L’Été des coquettes (DANCOURT)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 12 juillet 1690.
Personnages
ANGÉLIQUE
LISETTE, suivante d’Angélique
CIDALISE, amie d’Angélique
DES SOUPIRS, maître à chanter
L’ABBÉ CHEUREPIED
LA COMTESSE DE MARTIN-SEC
MONSIEUR PATIN, financier
CLITANDRE
JASMIN, laquais d’Angélique
LA FLEUR, laquais de monsieur Patin
La Scène est dans la Maison d’Angélique.
Scène première
ANGÉLIQUE, LISETTE
LISETTE.
Oh çà, madame, parlons un peu raison, s’il nous est possible.
ANGÉLIQUE.
Oh, ma chère enfant ! laisse-moi en repos, je te prie ; le seul mot de raison me fait mourir à mon âge, faite comme je suis, je passerais pour folle dans le monde, si l’on me soupçonnait seulement de savoir ce que c’est que la raison.
LISETTE.
Hé bien, soit ; parlons donc caprice, puisque le terme de raison vous effarouche. Comment vous accommodez-vous de celui qui a pris à madame votre mère de vouloir vous faire épouser votre vieux cousin ?
ANGÉLIQUE.
Le mieux du monde. Ma mère me passe tant de bagatelles ; je serais bien injuste de ne lui pas souffrir au moins la liberté de vouloir certaines choses.
LISETTE.
Quoi ! vous l’épouserez ?
ANGÉLIQUE.
Nullement.
LISETTE.
Et madame votre mère ?
ANGÉLIQUE.
Je serai toujours complaisante et soumise à ses volontés ; je me ferai un devoir de lui obéir aveuglément : mais je prendrai si bien mes mesures, que monsieur mon cousin ne voudra point de moi.
LISETTE.
Il n’y a rien de mieux imaginé.
ANGÉLIQUE.
Je ne regarde le mariage qu’avec frayeur ; ce que j’en entends dire me fait frémir ; c’est un engagement que mille personnes se repentent d’avoir pris, et dont aucune n’est satisfaite. Il n’est point de femmes qui s’en louent, et les plus modestes croient beaucoup faire de ne pas s’en plaindre.
LISETTE.
Ma foi, je ne suis pas de votre sentiment ; ce que j’entends dire du mariage ne m’en dégoûte point du tout, et ce que j’en imagine me paraît tout à fait joli.
ANGÉLIQUE.
Tu feras bien de t’en tenir à l’imagination, pour n’être pas détrompée.
LISETTE.
Vous n’avez pas toujours été dans ce goût-là, et Clitandre...
ANGÉLIQUE.
Le temps du départ est venu bien à propos ; sans le voyage d’Allemagne, j’aurais peut-être fait l’extravagance de l’épouser.
LISETTE.
Mais vous l’aimez ?
ANGÉLIQUE.
Je ne sais : il ne m’ennuie pas tant qu’un autre ; je lui trouve plus d’esprit, des manières plus tendres et plus insinuantes, la conversation plus enjouée, le cœur mieux fait...
LISETTE.
Vous aviez du plaisir à le voir ?
ANGÉLIQUE.
Oui.
LISETTE.
Vous receviez ses lettres avec joie ?
ANGÉLIQUE.
Oui.
LISETTE.
Son absence vous fait peine ?
ANGÉLIQUE.
D’accord.
LISETTE.
Les dangers où il peut être exposé vous causent de l’inquiétude ?
ANGÉLIQUE.
Beaucoup, je te l’avoue.
LISETTE.
Et vous ne savez si vous l’aimez ?
ANGÉLIQUE.
Non : il me semble que je n’aime personne.
LISETTE.
Mort de ma vie ! la voix publique est donc bien injuste !
ANGÉLIQUE.
Comment ?
LISETTE.
Elle vous accuse d’aimer tout le monde.
ANGÉLIQUE.
Non, de bonne foi, je n’aime personne : mais je suis ravie d’être aimée ; c’est ma folie, j’en demeure d’accord.
LISETTE.
C’est celle de toutes les jolies femmes, et vous êtes folle à meilleur titre que pas une.
ANGÉLIQUE.
Cependant je ne suis point coquette, et tout ce que je fais n’est que simple curiosité.
LISETTE.
Curiosité ?
ANGÉLIQUE.
Oui : je me plais à connaître les différents effets que l’esprit et la beauté peuvent produire dans les cœurs.
LISETTE.
N’entre-t-il point aussi un peu de malice dans votre fait ?
ANGÉLIQUE.
Quelquefois. Mon maître à chanter, par exemple, je ne serai point contente que je ne l’aie fait mettre aux petites-maisons.
LISETTE.
Vous lui fîtes passer dernièrement une bonne nuit sous vos fenêtres.
ANGÉLIQUE.
Si la pluie n’avait cessé, je ne lui aurais donné audience qu’à onze heures du matin.
LISETTE.
Ma foi, madame, vous n’avez point de conscience : il était percé jusqu’aux os.
ANGÉLIQUE.
Ne suis-je pas heureuse, de savoir me divertir de toutes sortes d’originaux ?
LISETTE.
Oui vraiment, et je commence à connaître qu’une fille d’esprit n’a jamais le loisir de s’ennuyer.
ANGÉLIQUE.
Il est bon de s’accommoder aux temps et aux situations où l’on se trouve.
LISETTE.
Vous avez raison.
ANGÉLIQUE.
Tant que durera la guerre, si l’on ne s’humanisait un peu, on mourrait d’ennui tout l’été.
LISETTE.
Assurément.
ANGÉLIQUE.
Il faut se faire une occupation dans la vie.
LISETTE.
Il n’y a rien de plus louable.
ANGÉLIQUE.
J’y trouve une espèce de mérite même ; on polit un homme de robe, on apprend à vivre à un abbé, on met un jeune homme dans le monde, l’hiver vient insensiblement, et l’on se trouve dans son centre.
LISETTE.
Que la conduite est une belle chose !
Scène II
ANGÉLIQUE, LISETTE, JASMIN
JASMIN.
De la part de monsieur Patin, madame.
ANGÉLIQUE.
Qu’on fasse entrer. Il m’envoie l’argent que je lui gagnai hier au soir.
Scène III
ANGÉLIQUE, LISETTE, LA FLEUR
ANGÉLIQUE.
Ton maître est bien exact.
LA FLEUR.
Il serait venu lui-même, madame, mais il a eu ce matin des affaires au grand Bureau.
ANGÉLIQUE lit.
