Tony (MÉLESVILLE - Pierre CARMOUCHE - Nicolas BRAZIER)
Sous-titre : cinq années en deux heures
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 10 février 1827.
Personnages
BERTRAM, Garde du bois
ANNA, sa fille
JONH BISCOTT, pâtissier
TONY, jeune pêcheur
DICK, son camarade
ROBERT, garde-chasse
GAUCHER, Maître d’hôtel
UN PÊCHEUR
UN COCHER
UN DOMESTIQUE
UN VALET DE CHAMBRE
UN JOKFI
UN COMMIS
CONVIVES
PÊCHEURS
VILLAGEOISES
Au premier acte, la scène est en Angleterre ; au deuxième acte, elle est à Paris.
ACTE I
Le Théâtre représente une forêt épaisse ; à gauche, une petite cabane entourée d’une haie ; à droite un poteau portant l’indication de deux routes ; au fond, on entrevoit le bord de la mer.
Scène première
TONY, PÊCHEURS, préparant leurs filets, VILLAGEOISES, avec des paniers
CHŒUR.
Air de la Dame Blanche.
Allons, allons, qu’on se dépêche,
Tous les pêcheurs sont réunis ;
Le vent souffle ; la mer est fraîche,
Partons, partons, mes chers amis.
UN PÊCHEUR, à Tony, qui paraît plongé dans la rêverie.
Eh ! bien, Tony, tes filets sont-ils raccommodés ? qu’est-ce que tu as donc aujourd’hui ?
TONY.
Hem ! j’ai... ce que j’ai tous les jours... je n’ai rien.
LE PÊCHEUR.
C’est l’amour qui te tourmente...
TONY.
Je ne dis pas, l’amour me tourmente un peu, mais l’argent m’inquiète beaucoup... car sans çà, pas de mariage... et quand le cœur est pris... on est d’une bêtise !... d’une bêtise !...
LE PÊCHEUR.
Laisse là toutes tes jérémiades, et viens avec nous.
TONY.
Plus tard, je n’peux pas à présent, j’attends quelqu’un.
LE PÊCHEUR.
Ta petite Anna ? la plus jolie fille des environs de Douvres.
TONY.
Eh bien oui... là, allez-vous-en : je vous dérange pas dans vos rendez-vous. Dites donc, les amis, ne prenez pas tout le poisson, laissez-moi-z-en un peu ; depuis huit jours je n’ai pas attrapé un homard, pas un hareng.
LE PÊCHEUR.
C’est bon ! c’est bon, imbécile, on t’en gardera.
Aux autres.
Allons, vous autres, en mer.
Reprise du chœur.
Allons, allons, qu’on se dépêche,
Tous les pêcheurs sont réunis ;
Le vent souffle, la mer est fraîche,
Partons, partons, mes chers amis.
Ils prennent leurs filets et sortent.
Scène II
TONY, puis ANNA
TONY.
Les v’là partis, je n’en suis pas fâché... çà me dérange, tous ces gens-là ; ils ne font que rire, çà m’empêche d’être triste à mon aise. Ah ! c’est Anna !...
ANNA, accourant avec mystère.
Monsieur Tony... êtes-vous seul ?
TONY.
Dam ! vous le voyez bien.
ANNA.
C’est qu’il faut que je vous parle sans que personne le sache...
TONY.
Soyez tranquille, je viens de les renvoyer tous, en leur disant que vous alliez venir ici.
ANNA.
Là... vous serez donc toujours aussi maladroit... s’ils allaient conter çà à mon père...
TONY.
M. Bertram, eh bien, quel mal... est-ce que je ne peux plus vous parler ?
ANNA.
Oui, mais c’est qu’on va me marier... et pas avec vous...
TONY.
Comment pas avec moi ? votre père est donc une vraie girouette : il veut de moi, il n’en veut plus, il promet, il dépromet ; encore avant z’hier il m’avait promis...
ANNA.
De nous marier, quand tu aurais cinquante guinées... et si, ce soir, tu ne les montres pas à mon père, demain je serai fiancée au vieux maître d’école.
TONY.
Comment ! lui qui ne tient que des garçons, il remarque les jeunes filles... c’est joli, pour un maître d’école ! Le plus souvent que j’enverrai mes enfants chez lui... Mais cinquante guinées, moi qui ne possède que c’te cabane, mes filets, des poules, quelques canards, et le vieux fauteuil de ma mère... que je ne vendrai jamais... Dieu ! le fauteuil de nia mère ! je veux mourir dans ses bras...
ANNA.
Il s’agit bien de penser à mourir... faut chercher queuque moyen de gagner de l’argent.
TONY.
Ah ! bah ! rien ne me roussit : j’ai voulu faire des fagots, on s’est mis à ne brûler que du charbon de terre ; j’ai voulu me mettre matelot sur un paquebot, les bateaux à vapeur m’ont coulé ; j’ai voulu entrer dans une manifacture pour tourner la manivelle, on m’a dit qu’on ne se servait plus que de machines... En Angleterre à présent, ils ont des idées... Et ce qu’ils viennent d’inventer encore.
Air : Tenez, moi, je suis un bonhomme.
Un fabricant, à c’ qu’on assure,
Pour économiser les bras,
Vient d’établir un’ filature
Où c’ qu’on ne f’ra travailler qu’des rats.
Çà ne me semble pas une grand’ malice.
Car, dans de pareils ateliers,
Si par malheur un chat s’y glisse,
Y croq’ra tous les ouvriers.
Voyant que je ne pouvais rien faire sur terre, je me suis jeté dans la mer ; je me suis fait pêcheur. Eh ! bien, il n’y a pas de jour où je ne manque de me noyer. C’est encore un métier où il n’y a pas de l’eau à boire.
ANNA.
Et mais j’y pense... une idée excellente...
TONY.
Vous avez une idée... vous êtes bien heureuse.
ANNA.
Une fortune à faire, çà serait trop long.
TONY.
Oui, j’en aimerais mieux une toute faite...
ANNA.
Ton parrain de Douvres, c’est un marchand à son aise, un peu avare, mais il avait dit qu’il ferait quelque chose pour toi : il t’avancerait peut-être bien cinquante guinées pour l’établir.
TONY.
Voyez un peu ! a-t-elle de l’esprit c’est une idée de rien du tout, eh ! bien, elle ne me serait pas venue. Quand une fois il est dit qu’un homme n’aura jamais une idée, il n’en a jamais ; aussi moi, je ne cherche plus.
ANNA.
Dis-lui que je t’aime, que tu m’aimes...
TONY.
Que nous nous aimons...
ANNA.
Que çà lui portera bonheur...
TONY.
Oui, oui, des histoires, des contes... V’là que j’y cours, c’est l’affaire d’une demi-heure. Adieu, ma petite Anna, à ce soir nos fiançailles, à demain la noce, et après de main... ah ! dame après demain, tant pire !...
ANNA.
Air : Je saurais bien la faire marcher droit.
Va-t’en bien vite, et cours chez ton parrain ;
Il faut tâcher d’attendrir son âme ;
Et si tu veux que je sois ta p’tit’ femme,
N’ va pas, surtout, t’amuser en chemin.
TONY.
Quand j’ lui peindrai ta tournur’, ton p’tit air,
Les grâc’s que ta mèr’ t’a données,
Quoique ben avar’, y n’ trouvera pas cher
C’ trésor la pour cinquant’ guinées.
Ensemble.
ANNA.
Va-t’en bien vite, et cours chez ton parrain,
Il faut tâcher d’attendrir son âme :
Et si tu veux que je sois, ta p’tit’ femme,
N’ va pas surtout t’amuser en chemin.
TONY.
J’ m’en vas ben vite, et j’ cours chez mon parrain,
Pour tâcher d’attendrir son âme...
Et comm’ je veux que tu sois ma p’tit’ femme,
N’y a pas d’ danger que j’ m’amuse en chemin.
Il sort.
Scène III
BERTRAM, ANNA
ANNA.
Pourvu que son parrain ne le refuse pas !
BERTRAM, entrant en appelant.
Anna ! Anna ! allons qu’est-ce que je disais, j’étais sûr de la trouver ici.
ANNA.
Tiens, c’est vous mon père, d’où venez-vous donc ? voilà une heure que je vous cherche.
BERTRAM.
Oui... tu me cherches toujours du côté où je ne suis pas. Je gage que tu viens encore de causer avec ce mauvais sujet de Tony.
ANNA, timidement.
Oui, mon père... c’est vrai... je suis venu pour lui dire que vous m’aviez défendu de le voir.
BERTRAM.
À la bonne heure... car demain tu épouseras M. Crosmiloff, ce qui va faire de toi une femme de première classe.
ANNA.
J’aimerais mieux être de la seconde avec un autre.
BERTRAM.
Comment ! un homme de sa force !
Air : Dis-moi, t’en souviens-tu.
Chez nous, c’est lui qui fait tout’s les harangues.
ANNA.
C’est l’même discours qui lui sert en tous lieux...
BERTRAM.
Il sait à fond cinq ou six langues.
ANNA.
Nous ne nous entendrons pas mieux.
BERTRAM.
Enfin, c’est l’éloquence même.
ANNA.
J’ n’ pens’ pas comme vous aujourd’hui...
Et quand Tony me dit : Je t’aime...
Je trouv’ qu’il parle mieux que lui.
BERTRAM.
