous étonnez

De me voir ?... En ce cas, monseigneur, pardonnez ;

Mais j’avais cru... Peut-être ai-je eu tort...

Le Comte fait un mouvement d’impatience.

Qu’il vous plaise

De me dire s’il faut que je parle ou me taise...

LE COMTE.

Parlez !

BÉRENGÈRE.

J’avais donc cru, dis-je, qu’auparavant

D’ensevelir mes jours dans un tombeau vivant,

De permettre entre nous qu’à tout jamais se brise

Un nœud béni par Dieu, consacré par l’Église,

Je devais, quand jaillit sur moi ce déshonneur,

Venir auprès de vous en disant : « Monseigneur,

Qu’ai-je fait pour qu’usant ainsi de votre force,

Vous vouliez me flétrir de ce honteux divorce ?

Le juge à l’accusé dit du moins son forfait...

Avant de me punir, mon juge, qu’ai-je fait ? »

LE COMTE.

Bérengère, celui dont la bouche parjure

Sur toi d’un seul soupçon ferait planer l’injure

À ses pieds aussitôt, de sa faute averti,

Verrait tomber mon gant avec un démenti...

Non, la femme la plus pure et la plus fidèle

Te pourrait, je le sais, prendre encor pour modèle ?

Il n’est point un devoir à ton sexe imposé

Dont l’accomplissement ne te parût aisé ;

Et le Seigneur au ciel, pour dire ses louanges,

Te garde à ses côtés place parmi les anges.

Mais un homme enchaîné par le rang que je tiens

Accepte des devoirs plus larges que les tiens ;

Et, quoique ces devoirs soient souvent un supplice,

Quand l’heure est arrivée, il faut qu’il les remplisse.

Il se débat longtemps pour garder son bonheur ;

Mais tout vient se briser contre le mot honneur.

Or, l’honneur de la France et l’honneur de ma race

Veulent tous deux qu’un jour un enfant me remplace,

Afin que, de tous deux soutenant le renom,

Il combatte pour elle et transmette mon nom...

Voilà tout, Bérengère.

BÉRENGÈRE.

Oui, je le sais ; mais, Charles,

Croyez-vous qu’en mon cœur le seul orgueil me parle ?

Oh ! non, non : plus que lui me parle mon amour,

Aussi fort aujourd’hui qu’il fut le premier jour

Où je répondis oui, quand votre voix si chère

Me dit : « M’acceptes-tu pour époux, Bérengère ?... »

Oh ! vous l’avez bien dit, et c’est la vérité :

De mille soins divers un homme tourmenté

Conserve pour l’amour peu de place en son âme ;

Et cela se conçoit. Mais la femme !... la femme,

Qui ne peut ici-bas espérer de bonheur

Que celui qui lui vient de son maître et seigneur ;

Qui de l’aimer toujours, à sa prière même,

Fit jadis le serment, lient ce serment et l’aime...

Quand il vient tout à coup lui donner l’ordre un jour,

Parce qu’il n’aime plus, d’éteindre son amour,

Elle est bien pardonnable, hélas ! la pauvre femme,

De ne pouvoir souffler sur le feu de son âme

Après l’avoir gardé dix ans comme un trésor !...

Charles, pardonnez-moi de vous aimer encor !

LE COMTE.

Oh ! je voudrais avoir, dût sa vie être un crime,

Dût son écu porter la barre illégitime,

Un enfant, quel qu’il fût, de mon nom héritier,

Pour qu’avec moi ce nom ne meure pas entier,

Dussé-je, expiant seul sa naissance funeste,

De mes jours dans un cloître ensevelir le reste.

BÉRENGÈRE.

Écoute : Dieu parfois veut éprouver nos cœurs ;

Et, lorsque de l’épreuve ils sont sortis vainqueurs,

Sa colère fait place à sa miséricorde.

Et ce qu’il refusa longtemps, il nous l’accorde.

Attends encor avant de m’éloigner de toi ;

Attends, et le Seigneur aura pitié de moi.

LE COMTE.

Au milieu des hasards d’une guerre mortelle,

Attendre !... Et pour frapper la mort attendra-t-elle ?

BÉRENGÈRE.