« Vous m’avez ruiné, madame, et je ne puis payer comptant que deux cent pistoles. Je vous envoie, pour nantissement des cents autres, un diamant que vous avez trouvé beau, et que je reprendrai pour mille écus toutes fois et quantes. Fait à Paris, en mon Bureau, l’an de grâce 1690, et du Bail courant le troisième. »
CÉSAR-ALEXANDRE PATIN.
LISETTE.
Les beaux noms pour un financier !
ANGÉLIQUE.
Voilà des manières tout à fait galantes.
LISETTE.
Et très solides. Il y a peu de gens qui puissent écrire si noblement.
ANGÉLIQUE.
Prenez cette bourse, Lisette, et donnez dix louis à ce valet de chambre.
LA FLEUR.
Voilà le diamant, madame.
ANGÉLIQUE.
Dis à ton maître que je veux souper ce soir avec lui. S’il ne vient pas, nous nous brouillerons ensemble.
LISETTE.
César-Alexandre Patin est un financier fort bon à décrasser, madame.
ANGÉLIQUE.
C’est à moi qu’il est redevable du peu de noblesse qu’il commence à mettre dans ses manières.
LISETTE.
Hé ! madame, voilà Cidalise. Il y a mille ans que vous ne l’avez vue.
Scène IV
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LISETTE
ANGÉLIQUE.
Eh bonjour, mon aimable petite ! Et d’où sortez-vous ?
CIDALISE.
J’aurai tout le temps de vous le dire ; je viens passer avec vous toute la journée.
ANGÉLIQUE.
J’en suis ravie !
LISETTE.
Nous ne nous ennuierons pas aujourd’hui.
CIDALISE.
Nous dînerons aux bougies, premièrement ; j’ai des chagrins que je veux dissiper par quelque plaisir extraordinaire.
ANGÉLIQUE.
Tu seras contente. Es-tu mariée ?
CIDALISE.
Le ciel m’en préserve !
ANGÉLIQUE.
Et ton vieux tuteur est-il mort ?
CIDALISE.
Non : c’est un tuteur éternel.
ANGÉLIQUE.
Te veut-il toujours épouser ?
CIDALISE.
Il me persécute plus que jamais.
ANGÉLIQUE.
Me hait-il toujours ?
CIDALISE.
En perfection : il est pour vous ce que votre mère est pour moi.
ANGÉLIQUE.
Ma mère est à la campagne.
CIDALISE.
Et mon persécuteur aussi.
LISETTE.
L’heureuse rencontre !
CIDALISE.
Lisette, donne cette pistole à mes porteurs ; tant qu’elle durera, qu’ils ne sortent point du cabaret.
LISETTE.
Cela est de fort bon sens.
Scène V
ANGÉLIQUE, CIDALISE
ANGÉLIQUE.
Hé bien, ma chère enfant, comment vont tes affaires ?
CIDALISE.
Tout à fait mal, et je suis à la veille de prendre le parti d’un couvent.
ANGÉLIQUE.
Le parti d’un couvent !
CIDALISE.
Quand on ne peut vivre heureusement au monde, n’est-ce pas être sage d’y renoncer ?
ANGÉLIQUE.
Eh ! qui t’empêche d’être heureuse ?
CIDALISE.
Le testament de mon père, qui m’attache à ce que je hais, et qui ne me permet pas d’être à ce que j’aime.
ANGÉLIQUE.
Quoi ! tu t’amuses à aimer ? Es-tu folle ? à ton âge aimer ! tu n’y songes pas.
CIDALISE.
Comment donc ?
ANGÉLIQUE.
Je ne m’étonne pas que tu te trouves malheureuse.
CIDALISE.
Est-ce que tu n’aimes pas, toi ?
ANGÉLIQUE.
Non, vraiment. Je souffre qu’on m’aime ; et quand je ne me fâche point de me l’entendre dire, je prétends qu’on m’a grande obligation.
CIDALISE.
Nous ne nous ressemblons donc guère ; car, pour moi, je sais toujours gré aux personnes qui m’aiment ; et, de tous ceux qui me l’ont dit, je n’ai jamais haï que mon tuteur.
ANGÉLIQUE.
Tu as donc grand nombre d’amants ?
CIDALISE.
Oui, mais je n’en aime qu’un ; et s’il m’aime toujours, je l’aimerai toute ma vie.
ANGÉLIQUE.
Et quel est cet heureux mortel ?
CIDALISE.
Tu ne le connais pas ?
ANGÉLIQUE.
Peut-être : on le nomme ?
CIDALISE.
Je n’ai rien de caché pour toi, on l’appelle Clitandre.
ANGÉLIQUE.
Clitandre, dites-vous ?
CIDALISE.
Tu le connais ?
ANGÉLIQUE.
Il n’est pas impossible qu’il y ait plus d’un Clitandre dans le monde.
CIDALISE.
Celui que je connais est le vrai Clitandre : mais son nom m’a paru vous embarrasser ; vous le connaissez assurément.
ANGÉLIQUE.
C’est un jeune homme assez bien fait.
CIDALISE.
Tout des mieux faits.
ANGÉLIQUE.
Spirituel et de bon goût.
CIDALISE.
Plein d’esprit et de délicatesse.
ANGÉLIQUE.
D’une conversation agréable.
CIDALISE.
Qui ne m’a jamais ennuyée.
ANGÉLIQUE.
Il est de famille de robe.
CIDALISE.
Oui, mais il ne laisse pas d’aller à l’armée.
ANGÉLIQUE.
Volontaire.
CIDALISE.
Vous le connaissez ; c’est lui-même. Parlez, m’est-il fidèle ? ne me déguisez rien. Me trompe-t-il ? vous le savez.
ANGÉLIQUE.
Mais vraiment, à ce compte, il faut qu’il trompe l’une de nous deux.
CIDALISE.
Ah ! je suis malheureuse, il vous aime.
ANGÉLIQUE.
Il me le jurait encore la veille de son départ.
CIDALISE.
La veille de son départ !
ANGÉLIQUE.
Il n’y a guère plus d’un mois.
CIDALISE.
Un mois, dites-vous ? Ah ! je respire. Vous êtes la plus trompée ; il n’y a que quinze jours qu’il s’en est allé.
ANGÉLIQUE.
Comment ?
CIDALISE.
Tout le monde le croyait parti comme vous ; mais il a été quelque temps caché dans une maison voisine de la nôtre, dont les fenêtres répondaient aux miennes.
ANGÉLIQUE.
Cela est fort passionné. Et que faisait-il dans cette maison ?
CIDALISE.
