Caroline (Eugène SCRIBE - Constant MÉNISSIER)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 5 mars 1819.
Personnages
M. DE SAINT-GÉRAN
LÉON, neveu de Saint-Géran
DERVILLE, ami de Léon
SAINT-ERNEST, ami de Léon
VALENTIN, valet de Saint-Géran
CAROLINE, pupille de Saint-Géran
MARIANNE
OFFICIERS, amis de Léon
Dans un château aux environs de Paris.
Un salon élégant, dont les croisées donnent sur un parc. Une porte au fond, deux portes latérales ; une table, plusieurs corbeilles de fleurs ; une redingote est étendue sur un fauteuil.
Scène première
VALENTIN
Dans l’appartement à gauche, dont la porte est ouverte, on entend chanter.
Air : Chœur de Un Jour à Paris.
CHŒUR.
Mes amis, peut-on vivre un jour
Sans boire et sans faire l’amour,
Sans boire
Et sans faire l’amour !
VALENTIN, sortant, une serviette sous le bras.
C’est ça, voilà qu’ils chantent, et de fameuses chansons si on les entendait ! heureusement ils m’ont renvoyé, je ne suis pas fâché de prendre l’air : tout ce vin de Champagne qu’ils ont bu me porte à la tête.
Air du vaudeville de Les Maris ont tort.
Ces messieurs en prennent à l’aise ;
Mais moi, j’aime peu les repas
Où l’on est derrière une chaise
Et la serviette sous le bras.
Il faut n’avoir d’yeux ni d’oreilles ;
Et le plus dur, si l’on m’en croit,
C’est de déboucher les bouteilles
Quand c’est un autre qui les boit !
LE CHŒUR, reprenant.
Mes amis, peut-on vivre un jour, etc.
Scène II
VALENTIN, CAROLINE, sortant de la porte à droite
CAROLINE.
Ah ! mon Dieu, quel tapage !
VALENTIN.
Dame ! un déjeuner de garçons, ça n’est pas comme un goûter de demoiselles ; et je suis bien sûr que, dans votre couvent, vous ne faisiez pas tant de bruit ; vous surtout, mademoiselle, qui êtes la tranquillité même ! car depuis huit jours que vous êtes ici, à peine si l’on vous a entendue parler.
CAROLINE, à part.
Et Valentin, qui fait aussi des observations !
VALENTIN.
Mais voyez-vous, tout est relatif, et pour une douzaine d’officiers qu’ils sont là-dedans, il n’y a certainement, en fait de tapage, que ce qui est indispensable.
CAROLINE.
Je craignais que cela n’incommodât mademoiselle de Saint-Géran, qui a sa migraine.
VALENTIN, allant prendre la redingote.
C’est vrai, c’est aujourd’hui ; car elle est de migraine de deux jours l’un, et de mauvaise humeur tous les jours.
CAROLINE, à Valentin, qui fouille dans la poche de la redingote.
Eh bien ! que faites-vous donc là ?
VALENTIN.
C’est une liste de commissions que M. Léon, mon maître, m’a données, et qu’il m’a dit que je trouverais dans la poche de sa redingote. Ce doit être ce papier ; il n’y en a pas d’autres : mais il n’y a qu’une difficulté : c’est que ce matin, je ne savais pas lire, et je ne crois pas que depuis... si mademoiselle voulait me rendre le service ?...
CAROLINE.
Volontiers.
Elle lit.
« Serait-il vrai, mon cher Léon... »
Parlant.
Mais c’est une lettre !
VALENTIN.
N’importe, les commissions y sont sans doute écrites.
CAROLINE, lisant.
« Serait-il vrai, mon cher Léon, que tu consentisses à épouser la ridicule et sotte petite personne qu’on te destine ?... »
Parlant.
C’est de moi qu’il s’agit.
UNE VOIX, en dehors.
Holà ! Valentin, le café !
VALENTIN.
Ah ! mon Dieu ! C’est le café et la liqueur ; j’y cours. Lisez toujours, mademoiselle ; vous me direz...
Il entre dans le cabinet à gauche.
Scène III
CAROLINE, seule, continuant à lire
« Elle n’est pas trop mal si l’on veut ; mais quelle tournure, et quel esprit ! je l’aurais crue muette, sans les oui, monsieur, et les non, monsieur, qui ont fait l’aliment de la conversation ; rappelle-toi le bal d’avant-hier, je l’ai invitée par égard pour toi, et elle m’a demandé si l’anglaise n’était pas une valse ; que dis-tu de son éducation ? »
S’interrompant.
Ah ! mon Dieu, c’est vrai ; je m’en souviens ; je suis perdue de réputation.
Lisant.
« Nos pères pouvaient se contenter de bonnes ménagères ; dans ce siècle-ci, il nous faut, à nous autres, des femmes d’esprit. Je viens de recevoir de la petite baronne une lettre admirable ; c’est pétillant de style ; il y a même du trait : cette femme-là aurait tourné le couplet si elle avait voulu. Ton ami, Derville. »
Parlant.
Derville ! C’est ce monsieur qui était si singulièrement habillé, et que j’ai pris pour un Anglais ! Il me parlait toujours de Paris et de Tortoni. Qu’y pouvais-je comprendre ? Je suis bien malheureuse ; élevée par les soins de M. de Saint-Géran, mon généreux protecteur, mais seule, sans guide, dans ce monde où j’entre pour la première fois, je ne puis, malgré mes efforts, vaincre ma timidité, et cependant si j’osais parler... Ah ! d’après tout ce que je vois, que les réputations coûtent peu, et qu’on est homme d’esprit à bon marché !
Air : Est-ce ma faute à moi. (Hortense de Beauharnais.)
Léon semble éviter mes pas
Et craindre ma présence ;
Il prend toujours mon embarras
Pour de l’indifférence.
Mon trouble même aurait, je croi.
Dû me faire comprendre,
Hélas ! est-ce ma faute, à moi,
S’il ne sait pas m’entendre ?
Scène IV
CAROLINE, MARIANNE
CAROLINE.
Ah ! c’est vous, Marianne ?
MARIANNE.
