Kean (Alexandre DUMAS Père)

Comédie en cinq actes, en six tableaux.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 31 août 1836.

 

Personnages

 

KEAN           

LE PRINCE DE GALLES

LE COMTE DE KŒFELD

LORD MEWILL

LE RÉGISSEUR

SALOMON

PISTOL

LE CONSTABLE

PETER PATT

JOHN

TOM

DAVID

DARIUS

BARDOLPH

L’INTENDANT

LE SOMMELIER

PREMIER VALET

DEUXIÈME VALET

KETTY                                             

ELENA, COMTESSE DE KŒFELD

ANNA DAMBY

AMY, COMTESSE DE GOSSWILL

JULIETTE

LA SUIVANTE

LA NOURRICE

UNE SERVANTE

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Un salon chez le comte de Kœfeld.

 

 

Scène première

 

ELENA, L’INTENDANT, UN DOMESTIQUE

 

L’INTENDANT, donnant des ordres.

A-t-on dressé les tables de jeu ?

LE DOMESTIQUE.

Deux de whist, une de boston.

L’INTENDANT.

Vous avez prévenu les musiciens ?

LE DOMESTIQUE.

Ils seront au grand salon à neuf heures et demie.

L’INTENDANT.

C’est bien !... Alors le punch et le thé au boudoir.

ELENA, écrivant une lettre.

Et n’oubliez pas les cigares pour ces messieurs... Tout est bien ; monsieur l’intendant, ne vous éloignez pas de la soirée, je vous prie.

L’Intendant sort.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Milady comtesse de Gosswill.

ELENA.

Oh ! faites entrer, faites entrer vite !

À Amy, qui entre.

Bonjour, chère... Oh ! que vous êtes tout aimable, de venir ainsi de bonne heure ! J’ai tan ! de choses à vous dire ! On ne se voit vraiment plus ; on se rencontre, voilà tout...

 

 

Scène II

 

ELENA, AMY, devant une psyché

 

AMY, minaudant.

Aussi ai-je cru faire merveille en arrivant avant tout le monde ; nous aurons au moins, de cette manière, une demi-heure de bonne causerie ; car, moi aussi, j’ai mille choses à vous dire, et la première, ma belle Vénitienne, c’est qu’au milieu de nos cheveux blonds et de nos yeux bleus, vos cheveux et vos yeux noirs sont toujours ce qu’il y a de plus nouveau et de mieux pour le moment dans nos salons.

ELENA.

Si ce n’est, cependant, ce beau cou blanc et ces belles mains blanches, cette taille mince et souple comme une écharpe... Oh ! bien décidément, vous me rangez à l’avis de votre grand poète, et l’Angleterre est un nid de cygnes au milieu d’un vaste étang... Voyons, craignez-vous que nos convives n’en réchappent ? Asseyez-vous donc là.

AMY.

Tout à l’heure, et avec grand plaisir, car je suis fatiguée... mais fatiguée horriblement ! il y avait une course à New-Market, et je n’ai pas pu me dispenser d’y aller. J’ai été obligée de me lever à dix heures du matin, et, quand je fais de ces imprudences, j’en ai pour toute la journée à me remettre... Oh ! il fallait bien que ce fût chez vous pour que je vinsse, allez...

S’asseyant.

Et vous, qu’avez-vous fait ?...

ELENA.

Rien aujourd’hui, que les préparatifs nécessaires.

AMY.

Et, hier au soir, avez-vous été quelque part ?

ELENA.

Oui, à Drury-Lane.

AMY.

On jouait ?

ELENA.

Hamlet et le Songe d’une nuit d’été.

AMY.

Et qui faisait le personnage d’Hamlet ?... Young ?...

ELENA.

Non, Edmond Kean...

AMY.

Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit que c’était votre jour de loge ? Je vous aurais demandé une place.

ELENA.

Et je vous l’aurais donnée avec grand plaisir... Kean a été vraiment superbe.

AMY.

Superbe ?

ELENA.

Sublime !... j’aurais dû dire.

AMY.

Quel enthousiasme !

ELENA.

Il vous étonne ?... Cependant, vous savez que nous autres Italiennes n’avons point de demi-sensations, et ne savons cacher ni notre mépris ni notre admiration.

AMY.

Promettez-moi de ne pas me battre trop fort, je vous dirai une chose.

ELENA.

Dites...

AMY.

Préparez-vous alors à entendre ce qui a jamais été inventé de plus absurde.

ELENA.

Parlez...

AMY.

Je ne sais vraiment comment vous dire cela... C’est si ridicule !

ELENA.

Mais, mon Dieu, qu’est-ce donc ?

AMY.

Personne ne peut nous entendre ?

ELENA.

Vous m’effrayez, savez-vous ?

AMY.

Eh bien, je vous dirai que l’on commence à remarquer dans le monde que vous êtes bien assidue à Drury-Lane.

ELENA.

Vraiment ?... Eh bien, cela doit flatter vos compatriotes, qu’une étrangère soit si dévote à Shakespeare.

AMY.

Oui ; mais on ajoute que vous allez à l’église non pour rendre hommage au dieu, mais pour adorer le prêtre.

ELENA.

Young ?

AMY.

Non.

ELENA.

Macready ?

AMY.

Non.

ELENA.

Kemble ?

AMY.

Kean...

ELENA.

Oh ! la bonne folie !...

Se mordant les lèvres.

Et qui dit cela ?

AMY.

Est-ce que l’on sait qui dit ces sortes de choses ? Elles tombent du ciel.

ELENA.

Et il passe toujours une bonne amie qui les ramasse... Alors, je l’aime ?

AMY.

À la folie, dit-on.

ELENA.

Et l’on me blâme ?

AMY.

On vous plaint... Aimer un homme comme Kean !...

ELENA.

Un instant, comtesse !... je n’ai pas fait d’aveu... Et pourquoi n’aimerait-on pas Kean ?

AMY.

Mais, d’abord, parce que c’est un comédien, et que, ces sortes de gens n’étant pas reçus dans nos salons...

ELENA.

Ne doivent pas être reçus dans nos boudoirs... J’ai cependant rencontré M. Kemble dans les appartements du duc d’York.

AMY.

C’est vrai.

ELENA.

Et qui peut fermer à l’un les portes qui s’ouvrent devant l’autre ?

AMY.

Sa réputation affreuse, chère amie...

ELENA.

Vraiment ?

AMY.

Oh ! mais il n’y a que vous qui ne sachiez pas cela... Kean est un véritable héros de débauche et de scandale ! un homme qui se pique d’effacer Lovelace par la multiplicité de ses amours, qui lutte de luxe avec le prince royal, et qui, avec tout cela, par un contraste qui dénonce son extraction, revêt, à peine débarrassé du manteau de Richard, l’habit d’un matelot du port, court de taverne en taverne, et se fait rapporter chez lui plus souvent qu’il n’y rentre.

ELENA.

Je vous écoute, chère amie... Allez, allez !

AMY.

Un homme criblé de dettes, qui spécule, dit-on, sur les caprices de certaines grandes dames pour échapper aux poursuites de ses créanciers.

ELENA.

Et l’on a pu supposer que j’aimais un pareil homme !... un homme comme celui dont vous venez de me faire le portrait !... la, sérieusement ?

AMY.

Mais très sérieusement. Vous pensez bien que je ne l’ai pas cru, moi... que lord Delmours ne l’a pas cru... que milady...

ELENA.

À propos, j’avais oublié de vous demander de ses nouvelles... Comment se porte-t-il ?

AMY.

Qui ?...

ELENA.

Lord Delmours...

AMY.

De ses nouvelles, à moi ? Comment ! est-ce que je sais ce qu’il fait, ce qu’il devient ?

ELENA.

Pardon... mais je m’en informe à tout le monde : c’est un si excellent jeune homme !... beau, élégant, spirituel, un peu indiscret... voilà tout.

AMY.

Indiscret ?

ELENA.

Oui... Mais qui croit à ce qu’il dit ? Personne ! Pardon, je vous ai interrompue... Vous parliez de ?...

AMY.

Je ne sais plus... Ah ! je crois que c’était du dernier bal du duc de Northumberland... Il a été délicieux, et j’ai été étonnée de ne pas vous y apercevoir. Je vous ai cherchée partout, je voulais vous présenter à la duchesse de Devonshire... Elle aurait eu le plus grand plaisir à vous connaître, j’en suis sûre.

ELENA.

Merci de ce que vous pensez si souvent à moi... mais la chose était faite depuis longtemps... Mon mari, en sa qualité d’ambassadeur de Danemark, a été invité chez elle aussitôt son arrivée à Londres.

AMY.

Et ne le verrons-nous pas, ce cher ambassadeur ?

ELENA.

Ne dirait-on pas que vous avez la baguette d’une fée, et que vos désirs sont des ordres ? Voyez !

 

 

Scène III

 

ELENA, AMY, LE COMTE DE KŒFELD

 

LE COMTE, à son Secrétaire.

Faites partir un courrier à l’instant, et qu’il profite du premier bâtiment qui mettra à la voile... Ces dépêches ne peuvent souffrir aucun retard.

AMY.

La politique européenne laisse-t-elle enfin à M. le comte de Kœfeld un moment de loisir ?

LE COMTE.

Le comte de Kœfeld a renvoyé tous les souverains de l’Europe à demain, afin de consacrer sa soirée à la reine de l’Angleterre, à la belle comtesse Amy de Gosswill.

AMY.

Quel malheur qu’on ne puisse pas croire un mot de tout cela !

ELENA.

N’a-t-il pas dit que, jusqu’à demain, il avait rompu avec la diplomatie ?

AMY.

Oui ; mais l’habitude est une seconde nature.

LE COMTE.

S’il en est ainsi, je vais dire un mal horrible de vous. Qui vous habille donc, milady ? Cette robe vous fait une taille affreuse ! et comment choisit-on le blanc avec un teint comme le vôtre ?... Si au moins vous aviez les cheveux blonds et les yeux noirs, cette beauté sévère rachèterait tous les autres défauts... mais, non, rien de tout cela... Oh ! sur mon honneur ! quand on a été aussi maltraitée de la nature, on doit être jalouse de tout le monde !... Eh bien, suis-je vrai, cette fois-ci ?

AMY.

Pas plus que la première...

LE COMTE.

Mais, alors, que croirez-vous ?

AMY.

Tout ce que vous ne me direz pas.

LE COMTE.

Il est bien malheureux que les femmes ne soient pas ambassadeurs.

AMY.

Pourquoi cela ?

LE COMTE.

Parce qu’il y a bien peu de secrets que l’on parviendrait à leur cacher.

ELENA, regardant Amy.

Elles sont ambassadrices.

AMY.

Méchante !...

ELENA.

Et, en cette qualité, elles savent garder ceux qu’elles ont surpris.

AMY.

Oh ! que vous avez là un charmant éventail !

ELENA.

Un cadeau du prince de Galles.

AMY.

Montrez donc.

LE COMTE.

N’aurons-nous donc point lord Gosswill ?

AMY.

Il n’a pu venir j il aide en ce moment, je crois, lord Mewill à se mésallier.

LE COMTE.

Ah ! c’est, sur mon honneur, vrai ! c’est aujourd’hui que lord Mewill épouse cette riche héritière sur la dot de laquelle il compte pour refaire sa fortune... Comment appelez-vous déjà cette jeune fille ?... miss Anna ?

AMY.

Anna Damby, je crois... C’est un de ces noms qui ne se retiennent pas ; il n’y a rien qui les rappelle.

LE COMTE, à Elena.

Vous savez, madame... c’est cette jeune et jolie personne qui a, presque en face de la nôtre, une loge à Drury-Lane, et que vous avez remarquée pour la voir à toutes les représentations : elle a pu faire la même remarque sur vous, au reste.

ELENA.

Oui, oui, je sais.

AMY.

Vous ne devineriez pas, monsieur le comte, l’indiscrétion que j’ai commise : j’ai demandé à ma chère Elena une place dans sa loge pour la première fois que jouera Kean... C’est un si grand acteur !... un homme de tant de génie !

LE COMTE.

Vous désirez donc le voir ?

AMY.

Plus que vous ne pouvez imaginer... et de près surtout. Votre loge est à l’avant-scène, et l’on doit y être à merveille pour que pas un des mouvements de sa physionomie ne soit perdu.

LE COMTE.

Eh bien, je suis fort aise que vous ayez ce désir ; car je vous le ferai voir aujourd’hui de plus près encore que de ma loge...

AMY.

Vraiment !... et d’où cela ?

LE COMTE.

D’un côté de ma table à l’autre... Je l’ai invité à dîner avec nous.

ELENA.

Comment, monsieur, vous avez fait cela sans m’en prévenir ?

AMY.

Inviter Kean !

LE COMTE.

Pourquoi pas ? Le prince royal l’invite bien ! D’ailleurs, inviter, inviter comme on invite ces messieurs, en qualité de bouffon : nous lui ferons jouer une scène de Falstaff après le dîner... Cela nous amusera, nous rirons.

ELENA.

Oh ! mais, je vous le répète, monsieur, comment avez-vous fait cela s’en m’en prévenir ?

LE COMTE.

C’était une surprise que je ménageais au prince royal, à qui mes instructions m’enjoignent de faire la cour ; mais vous m’avez arraché mon secret ; dites encore que je suis diplomate !

UN DOMESTIQUE, entrant avec une lettre à la main.

Une lettre pressée pour M. le comte...

LE COMTE.

Vous permettez, mesdames ?

AMY.

Comment donc...

LE COMTE, lisant.

« Monseigneur, je suis désespéré de ne pouvoir accepter votre gracieuse invitation, mais une affaire que je ne puis remettre me prive de l’honneur d’être le convive de Votre Excellence. Soyez assez bon, monseigneur, pour déposer mes regrets les plus vifs et mes hommages les plus respectueux aux pieds de madame la comtesse. »

ELENA, à part.

Ah ! je respire...

LE COMTE.

Nous vivons dans un singulier siècle, il faut en convenir : un comédien refuse l’invitation d’un ministre !

AMY.

Mais cela me paraît une excuse, et non pas un refus.

LE COMTE.

Oh ! c’est un refus et bien en règle, je m’y connais ; j’ai été employé à trois négociations de mariage entre altesses royales.

ELENA.

Mais votre lettre était-elle convenable ?

LE COMTE.

Jugez-en par la réponse, madame.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Son Altesse royale monseigneur le prince de Galles.

 

 

Scène IV

 

ELENA, AMY, LE COMTE, LE PRINCE DE GALLES

 

LE PRINCE, entrant en riant.

Oh ! c’est Dieu me damne ! une chose merveilleuse... Pardon, madame la comtesse, si j’entre chez vous si joyeusement ; mais, voyez-vous, c’est qu’en ce moment l’aventure la plus bouffonne que je connaisse court les rues de Londres, et sans masque encore...

ELENA.

Certes, nous vous pardonnerons, monseigneur, mais à une condition, c’est que vous allez nous dire cette aventure.

LE PRINCE.

Comment ! si je vous la dirai !... je crois bien ; je la dirais aux roseaux de la Tamise, comme le roi Midas, si je n’avais personne à qui la raconter.

ELENA.

Je déclare d’avance que je n’en croirai pas un mot.

AMY.

Oh ! dites toujours, monseigneur, si nous ne la croyons pas, soyez tranquille, cela ne nous empêchera pas de la répandre.

LE PRINCE.

Vous connaissez bien lord Mewill ?

LE COMTE.

Qui devait épouser cette petite bourgeoise ?

LE PRINCE.

Qui devait est bien dit...

AMY.

Mais c’était chose convenue pour aujourd’hui, ce me semble ?

LE PRINCE.

Eh bien, il a eu l’innocence de le croire comme vous, et, en conséquence, il a remonté sa maison : chevaux et voitures, créanciers et créances, tout cela a été remis à neuf... C’est un homme expéditif que lord Mewill ; malheureusement, au moment de marcher à l’autel, comme la fiancée se faisait attendre, on est allé pour la chercher... et l’on a trouvé la porte ouverte et la jeune fille enlevée ; la cage, mais plus d’oiseau.

ELENA.

Pauvre enfant, qu’on voulait sacrifier sans doute, et qui sans doute aimait quelqu’un ! Il lui sera arrivé malheur.

LE PRINCE.

Avec cela, notez encore qu’elle loge à cinq cents pas de la Tamise.

Il rit.

LE COMTE.

Elle s’y sera jetée... La vue continuelle de l’eau...

AMY.

Oh ! mon Dieu ! et vous riez de cela, monseigneur ?

LE PRINCE.

Rassurez-vous, madame, la vue continuelle de l’eau lui a donné l’envie de voyager par mer, et voilà tout. Mais, comme voyager seule est chose ennuyeuse, elle a choisi un bon compagnon qui, je vous en réponds, ne la laissera pas en route.

AMY.

Et sait-on le nom du ravisseur ?...

LE PRINCE.

Un nom des plus illustres de l’Angleterre.

AMY.

Oh ! prince, prince, je vous en supplie !...

LE COMTE.

Ne pressez pas trop Son Altesse, mesdames : vous l’embarrasseriez peut-être beaucoup.

LE PRINCE.

Mauvais plaisant !... soyez tranquille, je ne m’attaque pas à la bourgeoisie... J’aurais trop peur d’échouer... Non, mesdames, c’est un nom bien plus illustre que le mien, un front couronné depuis longtemps, tandis que le mien attend encore sa couronne ; et Dieu la conserve pendant maintes années sur la tête de mon frère !

ELENA, inquiète.

Mais enfin qui donc ?...

LE PRINCE.

Vous ne devinez pas ?... Eh ! mon Dieu, il y a une heure que je vous mets le doigt dessus... Et qui donc cela pouvait-il être, sinon le Faublas, le Richelieu, le Rochester des trois royaumes... Edmond Kean ?

ELENA.

Edmond Kean ?... Cela est impossible !...

LE COMTE.

Impossible ?... Mais cela m’explique au contraire son refus, et il fallait une affaire de cette importance pour priver M. Kean de l’honneur d’être notre convive.

ELENA, à part.

Oh ! mon Dieu !

LE COMTE.

Je suis, du reste, enchanté qu’il ait refusé, maintenant... S’il était venu aujourd’hui, et que la chose fût arrivée demain, on aurait cru que j’étais son complice.

LE PRINCE.

Et cela aurait pu brouiller l’Angleterre avec le Danemark... Mesdames, il faudra vraiment fêter cet événement, qui empêche la guerre à l’étranger... et qui ramène la paix à l’intérieur.

AMY.

Étions-nous donc menacés d’une révolution ?...

LE PRINCE.

Comment ! mais... nous étions en état permanent de guerre civile !... matrimonialement parlant, il n’y avait plus ni mari qui osât répondre de sa femme, ni amant de sa maîtresse... C’est une fortune pour la morale publique, et je ne m’étonnerais pas que la moitié de Londres fût illuminée ce soir.

AMY.

Était-ce donc vraiment un homme si fort à craindre ? et serait-il vrai que certaines grandes dames ont eu la bonté, vraiment inouïe, de l’élever jusqu’à elles ?

LE PRINCE.

Oh ! c’est une erreur ! elles ne l’ont point élevé jusqu’à elles, elles sont seulement descendues jusqu’à lui !... ce qui est fort différent, ce me semble.

ELENA, à part.

Que je souffre ! mon Dieu, que je souffre !

LE COMTE.

Ah ! c’est vraiment fort drôle, et il n’y a qu’en Angleterre qu’on voit de ces choses-là.

LE PRINCE.

Prenez garde, mon cher comte !... les ambassadeurs sont à moitié naturalisés.

ELENA.

Monseigneur...

LE PRINCE.

Oh ! pardon, madame la comtesse...

AMY.

Et vous croyez, monseigneur, que la nouvelle est vraie ?

LE PRINCE.

Si je le crois ! c’est-à-dire que je parie qu’à cette heure Kean est sur la route de Liverpool.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Kean !

ELENA, étonnée.

M. Kean ?

AMY, étonnée.

M. Kean ?

LE COMTE, étonné.

M. Kean ?

LE PRINCE.

Ah ! voilà qui se complique, par exemple.

LE COMTE.

Faites entrer.

 

 

Scène V

 

ELENA, AMY, LE COMTE, LE PRINCE DE GALLES, KEAN

 

KEAN, avec les manières les plus fashionables.

Milady, milord, j’ose espérer que vous voudrez bien excuser la contradiction qu’il y a entre ma lettre et ma conduite ; mais une circonstance inattendue est venue tout à coup changer des projets arrêtés, et m’a fait un devoir, une loi de la démarche que j’accomplis en ce moment.

Se retournant vers le Prince.

Son Altesse daignera-t-elle recevoir mes hommages ?

LE COMTE.

J’avoue que je ne comptais plus sur vous, monsieur. D’abord à cause du refus que contenait cette lettre que je viens de recevoir ; ensuite à cause des bruits étranges qui se sont répandus aujourd’hui sur votre compte.

KEAN.

Ce sont précisément ces bruits qui m’amènent chez vous, monsieur le comte ; car ces bruits, tout exagérés qu’ils peuvent être, ont cependant une certaine consistance : oui, miss Anna est venue chez moi ; mais, ne m’y ayant pas trouvé, elle y a laissé cette lettre. L’espion qui l’avait vue entrer n’aura pas eu la patience d’attendre sa sortie, voilà tout... Mais, comme la réputation de miss Anna est compromise, je n’ai point trouvé de meilleur moyen de vous remercier de la gracieuse invitation que vous m’aviez fait l’honneur de m’envoyer, qu’en vous choisissant, monsieur le comte, pour faire entendre à Londres sa justification et la mienne... Honneur pour honneur...

LE COMTE.

Votre justification monsieur ! vous êtes innocent ou vous êtes coupable... Si vous êtes innocent, un démenti formel donné par vous suffira.

KEAN.

Un démenti formel donné par moi suffira, dites-vous ? Oh ! monsieur le comte, croyez-vous donc que je ne sache pas les calomnies auxquelles notre position nous expose ? Un démenti donne par l’acteur Kean sera suffisant pour les artistes, qui savent l’acteur Kean homme d’honneur ; mais il n’aura aucun poids auprès des gens du monde, qui ne le connaissent que pour un homme de talent. Il faut donc que ce démenti lui soit donné par une bouche qu’ils ne puissent récuser... par une personne dont la haute position et la réputation sans tache commandent la confiance et le respect... par madame la comtesse, par exemple ; et elle pourra le faire hardiment, si elle daigne jeter les yeux sur cette lettre.

LE PRINCE.

Où veut-il en venir ?

LE COMTE.

Lisez vous-même, monsieur, nous vous écoutons.

KEAN.