Il passait les jours à m’écrire, et les nuits à m’entretenir.
ANGÉLIQUE.
Ah ! je n’en appelle plus. Je suis la sacrifiée : voilà filer le parfait amour.
CIDALISE.
Tu vas être en colère contre moi ?
ANGÉLIQUE.
Moi, mon enfant ? Je donnerais tous les hommes du monde pour une amie. Un amant de moins n’est pas une affaire, et ma cour n’est que trop nombreuse.
CIDALISE.
Que tu es heureuse !
Scène VI
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LISETTE
LISETTE.
Voilà votre petit maître à chanter, madame.
ANGÉLIQUE.
Je ne prendrai point de leçon aujourd’hui.
LISETTE.
Ah, madame ! ne lui faites pas perdre son étalage. Il est paré, poudré, beau comme un Adonis ; il a du blanc, du rouge, et des mouches.
CIDALISE.
Ah, ma bonne ! en faveur du rouge et des mouches, il ne faut pas le renvoyer. Il nous réjouira.
LISETTE.
Ce serait un petit homme à s’aller pendre.
ANGÉLIQUE.
Mais je ne suis point en humeur de chanter, Lisette.
LISETTE.
Qu’importe ? il vous fredonnera quelques airs nouveaux.
CIDALISE.
Je serai ravie de l’entendre.
ANGÉLIQUE.
Les cœurs tendres sont pour la musique : qu’il entre.
CIDALISE.
Clitandre te tient au cœur : quelque mine que tu fasses, tu es fâchée contre moi.
ANGÉLIQUE.
Eh ! fi, fi, tu te moques. Moi, fâchée pour la perte d’un soupirant ! j’en ai tous les jours une vingtaine de renvoi dans mon antichambre. Approchez, monsieur Des Soupirs, approchez.
Scène VII
ANGÉLIQUE, CIDALISE, DES SOUPIRS, LISETTE
CIDALISE.
Ah, ma bonne ! quel excès de magnificence ! je croyais que la danse seule pouvait suffire à de si grands airs.
ANGÉLIQUE.
La danse a tenu quelque temps le haut du pavé ; mais, monsieur Des Soupirs fait prendre le pas devant à la musique.
LISETTE.
Ah ! cela n’est-il pas juste ? c’est la musique qui fait aller la danse ; mais la danse ne fait point chanter la musique.
CIDALISE.
C’est une vérité incontestable.
LISETTE.
Assurément ; et par toutes sortes de raisons, les Chevaliers de C Sol ut doivent l’emporter sur les marquis de la capriole.
DES SOUPIRS.
Je me suis donné un carrosse depuis quelques jours, madame.
ANGÉLIQUE.
Un carrosse, monsieur Des Soupirs ! voilà une manière belle pour la médisance. Combien de femmes vont être soupçonnées d’avoir part à cet équipage !
DES SOUPIRS.
Vous ne sauriez croire, madame, tous les contes qui s’en font déjà, et les plaisanteries qu’on m’en dit à moi-même.
CIDALISE.
Elles n’ont rien de désavantageux pour vous, et vous êtes toujours le héros de tous les contes qu’on peut faire.
DES SOUPIRS.
Madame !
LISETTE.
Mais, vous ne parlez point à monsieur, de son teint. Où le prend-il, madame ? On peut dire qu’aussi bien que les mouches il est assurément de la bonne faiseuse.
ANGÉLIQUE.
Tais-toi donc, folle.
LISETTE.
Monsieur Des Soupirs est bon prince, madame, il entend raillerie, autant qu’homme du monde.
CIDALISE.
Mais voyez donc, madame, qu’il est bien fait, et qu’il a bon air !
DES SOUPIRS.
Madame !
CIDALISE.
Qu’il soutient spirituellement tous les compliments qu’on lui fait !
DES SOUPIRS.
Madame !
ANGÉLIQUE.
Comment, ma chère ! c’est son moindre talent que la musique.
DES SOUPIRS.
Madame !
CIDALISE.
Qu’il y a de délicatesse dans tout ce qu’il dit !
LISETTE, à part.
Voilà un pauvre petit diable en bonne main.
DES SOUPIRS.
À vous parler naturellement, madame, je n’ai jamais regardé la musique que comme un amusement.
ANGÉLIQUE.
N’a-t-il pas raison ?
DES SOUPIRS.
J’étais né pour toute autre chose ; mais je ne me repends point du parti que j’ai pris, puisqu’il me donne quelquefois les moyens d’être auprès de madame.
CIDALISE.
Ah ! voilà du plus tendre et du plus délicat.
ANGÉLIQUE.
Malgré la guerre et la saison, je ne manque pas de fleurettes, comme tu vois.
DES SOUPIRS chante.
Le printemps de Paris chassera les plumets,
Les ardeurs de l’été feront tarir la Seine ;
Mais sans adorateurs jamais
Nulle saison ne surprendra Climène.
ANGÉLIQUE.
Ah ! que cela est joliment tourné !
CIDALISE.
C’est un impromptu, je crois.
DES SOUPIRS.
Oui, madame.
ANGÉLIQUE.
Climène, c’est moi, apparemment ?
DES SOUPIRS.
Oui, madame.
CIDALISE.
Je ne croyais pas que monsieur Des Soupirs fît des vers.
LISETTE.
Cela vous étonne ? Fou, musicien et poète, qui dit l’un, dit l’autre : c’est la même chose.
CIDALISE.
Poète et musicien ! Il pourrait faire tout seul un opéra.
ANGÉLIQUE.
Ne pensez pas railler ; il réussirait mieux qu’un autre.
CIDALISE.
Je ne raille point.
ANGÉLIQUE.
Allons, monsieur Des Soupirs, chantez-nous quelque air nouveau, je vous prie, de votre composition.
DES SOUPIRS.
Voulez-vous prendre votre théorbe, madame ?
ANGÉLIQUE.
Je ne saurais.
DES SOUPIRS.
Vous ne chanterez pas, madame ?
ANGÉLIQUE.
Non, je vous prie de m’en dispenser.
LISETTE.
La voix de madame a la migraine. Chantez.
DES SOUPIRS chante.
Que je hais la clarté du jour !
Que cette nuit m’a paru belle !
Favorable à mon tendre amour,
Elle m’a fait revoir ma bergère fidèle ;
Et le soleil par son retour,
M’a forcé de m’éloigner d’elle.
LISETTE.
Ma foi, vous fûtes pourtant bien mouillé, et le soleil ou un fagot ne vous aurait point incommodé.
DES SOUPIRS.