Oui, mademoiselle, j’ai congé aujourd’hui ; comme je suis la dame de compagnie de mademoiselle de Saint-Géran, ses jours de migraine sont mes bons jours, et je viens vous annoncer une nouvelle, c’est que, pour célébrer l’arrivée de M. de Saint-Géran, son frère et votre tuteur, il y aura ce soir une grande fête et un bal.
CAROLINE.
Ah ! mon Dieu ! encore un bal ! je suis perdue.
MARIANNE.
Eh bien ! vous n’êtes pas contente ? par exemple, vous êtes la première demoiselle à qui un bal fasse de la peine.
Air : Tenez, moi je suis un bonhomme. (Ida.)
C’est dans un bal que l’on peut plaire,
Dans un bal on trouve un mari ;
Puis on parle au père, à la mère.
On s’arrange, tout est fini.
À l’église on roule en carrosse ;
Et, par un bonheur sans égal,
Le bal a fait venir la noce,
La noce fait venir le bal.
Et ainsi de suite, il n’y a pas de raison pour que ça finisse.
CAROLINE.
Est-ce que tous ces messieurs y seront ?
MARIANNE.
Cela va sans dire, M. Léon les a tous invités, et des belles dames, des demoiselles ! Mais je conçois que vous ne serez pas à votre aise au milieu de tout ce monde-là, parce que quand on a un air un peu gauche... mais ça n’est pas de votre faute : on a de l’esprit ou on n’en a pas, on vient au monde avec ça, et l’on ne peut pas se refaire ; c’est ce qu’ils ne veulent pas comprendre ; aussi moi, je vous ai prise en amitié.
CAROLINE.
C’est bien de l’honneur que vous me faites, mademoiselle Marianne.
MARIANNE.
Voyez-vous, quand mademoiselle de Saint-Géran, ma marraine, m’a prise auprès d’elle, j’étais presque une paysanne ; il est vrai que, moi, je ne manquais pas d’intelligence ; et puis j’avais tant d’envie de devenir une grande dame ! car c’est à cela qu’il faut penser, et une demoiselle ne doit songer qu’à son établissement, parce qu’une fois qu’elle est mariée, c’est tout.
CAROLINE.
Eh ! qui vous a si bien instruite ?
MARIANNE.
Oh ! j’ai bien vu par moi-même : quand on a l’envie d’apprendre, on observe, on examine ; dès que deux personnes parlent ensemble, je suis de là...
Avançant la tête.
et puis j’ai lu de bons livres ; tenez, j’en ai lu un qui porte mon nom : Marianne. C’est une petite fille qui finit par épouser un grand seigneur ; pourquoi ne m’en arriverait-il pas autant ? en voilà trois ou quatre que je lis, et ça se termine toujours par là ; ainsi...
CAROLINE.
Et c’est là-dessus que vous comptez ?
MARIANNE.
Sans doute, et ça a déjà commencé. Une aventure, juste comme dans le livre ; vous savez bien l’allée du canal où nous allons souvent nous promener, et le gros chêne au pied duquel nous nous asseyons ? J’y ai trouvé un billet adressé à la belle solitaire, à moi : Si l’amour fait tout excuser...
CAROLINE.
Et de qui était-il ?
MARIANNE.
Pardi ! d’un inconnu, c’est toujours d’un inconnu, ça ne peut pas même être d’une autre personne.
Air : Mon galoubet.
Sans se nommer,
Sans s’exprimer,
À la fin pourtant tout s’exprime ;
Et ces messieurs de grand renom.
Ces princesses que l’on opprime,
Les meurtriers et la victime,
Ça n’a pas d’ nom. (4 Fois.)
Ça n’a pas d’nom, (Bis.)
La façon dont on les promène ;
Et l’oncle cruel qui dit : Non !
Et jusqu’aux enfants qu’on amène.
Qui n’ont ni parrain, ni marraine,
Ça n’a pas d’nom. (4 Fois.)
Aussi j’ai répondu en conséquence.
CAROLINE.
Vous avez répondu ?
MARIANNE.
Il le faut bien ; c’est toujours ainsi que ça commence, et vous allez voir maintenant les déclarations et les aventures ; ça ne peut pas manquer d’arriver, ainsi qu’un bon mariage, et je vous tiendrai au courant, parce que ça pourra vous servir dans l’occasion, quand vous voudrez vous établir.
CAROLINE.
Je vous en dispense, et si vous pouviez seulement trouver un moyen pour m’empêcher de paraître à ce bal ; si j’osais m’adresser à M. Léon !
MARIANNE.
Voulez-vous que je m’en charge ?
CAROLINE.
Non, mon Dieu, non.
À part.
Cette petite fille se mêle de tout... Le voici.
À Marianne.
Il me semble que si vous me laissiez, j’aurais plus de courage.
MARIANNE.
Non ; au contraire, je viendrai à votre secours.
Scène V
CAROLINE, MARIANNE, LÉON, sortant de l’appartement à gauche
LÉON.
En vérité, il n’y a pas de raison pour qu’on sorte de table. Ce Derville les relient avec ses fades plaisanteries... Ah ! voici cette pauvre Caroline ! qu’elle est jolie ! et pourquoi faut-il ?... Eh bien ! ils ont beau dire, il y a des moments où ces yeux-là semblent annoncer l’esprit. Ah ! quel dommage ! allons, sortons.
Il salue Caroline, et s’éloigne.
CAROLINE.
Eh bien ! il s’éloigne, et sans m’adresser la parole... C’est la première fois.
MARIANNE.
Comment ! vous ne lui parlez pas ?
CAROLINE.
Puisqu’il s’en va.
MARIANNE.
Eh bien ! il faut l’arrêter.
Appelant.
Monsieur Léon ! Monsieur !
CAROLINE, voulant l’en empêcher.
Mais non... mais je vous en prie... c’est insupportable !
MARIANNE.
C’est mademoiselle qui voudrait vous parler.
LÉON, revenant.
Serait-il vrai ? et serais-je assez heureux...
CAROLINE.
Non, monsieur, non certainement ; je suis désolée qu’on vous ait retenu ; c’est mademoiselle.
MARIANNE.
C’est mademoiselle. Eh bien ! une autre fois, faites vos commissions vous-même ; dame ! c’était pour vous faire plaisir.
LÉON.
Il est donc vrai que c’est par vos ordres ?