Pardon, monsieur, mais un secret duquel dépend le bonheur, l’avenir et peut-être l’existence d’une femme, ne peut souvent être révélé qu’à une femme. Il y a des mystères et des délicatesses que nos cœurs, à nous autres hommes, ne comprennent pas. Permettez donc que ce soit dans celui de madame la comtesse que je dépose le secret de miss Anna. Si ce secret était le mien, monsieur le comte, je l’exposerais au grand jour, pour qu’il brillât au soleil et qu’il éclatât à tous les yeux. Madame la comtesse me promettra seulement de ne pas le révéler ; mais, quand tout le monde saura qu’elle le connaît lorsqu’elle élèvera la voix pour dire : « Edmond Kean n’est point coupable de l’enlèvement de miss Anna, » tout le monde la croira.

LE PRINCE.

Et mon rang me donne-t-il le droit de partager cette confidence ?

KEAN.

Monseigneur, tous les hommes sont égaux devant un secret... Monsieur le comte, je vous renouvelle ma prière.

LE COMTE.

Mais, si madame y consent, et que vous y attachiez réellement l’importance que vous paraissez y mettre, monsieur Kean, je n’y vois pas d’inconvénient.

KEAN.

Madame la comtesse ratifiera-t-elle la faveur que m’accorde M. le comte ?

ELENA.

Mais je ne sais vraiment..

KEAN.

Je la supplie.

AMY, prenant le Comte par un bras.

Allons, comte, une fois que votre femme saura ce secret, vous le devinerez bientôt. Vous êtes diplomate.

LE PRINCE, le prenant par l’autre bras.

Et, quand vous le saurez, vous nous en ferez part, n’est-ce pas, monsieur le comte ? si cependant cela n’est point contraire aux instructions de votre gouvernement.

Ils l’emmènent près de la cheminée.

ELENA, sur le devant de la scène, Kean derrière elle.

Donnez-moi donc cette lettre, puisque la lecture de cette lettre peut vous justifier.

KEAN.

La voici.

ELENA, lisant.

« Monsieur, je me suis présentée chez vous, et ne vous ai point trouvé. Vous dire, quoique je n’aie pas l’honneur d’être connue de vous, que de cette entrevue dépendra l’avenir de ma vie entière, c’est m’assurer d’avance que j’aurai le bonheur de vous rencontrer demain.

« Anna Damby, à Kean. »

Merci, monsieur, merci mille fois... Mais quelle réponse avez-vous faite à cette lettre ?

KEAN.

Tournez la page, madame...

ELENA, lisant pendant que Kean retourne causer avec le Prince et le Comte.

« Je ne savais comment vous voir, Elena ; je n’osais vous écrire ; une occasion se présente et je la saisis. Vous savez que les rares moments que vous dérobez pour moi à ceux qui les entourent passent si rapides et si tourmentés, qu’ils ne marquent réellement dans ma vie que par leur souvenir... »

Elle s’arrête étonnée.

KEAN, qui est revenu près d’elle.

Daignez lire jusqu’au bout, madame.

ELENA, lisant.

« J’ai souvent cherché par quel moyen une femme, dans votre position, et qui m’aimerait véritablement, pourrait m’accorder par hasard une heure sans se compromettre... et voici ce que j’ai trouvé : si cette femme m’aimait assez pour m’accorder cette heure, en échange de laquelle je donnerais ma vie... elle pourrait, en passant devant le théâtre de Drury-Lane, faire arrêter la voiture au bureau de location et entrer sous le prétexte de retirer un coupon ; l’homme qui tient le bureau m’est dévoué, et je lui ai donné l’ordre d’ouvrir une porte secrète que j’ai fait percer dans ma loge sans que personne le sache, à une femme vêtue de noir et voilée qui daignera peut-être venir m’y voir... la première fois que je jouerai. » – Voici votre lettre, monsieur.

KEAN.

Mille grâces, madame la comtesse.

S’inclinant.

Monsieur le comte... Milady... Monseigneur...

Il va pour sortir.

AMY, qui s’est avancée.

Eh bien, Elena ?

LE PRINCE.

Eh bien, madame ?

LE COMTE.

Eh bien, comtesse ?

ELENA, lentement.

C’était à tort que l’on accusait M. Kean de l’enlèvement de miss Anna.

KEAN.

Merci, madame la comtesse.

LE PRINCE, le regardant s’éloigner.

Ah ! monsieur Kean, vous venez de nous jouer là une charade dont je vous donne ma parole que je saurai le mot !

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monseigneur est servi.

Le Prince offre la main à la comtesse de Kœfeld. le Comte à Amy ; les autres Convives les suivent.

 

 

ACTE II

 

 

Deuxième Tableau

 

Un salon chez Kean. Au lever du rideau, le théâtre présente toutes les traces d’une orgie. Kean dort sur une table, tenant d’une main le tuyau d’une pipe turque, et de l’autre le goulot d’une bouteille de rhum. David est étendu sous la table. Tom est couché. Bardolph est à cheval sur une chaise. Des bouteilles vides ont roulé à terre ; deux ou trois, à moitié pleines, sont restées sur la table. Un châle est accroché à une patère. L’obscurité la plus complète règne sur la scène. Salomon paraît à une petite porte avec Pistol.

 

 

Scène première

 

KEAN, DAVID, TOM, BARDOLPH, endormis, SALOMON, PISTOL

 

SALOMON, à demi-voix.

Attends-moi là, Pistol ; l’illustre Kean, l’honneur de Londres, le soleil de l’Angleterre, a fait faire relâche hier pour se reposer, et je vais écouter, à la porte de sa chambre pour savoir s’il est éveillé ou s’il dort encore.

PISTOL, montrant son nez.

Allez en douceur, monsieur Salomon, j’ai le temps d’attendre. Si je peux me présenter, soufflez-moi cela par le trou de la serrure, et alors je fais mon entrée en deux temps sans balancer.

SALOMON, fermant la porte.

Chut !... Ce n’est pas sans peine que j’ai obtenu de lui qu’il rentrât sans passer par sa maudite taverne. Voilà enfin une nuit de repos, de tranquillité, de calme !... Elles sont rares... Il paraît qu’il dort joliment. Ce paresseux de Newman, qui n’a pas encore ouvert ici, à neuf heures du matin !

Il va vers une fenêtre, et ouvre les volets. Il fait grand jour ; on aperçoit la Tamise. Se retournant, et voyant le désordre.

Salomon, mon ami, tu n’es qu’un niais, et il t’a encore mis dedans... C’est la sixième fois depuis le commencement du mois, et nous sommes aujourd’hui le 7 ! Et avec qui encore fait-il de pareilles orgies ?... Avec de misérables cabotins qui jouent le Lion... la Muraille... et le Clair de lune dans le Songe d’une nuit d’été. Vraiment, si on les trouvait ici, j’en serais honteux pour l’illustre Kean...

Appelant.

Tom !

TOM, s’éveillant.

Eh bien ?

SALOMON, à demi-voix.

Chut ! n’éveillez pas les autres... C’est qu’en venant, j’ai rencontré John Ritter... vous savez bien, le beau jeune premier ?

TOM.

Oui, un fat.

SALOMON.

Il venait de chez vous... et, comme il ne vous avait pas trouvé, attendu que vous étiez ici, il m’a demandés ! je savais où il pourrait vous rejoindre. Moi, à tout hasard, je l’ai envoyé chez la petite Betsy... Je sais que vous y allez quelquefois.

TOM.

Oui ; mais je n’aime pas qu’il y aille, lui.

SALOMON.

Eh bien, si vous voulez y être le premier, vous n’avez pas de temps à perdre.

TOM, sortant.

Merci, mon vieux ?

SALOMON.

Et votre chapeau ?

TOM, revenant.

C’est juste... Donne.

Il sort.

SALOMON.

Et d’un !...

Allant à un autre.

David !... David !

DAVID, rugissant.

Hum !

SALOMON.

Bien rugi !... Il rêve qu’il joue le Lion... Bien rugi !... bravo !... bravo !

DAVID.

Qui est-ce qui m’applaudit ?

SALOMON.

Sois tranquille, ce n’est pas le public.

DAVID.

Ah ! c’est vous, père Borée...

SALOMON.

Moi-même, enchanté de vous rencontrer.

DAVID.

Et pourquoi cela ?

SALOMON.

Chut !... Vous demeurez dans Regent street, n’est-ce pas ?

DAVID.

Numéro 20.

SALOMON.

C’est bien cela... Eh bien, imaginez-vous que je voulais passer chez vous ce matin, pour vous dire que vous aviez été superbe hier.

DAVID.

Vraiment ?

SALOMON.

Parole d’honneur !... La peau de lion vous va à ravir... Lorsque je trouve au bout de la rue, auprès de la fontaine, un peloton d’Écossais. « On ne passe pas, me dit le caporal. – À cause ? – À cause du feu. – Ça ne fait rien, cela ; je vais chez un ami, à l’autre bout de la rue, au numéro 20... – Au numéro 20 ? Eh bien, votre ami a autre chose à faire que de vous recevoir : sa maison brûle ! – Bah !... »

DAVID.

Comment ! le numéro 20 brûle... et tu ne me dis pas cela tout de suite, imbécile ?

SALOMON.

Ah ! vous avez le temps... Le feu a pris dans la cave, et vous demeurez au grenier.

DAVID.

Ah ! double traître !

Il sort en courant.

SALOMON.

Maintenant que nous voilà seuls...

Il accroche une chaise et aperçoit Bardolph.

Ah ! je me trompe... en voilà encore un, pardon !... Ah bien, lui, ça va être une corvée, par exemple... Quand il dort, ce n’est pas pour un peu ; c’est comme lorsqu’il boit...

Il appelle.

Bardolph ! Ah ! oui... Bardolph ! Bardolph ! un verre de punch, mon ami.

BARDOLPH, s’éveillant à moitié.

Présent !

SALOMON.

Voilà une idée que j’ai eue ! Attends, attends, je vais te réveiller tout à fait.

Il lui donne un verre d’eau.

BARDOLPH.

À votre santé !

Il boit.

Qu’est-ce que tu me donnes là, empoisonneur ?

Il fait la grimace.

Pouah !...

SALOMON.

De l’eau de la Tamise...

BARDOLPH.

De l’eau !... quelle atroce plaisanterie !... enfin, j’aurais pu la boire ! Laisse-moi réveiller Kean.

SALOMON.

Déjà ? Ah ! mon Dieu, vous avez bien le temps de vous battre...

BARDOLPH.

Comment ! de nous battre ?

SALOMON.

Eh ! oui ; vous deviez vous battre ce matin... vous savez bien ?

BARDOLPH.

Nous ?

SALOMON.

C’est vous qui avez tort... la, parole d’honneur ! Vous lui avez cherché une querelle d’Allemand.

BARDOLPH.

Moi ?

SALOMON.

Oh ! je le répète, vous aviez tort... Mais, du moment que vous avez offert de lui rendre raison, il n’y a rien à dire.

BARDOLPH.

Ah çà ! vraiment, Salomon ?

SALOMON.

Vous l’avez oublié ? Ce que c’est que le vin, mon Dieu !

BARDOLPH.

Et nous devons nous battre ?

SALOMON.

À l’épée.

BARDOLPH.

À l’épée, avec lui !... Donne-moi un verre d’eau.

SALOMON.

C’est ce que vos deux témoins, Tom et David, vous ont dit ; mais vous n’avez rien voulu entendre... Vous avez le vin ferrailleur... démon ! Ils sont allés chercher les armes... Le rendez-vous est à dix heures, à Hyde park.

BARDOLPH.

Dis donc, Salomon... est-ce qu’on ne peut pas arranger l’affaire ?

SALOMON.

Impossible ! il y a un soufflet de donné.

BARDOLPH.

Qui est-ce qui l’a reçu ?

SALOMON.

Ah ! ça, je n’en sais rien.

BARDOLPH.

Ce doit être moi... Écoute donc, mon ami, mon brave Salomon, mon roi des souffleurs !... il se pourrait que Kean eût oublié cette querelle.

SALOMON.

Comment ! vous ne vous la rappelez pas ?

BARDOLPH.

Si fait, si fait, je me rappelle bien que j’ai reçu un soufflet, pardieu ! mais, enfin, tu comprends... si sa mémoire n’était pas si bonne que la mienne, et qu’il eût oublié...

Il prend son chapeau.

ne l’en fais pas souvenir.

Il sort.

 

 

Scène II

 

KEAN, SALOMON, puis PISTOL

 

SALOMON, fermant la porte.

Et de trois ! Si je ne les avais pas dispersés, ils se seraient remis à boire jusqu’à demain, vu qu’il n’y a pas encore théâtre ce soir... Enfin, cette fois-ci, je crois que nous voilà seuls.

Il regarde de tous côtes, et aperçoit le châle.

Bénédiction ! en voilà bien d’une autre, par exemple !

Il regarde encore, puis va à la chambre à coucher, dont il ouvre à la porte.

Ah ! je respire !... Voyons, maintenant, faisons notre tournée sur le champ de bataille.

Examinant les bouteilles, en trouvant deux à moitié vides et les rangeant dans une armoire.

Diable ! diable ! le combat a été meurtrier : quinze contre quatre... Quand je pense que j’ai là, devant les yeux, couché comme un boxeur éreinté, le noble, l’illustre, le sublime Kean, l’ami du prince de Galles !... le roi des tragédiens passés, présents et futurs... qui tient en ce moment le sceptre...

Il aperçoit la bouteille que Kean tient par le goulot.

Quand je dis le sceptre, je me trompe... Oh ! mon Dieu !

Il essaye de lui tirer la bouteille de la main ; pendant ce temps, Kean s’éveilla et le regarde faire ; les yeux de Salomon rencontrent les siens.

KEAN.

Quel diable de métier fais-tu donc là, Salomon ?

SALOMON.

Vous le voyez bien, j’essaye de tirer de vos mains cette pauvre bouteille, que vous étranglez.

KEAN.

Il paraît que j’ai oublié de me coucher, hein ?

SALOMON.

Vous m’aviez tant promis de rentrer !

KEAN.

Eh bien, mais il me semble que je ne suis pas dehors. J’ai même passé la nuit chez moi, si je ne me trompe... ce qui ne m’arrive pas toujours...

SALOMON.

Et même pas seul...

KEAN.

Ne me gronde pas, mon vieux Salomon, c’est le Clair de lune qui n’avait pas envie de se coucher ; la Muraille qui se fendait de chaleur, et le Lion qui, comme tu le sais, est l’animal le plus altéré du zodiaque.

SALOMON.

Croyez-vous que de pareilles nuits vous remettent de vos fatigues ?

KEAN.

Bah ! pour quelques bouteilles de vin de Bordeaux...

SALOMON, lui prenant la bouteille de rhum qu’il tient encore.

Et depuis quand les bouteilles de vin de Bordeaux ont-elles le cou dans les épaules comme celle-ci ?

Lisant l’étiquette.

« Rhum de la Jamaïque. » Ah ! maître ! maître ! vous finirez par brûler jusqu’au gilet de flanelle que vous avez sur la poitrine.

Il pousse un soupir.

KEAN.

Tu as raison, mon vieil ami, tu as raison ; je sens que je me tue avec cette vie de débauches et d’orgies ! Mais, que veux-tu ! je ne puis en changer ! Il faut qu’un acteur connaisse toutes les passions pour les bien exprimer. Je les étudie sur moi-même, c’est le moyen de les savoir par cœur.

PISTOL, en dehors.

Monsieur Salomon !... monsieur Salomon ! peut-on entrer ?

KEAN.

Qui est-ce qui est là ?

SALOMON.

C’est juste, j’avais oublié. Maître, c’est un pauvre garçon que vous ne vous rappelez sans doute plus : le fils du vieux Bob... le petit Pistol... le saltimbanque.

KEAN.

Moi, avoir oublié mes vieux camarades ! Entre, Pistol !... entre !

PISTOL, entr’ouvrant la porte.

Sur les pieds ou sur les mains ?...

KEAN.

Sur les pieds ; tu as besoin de ta main pour serrer la mienne.

PISTOL.

Oh ! monsieur Kean, c’est trop d’honneur.

KEAN.

Mon pauvre enfant... Eh bien, comment va toute la troupe ?

PISTOL.

Elle boulotte.

KEAN.

Ketty la Blonde ?

PISTOL.

Elle vous aime encore, pauvre fille ! Dame, ça n’est pas étonnant, vous êtes son premier, voyez-vous.

KEAN.

Le vieux Bob ?

PISTOL.

Il sonne toujours de la trompette comme un enragé... On a voulu l’engager cornemuse-major dans un régiment d’Écossais, grade de caporal, mais il n’a pas voulu... Ah ben, oui !

KEAN.

Tes frères ?

PISTOL.

Les plus petits font les trois premières souplesses du corps ; les plus grands le saut du Niagara ; les entre-deux dansent sur la corde.

KEAN.

Et la respectable madame Bob ?

PISTOL.

Elle vient d’accoucher de son treizième ; la mère et l’enfant se portent bien, je vous remercie, monsieur Kean.

KEAN.

Et toi ?...

PISTOL.

Eh bien, c’est moi qui vous remplace, j’ai hérité de votre habit et de votre batte : je joue les arlequins ; mais je ne suis pas de votre force...

KEAN.

Et tu viens me demander des leçons, hein ?

PISTOL.

Oh ! non !... non !... Il y a cependant la danse des œufs, vous savez, que vous devriez bien me montrer ; je n’ai jamais pu l’apprendre tout à fait ; j’en casse toujours deux ou trois... Mais, maintenant, je les fais durcir... ça fait qu’ils ne sont pas perdus, je les mange... Mais ce n’est pas ça !... Quand mon père a vu que le bon Dieu lui avait fait la grâce de lui en envoyer encore un, et que celui-là fusait le treizième, il a dit : « tu portes un mauvais numéro, toi. » Avec ça, notez qu’il était venu au monde un vendredi... « Il faudrait lui choisir un crâne parrain... – Lequel ? a dit ma mère ; le prince de Galles ou le roi d’Angleterre ? – Mieux que ça : M. Kean ! – Oh ! fameux !... fameux î que tout le monde a répondu ; mais il ne voudra pas. – Et moi, je suis sûre qu’il voudra, a dit Ketty la Blonde. – Oui, si tu vas le lui demander, a répondu mon père... – Oh ! je n’oserai jamais, il est si loin de nous maintenant ! il est si grand ! il est si haut !... – Eh bien, donnez-moi un échelle, j’irai, moi ! » que j’ai dit ; et me voilà. N’est-ce pas que vous ne me refuserez pas, monsieur Kean ?...

KEAN.

Non, par l’âme de Shakespeare ! qui a commencé par être un bateleur et un saltimbanque comme nous, je ne te refuserai pas, mon enfant... et nous ferons à ton frère un baptême royal, sois tranquille.

PISTOL.

C’est une sœur j mais ça ne fait rien. Et quand cela, monsieur Kean ?

KEAN.

Ce soir, si tu veux.

PISTOL.

Convenu... Mais, d’ici là, aurez vous le temps de trouver une commère ?

KEAN.

Elle est trouvée.

PISTOL.

Laquelle, sans être trop curieux ?

KEAN.

Ketty la Blonde... Crois-tu qu’elle refuse ?

PISTOL.

Elle, refuser ?... Oh ! pauvre fille !... oh ! oui, vous ne la connaissez pas ! Il va falloir des précautions pour lui dire ça... elle se pâmerait... Oh ! Ketty ! pauvre Ketty ! va-t-elle être contente !...

Il fait une cabriole.

SALOMON.

Eh bien, que fais-tu donc ?

PISTOL.

Ah bien, tant pis, père Salomon ! je suis comme les paons moi : quand je suis content, je fais la roue. Adieu, monsieur Kean.

KEAN.

Et tu t’en vas déjà ?

PISTOL.

Et, là-bas, les autres qui attendent et qui disent : « Voudra-t-il ? ne voudra-t-il pas ? » Il veut ! il veut !

KEAN.

Salomon, reconduis ce garçon jusque chez lui... et mets dix guinées dans la main de sa mûre pour la layette.

PISTOL.

N’allez pas vous dédire, monsieur Kean ! c’est qu’il y aurait des larmes de versées si un malheur comme celui-là arrivait.

KEAN.

Sois tranquille...

PISTOL, rentrant.

Je n’oubliais que ça, moi !... Où ferons-nous le gatelet ?

KEAN.

Chez Peter Patt, au Trou dit Charbon... Connais-tu cela ?...

PISTOL.

Si je connais ? sur le port, là, à dix pas de la Tamise, à la renommée des matelotes ?... Je ne connais que ça... Adieu, monsieur Kean.

Il sort avec Salomon.

 

 

Scène III

 

KEAN, puis UN DOMESTIQUE

 

KEAN.

Bonne et respectable famille, famille de patriarches, enfants du bon Dieu ! oh ! je n’oublierai pas les heures que j’ai passées avec vous ! Combien de fois ai-je été me coucher sans souper, en disant que je n’avais pas faim pour vous laisser ma part ! Alors, il nous semblait qu’il était aussi difficile à une guinée de descendre dans notre bourse, qu’à une étoile de tomber du ciel. Ai-je beaucoup gagné à vous quitter, en bonheur du moins ? et la pauvre Ketty ne m’aimait-elle pas mieux que les nobles dames qui m’honorent aujourd’hui de leurs bontés ?

On frappe.

On frappe !

Un Domestique entre.

Qui est là ?

LE DOMESTIQUE.

Une jeune dame qui doit avoir écrit hier à monsieur.

KEAN.

Miss Anna Damby... Faites-la entrer, et priez-la d’attendre un instant.

Il entre dans sa chambre à coucher.

LE DOMESTIQUE, à la dame.

Miss !

Elle entre. Il sort.

 

 

Scène IV

 

ANNA, voilée, KEAN, puis SALOMON

 

ANNA.

Me voilà donc venue chez lui !... Aurai-je le courage de lui dire ce qui m’amène ?... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... donne-moi de la force, car je me sens mourir !

KEAN, rentrant avec un habit.

Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, miss... Puis-je être assez heureux pour vous être bon à quelque chose, assez favorisé du ciel pour me trouver en position de vous être utile ?

ANNA, à part.

Oh ! c’est sa voix !

Haut.

Excusez mon trouble, monsieur, il est bien naturel ; et, si modeste que vous soyez, vous comprendrez que votre réputation, votre talent, votre génie...

KEAN.

Madame...

ANNA.

M’effrayent plus encore que votre accueil ne me rassure... On vous dit cependant aussi bon que grand... Si vous n’eussiez été que grand, je ne serais pas venue à vous.

Elle lève son voile. Ils s’asseyent.