Cet endroit n’exprime-t-il pas bien le chagrin qu’on a de quitter ce qu’on aime ?
Et le soleil par son retour,
M’a forcé de m’éloigner d’elle.
ANGÉLIQUE.
Cela est parfait.
DES SOUPIRS.
Les paroles, que vous en semble ?
CIDALISE.
Elles sont d’une grande beauté.
ANGÉLIQUE.
Et tout à fait dans la nature.
DES SOUPIRS.
Elles sont vraies, du moins, et je sais la chose d’original.
CIDALISE.
Je l’entends ; il en est l’auteur et le sujet.
DES SOUPIRS.
Madame...
ANGÉLIQUE.
Avec quelle modestie il s’en défend ! Au moins, monsieur Des Soupirs, je veux que vous me donniez cet air.
DES SOUPIRS.
Quand il vous plaira, madame.
CIDALISE.
J’en retiens un ; mais je veux savoir l’aventure.
ANGÉLIQUE.
Entrez dans mon cabinet, et faites-en deux copies en attendant qu’on nous serve. Vous dînerez avec nous.
DES SOUPIRS.
Madame !
ANGÉLIQUE.
Conduisez-le dans mon cabinet, Lisette ; il y trouvera tout ce qu’il lui faut.
LISETTE.
Allons, venez, petit fripon. Cela est plus heureux qu’un honnête homme.
Scène VIII
ANGÉLIQUE, CIDALISE
CIDALISE.
Tu n’es pas bonne, au moins.
ANGÉLIQUE.
Te crois-tu meilleure que moi ?
CIDALISE.
Je n’ai fait que te seconder.
ANGÉLIQUE.
Tu vois les plaisirs innocents que je me donne pendant l’absence du beau monde.
CIDALISE.
Ils sont innocents, il est vrai : mais penses-tu qu’on les regarde du bon côté ? Ces petits messieurs sont fanfarons ; ils ont trop peu d’esprit pour s’apercevoir qu’on les raille, et trop bonne opinion d’eux-mêmes pour ne pas croire qu’on les aime. Ils se font un honneur de le publier, et ne trouvent que trop de personnes qui, par bêtise ou par malice, sont faciles à persuader.
ANGÉLIQUE.
Ah ! que la morale a bonne grâce dans ta bouche, et que tu fais bien des réflexions ! Nous verrons, l’hiver qui vient, de tes maximes sur les écrans.
CIDALISE.
Fort bien, et l’on verra peut-être un tableau d’almanach de tes aventures.
ANGÉLIQUE.
J’en serais ravie, cela me ferait connaître à mille gens qui ne savent pas que je suis au monde.
Scène IX
CIDALISE, ANGÉLIQUE, LISETTE
LISETTE.
Monsieur Des Soupirs est content comme un petit roi, madame. Il est entré mystérieusement dans votre cabinet, comme si je l’eusse fait cacher, et je gagerais qu’il prend ceci pour une aventure dans les formes.
CIDALISE.
Tu vois que mes réflexions sont assez justes.
ANGÉLIQUE.
Je viens d’entendre arrêter un carrosse.
LISETTE.
C’est monsieur l’abbé, je l’ai vu par la fenêtre.
CIDALISE.
Quoi ! tu donnes dans les abbés, ma bonne, toi qui ne les pouvais souffrir ?
ANGÉLIQUE.
Veux-tu que je demeure seule ? Faute de meilleure compagnie, on s’accoutume à ces messieurs-là.
LISETTE.
Oh ! celui-ci n’est pas comme un autre ; il n’a point de bénéfices, et il n’a pris le petit collet que pour ne point marcher à l’arrière-ban.
ANGÉLIQUE.
Tais-toi donc, il va venir.
LISETTE.
Bon, bon, madame ; avant qu’il ait consulté son petit miroir de poche, mordu ses lèvres, arrangé les boucles de sa perruque, et pris l’avis de tous les laquais sur sa parure, il en a pour un bon quart d’heure sur l’escalier.
CIDALISE.
La plupart des jeunes abbés sont fous de leur ajustement.
LISETTE.
Jeune, madame ? Celui-ci a cinquante bonnes années, et je ne désespère pourtant pas qu’au premier jour, pour toucher le cœur de madame, il n’arbore le plumet, et ne se fasse cornette de cavalerie, s’il ne peut d’abord être capitaine.
ANGÉLIQUE.
Veux-tu te taire ? le voici.
CIDALISE.
Ah, ma chère enfant ! c’est le frère de mon tuteur.
ANGÉLIQUE.
Sauve-toi vite dans ma chambre : il ne t’a point vue ; je ne tarderai pas à m’en débarrasser. Eh bien ! Lisette, vous n’avez donc point dit là-bas que je ne voulais pas être au logis, et l’on me laisse monter tout le monde ?
LISETTE.
C’est monsieur l’abbé Cheurepied, madame.
ANGÉLIQUE.
Je ne dis plus rien, et l’ordre n’était pas pour lui.
Scène X
ANGÉLIQUE, LISETTE, L’ABBÉ
L’ABBÉ.
Je me donnerais cet ordre à moi-même si je croyais que ma présence vous fût importune, madame.
ANGÉLIQUE.
Oh ! pour cela, monsieur l’abbé, vous êtes bien persuadé qu’elle fait plaisir, qu’on ne vous voit jamais autant de temps que l’on voudrait. Mais quelle métamorphose ! je ne m’étonne pas si je vous ai d’abord méconnu : cette perruque allongée, le justaucorps violet bleu, la veste brodée. Vous allez à la campagne, apparemment ?
L’ABBÉ.
Non pas, madame.
ANGÉLIQUE.
Quoi ! pour demeurer à Paris vous vous mettez en habit de chasse ?
L’ABBÉ.
Ce n’est point un habit de chasse, madame.
LISETTE.
Et ne voyez-vous pas bien, madame, que c’est son habit à bonnes fortunes ?
ANGÉLIQUE.
Vous perdez l’esprit, Lisette.
L’ABBÉ.
Eh ! laissez-la dire, madame ; ces petites libertés font plaisir.
LISETTE.
Mais aussi, n’ai-je pas raison ? Il faut être tout un ou tout autre. Monsieur l’abbé, dans cet équipage, n’a l’air ni d’un bénéficier ni d’un homme d’épée, et il n’y a personne qui ne le prenne pour un animal amphibie.
L’ABBÉ.
Vous voyez par là, madame, que je tâche de m’accommoder à votre goût, et je m’éloigne autant qu’il m’est possible du petit collet et du manteau.
