L’Irrésolu (DESTOUCHES)
Comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 janvier 1713.
Personnages
PYRANTE, vieillard
LYSIMON, ancien ami de Pyrante
MADAME ARGANTE, veuve
CÉLIMÈNE, fille de madame Argante
JULIE, fille de madame Argante
DORANTE, fils de Pyrante
LE CHEVALIER, fils de Lysimon
NÉRINE, femme de chambre de madame Argante
FRONTIN, valet de chambre de Dorante
La scène est à Paris, dans un hôtel garni.
PRÉFACE
Quand je donnai cette pièce an public, on me reprocha de n’avoir pas suffisamment rempli le caractère de l’Irrésolu, parce que ses irrésolutions ne roulaient que sur l’embarras où je le mettais de choisir une femme entre trois personnes qui semblaient s’offrir à lui ; c’est-à-dire, madame Argante et ses deux filles.
On aurait voulu que j’eusse fait naître à Dorante beaucoup d’autres sujets de délibérer et d’exercer son génie incertain, qui, sur chaque matière, lui présente toujours des raisons pour et contre, et le met, par conséquent, dans l’impossibilité de se déterminer sur aucun parti.
J’avoue ingénument que, lorsque j’entrepris ce sujet, je me trouvai moi-même fort irrésolu sur la manière dont je le traiterais. D’abord j’eus dessein de mettre en œuvre un grand nombre d’incidents propres à caractériser mon héros. Il devait paraître en petit collet ; ensuite endosser la robe, et enfin prendre l’épée. Ces idées, jointes à beaucoup d’autres, me saisirent et me plurent longtemps. Mais je considérai, toute réflexion faite, que, si j’exécutais un plan si chargé, l’abondance des matières me jetterait infailliblement dans la nécessité de n’entrer dans aucuns détails, et de ne rien traiter à fond. Outre cela, je fis une réflexion qui me paraît encore judicieuse, c’est qu’en faisant passer Dorante par tant d’épreuves différentes, dans l’espace étroit de vingt-quatre heures, auquel les règles du théâtre nous asservissent, je sortirais des bornes de la vraisemblance, et représenterais plutôt un caractère digne des Petites-Maisons, qu’un galant homme, qui n’a d’autre défaut que l’irrésolution, et qui, loin d’être méprisable, peut mériter d’être plaint.
Je crus donc devoir me borner aux seuls incidents qui constituent cette comédie. Pour annoncer mon Irrésolu, je me contentai de bien faire son portrait, par le récit de diverses circonstances qui avaient précédé l’action, et je m’efforçai de la rendre simple et naturelle, afin d’avoir la liberté d’étendre le dialogue, et de traiter à fond la matière dans laquelle je me renfermais.
Cependant je sentis, aux représentations de cette pièce, la solidité d’une des maximes d’Horace dans son Art poétique :
Segniùs irritant animas demissa per aurem,
Quant quœ sunt oculis subjecta fidelibus, et quœ
Ipse sibi tradit spectator...
Et je me repentis de n’avoir pas mis en action quelques-unes des circonstances qui n’étaient qu’en récit. D’ailleurs, je m’aperçus de quelques redites, dans lesquelles je faisais tomber Dorante, et qu’un peu moins de simplicité, et plus de variété, auraient donné bien du relief à cet ouvrage. C’est ce qui m’a déterminé à y faire beaucoup de corrections et de changements dans les trois premiers actes, et à refondre presque entièrement les deux derniers, qui, si je ne me trompe, sont infiniment au-dessus de ce qu’ils étaient, d’autant plus que Dorante revient au parti de la robe, et se résout sérieusement à quitter l’épée, pour acheter au plus tôt une charge de conseiller. Mais je ne me borne pas à lui faire naître cette idée par un pur effet d’inconstance et de légèreté ; je lui donne pour cela des raisons très plausibles, du moins pour un homme qui, penche à la jalousie, défaut qu’il fait sentir en lui dès le premier acte, et qui le fait balancer si souvent entre l’objet de son estime et celui de son amour. Je passe sur plusieurs autres augmentations dont j’ai tâché d’orner cette comédie, osant me flatter que ceux qui prendront la peine d’en comparer la première édition avec la seconde, pourront trouver dans celle-ci d’heureux effets de l’expérience et des réflexions. En sorte que je crois pouvoir espérer que, lorsque l’Irrésolu sera remis au théâtre, il y recevra la récompense d’avoir pris une meilleure forme, et d’être de venu plus propre à divertir le public, dont les amusements innocents et utiles sont le principal objet de mes soins et de mes travaux.
ACTE I
Scène première
PYRANTE, LYSIMON
PYRANTE.
Oui, cette veuve est folle, et son extravagance
A souvent, j’en conviens, lassé ma patience ;
Mais, depuis tout le temps que vous êtes ici,
Vous vivez avec elle, et j’y puis vivre aussi.
LYSIMON.
J’y vis en enrageant, et maudis cent fois l’heure
Où dans cette maison j’ai choisi ma demeure.
Allons loger ailleurs.
PYRANTE.
Je n’y puis consentir.
LYSIMON.
Vous aurez bientôt lieu de vous en repentir.
PYRANTE.
Enfin, quoi qu’il en soit, une raison pressante
M’oblige à demeurer avec madame Argante.
LYSIMON.
Mais vous n’y reveniez que pour l’amour de moi,
Disiez-vous.
PYRANTE.
Je conviens...
LYSIMON.
Parlons de bonne foi,
Cette raison pressante est facile à connaître,
Et de vos volontés votre fils est le maître ;
C’est lui qui vous oblige à vous loger ici.
PYRANTE.
Comme il l’a souhaité, je le souhaite aussi.
LYSIMON.
Voulez-vous que je parle avec franchise entière ?
Il est très mauvais fils, et vous très mauvais père.
À ce fils trop aimé vous ne refusez rien.
PYRANTE.
Non.
LYSIMON.
Il fait votre office, et vous faites le sien.
Ô quel renversement ! N’avez-vous point de honte ?
PYRANTE.
Vous désapprouvez donc ma conduite, à ce compte ?
LYSIMON.
En doutez-vous, morbleu ! Qui voudrait l’approuver ?
PYRANTE.
Tous ceux qui, comme moi, pourraient s’en bien trouver.
Imitez mon exemple, et dans huit jours je gage...
LYSIMON.
Autoriser mon fils dans le libertinage !
PYRANTE.
Bien loin de l’y plonger, vous l’en retirerez.
LYSIMON.
C’est en vain sur cela que vous me prêcherez :
Vous blâmez ma conduite, et je blâme la vôtre.
PYRANTE.
Oui ; mais la plus heureuse est préférable à l’autre.
LYSIMON.
Et que fait donc ce fils, de beau, de merveilleux ?
PYRANTE.
Apprenez-le en deux mots, il fait ce que je veux.
LYSIMON.
Je trouve qu’en cela sa peine n’est pas grande ;
Car vous voulez toujours tout ce qu’il vous demande.
PYRANTE.
Moi, je cherche son goût ; il se conforme au mien.
Mon fils est mon ami, comme je suis le sien.
LYSIMON.
Ma foi, vous radotez ; je vous croyais plus sage.
PYRANTE.
Je ne me repens point de suivre cet usage.
Dès ses plus jeunes ans j’ai voulu le former.
Le succès de mes soins a droit de me charmer.
D’abord, en lui parlant, je pris un air sévère,
Pour lui faire sentir l’autorité de père :
La crainte et le respect ayant saisi son cœur,
À la sévérité je joignis la douceur.
Je lui parlais raison dès l’âge le plus tendre,
Et je l’accoutumais tous les jours à l’entendre.
Il connut ses devoirs, non par le châtiment,
Mais par l’obéissance et le raisonnement.
S’il y manquait parfois, la rougeur, dès cet âge,
Quand je l’en reprenais, lui montait au visage,
Et je reconnaissais, en sondant son esprit,
Qu’il rougissait de honte, et non pas de dépit.
LYSIMON.
Moi, je rougis pour vous de dépit et de honte,
De voir que vous puissiez me faire un pareil conte.
PYRANTE.
Écoutez jusqu’au bout.
LYSIMON.
Je suis las d’écouter.
PYRANTE.
Écoutez-moi, vous dis-je, afin d’en profiter.
Quand j’eus formé son cœur...
LYSIMON.
Son cœur ! Le beau langage !
PYRANTE.
Eh bien ! il ne faut pas vous parler davantage.
LYSIMON.
Oh çà ! sans vous piquer de ma sincérité,
Dites-moi si ce fils si sage, si vanté,
N’a point quelque défaut ?
PYRANTE.
J’ai pris un soin extrême
De connaître mon fils aussi bien que moi-même.
Son cœur est excellent ; il a beaucoup d’esprit ;
Ce que je vous dis là, tout le monde le dit :
Mais pour avoir, trop jeune, acquis trop de lumières,
Il est irrésolu sur toutes les matières ;
Chaque chose a pour lui mille difficultés ;
Il l’examine à fond, la prend de tous côtés ;
Et ses réflexions font qu’en chaque rencontre,
Après avoir trouvé cent raisons pour et contre,
Il demeure en suspens, ne se résout à rien,
Et voilà son défaut ; car chacun a le sien.
LYSIMON.
Et vous voyez cela sans vous mettre en colère ?
PYRANTE.
Oui ; mais je le plains fort. Je vis son caractère,
Lorsqu’il fut question d’embrasser un état.
LYSIMON, à part.
Bon ! le fils extravague, et le père est un fat.
PYRANTE.
Plaît-il ?
LYSIMON.
Rien.
PYRANTE.
Sa raison fut longtemps occupée
À le déterminer pour la robe ou l’épée :
Enfin il souhaita d’avoir un régiment.
J’y souscrivis d’abord, j’en obtins l’agrément.
LYSIMON.
Fort bien.
PYRANTE.
Deux jours après, il crut, tout au contraire,
Qu’une charge de robe était mieux son affaire.
LYSIMON.
Eh bien, que fîtes-vous ?
PYRANTE.
Je me fis un plaisir
De pouvoir, en cela, contenter son désir.
J’avais mis cette affaire en train d’être conclue,
Quand mon fils, tout à coup, vint s’offrir à ma vue,
Les yeux baignés de pleurs, embrassant mes genoux,
Avouant qu’il avait mérité mon courroux ;
Mais que si je voulais terminer ses alarmes,
Je le destinerais pour le métier des armes.
Il s’est, dans ce métier, distingué de façon,
Que j’ai connu depuis qu’il avait eu raison,
Et que j’ai résolu, le reste de ma vie,
De le laisser en tout contenter son envie.
LYSIMON.
C’est fort bien fait à vous. Pour moi, j’ai résolu
Que mes enfants feront ce que j’aurai conclu.
Point de quartier, morbleu ! Mon fils aîné Clitandre
Voulait être d’épée ; et, loin d’y condescendre,
J’ai voulu qu’il portât la robe et le rabat.
PYRANTE.
Et vous en avez fait un mauvais magistrat.
LYSIMON.
Bon ! il n’est pas le seul : c’est ce qui me console.
Le second de mes fils n’est qu’une franche idole,
Vous le savez.
PYRANTE.
Eh bien ?
LYSIMON.
J’en ai fait un abbé.
On m’a parlé pour lui, je n’ai point succombé
Quand j’ai pris un parti, rien ne peut m’en distraire :
Lorsqu’on est d’un avis, j’en prends un tout contraire.
PYRANTE.
Et votre chevalier ?
LYSIMON.
Ce n’est qu’un étourdi,
J’en fais un mousquetaire. Il s’est longtemps roidi
Contre un pareil dessein ; mais il a du courage,
Il faut...
PYRANTE.
N’en dites pas, s’il vous plaît, davantage ;
Un si dur procédé me fâche au dernier point,
Et je vous promets bien de ne l’imiter point.
Scène II
PYRANTE, LYSIMON, FRONTIN
FRONTIN, à Pyrante.
Je vous cherche, Monsieur, avec impatience.
PYRANTE.
Eh bien, que fait mon fils ?
FRONTIN.
Il réfléchit, il pense,
Il me chasse, il m’appelle, il est assis, debout,
Il court, puis il s’arrête ; il balance, il résout ;
Il est joyeux, rêveur, plaisant, mélancolique ;
Il approuve, il condamne, il se tait, il s’explique ;
Il sort de la maison, il y rentre aussitôt ;
Il veut, il ne veut plus, ne sait ce qu’il lui faut :
Et voilà, pour vous faire un récit bien sincère,
De monsieur votre fils le manège ordinaire.
PYRANTE.
Il n’est pas question de ce beau récit-là ;
Et, depuis très longtemps, je connais tout cela.
Tu sais que, me trouvant sur le déclin de l’âge,
Je voudrais voir mon fils songer au mariage.
FRONTIN.
De vos ordres secrets je me suis acquitté
Avec beaucoup de zèle et de dextérité.
Hier au soir j’employai mes soins et mon adresse,
Pour lui persuader de prendre une maîtresse
Qui portât ses désirs au lien conjugal ;
Je le prêchai longtemps, et ne prêchai pas mal :
Je suais sang et eau.
PYRANTE.
Quelle fut sa réponse ?
FRONTIN.
Ah ! belle tout-à-fait, et digne qu’on l’annonce !
PYRANTE.
Eh bien, il répondit ?
FRONTIN.
Il ne répondit rien.
Mais, Monsieur, mon discours l’endormit assez bien.
LYSIMON.
Il se moque de vous.
FRONTIN.
Non, je me donne au diable.
PYRANTE.
Je crois que ce qu’il dit est assez véritable.
Ainsi donc tes discours ont été sans effet ?
FRONTIN.
Pardonnez-moi, vraiment. J’en suis très satisfait.
En voici les raisons en fort peu de paroles.
Ce matin...
LYSIMON.
Il vous va conter des fariboles.
FRONTIN.
Eh, mais ! si Monsieur veut contrarier toujours,
Je ne finirai pas mon récit en deux jours.
PYRANTE.
Eh ! laissez-le parler.
FRONTIN.
Ce matin donc mon maître,
Au moment que le jour commençait à paraître,
S’est levé tout joyeux. Cher Frontin, m’a-t-il dit
Tes discours ont longtemps occupé mon esprit.
Tout bien considéré, je me trouve d’un âge
À devoir en effet songer au mariage.
Je ne balance plus, le dessein en est pris.
PYRANTE.
Plus agréablement pouvais-je être surpris ?
Tiens, voilà deux louis pour ta bonne nouvelle.
FRONTIN.
Très obligé. Je sors. Mon maître me rappelle,
Je l’habille, il se tait. Quand il est habillé,
Je revois, me dit-il, tantôt tout éveillé.
Qui ? moi, me marier ! Ah ! je n’ai point envie
D’aller risquer ainsi le repos de ma vie.
LYSIMON.
Je vous l’avais bien dit, qu’il se moquait de vous.
PYRANTE.
Allons, coquin, rends-moi mes deux louis.
FRONTIN.
Tout doux.
Ceci ne finit pas comme on pourrait le croire.
Écoutez, s’il vous plaît, la fin de mon histoire.
Il sort. À son retour, il paraît tout changé,
Il brûle de se voir par l’hymen engagé.
D’un semblable projet je ne faisais que rire :
Mais comme il m’a permis de venir vous le dire,
Et de vous assurer qu’il ne changera point,
Je crois qu’il ne peut plus reculer sur ce point.
PYRANTE.
C’est bien dit. Il me craint, il m’aime, il me respecte :
Sa résolution ne peut m’être suspecte.
Mais, dis-moi.
FRONTIN.
Quoi, Monsieur ?
PYRANTE.
Je serais curieux
De savoir s’il n’a point encor jeté les yeux
Sur quelque objet...
FRONTIN.
Eh ! oui. C’est ce qui fait sa peine.
PYRANTE.
Comment ? a-t-on pour lui du mépris, de la haine ?
FRONTIN.
Non, ce n’est point cela. La peine où je le vois,
C’est qu’il aime, Monsieur, deux belles à la fois.
L’un de ces deux objets est une jeune blonde,
Qui paraît à ses yeux la plus belle du monde ;
Et l’autre est une brune aux yeux vifs et perçants,
Dont les charmes sur lui ne sont pas moins puissants.
Le sérieux de l’une, et sa langueur touchante,
Lui disent qu’elle est tendre, et fidèle, et constante ;
Mais l’enjouement de l’autre, et sa vivacité,
Ont un attrait piquant dont il est enchanté.
Enfin, passant toujours de la blonde à la brune,
Il les veut toutes deux, et n’en choisit aucune ;
Et quant à moi, je crois que, pour le rendre heureux,
Il les lui faudrait faire épouser toutes deux.
PYRANTE.
Finis ce badinage, et tire-moi de peine.
Qui sont ces deux objets ?
FRONTIN.
Julie et Célimène.
PYRANTE.
Je ne m’étonne plus, s’il a tant souhaité
Que je logeasse ici.
FRONTIN.
Pour sa commodité,
Il a voulu loger avec madame Argante ;
Et la chose en sera beaucoup moins fatigante,
Car nous ferons l’amour sans quitter la maison.
PYRANTE.
Je m’étais bien douté que c’était la raison...
LYSIMON.
Si vous vous en doutiez, c’est par là, ce me semble,
Qu’il fallait éviter de loger tous ensemble.
PYRANTE.
Pourquoi ?
LYSIMON.
Vous souffrirez, sans en être honteux,
Qu’à vos yeux votre fils fasse le langoureux ?
PYRANTE.
Sans doute.
LYSIMON.
Vous pourrez avoir la patience
De l’entendre parler de flamme, de constance ;
Et vous tiendrez enfin à tous ces sots discours.
Que nos amants transis rebattent tous les jours ?
PYRANTE.
Oui. Mon fils est d’un âge à sentir dans son âme
Les tendres mouvements d’une amoureuse flamme.
LYSIMON.
Les tendres mouvements ! quels termes doucereux !
Je crois qu’en un besoin vous seriez amoureux.
PYRANTE.
Non ; mon temps est passé. Mais comme en ma jeunesse
J’ai goûté les plaisirs d’une vive tendresse,
Je dois trouver fort bon que mon fils, à son tour,
S’abandonne aux transports d’un légitime amour ;
Je ne condamne point ce que j’ai fait moi-même.
J’aimais quand j’étais jeune ; il faut que mon fils aime.
LYSIMON.
Mais pouvez-vous souffrir qu’il songe à s’allier
Avec madame Argante ? Elle est folle à lier.
PYRANTE.
Oui ; mais ses filles sont aussi sages que belles.
LYSIMON.
Elles ont peu de bien.
PYRANTE.
Mon fils en a pour elles.
LYSIMON.
Je ne réplique rien, tant je suis en courroux ;
Mais je vous avertis que je romps avec vous :
Plus de commerce ensemble... Adieu, je me retire.
PYRANTE.
Adieu donc.
LYSIMON.
Serviteur.
Scène III
PYRANTE, FRONTIN
PYRANTE.
Il faut le laisser dire.
Que Dorante choisisse en toute liberté,
J’y consens : mais voici ce que j’ai projeté.
Je vais tout au plus tôt trouver madame Argante,
Pour tâcher d’obtenir qu’elle accorde à Dorante
Julie ou Célimène, après qu’il m’aura dit
Celle qui lui convient.
FRONTIN.
Voilà, sans contredit,
Le plus sage dessein que l’on pût jamais prendre,
Allez l’exécuter ; et moi, je vais attendre
Que Dorante...
PYRANTE.
Surtout, parle-lui sagement,
Et ne lui marque rien de mon empressement.
Scène IV
FRONTIN, seul
Jamais père fut-il ni meilleur ni plus sage ?
Mais j’aperçois mon maître. On voit sur son visage
L’irrésolution peinte avec tous ses traits.
Puisqu’il ne me voit pas, approchons de plus près.
Scène V
DORANTE, FRONTIN
DORANTE.