Encore Tony ! que je t’entende parler de ce mauvais garnement... Je ne veux plus que tu prononces son nom : s’il était là... où est-il ?
ANNA.
Mon père.
BERTRAM, levant son bâton.
Du tout, dis-moi où il est, que je lui donne une leçon.
ANNA.
Eh ! bien, mon père, il est allé chez son parrain ; et il espère qu’il rapportera ce soir les cinquante guinées...
BERTRAM, se calmant.
Ah ! c’est différent, le maître d’école n’en offre que trente ; tu sais ma fille, je n’ai qu’une parole, et puisque tu l’aimes plus que l’autre, s’il apporte la somme en question... nous ferons la noce demain...
ANNA.
Oh ! que vous êtes gentil, mon père, quand vous parlez comme çà ?...
BERTRAM.
Tony n’est pas un méchant garçon...
ANNA.
Ah ! çà, comment ferez-vous avec l’autre ?
BERTRAM, hésitant.
L’autre... l’autre... ce n’est pas déjà un si bon parti... un mauvais maître d’école... on le dit savant, je n’en sais rien ; on dit qu’il parle cinq ou six langues, je voudrais les entendre... El qu’il ne vienne pas me dire un mot de travers... parce que...
Se radoucissant.
Ah ! ça, j’oublie que ton oncle Biscott, le pâtissier, doit arriver de Londres aujourd’hui. Voilà dix ans que nous ne l’avons vu, parce qu’il ne peut se décider à quitter ses petits pâtés ; mais comme il a su que c’était pour ta noce...
BISCOTT, dans les coulisses.
Merci, mon garçon, merci.
Il entre en scène.
ANNA.
C’est mon oncle...
BERTRAM.
Oui, ma foi, c’est lui !...
Scène IV
BERTRAM, ANNA, BISCOTT, un manteau sous le bras
BISCOTT.
Oui, c’est moi... mes amis, mes enfants... permettez-moi d’abord de satisfaire à un vœu de la nature.
Il les embrasse.
BERTRAM.
Air d’Une nuit au château.
Des fatigues du voyage,
Dans un moment aussi doux,
Si l’ plaisir te dédommage,
Reste longtemps avec nous.
BISCOTT.
Embrassons-nous donc encore,
Qu’il est beau le sentiment,
Pour des parents qu’on adore,
Et qu’on ne voit pas souvent !
Ensemble.
BERTRAM.
Des fatigues du voyage,
Dans un moment aussi doux,
Si l’ plaisir le dédommage,
Reste longtemps avec nous,
ANNA.
Des fatigues du voyage,
Dans un moment aussi doux,
Si l’ plaisir vous dédommage,
Restez long-temps avec nous.
BISCOTT.
Des fatigues du voyage,
Dans un moment aussi doux,
Le plaisir me dédommage,
Que suis-je toujours avec vous.
BISCOTT.
Ce bon frère... Je suis sûr qu’il venait au devant de moi.
BERTRAM.
C’est vrai... j’y allais, j’avais pris ma fille avec moi.
BISCOTT.
Ah ! çà... tu vois que je suis ponctuel, j’arrive la veille de la noce... La chère nièce n’est pas fâchée de me voir... mais comme elle est drôlette, grandelette et gentillette.
ANNA, riant.
Oui, mon oncle...
BERTRAM.
Mais parlons de toi, comment va la santé et le commerce ?
BISCOTT.
À merveille, mon frère... La pâtisserie se soutient, et me soutient, nous allons l’un portant l’autre, c’est une bonne partie : ce qu’on ne vend pas, on le mange, et on vit avec çà.
BERTRAM.
C’est fort agréable.
BISCOTT.
L’Anglais est un peuple gros-mangeur, continuellement sur sa bouche. J’ai remarqué que ce peuple a un penchant décidé pour les comestibles... Il n’est pas rare en Angleterre de voir un membre du Parlement, quitter la séance pour descendre chez le pastry-cook, et préférer au plus beau discours, une simple galette... Aussi je fais moi-même des pâtés d’Amiens, de Chartres, de Strasbourg, des biscuits de Reims, des gaufres de Lyon ; je ne rougis pas même de confectionner la dariole de Nanterre et la talmouse de St. Denis.
ANNA.
Comment on mange tout cela à Londres ! on n’a donc plus d’esprit national ?
BISCOTT.
Ma fille, chaque pays a ses produits indigestes et hétérogènes...
Air : Vaudeville de l’Ours.
Le pudding, les pâtés de fruits,
Sont renommés en Angleterre ;
Les macarons et les biscuits
Sont en Franc’ d’un’ pâte plus légère.
Pour le reste, Londres et Paris
Ne peuv’nt se faire aucuns reproches ; (bis.)
Car, mon cher, dans ces deux pays,
On fait de fameuses brioches.
BERTRAM.
Ainsi tu es content.
BISCOTT.
J’ai pourtant quelques comptes en souffrance ; je fais des envois partout, et je vais profiter de mon séjour ici pour me faire payer de ce que me doivent deux ou trois gentlemen qui demeurent dans ces environs... Cela me mettra à même de faire à la mariée mon petit présent de noce.
ANNA.
Ah ! mon oncle...
BERTRAM.
Comment, tu veux... du tout, je ne souffrirais pas... Que diable... entre frères». Anna n’a besoin de rien.
BISCOTT.
Je veux aussi t’offrir quelque chose.
BERTRAM.
À moi ?... Allons, je ne veux pas te contrarier... Qu’est-ce que tu me donneras ?
BISCOTT.
Je veux te faire manger du plumkett de ma façon.
Air d’Aristippe.
À cette fête qui m’est chère,
Je veux deux fois m’associer,
D’abord comme oncle et comme frère,
Ensuite comme pâtissier.
BERTRAM.
C’est prendre aussi trop de soin de ma fille,
Merci de tes bons procédés.
BISCOTT.
J’veux faire connaître à ma famille
Et mon cœur et mes échaudés.
Scène V
BERTRAM, ANNA, BISCOTT, DICK
DICK, accourant tout essoufflé.
Ah ! monsieur Bertram, que je suis content de vous trouver ! il y a assez longtemps que je cours après vous.
BERTRAM.
Ah ! c’est toi.
À Biscott.
Pardon, mon frère, c’est le petit domestique du constable, et comme je suis premier garde du bois...
À Dick.
Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau ?
DICK.
Des choses terribles ! Attendez que je cherche l’ordre que M. le prévôt vous envoie...
Il fouille dans sa poche.
C’est au sujet de ce coquin de Robinson...
BISCOTT.
Robinson Crusoé !... ce fameux voyageur qui vécut trente ans dans une île déserte, peuplée de sauvages.
DICK.
Du tout... du tout... c’est un des plus z’hardis voleurs de la Grande-Bretagne.
ANNA.
Et qui désole depuis un an tout le pays.
DICK.
C’est qu’il fait des crimes bien drôles, celui-là... Le jour où on le pendra, je veux y être, çà m’amusera...
BISCOTT.
Ce petit bonhomme est gentil.
BERTRAM.
Tu n’as pas l’idée de l’adresse de ce Robinson... On ne peut jamais le reconnaître...
Air : J’ai vu partout.
On dit de lui des aventures...
Quand il veut faire ses grands coups,
On dit qu’il prend tout’s les figures.
BISCOTT.
Attention... prenons garde à nous.
BERTRAM.
Veut-il jouer un personnage,
Il en saisit les traits soudain.
BISCOTT.
S’il allait prendre mon visage,
Vraiment ce serait fort vilain.
BERTRAM, ouvrant le papier que Dick lui a remis.
Ah ! par exemple, voilà un tour qui passe tous les autres. Écoutez l’article de la gazette...
Il lit.
« Hier soir, sur la route de Cantorbéry, un riche particulier de Londres, qui revenait avec deux cents guinées, fut abordé très poliment par le fameux Robinson : Milord, lui-dit-il, j’ai là un joli petit canard que je vous prie de m’acheter... »
BISCOTT.
Ah ! il vend des canards, M. Robinson.
BERTRAM, continuant de lire.
« Que voulez-vous que je fasse de votre canard ? répond brusquement le voyageur... »
BISCOTT.
Dame... le mettre aux navets.
BERTRAM, continuant de lire.
« Il n’est pas cher, dit-il, en lui montrant le bout d’un pistolet, il ne vous coûtera que les deux cents guinées que vous avez dans votre porte-manteau... »
DICK.
Voyez-vous c’te malice de savoir çà...
BISCOTT.
De savoir ce qu’il y a dans la poche de l’autre !... ils s’informent aux voisins !
BERTRAM, lisant toujours.
« Ne pouvant pas résister, le voyageur lui remit ses deux cents guinées, prit le canard, et s’en fut très mécontent de son marché. »
DICK.
Je le crois bien.
BERTRAM.
Le pauvre homme a dû faire un mauvais souper...
BISCOTT.
Le canard était un peu salé.
ANNA.
Eh ! bien, je parie que si ce coquin de Robinson est arrêté, il dira que ce n’est pas un vol...
BISCOTT.
Il dira que c’est une affaire de bourse ! malgré cela, ce voyageur n’était qu’un sot ; est-ce qu’on se laisse voler comme cela. J’ai voyagé partout, jamais, au grand jamais, un faquin n’a osé m’adresser un mot plus haut que l’autre ; je lui aurais dit : Scélérat !... Ah ! si... une fois, un homme d’assez mauvaise mine, vient me dire : monsieur, quelle heure est-il ? Je lui répondis : monsieur, çà ne me regarde pas... Il me dit : monsieur, excusez... Je lui dis : monsieur, il n’y a pas de quoi... Et j’ai été faire ma déclaration.