ANGÉLIQUE.
Vous ne sauriez me faire plus de plaisir.
LISETTE.
Ma foi, madame, le petit collet et le manteau ne gâtent rien : on se repent quelquefois de s’en être défait ; et c’est une espèce de housse, qui fait souvent honneur à ceux qui la portent.
L’ABBÉ.
Lisette est franche, madame, et il serait à souhaiter pour moi que vous fussiez aussi sincère.
ANGÉLIQUE.
Vous doutez que je le sois, monsieur l’abbé ?
L’ABBÉ.
Vos sentiments sont impénétrables, madame : on ne sait jamais comme on est avec vous.
ANGÉLIQUE.
Est-il si difficile de vous en apercevoir ? et ne voyez-vous pas que vous y êtes autant bien qu’une personne de votre caractère y doit être ?
L’ABBÉ.
Une personne de mon caractère ! Ah ! madame, je n’ai point encore de caractère.
LISETTE.
C’est un jeune enfant qui ne sait à quoi se déterminer.
L’ABBÉ.
Oui, madame, j’attends vos réflexions pour prendre les miennes : expliquez-vous, je vous prie. Vous ne dites mot, mes beaux yeux, mes beaux sourcils, ma belle reine.
LISETTE.
Monsieur l’abbé a raison, madame. Reprendra-t-il la housse ? voulez-vous qu’il se fasse mousquetaire ? Il ne tient qu’à vous d’arracher un cœur à la mollesse, et de donner un guerrier de plus à l’état.
ANGÉLIQUE.
Ah ! les belles malines, Lisette !
LISETTE.
Ah ! que la réponse est juste !
ANGÉLIQUE.
Que je mes voie de près, monsieur l’abbé, je vous prie.
L’ABBÉ.
Elles sont assez bien choisies.
ANGÉLIQUE.
Ah ciel !
L’ABBÉ.
Qu’avez-vous ?
ANGÉLIQUE.
Ah ! je n’en puis plus : un fauteuil.
L’ABBÉ.
Ma belle reine !
ANGÉLIQUE.
Un fauteuil, je me meurs ! Ah ! ah !
LISETTE.
Madame !
L’ABBÉ.
Quel mal imprévu... ?
ANGÉLIQUE.
Éloignez-vous de moi, monsieur l’abbé ; vous avez des odeurs. Ah !
L’ABBÉ.
Ce n’est que de la poudre de Chypre, madame.
ANGÉLIQUE.
Et c’est un poison qui me fait mourir. Sortez d’ici, je vous prie. Ah !
L’ABBÉ.
Mais il me semble que...
LISETTE.
Eh ! les vilains abbés avec leur poudre ! ils en portent exprès pour donner des vapeurs aux dames.
L’ABBÉ.
Mais, vraiment, j’en ai toujours ; et ce n’est que d’aujourd’hui que madame m’en fait reproche. Je m’étonne pour moi...
LISETTE.
Le beau sujet d’étonnement ! Les femmes sont capricieuses ; ne faut-il pas que leurs vapeurs le soient aussi ?
ANGÉLIQUE.
Ah ! me voilà malade pour quinze jours ! Ah ! monsieur l’abbé, vous êtes un cruel homme ! Eh ! sortez, encore une fois, si vous m’aimez.
L’ABBÉ.
Mes beaux yeux, je suis au désespoir.
LISETTE.
Eh ! sortez : vous vous désespérerez dans la rue.
L’ABBÉ.
Que je suis malheureux !
LISETTE.
Sans cela, nous allions peut-être savoir les sentiments qu’elle a pour vous.
L’ABBÉ.
Voilà un accident qui me passe.
ANGÉLIQUE.
Ah ! ah !
LISETTE.
Eh ! sortez donc, monsieur ; vous empester cet appartement. Voulez-vous donner des vapeurs à tout le monde. Ah ! ah !
L’ABBÉ.
La maudite poudre ! je n’en mettrai de ma vie.
LISETTE.
Vous ferez fort bien. Adieu ; allez prendre l’air dans la plaine.
Scène XI
ANGÉLIQUE, LISETTE
ANGÉLIQUE.
Est-il parti ?
LISETTE.
Oui, madame.
ANGÉLIQUE.
Va-t’en le dire à Cidalise.
LISETTE.
Ah, ah ! et les vapeurs sont-elles passées ?
ANGÉLIQUE.
Les vapeurs ! Ah ! que tu es bonne ! Est-ce que je suis sujette aux vapeurs ? et m’en as-tu jamais vu ?
LISETTE.
Quoi ! la poudre de Chypre... ?
ANGÉLIQUE.
Il fallait se débarrasser de cet importun. L’idée des vapeurs m’est venue, je m’en suis servie.
LISETTE.
La jolie chose que l’esprit d’une femme ! Par ma foi, j’ai si bien cru vos vapeurs véritables, qu’il a pensé m’en prendre par compagnie.
Scène XII
ANGÉLIQUE, LISETTE, JASMIN
JASMIN.
Madame la comtesse de Martin-Sec, madame.
ANGÉLIQUE.
Ah ! l’ennuyeuse créature.
LISETTE.
Elle ne nous ennuiera qu’autant que vous voudrez, et un petit trait de vapeurs vous en fera raison.
ANGÉLIQUE.
Va, va-t’en avertir Cidalise.
Scène XIII
ANGÉLIQUE, LA COMTESSE
LA COMTESSE.
Eh bonjour, ma mignonne. Eh bon Dieu ! quel abandonnement ! quelle disette de compagnie ! Avec plus de mérite que femme du monde, on vous trouve aussi esseulée qu’un favori disgracié.
ANGÉLIQUE.
Vous voyez les tristes effets de la guerre, madame.
LA COMTESSE.
Mais vraiment, si elle continue, je prévois que pour ne pas s’ennuyer tout l’été, il faudra prendre le parti de faire un voyage sur la frontière.
ANGÉLIQUE.
Où aller ? servir volontaire dans quelque régiment de faveur : cela serait-il de votre goût, madame ?
LA COMTESSE.
Vous pensez railler ; mais si, sans choquer la bienséance, on pouvait prendre un habit d’homme, je vous jure que je serais déjà partie.
ANGÉLIQUE.
Vous avez un cœur de héros.
LA COMTESSE.
Ah ! voilà Cidalise.
Scène XIV
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LA COMTESSE
CIDALISE.
Quelle heureuse rencontre pour moi, madame !
LA COMTESSE.
Ma chère enfant, que j’aie de joie à vous voir !
ANGÉLIQUE.