La mort ?... Oh ! monseigneur, je prierai tant pour vous,

Que l’ange des combats écartera les coups...

N’est-il pas quelque part un saint pèlerinage

Que je puisse voter ?... Quel que soit le voyage,

Je le ferai, fut-il en des lieux inconnus,

À l’autre bout du monde.

LE COMTE.

Enfant !

BÉRENGÈRE.

J’irai pieds nus...

Que brille le soleil ou gronde la tempête,

J’irai sans demander un abri pour ma tête ;

J’irai pleurant, priant, un rosaire à la main,

Et je ne dormirai qu’au revers du chemin.

LE COMTE.

Rappelle, au nom du ciel, ta raison qui s’écarte.

BÉRENGÈRE.

Dites-moi, monseigneur, voulez-vous que je parte ?

LE COMTE.

Impossible.

BÉRENGÈRE.

Et pourquoi ?...

LE COMTE.

J’ai dit.

BÉRENGÈRE.

Cette action...

Vous n’y songez donc pas ?... c’est ma damnation...

Car vous me renvoyez pour prendre une autre épouse,

N’est-ce pas ?... n’est-ce pas ?... Eh bien, je suis jalouse !

Oh ! que sera-ce donc lorsque jusqu’à l’autel,

Quand je voudrai prier, viendra ce bruit mortel

Qu’une autre est votre femme... Oh ! monseigneur, je tremble

De mêler la prière et le blasphème ensemble,

Et, dans mon désespoir, d’appeler le courroux

De Dieu sur moi, sur elle, et peut-être sur vous !

LE COMTE.

Dieu donnera la force à celle qu’il afflige.

BÉRENGÈRE.

Le pouvoir de Dieu même, et fit-il un prodige,

Sur l’avenir lui seul pourrait être exercé ;

L’avenir est à lui, mais non pas le passé :

Peut-il, quelle que soit sa puissance suprême,

Faire que votre voix ne m’ait pas dit : « Je t’aime ! »

Et que de cette voix l’accent encor vainqueur

Ne soit en ce moment tout vivant en mon cœur ?...

Pour me faire oublier ce son, cette parole,

Je sais bien, s’il le veut, qu’il peut me rendre folle,

M’ôter le souvenir ; mais il ne peut, je crois,

Empêcher que ces mots n’aient été dits cent fois !...

Rappelez-vous ces mots, Charles, je vous supplie !...

Voyez : à vos genoux je pleure et m’humilie...

Oh ! ne détournez pas de moi votre regard !

Oh ! grâce, monseigneur !...

LE COMTE, la prenant dans ses bras.

Levez-vous... C’est trop tard.

BÉRENGÈRE.

Pour chercher la pitié dans votre cœur de pierre,

J’ai d’abord à mon aide appelé la prière ;

Bientôt vous avez vu l’excès de mes douleurs

Éclater en sanglots et se répandre en pleurs ;

Puis enfin je me suis, la tête échevelée,

Jetée à vos genoux, et je m’y suis roulée.

Que voulez-vous encor ? Est-il quelque moyen ?...

Parlez !... Mais parlez-donc, si vous êtes chrétien !...

On répond quelque chose à cette pauvre femme ;

On ne la laisse pas avec la mort dans l’âme ;

On la console, on pleure avec elle ; on lui dit

Un mot d’amour... un seul ! Oh ! soyez donc maudit !

LE COMTE sonne. Un Domestique paraît.

Le chapelain.

BÉRENGÈRE, entrant chez elle.

Adieu !... Vos mains creusent ma tombe,

Monseigneur : priez Dieu pour que seule j’y tombe !

 

 

Scène VII

 

LE COMTE DE SAVOISY, puis YAOOUB et LE CHAPELAIN

 

LE COMTE.

C’est bien. – Dans un instant, soyez prête à partir,

Lorsque le chapelain viendra vous avertir.

Bien mieux que votre amour je brave votre haine...

Est-ce vous, chapelain ?

Il se retourne et aperçoit Yaqoub.

Yaqoub, qui te ramène ?

YAQOUB.

Puisque l’on m’a donné comme l’on donne un chien,

Comme un chien j’ai brise ma laisse, et je reviens...