BERTRAM.
Si nous pouvons arrêter cet enragé de Robinson...
DICK.
Pendu... Eh ! allez donc !... çà sera drôle...
BISCOTT.
C’est çà ! pendez-le... Moi, je vais faire mes recouvrements ; je reviens souper et faire connaissance avec ton gendre... Ta ferme est par-là ?
BERTRAM.
Au bout de cette longue avenue.
BISCOTT.
À ce soir, mon cher beau frère.
BERTRAM.
Air : fraise du Pauvre Diable.
Anna ! va-t’en préparer le souper.
Dans un instant nous nous mettrons à table.
En attendant, moi, je vais m’occuper
De faire arrêter le coupable.
DICK.
Mettez sur pied les gardes du pays,
Mort ou vivant, il faut qu’on vous le livre.
BISCOTT.
Si l’on vendait les canards à ce prix,
On n’aurait plus moyen de vivre.
Ensemble.
BERTRAM.
Anna, va-t’en préparer le souper ;
Dans un instant nous nous mettrons à table.
En attendant, moi, je vais m’occuper
De faire arrêter le coupable.
BISCOTT.
Ma nièce, allez préparer le souper ;
Car, je me sens un appétit du diable.
De mon argent je m’en vais m’occuper,
Et je reviens me mettre à table.
ANNA.
Allons, je vais préparer le souper ;
Dans un instant vous vous mettrez à table.
En attendant, allez vous occuper
De faire arrêter le coupable.
DICK.
Papa Bertram, allez vous occuper
De faire arrêter le coupable ;
Ça m’ f’ra plaisir s’il ne peut s’échapper,
Et çà f’ra d’l’honneur au constable.
Anna sort avec Biscott, en ayant l’air de lui montrer le chemin qu’il doit prendre.
Scène VI
BERTRAM, DICK
BERTRAM.
Toi, Dick, si tu rencontres Tony... tu le connais bien ?
DICK.
Pardine !... celui que nous appelons l’innocent... je lui ai joué assez de tours...
Riant.
Encore la semaine dernière... imaginez-vous que j’y ai fait accroire...
Il voit Bertram qui lève son bâton.
Eh ! bien, qu’est-ce que vous avez donc ?
BERTRAM.
Que je t’y attrape ! Tony est un brave garçon que j’aime, et qui va être mon gendre.
DICK.
Comment à présent... c’est lui !... c’était l’autre ce matin...
BERTRAM.
Çà ne te regarde pas... Si tu vois Tony, dis-lui que nous l’attendons à la ferme, que mon frère est arrivé, qu’on dansera, qu’on mangera des grillades de sanglier... Ne l’oublie pas au moins.
DICK.
Pardine !... çà n’est pas difficile, qu’on l’attend à la ferme où ce qu’il y aura des danses avec des grillades de sanglier.
BERTRAM.
C’est çà... au revoir, monsieur Dick.
Il sort par la droite.
Scène VII
DICK, seul
Est-il malhonnête ?... il ne m’engage seulement pas à aller manger des grillades ; il sait pourtant que je les aime... Et puis il me défend de me moquer de son Tony ; c’est bon, je lui en ferai encore plus, je lui en ferai tant que je pourrai... C’est que ce Tony, il est bête... il y a vraiment plaisir à lui faire des contes.
Air : Sans mentir.
Il croit à chaque grimoire,
À nos lutins en crédit ;
Un enfant lui ferait croire
Qu’il fait jour quand il fait nuit,
Car il croit tout c’qu’on lui dit.
Une fois dans son ménage,
Lorsqu’un p’tit marmot viendra,
En lui caressant l’visage.
Lui dir’ : Bonjour mon papa ;
Il croira
Il croira
Tout c’que c’t’enfant lui dira.
Oh ! le v’là, faut que je le fasse aller encore un petit brin pour la dernière fois.
Scène VIII
DICK, TONY
TONY, arrivant désolé.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !... pour le coup, je peux me flatter d’avoir du guignon !...
DICK.
Tiens, te voilà, Tony ?... qu’est-ce que tu as donc ?
TONY.
Ah ! laisse-moi tranquille ; jamais je ne me serais attendu à çà de la part de mon parrain...
DICK.
Qu’est-ce qu’il t’a donc fait ?
TONY.
Ah !... Un trait... Il est mort d’hier au soir...
DICK.
Si c’est vrai Il l’a fait exprès... Et il ne t’a rien laissé ?
TONY.
Ah ! bien oui... il était trop avare... et puis il avait une vieille gouvernante : c’est tout dire...
DICK.
Ah ! t’as raison... Quand les vieux sont malades... les vieilles gouvernantes se portent bien...
TONY.
Oui, elles sont là avec leur chaufferette à guetter le moment...
Air de la Cinquième Édition.
Quand ell’s sont devant des témoins,
Ell’s pleur’nt en disant : « c’ pauvr’ cher homme !
« Il ne manquera pas ne soins,
« De pein’s je n’ suis pas économe. »
Ell’s éloignent les curieux
Qui pourraient faire un tas d’histoires,
Et tiennent à lui fermer les yeux
Pour ouvrir après les armoires.
Ce n’est pas pour moi que je regrette la succession... mais mon mariage... ma pauvre Anna !... elle épousera le vieux maître d’école : c’est ce soir que ça se décide...
DICK.
C’est donc çà, qu’on t’attend à la ferme.
TONY.
Je n’irai pas... c’est fini. Je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau.
DICK, l’arrêtant.
Allons donc ! allons donc !... Tony, veux-tu bien te taire... Un jeune homme d’une belle venue comme toi...
TONY.
Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? je ne peux réussir à rien.
DICK.
Bah ! c’est que tu n’as pas choisi un bon état.
TONY.
Je les ai essayé tous... J’ai fait des mèches... j’ai vendu des allumettes...
DICK.
Laisse donc, il y en a que tu ne connais pas seulement... Voyons, as-tu essayé de faire des héritages ?
TONY.
Non, c’est vrai... je ne connais pas cet état là.
DICK.
Tu vois bien.
À part.
Encore une qu’il gobe.
Haut.
As-tu fait des banqueroutes ?
TONY.
Non ; c’est un bon étal, çà ?
DICK.
Je crois bien, n’en fait pas qui veut.
À part.
Ah ! quelle idée !
Haut.
As-tu essayé de vendre des canards ?
TONY.
Tiens, c’te bêtise.
DICK.
C’est çà un fameux commerce, et qui va vite !
TONY.
Le commerce des canards ? laisse-moi donc tranquille.
DICK.
Va plutôt le demander à M. le constable... Tu lui diras : Monsieur le constable, je voudrais m établir dans les canards, voulez-vous me permettre d’en vendre et me donner une patente ?... Parce qu’il faut une patente, par exemple... tu verras ce qu’il te dira.
À part.
Il est capable d’y venir.
TONY.
Qu’est-ce que tu dis donc ? comment, vrai, le canard se vend bien ?
DICK.
Dans ce moment-ci, ils sont à la hausse ; un seul, deux cents guinées !
TONY.
Deux cents guinées ! c’est-il possible ? mais pourquoi que tout le monde n’en vend pas ?
DICK.
C’est que ce n’est pas encore bien connu... et puis faut une patente, c’est là le diable.
TONY.
Mais dis-moi un peu...
DICK.
Ah ! je n’ai pas le temps... il se fait tard, et M. le constable m’attend ; mais je te dis viens-y demain matin, et je te présenterai.
Air : la Loterie est la chance.
Bonsoir, v’là sept heures sonnées,
Chez l’ constabl’ viens d’main matin,
Pour amasser des guineés
Il te montrera l’ chemin.
TOUT.
D’ plaisir mon âme est troublée ;
Quoi ! j’aurais cet’ somme là ?
DICK, à part.
Il va r’cevoir un’ volée.
TONY.
Il m’ sembl’ que j’ la tiens déjà.
Ensemble.
DICK.
Bonsoir, v’là sept heur’s sonnées,
Chez l’ constabl’, etc.
TONY.
Bonsoir, v’là sept heur’s sonnées,
Chez l’ constabl’ j’irai demain,
Pour amasser des guinées
J’suis enfin dans l’ bon chemin.
Dick sort.
Scène IX
TONY, seul
Deux cents guinées ! je n’en demanderais pas tant... Seulement de quoi épouser Anna... Moi qui justement ai deux canards superbes dans ma cabane... Je n’ai pas voulu lui dire parce qu’il a un air moqueur, et que je ne peux pas croire... D’un autre côté, il est possible que l’on ait découvert quelque chose de particulier dans ces petits animaux-là... on découvre tant dé choses à présent... Je veux en avoir le cœur net. C’est que je n’ai pas encore de patente... ah ! tant pire, pour une fois... Le temps presse... Anna se désole, je suis sûr... je vais aller m’informer tout de suite. Qu’est-ce que je risque ? qu’on me refuse, voilà tout... C’est dit, je vais choisir le plus beau... j’en ai deux.
Il rentre dans la cabane ; Biscott paraît en même temps dans le fond. La nuit est venue graduellement.
Scène X
BISCOTT, ensuite TONY
BISCOTT arrive par le fond en chantant.