Ah ! te voilà, Frontin ?
FRONTIN.
Oui, Monsieur, c’est moi-même.
DORANTE, se promenant.
Frontin.
FRONTIN.
Monsieur.
DORANTE.
Je suis dans une peine extrême...
Le carrosse est-il prêt ?
FRONTIN.
Oui, depuis ce matin.
DORANTE.
Je m’en vais. Tu diras à mon père... Frontin,
Tu ne lui diras rien.
FRONTIN.
Bon, la chose est facile.
DORANTE s’en va, puis il revient.
Qu’on ne m’attende point, je dois dîner en ville.
FRONTIN.
Cela suffit.
DORANTE, se promenant toujours.
Je crois qu’il serait à propos...
Frontin, dis au cocher qu’il ôte les chevaux,
Je ne sortirai point.
FRONTIN.
Vous avez une affaire...
DORANTE.
Fais ce que l’on te dit.
FRONTIN.
Soit, je m’en vais le faire.
Scène VI
DORANTE, seul
Enfin... J’aurais mieux fait cependant de sortir.
Eh ! ne te presse point de l’aller avertir.
Mais il ne m’entend plus. Restons. Le mariage
Est un joug trop pesant, et plus je l’envisage...
Non, ne nous mettons point au rang de ces maris.
Dont le sort...
Scène VII
DORANTE, FRONTIN
DORANTE.
Ah ! Frontin, voilà mon parti pris.
FRONTIN.
Tout de bon ?
DORANTE.
Tout de bon.
FRONTIN.
Quoi ! déjà ?
DORANTE.
Chose sûre.
FRONTIN.
Tant pis. Cela n’est pas d’un favorable augure.
DORANTE.
Pourquoi ?
FRONTIN.
Quand vous voulez décider promptement,
Cela ne dure, au plus, que le quart d’un moment.
DORANTE.
Non, c’en est fait, te dis-je, et pour toute ma vie.
FRONTIN.
En jureriez-vous ?
DORANTE.
Oui.
FRONTIN.
J’en ai l’âme ravie.
Laquelle épousez-vous ?
DORANTE.
Laquelle ?
FRONTIN.
Oui, dites-moi,
Est-ce Julie à qui vous donnez votre foi ?
C’est elle assurément. Je vois que je devine.
Mais vous tournez la tête, et vous faites la mine.
Prenez-vous Célimène ? Hem ! Vous ne dites mot.
DORANTE.
Ne cesseras-tu point de parler comme un sot ?
FRONTIN.
Comment ?
DORANTE.
J’épouserais Julie ou Célimène ?
FRONTIN.
Oui, vraiment, et je crois la chose bien certaine.
DORANTE.
Et sur quoi le crois-tu ?
FRONTIN.
Plaisante question !
N’en aviez-vous pas pris la résolution ?
DORANTE.
Oui, tu dis vrai. Mais grâce à mon heureuse étoile,
Je ne suis plus aveugle, et j’ai rompu le voile
Qui cachait à mes yeux les dangers et l’ennui
Que dans le mariage on essuie aujourd’hui.
Oui, tout ce que je vois m’attriste ou m’épouvante.
Ma femme sera prude, ou bien sera galante.
Prude, elle m’ôtera toute ma liberté,
Et voudra gouverner avec autorité ;
Inquiète, jalouse, altière, soupçonneuse,
Triste, vindicative, et surtout querelleuse.
Si ma femme est galante, à quoi suis-je exposé ?
Mari très incommode, ou très apprivoisé :
Par trop de complaisance, ou par trop de scrupule,
D’un ou d’autre côté, je deviens ridicule.
Si je me mets au rang des maris trop prudents,
Tranquille aux yeux de tous, jurant entre mes dents,
Je n’entretiendrai seul mon infidèle épouse,
Que pour donner carrière à ma fureur jalouse,
Et je ne réponds pas qu’enfin cette fureur...
Non, en fuyant l’hymen, j’évite mon malheur.
FRONTIN.
Tenez, vos sentiments ne sont plus à la mode ;
Et tout cela, Monsieur, sent l’ancienne méthode.
Autrefois sur l’honneur oh était délicat ;
Un mari qui s’en pique, à présent, est un fat.
Mais d’ailleurs, ce qui peut calmer votre épouvante,
Toute femme, après tout, n’est pas prude ou galante :
Il en est d’une espèce... Ah ! d’une espèce...
DORANTE.
Eh bien ?
FRONTIN.
Des femmes qui jamais ne chicanent sur rien,
Et de qui la douceur égalant la sagesse...
La difficulté gît à trouver cette espèce :
On dit qu’elle est fort rare, et je le dis aussi ;
Mais je crois, tout de bon, qu’elle se trouve ici.
Célimène et Julie...
DORANTE.
Oui, l’une et l’autre est sage :
J’en augure fort bien, mais point de mariage.
FRONTIN.
Mais tout à l’heure encor vous m’avez assuré...
DORANTE.
J’ai changé de pensée, et je m’en sais bon gré.
FRONTIN.
Monsieur, permettez-moi de vous dire une chose :
Ne résolvez plus rien Sans y mettre une clause.
DORANTE.
Une clause ? Et pourquoi ?
FRONTIN.
C’est qu’en peu de moments
Vous avez quatre fois changé de sentiments.
DORANTE.
Quatre fois !
FRONTIN.
Tout autant.
DORANTE.
Je ne le saurais croire.
FRONTIN.
J’en vais faire le compte, il est dans ma mémoire.
Item, en s’éveillant, mon maître que voilà
Souhaitait une femme.
DORANTE.
Oui, je sais bien cela.
FRONTIN.
Plus, s’étant habillé, mondit maître, trop sage.
A blasphémé vingt fois contre le mariage.
Item, il est sorti, disant que son retour
Ne serait, au plus tôt, que vers la fin du jour ;
Mais, un quart d’heure après, est rentré pour me dire
Qu’il s’allait marier ; ce qui m’a fait bien rire.
Item, le susdit maître, en ce susdit moment,
Dit au susdit Frontin, que craignant prudemment
Pour son front délicat quelque sensible outrage,
Ou d’une prude au moins l’humeur fière et sauvage,
Il renonce à jamais au lien conjugal.
Le tout bien supputé, se monte le total,
Qui ne me paraît pas rehausser votre gloire,
À quatre sentiments, sauf erreur de mémoire.
DORANTE.
Quand il est question, Frontin, de s’engager
Par les nœuds de l’hymen, on n’y peut trop songer.
FRONTIN.
Mais, surtout autre fait, comme sur cette affaire,
Vous ne savez jamais ce que vous voulez faire.
Vous rêvez ?
DORANTE.
Après tout, de l’humeur dont je suis,
Je pourrai mieux qu’un autre éviter les ennuis,
Et tous les accidents dont l’hymen nous menace.
Oui, je sais les moyens de parer ma disgrâce,
De faire que pour moi l’hymen ait des douceurs ;
Quand on fait un bon choix, c’est le lien des cœurs.
Un mari complaisant, libéral, jeune et tendre,
Au bonheur d’être aimé peut aisément prétendre,
Si, lorsqu’il se marie, il possède le cœur
De celle dont il veut faire tout son bonheur.
Son exemple est puissant sur l’esprit de sa femme.
Vertueux, il soutient la vertu dans son âme ;
Rempli d’égards pour elle, il en est respecté ;
Fidèle, il la maintient dans sa fidélité.
Mille exemples enfin font aisément connaître
Que souvent les maris sont ce qu’ils veulent être.
Malgré les mœurs du temps, je veux me rendre heureux,
En bornant à ma femme, et mes soins, et mes vœux ;
Et, plus amant qu’époux, toujours la politesse
Suivra les doux transports de ma vive tendresse.
Voilà le vrai moyen d’être en repos, chéri,
Et de faire au galant préférer le mari.
FRONTIN.
La chose en ce temps-ci me paraît difficile :
Quiconque y réussit peut passer pour habile ;
Mais ce miracle-là vous était réservé.
DORANTE.
Oui, je prétends me faire un bonheur achevé.
FRONTIN.
Voyons donc maintenant à choisir des deux belles.
Votre cœur penche-t-il également pour elles ?
DORANTE.
Si je l’en crois, Frontin, mon choix est déjà fait.
FRONTIN.
N’aimez-vous point Julie ?
DORANTE.
Oui, je l’aime en effet :
Son aimable enjouement me ravit et m’enchante.
Quel brillant ! quel éclat !
FRONTIN.
Elle est vive et piquante ;
Ses yeux, quoique muets, demandent clairement
Ce que sa bouche n’ose expliquer nettement.
DORANTE.
Faut-il t’avouer tout ? Dès que je l’envisage,
Je n’ai plus de raisons contre le mariage.
FRONTIN.
Ma foi, ni moi non plus. Or donc, sans biaiser,
Il faut nous dépêcher, Monsieur, de l’épouser.
DORANTE.
M’y voilà résolu... Mais pourtant, quand j’y pense,
Sa sœur est bien aimable.
FRONTIN.
Elle est d’une indolence !...
DORANTE.
Tu nommes indolence un gracieux maintien,
Une douce langueur, un modeste entretien,
Tout ce qui fait enfin que l’on ne peut, sans crime,
Lui refuser au moins la plus parfaite estime.
Oui, quoique, malgré moi, Julie ait tous mes vœux,
Je sens qu’avec sa sœur je serais plus heureux.
FRONTIN.
Prenons donc celle-ci. Bon, le voilà qui pense.
Votre choix est-il fait ?
DORANTE.
Non, je suis en balance :
Je ne sais que résoudre ; et d’une et d’autre part...
FRONTIN.
Tenez, m’en croirez-vous ? choisissez au hasard.
DORANTE.
Non, Frontin, mais je sais un moyen infaillible
Pour sortir d’embarras.
FRONTIN.
Serait-il bien possible ?
DORANTE.
Si l’une des deux sœurs a du penchant pour moi,
Dès que je le saurai, je lui donne ma foi.
Celle qui m’aimera sera la plus aimable.
FRONTIN.
Parbleu ! cette pensée est assez raisonnable.
Nérine peut savoir leurs secrets sentiments ;
Elle m’aime ; il est sûr que jamais deux amants
N’ont de secrets entr’eux ; outre que, d’ordinaire,
Toute fille suivante est peu propre à se taire.
Je vais sur ce sujet la faire raisonner.
DORANTE.
J’attendrai ton retour pour me déterminer.
ACTE II
Scène première
NÉRINE, seule
Allez, monsieur Frontin, comptez sur mon adresse ;
Je mourrai dans la peine, ou tiendrai ma promesse.
Je puis fort aisément sonder deux jeunes cœurs,
Dont le monde n’a point encor gâté les mœurs ;
Et quand je n’aurais pas toute leur confiance,
Comme je l’eus toujours dès leur plus tendre enfance,
Je suis fine, et je sais du cœur le plus discret
Arracher, quand je veux, un amoureux, secret.
Surtout, je voudrais voir Célimène amoureuse,
Car elle me paraît un peu trop dédaigneuse :
Elle fait vanité de n’avoir nuls désirs,
Et dans l’indifférence elle met ses plaisirs.
Triste état, à mon sens, que cette léthargie !
Mais, pour moi, sans l’amour j’estime peu la vie.
Finissons ; et, tandis que Madame est dehors,
En faveur de Dorante employons nos efforts.
Voici tout à propos la prude Célimène.
Scène II
CÉLIMÈNE, NÉRINE
NÉRINE.
Vous êtes bien rêveuse.
CÉLIMÈNE.
Oui, je suis fort en peine.
NÉRINE.
Et de quoi ?
CÉLIMÈNE.
Je ne sais. Je venais te trouver...
Dis-moi, ne sais-tu point ce qui me fait rêver ?
NÉRINE.
Tout franc, la question me paraît fort plaisante.
Comment ! vous ignorez ?...
CÉLIMÈNE.
Je ne suis pas contente ;
C’est tout ce que je sais.
NÉRINE.
Examinez-vous bien.
CÉLIMÈNE.
Je cherche, j’examine, et ne découvre rien.
NÉRINE.
Mauvais mal ! Depuis quand êtes-vous si rêveuse ?
CÉLIMÈNE.
Depuis trois jours.
NÉRINE.
Oh, oh ! l’affaire est sérieuse.
Depuis trois jours !
CÉLIMÈNE.
Tu sais que naturellement
Je me plais à rester dans mon appartement,
Que j’évite le monde, et que, toujours tranquille,
Je nourris mon esprit d’une lecture utile.
NARINE.
Eh bien ?
CÉLIMÈNE.
Depuis trois jours je ne me connais plus ;
Pour me tranquilliser mes soins sont superflus :
Je vais, je viens, je suis inquiète, agitée.
NÉRINE.
Pauvre enfant ! Je vous trouve aussi plus ajustée
Qu’à l’ordinaire.
CÉLIMÈNE.
Oui ; mais je ne sais pourquoi.
NÉRINE.
Des mouches, des rubans ! Ah ! qu’est-ce que je vois ?
Vous avez mis du rouge !
CÉLIMÈNE.
Il faut suivre la mode.
NÉRINE.
Quoi ! vous qui la trouviez ridicule, incommode ?
CÉLIMÈNE.
Ah, ma chère ! aide-moi, de grâce, à deviner
D’où vient ce changement qui paraît t’étonner.
NÉRINE.
Ne le savez-vous pas ?
CÉLIMÈNE.
Non : ma peine est extrême ;
Je ne saurais encor me deviner moi-même.
NÉRINE.
Je m’en vais vous aider. Là, regardez-moi bien.
Bon.
CÉLIMÈNE.
Parle franchement, et ne me cache rien.
NÉRINE.
Non, non. Depuis un temps je me suis aperçue
Que notre chevalier jette sur vous la vue,
Qu’il vous dit des douceurs... Je crois que m’y voilà.
CÉLIMÈNE.
Si tu ne sais pas mieux deviner que cela,
Nous ne pourrons jamais savoir ce que je pense.
NÉRINE.
Excusez, s’il vous plaît, mon peu d’expérience :
Je viens de m’essayer dans l’art de deviner,
Et dans un coup d’essai l’on peut mal raisonner.
Voyons si, cette fois, je serai plus habile.
Çà, depuis quand Dorante est-il en cette ville ?
CÉLIMÈNE.
Eh mais... depuis trois jours justement.
NÉRINE.
Justement !
Vous avez remarqué la chose exactement.
CÉLIMÈNE.
Eh bien ! Nérine ?
NÉRINE.
Eh bien !... je n’ai plus rien à dire.
CÉLIMÈNE.
Cela ne suffit pas, achève de m’instruire.
NÉRINE.
Ceci commence donc à vous intéresser ?
CÉLIMÈNE.
Plus que le chevalier.
NÉRINE.
J’ai lieu de le penser.
CÉLIMÈNE.
Poursuis donc.
NÉRINE.
Vous étiez solitaire et tranquille,
Nourrissant votre esprit d’une lecture utile ;
Maintenant tout cela ne vous divertit plus :
Pour vous tranquilliser vos soins sont superflus ;
Et c’est depuis trois jours, sans en savoir la cause,
Que vous sentez en vous cette métamorphose ?
CÉLIMÈNE.
Il est vrai.
NÉRINE.
Confrontons bien curieusement
Le retour de Dorante, et votre changement ;
Et si ces deux faits-là forment la même époque,
Nous connaîtrons bientôt le mal qui vous suffoque.
Depuis trois jours Dorante est de retour ici ;
Votre humeur a changé depuis trois jours aussi ;
Donc, ce que je conclus, la belle sérieuse,
C’est que, depuis trois jours, vous êtes amoureuse.
CÉLIMÈNE.
Crois-tu cela ?
NÉRINE.
Sans doute, et dès hier je vis...
CÉLIMÈNE, en soupirant.
À te dire le vrai, je suis de ton avis.
Adieu. J’ai trop parlé... Mais, dis-moi, pour m’instruire,
N’aurais-tu point encor quelque chose à me dire ?
NÉRINE.
Non.
CÉLIMÈNE.
Crois-tu que Dorante ait du goût pour ma sœur ?
Ce n’est pas que Dorante ait fort touché mon cœur ;
C’est curiosité, plutôt que jalousie ;
Curiosité pure.
NÉRINE, à part.
Ah ! que d’hypocrisie !
CÉLIMÈNE.
Que dis-tu ?
NÉRINE.
Que je vais travailler de mon mieux,
Afin de contenter vos désirs curieux.
Mais si vous m’en croyez, et si vous voulez plaire,
De toutes ces façons tâchez à vous défaire ;
Car pour vous dire net ce qu’il faut sur ce point,
Vous faites l’innocente, et vous ne l’êtes point.
Scène III
NÉRINE, seule
La solitaire en tient, et me voilà contente.
Nous pourrons à présent déterminer Dorante.
Scène IV
JULIE, NÉRINE
JULIE entre en chantant et en dansant.
Je ne sais pas pourquoi mille gens, chaque jour,
Sur un ton langoureux se plaignent de l’amour,
Et comment on soutient qu’une vive tendresse
Fait soupirer, gémir, et languir de tristesse :
Pour moi, Nérine, j’aime, et j’aime de bon cœur :
Cela n’a pourtant rien changé dans mon humeur.
NÉRINE.
Vous aimez ? Cet aveu me paraît fort sincère.
JULIE.
Oh ! je ne suis pas fille à t’en faire mystère.
NÉRINE.
J’en sais qui ne sont pas aussi franches que vous.
JULIE.
Moi, j’aime et je le dis, l’amour en est plus doux.
D’amantes et d’amants chaque pays abonde ;
Pourquoi rougir d’un feu qui brûle tout le monde ?
NÉRINE.
L’amour est en effet un puissant potentat.
Le guerrier pétulant, le grave magistrat,
Le doucereux abbé, le procureur avide,
L’avocat babillard, et l’usurier perfide,
Le vautour son confrère, et tous les animaux,
Jeunes, vieux, doux, cruels, sur terre, dans les eaux,
Tout est, bon gré, mal gré, soumis à son empire ;
Ainsi l’on peut aimer sans craindre de le dire.
JULIE.
Les exemples, du moins, ne me manqueront pas.
NÉRINE.
Celui que vous aimez adore vos appas,
Sans doute ?
JULIE.
À dire vrai, je n’en sais rien encore.
NÉRINE.
Comment ! vous l’ignorez ?
JULIE, en sautant.
Vraiment oui, je l’ignore.
NÉRINE.
Mais je ne vois pas là de quoi rire et sauter.
JULIE.
J’aime pour mon plaisir, et non pour m’attrister.
NÉRINE.
Vous m’avouerez, du moins, que cette incertitude
Doit mettre en votre esprit un peu d’inquiétude.
JULIE.
Point. Si celui que j’aime a de l’amour pour moi,
Je veux, pour l’en payer, l’aimer de bonne foi.
S’il prétend m honorer de son indifférence,
Bien loin de me piquer d’une sotte constance,
Avant qu’il soit huit jours, je m’en consolerai,
Et par quelque autre amour je me détacherai.
De l’humeur dont je suis, vois-tu, rien ne m’afflige.
NÉRINE.
J’aime assez cette humeur.
JULIE.
Point de chagrin, te dis-je.
Il faut prendre l’amour comme un amusement.
NÉRINE.
Ne me direz-vous point quel est l’heureux amant...
JULIE.
C’est Dorante.
NÉRINE.
Dorante ?
JULIE.
Oui, Dorante, lui-même.
Ne te paraît-il pas mériter que je l’aime ?
NÉRINE.
Je le trouve, au contraire, un cavalier parfait,
Et j’approuve le choix que votre cœur a fait.
JULIE.
Ah ! je voudrais qu’il sût à quel point je l’estime.
NÉRINE.
Ne souhaitez-vous rien de plus ?
JULIE.
Serait-ce un crime
De souhaiter aussi qu’il m’aimât tendrement ?
