Le Sage étourdi (Louis DE BOISSY)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 14 juillet 1745.

 

Personnages

 

ÉLIANTE, Veuve

LUC INDE, Nièce d’Éliante, et promise à Léandre

LÉANDRE

ÉRASTE, Ami de Léandre

ORONTE, Père de Léandre

MARTON, Suivante

FRONTIN, Valet d’Éraste

 

La Scène est à la Campagne chez Éliante.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LUCINDE, MARTON

 

MARTON.

Elle Lucinde, eh quoi ! vous paraissez rêveuse,

Vous, qu’’on ne vit jamais un instant sérieuse ?

LUCINDE.

Le jour de mon Hymen est tout prêt d’arriver ;

C’est un nœud sans retour. Cela donne à rêver.

MARTON.

Vous teniez l’autre jour un différent langage ;

Votre esprit se faisait la plus charmante image...

LUCINDE.

De nouvelles clartés ont détrompé mes yeux,

Et m’ont, depuis huit jours, appris à penser mieux.

L’Hymen, sous les dehors d’une liberté vaine,

Cache le poids réel d’une constante chaîne ;

Notre âme en est la dupe ; et ses liens trompeurs ;

N’en sont pas moins gênants, pour être ornés de fleurs.

MARTON.

Je trouve la contrainte où vous tient la tutelle

D’une Tante absolue, encore plus cruelle.

LUCINDE.

Cette Tante est vraiment une Mère pour moi.

Je ne puis trop chérir, ni respecter sa loi.

Elle rend à mes yeux le devoir agréable ;

L’obéissance douce, et la raison aimable.

MARTON.

J’en demeure d’accord mais malgré ce portrait

Avouez avec moi, que l’on prend sans regret

Le parti de quitter la Tante la plus chère

Pour suivre un Époux jeune, et fait en tout pour plaire :

Tel est votre Léandre.

LUCINDE.

Il est trop étourdi.

Son âge est un défaut.

MARTON.

Votre âge est assorti.

Vous savez que seize ans ; il en a vingt, je pense

Pour un défaut commun, on a de l’indulgence,

Comme vous il est vif ; il a de la gaieté.

LUCINDE.

J’aimerais mieux qu’il eût moins de vivacité.

Il faut, non pas en nous, ni dans nos caractères

Une opposition qui les rende contraires ;

Elle est encore pis que l’uniformité :

Mais dans l’âge et l’esprit cette diversité,

Qui, sans choquer nos cœurs, forme un heureux contraste.

Je voudrais que Léandre eût le bon sens d’Éraste.

MARTON.

D’Éraste ! son esprit n’est pas des plus sensés.

Sans lui faire de tort, il a trente ans passés ;

Et l’on voit cependant qu’il vit dans l’indolence ;

Sans prendre aucun parti.

LUCINDE.

Marton, c’est par prudence ;

Il préfère en secret le repos à l’éclat.

C’est par cette raison qu’il ne prend point d’état,

Le bonheur est son but ; le plaisir, son système ;

Et dans l’indépendance il met le bien suprême.

MARTON.

Bon ! de la liberté ces prétendus Héros

Sont pris tous les premiers, n’en sont que plus sots.

Ma foi, si dans ce jour j’étais à votre place,

Mes charmes, sur son cœur, puniraient audace.

LUCINDE.

J’y réussirais mal.

MARTON.

Vous n’avez qu’à vouloir.

Vos beaux yeux peuvent tout. Essayez-le pour voir.

LUCINDE.

Mais dans le fonds du cœur, Marton, te l’avouerai-je ?

Je trouverais plaisant qu’il donnât dans le piège.

MARTON.

Il faut, à votre char, aujourd’hui le lier,

Pour en faire un exemple, allons, point de quartier.

LUCINDE.

Je ris... Mais non, ces jeux sont d’un danger extrême.

MARTON.

Oui, tel qui tend un piège, y peut tomber soi-même :

Et s’il faut avec vous m’expliquer franchement,

Vous inclinez vers lui plus que vers votre Amant.

LUCINDE.

Sa façon de penser me le rend estimable.

C’est le seul sentiment dont mon cœur soit capable.

MARTON.

Vous allez donc former votre Hymen sans amour ?

LUCINDE.

Je voudrais de bon cœur en reculer le jour.

MARTON.

Inutile souhait ! l’affaire est résolue,

Et dans cette semaine elle sera conclue.

LUCINDE.

Pourvu qu’elle se fasse, il n’importe du temps.

MARTON.

Ces nœuds manquent toujours par les retardements.

La politique veut, dans tout ce qui nous touche...

LUCINDE.

Tais-toi. La politique est fort mal dans ta bouche

Si Léandre m’en croit, et pense comme moi,

Nous pourrons de concert tenter... mais je le vois.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, LUCINDE, MARTON

 

LÉANDRE.

Je viens vous annoncer une grande nouvelle,

Nous serons mariés ce soir, Mademoiselle.

LUCINDE.

Ce soir ?

LÉANDRE

Ce soir même. Oui, mon Père vient exprès.

LUCINDE.

Ah ! je ne croyais pas que l’instant fût si près.

LÉANDRE.

Je vois cet aspect que votre âme frissonne.

LUCINDE.

Non : mais à dire vrai, la nouvelle m’étonne.

LÉANDRE

Avouez que l’Hymen alarme votre cœur.

LUCINDE

Je conviens qu’à mon âme il cause quelque peur.

LÉANDRE.

Dites qu’il vous inspire une frayeur très vive.

Le Mariage est beau, mais dans la perspective.

Il présente de loin un coup d’œil attirant.

Dès qu’il est vu de près, il paraît différent.

De ses apprêts surtout la jeunesse effrayée,

Par des nœuds éternels craint de se voir liée.

Vous êtes dans le cas. Parlez-moi franchement ;

Là, ne sentez-vous point certain frémissement ?

LUCINDE.

Oui.

LÉANDRE.

Moi, qui parle ici, quoique plus intrépide,

Je sens dans ce moment que mon cœur s’intimide.

LUCINDE.

C’est un nœud sérieux qui veut un esprit mur.

Ne rien précipiter, est toujours le plus sûr.

LÉANDRE.

Oui, vous avez raison. C’est le meilleur système

Et je vous avouerai que je pense de même.

Nous ne ferions pas mal de différer d’un mois.

LUCINDE.

De trois, si vous voulez.

LÉANDRE.

Oui, c’est bien dit, de trois,

Nos esprits mûriront, en attendant la noce.

LUCINDE.

Sans doute.

LÉANDRE.

Rien n’est pis qu’un Hymen trop précoce.

Il éprouve le sort du fruit prématuré,

Il ne vient point à bien.

LUCINDE.

Mais tout considéré,

Plus nous retarderons, et mieux formez par l’âge ;

Nous soutiendrons tous deux le poids du mariage.

MARTON.

Il le faut avouer, pour deux jeunes Amants,

Vous faites éclater de grands empressements !

LÉANDRE.

De ce lien flatteur, je sens tout l’avantage ;

Mais je diffère exprès, pour en mieux faire usage.

MARTON.

Vous prenez l’un et l’autre un parti fort prudent.

La difficulté gît à savoir maintenant

Si votre Tante aura ce plan pour agréable.

LÉANDRE.

Pour ne pas l’approuver, elle est trop raisonnable.

LUCINDE.

La chose est juste au fonds, elle doit l’accorder.

LÉANDRE.

Je m’engage, moi-même, à la lui demander.

MARTON.

La démarche, Monsieur, me paraît hasardée.

LÉANDRE.

Elle réussira, car j’en ai bonne idée,

MARTON.

Vous n’avancerez rien. Son caractère est tel :

Maud elle a prononcé, l’Arrêt est sans appel.

LÉANDRE.

Non, Marton ; à nos yeux tu la peins trop rigide.

Dans tout ce qu’elle fait, la douceur est son guide.

MARTON.

Son penchant naturel la porte à dominer.

LÉANDRE.

Oui : mais le Ciel l’a fait exprès pour gouverner,

On voit qu’à vingt-six ans, au fort de sa, jeunesse,

Elle fait éclater en tout une sagesse

Que les autres n’ont pas dans un âge avancé.

Air, conduite, discours, tout en elle est sensé.

La raison est toujours l’ascendant qui l’inspire ;

Et le ton qu’elle prend fait aimer son empire.

À vivre sous ses lois, on trouve des appas.