La ! la ! lala !... Je ne sais pas trop où je suis... il faut pourtant regagner la ferme... Ces deux routes qui se croisent... ce n’est pas que j’aie peur, mais c’est désagréable de se trouver perdu... Voyons, voyons, cherchons le poteau...
Il remonte un peu la scène.
TONY reparaît avec un panier sous le bras.
Là... je l’ai bien attaché... Reste tranquille, mon petit... çà me fait un drôle d’effet... on est tout honteux quand on commence un état qu’on ne connaît pas...
Il aperçoit Biscott.
Tiens, v’là quelqu’un...
BISCOTT, auprès du poteau.
Impossible de lire... me voilà bien !... Si j’allais me trouver face à face avec le marchand de canards ?...
TONY, à part.
Le marchand de canards... c’est-t’y heureux ! le premier que je rencontre... il paraît qu’il en cherche...
Haut.
Hé ! monsieur, dites donc ! par ici...
BISCOTT, effrayé et reculant.
Hem !... qu’est-ce qui appelle ?
TONY, le suivant.
C’est moi... n’ayez pas peur...
BISCOTT, affectant du courage.
Vous vous trompez, mon cher ; que me voulez-vous ?
TONY.
Je suis votre homme, vous n’irez pas plus loin.
BISCOTT, tremblant.
Comment je n’irai pas plus loin... et qui m’en empêchera, s’il vous plaît ?
TONY.
Moi !... j’ai là justement ce que vous cherchez... le plus joli petit canard...
BISCOTT, à part.
Je suis pris ! c’est Robinson !
TONY.
Et si vous voulez vous en arranger ?...
BISCOTT.
Ah ! ça, mon cher, je trouve fort étonnant... Que voulez-vous que je fasse, de votre canard ?
TONY, déconcerté, et mettant la main à sa poche.
Dame !... monsieur... si çà ne vous convient pas... j’en suis fâché... mais...
BISCOTT, à part.
Il prend ses pistolets...
Haut.
je ne dis pas que je refuse... Voyons, voyons... si vous êtes raisonnable, nous pourrons nous entendre.
TONY.
Écoutez, j’ai besoin d’argent, et si vous m’aviez refusé... il pouvait arriver un grand malheur...
BISCOTT.
Quelle figure atroce !...
Haut.
Voyons, finissons-en... combien voulez-vous vendre votre animal ?
TONY.
Voyez d’abord la marchandise... vous devez savoir le prix courant... le canard se vend bien.
BISCOTT.
Oui, oui, trop cher... je sais bien, le dernier s’est vendu deux cents guinées...
TONY, à part.
Dick ne m’avait pas trompé.
Haut.
Et ce n’est pas trop au prix où est le canard.
BISCOTT.
C’est déjà bien gentil... mais je vous préviens qu’avec moi vous ne ferez pas une aussi bonne affaire... je n’en ai là qu’une soixantaine... c’est à prendre ou à laisser.
Il veut sortir.
TONY, l’arrêtant.
Donnez toujours, ce n’est pas çà qui fera manquer le marché ; vous me devrez le reste... et puis j’espère que ce n’est pas la dernière affaire que nous ferons en semble.
BISCOTT, à part, en cherchant sa bourse.
Quel monstre !
TONY.
Avouez pourtant que c’est un drôle de commerce ?...
BISCOTT, indigné.
Allez, vous faites un métier, à votre âge !...
TONY, naïvement.
Oui, j’aurais bien fait de le prendre plus tôt ! mais c’est égal, avec de l’ordre, de l’économie et de la probité, on prospère toujours.
BISCOTT, à part.
Mes cheveux se dressent sur la tête... quelle profonde immoralité !
Lui donnant sa bourse.
Tenez... Prenez... voilà votre argent...
TONY, lui donnant son panier.
Voilà votre canard... et le panier par dessus le marché.
Air : Comme çà vient, comme çà passe.
Quel bonheur !... j’ai ma somme !...
Si vous r’passez dans ce pays,
Je pourrai, mon brave homme,
Vous en r’céder au même prix.
BISCOTT, se ravisant.
Saisissons ce misérable...
Non... je me compromettrais ;
Grands dieux ! si j’étais constable,
Comme je vous l’arrêt’rais.
Ensemble.
TONY.
Quel bonheur ! j’ai ma somme !
Si vous r’passez dans ce pays,
Je pourrai, mon brave homme,
Vous en r’céder au même prix.
BISCOTT, à part.
Le fripon tient ma somme ;
Ah ! mon Dieu ! le vilain pays !
Réjouis-toi, mon brave homme !
Mais dans un’ heur’ tu seras pris.
BISCOTT, à part.
J’ai sa figure dans la tête... courons chez le magistrat... j’emporte mon témoin... Viens, innocent animal !... je ne t’en veux pas à toi... Viens, tu seras le canard accusateur.
TONY.
Monsieur, si vous êtes content, envoyez-moi des pratiques.
Biscott sort en courant et en lui lançant un regard furieux.
Scène XI
TONY, seul
Il est déjà bien loin !...
Il fait sonner sa bourse.
Soixante guinées !... Je les ai... les v’là !... c’est pourtant vrai !... comme je vais être reçu chez le papa Bertram... Ô Anna ! mon Anna !...
Air nouveau de M. Blanchard.
De l’objet que j’aime,
Je m’en vais enfin
R’cevoir la main.
Ah !... quel plaisir extrême !
Que n’ suis-je à demain ?
Chaque jour achetant
Et brocantant,
Qu’ j’en gagne autant,
J’irai chantant
Et répétant :
Je dois ma femme à mes guinées.
Le plaisir m’attend,
Je suis content,
J’ai du comptant,
Et c’est pourtant
Un seul instant
Qui vient d’ changer mes destinées !
De l’objet que j’aime,
Je m’en vais enfin
R’cevoir la main.
Ah !... plaisir extrême !
Que n’suis-je à demain ?
Je veux me lancer
Et m’exercer
À commencer,
J’veux amasser,
J’veux entasser,
Voilà l’ambition nui me gagne...
Je vais me fiancer,
Je vais danser,
Me trémousser
Et tout casser :
Rien qu’ d’y penser
V’là ma tête qui bat la campagne.
De l’objet que j’aime,
Je m’en vais enfin
R’cevoir la main ;
Ah !... plaisir extrême !
Que n’suis-je à demain.
ROBERT, dans la coulisse.
Allons, allons, suivez-moi, vous autres...
Scène XII
TONY, ROBERT, GARDES-CHASSES
TONY, regardant.
Eh ! ce sont les gardes du beau-père ; qu’est-ce vous venez donc faire ici ?
ROBERT.
Eh ! morbleu, nous voilà en course pour toute la nuit... nous cherchons un coquin qui vient de dévaliser un pauvre voyageur.
TONY.
Voyez-vous çà !... sont-ils effrontés, ces gaillards-là !
ROBERT.
Et ils n’y vont pas de main morte !... soixante guinées !
TONY, troublé.
Soixante guinées ! qu’est-ce que vous dites donc ?
ROBERT.
Oui, sous prétexte qu’ils vendent des canards.
TONY, effrayé.
Des... canards !
ROBERT.
Oui, tu sais bien que c’est la manière de Robinson et de ses camarades.
TONY, à part, et tremblant.
Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait là ?... j’vas tout avouer.
ROBERT.
Mais celui-ci... si on le découvre, son affaire ne sera pas longue... pendu sur-le-champ.
TONY.
Comment ! sans le laisser s’expliquer ?
ROBERT.
Il s’expliquera après ; il faut un exemple, et si on trouve les soixante guinées sur lui... expédié sur-le-champ. On va nous envoyer son signalement ; ce sont les ordres du constable, et quand çà serait mon frère...
À Tony qui s’éloigne.
Eh ! bien, ou vas-tu donc ?
TONY, troublé et balbutiant.
Moi, rien, je vais m’habiller pour ma noce, parce que la joie, l’émotion... le plaisir...
À part.
Je suis perdu, je n’ai plus qu’à me périr ; scélérat de Dick !
Il entre dans sa cabane.
Scène XIII
ROBERT, GARDES-CHASSES
ROBERT.
Ah ! ça, Richard, Georges, Dikson... partez par la droite... Toi, Williams, Charles et moi, nous allons prendre par la gauche.
Ici l’on entend la ritournelle de l’air suivant.
Tiens, c’est le père Bertram avec tous les paysans.
Scène XIV
ROBERT, BERTRAM, avec une lanterne, ANNA, BISCOTT, GARDES-CHASSES, PÊCHEURS, VILLAGEOIS, VILLAGEOISES, portant des torches
CHŒUR.
Air : Il faut rire, il faut boire. (La Dame blanche.)
Aujourd’hui tout l’ village
Va chanter de bon cœur.
Célébrons leur mariage
Et fêtons leur bonheur !
BISCOTT.
Dieu ! mes amis, dans quel lieu ramenez-vous le malheureux Biscott ?...
ANNA.
N’ayez pas peur, mon oncle... nous sommes en force ici...
BISCOTT, se retournant.
Je vois que nous sommes en nombre supérieur.
BERTRAM.
Tu ne risques rien.
BISCOTT.
Je crois bien, on m’a tout pris... Ah ! le scélérat !... si vous l’aviez vu !... des moustaches énormes, une taille gigantesque... il avait six pieds.
ANNA.