CAROLINE.
Moi, monsieur ! non, assurément ; je ne me serais pas permis...
LÉON, à part.
Allons, il est impossible de rien comprendre à sa conduite ainsi qu’à ses discours.
Scène VI
CAROLINE, MARIANNE, LÉON, DERVILLE, SAINT-ERNEST, PLUSIEURS OFFICIERS dont quelques-uns tiennent encore leur serviette, d’autres des verres de liqueur
DERVILLE.
Mon ami, le champagne de ton oncle est délicieux.
À Caroline, qui veut s’en aller.
Eh ! quoi, mademoiselle, nous vous faisons fuir ? Ah ! restez, je vous en supplie.
CAROLINE, à voix basse, à Marianne.
J’aurais pourtant bien voulu m’en aller. Mais c’est peut-être malhonnête.
MARIANNE.
Oh ! sans doute, ce serait malhonnête.
DERVILLE, bas, aux autres officiers.
C’est le génie en question ! vous allez entendre une conversation dont je vais vous indiquer d’avance les répliques : Oui, monsieur : non, monsieur ; nous ne sortirons pas de là.
Allant à Caroline.
Oserais-je demander à mademoiselle si elle ne s’est point ressentie des fatigues du dernier bal ?
CAROLINE.
Non, monsieur.
DERVILLE.
Et aurons-nous le plaisir de vous voir ce soir ?
CAROLINE.
Oui, monsieur.
DERVILLE, regardant les autres officiers, d’un air d’intelligence.
C’est que ces messieurs avaient l’air d’en douter. Vous voyez que je ne vous ai pas trompés, et mademoiselle ne nous privera pas, je l’espère, de l’avantage de danser l’anglaise avec elle ?
CAROLINE.
Non, monsieur.
LÉON, bas à Derville.
Derville, de grâce !
DERVILLE.
Ah çà ! nous comptons sur un bon orchestre : car à Paris, maintenant, l’on vous exécute une boulangère comme un concerto. Je ne conçois pas comment au dernier bal vous n’aviez pas de galoubet. Quand on aurait dû faire venir Colinet en poste... Un orchestre sans galoubet ! Je vous demande, mademoiselle, si jamais vous avez rien vu de plus impertinent.
CAROLINE, le regardant de la tête aux pieds.
Oui, monsieur.
Elle fait la révérence et sort avec Marianne.
Scène VII
LÉON, DERVILLE, SAINT-ERNEST, PLUSIEURS OFFICIERS
DERVILLE, un peu déconcerté.
Allons, celui-là a de l’intention ! je ne sais pas si c’est de sa faute.
LÉON.
Derville, encore une fois, finis, ou nous nous fâcherons.
DERVILLE.
Ah çà ! peut-on voir un plus mauvais caractère ? Je fais les honneurs de chez lui, je sue sang et eau pour être aimable et soutenir la conversation... Il est vrai que j’étais secondé, sans cela !... Eh bien ! mes amis, je m’en rapporte à vous, et je vous demande si nous pouvons lui laisser contracter un pareil mariage. Moi d’abord, je forme opposition. Que diable ! mon ami, tu ne te maries pas pour toi seul ; il faut un peu songer à nous.
Air du vaudeville de Partie carrée.
Oui, nous vivrons toujours amis, j’espère,
Ainsi qu’au temps où nous étions garçons ;
Et ce sera pour nous un jour prospère
Quand chez toi nous te trouverons ;
Mais pour affaire, ou d’autre cas semblable,
S’il le faut t’absenter, hélas !
Qu’au moins chez toi nous trouvions femme aimable,
Quand lu n’y seras pas. (Ter.)
LÉON.
Je vois que cette pauvre Caroline est condamnée, et que j’espérais en vain la défendre. Mais tu aurais dû songer au moins que sa timidité...
DERVILLE.
Sa timidité ! moi, je la soutiens très vive et très romanesque, et j’en ai des preuves. Où en serais-tu si tu n’avais pas en moi un ami véritable ? Mais ce n’est pas après un déjeuner comme celui que tu viens de nous donner, que je voudrais te cacher quelque chose. Eh bien ! depuis quelque temps, je désirais savoir, dans ton intérêt, si le style de ta prétendue répondait à son dialogue ; j’avais remarqué, au bout de l’allée du canal, un gros chêne, où elle allait souvent s’asseoir ; j’y ai déposé un petit billet insignifiant, de ces déclarations de portefeuille.
SAINT-ERNEST.
Est-ce celle qui commence par Si l’amour fait tout excuser ?
DERVILLE.
C’est cela : moi, je n’en ai qu’une, c’est toujours la même ; et j’en ai reçu la réponse suivante...
LÉON.
Elle a répondu ?
DERVILLE.
Deux lignes qui peuvent servir de modèle dans le genre épistolaire.
Lisant.
« Que l’inconnu se fasse connaître, et il trouvera un cœur sensible. »
SAINT-ERNEST.
Que l’inconnu se fasse connaître !
DERVILLE.
Il me semble inutile d’aller aux voix, le mariage est cassé à l’unanimité. Mais voyons, d’abord, pourquoi te maries-tu ? car, s’il n’y a pas de nécessité...
LÉON.
Je vous répète que je dépends de mon oncle, que je n’ai d’autre patrimoine que des dettes, et chaque jour, vous le savez, j’augmente mon patrimoine d’une manière effrayante. Vous ne raisonnez pas assez solidement, vous autres : vous ne pensez pas que ces excellents déjeuners, c’est mon oncle qui les donne ; que ces parties de plaisir, c’est lui qui les paye ; que nos folies, c’est lui qui les répare ; et dans ce siècle-ci, messieurs, l’on ne peut trop estimer les oncles payants.
DERVILLE.
L’observation est juste ; continue.
LÉON.
Quoique mon oncle soit resté garçon, il veut absolument qu’on se marie, il ne parle que de mariage, il ne vante que le mariage ; et c’est pour cela qu’il veut me faire épouser Caroline.
DERVILLE.
Eh bien ! déclare-lui que tu ne peux pas.
LÉON.
Oui ; mais quelle excuse lui donner ?
DERVILLE.
Parbleu ! il n’en manque pas : dis-lui que tu en aimes une autre ; nous allons t’en trouver une.