NÉRINE.
Non. Ne désirez-vous que cela seulement ?
JULIE.
Mais je voudrais aussi, pour me prouver sa flamme,
Qu’il pût me demander et m’obtenir pour femme.
NÉRINE.
Ensuite.
JULIE.
Ensuite, ensuite ! Oh ! demeurons-en là :
Mes vœux, jusqu’à présent, ne passent point cela.
NÉRINE.
Dorante, à ce qu’on dit, vous croit un peu volage,
Et craint votre inconstance après le mariage.
JULIE.
Non. Dussent me railler les femmes d’aujourd’hui,
Tous mes vœux, tous mes soins ne seront que pour lui.
Mais à condition, pour prix de ma tendresse,
Que je lui tiendrai lieu de femme et de maîtresse.
S’il s’en tient à l’estime, et porte ailleurs l’amour...
NÉRINE.
Vous n’êtes point ingrate ; à beau jeu, beau retour.
JULIE.
Eh ! mais...
NÉRINE.
Si vous voulez suivre cette méthode,
Je garantis bientôt le futur à la mode ;
Car il est statué par les lois d’aujourd’hui,
Qu’un mari du bel air n’aime jamais chez lui.
JULIE.
Ma mère vient, adieu ; garde-toi de lui dire...
Scène V
MADAME ARGANTE, JULIE, NÉRINE
MADAME ARGANTE, à Julie.
Que faites-vous ici ? Vite, qu’on se retire,
Et, surtout, ayez soin de rester là-dedans.
NÉRINE.
Oui.
JULIE, faisant la révérence et des mines à Nérine.
Je m’en vais.
Scène VI
MADAME ARGANTE, NÉRINE
MADAME ARGANTE.
Quelqu’un est-il venu céans ?
NÉRINE.
Oui, Madame ; j’ai vu le bon homme Pyrante,
Qui venait vous parler d’une affaire importante.
MADAME ARGANTE, vivement.
Et, dis-moi, ma mignonne, était-il avec lui ?
NÉRINE.
Qui donc ?
MADAME ARGANTE.
Dorante.
NÉRINE.
Non.
MADAME ARGANTE.
Se peut-il qu’aujourd’hui
Il ne soit pas venu pour me rendre visite ?
NÉRINE.
Non, je ne l’ai point vu. Vous êtes interdite !
MADAME ARGANTE.
Mais de sa part, au moins, on est venu savoir
Comment je me portais, et s’il pouvait me voir ?
NÉRINE.
Encor moins.
MADAME ARGANTE.
Comment donc ?
NÉRINE.
Oui, j’en suis bien certaine.
MADAME ARGANTE.
Dis-moi, n’a-t-il point vu Julie, ou Célimène ?
NÉRINE.
Tout aussi peu.
MADAME ARGANTE.
Tant mieux. Je respire.
NÉRINE.
Comment ?
MADAME ARGANTE.
Je ne me sens pas d’aise et de ravissement.
NÉRINE.
Et d’où vous vient, Madame, un tel excès de joie ?
MADAME ARGANTE.
Tu le sauras. Dorante... Il faut que je le voie.
J’achèverai bientôt ce que j’ai commencé.
NÉRINE.
Quoi donc ?
MADAME ARGANTE.
Par un regard qu’hier il m’a lancé,
J’ai vu qu’il me trouvait encore assez aimable...
NÉRINE.
Fi donc ! Vous vous moquez.
MADAME ARGANTE.
Rien n’est plus véritable.
J’ai de l’expérience.
NÉRINE.
Oh ! je n’en doute point.
MADAME ARGANTE.
Et je ne prends jamais le change sur ce point.
Çà, Nérine, après tout, est-ce que je me flatte ?
N’ai-je pas des attraits ?
NÉRINE.
Mais d’ancienne date.
MADAME ARGANTE.
Nérine !
NÉRINE.
Quant à moi, je ne sais point flatter,
Et je ne suis point fille à vouloir vous gâter.
Chaque chose a son temps. Il faut vous mettre en tête
Que jamais, à votre âge, on n’a fait de conquête ;
Que cette gloire est due à des charmes naissants,
Et non à des appas si loin de leur printemps.
En vain vous disputez contre le baptistaire,
Par vos ajustements, par le désir de plaire,
Par le mélange adroit des plus vives couleurs,
Par un ris attrayant, par de tendres langueurs,
Et par tout ce qui peut, avec le plus d’adresse,
Conserver la fraîcheur de l’aimable jeunesse.
L’âge est un ennemi qui nous trahit toujours.
Jamais nous ne plaisons qu’au printemps de nos jours :
C’est alors que sied l’art de la minauderie.
Sur l’arrière-saison, l’art de la pruderie
Convient ; et si le cœur se laisse encor blesser,
On peut aimer sous cap, mais il faut financer.
MADAME ARGANTE.
Moi, financer, Nérine ?
NÉRINE
Oui. La seule ressource
À votre âge, est d’avoir des appas dans sa bourse.
MADAME ARGANTE.
Soit, je financerai, mais légitimement ;
Je ne veux me lier que par le sacrement.
NÉRINE.
Avec Dorante ?
MADAME ARGANTE.
Oui.
NÉRINE.
Mais vous seriez sa mère.
MADAME ARGANTE.
Vous êtes une sotte.
NÉRINE.
Eh ! là, point de colère,
On ne nous entend point.
MADAME ARGANTE.
Nérine, je prétends
Être comme j’étais à l’âge de vingt ans.
NÉRINE.
Voilà, je vous l’avoue, une verte vieillesse.
MADAME ARGANTE.
Pour moi, je prétends être encor dans ma jeunesse.
NÉRINE.
Oui, par les actions et par les sentiments ;
Mais cela suffit-il pour captiver les gens ?
On sait que vous avez deux filles très nubiles.
MADAME ARGANTE.
Ah ! c’est mon désespoir, et...
NÉRINE.
Plaintes inutiles.
Il faut les marier.
MADAME ARGANTE.
Sans ces friponnes-là,
Je n’aurais pas trente ans.
NÉRINE.
Oh ! je crois bien cela ;
Mais, malheureusement, on vous en croit cinquante.
Combien vous donnez-vous ?
MADAME ARGANTE.
Je suis sur les quarante.
NÉRINE.
Oui, mais depuis longtemps.
MADAME ARGANTE.
Brisons sur ce sujet,
Nérine ; je te veux confier un secret.
Feu monsieur mon mari... devant Dieu soit son âme !
Mais c’était un grand sot.
NÉRINE, faisant la révérence.
Je le sais bien, Madame.
MADAME ARGANTE.
Or donc, feu mon mari voulut bien m’épouser
Pour ma seule beauté. Sans vouloir me priser,
J’étais, comme je suis, fraîche, vive, éclatante.
Il avait bien en fonds dix mille écus de rente ;
Mais je connus depuis qu’il avait de surplus,
En billets au porteur, plus de cent mille écus.
Cinq ans avant sa mort, il m’en fit confidence ;
Et je sus me contraindre à tant de complaisance,
Que le pauvre benêt crut que je l’aimais fort,
Et qu’il me confia ses billets. Il est mort,
Grâce au ciel, et je puis en fort belles espèces
Récompenser les feux...
NÉRINE.
Voilà de bonnes pièces.
Aux dépens du défunt vous aurez des appas
Qu’un jeune homme, à coup sûr, ne méprisera pas.
MADAME ARGANTE.
Voilà ce qu’à Dorante il faudrait faire entendre.
NÉRINE.
À Dorante ?
MADAME ARGANTE.
Au plus tôt.
NÉRINE.
Je commence à comprendre.
MADAME ARGANTE.
Veux-tu lui parler ?
NÉRINE.
Oui.
MADAME ARGANTE, l’embrassant.
J’ai toujours bien compté
Que tu m’aimais, Nérine, avec vivacité ;
Fais donc agir pour moi ton zèle et ton adresse,
Et dis-lui que, s’il veut répondre à ma tendresse,
Mes billets sont à lui.
NÉRINE.
Fort bien : cela suffit.
MADAME ARGANTE, en s’en allant.
Ce petit fripon-là me fait tourner l’esprit.
Scène VII
NÉRINE, seule
Me voilà, grâce au ciel, l’unique confidente
De nos deux jeunes sœurs, et de madame Argante.
Qu’un petit homme aimable est dangereux ! Ma foi,
Je crains fort qu’à mon tour je ne l’aime aussi, moi.
Franchement, si j’étais faite pour y prétendre...
Scène VIII
DORANTE, NÉRINE, FRONTIN
NÉRINE.
Vous venez à propos.
DORANTE.
Eh bien ! vas-tu m’apprendre
Quelque chose qui puisse enfin fixer mes vœux ?
NÉRINE.
Je ne sais. Mais, Monsieur, vous êtes trop heureux.
Oh çà, pour commencer, Célimène vous aime.
DORANTE.
Ne te trompes-tu point ?
NÉRINE.
Je le sais d’elle-même.
Avant votre départ, je l’avais soupçonné :
Votre retour fait voir que j’ai bien deviné.
DORANTE.
Pour moi, je n’en jugeais que selon l’apparence,
J’avais presque compté sur son indifférence.
NÉRINE.
Aussi, quand j’ai tâché d’éclaircir mes soupçons,
Si vous saviez combien elle a fait de façons !
Elle voulait parler. Une honte secrète
L’empêchait tout à coup d’avouer sa défaite ;
Elle s’efforçait même (admirez sa pudeur !)
Jusques à se cacher le trouble de son cœur ;
Mais enfin son amour a trahi son adresse :
Un mouvement jaloux m’a marqué sa tendresse.
DORANTE.
Ah ! que cette pudeur relève ses appas,
Et que j’aime à la voir dans un tel embarras !
Qu’un amant délicat, apprenant ses alarmes,
Ses troubles, ses combats, trouve en elle de charmes !
Quel trésor est un cœur qui n’a jamais aimé,
Et qui n’ose avouer que l’amour l’a charmé !
Et qu’heureux est l’amant à qui le sort prépare
Les solides plaisirs d’un triomphe si rare !
Conçois-tu bien, Frontin, jusqu’où va mon bonheur ?
FRONTIN.
Oui, la pudeur, Monsieur ; je suis pour la pudeur.
À Nérine.
Et toi, ma chère enfant ?
DORANTE.
Ah ! sage Célimène,
D’un cœur irrésolu vous triomphez sans peine.
Oui, vous avez déjà mon estime et mes vœux ;
Vous m’aimez, et c’est vous qui me rendrez heureux.
NÉRINE.
Ainsi vous renoncez désormais à Julie ?
DORANTE.
Il le faut bien, Nérine. Est-il une folie
Plus grande, que d’aimer qui ne nous aime pas ?
NÉRINE.
Elle vous aime aussi.
FRONTIN.
Bon ! nouvel embarras !
DORANTE.
Je suis aimé, dis-tu, de Julie ?
NÉRINE.
Oui, vraiment ;
Elle en a fait l’aveu tout naturellement :
Même elle a souhaité que l’on pût vous l’apprendre,
Et brûle de savoir ce qu’elle en doit attendre.
Si vous voulez l’aimer, elle vous aimera ;
Si vous la méprisez, elle se guérira ;
Si vous êtes constant, elle sera fidèle ;
Et si vous souhaitez vous unir avec elle
Par les nœuds de l’hymen, elle y borne ses vœux,
Et sera très heureuse en vous rendant heureux.
FRONTIN.
Eh bien, qu’en dites-vous ?
DORANTE, après avoir rêvé.
Ce qu’il faut que j’en dise ?
On ne peut trop aimer cette aimable franchise ;
Et dans ce libre aveu, dont je suis enchanté,
Je vois l’excès charmant de sa sincérité :
Je voulais être aimé d’une fille sincère,
Je la trouve en Julie, elle a droit de me plaire.
Sans la sincérité, qu’il faut toujours chercher,
La plus rare beauté ne saurait me toucher.
Une femme sincère est un trésor si rare,
Que dès qu’on la rencontre, il faut qu’on s’en empare.
Et quel bonheur encor, quand l’esprit, la beauté,
Mille agréments sont joints à la sincérité !
Tous ces charmes, Frontin, se trouvent dans Julie,
Et le sort m’offre en elle une fille accomplie.
FRONTIN.
Vous l’épouserez donc ?
DORANTE.
Oui, je vois que nos cœurs
Sont...
FRONTIN.
J’entends, vous allez épouser les deux sœurs.
DORANTE.
Quel discours !
FRONTIN.
Par ma foi, c’est la suite du vôtre.
NÉRINE.
Les prendrez-vous ensemble, ou bien l’une après l’autre ?
DORANTE.
Je voudrais n’être aimé que de l’une des deux.
NÉRINE.
Je vous l’avais bien dit, vous êtes trop heureux.
DORANTE.
Le moyen de choisir ?
NÉRINE.
Votre aventure est rare,
Et la plainte est nouvelle autant qu’elle est bizarre.
Mais vous avez le don de charmer tous les cœurs,
Et vous ne savez pas encor tous vos malheurs.
DORANTE.
Comment donc ?
NÉRINE.
Je connais une aimable pouponne
Qui voudrait vous offrir au moins une couronne,
Et qui, pour abréger les discours superflus,
Veut payer votre cœur plus de cent mille écus.
FRONTIN.
Cent mille écus !
NÉRINE.
Comptant.
FRONTIN.
La peste ! quelle somme
Vite, dis-nous comment cette belle se nomme.
Cent mille écus, Monsieur, en argent bien compté ;
Cela vaut la pudeur et la sincérité.
DORANTE.
Tu railles.
NÉRINE.
Non : l’amour, je crois, la rendra folle ;
On vient de me charger de vous porter parole.
FRONTIN.
Veut-elle épouser ?
NÉRINE.
Oui.
FRONTIN.
Monsieur donne sa foi ;
Mais il faut cent louis de pot-de-vin pour moi.
DORANTE.
Nérine, quelle est donc cette beauté charmante ?
NÉRINE.
Devinez.
DORANTE.
Je ne puis.
NÉRINE.
C’est...
DORANTE.
Qui ?
NÉRINE.
Madame Argante.
Ce qu’elle sent pour vous lui cause des transports...
DORANTE.
Elle m’aime, dis-tu ?
FRONTIN.
J’en réponds corps pour corps ;
Voyons donc qui des trois aura la marchandise.
D’un côté, la pudeur ; de l’autre, la franchise ;
D’autre part, on nous vient offrir cent mille écus :
Ma foi, prenons l’argent, et laissons les vertus.
NÉRINE.
Du siècle où nous vivons c’est assez là l’usage.
DORANTE.
Qui ? moi, j’épouserais une femme à son âge !
FRONTIN.
Fort bien !
NÉRINE.
Je vais les faire espérer toutes trois,
Pour vous donner le temps de fixer votre choix
Jusqu’au revoir, Frontin.
FRONTIN.
Adieu, belle poulette.
Scène IX
DORANTE, FRONTIN
DORANTE.
Conçois-tu l’embarras où tout cela me jette ?
FRONTIN.
Oui, pour vous empêcher de déterminer rien,
Toutes trois vous aimer : fi ! cela n’est pas bien.
DORANTE.
Laissons leur mère à part ; mais ce qui fait ma peine,
C’est qu’en lui demandant Julie ou Célimène...
Dorante se jette dans un fauteuil, et se met à rêver profondément.
Scène X
DORANTE, LE CHEVALIER, FRONTIN
LE CHEVALIER, du côté d’où il entre.
Criez, pestez, jurez autant qu’il vous plaira,
Je vous dis, en un mot, que cela se fera.
Maugrebleu du vieux fou !
FRONTIN.
Vous êtes en colère :
À qui parliez-vous là ?
LE CHEVALIER.
Je parlais à mon père.
Bonjour, Frontin.
FRONTIN.
Je suis votre humble serviteur.
LE CHEVALIER.
J’enrage.
FRONTIN.
Vous voilà de bien mauvaise humeur.
LE CHEVALIER.
Et qui n’y serait pas ? Mon père en est la cause ;
Il veut me gouverner.
FRONTIN.
Voyez la belle chose !
Un père qui veut mettre un fils à la raison !
Il a perdu l’esprit.
LE CHEVALIER.
Ai-je tort ? dis-moi.
FRONTIN.
Non.
On devait autrefois du respect à son père ;
Mais à présent, Monsieur, oh ! c’est une autre affaire.
LE CHEVALIER.
La vieillesse est toujours sujette à radoter ;
Cependant les vieillards veulent nous régenter :
Mais je soutiens, morbleu, que c’est à la jeunesse
De prétendre, à bon droit, gouverner la vieillesse.
L’esprit des jeunes gens est mâle et vigoureux,
Et celui des vieillards froid, pesant, langoureux.
Mais je vois d’où leur vient l’ennui qui nous tracasse ;
Ils enragent, morbleu, de nous quitter la place.
Ah ! bonjour donc, Dorante.
DORANTE, sortant de sa rêverie.
Ah ! Chevalier, bonjour.
LE CHEVALIER.
Je pense qu’à la fin te voilà de retour.
T’avais-je déjà vu, depuis ton arrivée ?
DORANTE.
Non, et l’occasion ne s’en est pas trouvée.
LE CHEVALIER.
Que je t’embrasse donc. Ma foi, je t’aime bien,
Mon cher. Ton père est-il aussi fou que le mien ?
Parle donc.
DORANTE.
Mon père est un vieillard vénérable,
Pour qui j’aurai toujours un respect véritable.
LE CHEVALIER.
Eh, fi ! Tu parles là comme nos vieux Gaulois :
Quitte ce sot langage, et parle-moi françois.
DORANTE.
Je dis vrai.
LE CHEVALIER.
Tu fais donc tout ce que tu veux faire ?
DORANTE.
Oui ; mais je fais aussi tout ce que veut mon père.
LE CHEVALIER.
Le mien me contredit du matin jusqu’au soir,
Et souvent, par ses cris, me met au désespoir :
À mes moindres désirs il cherche des obstacles.
J’aime le vin, le jeu, les femmes, les spectacles ;
Les spectacles, s’entend, pour y faire du bruit.
J’aime à dormir le jour, puis à courir la nuit,
À jurer, à médire, à ferrailler, à battre :
Mon père, sur cela, me fait le diable à quatre,
Et ne peut concevoir que c’est là mon emploi,
Et que nos jeunes gens sont tous faits comme moi.
FRONTIN.
Il a tort.
LE CHEVALIER.
Ai-je lieu de l’aimer, je te prie ?
Il veut même empêcher que je ne me marie.
DORANTE.
À te dire le vrai, je crois qu’il a raison.
Pourquoi te marier ? Un cadet de maison ?
LE CHEVALIER.
Eh palsambleu ! faut-il qu’un cadet se morfonde ?
Et les aînés tout seuls peupleront-ils le monde ?
Oh ! je veux peupler, moi.
DORANTE.
Mais n’ayant pas de bien...
LE CHEVALIER.
Va, pour en acquérir, je sais un bon moyen :
Notre vieille maman, cette madame Argante,
À de l’argent, dit-on, et cet argent me tente.
Je prétends, au plus tôt, épouser ses écus.
DORANTE.
Bon. Tu m’empêcheras d’essuyer un refus.
LE CHEVALIER.
Comment ?
DORANTE.
Je me prépare à demander Julie ;
Et je brûle de voir cette affaire accomplie.
FRONTIN.
Julie emporte donc la victoire ?
DORANTE.
Oui.
FRONTIN.
Ma foi,
C’est bien fait.
DORANTE.
Mais sa mère a des desseins sur moi,
Cela peut empêcher le bonheur où j’aspire :
Et comme un jeune époux est ce qu’elle désire,
Dès que tu t’offriras...
LE CHEVALIER.
Elle mourra d’amour :
Je la livre à mes pieds avant la fin du jour.
Ma figure d’abord surprend, saisit, enchante.