KEAN, faisant un signe.

Vous m’avez dit que je pourrais vous rendre un service ; mon désir de vous le rendre est grand, miss, et cependant j’hésite à vous presser... Un service est sitôt rendu !

ANNA.

Oui, vous avez deviné juste, monsieur, et j’attends beaucoup de vous ; il s’agit de mon bonheur, de mon avenir, de ma vie peut-être.

KEAN.

Votre bonheur ? Oh ! vous avez sur le front toutes les lignes heureuses, miss. Votre avenir ? Et quelle prophétesse damnée, fût-ce l’une des sorcières de Macbeth, oserait vous prédire autre chose que des félicités ? Votre vie ? Partout où elle brillera, il poussera des fleurs comme sous un rayon de soleil.

ANNA.

Il se peut que les années qui me restent à vivre soient plus heureusement dotées que les années que j’ai déjà vécues, car il y a un quart d’heure encore, monsieur Kean, que je me demandais si je devais venir vous trouver ou mourir.

KEAN.

Vous m’effrayez, madame...

ANNA.

Il y a un quart d’heure que j’étais encore la fiancée d’un homme que je déteste, que je méprise, et que l’on veut me forcer d’épouser ; non pas ma mère, non pas mon père, hélas ! je suis orpheline, mais un tuteur à qui mes parents, en mourant, ont légué tout leur pouvoir. C’était hier matin que mon malheur devait s’accomplir, si je n’avais, soit folie, soit inspiration, quitté la maison de mon tuteur. J’ai fui, j’ai demandé où vous demeuriez ; on m’a indiqué votre maison, je suis venue.

KEAN.

Et qui m’a valu l’honneur d’être choisi par vous, miss... ou comme conseiller, ou comme défenseur ?

ANNA.

Votre exemple, qui m’a prouvé qu’on pouvait se créer des ressources honorables et glorieuses.

KEAN.

Vous avez songé au théâtre ?

ANNA.

Oui ; depuis longtemps, mes yeux sont fixés ardemment sur cette carrière, à l’exemple de mistress Siddons, de miss O’Neil, et de miss Fanny Kemble.

KEAN.

Pauvre enfant !

ANNA.

Vous paraissez me plaindre, et cependant vous ne me répondez pas, monsieur ?

KEAN.

Il y a en vous tant de jeunesse, tant de candeur, que ce serait un crime à moi, tout pervers que l’on me fait et que je suis peut-être, de ne pas vous répondre ce que je pense. Me permettez-vous de vous parler comme un père, miss ?

ANNA.

Oh ! je vous en supplie !

KEAN.

Asseyez-vous, ne craignez rien ; à compter de cette heure, vous m’êtes aussi sacrée que si vous étiez ma sœur.

ANNA, s’asseyant.

Que vous êtes bon !

KEAN, debout.

Vous avez vu le côté doré de notre existence, et il vous a ébloui. C’est à moi de vous montrer le revers de cette médaille brillante qui porte deux couronnes, une de fleurs, une d’épines.

ANNA.

Je vous écoute, monsieur, comme si Dieu me parlait.

KEAN.

Votre candeur, votre âge, miss, vont rendre délicate la tâche que je me suis imposée. Il y a des choses difficiles à dire pour un homme de mon âge, difficiles à comprendre pour une jeune fille du vôtre... Vous m’excuserez, n’est-ce pas, si l’expression ternissait la chasteté de la pensée ?

ANNA.

Edmond Kean ne dira rien que ne puisse entendre Anna Damby, je l’espère.

KEAN.

Kean ne devrait rien dire de ce qu’il va dire à miss Damby, jeune fille du monde, destinée à rester dans le monde ; Kean dira tout et doit tout dire à la jeune artiste qui lui accorde sa confiance, et lui fait l’honneur de venir chez lui le consulter, et ce qui lui paraîtrait, dans le premier cas, une inconvenance, qui semble, dans le second, un devoir.

ANNA.

Parlez donc, monsieur.

KEAN.

Vous êtes belle, je vous l’ai dit. C’est quelque chose, c’est beaucoup même pour la carrière que vous voulez embrasser ; mais ce n’est point tout, miss... La part de la nature est faite, celle de l’art reste à faire.

ANNA.

Oh ! dirigée par vous, j’étudierai, je ferai des progrès, j’acquerrai un nom.

KEAN.

Dans cinq ou six ans, c’est possible... car ne croyez pas que rien se fasse sans le temps et sans l’étude. Quelques privilégiés naissent avec le génie, mais comme le bloc de marbre naît avec la statue... il faut la main de Praxitèle ou de Michel-Ange pour en tirer une Vénus ou un Moïse. Oui, certes, je suppose, je crois même que vous êtes de ces élues ; que, dans quatre ou cinq ans, votre talent, votre réputation, ne vous laisseront rien à envier vos rivales, car c’est la gloire seule que vous cherchez... et votre immense fortune...

ANNA.

J’ai tout abandonné du moment que j’ai fui de chez mon tuteur.

KEAN.

Ainsi, vous n’avez rien ?

ANNA.

Rien.

KEAN.

En supposant que vous possédiez toutes les dispositions nécessaires, il vous faut toujours six mois d’étude avant vos débuts.

ANNA.

J’ai heureusement appris dans ma jeunesse tous ces petits ouvrages de femme qui peuvent nourrir celles qui les font. D’ailleurs, j’appartiens à une classe qui est habituée à s’honorer de ce qu’elle gagne. La fortune de ma famille, toute considérable qu’elle est, fut puisée à une source commerciale. Je travaillerai.

KEAN.

C’est bien ! Au bout de ces six mois de travail, supposons toujours des débuts brillants, et, alors, vous trouverez un directeur qui vous offrira cent livres sterling par an...

ANNA.

Mais, avec mes goûts simples et retirés, cent livres sterling, c’est une fortune.

KEAN.

C’est le quart de ce que vous aurez à dépenser rien que pour vos costumes. La soie, le velours et les diamants coûtent cher, miss. Êtes-vous disposée à vendre votre amour pour parer votre personne ?

ANNA.

Oh ! monsieur...

KEAN.

Pardon, miss, mais je me tairai à l’instant, ou vous me permettrez de tout dire... À l’heure où vous sortirez de cette chambre pour rentrer dans le monde, cette conversation sera oubliée.

ANNA, baissant son voile.

Parlez, monsieur.

KEAN.

Il se peut cependant que vous ayez le bonheur de rencontrer un homme riche, délicat, généreux... que vous aimiez et qui vous aime... qui ne vous donne pas, qui partage... Alors le premier danger est évité... la première humiliation n’existe plus... Mais, je vous l’ai dit, vous êtes belle... Vous ne connaissez pas nos journalistes d’Angleterre, miss... Il en est qui ont compris leur mission du côté honorable, qui sont partisans de tout ce qui est noble, défenseurs de tout ce qui est beau, admirateurs de tout ce qui est grand... Ceux-là, c’est la gloire de la presse, ce sont les anges du jugement de la nation... Mais il en est d’autres, miss, que l’impuissance de produire a jetés dans la critique... Ceux-là sont jaloux de tout, ils flétrissent ce qui est noble... ils ternissent ce qui est beau... ils abaissent ce qui est grand ! Un de ces hommes, pour votre malheur, vous trouvera belle, peut-être... Le lendemain, il attaquera votre talent... le surlendemain, votre honneur... Alors, dans votre innocence du mal, vous voudrez savoir quelle cause le pousse... naïve et pure, vous irez chez lui comme vous êtes venue chez moi... Vous lui demanderez le motif de sa haine et ce que vous pouvez faire pour qu’elle cesse... Alors il vous dira que vous vous êtes méprise sur ses intentions, que votre talent lui plaît, qu’il ne vous hait pas, qu’il vous aime au contraire... Vous vous lèverez comme vous venez de le faire, et il vous dira : « Rasseyez-vous, miss... ou demain... »

ANNA.

Horreur !...

KEAN.

Et supposons que vous ayez échappé à ces deux épreuves... une troisième vous attend... Vos rivales... car, au théâtre, on n’a pas d’amies... on n’a pas d’émulés... on n’a que des rivales... vos rivales feront ce que Cimmer et d’autres que je ne veux pas nommer ont fait contre moi. Chaque coterie étendra ses mille bras pour vous empêcher de monter un degré de plus, ouvrira ses mille bouches pour vous cracher la raillerie au visage, fera entendre ses mille voix pour dire du bien d’elles et du mal de vous... Elles emploieront, pour vous perdre, des moyens que vous mépriserez... et elles vous perdront avec ces moyens... elles achèteront la louange et l’injure à un prix qui ne leur coûte rien, à elles, et que vous ne voudrez pas payer, vous... Le public, insoucieux, ignorant, crédule, qui ne sait pas comment se fabriquent hideusement ces réputations et ces mensonges, les prendra pour des talents ou des vérités, à force de les entendre vanter ou redire. Enfin, un beau jour, vous vous apercevrez que la bassesse, l’ignorance et la médiocrité sont tout avec l’intrigue ; que l’étude, le talent, le génie ne servent à rien sans l’intrigue... Vous ne voudrez pas croire ; vous douterez encore quelque temps... Puis enfin, des larmes dans les yeux, du dégoût plein le cœur, du désespoir plein l’âme, vous en viendrez à maudire le jour, l’heure, la minute où cette fatale idée vous a prise de poursuivre une gloire qui coûte si cher et qui rapporte si peu... Maintenant, levez votre voile, miss ; j’en ai fini avec les choses honteuses.

ANNA.

Ô Kean ! Kean ! il faut que vous ayez bien souffert !... Comment avez-vous fait ?

KEAN.

Oui, j’ai bien souffert ! mais moins encore que ne doit souffrir une femme... car je suis un homme, moi... et je puis me défendre... Mon talent appartient à la critique, c’est vrai... Elle le foule sous ses pieds, elle le déchire avec ses griffes ; elle le mord avec ses dents... C’est son droit, et elle en use... Mais, quand un de ces aristarques d’estaminet s’avise de regarder dans ma vie privée, oh ! alors, la scène change. C’est moi qui menace, et c’est lui qui tremble. Mais cela arrive rarement... On voit trop souvent Hamlet faire des armes, pour que l’on cherche querelle à Kean.

ANNA.

Mais toutes ces douleurs ne sont-elles pas rachetées par ce seul mot que vous pouvez vous dire : « Je suis roi ? »

KEAN.

Oui, je suis roi, c’est vrai... trois fois par semaine à peu près, roi avec un sceptre de bois doré, des diamants de strass et une couronne de carton ; j’ai un royaume de trente-cinq pieds carrés, et une royauté qu’un bon petit coup de sifflet fait évanouir. Oh ! oui, oui, je suis un roi bien respecté, bien puissant, et surtout bien heureux, allez !

ANNA.

Ainsi, lorsque tout le monde vous applaudit, vous envie, vous admire...

KEAN.

Eh bien, parfois, je blasphème, je maudis, je jalouse le sort du portefaix courbé sous son fardeau, du laboureur suant sur sa charrue, et du marin couché sur le pont du vaisseau.

ANNA.

Et si une femme, jeune, riche, et qui vous aimât, venait vous dire : « Kean, ma fortune, mon amour sont à vous... sortez de cet enfer qui vous brûle... de cette existence qui vous dévore... quittez le théâtre... »

KEAN.

Moi ! moi ! quitter le théâtre... moi ! Oh ! vous ne savez donc pas ce que c’est que cette robe de Nessus qu’on ne peut arracher de dessus ses épaules qu’en déchirant sa propre chair ? Moi, quitter le théâtre, renoncer à ses émotions, à ses éblouissements, à ses douleurs ! moi, céder la place à Kemble et à Macready, pour qu’on m’oublie au bout d’un an, au bout de six mois, peut-être ! Mais rappelez-vous donc que l’acteur ne laisse rien après lui, qu’il ne vit que pendant sa vie, que sa mémoire s’en va avec la génération à laquelle il appartient, et qu’il tombe du jour dans la nuit... du trône dans le néant... Non ! non ! lorsqu’on a mis le pied une fois dans cette fatale carrière, il faut la parcourir jusqu’au bout... épuiser ses joies et ses douleurs, vider sa coupe et son calice, boire son miel et sa lie... Il faut finir comme on a commence, mourir comme on a vécu... mourir comme est mort Molière, au bruit des applaudissements, des sifflets et des bravos !... Mais, lorsqu’il est encore temps de ne pas prendre cette route, lorsqu’on n’a pas franchi la barrière... il n’y faut pas entrer... croyez-moi, miss, sur mon honneur, croyez-moi !

ANNA.

Vos conseils sont des ordres, monsieur Kean... Mais que faut-il que je fasse ?

KEAN.

Où vous êtes-vous retirée en quittant hier la maison de votre tuteur ?

ANNA.

Chez une tante... bonne... excellente, et qui m’aime comme sa fille...

KEAN.

Eh bien, il faut y retourner, miss, et lui demander asile et protection.

ANNA.

Pourra-t-elle me les accorder ?... Lord Mewill est puissant, et, lorsqu’il connaîtra l’endroit où je me suis réfugiée...

KEAN.

La loi est égale pour tous, miss, pour le faible comme pour le fort, excepté pour nous autres comédiens, cependant, qui sommes hors la loi. Votre tante demeure-t-elle loin d’ici ?

ANNA.

Dans Clary street.

KEAN.

À dix minutes de chemin d’ici. Prenez mon bras, mis... Je vais vous y conduire.

SALOMON, entrant.

Son Altesse royale le prince de Galles.

ANNA.

Oh ! mon Dieu !...

KEAN.

Vous direz au prince que je ne puis le recevoir, que je suis écrasé de fatigue, que je dors.

SALOMON.

J’ajouterai que vous avez passé la nuit à étudier, maître.

KEAN.

Non... Ajoute que j’ai passé la nuit à boire, il y a plus de chances pour qu’il te croie... Venez, miss...

ANNA.

Oh ! Kean, Kean ! vous êtes deux fois mon sauveur.

 

 

ACTE II

 

 

Troisième Tableau

 

La taverne de Peter Patt, au Trou du Charbon. Le théâtre est séparé au fond par deux cloisons qui forment des compartiments ; les côtés sont séparés de la même manière, de sorte que chaque buveur se trouve chez lui, quoique dans une pièce commune.

 

 

Scène première

 

JOHN COOKS, BUVEURS, au fond, à droite, LE CONSTABLE, lisant un journal

 

PREMIER BUVEUR.

De sorte qu’on l’a emporté sans connaissance ?

JOHN, avalant un verre de bière.

Sans connaissance.

DEUXIÈME BUVEUR.

Et tu lui avais cassé sept dents ?

JOHN, tendant son verre.

Sept ! trois en haut, quatre en bas ; deux canines, cinq incisives.

TROISIÈME BUVEUR.

Et, alors, le duc de Sutherland, qui pariait pour toi, a gagné.

JOHN.

D’emblée !... et il m’a donné une guinée par dent cassée... Aussi, je lui ai promis de boire à sa santé...

Vidant son verre.

Et je lui tiens parole.

PREMIER BUVEUR.

Et tu n’as attrapé qu’un coup de soleil sur l’œil ?

JOHN.

En tout et pour tout : une affaire de soixante-douze heures, aujourd’hui noir, demain violet, après-demain jaune, et c’est fini.

 

 

Scène II

 

JOHN COOKS, BUVEURS, LE CONSTABLE, LORD MEWILL, entrant

 

LORD MEWILL.

Le maître de la taverne ?

PETER.

Me voilà, Votre Honneur.

LORD MEWILL.

Écoutez, mon ami, et retenez bien ce que je vais vous dire.

PETER.

J’écoute.

LORD MEWILL.

Une jeune fille viendra dans la soirée, et demandera une chambre ; vous lui ouvrirez la plus propre de votre taverne. Tout ce qu’elle désirera, vous le lui donnerez. Ayez pour elle les plus grands soins, les plus grands égards ; car cette jeune fille est destinée à devenir l’une des plus grandes dames d’Angleterre. Voici pour vous payer de vos peines.

PETER.

Est-ce tout ce que vous avez à me recommander, milord ?

LORD MEWILL.

Pouvez-vous me faire connaître le patron d’un petit bâtiment, bon voilier, que je puisse affréter pour huit jours ?

PETER.

J’ai votre affaire.

Appelant.

Georges !

Un des Buveurs habillé en marin se lève, et vient sur le devant de la scène.

Voici un gentleman qui aurait besoin d’un joli sloop pour huit jours, dix jours.

GEORGES.

Pour le temps qu’il voudra ; le tout est de s’entendre.

LORD MEWILL.

Mais bon marcheur.

GEORGES.

Oh ! la Reine-Élisabeth est connue dans le port ; vous pouvez vous informer à qui vous voudrez si elle ne file pas ses huit nœuds à l’heure.

LORD MEWILL.

Et peut-elle remonter jusqu’ici ?

GEORGES.

Je la mènerai où je voudrai. Elle ne tire que trois pieds d’eau... Faites défoncer un tonneau de bière, et je me charge de l’amener dans la chambre.

LORD MEWILL.

Et peut-on la voir ?

GEORGES.

Elle est ancrée à un quart de mille d’ici, voilà tout.

LORD MEWILL.

Eh bien, allons, et nous causerons d’affaires en route.

GEORGES.

Volontiers, milord. Attendez seulement que j’achève ma bière.

Il boit, puis sort avec lord Mewill.

 

 

Scène III

 

JOHN COOKS, BUVEURS moins GEORGES, LE CONSTABLE

 

PETER.

Et l’autre, pour combien de temps en aura-t-il ?

JOHN.

Pour ses trois bons mois... Six semaines de bouillie... six semaines de panade... Ça lui apprendra à se frotter à John Cooks.

 

 

Scène IV

 

JOHN COOKS, BUVEURS, LE CONSTABLE, KEAN, entrant  vêtu en matelot

 

KEAN.

Master Peter Patt !

PETER.

Voilà !... Ah ! c’est vous. Votre Honneur ?

KEAN.

En personne... Le souper ?

PETER.

On le dresse dans la grande salle.

KEAN.

Et ?

PETER.

Oh ! ce qu’il y a de plus beau, voyez-vous, ce n’est pas trop bon pour Votre Honneur.

KEAN, s’asseyant à la table, en face de celle du Constable.

C’est bien ; donne-moi quelque chose à boire en attendant.

PETER.

De l’ale, du porter ?

KEAN.

Me prends-tu pour un Flamand, drôle ?... Du vin de Champagne !

Peter sort.

JOHN.

As-tu entendu ce marin d’eau douce qui prétend que la bière lui déshonorerait le gosier ?

KEAN, à Peter, qui lui apporte son vin.

Et personne n’est arrivé encore ?

PETER.

Personne.

KEAN.

Va donner un coup d’œil au souper... Je crois qu’il brûle.

PETER.

J’y vais, Votre Honneur.

Peter sort.

JOHN.

Il faut que j’approfondisse ce que c’est que ce farceur-là... Laisse-moi faire un peu, nous allons rire.

DEUXIÈME BUVEUR.

Que vas-tu faire ?

JOHN.

Écoute : s’il avale un verre de la bouteille qu’il a devant lui, je ne veux pas m’appeler John Cooks.

S’approchant de Kean d’un air goguenard.

Il paraît qu’il n’y avait pas trop de glaces du côté du pôle, beau baleinier, et que la pêche n’a pas été mauvaise.

KEAN, le regardant.

Qu’est-ce que vous avez donc sur l’œil ?

JOHN.

Et que nous convertissons l’huile en vin de Champagne.

KEAN.

Il faudrait vous mettre quatre sangsues là-dessus, mon brave homme ; ça n’est pas beau.

Kean verse du vin dans son verre.

JOHN, prenant le verre.

Avez-vous demandé du meilleur, au moins ?

Il avale le Champagne et repose le verre sur la table ; Kean le regarde faire.

KEAN.

À moins que vous n’ayez l’espoir d’appareiller l’autre œil avec celui-là ; ce qui n’est pas difficile, en vous y prenant comme vous faites.

JOHN.

Ah ! vous croyez ?

KEAN, se versant une seconde fois à boire.

J’en suis sûr.

JOHN.

En donnant du retour, hein ?

KEAN.

Gratis.

JOHN, prenant le verre et buvant.

À la santé du marchand !

KEAN, ôtant son habit.

Merci, l’ami.

JOHN.

Ah ! il paraît que vous tenez l’article.

KEAN, ôtant sa veste.

Oui, et je me charge de la fourniture.

JOHN, riant.

Ah ! ah ! ah !

TOUS.

Bravo ! bravo !

PETER, rentrant, à John.

Eh bien, que fais-tu donc, John ?

JOHN.

Tu le vois bien : je m’apprête...

PETER, à Kean.

Que fait Votre Honneur ?

KEAN.

Tu le vois bien, je me prépare.

PETER, à John.

Mais tu ne sais pas à qui tu as affaire.

JOHN.

Qu’est-ce que ça me fait ?

PETER.

Monsieur le constable !

LE CONSTABLE, monté sur une chaise pour mieux voir.

Laissez-moi donc regarder, imbécile !

PETER.

Allons, allons, battez-vous si ça vous fait plaisir.

Il sort. Morceau d’ensemble pendant lequel Kean et John boxent, et à la fin duquel John reçoit un coup de poing sur l’autre œil ; il tombe dans les bras de ses amis qui l’entourent ; Kean remet sa veste, et va s’asseoir à la table.

KEAN.

Peter !

PETER.

Voilà.

KEAN.

Un autre verre.

PETER.

Il paraît que c’est fini.

Il va voir dans le compartiment voisin.

Ça n’a pas été long.

LE CONSTABLE, descendant de sa chaise, et allant à la table de Kean.

Voulez-vous me permettre de vous offrir mes compliments, monsieur le marin ?

KEAN.

Voulez-vous me permettre de vous offrir un verre de ce vin de Champagne, monsieur le constable ?

LE CONSTABLE.

Vous avez donné là un triomphant coup de poing, jeune homme.

KEAN.

Vous me flattez, monsieur ; c’est un coup de poing de troisième ordre, pauvre et mesquin : si j’avais serré le coude au corps et dégagé le bras du bas en haut, le drôle aurait certainement eu la tête fendue.

Peter apporte des verres et Kean verse.

LE CONSTABLE.

C’est un petit malheur, monsieur le marin ; espérons qu’une autre fois vous serez plus heureux.

KEAN.

Je n’ai fait que ce que je voulais faire : je lui avais promis un coup de poing pareil à celui qu’il avait déjà reçu, je le lui ai donné.

LE CONSTABLE.

Oh ! religieusement, il n’a rien à dire ; je le crois même d’une qualité supérieure.