LÉON.
Vous ne le connaissez pas ! il irait sur-le-champ la demander pour moi à ses parents, et demain il faudrait signer le contrat. Oh ! vous n’avez pas idée de son activité en fait de mariage, et vous serez bien heureux, vous qui parlez, si vous sortez d’ici avec votre liberté.
DERVILLE.
Comment, on n’est pas ici en sûreté ? Eh bien ! écoute. Une inclination malheureuse, un choix disproportionné. J’ai ce qu’il te faut sous la main : la camériste de ta tante, mademoiselle Marianne ; il ne te forcera pas, j’espère, à l’épouser.
LÉON.
Eh bien ! après ?
DERVILLE.
Après, après ! Tu ne peux pas te marier tant que tu en aimes une autre. Cette autre, il est vrai, n’est, pas digne de toi ; tu en conviens le premier, et tu ne demandes qu’à te guérir d’une passion fatale ; mais il te faut du temps.
LÉON.
J’y suis : un an, deux ans ; je peux même être incurable, et me voilà, comme mon oncle, garçon toute ma vie.
DERVILLE.
Air : J’ai vu le Parnasse des dames. (Rien de trop.)
Ta flamme ne sera guérie,
Hélas ! qu’avec ton dernier jour,
Et pour peu qu’on te contrarie,
Tu peux même mourir d’amour.
LÉON.
L’en menacer serait folie ;
Jamais on n’en meurt ici-bas,
Car c’est la seule maladie
Que les docteurs ne traitent pas.
Scène VIII
LÉON, DERVILLE, SAINT-ERNEST, PLUSIEURS OFFICIERS, VALENTIN
VALENTIN.
Alerte ! alerte ! c’est monsieur votre oncle ; sa voiture entre dans la cour, et la journée sera bonne, car je l’ai entendu qui grondait entre ses dents.
DERVILLE.
Sauve qui peut !
LÉON.
Ah çà ! je compte sur vous pour dîner et pour la fête de ce soir ; mon oncle est bon homme au fond, et n’a contre lui que son système conjugal. D’ailleurs, si vous avez peur, dites que vous êtes mariés.
DERVILLE et LES OFFICIERS.
Air : On m’avait vanté la guinguette. (Gilles en deuil.)
De la prudence et du courage,
Et, crois-moi, nous réussirons ;
Hardiment soutiens l’abordage ;
Tiens-toi ferme, nous nous sauvons.
DERVILLE.
Pour marier chacun, je pense
Que ton oncle, dans ce pays,
Devrait établir une agence,
Dont nous serions tous les commis.
TOUS.
De la prudence et du courage, etc.
Ils sortent tous.
Scène IX
LÉON, SAINT-GÉRAN
SAINT-GÉRAN entre d’un air de mauvaise humour, et se promène quelque temps sans rien dire.
La belle chose qu’un garçon en voyage ! Des domestiques négligents, aucun soin ; tous mes paquets en désordre. Si l’on avait là une femme... Et ici, personne pour me recevoir... Ah ! c’est vous, monsieur mon neveu ?
LÉON.
Oui, mon oncle, enchanté de vous revoir.
SAINT-GÉRAN, brusquement.
Et moi aussi.
Continuant.
J’aurais trouvé là bon feu, visage agréable, une bonne bergère, une robe de chambre et des pantoufles fourrées, toutes prêtes au coin du feu.
LÉON.
Mais, mon oncle, voulez-vous qu’à l’instant même ?...
SAINT-GÉRAN.
Eh ! non, monsieur, c’est inutile : je n’ai pas besoin de feu au mois d’août ! mais je dis que les soins, les égards et les pantoufles fourrées, sont des douceurs auxquelles il faut qu’un garçon renonce pour toute sa vie ; prenez leçon sur moi, et profitez. Comment se porte votre future ? Comment la trouvez-vous ?
LÉON.
Fort jolie, assurément.
SAINT-GÉRAN.
Je l’aurais parié ; depuis six ans que je l’ai mise au couvent, et que je ne l’ai vue, elle doit être bien changée et bien embellie. Ce doit être un ange, si elle ressemble à son père. Pauvre colonel ! c’était un brave, celui-là, nous le savions tous, et l’ennemi aussi.
Air de Lantara.
Oui, pour tout bien, à sa famille
Il n’a laissé que son nom, ses exploits ;
Un brave méritait sa fille,
Et c’est de toi que j’ai fait choix. (Bis.)
Mais je connais déjà, malgré ton âge,
Ton cœur, ton courage... En un mot,
La gloire est son seul héritage, } (Bis.)
Et tu sauras ajouter à sa dot. }
Oui, monsieur ; vous serez heureux, et moi, je ne serai plus seul : car vos enfants seront les miens, et ils auront tout mon bien.
LÉON.
Mon cher oncle, combien je suis touché de tant de bontés ! Mais, dites-moi pourquoi, vous, qui détestez autant le célibat, ne songez-vous pas vous-même ?...
SAINT-GÉRAN.
Pourquoi, monsieur ? Parce que celui qui ne se marie pas à votre âge est un fou, et celui qui se marie au mien est un sot. Vous entendez bien que je me connais ; la femme que je prendrais aurait toujours trop d’esprit, et avec une femme qui réfléchit et qui raisonne je serais perdu ; car, à coup sûr, ses réflexions ne seraient pas à mon avantage.
LÉON.
Je comprends, mon oncle.
SAINT-GÉRAN.
C’est fort heureux ! Je ne dis pas, si j’avais rencontré l’ignorance et la simplicité que je cherchais ; mais où les trouver maintenant, avec l’éducation qu’on donne aux demoiselles ? Vous, c’est différent, vous n’êtes pas dans le même cas, et rien ne s’oppose à votre bonheur.
LÉON.
Eh bien ! mon oncle, c’est ce qui vous trompe : il y a un obstacle insurmontable ; vous êtes trop généreux pour contrarier mon inclination, et je ne puis épouser Caroline, puisque j’en aime une autre.
SAINT-GÉRAN.
Comment ! morbleu ! j’en apprends là de belles ! Et moi, j’entends que vous n’en aimiez pas d’autre, et que vous aimiez Caroline. Eh ! pourquoi, s’il vous plaît, ne l’aimeriez vous pas ?