Lucinde, j’en suis sûr, ne m’en dédira pas.

LUCINDE.

Des Tantes, il est vrai qu’elle est plus aimable.

LÉANDRE.

La plus digne d’estime et la plus adorable.

MARTON, à Léandre.

Vous faites son éloge avec beaucoup d’ardeur.

LÉANDRE.

Je ne fais en cela que consulter mon cœur.

MARTON.

Elle aura dans Monsieur un neveu plein de zèle.

LÉANDRE.

Je bénis le lien, qui doit m’approcher d’elle.

MARTON.

Vous devez en ce cas presser votre union.

LÉANDRE.

La chose à cet égard mérite attention.

LUCINDE.

Oui, je suis avec vous d’accord sur ce chapitre.

Monsieur, je vous en laisse absolument l’arbitre.

Adieu. N’oubliez rien pour suspendre ces nœuds,

Et parlez à ma Tante, au nom de tous les deux.

LÉANDRE.

Sur moi, d’un pareil soin, vous pouvez vous remettre.

Je dirai ce qu’il faut. J’ose vous le promettre.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, seul

 

Quel bonheur qu’elle soit dans de tels sentiments !

C’est avoir réussi que d’obtenir du temps.

Loin de nuire à mes vœux, elle lent est propice.

Je dois voir maintenant son aimable Tutrice.

Mon destin dépend d’elle. Il faut franchir ce pas,

Il est des plus glissants et des plus délicats.

D’une noble assurance, allons, armons mon âme.

Je la vois qui paraît. C’est la première femme

Dont l’air m’ait inspiré la crainte et le respect,

Tout hardi que je suis, je tremble à son aspect.

 

 

Scène IV

 

ÉLIANTE, LÉANDRE

 

ÉLIANTE.

Je vous trouve à propos ; et je dois vous apprendre

Que votre Père ici n’est pas sûr de se rendre.

Sa mauvaise santé l’arrête malgré lui.

LÉANDRE

L’Hymen ne peut donc pas s’accomplir aujourd’hui ?

ÉLIANTE.

Pardonnez-moi, Monsieur ; car il me prie en grâce,

Que votre mariage incessamment se fasse.

LÉANDRE.

Sans lui ?

ÉLIANTE.

Je me conforme à son désir pressant.

LÉANDRE.

Le mien en est flatté. Mais sera-t-il décent

Que tandis que mon Père est aux douleurs en proie,

Je célèbre une noce, et me livre à la joie ?

Les Danses et les Jeux seront-ils de saison ?

L’amour ne doit-il pas céder à la raison ?

ÉLIANTE.

Comment donc ? Vous sortez de votre caractère ?

Vous paraissez prudent contre votre ordinaire ?

LÉANDRE.

Je le suis en effet sous un air des plus fous.

Mais, Madame, ai-je tort ? je m’en rapporte à vous,

À vous, dont la conduite est toujours circonspecte,

À vous, que j’aime à suivre, et qu’en tout je respecte.

ÉLIANTE.

Puisque vous voulez bien me faire cet honneur,

Votre Père vous doit causer moins de frayeur.

Sans blesser le devoir, ni choquer la décence,

Vous pouvez épouser Lucinde en son absence.

Le mal qui le retient, est un mal douloureux ;

Mais je sais par bonheur qu’il n’est pas dangereux ;

Er pour mieux ménager votre délicatesse,

J’aurai soin que sans bruit votre contrat se dresse,

Cette campagne est propre à servir mon dessein.

Votre Hymen se fera ce soir même ; et demain

Nous irons à Paris, sans crainte d’aucun blâme,

À ce Père si cher, présenter votre femme.

LÉANDRE.

Il s’était beaucoup mieux qu’il en fût le témoin.

ÉLIANTE.

Monsieur, à dire vrai, j’admire un pareil soin,

Il me surprend en vous ; j’en suis même blessée.

J’aurais crû que votre âme était plus empressée,

Et que vous soupiriez après ce nœud flatteur.

Quelle raison en vous a ralenti l’ardeur

D’entrer dans ma famille ?

LÉANDRE.

Elle est toujours la même.

ÉLIANTE.

Si ma nièce, dont l’âme est sensible à l’extrême ;

Savait que vous montrez si peu d’empressement,

Elle en témoignerait un vrai ressentiment.

LÉANDRE.

Je n’ai pas cette crainte ; et pour ne vous rien taire,

Elle souhaite fort que ce nœud se diffère.

ÉLIANTE.

Vous m’étonnez, Monsieur ! Son cœur est donc changé ?

LÉANDRE.

Je dois vous dire plus ; c’est qu’elle m’a chargé

De vous le demander ; comme un bienfait pour elle.

Avant de se lier d’une chaîne éternelle,

Madame, elle vous prie instamment par ma voix

D’accorder à ses vœux, au moins deux ou trois mois,

Pour former sa raison au point qu’elle doit l’être,

Et pour le temps tous deux de nous connaître.

ÉLIANTE.

Deux ou trois mois, Monsieur, pour former sa raison !

LÉANDRE.

Ce temps fera beaucoup, et j’en suis caution.

ÉLIANTE.

Oui, je conçois qu’un terme aussi considérable

Doit faire un changement en elle remarquable ;

Et rien n’est mieux conçu. Je vois qu’avec bonté,

Monsieur, à son projet vous vous êtes prêté ;

Et pour rendre la chose encore plus parfaite,

Vous voulez bien vous-même être son interprète.

LÉANDRE.

Je n’ai pu résister à de si justes vœux.

Nous sommes, pour attendre, assez jeunes tous deux.

ÉLIANTE.

Vous me le déclarez un peu tard l’un et l’autre ;

Lorsque j’ai consulté son cœur avec le vôtre,

Que ne me faisiez-vous cet aveu singulier ?

Votre ravissement a paru le Premier ;

Et ma nièce, après vous, n’a pu cacher sa joie.

D’un changement si prompt, que faut il que le croie ?

En si peu de moments, qui peut l’avoir produit ?

LÉANDRE.

De la réflexion, Madame, il est le fruit.

ÉLIANTE.

En êtes-vous capable ?

LÉANDRE.

Oui, j’en fais d’excellentes.

ÉLIANTE.

Il faut que vous ayez des raisons bien puissantes.

Parlez... Vous vous troublez ! Vous n’osez repartir ?

LÉANDRE

Je n’ai pas, devant vous, la force de mentir.

ÉLIANTE.

Quelles sont ces raisons ? Daignez donc me les dire.

LÉANDRE.

Puisque vous l’ordonnez, je vais vous en instruire.

 

 

Scène V

 

MARTON, ÉLIANTE, LÉANDRE

 

MARTON.

Madame la Comtesse arrive pour vous voir ;

Madame.

ÉLIANTE, à Léandre.

Je vous quitte, et vais la recevoir ;

Sa visite qui n’est que de cérémonie,

Au gré de toutes deux, sera bientôt finie.

Ne vous éloignez point, Monsieur ; et songez bien

Que je veux au plutôt finir notre entretien.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, MARTON

 

MARTON.

Madame n’est donc pas pleinement informée ?

LÉANDRE.

Non, l’affaire, Marton, n’est encore qu’entamée ;

Tu m’as interrompu. Mais elle est en bon train.

MARTON.

Son discours n’en est pas un garant bien certain.

LÉANDRE.

Tu t’abuses !

MARTON.

Monsieur est riche en confiance !

LÉANDRE.

Il le faut. Le succès est fils de l’assurance.

Quelqu’un vient.

MARTON.

C’est Frontin.

 

 

Scène VII

 

FRONTIN, LÉANDRE, MARTON

 

LÉANDRE.

Qui t’amène en ces lieux ?

FRONTIN.

Puisque d’un tel secret vous êtes curieux,

Je viens savoir, Monsieur, si Marton que j’honore,

Et que, si je l’osais, je dirais que j’adore,

N’a rien en ce moment à mander à Paris ;

J’y vais avec Éraste.

LÉANDRE.

Il part ! j’en suis surpris.

F R O N TI N.

Oui, dans ce même instant.

LÉANDRE.

Comment ? sans me rien dire !

À la Ville sais-tu quelle raison l’attire ?

FRONTIN.

Mais, quoiqu’il soit rempli d’attention pour moi,

Il ne m’en a rien dit. Je suis de bonne foi.

LÉANDRE.