KEAN.

Vous paraissez amateur, monsieur le constable.

LE CONSTABLE.

Je suis passionné : il ne se passe pas dans mon arrondissement un boxing ou un combat de coqs que je n’y assiste ; j’adore les artistes.

KEAN.

Vraiment ? Eh bien, monsieur le constable, si vous voulez être un des mes convives, je vous ferai connaître un artiste, moi.

LE CONSTABLE.

Vous donnez un souper ?

KEAN.

Je suis parrain. Eh ! tenez, voilà la marraine, n’est-elle pas jolie ?

Ketty la Blonde entre avec tous les Convives.

LE CONSTABLE.

Charmante ! je vais faire un tour chez moi, prévenir ma femme que je ne rentrerai pas de bonne heure.

KEAN.

Prévenez-la que vous ne rentrerez pas du tout, allez : c’est plus prudent.

Le Constable sort.

 

 

Scène V

 

KEAN, KETTY, LES CONVIVES

 

KEAN, allant à Ketty et l’embrassant.

Ketty !

KETTY.

Oh ! monsieur Kean, vous ne m’avez donc pas tout à fait oubliée ?

KEAN.

Et toi, Ketty, tu te souviens donc toujours du pauvre bateleur David, quoiqu’il ait changé de nom, et qu’il s’appelle maintenant Edmond Kean ?

KETTY.

Oh ! toujours.

KEAN.

Et qu’as-tu fait, mon enfant, depuis que je ne l’ai vue ?

KETTY.

J’ai pensé au temps où j’étais heureuse.

KEAN.

Eh bien, ma pauvre Ketty, je veux que ce temps-là revienne pour toi.

KETTY, tristement.

Impossible, monsieur Kean.

KEAN.

Tu aimes quelqu’un sans doute ? Voyons !

KETTY, baissant les yeux.

Je n’aime personne.

KEAN.

Mais enfin, si la chose arrivait jamais, et que quelques centaines de guinées fussent nécessaires à ton établissement, viens me trouver, mon enfant, et je me charge de la dot.

KETTY, pleurant.

Je ne me marierai jamais, monsieur Kean.

KEAN.

Tiens, pardonne-moi, Ketty, je suis un imbécile.

À Pistol, qui entre.

Eh bien, Pistol, et le vieux Bob, vient-il ?

 

 

Scène VI

 

KEAN, KETTY, LES CONVIVES, PISTOL

 

PISTOL.

Oh ! oui, le viens Bob, il est dans son lit.

KETTY.

Dans son lit !

KEAN.

Comment cela ?

PISTOL.

En voilà, un guignon !... Imaginez-vous, monsieur Kean... la, qu’il était descendu dans la rue... Il était superbe, quoi ! il avait son chapeau gris, son carrick pistache et son grand col de chemise qui lui guillotine les oreilles, vous savez... Nous nous mettons en route, il fait quatre pas... « Oh ! dit-il, j’ai oublié ma trompette... – Bah ! qu’est-ce que vous voulez faire de votre trompette ? que je lui réponds. – Je veux leur en jouer un petit air au dessert, ça les distraira... – Est-ce qu’ils ne connaissent pas tous vos airs ? Gardez votre respiration pour une autre circonstance, allez... – Veux-tu courir me chercher mon instrument, et sans raisonner, drôle !... – Ah ! tiens, je ne sais pas où elle est, votre instrument, allez la chercher vous-même... » Vous savez, il est vif, le père Bob... Je n’avais pas fini, qu’il m’allonge un coup de pied... Heureusement que je connais ses tics, et que je ne le perds jamais de vue quand nous causons ensemble.

KEAN.

Eh bien, tu l’as reçu, voilà tout.

PISTOL.

Eh ! non, voilà le malheur, j’ai fait un saut de côté.

KEAN.

Alors tu ne l’as pas reçu, tant mieux !

PISTOL.

Non, je ne l’ai pas reçu ; mais, comme il s’attendait à trouver de la résistance... quelque chose au bout de son pied, pauvre cher homme ! et qu’il n’y a rien trouvé, il a perdu l’équilibre et est tombé à la renverse !

KETTY.

Oh ! mon Dieu !

PISTOL.

Tiens, ne m’en parle pas, j’aimerais mieux avoir reçu vingt-cinq coups de pied où il visait, que d’être cause d’un malheur comme celui qui lui est arrivé.

KETTY.

S’est-il blessé, mon Dieu ?

PISTOL, pleurant.

On croit qu’il s’est démis l’épaule.

KEAN.

Et l’on a envoyé chercher un médecin ?

PISTOL.

Oui, oui...

KEAN.

Et qu’a-t-il dit, ce médecin ?

PISTOL.

Il a dit que Bob en avait au moins pour six semaines sans bouger de son lit ; et, pendant ce temps-là, toute la troupe se serrera le ventre, voyez-vous, parce que la trompette du père Bob, elle est connue comme l’enseigne de M. Peter. Eh bien, si demain il ôtait son enseigne, on croirait qu’il a fait banqueroute, et personne n’entrerait plus.

KEAN.

Il n’y a pas d’autre malheur que ça ?

PISTOL.

Eh ! mais il me semble que c’en est un, de malheur, que de jeûner six semaines, quand on n’est pas dans le carême.

KEAN.

Peter !

PETER.

Votre Honneur ?

KEAN.

Une plume, de l’encre, du papier.

KETTY.

Que va-t-il faire ?

PETER.

Voilà.

KEAN, écrivant.

Fais porter cette lettre au directeur du théâtre de Covent-Garden. Je lui annonce que je jouerai demain le deuxième acte de Romeo et le rôle de Falstaff, au bénéfice d’un de mes anciens camarades qui s’est démis l’épaule.

KETTY.

Oh ! monsieur Kean !

PISTOL.

En voilà, un vrai et véritable ami, dans le bonheur comme dans le malheur !

PETER, appelant.

Philips !

Un Garçon entre.

KEAN, lui donnant la lettre.

Tiens, il y a réponse. Eh bien, tout le monde est-il prêt ?

PISTOL.

Tout le monde.

KEAN.

Partons, alors.

PISTOL.

C’est juste ; il ne faut pas faire attendre le vicaire.

KEAN.

Oh ! ce n’est pas encore tout à fait pour le vicaire, qui attendrait à la rigueur ; c’est pour le souper qui n’attendrait pas. Peter, je te le recommande.

PETER.

Soyez tranquille ; je vais voir si la broche tourne.

 

 

Scène VII

 

PETER, puis UN SOMMELIER

 

PETER.

On y veille, au souper, et soigneusement. On sait que vous êtes un gourmand, monsieur Kean, et l’on vous traitera en conséquence. Sommelier ! sommelier !

LE SOMMELIER.

Voilà.

PETER.

Vous aurez soin que l’on ne mette pas une goutte d’eau dans les bouteilles qu’on servira devant M. Kean.

LE SOMMELIER.

Et dans les autres ?

PETER.

Dans les autres, j’y vois beaucoup moins d’inconvénients.

LE SOMMELIER.

C’est bien, maître.

 

 

Scène VIII

 

PETER, ANNA, entrant suivie d’une femme de chambre

 

ANNA.

Monsieur, je voudrais une chambre.

PETER.

Elle est prête.

ANNA.

Comment ?

PETER.

Oui. Quelqu’un m’a ordonné de préparer la meilleure chambre de mon auberge pour une dame qui devait venir ce soir. La dame, c’est vous, je le présume.

ANNA, à part.

Il pense à tout !

Haut.

Menez-moi vite à cette chambre, mon ami ; je crains à tout moment que quelqu’un n’entre ici.

PETER.

Dolly ! Dolly.

Une Femme de chambre entre.

Voici la porte, miss, numéro 1.

À la Femme de chambre.

Conduisez. Madame désire-t-elle quelque chose ?

ANNA.

Merci ; je n’ai besoin de rien.

Elle entre.

 

 

Scène IX

 

PETER, SALOMON

 

SALOMON, entrant.

Bonjour, monsieur Peter.

PETER.

Ah ! monsieur Salomon, c’est vous ? Diable ! vous entendez votre affaire : vous arrivez trop tard pour le temple et trop tôt pour le souper. Qu’est-ce qu’on peut vous offrir en attendant ?

SALOMON.

Rien, maître Peter, absolument rien ; je viens seulement parler à notre grand et illustre Kean d’une affaire de théâtre, une misère, rien du tout.

PETER.

C’est égal, je vais toujours vous envoyer un pot de vieille bière ; vous causerez ensemble en attendant.

SALOMON.

Ce n’est pas l’embarras, le temps paraît moins long passé avec un ami. Mais, aussitôt que notre grand tragédien sera revenu, dites-lui que je l’attends ici, hein ! et que j’ai à lui parler à lui seul, et à l’instant.

PETER, sortant.

Convenu.

 

 

Scène X

 

SALOMON, seul, assis à la place où était le Constable

 

Ah ! voyons ce qu’on dit de notre dernière représentation du More de Venise.

Il prend les journaux ; on lui apporte un pot de bière.

Merci, l’ami...

Lisant.

Hum, hum... « Paris... Saint-Pétersbourg... Vienne... » Sont-ils ennuyeux d’emplir leurs journaux de nouvelles politiques, de la France, de la Russie, de l’Autriche ! qui est-ce qui s’occupe de cela ? qui est-ce que ça intéresse ?... Ah !

Lisant.

« Théâtre de Drury-Lane, représentation du More de Venise. M. Kean. – Le spectacle d’hier a attiré peu de monde... » On a refusé cinq cents places au bureau ; la salle craquait. « La mauvaise composition de la soirée. » Merci ! on jouait le More de Venise et le Songe d’une nuit d’été, les deux chefs-d’œuvre de Shakespeare. « La médiocrité des acteurs... » L’élite de la troupe seulement : miss O’Neil, mistress Siddons, Kean, l’illustre Kean ! « Le jeu frénétique de Kean, qui fait d’Othello un sauvage. » Eh bien, qu’est-ce qu’il veut qu’il en fasse ? un fashionable ?

Regardant la signature de l’auteur de l’article.

Ah ! cela ne m’étonne plus : « Cooksman. » Connu ! Ô honte ! honte ! voilà les hommes qui jugent, qui condamnent, et qui parfois étranglent.

Il prend un autre journal.

Ah ! ceci, c’est autre chose ; l’article est d’un camarade, M. Brixon ; il a pris l’habitude de les faire lui-même, de peur que les autres ne lui rendent pas justice. Le public ne sait pas ça, lui ; mais nous autres !... Voyons. « La représentation a été magnifique hier à Drury-Lane ; la salle regorgeait de monde ; et la moitié des personnes qui se sont présentées au bureau n’ont pu trouver place. La grande et sombre figure d’Iago... » C’est le rôle qu’il joue ! « A été magnifiquement rendue par M. Brixon. » En voilà un qui ne s’écorche pas, au moins. Du reste, il n’y a pas de mal, tant qu’on ne dit que du bien de soi, chacun est libre. « La faiblesse de l’acteur chargé de représenter Othello. » Il le trouve trop faible, celui-là ; l’autre le trouvait trop fort ! « A servi à faire mieux ressortir encore la profondeur du jeu de notre célèbre... »

Il jette le journal.

Coterie ! coterie ! Ah ! mon Dieu, que je suis heureux de n’être qu’un pauvre souffleur.

 

 

Scène XI

 

KEAN, entrant, SALOMON

 

KEAN.

Qu’as-tu donc de si pressé à me dire, Salomon ? et pourquoi ne viens-tu pas te mettre à table ?

SALOMON.

Je ne suis pas venu pour souper ; je n’ai pas faim, voyez-vous ; il vient d’arriver quelque chose à l’hôtel !

KEAN.

Quoi donc ?

SALOMON.

C’est le brigand de juif Samuel, le bijoutier, vous savez ? qui a obtenu prise de corps contre vous, pour votre billet de quatre cents livres sterling, et le shérif et les attorneys sont à l’hôtel !

KEAN.

Qu’importe, puisque je suis à la taverne, moi ?

SALOMON.

Mais ils ont dit qu’ils attendraient jusqu’à ce que vous rentrassiez.

KEAN.

Eh bien, Salomon, sais-tu ce que je ferai, mon ami ?

SALOMON.

Non.

KEAN.

Je ne rentrerai pas.

SALOMON.

Maître !

KEAN.

Que me manque-t-il ici ? Bon vin, bonne table, crédit ouvert et inépuisable, des amis qui m’aiment à me faire oublier le monde entier. Laisse le shérif et les attorneys s’ennuyer à l’hôtel et amusons-nous à la taverne. Nous verrons lesquels, d’eux ou de moi, se lasseront les premiers.

 

 

Scène XII

 

KEAN, SALOMON, ANNA, entrant vivement, puis PETER et LE CONSTABLE

 

ANNA.

Monsieur Kean, monsieur Kean, c’est votre voix ; je l’ai entendue. Me voilà.

KEAN.

Miss Anna ! vous ici, dans une taverne, sur le port ? Pardon, mais les droits que vous m’avez donnés à votre confiance me permettent de vous adresser cette question. Au nom du ciel, que venez-vous faire ici ? qui vous y a conduite ? Salomon, mon ami... va dire qu’on se mette à table en m’attendant.

ANNA.

Oh ! maintenant que nous sommes seuls, expliquez-vous, monsieur Kean.

KEAN.

Mais vous-même, miss, dites-moi, qui vous amène dans un lieu si peu digne ?

ANNA.

Votre lettre.

KEAN.

Ma lettre ? Je n’ai pas eu l’honneur de vous écrire.

ANNA.

Vous ne m’avez pas écrit, monsieur, que ma liberté était compromise, qu’il fallait que je quittasse la maison de ma tante, parce qu’on devait ?... Oh ! mais j’ai votre lettre sur moi. Tenez, tenez, la voilà.

KEAN.

Il y a quelque infamie cachée sous tout cela. Quoiqu’on ait essayé d’imiter mon écriture, ce n’est pas la mienne.

ANNA.

N’importe ! lisez-la, monsieur ; elle vous expliquera ma présence ici, ma joie en vous revoyant. Lisez, lisez, je vous prie.

KEAN, lisant.

« Miss, on vous a vue entrer chez moi ; on vous a vue en sortir ; on nous a suivis : votre retraite est découverte ; on sollicite, pour vous en arracher, un ordre que l’on obtiendra. Il n’y a qu’un moyen d’échapper à vos persécuteurs : rendez-vous ce soir sur le port ; demandez la taverne du Trou du Charbon. Un homme masqué viendra vous y prendre ; suivez-le avec confiance, il vous conduira dans un lieu où vous serez à l’abri de toute recherche, et où vous me retrouverez. Ne craignez rien, miss, et accordez-moi toute votre confiance ; car j’ai pour vous autant de respect que d’amour.

« Edmond Kean.

« On veille sur moi comme sur vous ; voila pourquoi je ne vais pas moi-même vous supplier de prendre cette résolution, qui seule peut vous sauver. »

ANNA.

Voilà l’explication de ma conduite, monsieur Kean ; je n’ai pas besoin de vous en donner d’autre. J’ai cru que cette lettre était de vous ; je me suis fiée à vous ; je suis venue à vous.

KEAN.

Ô miss ! miss, combien je remercie le hasard ou plutôt la Providence qui m’a conduit ici ! Écoutez, il y a dans toute cette chose un mystère d’infamie que je vais approfondir, je vous jure, et dont l’auteur se repentira. Mais, au point où nous en sommes, et pour me soutenir dans la lutte que je vais engager, il faut que vous me disiez tout, miss ; il faut que vous n’ayez plus de secrets pour moi ; il faut que je vous connaisse comme une sœur ; car je vais vous défendre, j’en jure Dieu, comme si vous étiez de ma plus proche et de ma plus chère famille.

ANNA.

Oh ! avec vous, près de vous, je ne crains rien.

KEAN.

Et cependant vous tremblez, miss.

ANNA.

Oh ! monsieur Kean, est-il bien généreux à vous de m’interroger, lorsqu’à vous surtout je ne puis tout dire.

KEAN.

Et que peut avoir à cacher un jeune cœur comme le vôtre, miss ? Parlez-moi comme vous parleriez à votre meilleur ami, à votre frère.

ANNA.

Mais comment oserai-je ensuite lever les yeux sur vous ?

KEAN.

Écoutez-moi, car je vais aller au-devant de vos paroles... Je vais lever un coin du voile sous lequel vous cachez votre secret... Habitué, comme nous le sommes, nous autres comédiens, à reproduire tous les sentiments humains, notre étude continuelle doit être d’aller les chercher au plus profond de la pensée... Eh bien, j’ai cru lire dans la vôtre... pardon, miss, si je me trompe... que votre haine pour lord Mewill... vient d’un sentiment tout opposé pour un autre.

ANNA.

Oui, oui... et vous ne vous êtes pas trompé... Mais ce n’est point ma faute : j’ai été entraînée par une fatalité bizarre, à laquelle aucune femme n’aurait pu résister... Oh ! pourquoi ne m’a-t-on pas laissée mourir ?

KEAN.

Mourir !... vous si jeune, si belle ! et pourquoi vouliez-vous mourir ?

ANNA.

Ce n’était point moi qui voulais quitter la vie, c’était Dieu qui semblait m’avoir condamnée. Une mélancolie profonde, un dégoût amer de l’existence s’étaient emparés de moi... Mon corps manquait de forces, ma poitrine d’air, mes yeux de lumière ; j’éprouvais l’impossibilité de vivre, et je sentais que j’étais entraînée vers la mort, sans secousse, sans douleur, sans crainte même, car je n’éprouvais aucune envie de vivre... Je ne désirais rien, je n’espérais rien, je n’aimais rien. Mon tuteur avait consulté les médecins les plus habiles de Londres, et tous avaient dit que le mal était sans remède, que j’étais attaquée de cette maladie de nos climats contre laquelle toute science échoue. Un seul d’entre eux demanda si, parmi les distractions de ma jeunesse, le spectacle m’avait été accordé. Mon tuteur répondit qu’élevée dans un pensionnat sévère, cet amusement m’avait toujours été interdit... Alors il le lui indiqua comme un dernier espoir... Mon tuteur en fixa l’essai au jour même ; il fit retenir une loge, et m’annonça, après le dîner, que nous passions notre soirée à Drury-Lane ; j’entendis à peine ce qu’il me disait. Je pris son bras lorsqu’il me le demanda, je montai en voiture... et je me laissai conduire comme d’habitude, chargeant en quelque sorte les personnes qui m’accompagnaient de sentir, de penser, de vivre pour moi... J’entrai dans la salle... Mon premier sentiment fut presque douloureux : toutes ces lumières m’éblouirent, cette atmosphère chaude et embaumée m’étouffa... Tout mon sang reflua vers mon cœur et je fus près de défaillir... Mais, en ce moment, je sentis un peu de fraîcheur, on venait de lever le rideau. Je me tournai instinctivement, cherchant de l’air à respirer... C’est alors que j’entendis une voix... oh !... qui vibra jusqu’au fond de mon cœur... Tout mon être tressaillit... Cette voix disait des vers mélodieux comme jamais je n’en avais entendu... des paroles d’amour comme je n’aurais jamais cru que des lèvres humaines pussent en prononcer... Mon âme tout entière passa dans mes yeux et dans mes oreilles... Je restai muette et immobile comme la statue de l’étonnement, je regardai, j’écoutai... On jouait Romeo.

KEAN.

Et qui jouait Romeo ?

ANNA.

La soirée passa comme une seconde, je n’avais point respiré, je n’avais point parlé, je n’avais point applaudi... Je rentrai à l’hôtel de mon tuteur, toujours froide et silencieuse pour tous, mais déjà ranimée et vivante au cœur. Le surlendemain, on me conduisit au More de Venise... j’y vins avec tous mes souvenirs de Romeo... Oh ! mais, cette fois, ce n’était plus la même voix, ce n’était plus le même amour, ce n’était plus le même homme ; mais ce fut toujours le même ravissement... le même bonheur... la même extase... Cependant je pouvais parler déjà, je pouvais dire : « C’est beau !... c’est grand !... c’est sublime ! »

KEAN.

Et qui jouait Othello ?

ANNA.

Le lendemain, ce fut moi qui demandai si nous n’irions point à Drury-Lane. C’était la première fois, depuis un an peut-être, que je manifestais un désir ; vous devinez facilement qu’il fut accompli. Je retournai dans ce palais de féeries et d’enchantements : j’allais y chercher la figure mélancolique et douce de Romeo... le front brûlant et basané du More... j’y trouvai la tête sombre et pâle d’Hamlet... Oh ! cette fois, toutes les sensations amassées depuis trois jours jaillirent à la fois de mon cœur trop plein pour les renfermer... mes mains battirent, ma bouche applaudit... mes larmes coulèrent.

KEAN.

Et qui jouait Hamlet, Anna ?

ANNA.

Romeo m’avait fait connaître l’amour, Othello la jalousie, Hamlet le désespoir... Cette triple initiation compléta mon être... Je languissais sans force, sans désir, sans espoir ; mon sein était vide, mon âme en avait déjà fui, ou n’y était pas encore descendue, l’âme de l’acteur passa dans ma poitrine : je compris que je commençais seulement de ce jour à respirer, à sentir, à vivre !

KEAN.

Mais vous ne m’avez pas dit, miss, quel était l’homme qui avait rallumé l’âme éteinte, et quel était le Christ qui avait ressuscité la jeune fille déjà couchée dans la tombe.

ANNA.

Oh ! c’est que voilà justement le nom que je n’ose pas vous dire... de peur de ne pouvoir plus lever mes regards sur vous.

KEAN.

Anna, est-il vrai ?... est-il bien vrai ?... et suis-je assez malheureux ?...

ANNA, effrayée.

Que dites-vous ?

KEAN.

Quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre, Anna... quelque chose que je vous avouerai peut-être un jour... plus tard... Mais, dans ce moment, miss Anna, ne songeons qu’à vous, chère sœur !

ANNA.

Kean, mon frère, mon ami !...

KEAN.

Revenons à cette lettre ; car, maintenant que je sais tout, il n’y a pas une minute à perdre...

ANNA.

Mais, à votre tour, dites-moi, comment êtes-vous venu, et que signifie ce costume ?

KEAN.

Parrain d’un enfant qui appartient à de pauvres gens que j’ai connus autrefois, j’ai pensé que cet habit leur donnerait plus de liberté avec de moi, en me faisant davantage leur égal... Je l’ai pris, et me voilà... Mais parlons d’autre chose... Cet homme masqué n’est pas venu ?

ANNA.

Pas encore.

KEAN.

Il va venir, alors.

ANNA.