En vérité !...
BISCOTT.
Sans cela !... vous pensez bien que je me suis défendu... je l’ai terrassé deux fois... il se relevait toujours.
BERTRAM.
Mes enfants, c’est mon frère qui a été volé... j’espère que vous n’agirez pas comme pour un étranger... Mais où est donc Tony ? nous allons l’escorter, ce pauvre diable, avec sa dot.
ANNA.
Est-ce qu’il ne serait pas revenu de chez son parrain ?
ROBERT.
Si... je viens de le voir... il est chez lui...
ANNA.
Je suis sûre qu’il est en train de faire sa toilette.
BERTRAM, appelant
Tony !...
ANNA, de même.
Tony !...
BERTRAM.
Il ne répond pas.
BISCOTT.
Qu’est-ce que cela veut dire ? est-ce qu’on vous a volé votre gendre, pendant qu’ils sont en train ?
Il appelle.
Jeune Tony ! jeune fiancé !
ANNA, voulant entrer.
Mais la porte est ouverte...
BISCOTT, l’arrêtant.
Ce jeune homme est à sa toilette... le beau sexe ne peut pas entrer...
À Bertram.
Donne-moi la lanterne, je vais voir çà.
Il entre dans la cabane.
ANNA, tremblante, en regardant.
Mon Dieu ! est-ce qu’il lui serait arrivé quelque chose ?
BERTRAM.
Eh ! non, c’est qu’il se fait superbe.
BISCOTT, reparaissant, un papier à la main.
Il n’y a personne... je n’ai aperçu que ce chiffon de papier.
TOUS.
Un papier !... lisez... lisez...
BISCOTT, lit, Bertram l’éclairé avec la lanterne.
« Mes amis...
« Quand vous trouverez cette lettre, vous ne me trouverez plus... ainsi, ne m’attendez pas ce soir... ni demain, ni après-demain, ni les jours suivants... »
ANNA, stupéfaite.
Ah ! mon Dieu, mon père !...
BERTRAM, à sa fille.
Attends un peu, il viendra peut-être plus tard.
BISCOTT, continuant de lire.
« Ni les jours suivants... vu que j’ai des raisons pour cela... vu que le malheur et les circonstances m’y forcent également... »
Malheureux jeune homme !...
Il continue.
« Adieu, mes amis, pour toujours ! Adieu, mon Anna, pour toujours !... Adieu, père Bertram, pour toujours !... je ne serai jamais votre gendre, avec lequel j’ai l’honneur d’être... TONY. »
ANNA, pleurant.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
BISCOTT.
Cette lettre est déchirante !...
BERTRAM.
Qui est-ce qui a pu le porter à une extrémité pareille ?...
ANNA.
Son parrain l’aura refusé, et dans son désespoir, il s’est peut-être jeté à l’eau...
BISCOTT.
Ce jeune pêcheur doit savoir nager... alors il n’y a pas de risque.
BERTRAM.
Mes amis, il ne peut pas être loin... suivez-moi, il faut courir après lui.
Final.
Air nouveau de M. Blanchard.
Ne pleure pas,
Et sur ses pas
Courons là bas, là bas...
Mes amis, suivez-moi, l’espoir nous accompagne,
Et sur ses pas mettons-nous en campagne.
TOUS.
Suivons-le (bis), mettons-nous en campagne.
BERTRAM.
Oui, mes amis, oui l’espoir m’accompagne.
BISCOTT.
Il ne peut être loin d’ici...
BERTRAM.
Cherchons-le tous.
ANNA.
Pauvre Tony !...
BERTRAM.
Allons, mes amis, du courage ;
Oui, sur ses traces courons tous.
Tony bientôt, je le gage,
Se retrouvera parmi nous.
TOUS.
Allons, mes amis, du courage ;
Oui, sur ses traces courons tous.
Tony bientôt, je le gage,
Se retrouvera parmi nous.
Ils se dispersent, les flambeaux en tête ; les femmes entourent Anna et la consolent ; la toile tombe sur ce tableau.
ACTE II
Le théâtre représente un salon très riche. Portes de fond donnant sur une galerie. Portes à droite et à gauche. Meubles élégants. Sur le devant de la scène, une table avec tout ce qu’il faut pour écrire.
Scène première
LABRICOLE, ANDRÉ, BENOÎT, en livrées, UN GROOM et UN JOKEY, MONSIEUR GAUCHER, entrant par le fond
LABRICOLE.
Attention, voilà M. Gaucher, le maître d’hôtel.
Ils se rangent en haie, et le saluent avec respect.
MONSIEUR GAUCHER, d’un air important.
Bonjour, messieurs... c’est bien... Vous venez chercher les ordres ? je n’ai pas encore pu faire mon travail...
Se mettant dans un fauteuil.
Eh ! bien, messieurs, que dites-vous de votre nouvelle condition ?
Air : Ce boudoir est mon Parnasse.
Trouvez-vous la maison bonne ?
ANDRÉ.
Nous en sommes très contents.
BENOÎT.
Moi, jamais on ne me sonne...
UN GROOM, baragouinant.
De dormir, j’avais le temps.
LABRICOLE.
Moi, bon cocher, l’on peut croire
Qu’ pour la maison j’ fais des vœux,
J’ai du vin tant qu’ j’en peux boire,
Et du foin tant qu’ j’en veux.
ANDRÉ.
Oui, mais enfin, qu’est-ce que c’est que notre nouveau maître ? ce M. Péterson ?
BENOÎT.
Oui... le v’là qui prend un hôtel à la Chaussée-d’Antin.
LABRICOLE.
Une voiture, des chevaux...
BENOÎT.
Çà doit être un prince russe.
LE GROOM.
Ou un banquier allemand.
MONSIEUR GAUCHER, souriant d’un air avantageux.
Du tout, messieurs... je connais déjà son histoire et son extradition, comme la mienne... C’est tout uniment un bon millionnaire... père et mère inconnus... Il y en a beaucoup comme cela, qui est parti d’Angleterre sans un sou, qui a fait fortune dans les îles... de Canada... à Constantinople, quelque part par-là, et à qui un riche négociant de ce pays là, dont il eut le bonheur de sauver la vie, laissa toute sa fortune, une fortune immense. Du reste ce n’est pas un aigle : des manières insolides... Je l’entends souvent extravaser la langue d’une manière... çà fait frémir... Mais s’il parle mal, il paie bien.
LABRICOLE.
Quand il sera coulé, à un autre... Malgré çà... je regretterais mes gris pommelés...
MONSIEUR GAUCHER.
Chut... voici monsieur... Une tenue respectueuse et des figures d’honnêtes gens !...
Ils se rangent de côté.
Scène II
LES MÊMES, TONY, avec un commis qui porte des papiers
Tony a conservé la même coiffure qu’au premier acte, mais il est vêtu à l’anglaise avec une élégance grotesque.
TONY, à son commis.
C’est bon... j’irai signer tout çà... Faites acheter dix mille ducats.
LE COMMIS, en sortant.
Cela suffit, monsieur.
TONY, à Gaucher.
Ah ! c’est vous, monsieur Gaucher.
MONSIEUR GAUCHER.
Oui... Monsieur... ce sont vos gens qui viennent vous demander vos ordres...
TONY.
Là ! encore... c’est ennuyeux... Qu’est-ce que vous voulez que je leur ordonne, à ces gens ?... eh bien ! voyons, qu’ils aillent déjeuner, çà sera toujours çà de fait.
MONSIEUR GAUCHER.
Vous allez être obéi à la minute !
Aux domestiques.
À l’office, messieurs !...
Ils sortent tous.
Vous voyez comme ils sont soumis et dévoués...
TONY.
Oui, mais c’est terrible d’avoir tant de domestiques ; on n’est plus son maitre. Il y a cinq ans... quand je suis arrivé à New-York... et que je vendais des petits couteaux... j’étais bien plus heureux...
MONSIEUR GAUCHER, d’un air d’intérêt.
Comment : il serait possible ! un homme comme monsieur aurait vendu des petits couteaux ?
TONY, avec bonhomie.
Et puis des grands... des ciseaux, des rasoirs.
MONSIEUR GAUCHER.
Et peu à peu vous avez donné dans les entreprises ?
TONY.
Oui, j’en envoyais dans tous les coins du monde.
Air : Ma belle est la belle des belles.
Dans mon commèrc’ rempli d’adresse,
Sachant qu’elle en avait besoin,
J’ai fait des envois jusqu’en Grèce.
GAUCHER.
Comment, des rasoirs aussi loin !
TONY.
Ils iront plus loin, je l’ parie...
J’espèr’ bien qu’ils auront l’honneur
D’aller un jour jusqu’en Turquie
Faire la barbe au Grand-Seigneur.
À propos, vous êtes-vous informé d’une femme de chambre ?
MONSIEUR GAUCHER.
J’ai ce qu’il faut à monsieur, une petite fille très modeste qui doit venir ce matin. Il est donc vrai que monsieur se marie ?
TONY.
Dame, ils disent tous que çà me distraira, mais je n’en crois rien...
Mettant la main sur son cœur.
Il y a là quelque chose pour une autre... qui ne s’en ira jamais...
MONSIEUR GAUCHER.
Un attachement ?...
TONY.
Solide !...
MONSIEUR GAUCHER.
Une jeune personne...
TONY.
Charmante.
MONSIEUR GAUCHER.
De l’esprit ?