FRONTIN.
Et croyez-vous peupler avec madame Argante ?
LE CHEVALIER.
Non : son argent est tout ce que j’en veux tirer.
Je suis jeune, elle est vieille, et j’ai lieu d’espérer...
FRONTIN, à Dorante.
Si vous prenez Julie, et qu’il prenne la mère,
Monsieur le Chevalier sera votre beau-père.
DORANTE.
Oui vraiment.
LE CHEVALIER.
Palsambleu ! cela sera bouffon.
Tu me respecteras ?
DORANTE.
Avec juste raison.
Ne nous amusons pas à railler davantage ;
Va-t’en la demander toi-même en mariage :
Ton compliment reçu, j’irai la disposer...
LE CHEVALIER.
Assuré du succès, je vais me proposer.
La vieille a le goût fin, et le cœur le plus tendre...
DORANTE.
Beau-père, hâtons-nous.
Il veut passer devant ; le Chevalier le retient, et passe gravement devant lui.
LE CHEVALIER.
St. Après moi, mon gendre.
ACTE III
Scène première
PYRANTE, DORANTE, FRONTIN
PYRANTE.
Je vous l’ai déjà dit, l’irrésolution,
Mon fils, est dangereuse en toute occasion.
DORANTE.
D’un homme irrésolu la noble inquiétude
Est l’ordinaire effet d’une profonde étude,
D’un raisonnement sain, et des réflexions,
D’où naissent sur un fait plusieurs opinions.
Un pareil embarras n’est connu que du sage :
Mais un esprit grossier suit ce qu’il envisage ;
Il ne voit qu’un seul point où tendent ses souhaits,
Et l’embarras du choix ne l’arrête jamais.
Pour moi, qui veux en tout agir avec prudence,
Et qui crains de me voir séduit par l’apparence,
Je cherche, j’examine, et, pour ne faillir pas,
Je crois être obligé de marcher pas à pas.
PYRANTE.
Il raisonne fort juste, et qui le veut entendre,
Toujours à son avis est forcé de se rendre.
FRONTIN.
Moi, je ne me rends point à ces belles raisons.
Tout irrésolu vise aux Petites-Maisons.
DORANTE.
Maraud !
PYRANTE.
Tais-toi, Frontin.
À Dorante.
Vous ne devez pas craindre
Qu’à prendre aucun parti je veuille vous contraindre.
Je ne vous ai parlé que comme votre ami,
Et je ne serai point complaisant à demi.
Pesez, examinez, j’ai résolu d’attendre,
Et j’approuverai tout : mais il m’a fait entendre
Qu’au mariage, enfin, vous étiez résolu.
Y pensez-vous toujours ?
FRONTIN.
Oui, Monsieur a conclu,
Une fois pour toujours, qu’il faut qu’il se marie.
PYRANTE.
Avec qui ?
FRONTIN.
Mais tantôt c’était avec Julie,
Et jusques à présent il ne s’est point dédit.
DORANTE.
Oui, tantôt ce dessein m’a passé par l’esprit ;
Mais, depuis un moment, j’ai changé de pensée.
FRONTIN.
Oh ! je m’en doutais bien.
À part.
Sa tête est renversée.
PYRANTE.
Aurait-elle pour vous marqué quelque froideur ?
Ou bien vous sentez-vous du penchant pour sa sœur ?
DORANTE.
Point du tout.
PYRANTE.
Pourquoi donc, dites-le-moi vous-même,
N’épouser pas Julie ? Hem ?
DORANTE.
Parce que je l’aime.
PYRANTE.
Parce que vous l’aimez, vous ne l’épousez pas ?
C’est par là qu’il faudrait...
DORANTE.
Non, elle a trop d’appas ;
Et mon cœur, pour Julie, aurait tant de faiblesse,
Que de mes sentiments elle serait maîtresse.
D’abord, j’avais pensé que, pour se rendre heureux,
Il fallait de sa femme être fort amoureux :
Mais j’étais dans l’erreur ; et je tiens pour maxime,
Qu’on ne doit pour sa femme avoir que de l’estime.
PYRANTE.
Quel étrange système !
DORANTE.
Il est bien raisonné.
FRONTIN.
Et moi je dis...
DORANTE.
Quoi ?
FRONTIN.
Rien. Je me tiens condamné.
PYRANTE.
Vous vous formez, mon fils, de bizarres scrupules,
Que l’on pourra traiter de craintes ridicules ;
Et je crois...
DORANTE.
Permettez que, suivant mon dessein,
Je porte à Célimène et mes vœux et ma main.
Pour elle pénétré de la plus forte estime...
PYRANTE.
C’est là vous entêter d’une fausse maxime ;
Et si vous y pensiez pendant quelques moments...
DORANTE.
J’y pense, et la raison règle mes sentiments.
FRONTIN.
Morbleu ! votre raison raisonne en précieuse,
Et je crois franchement qu’elle est un peu quinteuse.
Tantôt elle dit blanc, tantôt elle dit noir ;
Elle blâme au matin ce qu’elle loue au soir :
Sans cesse elle épilogue, et n’est jamais contente,
Et c’est un vrai lutin qui toujours vous tourmente.
PYRANTE.
Tout franc, pour un valet, c’est fort bien raisonner.
La raison ne sert point à vous déterminer.
DORANTE.
Mais mon dessein est pris.
PYRANTE.
Avant que de rien faire,
Il faut examiner mûrement cette affaire.
Consultez-vous encor pour n’agir point en vain ;
Et si vous persistez dans le même dessein,
Mon fils, bien loin d’y faire aucune résistance,
Je vous donne déjà mon agrément d’avance.
Mais, pour moi, j’ai toujours été d’opinion
Qu’on doit se marier par inclination.
Scène II
DORANTE, FRONTIN
DORANTE.
Il parle sensément.
FRONTIN.
Oui, la chose est certaine.
DORANTE.
Crois-tu que je persiste à choisir Célimène ?
FRONTIN.
La belle question que vous me faites là !
Et qui peut mieux que vous répondre de cela ?
DORANTE.
J’en réponds. Mais enfin, qu’en penses-tu ?
FRONTIN.
Je pense
Que déjà sur cela vous êtes en balance ;
Qu’après avoir formé vingt projets tour à tour,
Vous reviendrez enfin au projet de l’amour.
DORANTE.
Oh bien ! détrompe-toi.
FRONTIN.
Je m’en ferais scrupule.
DORANTE.
De tous ces changements je sens le ridicule.
J’ai choisi Célimène, et la réflexion
Ne détruira jamais ma résolution.
En vain à ce projet l’amour veut mettre obstacle.
FRONTIN.
Oh ! si vous persistez, je veux crier miracle.
DORANTE.
Tu seras bien surpris ?
FRONTIN.
Oui, Monsieur, par ma foi.
DORANTE.
Tu le serais bien plus, Frontin, si, comme moi,
Tu pouvais pénétrer jusqu’au fond de mon âme.
Car j’adore Julie, et, pour vaincre ma flamme,
Je me fais des efforts qu’on ne peut concevoir :
Souvent de ma raison je combats le pouvoir.
Je voudrais quelquefois vaincre sa résistance,
Et quelquefois mon cœur fait pencher la balance...
Attends, Frontin.
FRONTIN.
Quoi donc ?
DORANTE.
Je crois qu’en ce moment
L’amour sur la raison l’emporte hautement.
Julie à mon esprit s’offre avec tous ses charmes.
Qu’elle est belle, Frontin ! Je suis dans des alarmes...
Non...
FRONTIN.
Ferme, résistez à la tentation.
DORANTE.
J’aurai peine à tenir ma résolution,
Je le vois à présent ; même pour Célimène
Je sens naître en mon cœur des mouvements de haine...
FRONTIN.
De haine, dites-vous ?
DORANTE.
Oui, c’est elle, Frontin,
Qui m’engage et me force à changer de dessein.
FRONTIN.
Et par où, s’il vous plaît ?
DORANTE.
L’amour cède à l’estime ;
Elle remplit mon cœur d’un espoir qui l’anime :
Pour un cœur délicat, elle a bien plus d’attraits
Qu’un amour dont le temps peut émousser les traits.
L’amour est inconstant, l’estime est immortelle.
Voilà ce que je pense.
FRONTIN.
Et la pensée est belle !
DORANTE.
Elle est belle ; elle est juste ; elle triomphe.
FRONTIN.
Eh bien !
Cédez-lui donc.
DORANTE.
Crois-tu qu’il ne m’en coûte rien ?
Que mon cœur en gémit, qu’il se rend avec peine !
FRONTIN.
Je le crois.
DORANTE.
Oui, j’estime et je hais Célimène ;
Cette estime m’a fait entrevoir le danger
Où, guidé par l’amour, je m’allais engager :
La crainte du péril n’étonnait point mon âme.
FRONTIN.
Et quel est ce péril ?
DORANTE.
Celui d’aimer ma femme.
FRONTIN.
Est-ce un si grand malheur ?
DORANTE.
Oui, Frontin.
FRONTIN.
Et pourquoi ?
DORANTE.
C’est que je veux toujours être maître de moi :
Si j’étais amoureux, je ne pourrais plus l’être.
FRONTIN.
C’est fort bien raisonner ; mais songez, mon cher maître,
Tout bien considéré, que, n’aimant point chez vous,
Vous chercherez ailleurs des passe-temps plus doux.
Vous vous rappellerez les charmes de Julie,
Et cela vous fera faire quelque folie.
DORANTE.
Sais-tu que quelquefois tu raisonnes fort bien ?
FRONTIN.
Oh ! je le savais bien, Monsieur. Le seul moyen,
Pour sortir d’embarras, est d’épouser la belle
Qui sait vous inspirer une ardeur si fidèle :
Il faut, de bonne grâce, affronter le danger.
DORANTE.
Qui ? moi, que par l’amour je me laisse engager !
Non : d’ailleurs, je me sens un fond de jalousie...
FRONTIN.
Quoi ! vous seriez atteint de cette frénésie ?
DORANTE.
Oui, Frontin, je serais jaloux au dernier point.
FRONTIN.
Sur ce pied-là, Monsieur, ne vous mariez point.
Plus on craint le malheur, plus le malheur est proche :
La femme d’un jaloux, eût-elle un cœur de roche,
Si quelqu’un du dépit saisit l’occasion,
Ne saurait résister à la tentation.
DORANTE.
Et voilà justement ce qui cause ma crainte.
Mais je ne pourrai point résister à l’atteinte
Que l’estime ou l’amour porteront à mon cœur,
Tant que je serai libre ; et, pour fuir ce malheur.
J’imagine un moyen.
FRONTIN.
Quel dessein est le vôtre ?
DORANTE.
Qui m’empêche à jamais d’épouser l’une ou l’autre.
FRONTIN.
Quel est-il ce moyen ? Ne le saurai-je pas ?
DORANTE.
Tu seras étonné, lorsque tu l’apprendras.
FRONTIN.
Ma curiosité devient impatiente.
DORANTE.
Je m’en vais épouser...
FRONTIN.
Qui donc ?
DORANTE.
Madame Argante.
FRONTIN.
Madame Argante ?
DORANTE.
Oui.
FRONTIN.
Je conviens avec vous,
Que c’est le vrai moyen de n’être point jaloux.
DORANTE.
Sans cela, tôt ou tard je ferai la folie
D’épouser, malgré moi, Célimène ou Julie.
FRONTIN.
D’ailleurs, cent mille écus peuvent faire penser...
Scène III
MADAME ARGANTE, DORANTE, NÉRINE, FRONTIN
MADAME ARGANTE, sans voir Dorante.
Oui, je veux voir Dorante.
NÉRINE.
Et pourquoi vous presser ?
Laissez-le se résoudre.
MADAME ARGANTE.
Oh ! je perds patience.
Comment, depuis une heure il raisonne, il balance ?
Riche comme je suis, aimable au dernier point...
FRONTIN.
La voici, parlez donc, et ne balancez point.
MADAME ARGANTE.
Je l’aperçois lui-même. Il me cherche, Nérine ;
Il brûle de me voir.
NÉRINE.
Oh ! je me l’imagine.
FRONTIN, à Dorante.
Comment ! vous hésitez, quand il faut déclarer...
DORANTE.
Ah ! Frontin, donne-moi le temps de respirer.
NÉRINE.
Je crois que votre aspect l’embarrasse, Madame.
MADAME ARGANTE.
Il m’aime, et n’oserait me découvrir sa flamme.
En effet, mes appas ont jusques à ce jour
Inspiré du respect autant que de l’amour.
Mais je vais réchauffer le beau feu qui le guide,
Et deux de mes regards le rendront moins timide.
Bonjour, mon cher Dorante.
DORANTE.
Ah ! Madame... bonjour.
FRONTIN.
Oui, bonjour : beau début pour lui parler d’amour !
MADAME ARGANTE.
Je vous trouve à propos, et j’en suis si ravie...
Avouez franchement que vous avez envie
De m’ouvrir votre cœur. N’est-il pas vrai, mon cher ?
FRONTIN.
C’est pour ce sujet-là qu’il allait vous chercher,
Madame : vos vertus, votre argent et vos charmes,
Font qu’il est obligé de vous rendre les armes,
Et que, lorsqu’il vous voit, il sent des mouvements...
Allons, Monsieur, allons, dites vos sentiments.
MADAME ARGANTE.
Quoi donc ! en nous voyant, nos bouches sont muettes ?
Voulez-vous que nos yeux soient nos seuls interprètes ?
Sortons de l’embarras où nous jettent nos feux :
Pourquoi nous en tenir aux regards amoureux ?
À Nérine.
Parlez, mon cher enfant. Vois-tu comme il soupire ?
DORANTE.
Madame, vos bontés...
Bas à Frontin.
Je ne sais que lui dire.
FRONTIN.
Faites-vous un effort au moins dans ce moment.
À madame Argante.
Mon maître, à ce qu’il dit, vous aime éperdument.
MADAME ARGANTE.
Eperdument, Nérine ! Ah ! quel comble de gloire !
NÉRINE.
Ma foi, je n’en crois rien.
MADAME ARGANTE.
Pourquoi ne le pas croire,
Insolente ?
FRONTIN.
Oui. Madame est-elle hors d’état
De captiver le cœur d’un homme délicat ?
Apprenez que mon maître est, en fait de tendresse,
Plein de raffinement et de délicatesse,
Et trouve des appas, quand il a bien rêvé,
Où les autres, morbleu, n’en ont jamais trouvé.
NÉRINE.
En ce cas je me rends, et n’ai plus rien à dire ;
Suivez les mouvements que le cœur vous inspire ;
Si Madame a pour vous de si charmants appas,
Vous pouvez l’adorer, je ne l’empêche pas.
Madame se croit belle, elle se rend justice ;
D’ailleurs, on voit souvent des amours de caprice.
MADAME ARGANTE.
Des amours de caprice ? Est-ce que pour m’aimer
Il faut...
NÉRINE.
Non. Je sais bien que vous savez charmer.
MADAME ARGANTE.
Des amours de caprice ! Écoutez, impudente,
Si vous vous avisez... Oh ! çà, mon cher Dorante,
Que dirons-nous ?
DORANTE.
Et mais... tout ce qu’il vous plaira.
MADAME ARGANTE.
Qu’il est tendre et galant ! Jamais on n’aimera
Comme nous nous aimons, n’est-il pas vrai ?
DORANTE.
Madame...
MADAME ARGANTE.
J’aime son embarras : il exprime sa flamme
Mieux que tous les discours...
DORANTE.
Oui, Madame, il suffît...
MADAME ARGANTE.
Que sa réponse est pleine et d’amour et d’esprit !
Vous savez bien pour vous tout ce que je veux faire ?
DORANTE.
Ah ! ce n’est point par là que je vous considère.
FRONTIN.
Non. Il admire en vous une mûre beauté,
Un charmant embonpoint rempli de majesté ;
Car il ne peut souffrir les tailles délicates.
MADAME ARGANTE, à Frontin.
Tu ne croirais jamais à quel point tu me flattes.
À Dorante.
Çà, faites-moi l’aveu de tous vos sentiments ;
Secondez mes soupirs par des transports charmants :
Dites que ma beauté vous charme et vous enflamme ;
Dites que mon portrait est gravé dans votre âme ;
Et que si notre hymen ne se fait dans ce jour,
Vous allez expirer de tristesse et d’amour.
DORANTE.
J’allais vous proposer...
Bas à Frontin.
Ah ! Frontin, qu’elle est folle !
MADAME ARGANTE.
Que dit-il ?
FRONTIN.
Que l’amour lui coupe la parole.
MADAME ARGANTE.
C’est l’ordinaire effet des grandes passions.
Mais vos tendres regards ont des expressions...
De grâce, finissez un si charmant langage,
Je n’y puis plus tenir. À quand le mariage ?
DORANTE.
Eh mais !... Quand vous voudrez ; dès demain ; que sait-on ?
NÉRINE.
Quoi, Monsieur, vous voulez l’épouser tout de bon ?
FRONTIN.
C’est son dessein, Nérine, et l’affaire est conclue.
NÉRINE.
Puisque votre union est si bien résolue,
Souffrez que la première, en ce même moment,
Je vous fasse à tous deux mon humble compliment.
À madame Argante.
Je m’en vais informer Célimène et Julie,
Qu’à Monsieur, dès ce jour, un doux hymen vous lie.
Puissiez-vous vivre ensemble aussi tranquillement
Qu’on le doit espérer d’un tel assortiment ;
Puissiez-vous à Dorante inspirer la tendresse ;
Puisse Dorante en vous trouver de la jeunesse ;
Et, pour rendre le trait encor plus singulier,
Puissiez-vous à Monsieur donner un héritier.
Elle s’en va en riant.
FRONTIN.
La friponne !
Scène IV
MADAME ARGANTE, DORANTE, LE CHEVALIER, FRONTIN
LE CHEVALIER.
Bonjour, maman trop adorable :
On a beau vous chercher, vous êtes introuvable.
MADAME ARGANTE.
Pourquoi me cherchez-vous ?
LE CHEVALIER.
Pour vous parler d’amour.
Il faut nous marier avant la fin du jour.
DORANTE, à Frontin.
Qu’il arrive à propos !
LE CHEVALIER.
Ma flamme est violente,
Et je ne sais pourquoi je vous trouve charmante.
Je viens donc vous jurer que vous avez en moi
Un protestant tout prêt à vous donner sa foi.
MADAME ARGANTE.
Laissez-nous.
LE CHEVALIER.
Refuser un homme de ma sorte,
Quand je suis tout en feu, quand l’amour me transporte !
MADAME ARGANTE.
Fi donc, petit badin ! vous vous passionnez.
LE CHEVALIER.
Et peut-on retenir l’amour que vous donnez ?
Pour vous voir un moment, j’ai couru comme un lièvre.
Je sens des mouvements !... N’aurais-je point la fièvre ?
Tâtez...
MADAME ARGANTE.
Oh ! je vous crois ; car j’ai su de tout temps
Inspirer des transports si prompts, si violents...
LE CHEVALIER, se jetant à ses genoux.
Que je meure à vos pieds, si je ne vous adore.
Vous êtes ma beauté, mon soleil, mon aurore.
Belle maman, daignez m’honorer d’un regard.
MADAME ARGANTE.
Mon pauvre Chevalier, vous arrivez trop tard.
LE CHEVALIER.
Est-il quelque rival dont la flamme insolente ?...
MADAME ARGANTE.
Oui, vous en avez un : le voilà ; c’est Dorante.
DORANTE, bas au Chevalier.
N’en crois rien, Chevalier.
MADAME ARGANTE.
Pour couronner nos feux,
Les doux nœuds de l’hymen vont nous unir tous deux.
LE CHEVALIER.
Bon ! vous rêvez cela.
MADAME ARGANTE.
Non : je vous dis qu’il m’aime.
Si vous ne m’en croyez, demande-le à lui-même.