À ce brusque départ, il faut que je m’oppose ;

Et je vais de ce pas en apprendre la cause.

Je ne permettrai point qu’il me quitte aujourd’hui,

Quand j’ai précisément le plus besoin de lui.

 

 

Scène VIII

 

MARTON, FRONTIN

 

MARTON.

Ton Maître part le jour que la Noce s’apprête,

Quand il en est prié ! Rien n’est plus malhonnête.

Mais je ne conçois rien à ce procédé là.

Je voudrais bien savoir qui le porte à cela.

FRONTIN.

Mais il a ses raisons.

MARTON.

Il n’en a que de fausses.

FRONTIN.

Faut-il te parler franc ? Nous n’aimons pas les Noces.

Nous trouvons ces plaisirs si fades, si bourgeois,

Que, pour les éviter, nous fuirions dans les bois.

Toute la Parenté qui se trouve priée,

Et vient complimenter la jeune Mariée,

Les mauvais mots du jour, et ceux du lendemain.

Ah, le joli régal !

MARTON.

Il est fort de mon goût.

FRONTIN.

Je te crois trop d’esprit pour penser...

MARTON.

Point du tout.

J’eus toujours pour la noce un penchant invincible.

Pour tout autre plaisir mon cœur est insensible.

Un Amant ne saurait me plaire qu’à ce prix.

FRONTIN.

Serviteur ; le temps presse, et je pars pour Paris.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LÉANDRE, ÉLIANTE

 

ÉLIANTE.

J’ai saisi ce moment exprès pour vous entendre ;

Dites-moi vos raisons, qu’il me tarde d’apprendre.

LÉANDRE.

Vous l’exigez de moi, Madame, absolument.

ÉLIANTE.

Oui, j’attends votre aveu très impatiemment.

Parlez, nous voilà seuls.

LÉANDRE.

Je vais parler, Madame.

Madame...

ÉLIANTE.

Eh bien, Monsieur ?

LÉANDRE.

Excusez ; mais mon âme.

Sent un effroi...

ÉLIANTE.

D’où vient ?

LÉANDRE.

Ma foi, les plus hardis

Trembleraient, comme moi, dans le cas où je suis.

ÉLIANTE.

Rassurez votre esprit, dites, qui vous engage

À reculer l’instant de votre Mariage :

Auriez-vous, de ma Nièce, à vous plaindre, entre-nous ?

LÉANDRE.

Non, mon cœur ne peut plus déguiser avec vous,

Pour une autre en secret, Madame, je soupire.

ÉLIANTE.

Comment ? vous en aimez une autre, et pour le dire,

De votre Hymen, Monsieur, vous attendez le jour ?

LÉANDRE.

J’ai, de tous mes efforts combattu mon amour ;

Mais j’ai pris, pour le vaincre une inutile peine :

Rien n’en peut triompher. Ma résistance est vaine ;

Et je sens qu’il s’accroît même dans ce moment.

ÉLIANTE.

Mais quel est donc l’objet de votre attachement ?

Trouvez bon, s’il vous plaît, que je vous interroge

Sur un sujet pareil.

LÉANDRE.

Son nom fait son éloge.

ÉLIANTE.

Ce discours ne dit rien. Cet objet si vanté,

Surpasse-t-il Lucinde en esprit, en beauté ?

Sa personne, en vertu, est-elle plus brillante ?

LÉANDRE.

Oui cent fois.

ÉLIANTE.

Nommez-la.

LÉANDRE.

C’est...

ÉLIANTE.

Eh bien ? C’est ?...

LÉANDRE.

Sa Tante.

ÉLIANTE.

Je n’ai pas entendu. Comment avez-vous dit ?

LÉANDRE.

C’est vous que j’aime.

ÉLIANTE.

Moi ?

LÉANDRE.

Vous-même.

ÉLIANTE.

Votre esprit

S’égare...

LÉANDRE.

Non. Faut-il vous le redire encore ?

Oui, Madame, c’est vous, vous seule que j’adore.

ÉLIANTE.

Pour rompre, allez, Monsieur, cessez de vous servir

D’un prétexte offensant dont vous devez rougir.

Votre manque de foi vous rend assez coupable,

Sans le couvrir encor d’un voile si blâmable.

Je me sens par ce trait doublement offenser.

LÉANDRE.

Madame, un seul instant pouvez-vous le penser ?

Si je ne vous aimais, mais avec violence,

Ferais-je un tel aveu dans cette circonstance ?

De ma sincère ardeur, tout doit vous assurer.

ÉLIANTE.

Vous êtes bien hardi, de me le déclarer.

LÉANDRE

Madame, sur ce point mon cœur n’est plus son maître.

Après les sentiments qu’il vous a fait connaître,

Fâchez-vous, éclatez autant qu’il vous plaira,

Il vous dira toujours, et vous répétera

Que son amour pour vous est fondé sur l’estime,

Que la raison l’éclaire, et la vertu l’anime ;

Qu’elles l’ont affermi dans son culte secret,

Et qu’il adore en vous un mérite parfait ;

Qu’il l’avouera tout haut, qu’il s’en fait une gloire,

Qu’il fuit tout autre nœud, que vous devez l’en croire,

Qu’il met, à vous fléchir, son bonheur le plus doux

Et qu’il sera constant, fût-il haï de vous.

ÉLIANTE.

Monsieur...

LÉANDRE.

J’entends d’ici votre austère langage.

Vous allez commencer par m’opposer votre âge.

Je vous arrête-là. Vous avez vingt-six ans :

C’est l’été de vos jours, par conséquent le temps

D’inspirer, d’éprouver une flamme constante,

Car l’âge de penser d’une façon prudente,

De sentir fortement, est aussi la saison,

Il faut, pour bien aimer, il faut de la raison.

ÉLIANTE.

D’aimer en ce cas-là, vous êtes peu capable.

LÉANDRE.

Mais je suis assez vieux pour-être raisonnable,

Notre âge est assorti mieux que vous ne pensez.

Madame, savez-vous que j’ai vingt ans passé ?

Il suffit de mon choix, pour prouver ma sagesse.

Mes feux sont raisonnés. Je veux une Maîtresse

Qui m’aide à me conduire, et non à m’égarer ;

Dont l’utile amitié faite pour m’éclairer,

Doucement vers le bien me tourne avec adresse :

Et voilà ce qu’en vous rencontre ma tendresse.

De pareils sentiments sont-ils d’un étourdi ?

Et quand je me dis Sage, hem, vous ai-je menti :

Rendez-moi donc justice ; et convenez vous-même,

Que ma flamme est sensée autant qu’elle est extrême,

Que la prudence seule a décidé mon choix,

Et que votre raison doit lui donner sa voix.

Quoi, Madame, une ardeur si parfaite et si tendre

Ne vous inspire rien ?

ÉLIANTE, d’un ton ironique.

Pardonnez-moi, Léandre ;

Je sens qu’elle m’inspire une juste pitié.

LÉANDRE.

Dites, dites plutôt une tendre amitié,

Telle que mon amour la mérite et l’espère.

ÉLIANTE.

Oui, comme mon neveu, vous l’aurez toute entière.

Je l’attache à ce titre.

LÉANDRE.

Il est des noms plus doux,

La qualité d’Amant, et le titre d’Époux.

ÉLIANTE.

Y songez-vous, Monsieur ? vous êtes ridicule !

LÉANDRE.

Madame, c’est en vain que votre âme recule.

Je vous conduirai-là, dans peu vous y viendrez.

ÉLIANTE.

En vérité ?

LÉANDRE.

D’honneur.

ÉLIANTE.

Mais...

LÉANDRE.

Mais vous m’aimerez.

Je ne badine pas, la chose est très réelle.

ÉLIANTE.

Je vous aimerai, moi ? la menace est nouvelle.

LÉANDRE.

Vous m’aimerez, vous dis-je ; oui, malgré vos refus.

Il le faut. Je me suis arrangé là-dessus.

ÉLIANTE.

À moins que comme à vous la tête ne me tourne,

Je ne souffrirai pas que l’amour y séjourne.

Je la crois assez forte.

LÉANDRE.

Elle vous tournera.

ÉLIANTE.

Votre petit orgueil s’égare jusques-là ?

LÉANDRE.

Sur un meilleur appui, j’ai mis mon espérance :

Mon amour fait lui seul toute ma confiance.

Il est tout à la fois si pur, si véhément,

Qu’il doit vous attendrir indubitablement.