Je vous croyais à la campagne, madame.
LA COMTESSE.
J’en suis revenue d’hier au soir ; et désert pour désert, j’aime autant Paris que mon château.
ANGÉLIQUE.
On dit que c’est un si beau lieu, madame.
LA COMTESSE.
Oui ; mais les lieux ne me paraissent charmants qu’autant que j’y vois ce que j’aime.
CIDALISE.
Ah ! qu’elle a bien raison !
LA COMTESSE.
Ma maison n’a plus d’agrément pour moi. Il est parti, le pauvre enfant ; et jusqu’à son retour, qui est le temps que nous avons pris pour nous épouser, je n’aurai point de vrai plaisir dans la vie.
ANGÉLIQUE.
Ah ! je ne m’étonne plus, madame, que vous soyez dans le goût d’aller visiter la frontière. Votre amant est à l’armée, selon toutes les apparences.
LA COMTESSE.
Il n’y peut pas encore être arrivé. Malgré son devoir, l’amour l’a retenu longtemps auprès de moi. Il n’est parti que d’hier après-midi.
CIDALISE.
Il n’est parti que d’hier, madame ?
LA COMTESSE.
Que d’hier. C’est ce qui m’a fait prendre le dessein de revenir ici.
ANGÉLIQUE.
Nous profiterons de son absence.
CIDALISE.
Se mettre si tard en campagne, c’est un peu sacrifier sa gloire à son amour.
LA COMTESSE.
Je demeure d’accord que ce garçon-là m’aime extraordinairement.
ANGÉLIQUE.
Il paraît dans sa conduite autant de prudence que de passion.
LA COMTESSE.
Comment ?
ANGÉLIQUE.
Il a pris des mesures fort justes, et pour peu qu’il fasse diligence, il arrivera tout à propos pour voir séparer l’armée.
CIDALISE.
C’est peut-être lui qui porte les ordres pour la faire entrer en quartier d’hiver.
LA COMTESSE.
Vous êtes toujours de la même humeur, et, pour ne pas perdre un bon mot, vous sacrifieriez toute la terre : mais vous changeriez bien de langage et de sentiments si je vous avais dit qui c’est.
ANGÉLIQUE.
Nous le connaissons donc, madame ?
LA COMTESSE.
Pour Cidalise, je ne sais ; mais pour vous, vous ne connaissez autre.
ANGÉLIQUE.
Trop de curiosité serait indiscrète.
LA COMTESSE.
Pourquoi ? ce n’est point un mystère, et nos affaires sont dans une situation à n’être pas longtemps secrètes. C’est Clitandre.
CIDALISE.
Clitandre, juste ciel !
ANGÉLIQUE.
Clitandre ?
LA COMTESSE.
Lui-même. D’où vient votre étonnement ?
CIDALISE.
Jamais surprise ne fut pareille à la mienne. Clitandre !
LA COMTESSE.
Oui, oui, Clitandre. Qu’y a-t-il donc là de si surprenant ?
CIDALISE.
Je n’en puis revenir.
ANGÉLIQUE.
Moi, je ne puis m’empêcher d’en rire. Nos fortunes sont pareilles à ce que je vois.
LA COMTESSE.
Comment, comment donc ? Qu’est-ce que cela signifie ?
ANGÉLIQUE.
Que vous vous confiez à vos rivales, madame.
LA COMTESSE.
À mes rivales !
ANGÉLIQUE.
Ne vous en fâchez point, madame ; ce serait à nous de nous plaindre. Depuis un mois il est parti pour moi, il y a quinze jours qu’il fit ses adieux à Cidalise, et ce n’est que d’hier qu’il prit congé de vous : il semble que vous n’êtes pas la plus maltraitée.
LA COMTESSE.
Je ne comprends rien à ce que vous me dites.
ANGÉLIQUE.
Ce petit gentilhomme fera une belle campagne cette année.
LA COMTESSE.
Assurément, il fera une belle campagne ; et je n’ai rien épargné pour son équipage.
ANGÉLIQUE.
Pour son équipage, madame ?
LA COMTESSE.
Oui vraiment, pour son équipage.
ANGÉLIQUE.
Pour son équipage ? ah ! il n’y a pas le mot à dire, et ce n’est pas sans raison qu’il a quitté madame la dernière.
LA COMTESSE.
Je ne donne point dans vos plaisanteries, et je sais ce qu’il faut que j’en pense.
ANGÉLIQUE.
Il n’est peut-être pas encore bien parti, et dans quinze jours je ne désespère pas que quelqu’une de nos amies ne nous vienne apprendre de ses nouvelles. C’est un petit volontaire qui sert les dames par quinzaine.
CIDALISE.
Non, je déteste les hommes, et je n’en verrai de ma vie que pour les mépriser et me moquer d’eux.
Scène XV
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LA COMTESSE, LISETTE
LISETTE.
Voilà monsieur Patin, madame.
LA COMTESSE.
Qu’est-ce que ce monsieur Patin, ma mignonne ?
LISETTE.
C’est un soupirant d’été, madame, qui ne va point sur la frontière.
Scène XVI
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LA COMTESSE, LISETTE, MONSIEUR PATIN
MONSIEUR PATIN.
Vous ne m’attendiez que ce soir, madame, mais je me dérobe à mes affaires pour me donner tout entier au plaisir d’être auprès de vous.
ANGÉLIQUE.
Vous venez fort à propos, monsieur Patin, et notre petit cercle avait besoin d’un chapeau.
MONSIEUR PATIN.
Je suis ravi de trouver si bonne compagnie, et ces dames, je crois, voudront bien être de la partie que je viens vous proposer.
LA COMTESSE.
Quelle partie ? Il faut savoir auparavant ce que c’est.
MONSIEUR PATIN.
C’est un petit régal que j’espère ce soir avoir l’honneur de donner à madame dans ma maison de campagne, qui n’est qu’à demi-lieue d’ici.
ANGÉLIQUE.
Quoi ! toujours régal sur régal ; tous les jours des cadeaux, et des présents même. Je ne parle point de ce que vous perdez au jeu ; mais en vérité, monsieur Patin, vous vous jetez dans une dépense effroyable, et il faut être ce que vous êtes pour la soutenir.
MONSIEUR PATIN.
Vous moquez-vous, madame ? Ce ne sont là que des bagatelles.
LISETTE.
Eh, madame ! ces messieurs les financiers entendent bien leurs affaires ; et s’ils font en été si grosse dépense avec les dames, ils ont pendant l’hiver en revanche tout le temps de se ménager.
MONSIEUR PATIN.