Mais au maître aujourd’hui le chien sert de modèle,

Car le maître est ingrat et le chien est fidèle.

Il reprend sa place accoutumée.

LE COMTE.

Puisque tu l’aimes mieux, demeure donc ici.

Au Chapelain qui entre.

Messire chapelain, vous voilà, Dieu merci !

À quitter ce château Bérengère s’apprête.

Yaqoub écoute avec attention.

Quel que soit le couvent qu’elle ait pris pour retraite,

Messire, à ce couvent vous l’accompagnerez :

À l’abbesse, en mon nom, vous vous engagerez

À payer une dot plus riche et plus certaine

Que celle qu’en entrant lui paierait une reine ;

Et puis vous reviendrez... car pour ce soir j’attends

Isabelle, et, demain, je partirai... Le temps

Est mesuré pour moi d’une main bien avare !

Ainsi donc hâtez-vous, mon père.

À un Valet.

Qu’on prépare

Un palefroi bien doux... Messire, attendez-la...

Pour la laisser passer je me retire.

YAQOUB.

Allah !...

Il se lève.

Maître...

LE COMTE.

Encor !

YAQOUB.

Tu voulais, hier matin, me rendre

Un bien que Dieu lui seul a le droit de nous prendre,

La liberté : veux-tu me la donner encor ?

J’avais mal calculé le prix de ce trésor,

Quand je le refusai.

LE COMTE.

Qu’elle te soit rendue,

Puisque je te l’offris.

Il prend un parchemin sur la table, y écrit quelques mots, y applique son sceau, puis le donne à Yaqoub.

La chose offerte est due.

Adieu.

YAQOUB.

Merci.

Le Comte sort. Le Chapelain va frapper à la porte de Bérengère ; elle s’ouvre : une Femme voilée en sort, portant un costume exactement pareil à celui de Bérengère.

LE CHAPELAIN.

Mettez vos pleurs aux pieds de Dieu,

Ma fille !... Dieu peut seul vous consoler.

Il s’éloigne avec elle.

YAQOUB, suivant cette Femme des yeux.

Adieu,

Ange, qui descendis de la voûte éternelle

Pour rafraîchir mon front en le touchant de l’aile...

Tu remontes sans doute au séjour des heureux :

Mahomet te rappelle...

BÉRENGÈRE, du seuil de son appartement.

Yaqoub !

YAQOUB, regardant tour à tour la Femme qui s’éloigne et Bérengère qui l’appelle.

Elles sont deux !...

BÉRENGÈRE.

Yaqoub !... Eh bien, ma voix vous est-elle étrangère ?

YAQOUB.

Bérengère, est-ce vous ?...

BÉRENGÈRE.

Moi-même.

YAQOUB.

Bérengère,

Vous restez donc ici ?...

BÉRENGÈRE.

J’y reste.

YAQOUB.

Et qui part donc

Avec le chapelain ?...

BÉRENGÈRE.

Ma suivante.

YAQOUB.

Pardon...

Mais vous ne savez pas...

BÉRENGÈRE.

Je sais tout.

YAQOUB.

Que le comte...

BÉRENGÈRE.

Esclave, je te dis que je connais ma honte.

YAQOUB.

Quoi ! vous savez qu’une autre ici, dans un instant,

Va venir ?...

BÉRENGÈRE.

Que dis-tu ?...

YAQOUB.

Que le comte l’attend...

BÉRENGÈRE.

Tu mens !...

YAQOUB.

Que, pour ce soir, on pare la chapelle...

BÉRENGÈRE.

Tu mens !...

YAQOUB.

Qu’André l’amène, et d’avance l’appelle

Comtesse !...

BÉRENGÈRE.

Je te dis que tu mens !...

En ce moment, Isabelle, conduite par André, arrive à cheval par la porte du fond de la cour. Le Comte va vers elle, et lui offre la main pour descendre.

YAQOUB.

Soit... Eh bien,

Lui montrant Isabelle et le Comte.

Regardez... Maintenant, que me dites-vous ?

BÉRENGÈRE, accablée.

Rien.

YAQOUB.

Rien ! Regardez encore : il l’embrasse !

BÉRENGÈRE.