ÉLIANTE.

Quoi ! vous vous flattez...

LÉANDRE.

Oui, vous serez favorable.

ÉLIANTE.

Vous êtes, je le sais, fort joli, fort aimable ;

Mais tous vos agréments, tous vos propos gentils ?

Échoueront près de moi, je vous en avertis.

LÉANDRE.

La chose...

ÉLIANTE.

Dure trop ; il est temps qu’elle cesse.

Pour trancher en deux mots, je veux pourvoir ma nièce ;

Son établissement devient mon premier soin.

LÉANDRE.

J’ai prévu cet obstacle.

ÉLIANTE.

Oh !c’est prévoir de loin.

Tant de ressource en vous, tant de conduite brille,

Que je veux vous prier d’établir ma famille.

Auriez-vous pour Lucinde un autre Époux en main ?

LÉANDRE.

Oui, vraiment ; c’est à quoi j’ai pourvu ce matin.

Je lui donne, à ma place, un homme de mérite,

Et qui, plus mûr que moi, guidera sa conduite.

ÉLIANTE.

Peut-on savoir son nom ?

LÉANDRE.

Éraste est le Mari

Qui doit me remplacer.

ÉLIANTE.

L’Époux est bien choisi !

D’un discernement sûr, vous donnez une preuve,

Ma Nièce de longtemps, Monsieur, ne sera veuve.

LÉANDRE.

Il l’estime ; et je veux n’être qu’un étourdi

Si je ne vous l’amène.

ÉLIANTE.

En me parlant ainsi,

Vous ne courez jamais le risque d’un parjure.

Allez prendre un peu l’air, Monsieur, et pour conclure

Un nœud qui ne peut être éloigné ni rompu,

Tâchez de retrouver votre bon sens perdu.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, seul

 

Faisons, de quelque appui dont elle se soutienne,

Que sa raison plutôt s’égare avec la mienne.

Le grand coup est frappé ; j’ai déclaré mon feu ;

Et l’Amour ose tout, quand il a fait l’aveu.

 

 

Scène III

 

ÉRASTE, LÉANDRE

 

LÉANDRE.

On dit que tu pars ?

ÉRASTE.

Oui.

LÉANDRE.

C’est à quoi je m’oppose.

Songes-tu qu’aujourd’hui mon Hymen se dispose ?

Tu conduiras la Fête, et je compte sur toi.

ÉRASTE.

Tu me dispenseras de remplir cet emploi ;

J’y suis gauche, mon cher, on ne peut davantage ;

Et mon beau jour n’est pas le jour d’un Mariage.

Adieu ; je pers ici trop de temps à causer.

Vois ces Dames pour moi, tâche de m’excuser.

LÉANDRE.

Viens leur parler toi-même ; oui, ton devoir t’y porte ;

Et l’on ne s’est jamais comporté de la sorte.

Éliante, à coup sûr, s’en formaliserait ;

Et sa Nièce jamais ne te pardonnerait.

Tu sais qu’elle t’estime ; et cette préférence...

ÉRASTE.

C’est elle, dont je veux éviter la présence.

LÉANDRE.

Pourquoi donc l’éviter ?

ÉRASTE.

Pour un juste sujet.

LÉANDRE.

Peut-on le savoir ?

ÉRASTE.

Non.

LÉANDRE.

Tu m’en fais un secret ?

ÉRASTE.

Oui, n’en demande pas là-dessus davantage.

LÉANDRE.

Mon désir curieux s’accroît par ce langage.

ÉRASTE.

Laisse-moi donc partir.

LÉANDRE.

Non ; j’arrête tes pas

Tu ne partiras point, ou tu m’éclairciras.

ÉRASTE.

Je l’aurais déjà fait, si je pouvais t’instruire.

LÉANDRE.

Je pénètre pourquoi tu crains de me le dire.

Pour fuir ainsi Lucinde, il faut absolument

Que tu sentes pour elle un fort éloignement ;

Et je serai contraint de le lui faire entendre,

Malgré...

ÉRASTE.

Garde-t-en bien ; tu mentirais, Léandre.

LÉANDRE.

Tu ne la hais donc pas, comme je l’ai pensé ?

ÉRASTE.

Non, puisqu’à l’avouer par toi je suis forcé.

A sa vue aujourd’hui je prétends me soustraire,

Parce qu’elle m’inspire un sentiment contraire.

LÉANDRE.

Quoi ! tu l’aimes ?

ÉRASTE.

Non : mais... si je tarde à partir ;

La chose arrivera, je dois t’en avertir.

LÉANDRE

Demeure en ce cas-là, demeure, je t’en prie.

ÉRASTE.

Ce transport me surprend.

LÉANDRE.

C’est moi qui t’en supplie.

ÉRASTE.

Mais je t’ai déjà dit, moi, que je l’aimerai.

LÉANDRE.

Va ; tu m’obligeras ; je t’en remercierai.

ÉRASTE.

Je te ferai plaisir de brûler pour ta femme ?

LÉANDRE.

Oui, j’en serai charmé jusques au fonds de l’âme.

Je te fais un aveu de mes vrais sentiments.

ÉRASTE.

Je n’ai rien à répondre à ces mots obligeants.

LÉANDRE.

Éraste, c’est assez jouir de ta surprise.

D’un secret, à mon tour, il faut que je t’instruise.

Une autre que Lucinde enchante tous mes sens.

Rompre mon mariage, est le but où je tends.

ÉRASTE.

Tu n’aimes pas Lucinde ? Ô Ciel ! Qu’oses-t-il dire !

Un objet si charmant !

LÉANDRE.

Apprend que je soupire

Pour un qui la surpasse, et qui, sans contredit,

Fait voir plus de mérite, et montre plus d’esprit.

ÉRASTE.

Cela ne se peut pas. Lucinde est adorable.

LÉANDRE.

Ce qu’on aime, toujours nous paraît préférable.

Pour t’en convaincre, ici, je n’ai qu’à la nommer.

ÉRASTE.

Quel est donc cet objet si digne de charmer ?

LÉANDRE.

C’est Éliante.

ÉRASTE.

Éliante ?

LÉANDRE.

Oui, c’est elle que j’aime.

ÉRASTE.

Bon, tu ris !

LÉANDRE.

Je dis vrai.

ÉRASTE.

Ma surprise est extrême.

Je frissonne pour toi, quand je viens à penser

Quelle est la femme à qui tu t’oses adresser ;

Dans quelle-conjoncture ! Et puisque tu m’obliges.

LÉANDRE.

Ne crains rien. Je suis né pour faire des prodiges.

ÉRASTE.

Ton mariage...

LÉANDRE.

Eh bien ?

ÉRASTE.

Doit se faire ce soir,

Et tu veux le rompre ?

LÉANDRE.

Oui.

ÉRASTE.

Comment ? Sur quel espoir ?

LÉANDRE.

C’est toi... C’est ton amour qui fait mon espérance :

Je te veux par mon art, aidé de ma prudence,

Faire épouser pour moi Lucinde qui t’a plu.

Il faut que cela soit, car je l’ai résolu.

ÉRASTE.

Léandre, absolument, ton esprit extravague.

LÉANDRE.

C’est un dessein formé, ce n’est pas un plan vague.

Quand je te parle ainsi, je suis sûr du succès.

ÉRASTE.

Tu ne raisonnes pas les projets que tu fais.

LÉANDRE.

Je les fais réussir ; et toi, tu les raisonnes.

ÉRASTE.

Mais la chose avec toi dépend de trois personnes,

D’Éliante, d’abord il te faut l’agrément ;

Puis, l’aveu de la nièce, et mon consentement,

C’est une bagatelle.

LÉANDRE

Oui, bagatelle pure ;

Et je les obtiendrai, c’est moi qui te rassure.

Je répons de Lucinde, et son cœur m’est connu.

Elle veut, comme moi, voir notre hymen rompu,

À l’égard de sa Tante, elle est trop équitable,

Pour ne pas approuver un accord raisonnable.

Pour toi tu m’as instruit des secrets de ton cœur ;

Et tu ne voudras pas refuser ton bonheur.

ÉRASTE.

Ton esprit confiant parle, tranche en Oracle,

Et sans voir les écueils, aplanit chaque obstacle ;

À son rapide essor il se laisse entraîner.

La Tante, en premier lieu, t’enverra promener.

LÉANDRE.

Elle l’a déjà fait, mais par pure grimace.