Oh ! pour moi, l’hiver et l’été, je vais toujours le même train.
CIDALISE.
Vous êtes heureux d’y pouvoir suffire.
Scène XVII
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LA COMTESSE, MONSIEUR PATIN, LISETTE, JASMIN
JASMIN.
Madame, il y a là-bas un monsieur dans une chaise, qui demande si vous êtes au logis.
ANGÉLIQUE.
Tu ne le connais point ?
JASMIN.
Il a le nez dans un manteau, et il prend grand soin de se cacher.
ANGÉLIQUE.
Voyez ce que c’est, Lisette.
Scène XVIII
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LA COMTESSE, MONSIEUR PATIN
LA COMTESSE.
C’est quelque aventure d’été, ma mignonne.
ANGÉLIQUE.
Je le voudrais, nous nous en réjouirions, et cela tirerait peut-être Cidalise de sa mauvaise humeur.
CIDALISE.
Ne m’en fais point la guerre ; elle ne durera pas, je t’en réponds, et j’aurai bientôt pris mon parti.
Scène XIX
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LA COMTESSE, DES SOUPIRS, MONSIEUR PATIN
DES SOUPIRS.
Madame, voilà les deux copies que vous m’avez demandées.
MONSIEUR PATIN.
Ah, ah ! Et voilà monsieur Des Soupirs. Il sera des nôtres, madame ; ne le voulez-vous pas bien ?
ANGÉLIQUE.
De tout mon cœur ; dans un repas, rien ne me fait tant de plaisir que la musique.
MONSIEUR PATIN.
Nous en aurons, madame, et de la meilleure.
DES SOUPIRS.
J’ai fait un air sur les paroles que vous m’avez envoyées, monsieur.
MONSIEUR PATIN.
Eh bien ! est-il joli ? est-il joli ?
DES SOUPIRS.
Vous allez en juger, si vous voulez, et madame, peut-être, voudra bien l’entendre.
ANGÉLIQUE.
Volontiers. Aussi bien ces dames sont rêveuses ; la conversation languit : une chanson leur fera plaisir.
DES SOUPIRS.
Vous qui faites tous vos plaisirs
De régner dans le cœur des belles,
Il faut, pour vous faire aimer d’elles,
Autres choses que des soupirs.
Sans cadeaux et sans promenades,
L’Amour les tient peu sous ses lois ;
Et sans Crenet et la Guerbois,
Ce Dieu n’a que des plaisirs fades.
MONSIEUR PATIN.
Eh bien ! mesdames, cette chanson est de bon sens, qu’en dites-vous ?
ANGÉLIQUE.
Elle est fort de mode, je vous assure.
LA COMTESSE.
Et elle donne de l’appétit, même.
CIDALISE.
Oui, Crenet et la Guerbois, cela est de bon goût.
Scène XX
ANGÉLIQUE, CIDALISE, LA COMTESSE, DES SOUPIRS, MONSIEUR PATIN, LISETTE
ANGÉLIQUE.
Eh bien, Lisette... Oh ! parlez haut ; je ne hais rien tant que le mystère.
LISETTE.
Eh bien, madame, c’est Clitandre, qui arrive de l’armée incognito.
LA COMTESSE.
Clitandre, dit-elle ?
ANGÉLIQUE.
Vous l’aviez deviné, madame ; c’est une aventure d’été. Je vous disais bien qu’il n’était pas tout à fait parti.
CIDALISE.
En vérité, c’est pousser l’impudence un peu trop loin, et pour moi je ne le veux point voir.
LA COMTESSE.
Oh ! si c’est lui, je veux l’attendre, moi, pour le dévisager.
LISETTE.
Que vous a-t-il donc fait, madame ?
MONSIEUR PATIN.
Quel est cet incident, je vous prie ?
ANGÉLIQUE.
Vous l’allez savoir. Lui avez-vous dit qu’il y avait compagnie ?
LISETTE.
Non, madame.
ANGÉLIQUE.
À la bonne heure. Entrez tous dans ma chambre, et n’en sortez que bien à propos. Faites-le monter, Lisette, et ne l’avertissez de rien.
CIDALISE.
Mais, quel est ton dessein ?
LA COMTESSE.
Je ne sais ce que vous voulez faire ; mais si c’est Clitandre, je ne prétends pas qu’il m’échappe.
ANGÉLIQUE.
Vous serez contente ; faites seulement ce que je vous dis. Passez vite, monsieur Des Soupirs.
MONSIEUR PATIN.
Faut-il me cacher aussi, moi, madame ? je suis de taille difficile à cacher.
ANGÉLIQUE.
Entrez, monsieur Patin, vous aurez votre part de la comédie. Ah, fourbe, fourbe ! tu m’as trompée, tu te livres bien heureusement à la vengeance que j’en veux prendre.
Scène XXI
ANGÉLIQUE, CLITANDRE, LISETTE
ANGÉLIQUE.
Quoi, Clitandre, c’est vous ! quitter l’armée pour me venir voir ? Cet empressement me devrait faire plaisir ; mais je n’aime pas qu’aux dépens de votre gloire vous me donniez des marques de votre tendresse.
CLITANDRE.
Il m’était impossible de vivre plus longtemps sans vous voir : un mois entier éloigné de vous ! Si vous saviez avec quelle impatience l’amour m’a fait voler ici... Que vous dirai-je, madame ? il semblait qu’il m’eût prêté ses ailes, et j’ai fait une diligence incroyable.
ANGÉLIQUE, à part.
Il n’est pas permis de mentir si effrontément.
CLITANDRE.
Que dites-vous, madame ?
ANGÉLIQUE.
Serez-vous longtemps à Paris ?
CLITANDRE.
Je n’y puis demeurer plus de quatre jours.
ANGÉLIQUE.
Quatre jours ? faire tant de chemin pour être si peu avec vos amis !
CLITANDRE.
Que ne ferais-je pas, madame, pour être un instant avec vous ?
ANGÉLIQUE.
Que n’y faites-vous donc un plus long séjour ? Regardez-moi, Clitandre, ne méritais-je pas bien ma quinzaine comme une autre.
CLITANDRE.
Que me dites-vous là, madame ?
ANGÉLIQUE.
Vous êtes un adroit fripon, Clitandre, puisque vous m’avez trompée.
CLITANDRE.
Madame !
ANGÉLIQUE.
Je vous le pardonne. Allez ; à cela près vous êtes un fort joli homme, et je veux bien encore être de vos amies : mais toutes les femmes ne sont pas bonnes comme moi, et je suis fâchée pour vous que le hasard fasse rencontrer chez moi Cidalise.