Anathème !

YAQOUB.

Et vous ne dites rien ?...

BÉRENGÈRE, avec fureur.

Je te dis que je t’aime !...

Elle veut entrer.

YAQOUB, la retenant.

Restez, restez, restez !...

BÉRENGÈRE.

Le comte peut me voir.

YAQOUB.

Où vous retrouverai-je ?

BÉRENGÈRE.

Ici, ce soir.

Elle rentre.

YAQOUB.

Ce soir !...

 

 

ACTE V

 

BÉRENGÈRE

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

LES ARCHERS, à table, YAQOUB, debout devant la porte de Bérengère

 

UN ARCHER.

Pardieu ! la venaison est bonne !

ANDRÉ.

Elle est parfaite !...

Je ne me doutais pas que pour pareille fête,

Hier, certes, au château je rapportais ce daim...

Un morceau, sans rancune, Yaqoub.

YAQOUB.

Je n’ai pas faim.

UN ARCHER, à André.

Ah çà ! mais te voilà dans la faveur du maître !

Tu nous protégeras.

ANDRÉ.

Vous raillez ; mais peut-être

C’est quelque chose au moins qu’avoir été choisi,

Messieurs, par monseigneur Charles de Savoisy,

Pour amener sa femme en ce château... J’espère

Qu’un nouveau mariage enfin le rendra père,

Et que je n’irai pas une seconde fois

En pareille ambassade... À cet effet, je bois

À la jeune comtesse !

TOUS.

Et nous !... nous !...

YAQOUB.

Misérable !...

ANDRÉ.

Hein ! que dis-tu ?

YAQOUB.

Je dis qu’hier, à cette table,

Par toi-même excités, les hommes que voici

Acceptaient tous un toast pareil à celui-ci...

Seulement, il était à la santé d’une autre.

ANDRÉ.

Porte ton toast à toi : nous porterons le nôtre.

YAQOUB.

Je ne bois pas.

ANDRÉ.

Eh bien, laisse-nous boire alors ;

Ou, si nous te gênons, va faire un tour dehors.

YAQOUB.

Il me plaît de rester.

ANDRÉ.

Reste ; mais, par Saint-Charles !

Tais-toi.

YAQOUB.

J’ai quelque chose à dire encore.

ANDRÉ.

Parle.

YAQOUB.

Qu’un seul fasse raison à cet archer maudit,

Et je brise son verre entre ses dents. – J’ai dit.

André se lève pour menacer Yaqoub.

UN ARCHER, bas, à André.

Souviens-toi de Raymond !...

On entend la cloche.

Il faut qu’à la chapelle

Nous nous rendions, André : voilà qui nous appelle.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

YAQOUB, puis BÉRENGÈRE

 

YAQOUB.

Que vous avez été lents à partir, giaours !...

Qu’Allah de votre vie enlève autant de jours

Qu’en restant en ces lieux, d’où ce son vous renvoie,

Vous m’avez enlevé de minutes de joie !

Soulevant la tapisserie.

Venez ! ils n’y sont plus, Bérengère ! venez...

Ne m’entendez-vous pas ?...

Se retournant.

Nazaréens damnés !...

Bérengère !... Oh ! mon cœur, qui se gonfle et s’élance

Est tout près de briser ma poitrine !...

BÉRENGÈRE, paraissant.

Silence !...

YAQOUB.

C’est vous...

BÉRENGÈRE.

Sommes-nous seuls ?

YAQOUB.

Oui, seuls.

BÉRENGÈRE.

Écoutez bien...

Éteignez ces flambeaux d’abord...

YAQOUB.

On n’entend rien :

Ils sont à la chapelle, où les unit le prêtre.

BÉRENGÈRE.

Assez, assez !... Parlons d’autre chose. Peut-être,

Autour de ce château quand vous erriez le soir,

Quand vous aviez longtemps, dans votre désespoir

Tourné vers l’Orient les yeux et la pensée,

Vous êtes-vous assis, et, la tête baissée,

Par un demi-sommeil le regard obscurci,

Avez-vous fait parfois le songe que voici :

Vous étiez au désert assis sous votre tente ;

Vous regardiez au loin la nuée éclatante

Où, vers la fin du jour, dans un océan d’or,

Le soleil élargi se balance et s’endort.