LÉON.
Mais, mon oncle, on n’est pas maître...
SAINT-GÉRAN.
Si, monsieur !
Air : Quand une Agnès devient victime.
À sa présence, à sa personne,
Bientôt vous vous habituerez ;
Elle vous plaira, je l’ordonne,
Et dans huit jours vous l’aimerez !
LÉON.
Vous prétendez qu’un homme sage
Devienne amoureux tout exprès.
SAINT-GÉRAN.
Oui certes, monsieur, à votre âge,
Moi, je l’étais quand je voulais.
LÉON.
Et moi, je vous déclare que cela m’est impossible ; je ne pourrai jamais m’habituer à un tel caractère, et encore moins à un tel esprit. Interrogez-la vous-même, et vous verrez si c’est la femme qui me convient.
SAINT-GÉRAN.
Qu’est-ce à dire ?
LÉON.
Nul maintien, nulle tenue ! L’ignorance, la simplicité mêmes...
SAINT-GÉRAN.
Comment ! comment ! Serait-il vrai ? Répète-moi donc un peu cela.
LÉON.
Oui, mon oncle, je vous répète que c’est la gaucherie personnifiée.
SAINT-GÉRAN.
Vraiment !
LÉON.
Ne sachant ni parler, ni répondre.
SAINT-GÉRAN.
Serait-il bien possible ?
LÉON.
N’ayant pas le moindre usage, pas la moindre habitude du monde.
SAINT-GÉRAN.
C’est à merveille.
LÉON.
Enfin, d’une nullité d’esprit...
SAINT-GÉRAN.
Allons, tranchons le mot, tu crains de dire qu’elle est....
LÉON.
Je n’aurais pas osé.
SAINT-GÉRAN.
Il n’y a pas de mal, il n’y a pas de mal ! Je vois cela d’ici. Comment ! diable ! mais c’est un trésor que cette femme-là ; et moi, qui, sans en connaître le prix, allais la sacrifier ! Allons, puisque tu ne l’aimes pas, je te pardonne. Nous arrangerons cette affaire-là.
Appelant.
Holà ! quelqu’un !
Au domestique qui vient d’entrer.
Cherchez mademoiselle Caroline, et dites-lui que je serais enchanté de la voir.
À Léon.
Quant à toi, voyons un peu quelle est ton inclination ? car je veux que tout le monde soit heureux, et dès demain je te marie.
LÉON, à part.
Nous y voilà.
Haut.
Mon cher oncle, je suis indigne de vos bontés ; je ne puis pas espérer que celle que j’aime puisse jamais vous plaire. Je combattrai, je surmonterai ma passion. Je ne vous demande que du temps, beaucoup de temps pour me guérir.
SAINT-GÉRAN.
C’est égal ; je veux savoir...
Scène X
LÉON, SAINT-GÉRAN, MARIANNE
MARIANNE, dans le fond.
Comment ! il est vrai que monsieur est arrivé ?
LÉON.
Eh bien ! mon oncle, dussé-je rougir à vos yeux, il faut donc vous l’avouer ! C’est cette petite fille que ma tante a élevée, c’est Marianne que j’adore.
MARIANNE, à part.
Ah ! mon Dieu ! c’est lui qui a écrit le billet ; M. Léon est l’inconnu.
SAINT-GÉRAN.
Comment ! il serait possible ? une petite paysanne sans éducation !
MARIANNE.
Tiens, par exemple, est-il malhonnête !
SAINT-GÉRAN.
Et comment cet amour-là t’est-il venu ?
LÉON.
Je ne vous dirai pas. C’est l’amour le plus prompt, le plus inconcevable.
SAINT-GÉRAN.
Et mon imbécile de sœur, qui là, devant ses yeux !...
LÉON.
Elle n’a rien vu, et même je vous jure qu’il était impossible qu’elle pût rien voir.
MARIANNE.
Pardi ! puisque moi-même...
SAINT-GÉRAN.
Tu avais donc perdu la tête ?
LÉON.
J’en conviens.
MARIANNE.
C’est là de l’amour !
LÉON.
Air : Sans mentir. (Les Habitants des Landes.)
Respectez l’amour funeste
Dont le souvenir m’est cher.
MARIANNE.
Il va faire, je l’atteste,
Quelque coup à la Werther.
SAINT-GÉRAN.
Mais je crains. Dieu me pardonne,
Qu’il ne parie franchement ;
Il faut donc qu’il déraisonne.
MARIANNE, à part dans le fond.
Oui, car il a l’air, vraiment,
D’un roman (Bis.) imité de l’allemand.
Que je le plains !
SAINT-GÉRAN.
Allons, il n’y a pas à hésiter ; il faut mettre fin à une pareille folie, et pour commencer, je vais renvoyer cette petite fille à ses parents, et écrire qu’on vienne la reprendre.
Il entre dans le cabinet.
MARIANNE, approchant doucement de Léon.
Ah ! monsieur, que c’est bien à vous ! j’ai tout entendu, et je ne me serais jamais doutée d’un amour aussi désordonné que celui-là.
LÉON.
Comment ! vous étiez là ?
MARIANNE.
Oui. Nous aurons bien des obstacles, c’est toujours comme ça. Mais il ne faut pas que cela vous effraie. Nous avons le chapitre des oncles barbares et des parents inflexibles ; mais ça finit toujours par s’arranger. Quant à moi, vous pouvez compter sur la fidélité ordinaire, et sur la constance de rigueur.
Elle sort.
LÉON.
Parbleu ! la rencontre est excellente.
SAINT-GÉRAN, revenant.
Tiens, fais partir cette lettre.
LÉON.
Oui, oui, mon oncle ; je me retire.
À part.
Allons, tout a réussi au gré de mes vœux, et cependant je suis moins content que je ne l’aurais cru.
En s’éloignant, il salue Caroline qui entre.
Scène XI
SAINT-GÉRAN, CAROLINE
CAROLINE, à part.
Il s’en va ; tant mieux ! il ne verra pas que j’ai pleuré.
SAINT-GÉRAN, à part.
Elle est en effet fort bien.
À Caroline.
Approchez, Caroline ; je voulais vous unir à mon neveu, mais il refuse votre main.