Je viens de déclarer ma flamme.

ÉRASTE.

Ah ! Quelle audace !

LÉANDRE.

Je suis allé plus loin, je t’ai proposé, toi,

Pour épouser sa nièce, et dégager ma foi.

ÉRASTE.

De quel front, à quel titre, as-tu fait ces avances ?

LÉANDRE.

Mais à titre d’ami.

ÉRASTE.

C’est trop d’extravagances.

LÉANDRE.

Mais tu dois...

ÉRASTE.

Je ne dois ni ne veux me lier.

LÉANDRE.

Et moi, moi, Pour tout bien, je veux te marier.

À prendre ce parti, c’est l’honneur qui t’invite.

Malgré toi, je veux faire éclater ton mérite.

Avec de la naissance, à l’âge où tu te vois,

Propre et fait pour remplir les plus brillants emplois.

Dis, ne rougis-tu point d’être un grand inutile,

Et de grossir l’essaim des oisifs de la ville ?

Du destin qui t’attend, il faut remplir l’éclat.

Il faut prendre une femme, il faut prendre un état.

C’est-là le seul parti qu’il te convient de suivre.

Qui ne vit que pour soi, n’est pas digne de vivre.

Tu dois à tes amis, tu dois à tes parents,

À ton Pays, à toi, compte de tes moments ;

Tu dois les employer pour leur bien, pour ta gloire.

ÉRASTE.

Va, mon cher, je n’ai pas la vanité de croire

Que mes instants pour eux soient d’un aussi grand prix ;

Et je puis les couler dans un repos permis,

Trop d’ennui, trop de soins suivent le mariage.

LÉANDRE.

L’ennui, de l’indolence, est plutôt le partage,

C’est un vide du cœur, né de l’inaction.

Il faut du mouvement de l’occupation,

Des Charges, des Emplois, qui remplissent ce vide,

Des devoir sa dont la voix nous excite et nous guide.

À s’en bien acquitter, on trouve un bien plus sûr,

Et pour un cœur bienfait, le plaisir le plus pur.

Le bonheur le plus grand, le plus digne d’envie,

Elst celui d’être utile, et cher à sa patrie.

ÉRASTE.

Le but de ce discours est d’engager mon cœur

À se sacrifier pour faire ton bonheur.

Beaucoup plus que le mien, ton intérêt t’anime,

Et je fuis pour ne pas en être la victime.

LÉANDRE

Non, à la fuite en vain tu veux avoir recours.

 

 

Scène IV

 

LUCINDE, LÉANDRE, ÉRASTE

 

LÉANDRE.

Lucinde, promptement venez à mon secours ;

Ce Captif révolté refuse de vous suivre.

Rangez-le à son devoir. Tenez, je vous le livre.

Vengez-vous, punissez son crime avec éclat.

C’est l’obliger lui-même, et c’est servir l’état,

Il a plus d’un secret important à vous dire.

Forcez-le de parler et de vous en instruire.

Mon aspect devant vous pourrait l’embarrasser.

Il est un peu timide, et je vais vous laisser.

 

 

Scène V

 

LUCINDE, ÉRASTE

 

LUCINDE.

Cette fuite soudaine a lieu de me surprendre.

Pour l’empêcher, Monsieur, je me joins à Léandre.

Quitter ainsi les gens, c’est vraiment déserter ;

Er comme un fugitif, nous devons vous traiter.

ÉRASTE.

Pardon. Je voulais mettre à couvert ma personne

Et je suis un poltron, que le danger étonne.

LUCINDE.

Quel péril avec nous courez-vous donc, Monsieur ?

ÉRASTE.

J’en cours un si pressant, qu’il fait trembler mon cœur.

LUCINDE.

Votre cœur est, Éraste, à l’abri des atteintes ;

Et je m’étonne fort que vous ayez ces craintes.

ÉRASTE.

Cette frayeur pourtant, à ne vous point mentir,

Est l’unique motif qui m’oblige à partir.

LUCINDE.

Quelle est donc cette peur que je ne puis comprendre

ÉRASTE.

Vous voulez savoir ? Il faut donc vous l’apprendre.

Je le dois d’autant plus, que cet aveu sans fard

Va vous faire approuver et presser mon départ.

Je crains...

LUCINDE.

Que craignez-vous ? Achevez de m’instruire.

ÉRASTE.

Je crains de vous aimer, puisqu’il faut vous le dire.

LUCINDE.

Je ne puis m’empêcher de rire de l’aveu.

Cette crainte est nouvelle, et c’est sans doute un jeu !

ÉRASTE.

Non, Lucinde, elle est vraie et dans mon caractère.

Vous savez à quel point ma liberté m’est chère ;

Je risque de la perdre, en restant près de vous.

Vos yeux ont sur mon âme un ascendant si doux

Que je ne puis vous voir, sans sentir du trouble.

Plus je vous vois, et plus je le sens qui redouble.

LUCINDE.

Comment donc ? Vous jouez la passion au mieux ?

ÉRASTE.

Cessez de plaisanter. Rien n’est plus sérieux,

Plus réel que l’aveu que je viens de vous faire.

Je mérite en effet toute votre colère.

Vous devez sans retour me bannir de vos yeux.

Moi-même je voudrais m’arracher de ces lieux ;

Mais je sens, pour vous fuir, que j’ai trop de faiblesse.

LUCINDE.

Et moi, pour vous chasser, j’ai trop de politesse.

ÉRASTE.

Vous riez de me voir dans le piège arrêté.

LUCINDE.

Ce n’est là qu’une idée.

ÉRASTE.

Oh ! C’est la vérité.

LUCINDE.

Cela n’est pas, vous dis-je, et ne peut jamais être.

ÉRASTE.

Mais mon cœur...

LUCINDE.

Non, j’ai trop l’honneur de vous connaître.

Vous pouvez demeurer sans nul risque avec moi,

Pour mieux vous rassurer, et vaincre votre effroi,

Sachez que pour l’Hymen j’ai votre antipathie ;

Je le crains...

ÉRASTE.

Cependant ce soir on vous marie.

Vous me dispenserez d’en être le témoin.

LUCINDE.

Demeurez hardiment. L’instant est encor loin.

Léandre et moi, Monsieur, je veux bien vous l’apprendre,

Nous sommes tous les deux d’accord pour le suspendre.

ÉRASTE.

Votre Tante...

LUCINDE.

À coup sûr, m’accordera du temps.

Je suis jeune, et je puis attendre au moins deux ans.

Écoutez, il me vient une idée excellente.

Je me fais, de ce plan, une image charmante.

Vous l’allez approuver, Monsieur, sans contredit,

Pendant ces deux ans là, pour les mettre à profit,

Je veux faire avec vous mon cours d’indépendance.

Du véritable bien, comme elle est la science,

Vous viendrez chaque jour m’en donner des leçons ;

Et je veux par vous-même en être instruire à fonds.

ÉRASTE.

C’est un piège nouveau que vous voulez me tendre.

Au premier entretien mon cœur penche à se rendre,

Vous parlant tous les jours, pourra-t-il résister ?

LUCINDE.

Je vous jure, sur lui, de ne point attenter.

Par la liberté...

ÉRASTE.

Non ; je la perdrais moi-même,

En voulant près de vous établir son système.

LUCINDE.

Ne craignez rien.

ÉRASTE.

Je sens, et je vois le danger.

LUCINDE.

Ce péril prétendu, je dois le partager.

Si pour la liberté, vous craignez, moi je tremble ;

Pour soutenir ses droits, unissons-nous ensemble ;

Déridez votre front, un peu plus de gaieté ;

Sur ce pied, voulez-vous accepter le traité ?

ÉRASTE.

Tout le risque est pour moi dans l’accord que vous faites.

Vous ne hasardez rien, de l’humeur dont vous êtes.

LUCINDE.

Vous-même du danger vous êtes à l’abri,

Grâce à l’éloignement dont vous êtes rempli.

Ne me refusez pas un bien que je souhaite,

Et pour la liberté formez une sujette

Qui ne vous fera pas sûrement déshonneur.

ÉRASTE.

Malgré moi je me rends à votre vive ardeur.

Mais à condition, pour calmer mes alarmes,

Que vous tempérerez le brillant de vos charmes

Dans les instructions que je vous donnerai.

LUCINDE.

Ce n’est qu’en négligé que je vous recevrai.

ÉRASTE.