Sans doute.

KEAN, appelant.

Peter !

ANNA.

Qu’allez-vous faire ?

Peter entre.

KEAN.

Le constable est-il arrivé ?

PETER.

Il attend dans la grande salle avec le reste de la société.

KEAN.

Priez-le de venir.

ANNA.

Oh ! Kean, vous m’effrayez.

KEAN.

Que pouvez-vous craindre ?

ANNA.

Je ne crains rien pour moi... C’est pour vous.

KEAN.

Oh ! soyez tranquille... Ah ! venez, monsieur le constable, venez... Voici miss Anna Damby, l’une des plus riches héritières de Londres, à qui l’on veut faire violence pour le choix d’un époux ; je vous ai appelé pour vous la confier... Votre mission est grande et belle, monsieur le constable... Étendez le bras sur cette jeune fille, et sauvez-la.

LE CONSTABLE.

Quel changement ! et qui êtes vous, monsieur, qui réclamez mon ministère avec tant de confiance et d’autorité ?

KEAN.

Peu importe qui réclame la protection de la loi, puisque la loi est égale pour tous, puisque la justice porte un bandeau sur les yeux, et que ses oreilles seules sont ouvertes. En tout cas, si vous voulez savoir qui je suis, je suis l’acteur Kean. Vous m’avez dit que vous aimiez les artistes, je vous ai promis de vous en faire connaître un... Vous voyez que je tiens ma parole.

LE CONSTABLE.

Comment ne vous ai-je pas reconnu, moi qui vous ai vu jouer cent fois, et qui suis un de vos plus chauds admirateurs ?... Ainsi, mademoiselle, vous réclamez ma protection ?

ANNA.

À genoux.

LE CONSTABLE.

Elle vous est acquise, mademoiselle ; seulement, dites-moi de quelle manière...

KEAN.

Anna, entrez avec M. le constable dans cette chambre ; vous lui direz... vous lui raconterez tout... Quant à moi, il faut que je reste seul ici... J’attends quelqu’un.

ANNA.

Kean, de la prudence.

KEAN.

Allez, je vous prie... Quant à nous, monsieur le constable, soyez tranquille, cela ne changera rien au programme de notre soirée, et nous n’en souperons que plus joyeusement, je vous le jure.

Anna et le Constable sortent.

 

 

Scène XIII

 

KEAN, seul

 

Oh ! quelle étrange chose ! Pauvre Anna ! quelle persécution ! quelle trame ! quel complot ! Et tout cela contre une enfant frêle à être brisée par un souffle, et encore pâle de cette mort dont elle est à peine sauvée. Et quand je pense qu’il y avait mille chances pour que je ne me trouvasse point ici, et qu’alors un rapt s’y commettait en mon nom ! Ah ! voilà donc pourquoi ce bruit se répandit si rapidement et si étrangement... que j’avais enlevé miss Anna, avant même que je l’eusse vue... Je devais servir de manteau à un lord ruiné qui veut refaire sa fortune... Oh ! mais je suis venu, me voilà... On ne peut arriver à miss Anna que par cette porte, et elle est gardée, et bien gardée à cette heure, je le jure... Ah ! voilà quelqu’un, ce me semble... Vive-Dieu ! c’est lui... J’avais peur qu’il ne vînt pas.

Demi-nuit au théâtre.

 

 

Scène XIV

 

KEAN, assis, LORD MEWILL, entrant masqué

 

LORD MEWILL.

Elle est venue.

À Kean.

Pardon, mon ami, mais je voudrais passer.

KEAN.

Pardon, milord, mais vous ne passerez pas.

LORD MEWILL.

Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

KEAN.

Parce que nous ne sommes ni dans un temps de l’année, ni dans une ère du monde où l’on voyage avec des masques... C’est une mode perdue en Angleterre depuis le règne de Marie la Catholique.

LORD MEWILL.

Il peut se trouver telle circonstance où il y ait nécessité de cacher son visage.

KEAN.

Un honnête homme et un noble projet vont toujours figure découverte, milord... Votre projet, je le connais déjà, et c’est un projet infâme. Quant à votre figure, je la connaîtrai tout à l’heure et je saurai qu’en penser, comme de votre projet, milord ; car, si vous n’ôtez pas votre masque, je jure Dieu que je vous l’arracherai, et cela à l’instant même, entendez-vous ?

LORD MEWILL.

Monsieur !...

KEAN.

Hâtez-vous, hâtez-vous, milord.

Lord Mewill fait un mouvement pour sortir, Kean lui saisissant le bras droit de la main gauche.

Oh ! vous ne sortirez pas, c’est moi qui vous le dis... Vous avez encore une main libre, milord : usez-en pour vous démasquer... et, croyez-moi, ne laissez pas approcher la mienne de votre visage.

LORD MEWILL, voulant dégager son bras.

Ah ! c’en est trop ! je saurai quel est l’insolent qui m’insulte.

KEAN.

Et moi, quel est le lâche qui veut fuir !

Il lui arrache son masque.

Entrez... entrez tous... et avec de la lumière, afin que nous puissions nous reconnaître ici...

Tous entrent.

LORD MEWILL.

Kean !...

KEAN.

Lord Mewill ! je ne m’étais donc pas trompé.

LORD MEWILL.

C’est un guet-apens !

KEAN.

Non, milord, car la chose restera entre nous... Mais, comme vous m’avez insulté en vous servant de mon nom pour commettre une lâcheté, vous me rendrez raison, milord, et tout sera dit.

LORD MEWILL.

Il n’y a qu’une difficulté à cela, monsieur : c’est qu’un lord, un noble, un pair d’Angleterre... ne peut pas se battre avec un bateleur, un saltimbanque, un histrion.

KEAN, reposant à terre une chaise qu’il avait soulevée.

Oui, vous avez raison, il y a trop de distance entre nous. Lord Mewill est un homme honorable, tenant à l’une des premières familles d’Angleterre... de riche et vieille noblesse conquérante... si je ne me trompe. Il est vrai que lord Mewill a mangé la fortune de ses pères en jeux de cartes et de dés, en paris de coqs et en courses de chevaux ; il est vrai que son blason est terni de la vapeur de sa vie débauchée, et de ses basses actions...et qu’au lieu de monter encore, il a descendu toujours. Tandis que le bateleur Kean est né sur le grabat du peuple, a été exposé sur la place publique, et, ayant commencé sans nom et sans fortune, s’est fait un nom égal au plus noble nom, et une fortune qui, du jour où il le voudra bien, peut rivaliser avec celle du prince royal... Cela n’empêche pas que lord Mewill ne soit un homme honorable, et Kean un bateleur ! – Il est vrai que lord Mewill a voulu rétablir sa fortune au détriment de celle d’une jeune fille belle et sans défense ; que, sans faire attention qu’elle était d’une classe au-dessous de la sienne, il l’a fatiguée de son amour, poursuivie de ses prétentions, écrasée de son influence. Tandis que le saltimbanque Kean a offert protection à la fugitive, qui est venue la lui demander, qu’il l’a reçue chez lui comme un frère aurait reçu une sœur, et qu’il l’en a laissée sortir pure, ainsi qu’elle y était entrée... quoi qu’elle fût belle, jeune et sans défense... Cela n’empêche pas que Mewill ne soit un lord, et Kean un saltimbanque !... – Il est vrai que lord Mewill, pair d’Angleterre, a son siège à la Chambre suprême, fait et défait les lois de notre vieille Angleterre, porte une couronne comtale sur sa voiture, et un manteau de pair sur ses épaules, et n’a qu’à dire son nom pour voir ouvrir devant lui la porte du palais de nos rois... Cela fait que parfois lord Mewill, lorsqu’il daigne descendre parmi le peuple, change de nom, soit qu’il rougisse de celui de ses aïeux, soit qu’il ne veuille pas les faire rougir... Alors il prend celui d’un bateleur et d’un saltimbanque et signe une lettre de ce faux nom... Ceci est une affaire de bagne et de galères... rien de plus... rien de moins... entendez-vous, milord ? Tandis que l’histrion Kean marche à visage découvert, lui ! et dit hautement son nom ; car le lustre de son nom ne lui vient pas de ses aïeux, mais y retourne... tandis que l’histrion Kean arrache le masque à tout visage, au théâtre comme à la taverne, et, fort de la loi qu’il a reçue, l’invoque contre celui qui l’a faite... Lorsque l’histrion Kean offre à lord Mewill de ne rien dire de tout cela, à la condition qu’il lui fera satisfaction d’une insulte, dont la société pourrait lui demander justice, lord Mewill répond qu’il ne peut se battre avec un bateleur, un saltimbanque, un histrion... Oh ! sur mon honneur ! c’est bien répondu, car il y a trop de distance entre ces deux hommes. – Milord, vous n’avez oublié, dans tout ceci, que trois choses : la première, c’est que je pourrais dénoncer votre attentat à la justice, et vous remettre, à cette heure, entre ses mains ; la seconde, c’est qu’il y a de ces insultes qui marquent le front d’un homme comme un fer rouge l’épaule d’un forçat, et que je pourrais vous faire une de ces insultes ; la troisième, c’est que vous êtes enfermé ici en mon pouvoir, en ma puissance... et que je pourrais vous briser entre mes mains... voyez-vous ?... comme je briserais ce verre...

Riant.

ah ! ah ! ah ! si je n’aimais mieux m’en servir pour porter un toast... Verse, Peter. Au bonheur de miss Anna Damby, à son libre choix d’un époux... et puisse cet époux lui donner tout le bonheur qu’elle mérite et que je lui souhaite !

TOUS.

Vive M. Kean !...

KEAN.

Maintenant, vous êtes libre de vous retirer, milord.

 

 

ACTE IV

 

 

Quatrième Tableau

 

La loge de Kean.

 

 

Scène première

 

PISTOL, SALOMON, préparant des verres d’eau au sucre

 

PISTOL.

Dites donc, père Salomon, sans être trop curieux, qu’est-ce que vous faites là, hein ?

SALOMON.

Je prépare un verre d’eau au sucre.

PISTOL.

Eh bien, le père Bob est comme M. Kean... Il faut toujours qu’il se gargarise dans les entr’actes... seulement, lui, c’est avec du rhum.

SALOMON.

Oh ! si je n’avais pas de la raison pour deux, nous en ferions autant, nous ; mais je suis, là-dessus, d’une sévérité incorruptible : de temps en temps, je permets le verre de grog, mais jamais davantage.

PISTOL.

Et vous avez raison...

Regardant dans l’armoire.

Qu’est-ce que c’est que toutes ces friperies-là, hein ?

SALOMON.

Comment, drôle ! tu appelles cela des friperies, toi ?... Des costumes magnifiques !

PISTOL.

Du d’or... du vrai d’or... Oh ! oh ! oh !... Excusez, alors, il yen a pour quelques schellings là dedans.

SALOMON, se rengorgeant.

Mais nous en avons une, garde-robe, qui vaut deux mille livres sterling, rien que ça...

PISTOL.

Alors, plus riche que celle du roi ? Enfoncés les diamants de la couronne. Dites donc, père Salomon, voilà une porte.

SALOMON.

Chut !...

PISTOL.

Oh ! mais une vraie porte.

SALOMON.

Chut !...

PISTOL.

Sait-il cela, M. Kean ?... C’est qu’on pourrait le venir voler par là... et, quoiqu’elle ait l’air de ne pas s’ouvrir, tenez, elle s’ouvre...

SALOMON.

Mais, serpent que tu es, comment donc t’y es-tu pris ?

PISTOL.

Oh ! avec la pointe de mon couteau.

SALOMON.

Si M. Kean savait ce que tu viens de faire !...

PISTOL.

Il se fâcherait ?... Alors il ne faut pas le lui dire... Supposons que je n’ai rien vu : il n’y a pas de porte, quoi !... où y a-t-il une porte ?... qu’est-ce qui a dit qu’il y avait une porte ?... C’est pas moi ! c’est vous, père Salomon. Oh ! farceur !

SALOMON.

Aurons-nous du monde, ce soir ?

PISTOL.

Du monde ?... Il y a une queue qui fait trois fois le tour du théâtre... Je me suis promené un quart d’heure le long de la queue.

SALOMON.

Et à quoi pensais-tu ?

PISTOL.

Je pensais qu’il y avait dans toutes ces poches-là de l’argent qui allait passer dans celles du père Bob !... Est-il heureux, le père Bob ! je n’aurai jamais le bonheur qu’un malheur comme le sien m’arrive, à moi !

SALOMON.

Silence, voilà M. Kean !

PISTOL.

Je file !

Il se sauve.

 

 

Scène II

 

SALOMON, KEAN, jetant son chapeau

 

SALOMON, à part.

Oh ! oh ! Pistol a bien fait de se sauver, il y a de l’orage.

KEAN.

Salomon !

SALOMON.

Maître ?

KEAN.

Étends sur ce parquet une peau de lion... une peau de tigre... un tapis... ce que tu voudras, peu m’importe...

SALOMON.

Que voulez-vous faire ?

KEAN.

Des culbutes.

SALOMON, stupéfait.

Des culbutes ?

KEAN.

J’ai commencé par là, sur la place de Dublin... et je vois bien que je serai forcé de reprendre mon premier métier. Fais afficher aux quatre coins de Londres que le paillasse Kean fera des tours de souplesse dans Régent street et dans Saint-James, à la condition qu’il lui sera payé cinq guinées par fenêtre ; et alors huit jours me suffiront pour faire une fortune royale, car tout le monde voudra voir comment Hamlet marche sur les mains, et comment Othello fait le saut de carpe en arrière... Tandis que, dans ce théâtre maudit, il me faudra, Shakespeare aidant, des années, et encore, au train dont j’y vais, plus j’y passerai d’années, plus j’y ferai de dettes, pour amasser de quoi aller mourir, dans une misère honnête, au fond de quelque village du Devonshire, entre un morceau de bœuf salé et un pot de bière. Oh ! la gloire ! le génie ! l’art ! l’art ! squelette efflanqué, vampire mourant de faim, à qui nous jetons un manteau d’or sur les épaules, et que nous adorons comme un dieu ! je puis encore être ta victime ; mais je ne serai plus ta dupe, va !

SALOMON.

Qu’y a-t-il, maître ?

KEAN.

Il y a que mon hôtel est cerné par les attorneys, et que j’ai vécu toute la journée dans ma voiture, après avoir passé une nuit à la taverne ; ce qui me met dans une merveilleuse disposition pour être sifflé ce soir... Et tout cela pour un misérable billet de quatre cents livres sterling. Viens donc encore me dire que je suis le premier acteur de l’Angleterre, et que tu ne changerais pas ma place contre celle du prince de Galles... Vil flatteur !...

SALOMON.

Mais aussi c’est votre faute !... si vous vouliez avoir de l’ordre.

KEAN.

Avoir de l’ordre !... c’est cela, et le génie, qu’est-ce qu’il deviendra pendant que j’aurai de l’ordre ?... Avec une vie agitée et remplie comme la mienne, ai-je le temps de calculer minute par minute et livre par livre ce que je dois dépenser de jours ou dissiper d’argent ? Oh ! si Dieu m’avait donné cette honorable faculté, je serais à cette heure marchand de draps dans la Cité et non marchand de vers à Covent-Garden et à Drury-Lane.

SALOMON.

Mais il me semble, maître, pour en revenir à ces quatre cents livres sterling, que vous pourriez, sur la recette de ce soir...

KEAN.

La recette est-elle à moi ?... Elle est à ces braves gens, et tu veux que je leur fasse payer le service que je leur rends ? Ceci est un conseil de laquais, monsieur Salomon.

SALOMON.

Mais vous ne m’avez pas compris, maître... Dans trois ou quatre jours, vous leur rendriez...

KEAN.

C’est cela, n’est-ce pas ?... j’emprunterai à des saltimbanques, moi, Kean... Allons donc !

SALOMON.

Pardon, maître, pardon !

KEAN.

C’est bien, c’est bien ! allez repasser mon rôle, entendez-vous, drôle ! et prenez garde que je n’en oublie un seul mot.

SALOMON.

Oui, maître.

KEAN.

Ou, sans cela, tu auras affaire à moi, mon bon Salomon, mon vieux camarade, mon seul ami.

SALOMON.

Allons, allons, il paraît que l’orage est passé.

KEAN.

Eh ! sans doute ! ne suis-je pas Prospero le magicien ?... ne puis-je pas, en étendant ma baguette, faire le calme ou la tempête, évoquer Caliban ou Ariel ? Va-t’en, Caliban ; j’attends Ariel.

SALOMON.

Oh ! c’est autre chose ! que ne disiez-vous cela tout de suite ?... Je me sauve, maître, je me sauve.

Revenant.

À propos, maître, n’oubliez pas que nous jouons six actes ce soir.

Il sort.

 

 

Scène III

 

KEAN, seul

 

Bon et excellent homme, ami de tous les temps, fidèle de toutes les heures, seule âme pour laquelle mon âme n’ait point de secrets ; miroir de ma douleur et de ma vanité... toi qui ne t’approches de moi que pour me caresser comme le chien fait à son maître, et qui ne reçois, pour prix de ton amitié, que bourrades et brusqueries, je ferai graver ton nom en lettres d’or sur ma tombe, et l’on saura que Kean n’a eu que deux amis, son lion et toi ; mon pauvre Ibrahim ! en voilà un qui s’entendait à recevoir mes créanciers... Je n’avais qu’à étendre le soir un tapis devant la porte de ma chambre à coucher, et j’étais sûr de dormir tranquille... Mais j’ai entendu marcher dans ce corridor... Je ne me trompe pas... Serait-ce elle ?

Il court à la porte par laquelle est sorti Salomon et la ferme.

 

 

Scène IV

 

KEAN, ELENA

 

KEAN.

Elena ?

ELENA.

Kean !

KEAN.

Oh ! c’est vous !

ELENA, se retournant.

Attends-moi, Gidsa... Je ne serai qu’un instant.

KEAN.

Mais êtes-vous bien sûre de cette femme ?

ELENA.

Comme de moi-même ; c’est une exilée de Venise comme moi.

KEAN.

Vous êtes venue... Oh ! je vous espérais, mais je ne vous attendais pas.

ELENA.

N’avais-je pas à la fois des remerciements et des reproches à vous faire ? Quelle imprudence !

KEAN.

Comment ! vous voulez maintenant que je me repente de l’avoir commise ?

ELENA.

Mais qui vous demande de vous repentir ?... Voyons !

KEAN.

Et vous êtes venue !... et vous voilà !... Oh ! je ne puis vraiment croire à mon bonheur !

ELENA.

Croyez-vous que je vous aime, maintenant ?

KEAN.

Oh ! oui, je le crois.

ELENA.

Vous êtes ainsi, vous autres hommes, injustes toujours : il ne vous suffît pas qu’on vous confie son honneur, il faut encore qu’on risque de le perdre pour vous.

KEAN.

Oh ! non, non... Mais mettez-vous pour un instant à la place d’un pauvre paria... qui voit tourner autour de lui la société tout entière, et qui, pareil à un homme qui rêve, se sent enchaîné à sa place et en est réduit à plonger des regards avides dans ces jardins enchantés où il voit des êtres privilégiés cueillir les fruits dont il a soif. Oh ! il faut bien que l’on vienne à nous, puisque nous ne pouvons pas aller aux autres.

ELENA.

Et, comme je ne pourrais pas venir aussi souvent que je le désirerais, j’ai voulu qu’en mon absence du moins mon portrait répondit de moi.

KEAN.

Votre portrait !... vous avez fait faire votre portrait pour moi, Elena ?... Oui, le voilà... Oh ! mais vous êtes bien plus belle !

ELENA.

N’en voulez-vous point, monsieur ?

KEAN.

Oh ! si, si, je le veux... là... là... sur mon cœur... toujours !

ELENA.

Vous m’aimez donc ?

KEAN.

Pouvez-vous me le demander !

ELENA, lui prenant la main.

Mon Othello !

KEAN.

Oh ! tu as bien dit, car je suis jaloux comme le More de Venise, entendez-vous, Desdemona !

ELENA.

Jaloux !... et de qui, bon Dieu ?

KEAN.

Oh ! vous le savez bien.

ELENA.

Non, je vous jure.

KEAN.

Ne jurez point, car je ne croirais plus à vos autres serments ; les femmes ont un instinct qui leur dit qu’un homme les aime bien avant qu’il le leur dise lui-même.

ELENA.

Mais beaucoup de jeunes dandys me font la cour, monsieur.

KEAN.

Je le sais, et cependant il n’est qu’un seul homme que je craigne.

ELENA.

Vous craignez quelqu’un ?

KEAN.

Je devrais dire que je crains sa réputation, son rang...

ELENA.

Vous voulez parier du prince de Galles, je le vois.

KEAN.

Oui... Non pas que je craigne que vous ne l’aimiez, je crains seulement qu’on ne le dise.

ELENA.

Mais que voulez-vous que je fasse ? Ce n’est pas moi qu’il dit venir voir, c’est mon mari.

KEAN.

Je le sais bien, sur mon honneur ! et c’est cela qui me tourmente. Chez vous, à la promenade, au spectacle, il est toujours à vos côtés... Comment voulez-vous qu’on croie que le plus riche, le plus noble et le plus puissant prince de l’Angleterre après le roi aime sans espoir... avec cela que l’on sait parfaitement qui ce n’est point son habitude ?... Oh ! quand je le vois près de vous, Elena, c’est à me rendre fou !

ELENA.

Eh bien, voulez-vous que je ne vienne pas au spectacle ce soir ?

KEAN.

Au contraire !... oh ! venez-y, je vous en supplie... Si vous n’y veniez pas et que par hasard il n’y vint pas non plus, lui, alors, alors je penserais que vous êtes ensemble.

ELENA.

Que vous êtes insensé de vous créer de pareilles craintes !

KEAN.

Mais ne faut-il pas que nous soyons toujours malheureux, nous ?... malheureux, si nous ne sommes pas aimés... malheureux, si nous le sommes ? Elena ! Elena !

Il tombe à ses genoux.

Plaignez-moi, pardonnez-moi.

ELENA.

Et de quoi voulez-vous que je vous plaigne, rêveur ?... que voulez-vous que je vous pardonne, jaloux ?

KEAN.

Pardonnez-moi d’avoir passé ces quelques instants que vous m’accordez à vous tourmenter et à me tourmenter moi-même, au lieu de les employer à vous dire que je vous aime, et à vous le répéter cent fois.

ELENA.

On frappe.

KEAN.

La clef en dehors !

ELENA.

Ah ! mon Dieu !

KEAN.

Qui est là ?

LE PRINCE.

Moi.

ELENA.

La voix du prince de Galles !

KEAN.