CAROLINE, à part, douloureusement.
Il est donc vrai !
SAINT-GÉRAN.
Je ne puis lui en vouloir : il m’a avoué qu’il en aimait une autre, et les inclinations sont libres ; qu’en dites-vous ?
CAROLINE.
Ce que vous voudrez.
SAINT-GÉRAN.
Comment ? Ce que je voudrai.
À part, d’un air approbatif.
C’est bien.
Haut.
Je vous demandais si cette résolution vous affligeait ?
CAROLINE.
M’affliger ! non, rien maintenant ne peut m’affliger.
SAINT-GÉRAN, à part.
Voilà, parbleu ! un heureux caractère !
Haut.
Vous êtes donc contente ?
CAROLINE.
Oui.
SAINT-GÉRAN.
Et pourquoi ?
CAROLINE.
Je ne sais !
SAINT-GÉRAN, à part.
C’est bien.
Haut.
Et s’il se présentait un époux qui ne fût plus de la première jeunesse, et qui vous offrit de vous rendre immensément riche ?
CAROLINE.
À quoi bon ?
SAINT-GÉRAN.
Par exemple, voilà une question !
À part.
C’est admirable !
Air de M. Doche.
Quoi ! les diamants, la parure ?
CAROLINE.
Je n’y tiens pas.
SAINT-GÉRAN.
Mais cependant,
Songez-y bien, chacun assure
Que par leur éclat séduisant,
La beauté même est embellie ;
S’il se peut, leur secours divin
Vous rendrait encor plus jolie.
CAROLINE, douloureusement.
Que n’en avais-je ce matin ! (Bis.)
SAINT-GÉRAN.
Ce matin ou ce soir, la différence n’est pas grande, et vous serez satisfaite. Mais que diriez-vous si cet époux était moi-même ; si je voulais rendre la fille de mon ancien ami libre, heureuse, indépendante, et si, en retour, je ne lui demandais qu’un peu d’amitié ?
CAROLINE, avec expression.
Quoi ! vous daignez attacher quelque prix... Vous, monsieur, vous voulez donc bien que Caroline vous aime ?
SAINT-GÉRAN.
Si je le veux ! Parlez, commandez, disposez de ma fortune et de moi ; je suis un peu brusque, mais bon diable au fond, et pour devenir le meilleur homme du monde, je n’avais besoin que de trouver quelqu’un qui voulût bien m’aimer ; vous avez cette bonté-là, et c’est d’autant plus beau à vous, que vous êtes la première. Mais, ventrebleu ! je ne serai point ingrat, et vous serez heureuse, ou le diable m’emporte !... que ça ne vous fasse pas peur.
CAROLINE.
Oh ! non, au contraire. Depuis que j’habite ce château, vous êtes la première personne avec qui il me semble que je sois à mon aise.
SAINT-GÉRAN.
Et vous avez raison, voyez-vous ! pas de façons, point de cérémonies. Ils prétendent que vous n’êtes point une femme savante. Tant mieux ! moi, je ne suis pas non plus un académicien ; nous ne débiterons pas de phrases ni de grands mots ; on peut faire bon ménage sans cela.
Air : Ma belle est la belle des belles. (Arlequin musard.)
Si par hasard parler vous gêne,
Je m’efforcerai de mon mieux,
Pour vous en épargner la peine,
D’aller au-devant de vos vœux ;
Et s’il est maint époux peu tendre,
Toujours prêts à se quereller,
Qui parlent sans jamais s’entendre,
Nous nous entendrons sans parler.
Je vais envoyer chez le notaire... Je comptais assurer la fortune de mon neveu, s’il vous avait épousée... mais désormais, cet article-là est rayé, et vous aurez tout mon bien.
CAROLINE.
Et moi, je n’en veux pas... vous êtes bon, généreux, et pour une personne que vous connaissez depuis quelques instants, vous ne dépouillerez point votre neveu.
SAINT-GÉRAN, à part, stupéfait.
Comment !... parbleu, je suis trop heureux ! pas d’esprit, et un bon cœur ! voilà la femme qu’il me fallait...
À Caroline.
Caroline, c’est bien, c’est très bien... ordonnez, je ferai ce que vous voudrez.
CAROLINE.
Eh bien ! donc, donnez-lui cette dot, et qu’il épouse celle qu’il aime.
SAINT-GÉRAN.
Celle qu’il aime !... mais, savez-vous que ce n’est pas proposable... Si vous la connaissiez ! c’est la filleule de ma sœur, cette petite Marianne.
CAROLINE.
Marianne ! Marianne !
SAINT-GÉRAN.
Elle a pour parents d’honnêtes fermiers, il est vrai ; mais une fille qui n’a rien, qui ne possède rien.
CAROLINE.
Elle n’a rien !... et elle est aimée.
SAINT-GÉRAN.
D’accord, mais cela ne constitue pas une dot.
CAROLINE.
Sa famille est honnête, votre neveu en est épris ; que vous faut-il de plus ? Je n’ai pas le droit de dicter votre conduite, mais je sais ce que mon cœur me commande, et je ne consentirai jamais à jouir d’un bonheur dont vous priveriez votre neveu... Notre mariage suivra le sien.
SAINT-GÉRAN.
Comment ! l’ai-je bien entendu ?
CAROLINE, avec fermeté.
Je vous le répète, ma main est à ce prix.
SAINT-GÉRAN, étonné.
Parbleu ! mademoiselle... allons, allons, je suis marié, je n’ai plus de volonté. Au fait, elle a raison... qu’est-ce qu’elle me demande ? de sacrifier un peu d’orgueil, de faire la félicité de mon neveu, et par conséquent la mienne.
Air du Petit Corsaire.
Je sais bien que plus d’un époux
À ma place craindrait le blâme,
Car ces messieurs rougissent tous
D’être ainsi menés par leur femme.
Je n’ai pas un tel point d’honneur :
Quand une femme qu’on admire
Veut nous mener vers le bonheur,
Ma foi, je me laisse conduire.
Scène XII
SAINT-GÉRAN, CAROLINE, LÉON
SAINT-GÉRAN.
Venez ici, monsieur, et tombez aux pieds de votre tante.
LÉON.
Comment ! mon oncle, il serait possible ?