Il borne tous ses vœux à se voir mon époux,
Me le dit, me le jure.
LE CHEVALIER.
Il se moque de vous.
MADAME ARGANTE.
Allons, avouez donc ce que Monsieur ignore.
DORANTE.
Que faut-il avouer ?
MADAME ARGANTE.
Que votre cœur m’adore,
Et que vous me trouvez de si charmants appas,
Que Vénus, près de moi, ne vous toucherait pas.
Au Chevalier.
Vous allez voir, Monsieur.
DORANTE.
Madame, en conscience,
Rien n’est moins véritable.
FRONTIN, à part.
Oh ! quelle impertinence !
MADAME ARGANTE.
Quoi !
DORANTE.
Mon respect pour vous ne peut être égalé ;
Mais pour vous aimer, non ; qu’il n’en soit point parlé.
LE CHEVALIER.
Il refuse une main trop vivement offerte ;
Mais qui peut mieux que moi réparer cette perte ?
Çà, je compte déjà notre hymen arrêté ;
Ainsi je vais user de mon autorité.
J’entends, je veux, j’ordonne, en père de famille,
Que Dorante au plus tôt épouse notre fille.
MADAME ARGANTE.
Notre fille ?
LE CHEVALIER.
Oui, Julie ; il l’aime à la fureur.
La friponne pour lui ressent la même ardeur.
MADAME ARGANTE.
Vous ne répondez rien. Me dit-il vrai, Dorante ?
FRONTIN.
Quelque chose approchant.
DORANTE.
Tout franc, madame Argante,
Monsieur le Chevalier vous convient mieux que moi ;
Vous êtes nés tous deux l’un pour l’autre.
LE CHEVALIER.
Oui, ma foi.
MADAME ARGANTE.
Quoi ! par un feint amour vous m’auriez donc leurrée ?
FRONTIN.
C’est qu’il s’était mépris. La chose est réparée.
MADAME ARGANTE.
Répondez, répondez ; comment justifier ?...
DORANTE.
Je vous parle en ami, prenez le Chevalier.
MADAME ARGANTE, à Dorante.
Ah ! trêve d’amitié.
LE CHEVALIER.
Souffrez que je vous prie,
Si c’est trop d’ordonner, qu’il épouse Julie.
MADAME ARGANTE, à Dorante.
Comment ! vous l’aimez donc ?
DORANTE.
Cela n’est que trop vrai.
MADAME ARGANTE.
Mais vous me recherchiez ?
FRONTIN.
C’était un coup d’essai.
MADAME ARGANTE.
Un coup d’essai ?
FRONTIN.
Sans doute. Il craint d’aimer sa femme.
MADAME ARGANTE.
Et voulait m’épouser ?
FRONTIN.
Oui. Vous saurez, Madame,
Que mon maître, tranquille et sans trouble, voudrait
Pouvoir être toujours un mari de sang-froid.
MADAME ARGANTE.
De sang froid ! Ah ! fi donc.
FRONTIN.
En un mot, son système
Est que l’on ne doit point épouser ce qu’on aime ;
Car en dépit des mœurs et du ton d’aujourd’hui,
Il veut, malgré sa femme, être maître chez lui.
MADAME ARGANTE.
Eh bien ! il le sera, je lui livre l’empire.
FRONTIN.
Il l’aurait avec vous, cela s’en va sans dire :
Mais....
MADAME ARGANTE.
Il aime Julie ?
DORANTE.
Il faut vous l’avouer.
MADAME ARGANTE.
Et si cruellement vous osez me jouer ?
DORANTE.
Ah ! ne le croyez pas ; du cœur le plus sincère
Je vous offrais la main ; mais j’étais téméraire
D’espérer étouffer le feu que je ressens,
La raison est pour vous ; ses vœux sont impuissants ;
Ils combattent sans force un penchant indomptable :
L’amour ne peut souffrir que je sois raisonnable.
FRONTIN.
S’il l’était, comme il craint d’être un mari jaloux,
Pourrait-il faire mieux que d’être votre époux ?
MADAME ARGANTE.
Que dit cet insolent ? Ai-je assez peu de charmes,
Pour ne pouvoir causer d’inquiètes alarmes ?
Hélas ! feu mon époux pensait bien autrement,
Il ne me laissait pas en repos un moment :
Avec lui ma vertu semblait être inutile.
FRONTIN.
Oh ! mon maître avec vous serait bien plus tranquille.
DORANTE.
Oui, je vous en réponds.
MADAME ARGANTE.
Tant de tranquillité
Serait, à mon avis, une autre extrémité :
Je hais l’emportement ; mais il n’est rien qui flatte
Comme une inquiétude et tendre et délicate.
C’est ainsi qu’avec moi vous vous comporteriez,
N’est-il pas vrai ?
DORANTE.
Madame...
MADAME ARGANTE.
Et bientôt vous verriez
Que mon austérité fut toujours invincible.
Mille gens pour la vaincre ont tenté l’impossible ;
Autant de malheureux.
DORANTE.
Ah ! je n’en doute pas.
MADAME ARGANTE.
Qu’une austère pudeur relève les appas !
Tout vous parle pour moi ; je suis riche, encor belle,
Comme vous le voyez ; vive autant que fidèle :
Vous prévenant sur tout, je bornerai mes vœux
À vous rendre, à vous voir l’époux le plus heureux ;
Et je ferais si bien, que j’éteindrais la flamme
Dont l’ardeur vous tourmente, en dépit...
DORANTE.
Ah ! Madame,
Que ne puis-je goûter un bonheur si parfait !
MADAME ARGANTE.
Il ne tiendrait qu’à vous.
DORANTE.
Inutile souhait !
MADAME ARGANTE.
Non, non, j’espère encore.
DORANTE.
Et moi je désespère.
MADAME ARGANTE.
Écoutez la raison.
DORANTE.
Que je suis en colère
Contre mon cœur !
MADAME ARGANTE.
Allons, un généreux effort,
Et vous le dompterez.
DORANTE.
Je m’en flattais à tort.
Plus je combats l’amour, plus je sens qu’il redouble.
Mes soupirs, malgré moi, vous décèlent mon trouble.
MADAME ARGANTE.
Soupirez, mon enfant, et puis regardez-moi ;
C’est le plus sûr moyen de vous guérir.
LE CHEVALIER.
Ma foi,
Soit dit sans vous fâcher, je crois tout le contraire.
Vous avez, il est vrai, le secret de me plaire ;
Mais son goût et le mien ne se ressemblent pas.
MADAME ARGANTE.
Quoi donc ! c’est pour vous seul que j’aurais des appas ?
LE CHEVALIER.
Oui, mon cœur, pour moi seul ; et si vous êtes sage,
Vous devez pour moi seul songer au mariage.
MADAME ARGANTE, à Dorante.
Qu’en dites-vous, Dorante ?
DORANTE.
Il vous conseille bien.
MADAME ARGANTE.
Vous le croyez ?
DORANTE.
Sans doute.
MADAME ARGANTE.
Et moi, je n’en crois rien.
Consultez-vous, mon cher.
DORANTE.
Ah ! plus je me consulte,
Moins vous me saurez gré de ce qu’il en résulte.
MADAME ARGANTE.
Vous m’impatientez. Conclurons-nous, ou non ?
DORANTE.
Madame, en vérité... j’ai perdu la raison.
FRONTIN.
Jamais il n’a mieux dit.
LE CHEVALIER.
Pour punir sa folie,
Il faut sans balancer le livrer à Julie.
MADAME ARGANTE.
Ce serait le traiter avec trop de rigueur :
Je l’aime trop encor pour faire son malheur.
Rassurez-vous, Monsieur, vous n’aurez point ma fille ;
Et je vous dis adieu pour toute la famille.
DORANTE.
Ah ! payez-moi du moins d’avoir tout essayé.
Pour...
MADAME ARGANTE.
Vous êtes un sot.
FRONTIN.
Et vous voilà payé.
DORANTE.
Je croyais mériter...
MADAME ARGANTE.
Pour toute récompense,
N’attendez de ma part que haine et que vengeance.
Adieu. Vous, suivez-moi, monsieur le Chevalier.
Scène V
DORANTE, FRONTIN.
FRONTIN.
Dans tous vos procédés, vous êtes singulier ;
Vous méritez, Monsieur, cette belle avanie,
Et votre incertitude est dignement punie.
DORANTE.
J’avais mille raisons...
FRONTIN.
Oui, maintenant je vois
Que vous en trouveriez pour m’épouser, je crois.
Mais enfin, ces raisons que vous trouviez si belles,
Cèdent dans le moment à des raisons nouvelles ;
Vous préfériez la mère à l’une et l’autre sœur,
Et, dès qu’elle paraît, son aspect vous fait peur.
Écouter votre amour, c’était une folie ;
Et l’entretien finit en demandant Julie.
DORANTE.
Sa mère m’a paru si folle en ce moment,
Qu’elle m’a fait d’abord changer de sentiment ;
Et Julie, avec elle à l’instant comparée,
M’a paru de tout point digne d’être adorée.
Oui, je lui vais offrir et mon cœur et ma main,
Et rien ne saurait plus m’arracher ce dessein.
FRONTIN.
Sa mère voudra-t-elle ?...
DORANTE.
On saura la réduire.
FRONTIN.
Chut. Voici les deux sœurs. Que vont-elles vous dire ?
Scène VI
CÉLIMÈNE, JULIE, DORANTE, FRONTIN
JULIE.
Avec empressement nous accourons vers vous ;
Ma mère va bientôt vous avoir pour époux,
Et nous venons, Monsieur, par un respect sincère,
Saluer, reconnaître en vous notre beau-père.
Elles lui font toutes deux la révérence.
FRONTIN.
Ah ! le trait est malin.
DORANTE.
Si j’ai pu concevoir...
CÉLIMÈNE.
Loin de nous écarter des règles du devoir,
Nous vous respecterons en père de famille,
Et chacune de nous se dira votre fille.
Célimène fait la révérence.
DORANTE.
J’avoue ingénument que...
JULIE.
Pour moi, dès ce jour,
Je vais mettre mes soins à vous faire ma cour.
De vos bontés, Monsieur, j’espère être appuyée,
Et que de votre main je serai mariée.
Elle fait la révérence.
FRONTIN.
Je parlerai pour vous ; je suis son favori ;
Allez, je vous promets à chacune un mari.
DORANTE.
Te tairas-tu, maraud !
À Julie.
Si vous vouliez m’entendre...
JULIE.
Non, vraiment ; c’est un soin que je neveux point prendre.
Je me croyais pour vous un vif attachement,
Je l’avouerai sans fard : mais, en vous imitant,
Je sens que je pourrai me donner à quelque autre,
Et que mon inconstance est égale à la vôtre.
Je vais trouver ma mère, afin de la presser
De célébrer la noce, où je veux bien danser.
Elle s’en va en dansant et en chantant, après avoir fait plusieurs révérences.
FRONTIN, à Célimène.
Danserez-vous aussi ? Mais vous rêvez, je pense.
Hom ! celle-ci n’a pas tant de goût pour la danse.
CÉLIMÈNE, à Dorante.
J’en aurais pour un cœur qui serait tout à moi,
Et je vous avouerai de la meilleure foi...
Qu’allais-je dire ? Ô ciel ! vous épousez ma mère ;
La honte et le respect me forcent à me taire.
Je vous quitte, Monsieur, pour ne vous plus revoir.
DORANTE.
Madame... Elle me fuit !
Scène VII
DORANTE, FRONTIN
FRONTIN.
Elle est au désespoir,
Je crois qu’elle pleurait ; sa douleur est touchante,
N’est-il pas vrai, Monsieur ?
DORANTE.
Au fond, elle est charmante.
FRONTIN.
Qui l’emportera donc ? la raison, ou le cœur ?
DORANTE.
Ah ! je suis pénétré de joie et de douleur.
Je suis désespéré du mépris de Julie.
Par les pleurs de sa sœur, mon âme est attendrie.
Je retombe par là dans ma perplexité,
Et mon trouble est plus grand qu’il n’a jamais été.
Mais le dépit enfin me domine, et je jure...
Je n’oserais, Frontin ; je crains d’être parjure.
Si l’une par ses pleurs a su gagner mon cœur,
L’autre par ses mépris irrite mon ardeur.
Allons trouver Julie. Ah ! je veux qu’elle apprenne...
FRONTIN.
Allons.
DORANTE.
Non ; il vaut mieux parler à Célimène.
FRONTIN.
Et que lui direz-vous ?
DORANTE.
Je ne sais : mais enfin...
Viens, suis-moi ; je pourrai me résoudre en chemin.
ACTE IV
Scène première
DORANTE, FRONTIN
FRONTIN.
Enfin donc, Célimène emporte la balance ?
DORANTE.
Je me livre au transport d’une juste vengeance.
Je veux braver Julie.
FRONTIN.
En conscience, là,
Combien de temps encor voudrez-vous bien cela ?
DORANTE.
Combien je le voudrai ?
FRONTIN.
Si pendant un quart d’heure
Vous suivez ce dessein, c’est beaucoup, ou je meure.
DORANTE.
Moi ? je pourrais changer après tous les mépris ?...
Ah ! ne m’en parle point, le dessein en est pris.
FRONTIN.
Mais, Monsieur...
DORANTE.
Mais, Frontin, la chose est résolue.
Je suis de mon dépit la puissance absolue,
Et la réflexion, venant à son secours,
De mes feux, pour jamais, vient d’arrêter le cours.
J’ai fait mille serments de n’aimer plus Julie.
FRONTIN.
Mais cependant, Monsieur, vous la trouviez jolie.
DORANTE.
Jolie ? ah ! dis plutôt que c’est une beauté :
Qu’on ne saurait la voir sans en être enchanté ;
Qu’elle a l’esprit charmant, qu’elle a la voix divine.
FRONTIN.
Et vous ne l’aimez plus ?
DORANTE.
Du moins je l’imagine.
FRONTIN.
Et j’imagine, moi, que vous en êtes fou.
DORANTE.
Va, je te prouverai le contraire.
FRONTIN.
Et par où ?
DORANTE.
Par mes empressements auprès de Célimène.
Oui, la reconnaissance auprès d’elle m’entraîne.
Elle m’aime, et je vais lui jurer mille fois
Que ses divins appas m’ont rangé sous ses lois.
As-tu vu Nérine ?
FRONTIN.
Oh ! je l’ai désabusée.
La chose, à dire vrai, n’était pas malaisée ;
Elle ne doutait point que bientôt la maman
Ne vous dégoûtât d’elle ; et, pour moi, votre plan
M’a paru...
DORANTE.
Laissons là ta pensée et la sienne.
A-t-elle su calmer Julie et Célimène ?
Et leur a-t-elle dit que je ne voulais plus...
FRONTIN.
Elles sont toutes deux instruites là-dessus.
DORANTE.
Allons donc au plus tôt...
FRONTIN.
Célimène s’avance.
DORANTE.
Tu vas voir si l’amour emporte la balance.
Scène II
CÉLIMÈNE, DORANTE, FRONTIN
CÉLIMÈNE entre en rêvant et sans les voir.
Il a beaucoup d’esprit, et beaucoup de raison.
Avait-il pu former un pareil projet ? Non.
Mais, sachant que ma mère est facile et crédule,
Il la voulait, je crois, tourner en ridicule.
FRONTIN, à Dorante.
Elle donne un beau tour à votre beau projet.
Laissons-la dans l’erreur.
DORANTE.
C’est bien dit.
CÉLIMÈNE.
En effet,
Croirait-on ?... Le voici. Tâchons avec adresse
De savoir quel est donc l’objet de sa tendresse.
FRONTIN, à Dorante.
Elle approche.
DORANTE.
Ah, Frontin !
FRONTIN.
Quoi ! qu’avez-vous, Monsieur ?
DORANTE, à Frontin.
Qu’elle est belle !
FRONTIN.
Charmante.
DORANTE.
Elle efface sa sœur.
FRONTIN.
Oui.
DORANTE.
Je crains qu’à la fin sa beauté ne m’enflamme.
FRONTIN.
Diable ! gardez-vous-en : ce sera votre femme.
DORANTE.
Madame, quel bonheur vous présente à mes yeux ?
Mais, hélas ! que je crains de vous être odieux !
CÉLIMÈNE.
Non. Il me siérait mal d’affecter de la haine,
Et vous connaissez trop le cœur de Célimène.
Mes sentiments tantôt ont paru malgré moi.
FRONTIN, bas à Dorante.
Son cœur est bien malade.
DORANTE.
Oui, Frontin, je le vois.
CÉLIMÈNE.
Mais n’allez pas penser qu’écoutant ma faiblesse,
Je cherche en votre cœur une égale tendresse.
Quoique votre conquête eût de quoi me charmer,
Je vous ai toujours cru peu capable d’aimer ;
Ainsi, je veux me vaincre, et le soin de ma gloire...
DORANTE.
Peu capable d’aimer ! Avez-vous pu le croire ?
Quoi donc ! peut-on vous voir, et ne vous aimer pas ?
Vous présumez trop peu de vos divins appas ;
Rien ne peut résister à leur éclat suprême :
Ils sauraient attendrir l’indifférence même.
FRONTIN.
L’indifférence même ! Ah, morbleu ! le beau mot !
Vous mentez quelquefois joliment.
DORANTE.
Tais-toi, sot.
DORANTE.
En vain vous me flattez d’un pareil avantage ;
Ce n’est point votre cœur qui me tient ce langage.
DORANTE.
Vous me faites injure et me connaissez peu.
FRONTIN.
Dès que vous paraissez, mon maître est tout en feu.
C’est ce qu’il me disait tout à l’heure.
DORANTE.
Moi, feindre !
À cet indigne effort qui pourrait me contraindre ?
D’ailleurs, quand je voudrais feindre de vous aimer,
Mon cœur, à votre aspect, se laisserait charmer ;
Et l’éclat de vos yeux que personne ne brave,
D’un amant supposé saurait faire un esclave.
FRONTIN.
On ne badine point avec votre beauté.
La peste ! il y fait chaud.
CÉLIMÈNE.
Dites la vérité.
Pourquoi donc osiez-vous proposer à ma mère
De l’épouser ?
DORANTE.
De grâce, oublions cette affaire.
J’avais quelques raisons pour en user ainsi :
Mais...
FRONTIN.
Traitons le sujet qui nous assemble ici.
DORANTE.
Oui, Madame, songez que ma plus forte envie,
Est de m’unir à vous, et pour toute ma vie :
Trop heureux, si, daignant approuver mon dessein,
Vous consentez, Madame, à me donner la main.
Vous ne répondez rien ! Ah ! rompez ce silence,
Et permettez du moins qu’une douce espérance...
CÉLIMÈNE.
Une mère a sur nous un pouvoir absolu ;
Obtenez son aveu, notre hymen est conclu.
Mais je crains que ma sœur...
Julie paraît, et écoute sans être vue.
DORANTE.
Non, belle Célimène :
Je veux jusqu’au trépas vivre dans votre chaîne :
Ce n’est que votre hymen qui peut combler mes vœux,
Et de tous les mortels je suis le plus heureux.
Que je vous trouve en tout préférable à Julie !
Madame, c’en est fait, pour jamais je l’oublie.
Puisque vous acceptez et ma main et mon cœur,
Je jure à vos genoux, que jamais votre sœur...
Il aperçoit Julie.
Juste ciel !
CÉLIMÈNE.
Qu’avez-vous ?
FRONTIN.
Achevez donc.
DORANTE.
Je jure...
Il se lève.
Je ne puis.
FRONTIN.
D’où vous vient ?... Ah ! voici l’enclouure.
Scène III
JULIE, CÉLIMÈNE, DORANTE, FRONTIN
JULIE, à Célimène.
Vous lui faites jurer de ne m’aimer jamais,
Ma sœur ! Craignez-vous tant l’effet de mes attraits ?