Qui, vous ?

LE PRINCE.

Le prince de Galles, pardieu !

LE COMTE.

Et le comte de Kœfeld.

ELENA.

Mon mari ? Oh ! je suis perdue !

KEAN.

Silence !... Votre voile, et sortez, sortez !... Pardon, mon prince, mais j’ai pour le moment le malheur...

À Elena.

Dépêchez-vous !

ELENA.

Comment s’ouvre cette porte ?

KEAN, au Prince.

D’avoir à mes trousses certains hommes qui me poursuivent pour quatre cents misérables livres sterling.

LE PRINCE.

Je comprends.

ELENA, à Kean.

Venez à mon secours.

KEAN.

Attendez...

Au Prince.

Et qui ne se feraient pas scrupule d’emprunter le nom respectable de Votre Altesse pour parvenir jusqu’à moi : ayez donc la bonté de me faire passer votre nom, écrit de votre main, monseigneur.

LE PRINCE.

Que fais-tu donc ?

KEAN.

Je retire la clef pour vous laisser le passage libre... Me voici ; adieu, Elena, je vous aime, aimez-moi ; adieu !

Kean ferme la porte par laquelle est sortie Elena ; il revient à l’autre porte, et amène par le trou de la serrure une banknote.

Une banknote de quatre cents livres sterling !... C’est véritablement une carte royale... Entrez, mon prince, car c’est bien vous.

Il ouvre ; le Prince et le Comte entrent.

 

 

Scène V

 

KEAN, LE PRINCE DE GALLES, LE COMTE DE KŒFELD, SALOMON

 

LE PRINCE, entrant et regardant de tous côtés.

Vous ne vous doutez pas d’une chose, monsieur le comte : c’est qu’en entrant dans la loge de Romeo, nous avons fait fuir Juliette.

LE COMTE.

Vraiment ?

KEAN.

Oh ! quelle idée folle, monseigneur ! Voyez, cherchez.

LE PRINCE.

Oh ! une loge d’acteur, c’est machiné comme un château d’Anne Radcliffe... Il y a des trappes invisibles qui donnent dans des souterrains, des panneaux qui s’ouvrent sur des corridors inconnus, des...

KEAN, au Comte.

Combien je suis reconnaissant à Votre Excellence d’avoir daigné venir dans la loge d’un pauvre acteur !

LE PRINCE.

Oh ! ne vous en prenez pas à votre mérite, monsieur le fat ! mais à la curiosité... Le comte, tout diplomate qu’il est, n’avait jamais mis le pied dans les coulisses d’un théâtre, et il a voulu voir...

KEAN.

Un acteur qui s’habille, j’en préviens Votre Altesse. Nous avons, monsieur le comte, une étiquette bien plus sévère à observer, nous autres courtisans du public, que vous, messeigneurs les courtisans du roi. Il faut que nous soyons prêts à l’heure, sous peine d’être siffles ; et, tenez, voilà la seconde fois que l’on sonne ; ainsi vous permettez ?...

LE COMTE.

Eh ! mon Dieu, faites comme si nous n’étions pas là... à moins que nous ne vous gênions.

KEAN.

Point du tout...

SALOMON, entrant.

Me voilà, maître.

KEAN.

Mais, auparavant, monseigneur, reprenez, je vous prie, ce billet.

LE PRINCE.

Point ! c’est le prix de ma loge, qu’il me plaît de payer à vous, monsieur l’Écossais, au lieu de le payer à la location.

KEAN.

À ce titre, je l’accepte... Allons, Salomon, mon ami, tu sais ce qu’il faut faire de cet argent.

Il passe derrière une draperie.

LE COMTE, au Prince.

Et vous croyez qu’il était avec une femme ?

LE PRINCE.

J’en suis sûr.

LE COMTE.

Miss Anna, peut-être.

LE PRINCE.

Oh ! c’est fort difficile à savoir...

LE COMTE, apercevant l’éventail oublié par sa femme.

Eh bien, je le saurai, moi, je vous en réponds...

Il met l’éventail dans sa poche.

LE PRINCE.

Et comment cela ?

LE COMTE.

C’est un secret diplomatique.

KEAN, derrière la tapisserie.

Eh bien, Votre Altesse, quelles nouvelles ?

LE PRINCE.

Aucune bien importante... Ah ! un insolent qui, je crois, a insulté lord Mewill, hier au soir, à la taverne du Trou du Charbon.

LE COMTE.

Et pourquoi cela ?

KEAN.

Parce que lord Mewill avait refusé de se battre avec lui, sous le prétexte qu’il était un comédien ?... Oui, j’ai entendu parler de cela, ce me semble.

LE PRINCE.

Que dites-vous de l’excuse, monsieur le comte ?

LE COMTE.

Je ne sais pas quelles sont, sous ce rapport, les habitudes anglaises, monseigneur ; mais je sais que, nous autres Allemands, quand nous nous croyons insultés, nous nous battons avec tout le monde, excepté avec les voleurs, dont les galères se chargent de nous faire justice.

KEAN, revenant en scène avec son maillot et ses souliers à la poulaine.

Bien, monsieur le comte ! vous avez un noble-cœur, et les Allemands sont un noble peuple... Je vous promets d’aller me faire tuer à Vienne.

LE COMTE.

Et vous y serez le bien reçu ; en attendant, je remercie le prince de m’avoir introduit dans le sanctuaire des arts.

KEAN.

Et moi, monsieur le comte, je vous présente mes excuses de ce que le grand prêtre vous y a reçu dès le premier jour comme un initié.

LE COMTE.

Laissons-nous M. Kean achever sa toilette, monseigneur ?

KEAN, bas, au Prince.

Je désirerais vivement parler à Votre Altesse.

LE PRINCE.

Allez toujours, comte, je vous rejoins.

LE COMTE.

Votre Altesse sait le numéro de la loge ?

LE PRINCE.

Oui, à l’avant-scène !

Bas.

Vous me direz, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Soyez tranquille.

Il salue.

Monsieur Kean...

KEAN, s’inclinant.

Monseigneur...

Le Comte sort.

 

 

Scène VI

 

KEAN, LE PRINCE

 

KEAN.

Oh ! mon prince, que je suis heureux de me trouver seul avec vous !...

LE PRINCE.

Et pourquoi cela ?

KEAN.

Pour vous remercier de toutes vos bontés d’abord ; puis, ensuite, pour vous présenter mes excuses. Vous êtes passé à mon hôtel, et l’on vous a dit que je n’y étais pas.

LE PRINCE.

Tandis que tu y étais, hein ?

KEAN.

Oui... Mais des affaires de la plus haute importance...

LE PRINCE.

Bah ! entre amis... est-ce qu’on se gêne ?

KEAN.

Je vous arrête à ce mot, monseigneur : entre amis.

LE PRINCE.

Crois-tu donc qu’il te compromette ?

KEAN.

Non, certes ; mais je voudrais savoir si Votre Altesse laisse tomber ce mot du bout de ses lèvres... ou du fond du cœur.

LE PRINCE.

Eh ! qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que M. Kean me pose la question d’une manière si nette et si précise ? ma bourse n’est-elle pas toujours à son service ? mon palais ne lui est-il pas ouvert à toute heure ? et, chaque jour, le peuple et les grands ne le voient-ils pas traverser les rues de Londres dans ma voiture et à mes côtés ?

KEAN.

Oui, toutes ces choses, je le sais, sont des preuves d’amitié pour le monde, et, certes, chacun croit que je n’ai qu’à demander à Votre Altesse, pour obtenir d’elle tout ce qu’il me plaira de désirer.

LE PRINCE.

Ah ! chacun croit cela ?...

KEAN.

Excepté moi, cependant, monseigneur !... excepté moi qui ne me trompe point à ces marques extérieures... suffisantes pour ma vanité... mais qui, toutes flatteuses qu’elles sont, laissent pourtant un doute au fond de mon cœur.

LE PRINCE.

Et lequel, s’il vous plaît ?

KEAN.

Le voici, monseigneur : c’est que, si j’avais à demander à Votre Altesse, non plus une de ces faveurs qui s’accordent de prince à sujet, mais un de ces sacrifices qui se font d’égal à égal, peut-être la bienveillance du protecteur n’irait-elle point jusqu’au dévouement de l’ami.

LE PRINCE.

Fais-en l’épreuve.

KEAN.

Si je disais à Votre Altesse : Nous autres artistes, monseigneur, nous avons des amours bizarres, et qui ne ressemblent en rien à celles des autres hommes ; car elles ne franchissent pas la rampe ; eh bien, ces amours n’en sont pas moins passionnées et jalouses. Parfois, il arrive qu’entre les femmes qui assistent habituellement à nos représentations, nous en choisissons une dont nous faisons l’ange inspirateur de notre génie ; tout ce que nos rôles contiennent de tendre et de passionné, c’est à elle que nous l’adressons... Les deux mille spectateurs qui sont dans la salle disparaissent à nos yeux, qui ne voient plus qu’elle ; les applaudissements de tout ce public nous sont indifférents, car ce sont ses applaudissements seuls que nous ambitionnons ; c’est son âme que notre voix va chercher parmi toutes ces âmes... Ce n’est plus pour la réputation, pour la gloire, pour l’avenir que nous jouons ; c’est pour un soupir... pour un regard... pour une larme d’elle.

LE PRINCE.

Eh bien ?

KEAN.

Eh bien, monseigneur, si cette femme daigne s’apercevoir de cette puissance qu’elle exerce sur nous ; si, prenant pitié de cette distance qui nous sépare d’elle en réalité, elle nous permet de la franchir en rêve ; si le bonheur que nous en ressentons, tout vain et tout frivole qu’il est, est cependant un bonheur !... si enfin cet amour imaginaire a ses jalousies comme un amour matériel, l’homme qui les cause ne doit-il pas prendre en pitié le malheureux qui les éprouve ?

LE PRINCE.

C’est-à-dire que je suis ton rival, n’est-ce pas ?

KEAN.

Ce mot suppose l’égalité, monseigneur, et vous savez que je suis placé trop loin de vous...

LE PRINCE.

Hypocrite !... et que puis-je faire pour la plus grande tranquillité de votre amour, monsieur Kean ?

KEAN.

Monseigneur, vous êtes jeune, vous êtes beau, vous êtes prince... Il n’y a pas une femme en Angleterre qui puisse résister à toutes ces séductions. Vous avez, pour vos distractions, vos caprices ou vos amours, Londres et ses provinces... vous avez l’Ecosse et l’Irlande, les trois royaumes enfin. Eh bien, faites la cour à toutes les femmes... excepté...

LE PRINCE.

Excepté à Elena, n’est-ce pas ?

KEAN.

Vous l’avez deviné, monseigneur !

LE PRINCE.

Ah !... c’est la belle comtesse de Kœfeld... la dame de nos secrètes pensées ?... Je m’en étais douté, vaurien !... quand je t’ai vu venir chez elle, pour te disculper... Tu es son amant !

KEAN.

Non, monseigneur !... je n’ai pour elle, je vous l’ai dit, que cet amour artistique auquel les plus grands acteurs ont dû leurs plus beaux succès... Mais cet amour, j’en ai fait ma vie, voyez-vous ; plus que ma vie : ma gloire ! plus que ma gloire : mon bonheur !

LE PRINCE.

Mais, si je me retire, un autre prendra ma place.

KEAN.

Eh ! que m’importe tout autre, monseigneur ! il n’y a que vous que je craigne ; car, de tout autre, je puis me venger... tandis que, de vous, monseigneur...

LE PRINCE.

Tu es son amant !

KEAN.

Non, Votre Altesse ! mais, par exemple, lorsqu’elle est au spectacle, et que, de la scène où je suis enchaîné, je vous vois entrer dans sa loge... oh ! alors, vous ne pouvez comprendre tout ce qui se passe dans mon âme ; je ne vois plus, je n’entends plus ; tout mon sang se porte à ma tête, et il me semble que je vais perdre la raison.

LE PRINCE.

Tu es son amant !

KEAN.

Non, je vous jure... Mais, si vous avez la moindre amitié pour moi... et que vous ne vouliez pas m’entraîner à quelque scandale... dont je me repentirais du fond de mon cœur... n’allez plus dans sa loge, je vous en conjure !... Tenez, rien qu’en parlant de cela, je m’oublie. Voilà que l’on va commencer, je ne suis pas prêt.

LE PRINCE.

Je te laisse.

KEAN.

Vous me promettez ?...

LE PRINCE.

Avoue que tu es son amant...

KEAN.

Mais je ne puis avouer ce qui n’est pas.

LE PRINCE.

Adieu, Kean...

KEAN.

Monseigneur...

LE PRINCE.

Je vais t’applaudir.

KEAN.

Dans votre loge ?...

LE PRINCE.

Pas de demi-confidences, monsieur Kean, ou je ne fais qu’une demi-promesse.

KEAN, s’inclinant.

Je ne puis vous dire que ce qui est... Agissez comme bon vous semblera, monseigneur.

LE PRINCE, sortant.

Merci de la permission, monsieur Kean.

 

 

Scène VII

 

KEAN, SALOMON

 

SALOMON, tenant le pourpoint à la main.

Maître !... maître !... dépêchons-nous...

KEAN.

Me voilà !...

Il passe le pourpoint.

Oh ! je l’avais bien deviné : mon ami !... lui, mon ami !... Il n’y a d’amitié qu’entre égaux, monseigneur, et il y a autant de vanité à vous de m’avoir dans votre voiture, que de sottise à moi d’y monter...

On frappe à la porte secrète.

On frappe à cette porte qui n’est connue que d’Elena...

GIDSA.

Ouvrez, monsieur Kean, c’est moi, c’est Gidsa...

KEAN, ouvrant.

Gidsa, que voulez-vous ? qu’est-il arrivé ?

 

 

Scène VIII

 

KEAN, SALOMON, GIDSA, puis DARIUS, puis LE RÉGISSEUR, PISTOL, LE PUBLIC, au dehors

 

GIDSA.

Ma maîtresse a oublié son éventail, et je viens le chercher.

KEAN.

Son éventail ? L’as-tu vu, Salomon ?

SALOMON.

Non, maître...

KEAN.

Voyez, Gidsa ; cherchez.

GIDSA.

Oh ! mon Dieu, comment cela se fait-il ? C’est que ma maîtresse y tenait beaucoup, c’était un cadeau du prince de Galles.

KEAN.

Ah ! c’est un cadeau du prince de Galles ?... Voyez dans sa voiture, elle l’y a peut-être oublié.

GIDSA.

Vous avez raison...

KEAN, lui donnant une bourse.

Tenez, mon enfant, si votre maîtresse a perdu son éventail, vous aurez au moins trouvé quelque chose, vous.

GIDSA.

Merci, monsieur Kean.

Elle sort.

KEAN.

Un éventail donné parle prince de Galles !...je conçois que l’on tienne à un présent royal.

Appelant.

Darius !... Eh bien, est-ce qu’il ne viendra pas, cet imbécile de coiffeur ?... Darius !

SALOMON.

Ménagez votre diamant, maître, et laissez-moi l’appeler à votre place...

Appelant.

Darius !...

DARIUS, entrant une perruque à la main.

Voilà ! voilà !

KEAN, s’asseyant.

Qu’est-ce que tu faisais donc, drôle ?

DARIUS, retapant la perruque.

Je vous demande pardon, mais c’est que...

KEAN.

Tu bavardais, n’est-ce pas ?... Viens ici, et coiffe-moi.

LE RÉGISSEUR, ouvrant la porte.

Peut-on sonner au foyer du public, monsieur Kean ?

KEAN.

Oui, je suis prêt.

LE RÉGISSEUR, se retirant.

Merci !

KEAN.

Pendant qu’on me coiffe, Salomon, cherche donc cet éventail...

DARIUS.

Quel éventail ?

KEAN.

Un éventail qui a été perdu ici.

DARIUS.

Ah ! je vous dis cela, parce que j’ai vu le monsieur qui est venu vous voir avec le prince de Galles qui en tenait un qui était un peu drôle, d’éventail !

KEAN.

Un éventail garni de diamants ?

DARIUS.

Oui, et qui reluisait joliment encore, puisqu’on le voyant, je me suis dit : « Si j’avais trouvé un éventail comme celui-là, je ne ferais plus de perruques ; » et pourtant je les fais crânement, les perruques !...

KEAN, se levant.

Tu as vu cet éventail entre les mains du comte de Kœfeld ?

DARIUS.

Je ne sais pas si c’était le comte de Kœfeld ; mais ce que je sais, c’est qu’il ne paraissait pas content du tout, et qu’il a remis l’éventail dans sa poche avec un air un peu vexé.

KEAN.

Oh ! mais que va-t-il penser ? il se doutera qu’Elena est venue ici.

LE RÉGISSEUR, à la porte.

On va lever le rideau, monsieur Kean.

KEAN.

Je ne suis pas prêt.

LE RÉGISSEUR.

Mais vous avez dit qu’on pouvait sonner.

KEAN.

Allez au diable !

LE RÉGISSEUR, se sauve en criant.

Ne levez pas le rideau ! ne levez pas le rideau !

KEAN.

Que faire ? Comment la prévenir ?... Je ne puis y aller, je ne puis lui envoyer... Oh ! c’est à perdre la tête.

DARIUS.

Eh bien, monsieur Kean, votre perruque ?

KEAN.

Laissez-moi tranquille...

Bruit au dehors.

SALOMON.

Maître, entendez-vous ?

LE PUBLIC, criant et trépignant.

La toile ! la toile ! le rideau !

SALOMON.

Le public s’impatiente.

KEAN.

Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?... Oh ! métier maudit... où aucune sensation ne nous appartient, où nous ne sommes maîtres ni de notre joie, ni de notre douleur... où, le cœur brisé, il faut jouer Falstaff ; où, le cœur joyeux, il faut jouer Hamlet ! toujours un masque, jamais un visage... Oui, oui, le public s’impatiente... car il m’attend pour s’amuser, et il ne sait pas qu’à cette heure, mes larmes m’étouffent. Oh ! quel supplice ! et puis, si j’entre en scène avec toutes les tortures de l’enfer dans le cœur ; si je ne souris pas là où il me faudra sourire, si ma pensée débordante change un mot de place, le public sifflera, le public, qui ne sait rien, qui ne comprend rien, qui ne devine rien de ce qui se passe derrière la toile... qui nous prend pour des automates... n’ayant d’autres passions que celles de nos rôles... Je ne jouerai pas.

Pistol paraît à la porte.

SALOMON.

Maître, maître, qu’est-ce que vous dites ?

KEAN.

Je ne jouerai pas, voilà ce que je dis.

LE RÉGISSEUR, revenant sur ce dernier mot.

Monsieur, on vous y forcera.

KEAN.

Et qui cela, s’il vous plaît ?

LE RÉGISSEUR.

Le constable.

KEAN.

Qu’il vienne.

SALOMON.

Maître, maître, au nom du ciel ! ils vous mettront en prison.

KEAN.

En prison ? Eh bien, tant mieux. Je ne jouerai pas.

SALOMON.

Rien ne peut vous faire changer de résolution ?

KEAN.

Rien au monde. Je ne jouerai pas.

LE RÉGISSEUR.

Mais la recette est faite.

KEAN.

Qu’on rende l’argent.

LE RÉGISSEUR.

Monsieur, vous manquez à vos devoirs.

KEAN.

Je ne jouerai pas, je ne jouerai pas, je ne jouerai pas !

Il prend une chaise et la brise.

LE RÉGISSEUR.

Faites comme vous voudrez, je ne suis pas le bénéficiaire.

Il sort ; Kean tombe sur un fauteuil. Bruit prolongé.

PISTOL, d’un côté du fauteuil.

Eh bien, monsieur Kean, et le père Bob ?

SALOMON, de l’autre côté.

Ces braves gens ne peuvent pas payer les frais de la soirée.

PISTOL.

Ce n’est pas la faute de la pauvre famille si l’on vous a fait du chagrin.

SALOMON.

Allons, maître, de la pitié pour les malheureux.

PISTOL.

Vous nous aviez donné votre parole.

SALOMON.

Et ce serait la première fois que vous y manqueriez.

KEAN, dans le plus grand abattement.

Assez... James, prenez ceci.

Il lui donne sa robe de chambre.

Où est M. Darius ?

SALOMON.

Il s’est sauvé.

DARIUS, sortant du cabinet aux habits.

Me voilà !

KEAN.

Où est le régisseur ?

SALOMON, à Pistol.

Va le chercher.

Rencontre de Darius et de Pistol.

KEAN.

Mon manteau !

On le lui donne.

Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est mon ceinturon que je vous demande.

PISTOL, revenant.

Voilà, monsieur Kean, voilà.

LE RÉGISSEUR, entrant.

Vous m’avez fait appeler ?

KEAN.

Oui, monsieur. Mon épée !

SALOMON.

Votre épée ?

KEAN.

Eh ! oui, sans doute, mon épée ; cela t’étonne ?... Avec quoi veux-tu que je lue Tybalt ?

Au Régisseur.

Monsieur, je joue.

LE RÉGISSEUR.

Oh ! monsieur Kean, que de remerciements !

KEAN.

C’est bien... Seulement, faites une annonce ; dites que je suis indisposé, que je suis malade... Enfin, dites ce que vous voudrez. J’étrangle.

LE RÉGISSEUR.

Oh ! merci, monsieur Kean, merci.

Il sort.

SALOMON.

Il était temps ! Il paraît que le public commence à casser les banquettes.

KEAN.

Et il a raison, monsieur ; je voudrais bien vous voir dans la salle, si vous aviez pris votre billet à la porte, et qu’on vous fît attendre... Qu’est-ce que vous diriez ?...

SALOMON.

Dame ! maître...

KEAN.

Qu’est-ce que tu dirais ? Tu dirais qu’un acteur se doit au public avant tout.

SALOMON.

Oh !

KEAN.

Et tu aurais raison. Allons, cheval de charrue, maintenant que te voilà harnaché, va-t’en labourer ton Shakespeare.

LE RÉGISSEUR.

Me voilà prêt, monsieur Kean. Puis-je faire l’annonce ?

KEAN.

Oui, monsieur. Y a-t-il beaucoup de monde ?

LE RÉGISSEUR.

Salle comble !... on se bat encore à la porte.

KEAN.

Allez.

La toile tombe ; an moment où elle a touché le plancher, le Régisseur passe par devant, et vient jusqu’au milieu de l’avant-scène.

LE RÉGISSEUR, au public.

Milords et messieurs, M. Kean s’étant trouvé subitement indisposé, et craignant de ne pas se montrer digne de l’honorable empressement que vous lui témoignez, me charge de réclamer toute votre indulgence.

LE PUBLIC.