SAINT-GÉRAN.
Oui, monsieur, et si vous saviez ce qu’elle a fait pour vous... cent mille francs que je vous donne... remerciez-la, vous dis-je ; car je jure bien que jamais sans elle...
Le prenant à part.
Tu avais raison, ce n’est pas un génie, mais elle a du caractère et un bon cœur, et cela vaut bien de l’esprit.
Air de M. Doche.
Mon cœur à l’espoir s’abandonne ;
Je suis plus jeune de vingt ans ;
Près d’elle je vois mon automne
S’embellir des fleurs du printemps.
Marianne t’est destinée ;
Je vais l’avertir de mon choix :
Pour moi quelle heureuse journée !
Deux mariages à la fois !
LÉON.
Comment, mon oncle ?...
SAINT-GÉRAN.
Ce n’est pas moi, monsieur, c’est elle qu’il faut remercier.
Même air.
Mon cœur à l’espoir s’abandonne, etc.
Saint-Géran sort.
Scène XIII
LÉON, CAROLINE
LÉON, à part.
Marianne et cent mille francs ! Par exemple, je ne croyais pas que sa rage de marier allât jusque-là. Mais, comment diable me tirer de là ?
Avec dépit, à Caroline.
Et c’est vous, mademoiselle, que je dois remercier de ce service ?
CAROLINE, avec dépit.
Me remercier ! non, monsieur, je n’ai fait que mon devoir ; vous en aimez une autre... vous ne m’aimez pas. Votre conduite est toute naturelle... qui pourrait s’en étonner ? ce n’est certainement pas moi... et je me rends trop de justice pour ne pas être la première à plaider votre cause.
LÉON, la regardant avec étonnement.
Qu’entends-je ? Et qui vous a dit que cet hymen comblait mes vœux ?
CAROLINE.
Qui me l’a dit ? votre oncle, vous-même, les transports de joie que vous avez fait éclater... Mais, je le vois, vous craignez même de m’avoir une obligation... et le bonheur que vous désirez cesse d’en être un quand il vient de moi.
LÉON.
Non, rien n’égale ma surprise ; et c’est vous qui croyez que Marianne a pu me plaire ?
CAROLINE.
Air de Romagnesi.
De cet amour vif et soudain
Pourquoi plus longtemps vous défendre ?
J’en aurais gémi ce matin,
À présent on peut me l’apprendre.
Qui pourrait vous en empêcher ?
Quand on est d’humeur inconstante,
À sa femme on doit le cacher,
Mais on peut le dire à sa tante.
LÉON.
Comment, ma tante !
CAROLINE.
Même air.
Oui, ce nom-là me semble doux ;
Désormais il doit me suffire ;
Il faut, pour fixer un époux,
Des charmes qui puissent séduire.
Un neveu... du moins, je le croi,
Sans qu’aucun prestige le lente,
Peut vous aimer... voilà pourquoi
J’ai pris le nom de votre tante.
Je l’avouerai, voilà pourquoi
J’ai pris le nom de votre tante.
LÉON.
Ah ! Caroline... daignez m’entendre ! Allons, voilà qu’on vient de ce côté, quand je donnerais tout au monde pour un moment d’entretien ! C’est mon oncle et ces messieurs.
CAROLINE, à part.
Ces messieurs... Ah ! si je pouvais me venger à ses yeux !
Scène XIV
LÉON, CAROLINE, SAINT-GÉRAN, DERVILLE, SAINT-ERNEST, PLUSIEURS AUTRES JEUNES GENS
SAINT-GÉRAN.
Oui, messieurs, soyez tous les bienvenus, les amis de mon neveu sont les miens, et surtout dans un jour comme celui-ci ! Permettez que je vous présente à la maîtresse de la maison ; celle qui, demain, sera ma femme, madame de Saint-Géran.
DERVILLE.
Général, je vous en fais mon compliment.
Avec intention.
et, surtout, à votre neveu.
SAINT-GÉRAN.
Et pourquoi ?
DERVILLE.
Parce qu’il aura une jolie tante, et vous une excellente femme.
S’inclinent, à Caroline.
Ah çà ! est-ce par raison ou par sympathie ? Je serais curieux de savoir comment ce mariage-là a pu se faire ?
CAROLINE.
Je peux vous l’apprendre, monsieur.
En souriant, et avec intention.
Autrefois nos pères se contentaient de bonnes ménagères...
DERVILLE.
C’est vrai ! Je l’écrivais encore l’autre jour à Léon.
CAROLINE.
À présent les jeunes gens prétendent que, dans ce siècle-ci, il leur faut des femmes qui leur apportent en mariage beaucoup d’esprit ; il y a tant de gens qui ont besoin de dot ! mais M. de Saint-Géran n’était pas dans ce cas, et la solidité de son jugement, l’étendue de ses connaissances lui permettaient d’épouser une femme sans instruction et sans talents ; voilà, monsieur, ce qui peut vous expliquer le choix qu’il a fait de moi.
SAINT-GÉRAN.
C’est très bien répondu.
DERVILLE, à part, étonné.
Qu’est-ce que ça signifie ? Il me semble qu’elle s’exprime...
Haut.
Nous devons en vouloir à mademoiselle de nous avoir privés si longtemps du plaisir de l’entendre.
CAROLINE.
C’est que je pensais qu’il y avait souvent du danger à parler, et rarement à se taire.
SAINT-GÉRAN.
C’est bien dit.
CAROLINE.
Et qu’une personne dont l’entretien se bornerait à oui, monsieur, non, monsieur, courrait souvent moins de risques que celle qui fait les honneurs de la conversation.
SAINT-GÉRAN.
Elle a raison.
DERVILLE.
Ah çà ! mais, décidément elle parle.
CAROLINE.
Oui, monsieur ! mais vous m’avouerez qu’avant de parler, il fallait connaître la langue du pays. Et comment me faire entendre ? comment prendre ce ton léger, cette ironie aimable que vous savez manier avec tant de grâce ? Il est des modèles, monsieur, dont la perfection décourage !
SAINT-GÉRAN, à part, étonné et fâché.
Hum ! hum !
DERVILLE.
Mademoiselle... Certainement...
À part.
Mais c’est une mystification !