TONY.
Et une grâce... Je la vois encore quand elle tricotait !...
MONSIEUR GAUCHER.
Ah ! elle tricotait...
TONY.
Comme une duchesse... elle avait été élevée avec un soin !... Malheureusement, je ne sais ce qu’elle est devenue... J’ai eu beau faire prendre des informations... Elle est peut-être morte de chagrin !
MONSIEUR GAUCHER.
Ou mariée à un autre.
TONY.
Ah ! oui... il y a encore çà... c’est ben possible.
MONSIEUR GAUCHER.
Raison de plus pour que monsieur cherche à se consoler... À propos, monsieur veut-il voir le menu du dîner ?
TONY.
Ah ! çà m’est bien égal.
MONSIEUR GAUCHER, souriant.
Vous serez content... J’ai mis la matelote normande en regard du jambon glacé... les suprêmes... un petit canard aux olives...
TONY, frappé.
Hein ? qu’est-ce que vous dites ?
MONSIEUR GAUCHER.
J’ai dit un petit canard aux olives.
TONY.
Un petit canard !...
MONSIEUR GAUCHER.
Si vous en voulez un gros ?...
TONY.
Un gros canard !...
Lui serrant la main.
Monsieur Gaucher, je n’ai qu’un mot à vous dire... s’il en paraît jamais sur ma table, je vous fais sauter par la fenêtre, l’un portant l’autre...
MONSIEUR GAUCHER, reculant.
Hein ? par la fenêtre !
Haut.
Certainement... si j’avais su que monsieur avait un dégoût et un antidote pour cette malheureuse volatile, je ne me serais pas permis...
TONY.
C’est bon... Sortez, Gaucher !
MONSIEUR GAUCHER, à part.
Par exemple... qu’est-ce que les canards lui ont fait ? je vous le demande ?... Décidément cet homme là est très systématique.
Il sort.
Scène III
TONY, seul
Cet imbécile ! avec son canard ! il m’a fait venir la chair de poule !... C’est comme un fait exprès... me parler de çà... aujourd’hui qu’il y a juste cinq ans... Aussi, cette nuit, je n’ai rêvé que canards... j’en voyais de toutes les couleurs... ils me poursuivaient... Ah ! Dieu ! c’est terrible d’être honnête et d’avoir un crime sur la conscience. J’espérais toujours que le hasard me ferait découvrir le pauvre diable que j’ai dévalisé, mais je ne l’aurais pas reconnu seulement, je l’ai à peine entrevu !... Dieu ! quel effet çà m’a fait, quand j’ai vu sur les journaux mon jugement et mon exécution... heureusement qu’on ne s’est jamais douté qui c’était... Ils avaient mis un quidam inconnu...
Air : Voulant par ses œuvres.
Triste souv’nir que rien n’efface...
Pour un brav’ homme quel coup fatal,
Être pendu par contumace !...
Çà n’ paraît pas, mais çà fait mal !...
Avec l’ temps l’ chagrin s’oublie
Quand au bonheur on est rendu ;
Mais une fois qu’on est pendu,
On s’en souvient toute la vie.
Et ma pauvre Anna... Je ne la reverrai plus... Ah ! c’est fini... n’y a pas de fortune qui puisse consoler de ces coups là.
Il laisse tomber sa tête dans ses deux mains et s’appuie sur la table.
Scène IV
TONY, ANNA, entrant par le fond et regardant de tous côtés
Anna est vêtue en bonne, avec une robe d’indienne et un petit tablier blanc.
ANNA, sans voir Tony.
Ah ! mon Dieu, c’est trop beau... je n’aurai pas jamais assez de bonheur pour entrer dans une si grande maison...
Apercevant Tony.
Ah ! v’là quelqu’un.
TONY, assis, sans se retourner.
Qu’est-ce que c’est ?...
ANNA, les yeux baissés.
Pardon... Monsieur... je cherche Monsieur Gaucher, le maître d’hôtel... Il a fait demander une femme de chambre...
TONY.
Ah ! c’est la femme de chambre... c’est bien... ma petite... D’où sortez-vous ?
ANNA, toujours les yeux baissés.
De chez nous, monsieur, je n’ai encore été chez personne...
TONY, se levant un peu.
Ah ! diable... je tiens à de bons certificats, moi... je tiens...
Il la regarde.
Ah ! mon Dieu... qu’est-ce que j’ai vu là !...
ANNA.
J’en étais sûre... me voilà encore renvoyée...
TONY, hors de lui.
Et la voix !... c’est-il possible !...
La prenant vivement par la main.
Regardez-moi... regardez-moi donc...
ANNA.
Comment, monsieur...
Elle lève les yeux.
Ô ciel !... c’est lui... Tony...
Elle se jette dans ses bras.
DUO.
Air : Disposez, Monsieur Sans-Gêne.
Je n’ose le croire encore :
Est-ce toi, mon cher Tony ?
TONY.
Oui, c’est moi, Dieu merci,
Puisque je r’vois cell’ que j’adore...
Faut que j’ t’embrasse, et tout d’suite...
ANNA.
Tu perds l’esprit... Que fais-tu ?
TONY l’embrassant.
Je répare, ma p’tite,
Le temps perdu.
Dieu ! je m’sens suffoquer,
L’cœur va m’manquer
Tant il palpite...
ANNA.
Quoi ! tu n’étais pas mort
J’te r’vois encor
Ah ! quel transport !
Ensemble.
TONY.
Non, non, (six fois.) je n’suis pas mort !
ANNA.
Je puis t’aimer encor...
Quel heureux coup du sort
J’te r’vois encor,
Ah ! quel transport !
Ah ! çà monsieur... qu’est-ce que çà signifie d’être parti comme vous l’avez fait.
TONY, embarrassé.
Ah ! je m’en vais te dire... c’est que...
À part.
Maudit canard !... Je n’oserai jamais lui avouer...
Haut.
Je te conterai cela... Mais vous-mêmes, qu’est-ce que vous êtes devenus ? j’ai fait écrire au pays.
ANNA.
Ah ! c’est que nous avons eu des malheurs... Mon père a perdu sa place... mon oncle Biscott, que tu n’as pas connu, a été obligé de suspendre ses paiements, et il nous a emmenés à Paris, où il a repris son ancien état.
TONY.
Ah ! il fait toujours des brioches ?...
ANNA.
Oui... et moi je cherche à me placer, mais puisque tu es de la maison... tu pourras peut-être m’y faire entrer !... As-tu une bonne place ici ?...
TONY.
Une bonne place ?... mais oui... vu que je suis le maître...
ANNA.
Le maître !... Comment, ce M. Péterson...
TONY.
C’est moi... c’est le nom de mon associé que j’ai été obligé de prendre à sa mort...
ANNA.
Est-il possible ! moi qui venais pour être femme de chambre ! Ah ! mon Dieu ! vous êtes donc marié, monsieur ?
TONY.
Du tout... c’est-à-dire, je devais, parce que je croyais... mais c’est fini... tout est rompu... je ne me marie plus, ou plutôt... si fait, je me marie... mais c’est avec toi, ma petite Anna... Et l’hôtel, les voitures, les domestiques, je te donne tout, et le magot aussi : le prends-tu ?
ANNA.
Comment, Tony... je serai ta femme...
TONY.
Et çà ne sera pas long, tu vas voir...
Il appelle.
Hoé... monsieur Gaucher...
À Anna.
Je vais envoyer chercher ton père...
Appelant.
Monsieur Gaucher...
À Anna.
Et ton oncle le pâtissier...
Appelant et sonnant.
Monsieur Gaucher, Labricole ! diables de gens...
Air : Pan pan, Polichinelle.
Dindin... l’diabl’ les emporte !
Dindin... arrivez donc...
Dindin... j’mets à la porte...
Dindin... tout’ la maison...
Quand j’ n’ai besoin d’personne,
Ils sont tous sur mes pas ;
Depuis un’ heure que j’ sonne,
Ils ne paraîtront pas.
Scène V
TONY, ANNA, MONSIEUR GAUCHER, LABRICOLE, ANDRÉ, BENOÎT, LE GROOM, etc.
LE VALET.
Reprise de l’air.
Pourquoi crier d’ la sorte ?
Nous v’là. Qu’ voulez-vous donc ?...
Pourquoi crier d’ la sorte ?
V’là tout’ votre maison.
TONY.
Arrivez donc... mettez-vous là, et regardez bien mademoiselle...
LABRICOLE.
Ah ! c’est notre nouvelle camarade...
TONY, le regardant de travers.
Vot’ camarade... Tiens, cet animal... ah ! bien, on t’en donnera des camarades comme çà... Cocher, un peu plus de respect pour votre maîtresse...
TOUS.
Notre maîtresse !...
TONY, à monsieur Gaucher.
Oui, mon ami... c’est-elle !
MONSIEUR GAUCHER.
La jeune personne qui tricotait... Ah ! croyez que nous partageons votre bonheur...
TONY.
Du tout, je ne veux pas le partager : je le garde et j’entends que chacun ici lui obéisse comme à moi... Voilà ce que c’est que votre camarade, monsieur le cocher... parce qu’elle a un petit tablier !... monsieur Gaucher, dites à la femme de charge qu’elle prépare une toilette... Tout ce qu’il y a de plus beau... des robes de soie... des colliers de cachemire... des châles de diamants...
ANNA.
Des diamants ! ah ! Tony, je n’oserai jamais.