Bravo ! bravo ! bravo !

Le Régisseur salue de nouveau et se retire ; l’orchestre joue l’air God save the King ; puis la toile se relève sur la scène des adieux de Romeo et Juliette.

 

 

Cinquième Tableau

 

 

Scène première

 

ROMEO, à la porte d’un donjon gothique qui donne sur une terrasse, JULIETTE, sur le dernier escalier du donjon, LA COMTESSE DE KŒFLLD, LE PRINCE DE GALLES, LE COMTE DE KŒFELD, dans une loge d’avant-scène, LORD MEWILL, dans une loge de côté, LA NOURRICE, SALOMON

 

JULIETTE.

Ne tourne pas les yeux vers l’horizon vermeil ;
Tu peux rester encor, ce n’est point le soleil ;
C’était le rossignol et non pas l’alouette
Dont le chant a frappé ton oreille inquiète ;
Caché dans les rameaux d’un grenadier en fleurs,
Toute la nuit, là-bas, il chante ses douleurs...
Tu peux rester encor, crois-en ta Juliette.

ROMEO.

Oh ! c’est bien le soleil, et c’est bien l’alouette !
Vois ce trait lumineux, de mon bonheur jaloux,
Qui perce à l’horizon et s’étend jusqu’à nous ;
Vois le matin riant, un pied sur la montagne,
Prêt à prendre son vol à travers la campagne ;
Vois au ciel moins obscur les étoiles pâlir :
Il faut partir et vivre, ou rester et mourir...

JULIETTE.

Non, ce n’est point le jour ; c’est quelque météore
Qui, pour guider tes pas, a devancé l’aurore...
Tu te trompes, ami ; reste.

ROMEO.

  Je resterai,
  Et, puisque tu le veux, comme toi je dirai :
  Non, ce n’est point le feu de l’aube orientale,
  C’est la sœur d’Apollon, c’est la reine au front pâle ;
  Ce n’est point l’alouette au ramage joyeux
  Dont le chant matinal s’élance dans les cieux.
  Ah ! crois-moi, j’ai bien plus de penchant, je te jure,
  À rester qu’à partir ; et, si, vengeant l’injure
  Que ma présence fait à ta noble maison,
  La mort me vient en face ou bien par trahison,
  La mort, dont on craint tant la douleur inconnue,
  Me frappant à tes pieds, sera la bienvenue...
  Oh ! non, tu l’as bien dit, non ce n’est pas le jour :
  Restons... Je t’aime ! et toi, m’aimes-tu, mon amour ?

JULIETTE.

C’est le jour, c’est le jour ! oh ! j’étais insensée ;
Fuis, Romeo ! de peur je suis toute glacée ;
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis,
Et je n’ai plus qu’un mot à la bouche... Fuis, fuis !...

LA NOURRICE.

  Madame...

JULIETTE, entrant.

  Que veux-tu ?

LA NOURRICE.

  Votre père !

JULIETTE.

  Mon père ?
  Entends-tu ?

LA NOURRICE.

  Va venir !

ROMEO.

  Oh ! contre sa colère,
  Ange, je te remets à la garde de Dieu.

JULIETTE.

  Adieu, mon Romeo...

En ce moment, Kean, qui avait déjà enjambé la balustrade, s’aperçoit que le prince de Galles est à l’avant-scène, dans la loge d’Elena, et, au lieu de faire sa sortie, il remonte le théâtre et regarde fixement la loge, les bras croisés.

JULIETTE, le suivant.

Eh bien, que fait-il donc ?

À voix basse.

Kean, Kean, vous manquez votre sortie.

SALOMON, paraissant au bord de la coulisse, la brochure à la main.

Maître ! maître !...

JULIETTE, reprenant.

  Adieu, mon Romeo.

SALOMON, soufflant.

  Ma Juliette, adieu !

KEAN, riant.

Ah ! ah ! ah !

SALOMON, soufflant.

Romeo !

JULIETTE.

Romeo !

KEAN.

Qui est-ce qui m’appelle Romeo ? qui est-ce qui croit que je joue ici le rôle de Romeo ?

JULIETTE.

Kean, devenez-vous fou ?

KEAN.

Je ne suis pas Romeo... Je suis Falstaff, le compagnon de débauches du prince royal d’Angleterre... À moi, mes braves camarades !... à moi, Pons !... à moi, Peto !... à moi, Bardolph !... à moi, Quickly l’hôtelière !... et versez, versez à pleins bords, que je boive à la santé du prince de Galles, le plus débauché, le plus indiscret, le plus vaniteux de nous tous ! À la santé du prince de Galles, à qui tout est bon, depuis la fille de taverne qui sert les matelots du port, jusqu’à la fille d’honneur qui jette le manteau royal aux épaules de sa mère ! au prince de Galles, qui ne peut regarder une femme, vertueuse ou non, sans la perdre avec son regard ! au prince de Galles, dont j’ai cru être l’ami, et dont je ne suis que le jouet et le bouffon !... Ah ! prince royal, bien t’en prend d’être inviolable et sacré, je te le jure !... car, sans cela, tu aurais affaire à Falstaff.

LORD MEWILL, d’une loge.

À bas Kean ! à bas l’acteur !

KEAN.

Falstaff ?... Eh ! je ne suis pas plus Falstaff que je n’étais Romeo ; je suis Polichinelle, le Falstaff des carrefours... Un bâton à Polichinelle, un bâton pour lord Mewill, un bâton pour le misérable enleveur de jeunes filles, qui porte une épée au côté, et qui refuse de se battre avec ceux dont il a volé le nom, et cela, sous prétexte qu’il est noble, qu’il est lord, qu’il est pair... Ah ! oui ! un bâton pour lord Mewill... et nous rirons... Ah ! ah ! ah ! que je souffre !... À moi ! mon Dieu ! à moi !

Il tombe dans les bras de Juliette et de Salomon, qui l’entraînent par la porte du donjon.

 

 

Scène II

 

LE RÉGISSEUR, DARIUS, MERCUTIO, CAPULET, UN COMPARSE, SALOMON

 

LE RÉGISSEUR, paraissant au fond.

Le médecin du théâtre ! le médecin du théâtre ! où est-il ?

DARIUS, courant ramasser la perruque que Kean a jetée à terre.

Il est près de M. Kean.

LE RÉGISSEUR.

Où ?

DARIUS, montrant le donjon.

Là.

MERCUTIO, entrant en costume

Qu’es t-il arrivé ?

CAPULET, également en costume.

Je ne sais pas ; ça lui a pris en scène.

LE CHEF DES COMPARSES, conduisant ses hommes.

Allez.

Les Comparses entrent.

MERCUTIO.

Ce n’est pas votre entrée...

Voix diverses.

Si !... Non !... Si !

Confusion complète.

CAPULET, voyant paraître Salomon.

Silence !

SALOMON, s’approchant, un mouchoir à la main.

Milords et messieurs, la représentation ne peut continuer... Le soleil de l’Angleterre s’est éclipsé : le célèbre, l’illustre, le sublime Kean vient d’être atteint d’un accès de folie.

On entend on cri douloureux dans la loge de la comtesse de Kœfeld.

 

 

ACTE V

 

 

Sixième Tableau

 

Un salon chez Kean.

 

 

Scène première

 

SALOMON, BARDOLPH, TOM, DAVID, DARIUS, PISTOL, puis LE MÉDECIN

 

SALOMON.

C’est cela, mes enfants, inscrivez-vous, voici la liste.

BARDOLPH, après s’être inscrit.

Et quelle nuit a-t-il passée ?

SALOMON.

Terrible !

TOM.

Il est donc réellement fou ?

SALOMON.

À lier !

DAVID.

Et, dans ce moment-ci, le médecin le saigne ?

SALOMON.

À blanc !

DARIUS.

À blanc !...

BARDOLPH.

Mais quel est son genre de folie ?

DARIUS.

Oui, voyons, quel est son genre de folie ?

SALOMON.

Folie frénétique.

DAVID.

Et que fait-il dans ses accès ?

SALOMON.

Il frappe.

DARIUS.

Sur quoi ?

SALOMON.

Sur tout, et de préférence sur ceux qu’il connaît.

DARIUS.

Comment ! il attaque son semblable ?

SALOMON

Ah ! mon Dieu, oui.

DARIUS.

Il aura été mordu.

SALOMON.

J’en ai peur.

DARIUS.

Et il est enragé... J’en ai coiffé un enragé, un homme qui avait une position, quoi ! il était membre des Communes. Eh bien, sa rage, à lui, c’était de faire des tragédies... On ne les jouait pas ; eh bien, c’est égal, il en faisait d’autres ; on les refusait, il allait toujours.

SALOMON.

Et mordait-il ?

DARIUS.

Oui, oui, oui ; mais il ne faisait pas de mal, il n’avait plus de dents ; on le laissait faire, pauvre cher homme ! ça l’amusait.

SALOMON.

Eh ! tenez, voilà...

DARIUS.

M. Kean ? Je me sauve...

SALOMON.

Non, le médecin.

DARIUS.

Ah ! le médecin. Eh bien, monsieur le docteur ?...

TOM.

Comment va Kean ?

DAVID.

Y a-t-il espoir ?

LE MÉDECIN, remettant un papier à Salomon.

Vous lui ferez suivre ponctuellement cette ordonnance ; tout autre traitement que celui qui est indiqué sur ce papier ne pourrait qu’empirer son état.

SALOMON.

Vous voyez que la chose est sérieuse, hein ? Voyons ce qu’ordonne le médecin...

Il retourne le papier de tous côtés, il est blanc.

Ah ! ah !

DARIUS.

Eh bien, qu’ordonne le médecin ?

SALOMON.

Quatre douches, deux saignées, un sinapisme.

DAVID.

Veux-tu que je te dise, Salomon ? ça m’a l’air d’un âne, ton docteur.

DARIUS.

Oui, oui, il me fait l’effet d’un âne.

DAVID.

Et, à ta place, je le traiterais à ma mode.

SALOMON.

Que lui donneriez-vous ? Voyons !

DAVID.

Je prendrais de bon vin de Bordeaux, je le mettrais dans une casserole avec du citron, de la cannelle et du sucre ; je le ferais chauffer, et, de dix minutes en dix minutes, je lui en donnerais un verre.

DARIUS.

Non, non, non, je ne ferais pas ça, moi.

SALOMON.

Eh bien, que ferais-tu ?

DAVID.

Je te dis qu’un verre...

DARIUS.

Non, écoutez, David, vous jouez bien le Lion, vous êtes magnifique sous la peau d’animal ; mais, quand il s’agit de médecine, c’est autre chose ; à la place de Salomon, je ferais le vin chaud.

DAVID.

Tu vois bien.

DARIUS.

Patience ! je lui raserais d’abord la tête comme un genou, ça lui rafraîchirait le cerveau ; ensuite, je lui commanderais une perruque, ce qu’il y a de plus beau en cheveux, du cheveu numéro 1.

SALOMON.

Et le vin chaud ?

DARIUS.

Je le boirais, alors...

On sonne.

Dites-donc, Salomon, on sonne.

SALOMON.

Allons, encore un accès qui lui prend.

DARIUS.

Un accès, je me sauve !

Salomon l’arrête.

DAVID.

Filons, filons.

DARIUS.

Salomon, Salomon, pas de bêtises, voyons.

On sonne encore.

TOM et BARDOLPH.

Sauve qui peut !

SALOMON.

Darius, mon ami, toi qui es le plus brave, reste avec moi, je t’en prie.

DARIUS.

Père Salomon, si vous ne me lâchez pas, je fais ma plainte, je vous dénonce, je ne vous poudre plus vos perruques, je vous enfonce des épingles noires dans les mollets, et je vous mords le nez.

Salomon le lâche.

Ah ! mais...

Il sort.

SALOMON.

Ah ! les voilà partis ; j’espère que ça va se répandre ; car, si l’on venait à savoir...

PISTOL, se levant du coin où il est resté assis, et venant à Salomon.

Monsieur Salomon ?

SALOMON.

Tu es encore là, toi ! pourquoi n’es-tu pas parti avec les autres ?

PISTOL.

Parce que vous avez dit qu’il vous fallait quelqu’un, monsieur Salomon.

SALOMON.

Tu es un brave garçon ; va-t’en.

PISTOL.

Moi ? Jamais !

SALOMON.

Me promets-tu d’être discret ?

PISTOL.

Moi ? Je crois bien !

Salomon lui parle à l’oreille.

Vraiment ?... Oh !

SALOMON.

Pas un mot.

PISTOL.

On me couperait plutôt le cou. Oh ! que je suis content, que je suis coûtent !

Il sanglote.

Oh ! M. Kean, monsieur Salomon !... Oh ! je m’en vas.

Il sort.

 

 

Scène II

 

SALOMON, KEAN, entrant

 

KEAN.

Avec qui causais-tu donc là ?

SALOMON.

Avec des camarades du théâtre, cet imbécile de Darius et le petit Pistol.

KEAN.

Et que leur as-tu dit ?

SALOMON.

Que vous étiez fou à lier.

KEAN.

Tu as eu tort.

SALOMON.

Comment, j’ai eu tort ? Mais songez donc que, si l’on apprend jamais que cette folie n’était qu’une feinte...

KEAN.

Eh bien ?

SALOMON.

Et que vous avez insulté de sang-froid lord Mewill et le prince de Galles...

KEAN.

Après ?

SALOMON.

On vous punira sévèrement.

KEAN.

Que m’importe ! que peuvent-ils me faire ? Me mettre en prison ? Eh bien, j’irai.

SALOMON.

Oui ; mais, moi, je n’irai pas.

À part.

Égoïste !

Haut.

Tandis que, si seulement vous vouliez faire semblant pendant huit jours... Vous êtes si beau dans le Roi Lear !

KEAN.

Monsieur Salomon, je joue la comédie depuis huit heures du soir jusqu’à minuit, mais jamais dans la journée.

SALOMON.

Maître...

KEAN.

Assez sur ce sujet. Donne-moi la liste des personnes qui sont venues pour me voir.

SALOMON.

Il y en a deux, de listes : une ici, l’autre chez le concierge. Celle-ci est celle des amis intimes.

KEAN.

C’est bien, va !... Elle n’aura pas osé monter jusqu’ici, elle ; mais elle sera venue en bas, ou elle aura envoyé ; je trouverai, non pas son nom, sans doute, mais un mot, un signe, auquel je reconnaîtrai qu’elle a pensé à moi, à moi qui souffre tant pour elle, mon Dieu !

SALOMON.

Tenez.

KEAN.

Donne.

SALOMON.

Il y a là plus de deux noms qui sont bien étonnés de se trouver ensemble.

KEAN.

Oui, oui, il y a là des noms de riches, de nobles et de puissants ; il y a là des noms d’artistes, d’ouvriers, de portefaix, depuis celui du duc de Sutherland, premier ministre, jusqu’à celui de William le cocher. Oui, je crois que tous les noms y sont, excepté celui que je cherche ; elle n’aura pas osé envoyer. Oh ! pour venir elle-même, sans doute, elle saisira une occasion, le premier moment où son mari la laissera libre. Salomon, va dans la chambre à côté ; ne laisse entrer personne... excepté...

SALOMON.

Ariel excepté, n’est-ce pas ?

KEAN.

Oui, oui, Ariel... Va, mon bon Salomon va ; et, si elle vient, fais-la entrer à l’instant... sans lui demander son nom... car c’est une grande dame, vois-tu.

SALOMON.

Mais comment la reconnaître ?

KEAN.

Je n’attends qu’elle.

SALOMON.

Soyez tranquille.

Il sort.

 

 

Scène III

 

KEAN, seul

 

Dix heures, et pas un mot d’elle, pas un message, pas une lettre !... Ah ! vous étiez plus inquiète de votre éventail que de moi, madame... Oh ! ce n’est point comme cela qu’on aime, Elena, et c’est douloureux à penser que, si cet accident était réel, je serais mort peut-être à cette heure... sans vous avoir vue... sans avoir entendu parler de vous... Que je suis inquiet !... j’ai son portrait là, sur mon cœur... et je me plains... Ne serait-ce pas plutôt que le comte, qui a trouvé cet éventail, à qui la scène scandaleuse que j’ai faite hier au prince de Galles, a dû ouvrir les yeux ?... Oh ! oui, c’est possible, c’est probable, cela est. Et quand je pense qu’à cette heure peut-être, Elena, soupçonnée, accusée, menacée, m’appelle à son secours... Oh ! je n’y puis plus tenir. Salomon ! Salomon !

 

 

Scène IV

 

KEAN, SALOMON

 

SALOMON.

Maître ?

KEAN.

Personne encore ?

SALOMON.

Personne.

KEAN.

Fais mettre les chevaux à la voiture.

SALOMON.

Les chevaux ?

KEAN.

Eh ! oui, les chevaux. Qu’y a-t-il là d’étonnant ? Je sors.

SALOMON.

Vous sortez ?

KEAN.

Newman !... Newman !...

SALOMON.

Que lui voulez-vous ?

KEAN.

Celui-là m’obéira, peut-être.

SALOMON.

Et ne savez-vous pas que tout ce que vous voudrez, votre pauvre Salomon le fera ?

KEAN.

Eh bien, va donc alors, et ne me laisse pas souffrir plus longtemps... Ne vois-tu pas que j’ai la fièvre, que la tête me brûle, que le sang me bout ?... D’ailleurs, je fermerai les stores, je me contenterai de passer sous ses fenêtres, je...

Voyant que Salomon n’est pas sorti.

Eh bien, pas encore ?

SALOMON.

J’y vais, Kean, j’y vais... Ah ! l’on frappe.

KEAN.

Oui, oui, l’on frappe. Eh bien, va ouvrir.

SALOMON.

Et, si c’est elle, vous resterez, n’est-ce pas ?

KEAN, riant.

Imbécile !

SALOMON.

J’y cours.

Il sort.

KEAN, s’appuyant au dossier d’une chaise.

Enfant que je suis !... mais c’est que, Dieu me pardonne, mon cœur bat comme il battait à vingt ans ; je suis réellement insensé... et je n’ai pas besoin de feindre la folie...

SALOMON, paraissant.

C’est elle, maître ! c’est elle !

KEAN.

Elle ?... Elena !... Elena !... c’est vous !

 

 

Scène V

 

KEAN, ANNA, puis SALOMON

 

ANNA, levant le capuchon de sa mante.

Non, monsieur Kean, c’est moi !

KEAN, tombant sur une chaise.

Ah !...

ANNA.

Pardon d’être venue ainsi ; mais, comprenez-vous ? ce matin, un bruit affreux s’est répandu par la ville, qu’hier, au spectacle, vous aviez été atteint d’un accès de folie... J’ai dit : « Il n’a pas de mère, il n’a pas de sœur, il n’a personne auprès de lui... J’y vais aller, moi... »

KEAN.

Anna ! ah ! je reconnais bien là votre cœur dévoué. Anna, sur mon Dieu ! vous êtes une âme bonne et loyale... Ah ! vous n’avez pas tremblé, n’est-ce pas, pour votre réputation, pour votre honneur ?... vous n’avez pas craint qu’on ne dit que vous étiez ma maîtresse ?... Vous n’avez écouté que votre cœur... vous êtes venue... tandis qu’elle... C’est bien... Parlons de vous, Anna.

ANNA.

Oh ! ce n’est donc pas vrai, cette nouvelle ?...

KEAN.

Non. Je n’ai pas ce bonheur... Un fou, cela doit être bien heureux... Cela rit... cela chante... cela ne se souvient de rien !

ANNA.

Ah ! maintenant, je partirai donc tranquille, sinon heureuse !

KEAN.

Vous partez ? vous quittez Londres ?

ANNA.

Londres ? Oh ! ce ne serait point assez ; je quitte l’Angleterre.

KEAN.

Mais êtes-vous libre de le faire ? Et votre tuteur ?

ANNA.

J’ai atteint ce matin ma majorité, et le premier usage que j’en ai fait a été de signer un engagement avec le correspondant du théâtre de New-York.

KEAN.

Ainsi, rien n’a pu changer votre résolution ; et le tableau que je vous ai fait de cette carrière ?...

ANNA.

Ce tableau était tracé pour la pauvre fille, et non pour la riche héritière. Si cher que coûtent le velours et la soie, pensez-vous, monsieur Kean, que vingt mille livres sterling de rente suffiront à payer mes costumes ?

KEAN.

Et comment, avec tant de fortune et tant de beauté ?...

ANNA.

Ni l’une ni l’autre n’ont suffi pour me faire aimer, et je veux y ajouter le talent pour compléter ma dot.

KEAN.

Pauvre enfant !

ANNA.

Oh ! n’est-ce pas qu’au milieu de vos triomphes, de vos plaisirs, de vos amours, n’est-ce pas que vous garderez un souvenir à la pauvre exilée, qui aura tout quitté dans un seul but, et avec un seul espoir ?

KEAN.

Anna ! chère Anna !...

ANNA.

N’est-ce pas que vous me permettrez de vous écrire, devons raconter mes chagrins... mes travaux... mes progrès ?... Car, j’en ferai, oh ! je vous le jure !... surtout si, tout éloigné de moi que vous serez, vous voulez bien me conseiller et mer soutenir.

KEAN.

Oh ! tout ce que je pourrai faire pour ma meilleure amie, je le ferai, soyez-en sûre... Mais quand partez-vous ?

ANNA.

Dans deux heures.

KEAN.

Et comment ?...

ANNA.

Ma place est retenue sur le paquebot le Washington.

SALOMON, entrant avec mystère.

Maître !

KEAN.

Eh bien ?

SALOMON.

Elle est montée par l’escalier dérobé, elle est entrée au moment où je m’y attendais le moins.

KEAN.

Qui ?...

SALOMON.

Une dame.

KEAN.

Comment s’appelle-t-elle ?

SALOMON.

Elle n’a voulu me dire que son prénom d’Elena.

KEAN.

Elena ! et où est-elle ?

SALOMON.

Dans la chambre à côté ; elle semble désespérée, elle veut vous voir absolument...

KEAN.

Ah ! mon Dieu, comment faire ?

ANNA.

C’est elle, n’est-ce pas ?

KEAN.

Oui.

ANNA.

On la dit bien belle. Laissez-moi-la voir, Kean.

KEAN.

Oh ! cela ne se peut pas.

ANNA.

Ne craignez rien... Je n’ai qu’une chose à lui demander, qu’une prière à lui faire... Je me jetterai à ses genoux, et je lui dirai : « Rendez-le heureux, madame !... car il vous aime bien !... »

KEAN.