Ma liberté redoute en cette conjoncture

L’éclat de la personne, et non de la parure.

Vous ornez l’Art vous même. Ainsi mettez vos soins

À prendre un air sur tout qui m’intéresse moins.

LUCINDE.

Oui, je vous le promets.

ÉRASTE.

Pour raisons plus pressantes,

Je rendrai mes leçons courtes et peu fréquentes.

LUCINDE

Commençons. Donnez-moi la première à présent.

Quel est le vrai devoir d’un cœur indépendant.

ÉRASTE.

De fuir ce qui le gêne, et tout ce qui l’ennuie.

LUCINDE.

Sa règle ?

ÉRASTE.

Son repos.

LUCINDE.

Sa loi ?

ÉRASTE.

Sa fantaisie.

LUCINDE

Oh ! Le mien pour le coup est dans son élément.

ÉRASTE.

On doit suivre son goût comme un amusement.

Mais dès qu’il prend racine, et si tôt qu’il attache,

Comme un poison du cœur, il faut qu’on l’en attache.

Il faut...

LUCINDE.

Continuez, j’écoute avidement.

ÉRASTE.

Oui : mais vous regardez un peu trop fixement.

LUCINDE.

L’attention le veut ; et le désir d’apprendre...

ÉRASTE.

Vos yeux sont si brillants, leur regard est si tendre,

Qu’en les fixant sur moi, les miens sont éblouis,

Et que je ne sais plus enfin ce que je dis.

À vos conditions, c’est porter une atteinte.

LUCINDE.

Pour que vous n’ayez plus à me faire de plainte,

Eh bien, je vais baisser les yeux modestement,

Quand vous me parlerez. Suis-je bien maintenant ?

ÉRASTE.

Un souris fin échappe encore à votre bouche,

Qui, contraire à l’accord, trop vivement me touche.

LUCINDE.

Oh ! Mon Maître devient trop sévère aujourd’hui :

On ne peut regarder ni sourire avec lui.

Rendez-vous, je vous prie, un peu plus doux à vivre.

ÉRASTE.

Pardon : mais je me sens hors d’état de poursuivre.

Je ne sais plus de quoi nous venons de parler.

LUCINDE.

Attendez, mon esprit va vous le rappeler.

Vous me parliez, je crois, du goût qui nous attache.

ÉRASTE.

Voilà ce que je crains, et cette peur m’arrache

D’auprès de vous.

LUCINDE.

Restez.

ÉRASTE.

Non ; je vous dis adieu.

LUCINDE.

Encore un mot, avant de sortir de ce lieu.

ÉRASTE, reculant toujours.

Doucement. Vous allez contre notre système.

Se parler quand on veut, et se quitter de même,

Est la première loi, qu’enjoint la liberté.

Si vous me retenez, vous rompez le traité ;

Et vous tyrannisez vous-même votre Maître.

LUCINDE.

Soit. Je vous laisse aller. Mais vous fuirez peut-être.

Promettez de rester, et point de trahison.

ÉRASTE, en fuyant.

Je reviendrai, d’honneur, finir notre leçon.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ORONTE, LÉANDRE

 

ORONTE.

Oui, j’ai fait un effort, sur ta lettre pressante

J’arrive ici, malgré ma santé languissante.

LÉANDRE.

Cet excès de bonté me rend presque confus,

Mon Père...

ORONTE.

Laissons-là les discours superflus.

Quel sujet en ces lieux demande ma présence ?

Dis, parle, il faut qu’il soit d’une grande importance

Pour m’écrire en ce jour comme tu m’as écrit ;

Et des termes si forts...

LÉANDRE.

Il l’est sans contredit,

Puisqu’il doit décider du bonheur de ma vie.

ORONTE.

Mon Fils, par ce discours tu redoubles l’envie

Que j’ai de le savoir.

LÉANDRE.

Je ne puis m’expliquer

Que devant Éliante.

ORONTE.

Eh bon, c’est se moquer.

LÉANDRE.

Excusez ; mais elle est un témoin nécessaire ;

Et je vais là-dessus la prévenir, mon Père.

ORONTE.

N’est-ce pas quelque trait d’extravagance ?

LÉANDRE.

Non.

C’est plutôt, je vous jure, un effort de raison.

ORONTE.

De raison ? De ta part ?

LÉANDRE.

Oui ; je veux vous surprendre.

Dans votre appartement, où j’irai vous reprendre,

Allez vous reposer.

ORONTE.

Soit. Ne me trompe pas ;

Ou crains de payer cher mon voyage et mes pas.

 

 

Scène II

 

LÉANDRE, seul

 

La Tante s’arme en vain d’un scrupule sévère :

Je compte en triompher par l’effort de mon Père.

Voyons d abord la Nièce, et sachons le progrès

Qu’elle a fait sur Éraste. Il est pris, ou bien près.

Mais avant de porter le coup que je projette,

Je veux voir de rues yeux son entière défaite.

 

 

Scène III

 

LÉANDRE, FRONTIN

 

LÉANDRE.

Que fait ton Maître ? Dis.

FRONTIN.

Lui-même n’en sait rien.

Mais vous le trahissez, et cela n’est pas bien.

LÉANDRE.

Je le sers bien plutôt de toute ma puissance.

FRONTIN.

Non, vous êtes jaloux de son indifférence :

Vous voulez la détruire.

LÉANDRE.

On t’a payé, maraud,

Pour parler aussi mal.

FRONTIN.

On me pendrait plutôt.

Je suis trop partisan de la douce paresse.

LÉANDRE.

Va ! coquin, c’est le lot des gens de ton espèce.

FRONTIN.

Elle est aussi celui des plus honnêtes gens.

LÉANDRE.

On y laisse ramper des faquins sans talents,

Sans esprit comme toi, né pour la nuit profonde,

Mais pour ton Maître, en tout fait pour orner le monde,

C’est un meurtre ; et je dois par raison arracher

Son mérite au repos qui semble le cacher.

On doit m’en tenir compte, on doit m’en rendre grâce ?

C’est créer les talents, que de les mettre en place.

 

 

Scène IV

 

FRONTIN, seul

 

Ce discours-là me pique. Oh ! Parbleu, l’on verra

Qui sera le plus fin, et qui s’emportera.

 

 

Scène V

 

ÉRASTE, FRONTIN

 

FRONTIN.

Votre Chaise, Monsieur, attend depuis une heure.

ÉRASTE.

J’ai changé de dessein, Frontin ; et je demeure.

FRONTIN.

Ah ! gardez-nous en bien. je dois vous avertir

Que de ces lieux, pour cause, il est bon de partir.

ÉRASTE.

Apprends-m’en la raison.

FRONTIN.

Puisqu’il faut vous la dire,

Contre votre repos tout le monde y conspire.

D’une chaîne éternelle on prétend vous lier.

Lucinde t’en avoir cet honneur singulier.

ÉRASTE.

Non ; Lucinde plutôt fuit l’Hymen elle-même,

Je sais ses sentiments ; elle suit mon système ;

Et dans la liberté pour affermir son cœur,

Moi-même je l’instruis, et suis son Précepteur.

FRONTIN.

Son Écolier plutôt. Vous en êtes la dupe.

On vous trompe. Je plains l’erreur qui vous occupe.

Tous, pour vous marier, se sont donné le mot,

On vouloir, qui plus est, me mettre du complot.

ÉRASTE.

Qui ? toi ?

FRONTIN.

Moi. Ce n’est pas un conte que je forge.

Marton, Monsieur, Marton, la bourse sur la gorge,

A voulu me séduire et-surprendre ma foi,

Elle aurait triomphé d’un autre que de moi.

Mais vous me connaissez, je suis incorruptible.

ÉRASTE.

Ta main a refusé l’argent ? est-il possible ?

FRONTIN.

Non ; je l’ai pris, Monsieur ; mais protestant tout haut

Que vous presserais de partir au plutôt.

À tenir mon serment, je suis garçon fidèle.

J’en crois mon intérêt, mais sans trahir mon zèle.

ÉRASTE.

Lucinde ne doit pas sitôt prendre un Mari.

La Noce est différée.

FRONTIN.

On la fait aujourd’hui.

Je ne débite pas une fausse nouvelle.

On y travaille à force ; et des filles comme elle

On ne prépare pas l’Hymen impunément.

Il lui faut un époux, ce soir, absolument.

Léandre qui veut fuir ce nœud qui le menace.