TONY.
Laisse donc... Je veux que tu aies des diamants gros comme çà ! Sa camarade, ce gros bouffi...
À Labricole.
Eh ! vite la voiture pour chercher mon beau-père, et mon oncle le pâtissier.
ANNA.
Vont-ils être étonnés !...
TONY.
Donne-lui l’adresse...
ANNA, à Labricole et le saluant.
C’est tout près d’ici, monsieur... Boulevard des Italiens, la boutique du pâtissier, n° 7, à côté du marchand de vin.
Tony lui fait signe qu’on ne salue pas un domestique.
LABRICOLE.
Le marchand de vin ; je connais çà.
Il sort.
ANDRÉ, arrivant d’un côté.
On demande monsieur à la caisse.
BENOÎT, accourant de l’autre.
On attend monsieur pour les signatures.
TONY.
Allons, je n’y pensais plus... C’est le jour des comptes... monsieur Gaucher, rien n’est changé... pour le dîner...
Bas.
Ah ! cependant qu’il n’en paraisse pas !
Haut.
Je vous donne à tous une année de gages pour boire à la santé de ma femme...
Embrassant Anna.
Adieu... adieu, ma petite Anna !...
Il sort.
TOUS, le suivant.
Vive madame Péterson !
Ils sortent.
Scène VI
ANNA, seule
Je n’en reviens pas ! quel changement... Je n’ose pas bouger de ma place... j’ai peur de me réveiller et que tout cela ne s’en aille comme c’est venu... çà serait dommage, car c’est bien gentil...
Elle se frotte les yeux.
Air : Voilà trois ans qu’en ce village (de Léocadie.)
Je vais enfin être sa femme !
Ah ! pour mon cœur quel doux moment !
Grâce à lui, j’vais d’venir grand’ dame ;
Je crains d’êtr’ gauche en commençant.
Dans un salon il faut que j’ brille ;
Il faut parler, chanter, danser ;
Mais quand on est jeune et gentille,
Cela vient sans y penser.
Oui, sans y penser.
J’aurai des rob’s comme une princesse,
J’aurai des bijoux, des diamants :
Mais pour partager not’ richesse,
Faudrait deux on trois p’tits enfants.
Mais si nous n’avions pas d’ famille,
À c’ bonheur, s’il fallait r’noncer...
Maison dit qu’ lorsqu’on est gentille,
Cela vient sans y penser.
Scène VII
ANNA, BERTRAM
BERTRAM, accourant.
Anna !... ma chère enfant !...
ANNA.
Ah ! vous v’là enfin, mon père... Vous savez la nouvelle ?
BERTRAM, étourdi.
Ne m’en parle pas... j’en suis comme un hébété... Avec çà que c’te voiture allait comme le vent, çà m’a étourdi...
L’embrassant.
Ma pauvre fille... te voilà donc heureuse à tout jamais.
ANNA.
Et vous donc mon père
BERTRAM.
Ce cher Tony !
ANNA.
Vous ne l’avez pas vu ?
BERTRAM.
Si fait, il m’attendait sur le perron... Il m’a sauté au cou ! Pauvre garçon, il m’a presque étouffé.
ANNA.
C’est un si bon cœur.
BERTRAM, montrant ses habits.
Pardi... vois comme il m’a habillé... du drap superbe !
Regardant l’appartement.
Ah ! çà, mais dis donc... c’est superbe au moins... Qui est-ce qui dirait qu’un petit pêcheur de harengs... Faut qu’il ait pris des poissons un peu plus gros. Il aura péché des baleines... car enfin il a des commis, des courtiers, des marrons...
ANNA, regardant dans le fond.
Eh ! bien, et mon oncle Biscott, qu’est-ce que vous en avez donc fait ?
BERTRAM.
Il ne se doute de rien... il était allé porter une commande de babas... mais on lui a renvoyé la voiture... Ah ! çà, on dine tard dans les grandes maisons, et l’émotion... moi...ça me creuse comme tous les diables... Fais-moi donc donner une goutte de quelque chose.
ANNA.
Ah ! dame, mon père, je n’ose pas demander.
BERTRAM.
Ah ! ben si tu te gênes chez toi, où seras-tu donc à ton aise ?
ANNA.
Attendez... je vais faire comme Tony.
Elle sonne.
Hoé ! monsieur Gaucher !
BERTRAM.
C’est çà... la petite voix et les grandes manières !
Scène VIII
ANNA, BERTRAM, MONSIEUR GAUCHER, une serviette sous le bras, DEUX DOMESTIQUES
MONSIEUR GAUCHER.
Madame a sonné ? que désire madame ?...
ANNA, embarrassée.
C’est-à-dire, ce n’est pas moi... monsieur... c’est monsieur mon père...
MONSIEUR GAUCHER, avec empressement.
Le père de madame... figure vénérable et touchante...
BERTRAM.
Il n’est pas question de ma figure, mon vieux, mais de mon estomac... Le dîner est encore éloigné, n’est-ce pas ? j’ai cassé la croûte de bonne heure, et...
MONSIEUR GAUCHER.
J’entends... le verre de vin de Madère...
Aux domestiques.
Vite, un plateau... ici, sur cette table.
À part.
Ça va faire une jolie famille... quelle figure cosmopolite !
On apporte un plateau avec des biscuits et des flacons ; Bertram s’assoit et se verse à boire.
UNE FEMME, entrant par la droite.
La toilette de madame est prête... Si madame veut passer dans son appartement...
ANNA, bas, à son père.
Dites donc, mon père.
BERTRAM.
Hein !...
ANNA, bas.
C’est ma femme de chambre... moi qui étais venue ici pour l’être...
En riant.
C’est-il drôle de me trouver la maîtresse !
BERTRAM, bas.
Allons, ne ris donc pas... Tiens ton quant à soi... Regarde-moi...
Il avale un second verre.
Je ne m’étonne de rien, moi... je vais toujours mon train.
ANNA, bas.
Je vas mettre mes diamants... Adieu, mon père.
Elle sort, suivie de la femme de charge. Monsieur Gaucher et les valets sortent par le fond.
Scène IX
BERTRAM, seul, buvant
Oui... va mettre tes odeurs... tes rubans... tes diamants... v’là les bijoux que j’aime, moi !
Il rit en se versant un verre de vin ; il boit.
Véritable Canaries : celui-là a traversé la mer... Allons, mon ami, il faut encore passer le tropique... Ce diable de Biscott qui n’arrive pas... je m’en vais lui secouer les oreilles... Ce drôle-là... je lui apprendrai à se faire attendre comme çà.
Scène X
BERTRAM, BISCOTT, en toilette, mais très pâle, et regardant de tous côtés d un air effaré
BISCOTT.
Ah ! c’est toi, frère... tu t’impatientais peut-être ?...
BERTRAM.
Du tout, mon bonhomme ; je disais : il a bien le temps.
Remarquant sa pâleur.
Eh ! mais, qu’est-ce que tu as donc ?
BISCOTT.
Je suis blême... pas vrai ? ce n’est point étonnant, mon cher... quand la nature souffre... la machine se détraque, et dans ce moment-ci... l’individu est détraqué... voilà le fait...
Lui prenant la main.
Chut !...
Regardant de tous côtés et baissant la voix.
Nous ne sommes pas en sûreté ici.
BERTRAM.
Chez mon gendre ? chez ce brave et estimable Tony ?
BISCOTT.
L’estimable Tony a un coquin chez lui.
BERTRAM.
Un coquin !...
BISCOTT.
Mon voleur d’il y a cinq ans... l’homme au canard... je viens de le voir...
BERTRAM.
Le canard ?...
BISCOTT.
En guêtres, et une plume à la bouche.
BERTRAM.
Est-il possible ?
BISCOTT.
Je m’étais perdu dans ce diable d’hôtel... je te cherchais de tous les côtés... j’arrive à une porte... Qu’est-ce que je vois, au milieu d’une foule de commis qui écrivaient mon voleur... mon scélérat... car je ne puis pas trouver de nom pour un monstre aussi immoral !... Il était là, debout... comptant de l’argent... comme si de rien n’était... avec un air riant... scélérat coquin !... Il disait quinze et six font vingt-trois, et dix font quarante-deux.
BERTRAM.
Il comptait de l’argent ah ! mon Dieu, si c’était le caissier de ce pauvre Tony !
BISCOTT.
J’en ai eu l’idée... çà m’a fait trembler pour la caisse...
BERTRAM.
Et tu ne lui as pas sauté au visage ?
BISCOTT.
Il me tournait le dos... je n’ai pas perdu la tête ; j’ai fait semblant de ne pas le voir ; j’ai refermé la porte... et me voilà !...
BERTRAM.
Et tu es de cette tranquillité-là... quand le misérable... Mais de quelle pâte es-tu, Biscott ?... Va vite trouver le maître d’hôtel, monsieur Gaucher, il n’est pas manchot... Qu’il fasse venir tout de suite le commissaire du quartier... avec une force suffisante.
BISCOTT.
Douze hommes... hein !... çà sera assez...
BERTRAM.
Quinze.
BISCOTT.
Et un sergent, çà fera seize.
BERTRAM.
Va donc vite... j’entends déjà toute la société...
Biscott sort de côté. Aussitôt les portes du fond s’ouvrent, plusieurs amis de Tony, donnant la main à des dames vêtues avec élégance, entrent en chantant le chœur suivant.