Non, non, Anna, cela est impossible ; elle ne croirait jamais à l’innocence de nos relations... Comment pourrait-elle penser, vous voyant si jeune et si belle ?... Oh ! entrez dans ce cabinet, je vous en prie... Pardonnez-moi, Anna, pardonnez-moi...

ANNA, entrant dans le cabinet.

Ai-je le droit de me plaindre ?

 

 

Scène VI

 

KEAN, puis ELENA

 

KEAN.

Maintenant, Salomon, fais entrer, fais entrer vite !

Elena entre.

C’est vous, Elena !... c’est vous !... Oh ! vous êtes donc venue, au risque de tout ce qui pouvait vous arriver ?... Si vous saviez comme je vous attendais !

ELENA.

J’ai hésité longtemps, je vous l’avouerai, Kean ; mais notre danger commun...

KEAN.

Notre danger ?

ELENA.

Oui, une lettre pouvait être surprise ; je tremblais que vous ne fussiez déjà arrêté.

KEAN.

Arrêté, moi !... et pourquoi cela ?

ELENA.

Parce que le bruit commence à se répandre que c’est un accès de colère, et non point de folie, qui vous a fait insulter le prince royal et lord Mewill... On assure que ce dernier a vu, ce matin, le roi, auquel il s’est plaint, et le ministre, dont il a obtenu un mandat... Un procès terrible vous menace, Kean, fuyez ! vous n’avez pas une minute à perdre... et, cette nuit quittez Londres, quittez l’Angleterre, si c’est possible... Vous ne serez en sûreté qu’en France ou en Belgique.

KEAN.

Moi, fuir ?... moi, quitter Londres, l’Angleterre, comme un lâche qui tremble ?... Oh ! vous ne me connaissez pas, Elena... Lord Mewill veut de la publicité, nous lui en donnerons ; son nom n’est pas encore assez honorablement connu, il le sera comme il mérite de l’être.

ELENA.

Vous oubliez qu’un autre nom aussi sera prononcé aux débats : on cherchera les motifs de ce double emportement, contre le prince royal et lord Mewill, et on le trouvera.

KEAN.

Oui, oui... vous avez raison... et tout cela est peut-être un bonheur... M’aimez-vous, Elena ?

ELENA.

Vous le demandez !

KEAN.

Écoutez : vous aussi, vous êtes compromise.

ELENA.

Je le sais.

KEAN.

Non, vous ne savez pas tout encore ; cet éventail que vous avez oublié hier dans ma loge...

ELENA.

Eh bien ?

KEAN.

Il a été trouvé.

ELENA.

Par qui ?

KEAN.

Par le comte.

ELENA.

Grand Dieu !

KEAN.

Il le connaît, n’est-ce pas ?

ELENA.

Sans doute.

KEAN.

Eh bien...

ELENA.

Eh bien ?

KEAN.

Vous me donniez le conseil de fuir, je suis prêt. Fuirai-je seul ?

ELENA.

Oh ! vous êtes insensé, monsieur Kean... Non, non, c’est chose impossible ; non ! notre amour fut un instant d’égarement, d’erreur, de folie, auquel il ne faut plus songer, et que nous devons oublier nous-mêmes, afin que les autres l’oublient.

KEAN.

L’oublier ? Oh ! vous n’y songez pas, Elena ! mais, quand je m’exilerais, quand je cesserais de vous voir, n’aurais-je pas votre image éternellement sur mon cœur ou devant mes yeux ? n’ai-je pas votre portrait, votre portrait chéri ?

ELENA.

Je viens vous le redemander, Kean.

KEAN.

Vous venez me redemander votre portrait ! votre portrait, donné hier, vous venez me le redemander aujourd’hui !

ELENA.

Mais songez que la raison l’exige. Kean, vous m’aimez, je le crois, je le sais ; mais pensez-vous qu’éloigné de moi, cet amour résistera à l’absence ? Non ; avec votre talent, et célèbre comme vous l’êtes, les occasions viendront d’elles-mêmes au-devant de vous ; vous aimerez une autre femme, et mon portrait, mon portrait, qui est en ce moment un souvenir d’amour, ne sera plus alors qu’un trophée de victoire.

KEAN.

Ah ! le voilà, madame ! Un pareil soupçon ne laisse aucun moyen de refus ; en amour, qui doute accuse.

ELENA.

Kean !

KEAN.

Le voilà ; je ne l’ai pas gardé longtemps et personne ne l’a vu, madame ; de sorte que, si vous en avez promis un autre, vous pouvez vous dispenser de le faire faire, et donner celui-là à la place.

ELENA.

Promis à qui ?

KEAN.

Que sais-je ? en échange de quelque éventail, peut-être.

ELENA.

Ô Kean ! Kean ! après ce que j’ai fait pour vous, après ce que je vous ai sacrifié...

KEAN.

Et que m’avez-vous tant sacrifié, madame, si ce n’est votre orgueil, vous ? C’est vrai, madame la comtesse de Kœfeld est descendue jusqu’à aimer un comédien ; vous avez raison, cet amour était un moment d’erreur, d’égarement, de folie ; mais tranquillisez-vous, madame, l’erreur fut pour moi seul ; moi seul fus égaré, moi seul ai été fou ; oh ! oui, fou, et bien fou de croire au dévouement d’une femme ! fou de risquer pour elle mon avenir, ma liberté, ma vie, et cela sur un soupçon de jalousie, tandis que j’étais si ardemment aimé ! Oh ! j’avais tort, sang-Dieu ! j’avais tort ! Et voilà donc pourquoi ! c’était pour entendre ces choses sortir de votre bouche que je vous attendais depuis hier avec tant de mortelles impatiences ! voilà pourquoi mon cœur battait à me briser la poitrine, à chaque coup que l’on frappait à cette porte ! Oh ! je les connaissais pourtant bien, ces sortes d’amours ; je savais de quelle profondeur et de quelle durée elles sont, et, vaniteux que je suis, je m’y suis laissé prendre !... Voilà votre portrait, madame.

ELENA.

Oh ! Kean, ne m’en veuillez point d’avoir plus de raison que vous.

KEAN.

Plus de raison que moi ? Oh ! je vous en défie, madame, et vous venez de faire une cure merveilleuse. J’avais le transport, le délire, quelque chose comme une fièvre cérébrale ; vous m’avez appliqué de la glace sur la tête et sur le cœur, je suis guéri. Mais une plus longue absence augmenterait probablement les soupçons du comte, en admettant que cet éventail lui en ait donné ; puis, d’un moment à l’autre, le constable peut venir pour m’arrêter...

ELENA.

Ah ! Kean, Kean, j’aime mieux votre colère que votre ironie. Me quitterez-vous ainsi ? est-ce ainsi que vous me direz adieu ?

KEAN.

Madame la comtesse de Kœfeld permettra-t-elle au comédien Kean de lui baiser la main ?...

Il s’incline pour baiser la main de la Comtesse.

LE COMTE, dans l’antichambre.

Je vous dis que j’entrerai, monsieur !...

SALOMON, de même.

Et je vous dis que vous n’entrerez pas, moi !

ELENA.

Le comte ! le comte !

KEAN.

Votre mari ?... Oh ! mais c’est donc une fatalité qui l’amène ! Cachez-vous, Elena, cachez-vous !

Elle va au cabinet d’Anna.

Non, point là ; ici, ici ! Là du moins, personne ne vous verra ; les fenêtres donnent sur la Tamise.

ELENA.

Un dernier mot, une dernière prière...

KEAN.

Laquelle ? Dites, dites.

ELENA.

Mon mari vient vous demander raison, sans doute.

KEAN.

Soyez tranquille, madame, le comte me sera sacré. Hier, peut-être eussé-je donné des années de ma vie pour une rencontre avec lui ; mais, aujourd’hui, soyez tranquille, je ne lui en veux plus.

LE COMTE.

Je vous dis qu’il faut que je le voie !

KEAN, allant ouvrir la porte.

Qu’est-ce à dire, Salomon ? et pourquoi ne laissez-vous pas entrer M. le comte de Kœfeld ?

Le Comte entre. Kean referme la porte, et met la clef dans sa poche.

 

 

Scène VII

 

KEAN, LE COMTE DE KŒFELD, SALOMON

 

SALOMON.

Maître, vous m’aviez dit...

KEAN.

Que je ne voulais recevoir personne, c’est vrai ; mais j’étais loin de m’attendra à l’honneur que me fait M. le comte.

Il fait signe à Salomon de sortir.

LE COMTE.

Au contraire, monsieur, j’aurais cru que vous n’aviez clos votre porte que parce que vous comptiez sur ma visite.

KEAN.

Et d’où m’aurait pu venir cette présomption, monsieur le comte ?

LE COMTE.

De ce que j’avais dit hier dans votre loge, à propos de nous autres Allemands, que, lorsque nous nous croyions offensés, nous nous battions avec tout le monde : or, je suis offensé, monsieur, et je viens pour me battre. La cause, vous la connaissez, mais il est important qu’elle reste entre nous ; aussi vous voyez que, contrairement aux habitudes, je ne vous ai point écrit, je ne vous ai envoyé personne, et je suis venu à vous, seul et confiant comme un homme d’honneur. En passant devant la première caserne que nous trouverons sur le chemin d’Hyde park, nous prierons deux officiers de nous servir de témoins. Quant au motif de notre rencontre, ce sera tout ce que vous voudrez : une querelle à propos de la mort de lord Castlereagh ou de l’élection de M. O’Connell.

KEAN.

Mais vous comprenez, monsieur le comte, que ce motif, suffisant pour tout autre, ne l’est pas pour moi : il ne peut y avoir rencontre que lorsqu’il y a offense, et je ne crois pas avoir été assez malheureux...

LE COMTE.

C’est bien, monsieur, c’est bien ! je comprends cette délicatesse ; mais cette délicatesse est presque une nouvelle insulte. Si vous ne vous battez pas lorsque vous avez offensé, vous battez-vous lorsqu’on vous offense ?

KEAN.

C’est selon, monsieur... Si l’on m’offense sans motif, j’attribue à la folie l’insulte qu’on me fait, et je plains celui qui m’insulte.

LE COMTE.

Monsieur Kean, dois-je croire que votre réputation de courage est usurpée ?

KEAN.

Non, monsieur le comte, car j’ai fait mes preuves.

LE COMTE.

Prenez garde, je dirai partout que vous êtes un lâche.

KEAN.

On ne vous croira pas.

LE COMTE.

Je dirai que j’ai levé la main...

KEAN.

Et vous ajouterez que je l’ai arrêtée pour épargner à l’un de nous un chagrin mortel.

LE COMTE.

C’est bien ; vous ne voulez pas vous battre, je ne puis pas vous forcer ; mais il faut que ma colère se répande, songez-y bien, et, si ce n’est sur vous, ce sera sur votre complice.

KEAN, le retenant.

Je vous jure, monsieur le comte, que vous êtes dans l’erreur la plus profonde, je vous jure que vous n’avez aucun motif de soupçonner ni moi ni personne.

LE COMTE.

Ah ! je voulais que tout cela se passât dans le silence, et vous me forcez au bruit ; votre sang suffisait à ma haine, et je ne demandais pas autre chose ; mais vous avez peur de ma vengeance et vous la renvoyez à une femme, c’est bien.

KEAN.

Monsieur le comte, il y a quelque chose de plus lâche qu’un homme qui refuse de se battre, c’est un homme qui s’attaque a une femme qui ne peut pas lui répondre.

LE COMTE.

Toute vengeance est permise du moment qu’elle atteint le coupable.

KEAN.

Et moi, je vous dis, monsieur, que la comtesse est innocente ; je vous dis qu’elle a droit à vos égards et à votre respect ; je vous dis que, si vous prononcez un seul mot qui la compromette, que, si vous froissez un pli de sa robe, que, si vous touchez un cheveu de sa tête, il y a à Londres des hommes qui ne laisseront pas impunie une telle action. Et tenez, moi tout le premier, moi qui ne l’ai vue qu’une fois, moi qui la connais à peine, moi qui ne la connais pas...

LE COMTE.

Ah ! tout bon comédien que vous êtes, monsieur Kean, vous venez cependant de vous trahir. Eh bien, maintenant parlons franc ; regardons-nous en face et ne détournez plus les yeux : connaissez-vous cet éventail ?

KEAN.

Cet éventail ?

LE COMTE.

Il appartient à la comtesse.

KEAN.

Eh bien, monsieur ?...

LE COMTE.

Eh bien, monsieur, cet éventail, hier, je l’ai trouvé...

SALOMON, entrant.

Une lettre pressée du prince de Galles.

KEAN.

Plus tard.

SALOMON, à demi-voix.

Non, tout de suite.

KEAN.

Vous permettez, monsieur le comte ?

LE COMTE.

Faites, faites ; je ne m’éloigne pas.

KEAN, après avoir lu.

Vous connaissez l’écriture du prince de Galles, monsieur ?

LE COMTE.

Sans doute ; mais que peut avoir à faire l’écriture du prince de Galles ?...

KEAN.

Lisez.

LE COMTE, lisant.

« Mon cher Kean, voulez-vous faire chercher avec le plus grand soin dans votre loge ; je crois y avoir oublié hier l’éventail de la comtesse de Kœfeld, que je lui avais emprunté afin d’en faire faire un pareil à la duchesse de Northumberland. J’irai vous demander raison aujourd’hui de la sotte querelle que vous m’avez cherchée hier au théâtre, à propos de cette petite fille d’Opéra ; je n’aurais jamais cru qu’une amitié comme la nôtre pût être altérée par de semblables bagatelles.

« Votre affectionné,

« Georges. »

KEAN.

Cette lettre répond mieux que je ne pourrais le faire à des soupçons que je commence à comprendre, monsieur le comte, et dont vous sentirez facilement que ma modestie ne me permettait pas de me croire l’objet.

LE COMTE.

Monsieur Kean, on parle de vous arrêter, de vous conduire en prison, n’oubliez pas que les palais consulaires sont inviolables, et que l’ambassade de Danemark est un palais consulaire.

KEAN.

Merci, monsieur le comte.

LE COMTE.

Adieu, monsieur Kean.

Kean le reconduit jusqu’à la porte.

 

 

Scène VIII

 

KEAN, puis LE CONSTABLE

 

KEAN.

Elle est sauvée ! Bon et excellent Georges, par quel miracle a-t-il appris ?... Maintenant, il faut qu’elle sorte et sans perdre un instant, afin d’être arrivée avant son mari. Allons...

Le Constable entre.

Qui vient encore ? Salomon laissera-t-il donc entrer toute la terre ?

LE CONSTABLE.

Je vous demande mille pardons pour lui, monsieur Kean, mais c’est moi qui lui ai forcé la main.

KEAN.

C’est vous, monsieur le constable !

LE CONSTABLE.

Oui, et désolé de la circonstance qui m’amène : j’aime tant les artistes ! mais, vous comprenez, monsieur Kean ? le devoir avant tout, et, au nom du roi et des deux Chambres,

Le touchant de sa baguette.

je vous arrête.

KEAN.

Et de quoi m’accuse-t-on ?

LE CONSTABLE.

D’injures graves prononcées dans un endroit public contre le prince royal et contre un membre de la Chambre.

KEAN.

Et que me reste-t-il à faire ?

LE CONSTABLE.

À suivre mes gens, qui sont dans l’antichambre.

KEAN.

Et je dois ainsi abandonner mon hôtel ?

LE CONSTABLE.

J’y reste pour faire mettre les scellés : à votre retour, vous y trouverez tout ce que vous y avez laissé.

KEAN.

Pardon, monsieur le constable, mais il y a peut-être dans mon hôtel des choses qui ne pourraient en conscience rester sous le scellé tout le temps que durera mon absence. Vous êtes esclave de la loi, monsieur le constable ; mais vous n’êtes pas plus sévère qu’elle ?

LE CONSTABLE.

Non, monsieur Kean, et, si je puis faire quelque chose pour un artiste que j’admire...

KEAN.

Vous avez reçu l’ordre de m’arrêter, mais non pas d’arrêter les personnes qui se trouveraient chez moi, n’est-ce pas ?

LE CONSTABLE.

L’ordre est nominal et pour vous seul.

KEAN.

Eh bien, il y a dans ce cabinet

Il montre la chambre où est cachée Anna.

une jeune dame que vous connaissez et qui désirerait sortir...

LE CONSTABLE.

Avant que les scellés fussent mis ? Je comprends.

KEAN.

Et sans être soumise à l’inspection de vos gens.

LE CONSTABLE.

Et je connais cette jeune dame ?

KEAN.

À moins que vous n’ayez déjà oublié le nom de miss Anna Damby.

LE CONSTABLE.

Miss Anna Damby ?

KEAN.

Elle part pour New-York dans une heure, sur le paquebot le Washington.

LE CONSTABLE.

Je le sais bien ; c’est moi qui l’ai conduite chez le correspondant, et qui ai retenu sa place.

KEAN.

Vous devez comprendre alors qu’elle a quelque recommandation particulière à me faire avant son départ.

LE CONSTABLE.

Vous me promettez de ne point chercher à vous échapper, monsieur Kean ?

KEAN.

Je vous en donne ma parole d’honneur.

Le Constable sort. Kean ouvre la porte.

Anna !

 

 

Scène IX

 

KEAN, LE CONSTABLE, ANNA

 

ANNA.

Qu’ai-je entendu, mon Dieu ! on veut vous arrêter ? Oh ! je ne pars plus, Kean, je reste. Vous, prisonnier !

KEAN.

Anna, voici monsieur le constable, qui permet qu’avant de vous quitter, je vous dise un dernier adieu. Monsieur le constable, madame sortira tout à l’heure, enveloppée de ce mantelet et de ce voile ; je vous rappelle votre promesse.

LE CONSTABLE.

Et je la tiendrai, monsieur Kean ; ce n’est point à un artiste comme vous que je voudrais manquer de parole.

Il sort.

 

 

Scène X

 

KEAN, ANNA

 

KEAN.

Il est sorti... Anna !... oh ! je vais vous faire une demande étrange, que vous pourriez me refuser, mais que vous ne me refuserez pas ; un dernier sacrifice, un dernier dévouement... Une femme est là, vous le savez, une femme qui serait perdue si son visage était reconnu, si son nom était prononcé, car elle est mariée. Oh ! Anna ! Anna ! au nom de ce que vous avez de plus cher et de plus sacré, prenez pitié d’elle !

ANNA, détachant son voile et sa mante.

Tenez, Kean.

KEAN, tombant à genoux.

Anna ! Anna ! vous êtes un ange !...

Se précipitant dans le cabinet.

Elena ! Elena ! vous êtes sauvée !

Il pousse un cri.

Ah !

ANNA.

Qu’y a-t-il, mon Dieu ?

KEAN.

Elena !... Elena !... Personne !... disparue ! et la fenêtre ouverte, la Tamise !... Oh ! elle aura entendu la voix de son mari, ses menaces... Je suis son meurtrier, son assassin ! c’est moi qui l’ai tuée !...

S’élançant vers la porte du fond.

Perdue ! perdue !

 

 

Scène XI

 

KEAN, ANNA, LE PRINCE DE GALLES

 

LE PRINCE, à demi-voix.

Sauvée !

KEAN.

Elena ?

LE PRINCE.

Oui.

KEAN.

Comment ?

LE PRINCE.

Par un ami qui veille sur vous depuis hier, et qui, à tout hasard et prévoyant tout péril, avait une gondole sous vos fenêtres, et une voiture devant votre porte.

KEAN.

Et où est-elle ?

LE PRINCE.

Chez elle, où je l’ai fait reconduire par un homme de confiance, tandis que j’écrivais, moi. Avez-vous reçu ma lettre ?

KEAN.

Oui, mon prince, et vous m’avez sauvé deux fois. Comment expierai-je mes torts envers vous, monseigneur ? Ah ! j’ai mérité un châtiment, et j’irai en prison avec joie.

LE PRINCE.

Eh bien, pas du tout ! c’est que vous n’irez pas, monsieur.

Anna lève la tête.

KEAN.

Comment ?

LE PRINCE.

J’ai obtenu de mon frère, à grand’peine, je vous l’avouerai, et voilà pourquoi ma gondole était sous vos fenêtres et ma voiture devant votre porte, que vos six mois de prison, car il ne s’agissait pas de moins que six mois de prison, fussent convertis en une année d’exil.

KEAN.

Ah ! Votre Altesse m’envoie en exil, tandis que la comtesse de Kœfeld...

LE PRINCE.

Retourne en Danemark, monsieur, où les premières dépêches de son roi rappelleront l’ambassadeur. Êtes-vous tranquille, maintenant ?

KEAN.

Oh ! mon prince ! Et le lieu de mon exil est-il indiqué ?

LE PRINCE.

Vous irez où vous voudrez, pourvu que vous quittiez l’Angleterre : à Paris, à Berlin, à New-York.

KEAN.

J’irai à New-York.

ANNA, se levant.

Que dit-il ?

KEAN.

Fixe-t-on le moment de mon départ ?

LE PRINCE.

Vous avez huit jours pour régler vos affaires.

KEAN.

Je partirai dans une heure.

ANNA, s’approchant de Kean.

Ah ! mon Dieu !

KEAN.

Le bâtiment sur lequel je dois m’éloigner m’est-il désigné ?

LE PRINCE.

Non ; vous prendrez celui que bon vous semblera.

KEAN.

Je choisis le paquebot le Washington.

ANNA, s’appuyant sur Kean.

Kean !

LE PRINCE.

Et j’espère, monsieur, que l’air de l’Amérique vous rafraîchira le cerveau et vous rendra plus sage.

KEAN.

Je compte m’y marier, monseigneur.

ANNA.

Ah !

LE PRINCE.

Quelle est cette jeune fille ?

KEAN.

Miss Anna Damby, engagée d’aujourd’hui pour jouer les premiers rôles au théâtre de New-York.

LE PRINCE.

Miss Anna Damby ? Ah ! je devine...

S’inclinant.

Miss !...

ANNA, faisant la révérence.

Monseigneur...

SALOMON, entrant avec des guêtres, et un paquet à la main.

La !

KEAN.

Eh bien, mon pauvre Salomon ?

SALOMON.

Eh bien, maître, me voilà prêt.

KEAN.

Comment ?

SALOMON.

N’allez-vous pas à New-York ?

KEAN.

Oui.

SALOMON.

Pour y donner des représentations ?

KEAN.

Sans doute.

SALOMON.

Eh bien, du moment que vous jouez la comédie, il vous faut un souffleur ?

KEAN, à Salomon et à Anna.

Ah ! vous êtes mes deux seuls, mes deux vrais amis !

LE PRINCE.

Vous êtes un ingrat, monsieur Kean.

KEAN, se jetant dans ses bras.

Que Votre Altesse me pardonne !

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