Tâche secrètement de vous mettre à sa place,

Si vous n’y prenez garde, il y réussira.

Lucinde le seconde, et s’en flatte déjà.

ÉRASTE.

Lucinde ?

FRONTIN.

Oui, j’en suis sûr ; c’est un tour effroyable.

Une jeune Héritière, et riche autant qu’aimable,

Veut que de tant de biens vous soyez possesseur,

Et cette même nuit ! Quel chagrin ! quelle horreur !

ÉRASTE.

Tu peins cette disgrâce et cette perfidie

Avec des traits, Frontin, qui m’en donnent envie.

FRONTIN.

Je suis bien maladroit, Ce n’est pas mon désir.

ÉRASTE.

En formant ce lien, ce qui me fait frémir,

C’est qu’il saut avec lui subir vingt autres chaînes.

Des amis importuns viendront combler mes peines.

D’une Charge, leur main voudra me décorer.

En me désespérant, ils croiront m’honorer,

Disant qu’il faut un rang, que c’est par là qu’on brille.

FRONTIN.

Ajoutez à cela des Procès de famille.

C’est un tissu de soins qui ne finiront pas.

ÉRASTE.

Je ne balance plus, viens, partons de ce pas.

1e n’ai que cet instant pour éviter l’orage.

Sauvons ma liberté prête à faire naufrage.

FRONTIN.

Oui, Frontin comme vous, est pour le célibat.

Vive, pour être heureux, un homme sans état ;

Qui toujours satisfait, sans procès, sans tendresse,

Sans femme, sans emploi, sans maître, ni maîtresse,

Exempt de créanciers, de soin et de devoir,

Se lève le matin pour se coucher le soir !

ÉRASTE.

Je ne veux pas ici m’arrêter davantage.

De Lucinde, surtout, je dois fuir le visage.

Contre lui, ma raison est un faible soutien ;

Et si je la revois, je ne réponds de rien.

FRONTIN.

On vient. Fuyons ; c’est elle.

ÉRASTE.

Ha ! Frontin, je l’ai vue ;

Il n’est plus temps.

FRONTIN.

J’enrage, et ma peine est perdue.

 

 

Scène VI

 

LUCINDE, ÉRASTE

 

LUCINDE.

Éraste, je vous cherche.

ÉRASTE.

Et je ne vous fuis pas,

Malgré tout le danger de revoir vos appas.

LUCINDE.

Marton vient de m’apprendre un secret qui m’enchante.

Léandre est amoureux.

ÉRASTE.

De vous ?

LUCINDE.

Non : de ma Tante.

Il aspire à sa main. Puisse-t-il l’épouser !

Mon transport...

ÉRASTE.

Le dépit pourrait bien le causer.

LUCINDE.

Non ; ma joie est sincère, et doit faire la vôtre.

Nous en serons, Monsieur, plus libres l’un et l’autre.

ÉRASTE.

Moi, je le serai moins ; rien ne me retenant,

Il faut que je vous aime indispensablement.

LUCINDE.

Je vous l’ai déjà dit, je crains peu la menace.

Notre cœur n’oserait...

ÉRASTE.

Il aura cette audace.

Le moindre mot flatteur lui fait franchir le pas.

Je vous en avertis, ne vous y jouez pas.

LUCINDE.

Mais le respect suivra votre flamme naissante ?

ÉRASTE.

Oui.

LUCINDE.

S’il est vrai, ce pas n’a rien qui m’épouvante.

Éraste, vous pouvez le franchir hardiment ;

Et c’est sans badiner-que je parle à présent.

L’amour respectueux flatte plus qu’il n’irrite,

Et peut tout espérer, aidé d’un vrai mérite.

ÉRASTE.

Vous changeriez de ton, si vous me connaissiez.

Loin d’écouter mes vœux, vous les rejetteriez.

Sachez que mon amour sera d’un caractère

Qui va vous effrayer. Je dois être sincère.

Ce feu, né malgré moi, va vous désespérer.

Je vais dans mes transports, je vais... vous adorer.

LUCINDE.

Adorez. En amour l’excès jamais n’offense.

ÉRASTE.

Ma flamme ira pour vous jusqu’à l’extravagance.

LUCINDE.

Ah ! vous flattez mon cœur par l’endroit le plus doux.

ÉRASTE.

Attendez-vous sans cesse aux accès les plus fous.

LUCINDE.

Bon ; je suis pour l’amour qui tient de la manie.

Quand on m’aime, je veux qu’on m’aime à la folie,

Et que l’on extravague.

ÉRASTE.

Eh bien, en ce cas-là,

Vos vœux seront remplis. J’extravague déjà.

Je vais être constant au point d’être incommode.

LUCINDE.

Quoi ! Vous serez fidèle en dépit de la mode ?

Que vous redoublerez mon estime pour vous !

ÉRASTE.

Pour comble de tourment, mon cœur sera jaloux.

LUCINDE.

Jaloux ?

ÉRASTE.

À la fureur.

LUCINDE.

Ma joie est incroyable ;

Et ce trait, à mes yeux, va vous rendre adorable.

La jalousie, Éraste, est le sel de l’amour ;

Il est fade sans elle, et n’a qu’un froid retour.

Elle en est, qui plus est, la preuve convaincante

Il faut qu’elle soit même injuste, extravagante.

Celle qui ne l’est pas est digne de mépris.

Plus elle est mal fondée, et plus elle a de prix.

 

 

Scène VII

 

MARTON, FRONTIN, ÉRASTE, LUCINDE

 

MARTON, à Lucinde.

Tout est perdu. Je viens, la tristesse dans l’âme.

Je viens pour vous chercher de la part de Madame.

LUCINDE.

Pourquoi ?

MARTON.

Mademoiselle, on n’attend plus que vous.

Léandre, sans délai, va se voir votre Époux.

Son Père est arrivé tout exprès pour conclure.

Madame, du contrat, presse la signature.

ÉRASTE.

Quelle nouvelle ! Ô Ciel ! Elle glace mes sens.

LUCINDE.

Toute ma joie expire à ces mots foudroyants.

Quelle noce fatale !

ÉRASTE.

Ah ! votre effroi me charme.

Léandre vous déplaît, puisqu’elle vous alarme.

Voilà ce qu’en secret le brûlais de savoir.

LUCINDE.

Et voilà ce qui fait mon juste désespoir.

ÉRASTE.

Pour rompre ce lien que votre âme redoute,

Parlez, j’oserai tout, quelque effort qu’il m’en coute.

LUCINDE.

Ce serait m’affranchir d’un supplice cruel.

ÉRASTE.

Quel moyen employer ?

MARTON.

Mais un, très naturel.

Vous avez pour Lucinde une estime très grande :

À sa Tante, Monsieur, faites-en la demande :

À votre empressement on pourra l’accorder,

Si Léandre sur tout daigne vous seconder.

FRONTIN, bas à Éraste.

Payez plutôt, prenez vers Paris votre course,

Ou vous êtes perdu sans espoir de ressource.

MARTON.

Le mariage au fonds est ce qu’on veut qu’il soit.

Dans le monde, Monsieur, tous les jours on le voit.

Son joug est si léger qu’on le porte sans peine.

Il autorise même une liberté pleine ;

Et du ton, en un mot, dont on vit à présent,

C’est, de tous les états, le plus indépendant.

LUCINDE.

Je me consolerais, si j’allais être unie

Au destin d’un époux, dont je serais chérie.

ÉRASTE.

Si l’ardeur d’un Amant qui n’adore que vous,

Peut avoir cette gloire, il est à vos genoux.

MARTON.

Pour le coup l’y voilà.

FRONTIN, bas à Éraste.

Quel est votre délire ?

Que faites-vous, Monsieur ?

ÉRASTE.

Ce que l’amour m’inspire.

LUCINDE.

Quoi ! L’Hymen n’a plus rien d’effrayant à vos yeux.

ÉRASTE.

Non, j’attends de lui seul mon bonheur précieux.

Votre frayeur pour lui...

LUCINDE.

Diminue ; et sa chaîne,

Partagée avec vous, me fera moins de peine.

ÉRASTE.

Ces mots comblent mes vœux, et passent mon espoir.

MARTON.

Je suis charmée.

FRONTIN.

Et moi, je suis au désespoir.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, ÉRASTE, LUCINDE, MARTON, FRONTIN

 

LÉANDRE.

Que vois-je ? Quel coup d’œil l L’attitude est charmante !

À Éraste.