Tandis que l’on tirait le lait de leurs mamelles,

Vous entendiez sonner les grelots des chamelles.

Au son de votre voix toujours obéissants,

Vos fidèles chevaux accouraient hennissants...

Auprès de vous assise, une femme étrangère,

Que ceux de l’Occident appelaient Bérengère,

Entourait votre cou de ses bras amoureux,

Et vous disait : « Yaqoub, vous trouvez-vous heureux ? »

YAQOUB.

Oh ! d’écouter cela me croyez-vous le maître ?

BÉRENGÈRE.

Ce songe, dites-moi, vous l’avez fait peut-être ?

YAQOUB.

Mille fois ! mille fois !

BÉRENGÈRE.

Et, lorsque quelque daim,

Passant auprès de vous avec un bruit soudain,

Venait rompre le charme, et que de votre songe

Tout, à l’entour de vous, attestait le mensonge,

Que vous vous retrouviez esclave, pauvre et nu...

Si quelqu’un, tout à coup près de vous survenu

Vous eût, par le pouvoir d’un démon ou d’un ange,

Fait la réalité de votre rêve étrange,

Et n’exigeât de vous en retour, seulement,

Que votre obéissance un seul jour, un moment ;

Mais une obéissance aussi que rien n’émousse

Comme celle du fer à la main qui le pousse !

Au prix de ce moment, auriez-vous hésité

D’acheter du bonheur pour une éternité ?

YAQOUB.

Une seule personne aurait eu la puissance

De soumettre mon cœur à cette obéissance :

C’est celle que je vois dans ce songe si doux ;

Et je n’ai pas besoin de dire que c’est vous.

BÉRENGÈRE.

Eh bien, écoutez donc !... Voulez-vous que ce rêve

Par la réalité quelque matin s’achève ?

Voulez-vous retrouver votre désert natal,

La caravane assise à l’ombre du nopal,

Vos chevaux si légers à la course inconstante,

Vos cent chameaux couchés autour de votre tente,

Cette femme du Nord dont les bras amoureux ?...

YAQOUB.

Vous m’allez demander quelque chose d’affreux,

N’est-ce pas ?... Mais n’importe !

BÉRENGÈRE.

Yaqoub, si vos paroles

Ne vous échappent point comme des sons frivoles,

Vous m’avez dit ces mots : « S’il était par hasard

Un homme dont l’aspect blessât votre regard ;

Si ses jours sur vos jours avaient cette influence,

Que son trépas put seul finir votre souffrance ;

De Mahomet lui-même eût-il reçu ce droit,

Quand il passe, il faudrait me le montrer du doigt. »

Vous avez dit cela.

YAQOUB.

Je l’ai dit... je frissonne !...

Mais un homme par moi fut excepté...

BÉRENGÈRE.

Personne !

YAQOUB.

Un homme à ma vengeance a le droit d’échapper...

BÉRENGÈRE.

Si c’était celui-là qu’il te fallût frapper ?...

S’il fallait que sur lui la vengeance fut prompte ?...

YAQOUB.

Son nom ?...

BÉRENGÈRE.

Le comte.

YAQOUB.

Enfer !... Je m’en doutais !

BÉRENGÈRE.

Le comte,

Entendez-vous ?... le comte !... Eh bien ?...

YAQOUB.

Je ne le puis...

BÉRENGÈRE.

Adieu donc pour toujours !...

YAQOUB.

Restez... ou je vous suis.

BÉRENGÈRE.

J’avais cru jusqu’ici... quelle croyance folle !...

Que les chrétiens eux seuls manquaient à leur parole.

Je me trompais... C’est tout.

YAQOUB.

Madame !...

BÉRENGÈRE.

Laissez-moi...

Se retournant.

Mais vous me mentiez donc ?

YAQOUB.

Vous savez bien pourquoi

Ma vengeance ne peut s’allier à la vôtre :

Il m’a sauvé la vie... Oh ! nommez-moi tout autre.

BÉRENGÈRE.

Et quel autre nommer dont le pouvoir fatal

Depuis six ans, Yaqoub, vous ait fait plus de mal ?