Scène XI
BERTRAM, dans un coin, HOMMES et FEMMES invités
CHŒUR.
Air : Vous me verrez te verre en main. (Contredanse.)
Célébrons voire heureux destin, (bis.)
Chantons, amis, chantons et l’amour et l’hymen.
Jeunes amans, jeunes époux,
Que net instant est doux
Pour vous !
Bientôt ce nœud charmant fera plus d’un jaloux !
Scène XII
LES MÊMES, TONY, donnant la main à ANNA, qui est très parée, et qu’il présente à tous ses amis
TONY.
Suite de l’air.
Voilà celle que j’aime
À mon bonheur extrême
Je n’ose croire encor !
Que d’ grâc’s ! que d’ gentillesse !
Il n’est point de richesse
Qui vaille un pareil trésor.
CHŒUR.
Célébrons votre heureux destin. (bis.)
TONY, allant à Bertram.
Messieurs, mesdames, le beau-père que je vous présente... un bon enfant... un bon vivant...
BERTRAM, aux amis qui l’entourent.
Bien flatté... messieurs et mesdames, de l’honneur...
TONY.
Et notre cher oncle que je n’ai jamais vu, où est-il donc ? que je renouvelle connaissance.
BERTRAM.
Il va venir... ah ! çà, dis donc, Tony, j’ai à te parler avant le dîner.
TONY.
Pour le contrat... ah ! le notaire est prévenu...
Scène XIII
LES MÊMES, BISCOTT, revenant auprès de Bertram
BISCOTT, bas.
On y est allé...
BERTRAM, bas.
C’est bon... ah ! çà, regarde bien toutes ces figures là... pour voir si ton coquin n’y est pas...
ANNA, l’apercevant.
Ah ! v’là mon oncle...
TONY, s’avançant.
L’oncle Biscott...
BERTRAM, à Biscott.
Va donc embrasser ton neveu...
BISCOTT.
Certainement... mon cher neveu... c’est une grande satisfaction... pour... la... pour... le...
Ils se sont avancés tous deux au milieu du théâtre, les bras ouverts ; Biscott envisage Tony et reste stupéfait : ils restent tous les deux les bras suspendus en l’air.
BISCOTT, effrayé et d’une voix étouffée.
Ah ! là, là... ah ! là, là...
TONY, regardant derrière lui.
Eh ! bien, qu’est-ce qu’il a donc ?
ANNA.
Est-ce qu’il se trouve mal...
Air : En croirai-je mes yeux ? (des Manteaux.)
BERTRAM.
Eh ! mais, quelle frayeur ?
BISCOTT, bas à Bertram.
C’est lui-même, c’est mon voleur !
Allons-nous-en ; je meurs de peur.
BERTRAM, en colère.
Quoi ! Tony ! qu’ dites vous ?
Lui qui veut être son époux.
Qu’il craigne mon courroux.
BERTRAM, avec force et parlant.
Plus de mariage !...
ANNA, pleurant.
Comment, mon père
BERTRAM, parlant.
Non !
Ensemble.
ANNA, désolée.
Grand Dieu ! qu’ai-je entendu ?
Tout est fini, tout est rompu.
Hélas ! que mon cœur est ému !
Quelque malin démon
Sans doute a troublé leur raison,
Et me porte guignon.
TONY.
Grand Dieu ! qu’ai-je entendu ?
Tout est fini, tout est rompu.
D’honneur je reste confondu.
Quelque malin démon
Sans doute a troublé leur raison,
Et me porte guignon.
CHŒUR.
Grand Dieu ! qu’ai-je entendu ?
Tout est fini, tout est rompu.
D’honneur je reste confondu.
Cela n’a pas de nom.
Sans doute qu’un malin démon
A troublé leur raison.
BERTRAM et BISCOTT.
Vous m’avez entendu.
Tout est fini, tout est rompu.
Je pars comme je suis venu.
Je suis doux, je suis bon ;
Mais qu’à l’honneur on fass’ faux bond
Je suis comme un lion.
ANNA.
Qu’avez-vous donc ? mon père, apaisez-vous.
Vraiment je crois qu’ils sont devenus fous.
TONY.
Mais qu’avez-vous ? pourquoi ce courroux ?
Vraiment je crois qu’ils sont devenus fous.
CHŒUR.
Parlez, parlez, de grâces expliquez-vous.
Allons, messieurs, calmez votre courroux.
BERTRAM, indigné.
Viens-t-en... Anna... allons, sortons.
TONY, les retenant.
Non... vous ne sortirez pas que vous ne vous soyez expliqués... À la fin de tout ça... je sors de mon caractère... et vous me direz tout de suite ce qui s’oppose à not’ mariage...
BERTRAM.
Vous le voulez...
TONY et ANNA.
Oui.
BERTRAM, à Biscott.
Puisqu’il le veut, dis-lui çà, Biscott.
BISCOTT.
Non, dis-lui, toi... Tu es tout porté.
BERTRAM, le poussant.
Eh ! va donc.
BISCOTT.
Voici ce que c’est, monsieur...
Aux invités.
Éloignez-vous un peu... C’est une affaire de famille...
À Tony et le regardant en face.
Vous ne me remettez pas ?
TONY.
C’te question ? je ne vous ai jamais vu ?
BISCOTT.
Çà ne fait rien... Vous saurez, monsieur, qu’il se trouve que j’ai chez moi un petit animal...
TONY.
Un petit animal ?...
À part.
Que c’est bête ! Quel rapport !...
BISCOTT.
C’est gentil, çà mange de tout, et si çà ne vous faisait rien... je voudrais m’en défaire.
TONY.
Eh ! ben alors, faut le vendre.
BISCOTT.
Ab ! ben, oui... mais j’en veux avoir le prix qu’il m’a coûté, si çà ne vous faisait rien.
TONY.
Qu’est-ce que vous voulez que çà me fasse ?
BISCOTT, d’un ton mystérieux.
Vous rappelez-vous certain canard ?... Regardez-moi.
TONY.
Un canard...
BISCOTT.
Regardez-moi bien.
TONY, reculant.
Dieu !... il serait possible... Comment ! ce serait vous... il y a cinq ans... dans le bois... en manteau...
BISCOTT.
Là... voyez-vous, qu’il me reconnaît ?
TONY.
Je crois bien... Ah ! que je suis heureux que çà se soit passé en famille !...
Il va pour lui sauter au cou.
BISCOTT, reculant.
Eh ! bien, par exemple...
TONY.
Oh ! à présent que je vous tiens, je n’ai plus peur... je ne vous quitte pas que vous ne m’ayez rendu justice.
BISCOTT.
Et moi, mes soixante guinées.
TONY.
Soixante guinées... laissez donc... il y en a bien d’autres... Imaginez-vous que c’est ce petit coquin de Dick... Je croyais que c’était un commerce permis... Apres çà je me suis sauvé, c’est vrai... parce que la justice... Mais pour vous faire du tort, j’en suis incapable, et quant à ce qui vous appartient, je l’ai fait valoir... et j’ai là deux mille guinées à vous...
BISCOTT.
Deux mille guinées ! Il paraît que le volatile a fait des petits...
BERTRAM.
Ce cher Tony !...
À Biscott.
Eh ! bien, qu’est-ce que tu venais donc me dire, avec tes histoires de voleur... je savais bien qu’il était impossible... Ce cher ami... Il est clair que c’était un mal entendu.
BISCOTT, l’embrassant aussi.
Un long malentendu... voilà tout ; un malentendu de cinq ans.
TONY.
Ah !... Je ne rêverai donc plus canard, et je pourrai en manger... Le plus pressé est de nous mettre à table, car il arriverait encore quelques diableries...
Scène XIV
LES MÊMES, MONSIEUR GAUCHER
MONSIEUR GAUCHER, à Bertram.
Monsieur... le commissaire de police est là.
TONY.
Hein ?
BERTRAM.
Qu’est-ce que c’est ? qui est-ce qui a demandé un commissaire ?
À Biscott.
Est-ce que tu as demandé un commissaire, toi ?
BISCOTT.
Par exemple... et pourquoi faire, donc
BERTRAM, à Tony.
Vous avez demandé un commissaire ?
TONY, à Anna.
Du tout. Est-ce que tu as demandé...
BISCOTT, à Anna.
Ah !... j’ai demandé un commissaire... pour aller chercher le notaire : c’est encore un malentendu.
Passant entre eux.
Ô mes enfants ! nous voilà donc enfin réunis : mariez-vous, soyez heureux, si c’est possible, et si vous avez des enfants un jour, comme vous en êtes bien capables, pour leur faire aimer la vertu, parlez leur souvent de votre oncle Biscott ; racontez-leur l’histoire du canard : çà vaudra bien les contes de la mère l’Oie.
CHŒUR.
Cabrons votre heureux destin, etc.
BISCOTT, présentant Tony au public.
Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.
Pardonnez-lui les bêtis’s qu’il a faites,
Quand il était pécheur de son métier.
TONY, présentant Biscott.
Excusez-le, s’il a fait des boulettes,
C’est son état, puisqu’il est pâtissier.
Ne m’ forcez pas d’ rentrer en Angleterre,
Quand j’y péchais, j’avais trop de malheur...
BISCOTT.
Laiss’ donc tranquill’, j’ suis sûr que le parterre
Ne veut pas la mort du pécheur.
CHŒUR.
Célébrons, etc.