Monsieur, à vos genoux, vous livre la victoire ;
S’il ne fait des serments, vous n’osez pas le croire.
Ah ! vous ne rendez point justice à vos appas.
Qu’est-ce donc ! Vous voilà tous deux dans l’embarras !
Vous ne répondez rien ! Craignez-vous ma présence ?
Du moins honorez-moi de votre confidence.
Quoi ! pas un mot, Frontin ? Ils se taisent tous trois.
FRONTIN.
Les transports de l’amour nous étouffent la voix.
Julie se met à rire.
CÉLIMÈNE, à Julie.
Ce que vous avez vu vous en doit assez dire,
Pour n’avoir pas besoin de vous en faire instruire ;
Mais, par votre discours, je connais aisément
Que l’aveu qu’on m’a fait vous blesse vivement :
Et par son embarras je remarque de même
Que votre aspect le jette en un désordre extrême.
Je m’inquiète peu d’où cela peut venir,
Et vous pouvez tous deux vous en entretenir.
Elle sort.
Scène IV
DORANTE, JULIE, FRONTIN
JULIE, à Dorante.
Ce que je viens de voir a lieu de me surprendre.
Et dans vos procédés j’ai peine à vous comprendre.
Ma mère, ce matin, a reçu votre foi ;
Tout prêt à l’épouser, vous la quittez pour moi :
Quand j’y pense le moins, j’apprends cette nouvelle.
Je vous dirai bien plus, car je suis naturelle,
J’espérais que bientôt je la saurais par vous,
Et dans le même instant je vous trouve aux genoux
De ma sœur, lui jurant...
DORANTE.
Oui, je suis trop sincère,
Madame, pour vouloir vous en faire un mystère.
J’estime votre sœur, je l’épouse demain,
Si votre mère veut approuver ce dessein.
JULIE.
Ma mère ? vous venez de lui faire une offense
Qui mérite plutôt qu’elle en tire vengeance.
DORANTE.
Je ferai mes efforts pour fléchir son courroux.
JULIE.
Eh bien ! je vous promets... de lui parler pour vous.
DORANTE.
Vous parlerez pour moi, vous, Madame ?
JULIE.
Moi-même.
D’où vous vient donc, Monsieur, cette surprise extrême ?
DORANTE.
C’est que je m’attendais à vous voir tout tenter
Pour rompre mon projet.
JULIE.
Vous osiez vous flatter
Jusqu’à croire, Monsieur, que je serais jalouse
De cette préférence ? Et...
FRONTIN.
Souvent il se blouse
Dans ses opinions.
JULIE.
Oh ! la plaisante erreur !
Donnez-vous à ma mère, ou demandez ma sœur,
Tout cela m’est égal ; et mon indifférence
Ira de pair, au moins, avec votre inconstance,
Qui me réjouit fort, au lieu de m’affliger.
C’est l’unique façon dont je veux me venger.
Aimer, ou n’aimer pas, rien ne m’est plus facile ;
Et, si j’ai l’esprit vif, j’ai le cœur fort tranquille.
DORANTE.
Je vous sais très bon gré de sa tranquillité.
Elle remet le mien en pleine liberté.
JULIE.
Il peut se promener sans le moindre scrupule ;
Cela m’amusera : j’aime le ridicule,
Surtout quand il excelle ; et le vôtre est parfait,
Nous préférer ma mère, est un excellent trait,
Comique, original.
Elle rit de toute sa force.
FRONTIN, à Dorante.
Qu’en dites-vous ?
DORANTE.
J’enrage.
Elle me pique au vif.
FRONTIN.
Quoi ! pour un badinage,
Vous vous déconcertez ?
DORANTE.
C’est du mépris.
FRONTIN.
D’accord.
Voulez-vous vous venger ? riez encor plus fort.
Allons, gai...
DORANTE.
Sais-tu bien que ton impertinence...
Pourrait bien à la fin...
JULIE.
Vous me boudez, je pense :
On veut vous égayer, vous prenez l’air grondeur.
Est-ce que ma gaîté vous donne de l’humeur ?
FRONTIN, à Julie, d’un ton vif.
Vous avez tort aussi de n’être pas fâchée :
Il voit que tout à coup vous voilà détachée ;
L’amour-propre en pâtit.
DORANTE.
Faquin, qui dit cela ?
FRONTIN.
Qui me le dit, Monsieur ? L’état où vous voilà.
C’est assez, croyez-moi, jouer la comédie :
Malgré vous et vos dents, vous adorez Julie,
Et vous l’adorerez, j’ose vous en jurer.
JULIE.
Non ; il me haïra s’il ne me voit pleurer.
FRONTIN.
Cela se pourrait bien... Vous vous mettez à rire
Dans le moment qu’il croit que votre cœur soupire.
Je vous le dis tout net, cela n’est point plaisant :
Un tendre désespoir est bien plus amusant.
JULIE.
Puisqu’un air douloureux aurait pour lui des charmes,
Je veux bien, par bonté, verser deux ou trois larmes.
Mon cher Dorante, hélas ! me quitter pour ma sœur !
Quel triomphe pour elle, et pour moi quel malheur !
Elle feint de pleurer.
Cela vous plaît-il mieux ?
DORANTE.
Vous m’insultez, Madame,
Ce procédé cruel vient d’étouffer ma flamme.
JULIE.
Quoi ! vous m’aimiez encore, et vous vouliez changer ?
FRONTIN.
Eh ! vraiment oui, Madame, afin de se venger.
JULIE.
De qui ?
FRONTIN.
De vous.
JULIE.
Pourquoi ?
FRONTIN.
Vous êtes trop charmante,
Voilà votre défaut, et cela le tourmente.
JULIE.
Et par quelle raison ?
FRONTIN.
C’est qu’il veut commander :
Mais quand on aime trop, il faut toujours céder.
JULIE.
Monsieur aime l’empire ?
FRONTIN.
Et l’empire suprême.
JULIE.
Comment nous accorder ? Je l’aimerais de même.
DORANTE.
Vous l’aimeriez, Madame ?
JULIE.
Autant que vous, du moins,
J’aime l’indépendance : on perdrait tous ses soins
À vouloir me gêner, et jamais de ma vie
Je ne prendrai la loi que de ma fantaisie.
FRONTIN.
C’est parler nettement à son futur époux.
JULIE.
Lui ! nous avons rompu.
FRONTIN.
Rompu !
À Dorante.
Le croyez-vous ?
DORANTE.
Sans doute je le crois, si Madame est sincère.
JULIE.
Tout naturellement voilà mon caractère ;
Soyez sûr que jamais je né me contraindrai,
Que c’est ma volonté que je consulterai,
Et point celle d’autrui.
FRONTIN.
Si par hasard la vôtre...
JULIE.
Elle me conduira plus sûrement qu’une autre.
En prenant un époux j’engagerai ma foi,
Et, tant qu’il m’aimera, je lui réponds de moi.
FRONTIN.
S’il était libertin ?
JULIE.
Oh ! c’est une autre affaire.
FRONTIN.
Cela n’a pas besoin du moindre commentaire.
À Dorante.
Mais vous ne risquez rien ; car vous êtes tout fait
Pour aimer votre femme.
DORANTE.
Oui, je sens en effet
Que je l’adorerai, quoi qu’on en puisse dire ;
Et les mœurs d’aujourd’hui ne pourront me séduire.
JULIE.
Ni moi non plus.
DORANTE.
Ni vous ?
JULIE.
J’en ferais bien serment.
J’aimerais un mari qui serait mon amant ;
Pour l’en récompenser, je serais sa maîtresse.
DORANTE.
Et peut-être un peu trop.
JULIE.
Si ce terme vous blesse,
Je m’en vais m’expliquer. Quand on s’aime, je crois
Que le désir de plaire est la suprême loi :
Sur deux cœurs bien unis, l’amour seul a l’empire ;
Mais rien n’est plus choquant que de s’entendre dire,
Je veux, je ne veux pas. Avec moi, ce ton-là
Réussirait très mal.
FRONTIN, à Dorante.
Retenez bien cela.
DORANTE, à Frontin.
Oui, Madame en effet aime l’indépendance.
JULIE.
Il faut, de part et d’autre, égale complaisance :
L’obéissance aveugle est fort de votre goût :
Mais au mien ce serait un très mauvais ragoût ;
Et, s’il faut achever de me faire connaître,
J’aimerais un mari, je haïrais un maître.
Je crois que vous voilà bien dûment averti :
Et, si mon tour revient, prenez votre parti.
DORANTE.
Il est tout pris, Madame. Un pareil caractère,
Puisqu’il faut, à mon tour, vous parler sans mystère,
Me semble un peu scabreux, et ne me tente pas :
Celui de votre sœur a pour moi plus d’appas,
Je m’y tiens.
JULIE.
C’est bien fait : ma sœur est doucereuse ;
Mais une humeur pareille est bientôt ennuyeuse :
Rien n’est fastidieux comme l’égalité.
J’aime à voir, dans l’humeur, de la variété :
Un caractère vif, un peu d’étourderie,
Produisent à la fin quelque tracasserie ;
Cela réveille, on songe au raccommodement,
Un mari se ranime, et redevient amant :
Voilà ce que j’ai su d’une parente habile,
Dont la vie est heureuse, et n’est jamais tranquille.
DORANTE.
Pour moi, je n’aime point tant de variété.
Rien n’est plus de mon goût que l’uniformité.
JULIE.
Monsieur aime l’ennui.
DORANTE.
La paix en dédommage.
JULIE.
Ma sœur vous la promet, portez-lui votre hommage :
Moi, je vais voir ma mère, adoucir son aigreur,
Pour vous faire jouir d’un tranquille bonheur.
DORANTE.
Parlez-vous tout de bon ?
JULIE.
C’est ma plus forte envie,
Dût-elle me coûter le repos de ma vie.
DORANTE.
De votre vie ? Ô ciel !
FRONTIN.
Ah, sexe dangereux !
Vous voilà subjugué par trois mots doucereux.
DORANTE.
Eh ! puis-je y résister ?
FRONTIN, à part.
Quelle faible cervelle.
Scène V
DORANTE, JULIE, NÉRINE, FRONTIN
NÉRINE.
Qu’on m’écoute ; j’apporte une grande nouvelle.
Depuis une heure entière, en son particulier,
Madame tient conseil avec le Chevalier.
Voici le résultat de leur haute folie :
Pour vous punir, Monsieur, d’avoir aime Julie,
Et d’avoir témoigné la vouloir épouser,
On a pris le parti de vous la refuser.
JULIE.
On a bien fait.
NÉRINE.
Comment !
JULIE.
Oui, j’en suis très contente.
NÉRINE.
Vous m’étonnez ! De plus, comme on sait que Dorante
N’aime point Célimène, on consent de bon cœur
Qu’il l’épouse au plus tôt.
JULIE, à Dorante.
Courez vite à ma sœur ;
Qu’elle apprenne par vous ces heureuses nouvelles.
FRONTIN.
Courons, volons ; l’amour nous prêtera ses ailes.
NÉRINE.
Qu’est-ce donc que ceci ? Depuis quelques moments,
Il s’est fait entre vous d’étranges changements !
FRONTIN.
Juges-en, nous allons épouser Célimène,
Et l’arrêt prononcé ne nous fait point de peine.
JULIE.
Oui, Nérine, le ciel vient d’exaucer ses vœux :
Il va trouver l’objet qui doit le rendre heureux.
Scène VI
JULIE, LECHEVALIER, DORANTE, FRONTIN
LE CHEVALIER, à Dorante.
Je te cherchais.
DORANTE.
Pourquoi ?
LE CHEVALIER.
Pour te voir enrager.
Le parti qu’on a pris doit beaucoup t’affliger :
Tu filais le parfait avec cette charmante ;
On te donne sa sœur, la chose est assommante,
D’autant plus que ce soir j’épouse cet enfant.
DORANTE.
Monsieur le Chevalier a l’air bien triomphant.
LE CHEVALIER.
Tu le vois. La maman est fort vindicative,
Et plus elle t’aimait, plus sa colère est vive.
À Julie.
Ma belle, malgré vous, vous nous obéirez ;
Mais consolez-vous-en, car vous m’adorerez.
DORANTE.
Chevalier !
LE CHEVALIER.
Quoi ?
DORANTE.
Sais-tu que la plaisanterie
Commence à me lasser ? Trêve de raillerie.
NÉRINE, au Chevalier.
Madame, et vous, Monsieur, vous vous flattez en vain
De pouvoir l’engager à vous donner la main ;
Elle n’en fera rien, c’est moi qui vous l’assure.
LE CHEVALIER.
Il faut donc réformer ce qu’on vient de conclure.
NÉRINE.
Oui ; je vois que l’amour contre vous a conclu.
LE CHEVALIER.
As-tu pris ton parti, monsieur l’Irrésolu ?
DORANTE.
Oh ! très absolument.
LE CHEVALIER.
Quel est-il, je te prie ?
DORANTE.
C’est de ne point souffrir qu’on m’enlève Julie :
Quiconque y prétendra, pourra s’en repentir.
LE CHEVALIER.
Je veux la consulter, avant de repartir.
À Julie.
Lequel aimez-vous mieux ? répondez, ma charmante.
JULIE.
Mon choix n’est pas douteux.
NÉRINE.
Et ce choix, c’est Dorante ;
Me démentirez-vous ?
JULIE.
Je ne te réponds rien.
NÉRINE.
L’entendez-vous, Monsieur ?
LE CHEVALIER.
Oh ! oui, je l’entends bien ;
Ce silence discret est un aveu sincère.
À Julie.
Si vous ne m’aimez point, je ne vous aime guère.
Dorante est mon ami, vous nous charmez tous deux.
Sans amour, j’aurais tort d’aller troubler vos feux ;
Et d’ailleurs, votre sœur, vous, ou la bonne femme,
Tout m’est bon.
Scène VII
MADAME ARGANTE, JULIE, NÉRINE, DORANTE, LE CHEVALIER
LE CHEVALIER, à madame Argante.
Vous venez très à propos, Madame ;
Nos projets...
MADAME ARGANTE, à Dorante.
Vous savez ce que j’ai décidé.
Ma conduite répond à votre procédé.
Plus de prétention sur Julie ; elle est vaine ;
Je viens d’en disposer. Épousez Célimène,
J’y consens : mais, pour vous, c’est tout ce que je puis.
DORANTE.
J’estime Célimène, et, faible que je suis,
Voulant forcer mon cœur à lui rendre justice,
Je n’en puis obtenir un pareil sacrifice ;
Il revient à Julie, il l’adore. Je sens,
Contre un penchant si doux, mes efforts impuissants.
L’adorable Julie a sur moi trop d’empire ;
Je le dis devant elle, et j’ose vous le dire,
Dût un si tendre amour redoubler sa fierté,
Et blesser votre esprit déjà trop irrité.
Je vois mon ridicule, en me blâmant moi-même,
De retourner si tôt au seul objet que j’aime,
Après avoir osé, par un coupable éclat,
Tenter contre l’amour un indigne attentat.
Je vous ai fait outrage ; excusez la faiblesse
Qui me fait, malgré moi, délibérer sans cesse,
Et qui, m’offrant toujours un nouveau sentiment,
Dès mes plus jeunes ans fut mon cruel tourment.
J’en triomphe à la fin : je la hais, la déteste.
Si vous me pardonnez, je promets, je proteste,
Je jure que jamais je ne balancerai ;
Que par mon seul penchant je me gouvernerai,
Qu’un premier mouvement sera ma loi suprême,
Et que je m’y tiendrai contre la raison même.
Comptez donc pour toujours que Julie a mon cœur,
Qu’il borne tous ses vœux à s’en voir possesseur :
Je vous la redemande avec toute l’instance
Qui peut de mon amour prouver la violence.
Si je ne puis fléchir votre injuste courroux,
Il faut qu’en cet instant j’expire à vos genoux.
MADAME ARGANTE, le relevant.
Le petit scélérat !
DORANTE.
Si l’on commet un crime
En ne sentant pour vous qu’une parfaite estime,
J’avoue, en rougissant, que je suis criminel.
NÉRINE.
L’aveu n’est pas flatteur, mais il est naturel.
MADAME ARGANTE.
Tenez, quoiqu’il m’ait dit une sottise en face,
Il joint à ses discours tant de feu, tant de grâce,
Que le dépit ne peut contre lui m’animer.
À Dorante.
À la fin vous serez obligé de m’aimer ;
Ne le sentez-vous pas ?
DORANTE.
Cela m’est impossible.
Si, suivant ma raison, je devenais sensible,
J’ose vous assurer que vous seriez mon choix :
Mais cet objet charmant me retient sous ses lois.
MADAME ARGANTE, à Julie.
Coquine !
DORANTE, lui baisant la main.
Il faut qu’enfin vous m’accordiez Julie,
Ou le moindre délai peut me coûter la vie.
Laissez-vous attendrir.
MADAME ARGANTE, poussant un long soupir.
Ah, barbare ! pourquoi
Tout ce que tu dis là n’est-il pas dit pour moi ?
JULIE.
N’allez pas m’imputer...
MADAME ARGANTE.
Taisez-vous, insolente !
Gardez vous pour jamais de penser à Dorante.
JULIE.
Eh ! que ferai-je donc ?
MADAME ARGANTE.
Songez au Chevalier.
LE CHEVALIER, à Julie.
Non. Je vous le défends.
MADAME ARGANTE.
Que vous êtes grossier !
Et pourquoi, s’il vous plaît, ne voulez-vous plus d’elle ?
LE CHEVALIER.
C’est que j’en veux à vous ; je vous trouve plus belle.
MADAME ARGANTE.
Monsieur le Chevalier, dans sa vivacité,
A quelquefois des traits dont on est enchanté.
LE CHEVALIER.
On me l’a toujours dit.
MADAME ARGANTE.
Mais soyez le plus sage,
Je prétends vous donner Julie en mariage.
Nous allons terminer cette affaire aujourd’hui,
Et vous me vengerez de ma fille et de lui.
JULIE.
Si j’osais dire un mot...
MADAME ARGANTE.
Vous avez l’impudence !...
DORANTE, à madame Argante.
Je vois que votre cœur se livre à la vengeance,
Et que tous mes efforts ne peuvent vous fléchir :
Mais de vos dures lois le mien va s’affranchir.
Je ne dis plus qu’un mot, songez-y bien, Madame.
Vous espérez en vain triompher de ma flamme :
Elle est à toute épreuve, et votre autorité
Ne peut rien sur mon goût, ni sur ma volonté ;
Je vous laisse un moment. Croyez, je vous supplie,
Que mes vœux pour jamais sont fixés à Julie ;
Il faut me l’accorder, ou rompre absolument.
LE CHEVALIER.
Pour un irrésolu, c’est parler nettement.
Allons, belle maman, concluez ; il me semble
Qu’il vous parle raison.
MADAME ARGANTE.
Que l’on nous laisse ensemble.
Il faut que vous et moi nous discutions ceci.
LE CHEVALIER.
C’est fort bien avisé. Sortez.
Scène VIII
MADAME ARGANTE, LE CHEVALIER
LE CHEVALIER.
En raccourci,
Parlons, et terminons. Car je puis, à bon titre,
Entre Dorante et vous, me porter pour arbitre.
Voyez-vous cette tête ? elle abonde en raison,
Et je vais vous fournir des conseils à foison.
MADAME ARGANTE.
Cette tête est bien jeune.
LE CHEVALIER,
Et n’en est que plus forte.
Je suis un vrai Caton, ou le diable m’emporte.
Demandez-moi conseil, et vous l’éprouverez.
MADAME ARGANTE.
Approuvez mes desseins, et vous m’en convaincrez.
LE CHEVALIER.
Vos desseins sont très bons, mais très impraticables.
Voulez-vous gouverner des cœurs ingouvernables ?
MADAME ARGANTE.
Mes filles sont à moi.
LE CHEVALIER.