Oh ! rappelez-vous donc, rappelez-vous...

YAQOUB.

Madame,

Je me rappelle tout.

BÉRENGÈRE.

Il a perdu votre âme,

Vous l’avez dit vous-même ; il vous a pour toujours

Ravi pays, parents, liberté, joie, amours...

Il vous ôte un bonheur chaque fois qu’il vous touche !

YAQOUB.

Et cette goutte d’eau qu’il versa sur ma bouche !...

BÉRENGÈRE.

S’il vous a conservé la vie, eh ! n’est-ce pas

Pour vous faire plus tard subir mille trépas ?

L’esclavage entre vous rétablit l’équilibre :

Il vous a fait esclave enfin !...

YAQOUB, montrant la signature du Comte.

Il me rend libre !

BÉRENGÈRE.

C’est bien !... Et vous rend-il, avec la liberté,

Mon amour, qui dix ans par lui vous fût ôté ?

YAQOUB.

Un instant, Bérengère, écoutez-moi...

BÉRENGÈRE.

J’écoute...

Dites vite !

YAQOUB.

J’ai cru... je me trompais sans doute...

Qu’ici vous m’aviez dit... ici même... pardon...

BÉRENGÈRE.

Quoi ?

YAQOUB.

Que vous m’aimiez...

BÉRENGÈRE.

Oui, je l’ai dit.

YAQOUB.

Eh bien, donc,

Puisque même destin, même amour nous rassemble,

Bérengère, ce soir...

BÉRENGÈRE.

Eh bien ?

YAQOUB.

Fuyons ensemble !

BÉRENGÈRE.

Sans frapper ?

YAQOUB.

Ses remords vous vengeront-ils pas ?

BÉRENGÈRE.

Esclave, me crois-tu le cœur pincé si bas,

Que je puisse souffrir qu’en ce monde où nous sommes

J’aie été tour à tour l’amante de deux hommes,

Dont le premier m’insulte, et qui tous deux vivront,

Sans que de celui-là m’ait vengé le second ?...

Crois-tu que, dans un cœur ardent comme le nôtre,

Un amour puisse entrer sans qu’il dévore l’autre ?...

Si tu l’as espéré, l’espoir est insultant !

YAQOUB.

Bérengère !...

BÉRENGÈRE.

Entre nous tout est uni... Va-t’en !

YAQOUB.

Grâce !...

BÉRENGÈRE.

Je saurai bien trouver pour cette tâche

Quelque main moins timide et quelque âme moins lâche,

Oui fera pour de l’or ce que, toi, dans ce jour,

Tu n’auras pas osé faire pour de l’amour !...

Et, s’il n’eu était pas, je saurais bien moi-même

De cet assassinat affrontant l’anathème,

Me glisser au milieu des femmes, des valets

Qui flattent les époux de leurs nouveaux souhaits,

Et les faire avorter, ces souhaits trop précoces,

En vidant ce flacon dans la coupe des noces !

YAQOUB.

Du poison !...

BÉRENGÈRE.

Du poison. Mais ne viens plus après,

Esclave, me parler d’amour et de regrets...

Refuses-tu toujours ?... Il me reste un quart d’heure :

C’est encor plus de temps qu’il ne faut pour qu’il meure.

Un quart d’heure... Réponds : mourra-t-il de ta main ?

Es-tu prêt ?... Réponds-moi, car j’y vais... Dis !...

YAQOUB.

Demain...

BÉRENGÈRE.

Demain !... Et, cette nuit, dans cette chambre même,

Ainsi qu’il me l’a dit, il lui dira : « Je t’aime ! »

Demain !... Et, d’ici là, que ferais-je ?... Oh ! tu veux,

La nuit, qu’à pleines mains j’arrache mes cheveux,

Que je brise mon front à toutes les murailles,

Que je devienne folle ! Oh ! demain ! Mais tu railles !...

Et si ce jour était le dernier de nos jours,

Si cette nuit d’enfer allait durer toujours !...

Dieu le peut ordonner si c’est sa fantaisie...

Demain !... Et si je suis morte de jalousie !

Tu n’es donc pas jaloux, toi ? tu ne l’es donc pas ?...