Non ; demeure à ses pieds, ce spectacle m’enchante.

C’est où je te voulais pour ta gloire et mon bien.

ÉRASTE.

S’il tient à ma défaite, il n’y manque plus rien.

LÉANDRE.

Hem, tu ne pars donc plus ?

ÉRASTE.

Non : je t’en remercie.

Je te dois et ma joie et mon être et ma vie.

LÉANDRE.

Ta fière indépendance avec ta liberté

N’est donc plus un trésor par toi si regretté ?

ÉRASTE.

Non. J’étais insensé ; quelle folie extrême,

De mettre son bonheur dans un si faux système !

Eh ! Peut-on être heureux, quand l’âme ne sent rien ?

C’est dans le sentiment qu’est le souverain bien.

Oui, c’est lui seul qui touche, intéresse, remue,

Qui fait passer, du cœur, son charme dans la vue ;

L’Amour en est le père, il peut seul l’animer ;

Et pour savoir sentir, il faut savoir aimer.

LÉANDRE.

Je suis...

MARTON.

Vous oubliez que le péril vous presse,

Et que, pour vous unir, Madame attend sa nièce.

ÉRASTE.

Une juste frayeur succède à mon transport.

Éliante et ton Père...

LÉANDRE.

À présent je suis fort.

N’appréhende plus rien ni de l’un ni de l’autre.

ÉRASTE.

Ton Hymen...

LÉANDRE.

Je le romps pour conclure le vôtre.

Du succès, mes amis, je ne dois plus douter.

Éliante... Elle vient.

ÉRASTE.

Je vais me présenter.

LÉANDRE.

Modère un peu l’ardeur qui de ton cœur s’empare ;

Il faut qu’à ton aveu mon esprit la prépare.

Éloignez-vous tous deux pendant quelques instants ;

Et vous reparaîtrez, quand il en sera temps.

À mon Père, Marton, va, dis, sans plus attendre,

Qu’il est, ici, par moi supplié de se rendre.

 

 

Scène IX

 

ÉLIANTE, LÉANDRE

 

ÉLIANTE.

Votre Père, Monsieur, qui vient de me parler,

M’a dit que votre cœur devoir lui révéler.

Un secret devant moi d’une importance extrême.

Quel est donc ce secret qui m’étonne moi-même,

Er suspend le contrat que mon ordre a pressé,

Quand on doit le signer, et qu’il est tout dressé ?

LÉANDRE.

J’ai pris ici tantôt soin de vous en instruire.

ÉLIANTE.

Il m’est donc échappé. Daignez me le redire.

LÉANDRE.

Volontiers. Je me plais à vous le répéter.

C’est mon ardeur pour vous, que rien ne peut dompter.

ÉLIANTE.

Rappelez-vous, Monsieur, que je l’ai condamnée,

Que par bonté pour vous je vous l’ai pardonnée,

Et qu’un pareil secret doit être enseveli.

LÉANDRE.

Non, mes feux sont trop beaux pour rester dans l’oubli,

Cet amour est ardent autant qu’il est sincère ;

Et je veux qu’il éclate en présence d’un Père.

ÉLIANTE.

Ah ! je vous le défends.

LÉANDRE.

Je ne puis obéir.

Peur-le lui déclarer, je l’ai fait avertir.

ÉLIANTE.

Pouvez-vous à ce point porter l’extravagance ?

LÉANDRE.

Je fais plutôt par là, je fais voir ma prudence ;

Et mes désirs sont tels qu’il les approuvera,

Et qu’à me rendre heureux il vous engagera,

Il s’avance. Et je vais...

ÉLIANTE.

Arrêtez, je vous prie,

À quoi m’expose ici sa folle étourderie !

ORONTE.

De quoi s’agit-il donc ? Mon fils, explique-toi.

LÉANDRE.

Pour elle, dans ce jour mon âme est pénétrée.

ÉLIANTE.

Non, ne le croyez pas. Sa raison égarée...

LÉANDRE.

Mon Père, dans mes vœux vous devez m’approuver.

Ma raison est très saine ; et pour vous le prouver,

De la plus vive ardeur je brûle pour Madame ;

Et cette passion tient si fort à mon âme,

Qu’on ne peut l’en tirer sans m’arracher le jour.

Doit-elle s’offenser d’un si parfait amour ?

ORONTE.

Je suis surpris. Comment ? Tu n’aimes pas sa Nièce ?

LÉANDRE.

Un autre la recherche, un autre a sa tendresse ;

Et Madame est plutôt le choix qui me convient.

ÉLIANTE, à Oronte.

N’écoutez pas, Monsieur, les discours qu’il vous tient.

ORONTE.

Pardon, mais je fais plus, j’y donne mon suffrage.

Je n’aurais jamais crû que mon Fils fût si sage.

ÉLIANTE.

Vous l’approuvez, Monsieur ?

ORONTE.

Madame, tout-à-fait.

Il ne pouvoir jamais faire un choix plus parfait.

Son amour trouve en vous, esprit, beauté, sagesse,

Tout ce qui peut flatter et fixer sa jeunesse.

LÉANDRE.

Vous l’entendez, Madame. Ah, quel Père charmant !

J’étais bien sûr d’avoir son applaudissement.

ÉLIANTE.

À Léandre, Monsieur, Lucinde est destinée.

LÉANDRE.

Éraste peut lui seul la rendre fortunée.

ORONTE.

Éraste est digne d’elle.

LÉANDRE.

Il l’aime.

ÉLIANTE.

Il n’en est rien.

Pour croire ce prodige, on le commit trop bien.

LÉANDRE.

Posséder votre Nièce, est le bien qu’il désire.

Lui-même qui paraît, peut mieux vous en instruire.

 

 

Scène X

 

ÉRASTE, ORONTE, LÉANDRE, ÉLIANTE, LUCINDE, MARTON, FRONTIN

 

ÉRASTE.

Oui, mon bonheur dépend d’être votre Neveu.

Jugez de mon amour, puisqu’il fait cet aveu.

ÉLIANTE.

Il m’étonne en effet. Que ma Nièce prononce,

Mon sentiment sera conforme à sa réponse.

ORONTE.

Elle doit le choisir ; mais à condition

Que pour mieux cimenter cette heureuse union ;

Il va prendre une Charge, et remplir son mérite.

L’État y doit gagner, et tout l’en sollicite.

ÉRASTE.

Pour obtenir sa main, à tout je me soufflets.

LÉANDRE, à Lucinde.

La France vous sera redevable à jamais.

ÉLIANTE, à Lucinde.

Acceptez-vous Monsieur ? Rompez donc ce silence,

Répondez.

LUCINDE.

Ma Tante... oui, pour le bien de la France.

LÉANDRE, à Éliante.

Ce miracle, pourtant, c’est moi qui l’ai produit ;

De cette tête folle, il est le sage fruit.

J’attends, de cet effort, la juste récompense.

Elle est en votre main. Votre âme encor balance ?

Mais vous ne pouvez plus reculer mon bonheur.

Mon Père, m’on amour, tout parle en ma faveur.

ORONTE, à Éliante.

Fermez ce double nœud.

ÉLIANTE.

Le puis-je avec décence ?

La raison...

LÉANDRE.

Est pour moi.

ÉLIANTE.

Le peu de convenance...

ORONTE.

La différence d’âge est faible entre vous deux.

ÉLIANTE.

Et d’un second Hymen le ridicule affreux.

LÉANDRE.

D’une humeur trop sévère, oh ! vous donnez des preuves.

Je vous demande grâce, au nom de tant de Veuves...

ORONTE.

Sans vous qui l’arrêtez, mon Fils va se perdre.

LÉANDRE.

Oui.

ORONTE.

Je vous supplie en Père, et vous presse en Ami.

LÉANDRE.

Joignez-vous tous à moi.

LUCINDE.

Pour éviter ce blâme,

Ma Tante, rendez-vous.

ÉRASTE, MARTON, FRONTIN.

Rendez-vous donc, Madame.

ÉLIANTE.

Vous donnez tous l’alarme à mon cœur agité.

LÉANDRE.

Madame, épousez-moi par générosité.

ORONTE.

Rien ne peut le sauver que votre main offerte.

ÉLIANTE.

Je la lui donne donc pour éviter sa perte.

LÉANDRE.

Vous y venez pourtant ! en vain vous résistiez.

Je vous l’avais bien dit que vous m’épouseriez.

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