Sans contestation ;
Mais non jusqu’à régler leur inclination.
Comment voudriez-vous forcer celle d’un autre,
Quand vous ne pouvez pas triompher de la vôtre !
MADAME ARGANTE.
Suis-je pas la maîtresse ?
LE CHEVALIER.
Eh ! oui, de vos ducats ;
Mais maîtresse des cœurs ? Ne le présumez pas.
Ce sont des libertins, ils suivent leur caprice.
MADAME ARGANTE.
Et je veux m’en venger.
LE CHEVALIER.
Çà, rendons-nous justice.
Dorante, jeune, riche, aimable au par-dessus,
Vous épousera-t-il ? Ne vous en flattez plus.
MADAME ARGANTE.
Et pourquoi vient-il donc m’en donner l’assurance ?
Me le proposer même ?
LE CHEVALIER.
Oh ! pourquoi ?
MADAME ARGANTE.
Oui.
LE CHEVALIER.
Je pense
Qu’il vous l’a fait connaître amplement.
MADAME ARGANTE.
Et par où ?
LE CHEVALIER.
Par où ? Voici le fait. Le pauvre diable est fou.
MADAME ARGANTE.
Vous l’êtes donc aussi. Renoncer à Julie
Pour vouloir m’épouser, c’est la même folie.
LE CHEVALIER.
Distinguons, s’il vous plaît. Je suis gueux et cadet ;
Une mère fort riche est justement mon fait.
MADAME ARGANTE.
Oui, vous aimez mon bien, et non pas ma personne.
LE CHEVALIER.
J’adore l’un et l’autre, adorable pouponne.
Vos traits et votre argent, votre argent et vos traits,
Ont par leur union d’invincibles attraits.
MADAME ARGANTE.
Mais Julie a du bien.
LE CHEVALIER.
Pas tant que vous, ma reine.
Vos billets au porteur sont d’un poids qui m’entraîne,
Et me fait succomber : mes belles qualités
Vous entraînent aussi : l’un par l’autre emportés,
Moi, tantôt le plus fort, vous, tantôt la plus forte,
Nous nous laissons aller au poids qui nous emporte ;
Et par ce mutuel et doux emportement,
Nous nous trouvons liés indissolublement.
MADAME ARGANTE.
Indissolublement ! L’expression est belle.
LE CHEVALIER.
Oui.
MADAME ARGANTE.
Mais à mon oreille elle est un peu nouvelle.
LE CHEVALIER.
Je le crois bien, ma foi. Je viens de l’inventer
Exprès pour vous surprendre, et pour vous enchanter.
MADAME ARGANTE.
Vous y réussissez.
LE CHEVALIER.
Tout de bon, ma princesse,
Je veux être pour vous un héros de tendresse.
Vous me rendrez plus fou qu’un vieillard amoureux,
Et nous nous piquerons d’extravaguer tous deux ;
Nous nous aimerons même après le mariage.
MADAME ARGANTE.
Vous promettez beaucoup.
LE CHEVALIER.
Je tiendrai davantage.
MADAME ARGANTE.
Qui m’en sera garant ?
LE CHEVALIER.
Ma vive passion.
MADAME ARGANTE.
Nos âges ont un peu de disproportion.
LE CHEVALIER.
Bon ! trente ans plus ou moins, c’est une bagatelle.
MADAME ARGANTE.
Mais enfin, je commence à n’être plus si belle,
Du moins, à ce qu’on dit.
LE CHEVALIER.
Qui le dit a menti :
Vous avez mille appas ; c’est un fait garanti
Par mes yeux, par mon cœur. Malheur au téméraire,
Au fat qui m’osera soutenir le contraire !
Mettant la main sur la garde de son épée.
Ceci vous défendra contre le monde entier,
Et de votre beauté je suis le chevalier.
MADAME ARGANTE.
Je n’y puis plus tenir, vous m’allez rendre folle.
LE CHEVALIER.
Et vous, vous m’enchantez ; vous êtes mon idole.
Vous me verrez toujours... Donnez-moi cette main.
Il lui baise la main.
Quand nous marierons-nous ?
MADAME ARGANTE.
Peut-être dès demain.
LE CHEVALIER.
Dorante en même temps épousera Julie.
MADAME ARGANTE, vivement.
Ah ! ne m’en parlez point.
LE CHEVALIER.
Auriez-vous la folie
De balancer encore entre Dorante et moi ?
MADAME ARGANTE.
Non pas. Mais le dépit...
LE CHEVALIER.
Mais le don de ma foi
N’est qu’à ce prix. Je veux vous avoir tout entière :
Et, pour m’en assurer, la plus sûre manière,
C’est que de votre amant vous fassiez un beau-fils.
MADAME ARGANTE.
Vous êtes donc jaloux ?
LE CHEVALIER.
Princesse, à votre avis,
Ai-je tort ? Vous l’aimiez. Mais, s’il est votre gendre,
Vous n’aurez rien sur lui désormais à prétendre.
MADAME ARGANTE.
Mais vous donnant parole...
LE CHEVALIER.
Oui, parole ! non, non,
Cela ne suffit pas ; l’amour est un fripon.
MADAME ARGANTE.
Donnez-moi, tout au moins, le temps de me résoudre.
LE CHEVALIER.
Pas un instant.
MADAME ARGANTE.
Bon Dieu, quel tyran !
LE CHEVALIER.
Que la foudre
M’écrase en ce moment, si je souffre un délai.
Décidez tout à l’heure, ou, parbleu, je romprai.
MADAME ARGANTE, tristement.
Puisque vous le voulez, dites-lui qu’il espère.
LE CHEVALIER.
Je lui porte parole, et j’amène un notaire.
Sans adieu, mon amour.
Scène IX
MADAME ARGANTE, seule
Mon amour ! Après tout,
Ce garçon est aimable, et peut venir à bout
De bannir de mon cœur l’infidèle Dorante.
Qu’il y faudra d’efforts ! Son image charmante,
Malgré moi, me surprend, m’agite : mais enfin...
Scène X
MADAME ARGANTE, PYRANTE
PYRANTE.
Je viens de voir mon fils dans un mortel chagrin.
Voulez-vous empêcher un hymen si sortable,
Et ne prendrez-vous point un parti raisonnable ?
Son humeur et la vôtre ont si peu de rapport,
Que si vous l’épousiez, je plaindrais votre sort.
Songez-y bien, Madame, et souffrez qu’on vous dise...
MADAME ARGANTE.
Doucement. Vous m’allez lâcher quelque sottise ;
Car je vous vois venir : mais tous ces discours-là
Ne me conviennent plus.
PYRANTE.
Pour finir tout cela.
Consentez que mon fils épouse ce qu’il aime,
Et songez qu’à votre âge...
MADAME ARGANTE.
À votre âge vous-même.
Ne le voilà-t-il pas sur mon âge aussitôt !
Je fais ce que je veux, je sais ce qu’il me faut :
J’ai fait réflexion sur ce que je dois faire,
Et j’ai plus de raison que vous, ni votre père,
Ni que tous vos aïeux.
PYRANTE.
Oh ! je n’en doute point
MADAME ARGANTE.
Et vous faites fort bien.
PYRANTE.
Mais revenons au point.
Qui m’amène vers vous.
MADAME ARGANTE.
Donnez-vous patience ;
L’affaire, ce me semble, est assez d’importance,
Pour mériter, Monsieur, que j’y pense deux fois ;
Et l’on attendra bien ma réponse, je crois.
Scène XI
MADAME ARGANTE, PYRANTE, LYSIMON
LYSIMON.
Ah ! vous voilà, Monsieur. Bonjour, madame Argante.
Vraiment, je viens d’apprendre une chose plaisante.
Vous mariez mon fils sans que j’en sache rien ?
Je viens vous dire, moi, qu’il a trop peu de bien
Pour qu’il puisse épouser Julie ou Célimène,
Et que...
MADAME ARGANTE.
Sur ce sujet ne soyez point en peine ;
Si mes filles n’ont pas assez de bien pour lui,
Peut-être pourra-t-on se résoudre, aujourd’hui,
À faire en sa faveur un si bon mariage,
Que vous le trouverez fort à son avantage.
LYSIMON.
Et quelle est la personne à qui vous prétendez ?...
MADAME ARGANTE.
Faut-il vous le dire ?
LYSIMON.
Oui.
MADAME ARGANTE.
Mon Dieu ! vous m’entendez.
LYSIMON.
Point.
MADAME ARGANTE.
S’il n’épouse pas Célimène ou Julie,
Vous ne devinez pas à qui je le marie ?
LYSIMON.
En aucune façon.
MADAME ARGANTE.
Mais regardez-moi bien.
LYSIMON.
Eh bien ! je vous regarde, et ne devine rien.
Je suis las à la fin de tout ce badinage,
Et si...
MADAME ARGANTE.
Vous n’en saurez pourtant pas davantage ;
Et lorsque j’aurai pris mes résolutions,
Je vous informerai de mes intentions.
Adieu, mes chers Messieurs, je suis votre servante.
Scène XII
PYRANTE, LYSIMON
LYSIMON.
Je ne comprends plus rien à cette extravagante.
PYRANTE.
Je m’en vais la rejoindre, et tâcher de savoir
Quels sont donc ses desseins. Je crois les entrevoir :
Mais si vous voulez croire un homme qui vous aime,
Tâchez en tout ceci de prendre sur vous-même,
Et suivez...
LYSIMON.
Oh ! Monsieur, gouvernez votre fils :
Je sais que vous aimez à donner des avis ;
Et moi, comme il me plaît, je prétends me conduire.
C’est là ma folie.
PYRANTE.
Oui ? je n’ai rien à vous dire :
Bientôt par les, effets nous pourrons voir, je crois.
Qui se gouverne mieux, ou de vous ou de moi.
ACTE V
Scène première
CÉLIMÈNE, NÉRINE
NÉRINE.
Oui, j’ai si bien parlé, qu’enfin madame Argante
A quitté le dessein de s’unir à Dorante,
Et par un effort triste, et pour elle, et pour vous,
Consent que de Julie il devienne l’époux ;
Même elle a fait venir sur-le-champ son notaire,
Afin de terminer aujourd’hui cette affaire.
CÉLIMÈNE.
Il épouse ma sœur ! Eh ! qui l’eût cru, dis-moi,
Après qu’il m’a donné sa parole et sa foi ?
NÉRINE.
L’aventure est cruelle, et franchement j’admire...
CÉLIMÈNE.
Plus cruelle cent fois que je ne le puis dire :
Car enfin (je te parle à présent sans détour)
L’amour-propre est blessé tout autant que l’amour ;
Dorante m’était cher, sa perte m’est sensible.
Mais de m’en consoler il me serait possible,
S’il ne me fallait point, pour surcroît de malheur,
De mes faibles attraits voir triompher ma sœur :
C’est là ce qui me tue.
NÉRINE.
Ah ! bon. Je suis ravie
Que vous soyez sensible une fois en la vie.
CÉLIMÈNE.
Je crève de dépit.
NÉRINE.
Et vous n’avez pas tort.
Jurez deux ou trois fois ; cela soulage fort,
Dit-on.
CÉLIMÈNE.
Pour un moment, fais trêve au badinage.
Dis-moi par où ma sœur emporte l’avantage.
Quoi donc ! pour m’effacer a-t-elle tant d’appas ?
NÉRINE.
Non. Elle a l’air coquet, et vous ne l’avez pas.
La beauté bien souvent plaît moins que les manières.
Les belles autrefois étaient prudes et fières,
Et ne pouvaient charmer nos sévères aïeux,
Qu’en affectant un air modeste et vertueux.
Mais dans ce siècle-ci, c’est une autre méthode ;
Tout ce qui paraît libre est le plus à la mode.
Une belle à présent, par des regards flatteurs,
Tendres, insinuants, va relancer les cœurs ;
Et moins elle paraît digne d’être estimée,
Et plus elle jouit du plaisir d’être aimée.
On veut se voir heureux, dès qu’on est engagé ;
Et l’on traite à présent l’amour en abrégé ;
Si bien qu’une beauté qui fuit cette méthode,
Est comme un bel habit qui n’est plus à la mode.
CÉLIMÈNE.
Tu me fais concevoir ce qui fait mon malheur.
Mais j’ai tout employé pour cacher ma douleur ;
Et même, quand j’ai vu qu’on m’enlevait Dorante,
J’ai su, sans balancer, paraître indifférente.
Cela ne suffit pas pour me venger de lui,
Et je veux hautement le braver aujourd’hui.
NÉRINE.
Comment ?
CÉLIMÈNE.
Pour lui prouver que mon cœur le méprise,
Je viens de projeter une grande entreprise.
NÉRINE.
C’est ?...
CÉLIMÈNE.
De me marier au plus tôt.
NÉRINE.
Par ma foi,
C’est comme je voudrais me venger aussi, moi.
CÉLIMÈNE.
Le plus tôt vaut le mieux. Je veux même qu’on croie
Que je cède Dorante avec bien de la joie.
NÉRINE.
Vous êtes glorieuse, et ce noble dépit
Vous donne une manière, un certain tour d’esprit,
Qui vous sied mieux vingt fois que l’air de pruderie.
La peste ! que l’amour vous a bien dégourdie !
Et quel est, s’il vous plaît, le mortel fortuné
Que pour ce prompt hymen vous avez destiné ?
CÉLIMÈNE.
Le Chevalier...
NÉRINE.
Il doit épouser votre mère.
CÉLIMÈNE.
J’empêcherai par là qu’il ne soit mon beau-père.
NÉRINE.
Et vous aimerez mieux en faire votre époux.
Le projet est sensé, je ferais comme vous.
CÉLIMÈNE.
D’une telle union je vois la conséquence.
NÉRINE.
Votre mère, en effet, plaindrait peu la dépense.
Toute vieille qui prend un mari de vingt ans,
N’en peut rien obtenir qu’à beaux deniers comptants.
Avide des plaisirs que le fripon ménage,
Pour lui plaire elle met tout son bien au pillage ;
Le drôle fait sa bourse, et vend cher ses faveurs,
Tant qu’il ait ruiné la vieille et les mineurs.
CÉLIMÈNE.
Prévenons ce malheur, et...
NÉRINE.
J’ai fait votre affaire ;
Car le Chevalier vient d’offenser votre mère :
Il voulait, tout d’abord, qu’elle lui fît un don
De ses meilleurs effets ; mais moi, j’ai tenu bon,
Et, selon mes avis, ma prudente maîtresse
S’est réservé le droit de lui faire largesse,
Selon qu’à son égard il se comporterait,
Prévoyant sagement qu’il la mépriserait,
Dès que du coffre-fort elle le rendrait maître :
Mais lui, sans en démordre, a si bien fait connaître
Qu’il n’en voulait qu’aux biens de la bonne maman,
Qu’à la fin rebutée elle a changé de plan :
Embrassant un parti plus conforme à son âge,
Elle veut se borner aux douceurs du veuvage.
Et moi, j’ai si bien su la tourner, la plier,
Qu’elle va vous donner enfin au Chevalier.
CÉLIMÈNE.
Je ferai mes efforts pour paraître contente,
Heureuse si je puis mortifier Dorante.
NÉRINE.
Le voici ; laissez-moi lui parler un moment.
Dorante fait une profonde révérence à Célimène, qui n’y répond qu’en le regardant avec un air de mépris. Elle sort.
Scène II
DORANTE, NÉRINE
NÉRINE, à Dorante, qui paraît rêveur.
On donne à votre choix un plein consentement.
Vos vœux sont accomplis ; et, quoiqu’elle en soupire,
Madame m’a permis de venir vous le dire ;
Julie en est instruite, et je vais à l’instant
Le dire à votre père, et le rendre content.
Scène III
DORANTE, seul
Je puis donc me flatter que j’épouse Julie...
Mais l’épouser si tôt, c’est faire une folie.
Étant homme de guerre, et tout prêt à partir,
À m’engager ainsi, puis-je donc consentir ?
À peine marié, si je quitte ma femme,
La longue liberté peut corrompre son âme.
L’absence d’un mari fait souvent son malheur,
Et trop de confiance expose au déshonneur.
Julie est sage : mais c’est être malhabile,
Que de trop présumer de son sexe fragile ;
Et qui veut l’empêcher d’être faible et léger,
Doit de l’occasion lui sauver le danger.
Eh ! quelle occasion plus belle que l’absence ?
Je frémis d’y penser ! Mais sans extravagance,
Pourrais-je différer ou changer mon dessein ?
Non : mes justes frayeurs me retiennent en vain.
Que je suis malheureux ! À quoi bon tant de plaintes ?
J’imagine un moyen qui peut calmer mes craintes.
Embrassons un état qui, loin de m’éloigner,
Me fasse en ma maison toujours vivre et régner.
Je n’en connais aucun qui soit mieux mon affaire,
Que d’endosser la robe et d’être sédentaire.
Un grave magistrat est bien moins exposé
Qu’un guerrier par l’honneur toujours tyrannisé,
Et qui, cherchant au loin d’illustres aventures,
Souvent reçoit chez lui de fâcheuses blessures.
Oui, la robe convient à mon cœur délicat.
Faisons donc au plumet succéder le rabat.
J’en plairai moins, peut-être, à ma future épouse :
Mais je sens dans mon âme un fonds d’humeur jalouse
Qui ne pourrait jamais souffrir l’éloignement,
Et qui de mon bonheur me ferait un tourment.
M’y voilà résolu, je vais quitter l’épée,
Et par là ma frayeur se trouve dissipée.
Scène IV
DORANTE, FRONTIN traverse le théâtre, portant l’équipage d’un homme de robe
DORANTE.
Où vas-tu donc, Frontin ?
FRONTIN.
Je reviens à l’instant.
Je m’en vais équiper notre vieux président.
DORANTE.
Mon oncle a, ce me semble, assez de domestiques.
FRONTIN.
Oui, mais qui ne sont pas assez bons politiques
Pour être sous sa main, quand il en a besoin.
Votre oncle est libéral, et sait payer le soin
Que je prends de lui plaire. En ce noir équipage,
Il s’en va visiter un grave personnage,
Chez qui cet attirail est décent et requis.
Ah ! qu’il est différent de celui d’un marquis !
DORANTE.
Cela doit être. Attends.
FRONTIN.
Monsieur, qu’allez-vous faire ?
Vous ôtez votre épée !
DORANTE.
Oui ; tiens.
FRONTIN.
Sans vous déplaire,
Puis-je vous demander à quelle intention ?
DORANTE.
Donne-moi cette robe, et point de question.
Le rabat.
FRONTIN, d’un air étonné.
Le rabat ? Cette noire perruque,
La voulez-vous aussi pour vous couvrir la nuque ?
DORANTE, mettant la perruque noire.
Assurément. Cela ne me siéra point mal.
FRONTIN.
Non, pour aller en masque et pour courir le bal.
DORANTE.
Va chercher un miroir.
FRONTIN.
Le bon homme Lycandre,
Si vous m’amusez trop, se lassera d’attendre.
DORANTE.
Eh bien ! tu lui diras que je t’ai retardé.
Frontin sort.
Scène V
DORANTE, seul
J’aurai sous ce harnois l’air un peu trop guindé,
Ce me semble. N’importe : un extérieur sage
Donne du relief aux nœuds du mariage.
Ma femme, en me voyant et grave et sérieux,
Sera plus réservée, et tout en ira mieux.
Scène VI
DORANTE, FRONTIN
FRONTIN, apportant un miroir de toilette.
Tenez, la glace est nette, et va, je vous assure,
Peindre fidèlement votre sombre figure.
Vous paraissez déjà triste, froid et rêveur ;
Et, par ma foi, j’en ris du meilleur de mon cœur.
Il rit de toute sa force.
DORANTE.
N’en ris point tant, Frontin, la robe a son mérite.
Je m’y trouve à ravir, et sa grâce m’invite
À briller désormais sous ce grave ornement.