YAQOUB.

Oh !...

BÉRENGÈRE.

Si je te disais : « C’est là que, dans ses bras,

Le comte mille fois de l’amour le plus tendre

M’a donné l’assurance... » Ah ! tu pourrais m’entendre

Sans te tordre les mains, blasphémer, et sentir

À ma voix tes cheveux se dresser et blanchir !...

Ah ! tu n’es pas jaloux !... Écoute alors...

YAQOUB.

Madame !...

BÉRENGÈRE.

Écoute : je l’aimais a renier mon âme,

S’il l’avait exigé... Juge de mes transports

Quand, après une absence, il revenait !... Alors,

C’étaient des cris, des pleurs, des extases, des rires,

Dont la nuit jusqu’au jour prolongeait les délires...

Mais tu ne comprends pas, loi : tu n’es pas jaloux !

YAQOUB, tirant son poignard.

Par pitié ! tuez-moi, madame !... on taisez-vous !

BÉRENGÈRE.

Oh ! c’était une joie à faire envie aux anges ;

C’étaient des mots d’amour les éternels échanges...

Tout ce qu’invente enfin l’âme et la passion !

YAQOUB.

Et moi, pendant ce temps... Oh ! malédiction !

BÉRENGÈRE.

C’était là, là !... vois-tu ? dans cette chambre même !...

YAQOUB.

Allah ! tu le veux donc ?

BÉRENGÈRE.

Je te dis que je l’aime,

Que, malgré mon affront, un mot d’amour de lui

Me pourrait à ses pieds ramener aujourd’hui...

Ainsi, tant qu’il vivra, songes-y, je t’échappe...

Car je l’aime, entends-tu ?

YAQOUB.

Quand faut-il que je frappe ?

BÉRENGÈRE.

Lui vivant, il me reste un espoir de retour ;

Lui mort, je t’aimerai de tout cet autre amour...

N’est-ce pas, maintenant, tu sens qu’il faut qu’il meure,

Et qu’il meure à l’instant ?... Si j’attendais une heure.

Sais-je ce que mon cœur dans une heure voudrait ?...

Peut-être te dirais-je : « Arrête !.. »

YAQOUB.

Je suis prêt...

Ordonne !

BÉRENGÈRE.

Il faut, vois-tu qu’en cette chambre il tombe ;

Qu’en marchant vers ce lit son pied heurte sa tombe...

Car il va revenir en cette chambre-là,

Conduisant sa nouvelle épouse.

YAQOUB, tressaillant.

Le voilà !...

On voit s’avancer le Comte, conduisant sa nouvelle épouse ; deux Pages les précèdent avec des flambeaux. Autour d’eux s’empressent vassaux et valets.

LES VASSAUX et LES VALETS, criant.

Vive notre comtesse !

BÉRENGÈRE.

Enfer !...

LES VASSAUX et LES VALETS.

Vive le comte !

BÉRENGÈRE.

Crois-tu que la vengeance égalera la honte ?...

Hésiterais-tu ?

YAQOUB.

Non.

BÉRENGÈRE.

Hâte-toi !... hâte-toi !...

Pour entrer avant lui tu n’as qu’un instant, voi !...

Mais va donc !... Oh ! malheur ! qu’est-ce donc qui t’arrête ?

Que faut-il que je fasse à mon tour ?... Je suis prête...

Dis !... me veux-tu tromper, Yaqoub, jusqu’à la fin ?

Il ne sera plus temps... Damnation !...

Elle le pousse ; il entre dans la chambre.

Enfin !

 

 

Scène III

 

BÉRENGÈRE, LE COMTE DE SAVOISY, ISABELLE

 

Bérengère se jette derrière le prie-Dieu. Le Comte et Isabelle traversent la salle. Les Pages qui les précèdent, entrent dans la chambre, déposent deux flambeaux et sortent.

LES VASSAUX, criant.

Vive le comte !

LE COMTE, jetant une poignée d’or.

À vous !

LES VASSAUX.

Vive notre comtesse !

LE COMTE.

Ma belle mariée, allons, faites largesse,

Et toutes ces voix-là prieront le ciel pour vous.