CLITANDRE.
Cidalise, madame ?
ANGÉLIQUE.
Dites-lui qu’elle vienne, Lisette, et que Clitandre brûle d’impatience de la voir.
CLITANDRE.
Moi, madame !
LISETTE, à part.
Je commence à démêler l’aventure.
ANGÉLIQUE.
Quoiqu’il n’y ait que quinze jours que vous l’avez quittée, elle ne sera point surprise de votre retour, et en quinze jours on fait bien des choses.
CLITANDRE.
Me voilà pris comme un fat, et sans un peu d’effronterie j’aurai peine à sortir d’intrigue.
ANGÉLIQUE.
Il ne faut point perdre contenance : quand on a de l’esprit, on se tire aisément d’un mauvais pas.
CLITANDRE.
Ma foi, madame, puisque vous êtes si bonne, je vous avouerai tout ingénument ; mais pardonnez-moi cette bagatelle, ou ne m’empêchez pas du moins de me justifier près de Cidalise.
ANGÉLIQUE.
Moi, vous en empêcher ! Je veux vous aider à la tromper, au contraire.
CLITANDRE.
Êtes-vous de bonne foi, madame, et ne me trahirez-vous point ?
ANGÉLIQUE.
Vous connaîtrez ma sincérité. La voici.
Scène XXII
ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CIDALISE, LISETTE
CLITANDRE.
L’amour est un bon guide, madame ; je vous aurais cherchée vainement chez vous, et c’est lui qui m’a fait entendre que je vous trouverais ici.
CIDALISE.
Vous n’y seriez pas venu, si l’amour vous avait donné de bons avis.
CLITANDRE.
Qu’aurait-il pu me dire, madame, qui m’eût fait craindre de vous voir ? Parlez, vous a-t-on prévenue contre moi, et quinze jours d’absence me feront-ils vous retrouver infidèle.
CIDALISE, à part.
Le scélérat !
Haut.
Qu’avez-vous fait, monsieur, depuis que vous m’avez quittée ?
CLITANDRE.
Moi ! madame, j’ai joint l’armée ; j’ai vu l’ennemi, je me suis fait voir à nos généraux, j’ai fait le coup de pistolet, pris quelques officiers prisonniers ; l’amour m’a rappelé vers vous, je suis revenu sans réflexion.
ANGÉLIQUE.
On ne peut pas rendre un compte plus juste, et tu dois être satisfaite.
CIDALISE.
Oh ! je n’y puis plus tenir, en vérité, et j’ai trop d’horreur pour l’imposture.
CLITANDRE.
Madame...
CIDALISE.
C’en est fait, Clitandre, rompons sans bruit et sans éclaircissement. Je vous connais trop pour vous aimer encore, et je vous estime trop peu, pour avoir du ressentiment contre vous.
CLITANDRE.
Madame !
ANGÉLIQUE.
Elle s’explique net ; et, pour elle comme pour moi, vous aurez de la peine à vous faire croire innocent.
CLITANDRE.
Lisette ?
LISETTE.
Monsieur ?
CLITANDRE.
Qu’est-ce que tout cela signifie ?
LISETTE.
Je n’en suis pas trop informée ; mais, autant que j’en puis juger, on a fait entendre à ces dames que depuis votre dernier départ vous avez toujours été en garnison dans le château de Martin-Sec.
CLITANDRE.
Dans le château de Martin-Sec ! Et qui peut avoir fait ces contes ?
Scène XXIII
ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CIDALISE, LA COMTESSE, LISETTE
LA COMTESSE.
C’est moi, monstre, qui les ai faits. Oseras-tu me démentir ?
LISETTE.
Allons, ferme, monsieur, il faut sauter le fossé.
CLITANDRE.
Madame ?
LA COMTESSE.
Réponds, réponds, réponds donc.
CLITANDRE.
Moi, madame, je n’ai rien à répondre : que voulez-vous que je vous dise ? le respect me ferme la bouche, et je m’en vais prendre la poste.
LA COMTESSE.
Non, traître ; et puisque tu n’es pas parti, tu ne partiras point, sur mon honneur.
Scène XXIV
ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CIDALISE, LA COMTESSE, MONSIEUR PATIN, DES SOUPIRS, LISETTE
MONSIEUR PATIN.
Eh ! bonjour, monsieur, serviteur.
CLITANDRE.
Ah ! monsieur Patin, votre valet.
MONSIEUR PATIN.
Eh bien ! vous revenez de l’armée, quelle nouvelle ?
CLITANDRE.
Tout le monde revient, et les bourgeois n’ont qu’à déguerpir, monsieur Patin.
DES SOUPIRS.
Avez-vous bien tué des Allemands, monsieur ?
CLITANDRE.
Mon pauvre monsieur Des Soupirs, pour tout exploit, j’ai fait donner des étrivières à un maître à chanter qui faisait le mauvais plaisant.
DES SOUPIRS.
Il avait tort.
CIDALISE.
Il est brutal, et n’aime pas qu’on le plaisante.
ANGÉLIQUE.
Il a raison.
CLITANDRE.
Vous êtes bonne, madame, et je connais votre sincérité, je la reconnaîtrai, sur ma parole.
ANGÉLIQUE.
Oh ! ne prenez point votre sérieux. De quoi vous plaignez-vous ? vous nous avez jouées les premières : demeurons bons amis, et ne parlons plus du passé.
LA COMTESSE.
Comment, madame, ne parlons plus du passé ?
ANGÉLIQUE.
Ne vous emportez pas, madame, on vous le cède ; et il vous demeurera pour l’équipage.
Scène XXV
ANGÉLIQUE, CLITANDRE, CIDALISE, LA COMTESSE, MONSIEUR PATIN, DES SOUPIRS, LISETTE, JASMIN
JASMIN.
Madame, on a servi.
ANGÉLIQUE.
Allons nous mettre à table ; nos différents s’y termineront mieux qu’ici, et nous irons tous ensemble souper ce soir chez monsieur Patin.
CLITANDRE.
Sans rancune, madame.
ANGÉLIQUE.
Donnez la main à la comtesse ; vous avez intérêt à la ménager.
LA COMTESSE.
Moi ? Je ne lui pardonnerai qu’à condition, qu’il ne partira point.
CIDALISE.
On prendra soin de le retenir, madame.
LISETTE.
Ma foi, vivent les femmes de bon esprit ! toutes les saisons leur sont égales, rien ne les chagrine, et, jusqu’aux moindres bagatelles, tout leur fait plaisir.