FRONTIN.
Bon ! vous voulez railler.
DORANTE.
Très sérieusement,
Je veux changer d’état ; c’est chose résolue.
Cette robe me plaît.
FRONTIN.
Vous avez la berlue.
DORANTE.
Non : j’achète une charge, et me fais conseiller.
FRONTIN.
En voici bien d’une autre ! Il faut vous éveiller ;
Car vous rêvez, je crois.
DORANTE.
Crois plutôt que je veille.
Le parti que je prends n’est pas une merveille,
Bien d’autres, avant moi, d’aussi bonne maison,
M’en ont donné l’exemple.
FRONTIN.
Oui, pour bonne raison,
Votre oncle, je le sais, a fait la même chose ;
Mais quant à vous, Monsieur, je n’en vois pas la cause.
Vous êtes jeune, brave, et dans votre métier
Déjà fort avancé. Quoi ! pour se marier
Faut-il prendre une robe ?
DORANTE.
Oui : précaution sage.
FRONTIN.
Ma foi, mon cher patron, en fait de mariage,
Il faut s’attendre à tout. Vous aurez beau changer,
La robe et le plumet courent même danger.
Un mari doit glisser sur tout ce qu’il hasarde ;
La vertu d’une femme est sa plus sûre garde ;
Elle veille bien mieux que les yeux d’un époux,
Et dès qu’elle s’endort, on coiffe le jaloux.
DORANTE.
Tes sots raisonnements...
FRONTIN.
Voici votre future.
Scène VII
DORANTE, JULIE, FRONTIN
JULIE, accourant.
Enfin vous triomphez... Bon Dieu ! quelle figure !
Que veut dire ceci ? Vous voilà tout changé !
Avez-vous, dites-moi, le cerveau dérangé ?
FRONTIN.
Vous avez deviné.
DORANTE.
Faquin, ce badinage
Pourrait, sur votre dos, attirer quelque orage.
Je suis déjà si las de vos mauvais discours...
JULIE.
De cette vespérie interrompez le cours,
Et dites-moi d’où vient votre métamorphose ?...
Non ; sans que vous parliez, j’en pénètre la cause.
L’espoir de m’épouser vous met en belle humeur ;
Et pour me divertir... Mais vous me faites peur,
Je vous en avertis. Quittez cet équipage,
Il a je ne sais quoi de triste et de sauvage.
DORANTE.
Si bien donc que la robe a pour vous peu d’appas ?
JULIE.
Je la respecte fort, mais je ne l’aime pas.
C’est une vision qui me choque la vue ;
J’aimerais cent fois mieux n’être jamais pourvue,
Que d’épouser un homme avec cet attirail.
FRONTIN, à Dorante.
C’est tout dire en trois mots pour sauver le détail.
DORANTE, à Julie.
Pour moi, je ne vois pas d’où vous vient cette haine.
JULIE.
Si la seule apparence et m’ennuie et me gêne,
Jugez ce que l’effet produirait sur mon cœur.
FRONTIN, bas à Julie.
Poussez.
JULIE, à Dorante.
Qu’avez-vous donc ? Vous voilà tout rêveur ?
Voyez ce que la robe en un moment opère !
Ôte-la-lui, Frontin, ou je m’enfuis.
DORANTE.
J’espère
Que ce faux préjugé...
JULIE.
Vous vous moquez, je crois.
Préjugé ! Viens, Frontin.
FRONTIN.
Quoi, Madame ?
JULIE lui ôte ta robe et son rabat.
Aide-moi.
Préjugé ! Rendons-lui sa forme naturelle.
DORANTE, voulant empêcher Julie de lui ôter sa robe.
Quoi donc ! que faites-vous ?
JULIE.
Comme épouse fidèle,
Et prompte à vous servir, souffrez qu’en ce moment
Je vous marque mon zèle et mon empressement.
DORANTE, à Julie.
Écoutez.
JULIE.
Pas un mot. Je suis trop occupée.
Lui remettant l’épée au côté.
Dépêchons-nous, Frontin. Je vous rends votre épée,
Et, de ma propre main, je vous fais chevalier.
FRONTIN, lui mettant son chapeau.
Et moi, par conséquent, je suis votre écuyer.
JULIE, le considérant.
Ah ! je vous reconnais ! Vous voilà sous les armes,
Et semblez, à mes yeux, avoir de nouveaux charmes.
Plus de robe, surtout, et vive le plumet !
Suivez-moi chez ma mère, elle vous le permet,
Et m’a même ordonné que je vinsse vous prendre
Pour vous mener chez elle, où je vais vous attendre.
DORANTE.
Mais...
JULIE.
Sans adieu.
Scène VIII
DORANTE, FRONTIN
FRONTIN.
La robe a très mal réussi :
Aussi vous aviez l’air d’un amoureux transi.
DORANTE.
Me voilà, pour toujours, dégoûté de Julie...
FRONTIN.
Bon ! vous n’y pensez pas : l’affaire est accomplie,
Ou, du moins, autant vaut.
DORANTE.
Ah ! je lis dans son cœur,
Un époux sérieux, assidu, lui fait peur.
Sa présence déjà la gêne et l’incommode,
Et, si l’on veut lui plaire, il faut être à la mode.
Non, il n’en sera rien ; Julie a mille attraits
Dont la force, il est vrai, m’enchaîne pour jamais ;
Je ne puis aimer qu’elle, et c’est ma destinée ;
Mais, moi l’épouser ? Non. Puisqu’elle est obstinée
À mépriser l’état que je veux embrasser,
De tout engagement je dois me dispenser.
Je cède aux mouvements de mon âme alarmée.
Allons, partons, Frontin, et rejoignons l’armée ;
Au milieu des périls j’éteindrai mon amour,
Ou vivrai libre, au moins, jusqu’à mon dernier jour.
FRONTIN.
Mais, Monsieur, s’il vous plaît, songez...
DORANTE.
Point de langage,
Je pars dans quatre jours, songe à mon équipage.
Scène IX
FRONTIN, UN LAQUAIS
UN LAQUAIS.
Donnez-moi, s’il vous plaît, tout ceci.
FRONTIN.
De bon cœur.
Prends tout ton attirail, il nous porte malheur.
Scène X
FRONTIN, seul
Mon maître est, sans mentir, un homme bien étrange !
À toute heure il balance, à tout moment il change :
Ma foi, je ne sais plus désormais qu’en penser.
Scène XI
NÉRINE, FRONTIN
NÉRINE.
Deux noces à la fois ! que nous allons danser !
Eh bien ! voilà ton maître au comble de la joie ;
Et lorsque pour quelqu’un mon adresse s’emploie,
Tout réussit.
FRONTIN.
Pas trop.
NÉRINE.
Pas trop ! Mais, dès ce soir.
On signe le contrat.
FRONTIN.
Peut-être. À te revoir,
Mon enfant.
NÉRINE.
Où vas-tu ?
FRONTIN.
Je vais graisser mes bottes ;
Et bientôt, affrontant vent, neige, pluie et crottes,
Nous courons à la gloire en dépit de l’amour.
NÉRINE.
Comment ! vous nous laissez ?
FRONTIN.
Adieu, jusqu’au retour.
Que Julie, après tout, ne soit point inquiète :
Nous pourrons l’épouser quand la paix sera faite.
NÉRINE.
Quoi ! dans le même instant qu’on vient de s’accorder !...
FRONTIN.
Quand nous nous marierons, nous voulons résider,
Et pour cause. Épouser, partir dans la semaine,
C’est, pour peu de plaisir, prendre bien de la peine.
NÉRINE.
Pourquoi donc tant presser, tant prier ?
FRONTIN.
En effet !
Mais, quand on aime trop, on ne sait ce qu’on fait ;
On suit sa passion ; la raison vient, tracasse,
Et d’un cœur tout en feu fait un cœur tout de glace.
NÉRINE.
C’est-à-dire, Frontin, que Dorante est jaloux,
Et n’ose, en s’éloignant, se confier à nous ?
FRONTIN.
Oui. Tu te mets au fait. Julie est belle et vive,
On la laisse exposée à quelque tentative ;
Et, comme sur l’honneur nous ne badinons point,
Nous craignons de nous voir quelque jour un adjoint.
NÉRINE.
Tin adjoint ! Qu’est cela ?
FRONTIN.
Ce mot n’est pas moderne :
Un adjoint, c’est, ma chère, un mari subalterne ;
C’est un vice-gérant, un blondin favori,
Qui prend, en tapinois, la place du mari.
NÉRINE.
Eh, fi ! craint-on cela quand on aime une fille ?
FRONTIN.
Peste ! il dit que chez lui c’est un mal de famille.
NÉRINE.
Le bon homme, à coup sûr, sera bien affligé.
Ne sachant point encor que son fils a changé,
Plein de joie, il stipule avec notre notaire,
Lorsque Dorante songe à rompre cette affaire.
Je m’en lave les mains, et n’en veux plus parler.
Il brouille la fusée, il peut la démêler.
C’est un homme incertain, dont la tête est fêlée.
Allez tous deux au diable, et j’en suis consolée.
Scène XII
FRONTIN, seul
L’adieu me paraît tendre et touchant. Par ma foi,
J’en dirais tout autant à sa place. Mais, moi,
Dois-je souffrir, au fond, des écarts de mon maître ?
Allons voir le bon homme, il fixera peut-être...
Mais il vient.
Scène XIII
PYRANTE, LYSIMON, FRONTIN
PYRANTE.
Écoutez.
LYSIMON.
Vous me parlez en vain.
PYRANTE.
Croyez-moi.
LYSIMON.
Rien ne peut empêcher mon dessein.
Toujours désobéir, toujours me contredire !
L’impudent ! Il osait, sans même m’en instruire,
Épouser une folle à cinquante ans passés !
PYRANTE.
Mais il n’y pense plus ; et...
LYSIMON.
Ce n’est pas assez ;
Je prétends le punir d’une telle insolence,
Et le faire enfermer.
PYRANTE.
Bon, bon ! quelle apparence
Qu’après ?...
LYSIMON.
J’ai sur cela voulu le quereller ;
Savez-vous de quel ton il vient de me parler ?
PYRANTE.
Son peu d’égard pour vous avec raison vous blesse ;
Mais qui produit cela ? C’est le peu de tendresse
Que vous lui témoignez en chaque occasion.
Vous ne lui faites voir que de la passion ;
À vos corrections l’emportement préside,
Et vous ne montrez point que la raison vous guide.
Or, c’est la raison seule, et non l’emportement,
Qui tire les enfants de leur égarement.
LYSIMON.
Pour les spéculatifs, ce discours fait merveilles ;
Il enchante d’abord l’esprit et les oreilles.
Veut-on le pratiquer : on voit incontinent
Que ce discours si sage est fort impertinent.
PYRANTE.
Point du tout, et mon fils me prouve le contraire.
LYSIMON.
Eh ! morbleu, vous cherchez en tout à lui complaire.
Mais s’il aimait Julie, à présent, malgré vous ;
Que, voulant l’épouser, il vous mît en courroux,
Pourriez-vous vous flatter, père prudent et sage,
De le forcer à rompre un pareil mariage ?
PYRANTE.
Je n’ai qu’à dire un mot, il y renoncera.
LYSIMON.
Vous vous moquez de moi.
PYRANTE.
Non. Quand il vous plaira,
Je feindrai devant vous que je veux qu’il renonce
À l’hymen de Julie.
LYSIMON.
Eh bien ! si sa réponse
Est qu’il obéira, j’ose vous protester
Que je veux désormais en tout vous imiter.
Aux désirs de mon fils je souscrirai sans peine.
PYRANTE.
Il faudra donc lui faire épouser Célimène.
Clitandre, votre aîné, n’a point encor d’enfants ;
Il est toujours malade...
LYSIMON.
Il n’est pas encor temps...
PYRANTE.
Pour remettre un ami dans la meilleure voie,
Je veux bien de mon fils suspendre un peu la joie.
Il vient. Toi, ne dis mot.
FRONTIN, à part.
Plaisant événement !
Son fils n’obéira que trop facilement.
Scène XIV
PYRANTE, LYSIMON, DORANTE, FRONTIN
DORANTE, à son père.
Je vous cherchais, Monsieur, pour vous prier d’entendre...
PYRANTE.
Écoutez-moi plutôt, je m’en vais vous surprendre.
Vous m’avez toujours vu, jusques à ce moment,
Donner à vos désirs un plein consentement ;
Pourrez-vous me marquer votre reconnaissance
De toutes mes bontés et de ma complaisance ?
Le prix que j’en demande est que, sans balancer,
À l’hymen projeté vous veilliez renoncer.
Je viens de me brouiller avec madame Argante :
Ainsi, préparez-vous à remplir mon attente.
LYSIMON, à Pyrante.
Bon ! il n’en fera rien.
PYRANTE.
Patience, attendez.
DORANTE.
Je dois exécuter ce que vous commandez ;
Et j’ai de mon bonheur une marque certaine,
Pouvant sur ce sujet vous obéir sans peine.
PYRANTE.
Mais il faut, dès ce jour, quitter cette maison.
DORANTE.
Dès ce jour ?
PYRANTE.
Oui, vraiment, et pour bonne raison.
DORANTE.
Vous pourriez différer... Mais enfin, il n’importe,
Vous avez vos raisons pour presser de la sorte,
Et ce qui vous convient est ma suprême loi.
PYRANTE, à Lysimon.
Eh bien ! qu’en dites-vous ?
LYSIMON.
Je suis tout hors de moi.
Votre système est bon, j’en vois tout le mérite ;
Et je veux désormais réformer ma conduite.
Je vais trouver mon fils : mais daignez, un moment,
M’aider de vos conseils dans ce commencement.
Venez.
PYRANTE.
Très volontiers...
À Dorante.
Je reviens tout à l’heure.
LYSIMON.
Ne perdons point de temps.
PYRANTE.
Je vous suis.
À Frontin.
Toi, demeure,
Pour le désabuser sur l’ordre...
FRONTIN.
Oui, Monsieur.
À part.
Je veux, quelques instants, le laisser dans l’erreur.
Scène XV
DORANTE, FRONTIN
FRONTIN.
Enfin, vous voilà libre, et, selon votre envie,
Votre père consent que vous quittiez Julie.
Vous allez vous en voir éloigné pour jamais.
Voyez quelle bonté ! Prévenir vos souhaits !
DORANTE, se promenant à grands pas.
Tais-toi. Dès ce jour même il veut qu’on se sépare !
Cet empressement-là me semble assez bizarre.
Il m’a parlé, d’ailleurs, avec une hauteur...
Quoi ! si de cet hymen je faisais mon bonheur,
Il exigerait donc le plus prompt sacrifice
Des plus tendres désirs ! Ah ! c’est une injustice :
N’est-il pas vrai, Frontin ? et j’attendais de lui...
A-t-il dit qu’il fallait la quitter aujourd’hui ?
Réponds.
FRONTIN.
Vous m’avez dit de garder le silence ;
Je suis dans le respect et dans l’obéissance.
DORANTE.
Oh ! fais trêve une fois à tes fades discours.
Il s’arrête tout court.
Ne pouvait-il pas bien attendre quatre jours ?
Parle donc ?... Non ; tais-toi.
Il se jette dans un fauteuil.
Rappelons nos idées.
Cet ordre, dans le fond, s’accorde à mes pensées ;
Je dois partir bientôt, et mon père a raison...
En se levant brusquement.
Mais quoi ! dès aujourd’hui quitter cette maison,
Frontin ?
FRONTIN.
Délibérez s’il faut que je réponde,
Car je suis discret, moi.
DORANTE.
Que le ciel te confonde !
Il rêve.
Va-t’en trouver Julie.
FRONTIN.
Oui.
DORANTE.
Non ; reste en ce lieu.
FRONTIN.
Soit.
DORANTE.
Je m’en vais lui dire un éternel adieu...
Ah ! jamais ma douleur ne pourra le permettre...
Approche cette table ; il faut, par une lettre,
L’informer que mon père est cruel jusqu’au point
D’exiger...
FRONTIN.
Pour le coup, je ne me tairai point ;
Car ne vouliez-vous pas rompre ce mariage ?
DORANTE.
Il est vrai ; mais enfin on aurait pu...
Il écrit.
FRONTIN.
Je gage
Que vous n’êtes pas sûr de ce que vous pensez :
Vous écrivez trois mots, puis vous les effacez.
DORANTE, après avoir écrit.
Porte-lui ce billet, et fais-lui bien entendre
Que mon père... Attends donc. Avant que de le rendre,
Tu diras...
Il reprend le billet ; après l’avoir lu, il le déchire.
FRONTIN.
Bon ! voilà le billet déchiré.
DORANTE, avec transport.
On veut m’en séparer ; mais je l’épouserai.
Éloignez-vous de moi, trop importuns scrupules,
Fades raisonnements et craintes ridicules.
Mon esprit suit mon cœur, l’amour est ma raison,
Et la raison pour moi n’est plus qu’un noir poison.
FRONTIN.
Oui, oui, défaites-vous de cette tracassière.
DORANTE.
Je m’en vais me jeter aux genoux de mon père
Et de madame Argante ; et, si je n’obtiens rien,
Pour faire mon bonheur il est un sûr moyen.
FRONTIN.
Quel est-il, s’il vous plaît ?
DORANTE.
J’enlèverai Julie.
FRONTIN.
Fort bien. J’ai souhaité, Monsieur, toute ma vie,
D’assister une fois à quelque enlèvement,
Et je m’en vais avoir ce divertissement.
Scène XVI
DORANTE, JULIE, CÉLIMÈNE, LE CHEVALIER, FRONTIN
DORANTE court au-devant de Julie, et se jette à ses genoux.
Ah ! prenez part, Madame, à l’excès de ma peine,
Si vous m’abandonnez, ma disgrâce est certaine ;
Si vous m’aimez toujours, quoi qu’il puisse arriver...
JULIE.
Que faites-vous ?
FRONTIN.
Madame, il va vous enlever.
JULIE.
M’enlever ?
FRONTIN.
Oui, sans doute, et dès ce moment même.
JULIE.
Votre discours me cause une surprise extrême ;
Tout conspire, Dorante, à contenter nos vœux,
Et l’hymen, dès ce jour, va nous unir tous deux.
DORANTE.
Dès ce jour ?
JULIE.
Oui, sans doute, et j’ai vu votre père
Signer notre contrat, aussi-bien que ma mère.
DORANTE.
Ah, ciel ! il m’avait dit...
FRONTIN.
C’était pour faire voir
Combien sur votre esprit il avait de pouvoir,
Afin que Lysimon reconnût, dans la suite,
Qu’il doit de votre père imiter la conduite.
LE CHEVALIER.
Je sens de cet exemple un effet assez doux :
Mon père me marie en même temps que vous.
Au lieu de la maman, on me donne Madame,
Et l’on traite la chose avec la bonne femme.
DORANTE, à Célimène.
Et vous y consentez ?
CÉLIMÈNE.
Je fais tout mon bonheur
De lui donner bientôt et ma main et mon cœur.
Scène XVII
PYRANTE, JULIE, CÉLIMÈNE, DORANTE, LE CHEVALIER, FRONTIN
PYRANTE.
Enfin, grâces au ciel, j’ai fini mon ouvrage :
Nous venons de conclure un double mariage.
À Dorante.
J’ai, pendant quelque temps, troublé votre bonheur ;
Mais vous allez sortir heureusement d’erreur.
Je n’ai jamais rien tant souhaité dans ma vie,
Que de pouvoir un jour vous unir à Julie.
J’ai signé : tout est prêt. Suivez-moi promptement,
Et mêlez votre joie à mon ravissement.
Ils sortent tous, hors Dorante et Frontin.
FRONTIN, à Dorante.
Julie est tout à vous : nous voilà hors de peine.
DORANTE, après avoir rêvé.
J’aurais mieux fait, je crois, d’épouser Célimène.