Isabelle jolie sa bourse.

LES VASSAUX.

Vive le comte !

LE COMTE.

Bien, enfants. Retirez-vous.

Ils sortent tous par la porte du fond. Le Comte et Isabelle entrent dans la chambre. À mesure que les torches s’éloignent, le théâtre retombe dans l’obscurité, et Bérengère se lève lentement.

 

 

Scène IV

 

BÉRENGÈRE, seule

 

Priez... Il vous l’a dit,... ce sera pour son âme ;

Car l’ange de la mort est là qui la réclame...

Et, si quelqu’un de vous par hasard a souci

De la mienne, pour elle alors qu’il prie aussi !...

Tressaillant.

N’ai-je pas entendu ?... Non, rien... Si son courage

Faillissait ? Il se peut que cela soit... rage !...

J’aurais dû me servir pour lui de ce poison,

Elle retire le flacon de sa poitrine.

Et réserver pour moi le poignard... Trahison !...

Qu’attend-il donc ?... Eh bien ?...

LE COMTE, frappé dans la coulisse.

Ah !...

BÉRENGÈRE.

Le voilà qui tombe !

Elle avale le poison.

Savoisy, retiens-moi ma place dans ta tombe !

ISABELLE, dans la chambre.

Au secours !... au secours !...

 

 

Scène V

 

BÉRENGÈRE, YAQOUB, ISABELLE, puis ANDRÉ, ÉCUYERS, VASSAUX et VALETS

 

YAQOUB, entrant à reculons, le poignard à la main.

Fuyons !... il vient !

LE COMTE, se traînant et soulevant la tapisserie.

C’est toi,

Yaqoub, qui m’as tué !...

BÉRENGÈRE, appuyant ses deux mains sur les épaules de Yaqoub, qui la cache aux yeux du Comte, et le faisant tomber à genoux, afin d’être vue par celui-ci.

Ce n’est pas lui... c’est moi !

LE COMTE.

Bérengère !...

ISABELLE, traversant la cour.

Au secours !...

LE COMTE, mourant.

Ah !... ah !...

YAQOUB.

Maintenant, femme.

Fais-moi tout oublier ; car c’est vraiment infâme !...

Viens donc !... Tu m’as promis de venir : je t’attends...

D’être à moi pour toujours...

BÉRENGÈRE, les yeux sur le Comte.

Encor quelques instants...

Et je t’appartiendrai tout entière.

YAQOUB.

Oh ! regarde :

Ils accourent aux cris qu’elle a poussés... Prends garde !

Nous ne pourrons plus fuir ; il ne sera plus temps...

Ils viennent, Bérengère !...

BÉRENGÈRE.

Attends encore, attends...

YAQOUB.

Oh ! viens, viens ! Toute attente à cette heure est mortelle !

La cour est pleine, vois... Mais viens donc !...

Bérengère tombe sur les genoux.

Que fait-elle ?

Bérengère, est-ce ainsi que tu gardes ta foi ?...

Bérengère, entends-tu ?... Viens...

BÉRENGÈRE, expirant.

Me voilà !... prends-moi !

Elle tombe la bouche sur celle du Comte.

YAQOUB, la prenant par les cheveux et lui soulevant la tête.

Oh ! malédiction ! Son front devient livide !...

Son cœur...

Il y met la main.

Il ne bat plus !... Sa main...

Prenant le flacon qui s’y trouve.

Le flacon vide !...

ISABELLE, accourant, entourée de toute la Maison.

Au secours !... Oh ! venez, venez !... C’est par ici !...

ANDRÉ.

Eh quoi ! le comte mort !... Et la comtesse aussi !...

YAQOUB.

Morts !

ANDRÉ.

Notre maître !...

TOUS, s’inclinant vers le Comte.

Oh !...

YAQOUB.

Vous qui, nés sur cette terre,

Portez comme des chiens la chaîne héréditaire,

Demeurez en hurlant près du sépulcre ouvert !

Pour Yaqoub...

Tirant le parchemin du Comte et le montrant.

Il est libre !... et retourne au désert.


[1] Depuis ce vers jusqu’aux mots : « Dunois, mes éperons, » les gens du Comte arment le Roi.

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