SAINT-GÉRAN, qui pendant les deux précédentes tirades a montré de l’étonnement et un air fâché.
Et bien ! messieurs, vous n’avez plus rien à dire. Allons donc, en restez-vous là ?
À part.
Morbleu !
LÉON, qui de même a montré de l’étonnement, mais d’un autre genre.
Je suis anéanti !
DERVILLE.
Et moi, d’honneur, je suis pétrifié !
Scène XV
LÉON, CAROLINE, SAINT-GÉRAN, DERVILLE, SAINT-ERNEST, PLUSIEURS AUTRES JEUNES GENS, VALENTIN
VALENTIN.
Monsieur, voilà une partie de la compagnie qui arrive, et je viens prendre vos ordres.
SAINT-GÉRAN, galamment.
Prenez ceux de madame ; moi, cela ne me regarde plus.
CAROLINE.
Comment ?
SAINT-GÉRAN.
Je l’exige, ou, du moins, je vous en prie.
CAROLINE, avec aisance et dignité.
Faites entrer dans le premier salon, où nous allons les recevoir ; préparez la galerie pour le bal, et disposez les tables de jeux. Vous passerez avant à la salle à manger, et qu’on soit prêt à servir
Montrant Saint-Géran.
quand monsieur l’ordonnera ; allez.
Valentin sort.
DERVILLE, présentant la main à Caroline.
Vous voulez bien permettre...
À Léon, sans quitter la main de Caroline.
Mon ami, clic est charmante. C’est l’esprit le plus piquant et le plus original que je connaisse. Je suis sûr que nous trouverons dans le salon une foule d’originaux de province, et nous allons nous amuser ensemble à les mystifier. Ce sera divin !
À Caroline.
Mille pardons, je suis à vous.
Ils sortent tous, et Saint-Géran se retire le dernier en marchant lentement et l’air préoccupé. Léon le retient.
Scène XVI
LÉON, SAINT-GÉRAN
LÉON.
Mon oncle, il faut que je vous parle. Vous connaissez mon attachement pour vous ; il m’empêche de garder plus longtemps le silence ; on vous a trompé.
SAINT-GÉRAN.
Tu crois ?
LÉON.
Oui, mon oncle, et il est de mon devoir de vous avertir. Vous alliez vous marier avec confiance, parce que vous croyiez épouser une femme simple. Je dois vous prévenir qu’elle ne l’est pas.
SAINT-GÉRAN.
Eh bien ! mon ami, je m’en doutais.
LÉON.
Et moi, j’en suis sûr.
SAINT-GÉRAN.
C’est cependant toi qui m’as dit...
LÉON.
C’est moi qui suis un sol. Vous alliez être dupé, si je ne vous avais pas averti du danger.
SAINT-GÉRAN.
Je te remercie. Mais je ne le crois pas si grand que tu le dis.
LÉON.
Si, mon oncle ! bien plus grand encore. Vous ne pouvez vous imaginer quelle femme charmante ! quelle réunion de grâces et de dignité ! quel feu ! quelle finesse ! quelle imagination ! Vous ne pouvez pas plus mal tomber, et le danger est réel.
SAINT-GÉRAN.
Eh bien ! mon ami, ça m’est égal ; je me risque.
LÉON.
Comment !
SAINT-GÉRAN.
Ma foi, oui.
Air : Qu’il est mince notre journal. (Angélique et Melcour.)
Nous comptions rencontrer céans
Une fille gauche et muette ;
Nous trouvons grâce, esprit, talents ;
Enfin une femme parfaite.
Ma foi, qu’y faire ? que veux-tu ?
Il faut se résigner, je pense ;
Et je prends, j’y suis résolu,
Mon bonheur en patience.
LÉON.
Mais, mon oncle, ce que vous me disiez tantôt...
SAINT-GÉRAN.
Je crois que je raisonnais mal. Car enfin, une femme sotte peut faire des sottises comme une femme d’esprit, tandis que la femme d’esprit peut quelquefois avoir celui de se plaire avec son mari. As-tu vu déjà quelles attentions la mienne a pour moi, comme dans tout ce qu’elle dit elle cherche à m’attirer les égards et la considération ? Mon ami, c’est fini ; je me range du parti de la majorité. Je suis pour les femmes aimables.
LÉON.
Eh bien ! mon oncle, puisqu’il faut vous le dire, puisque vous ne voulez pas m’entendre, je vous déclare qu’il m’est impossible de donner mon consentement à ce mariage-là.
SAINT-GÉRAN.
Qu’est-ce à dire ?
LÉON.
Oui, mon oncle ; je l’aime, je l’adore, et je ne puis vivre sans elle.
SAINT-GÉRAN.
Expliquons-nous, s’il vous plaît : je te la donne pour femme, et tu n’en veux pas... tu en aimes une autre, je te la donne encore !... et voilà que maintenant... Ah çà ! je vais croire que c’est à moi que tu en veux.
LÉON.
Non, mon oncle ; mais rien n’égale mon désespoir ; et, si vous l’épousez, je ne réponds pas de ce qui peut arriver.
SAINT-GÉRAN.
Il n’arrivera rien, monsieur ; je connais Caroline, et elle me préfère à vous. C’est moi qui ai reconnu son mérite, qui ai su l’apprécier. Que diable ! épousez votre Marianne, ou, si vous ne voulez pas vous marier, n’empêchez pas les autres ; ainsi, prenez votre parti : Caroline sera ma femme, et tâchez d’avoir un peu plus d’amitié pour moi, et pas tant pour votre tante !... sinon, je vous déshérite.
Il sort.
Scène XVII
LÉON, seul
Ma tante ! ma tante ! je ne pourrai jamais m’habituer à ce nom-là. Est-il une situation pareille à la mienne ? et fut-on jamais plus malheureux ? Pourquoi ai-je écouté les conseils de mes amis, et n’ai-je pas osé braver leurs railleries ? car malgré eux, malgré moi, j’ai toujours aimé Caroline ; je l’ai aimée du premier moment que je l’ai vue ; et depuis que mon oncle veut l’épouser, il me semble, s’il est possible, que je l’aime deux fois plus encore ; je n’y tiens plus ; je cours lui dire, lui expliquer...
Scène XVIII
LÉON, MARIANNE
MARIANNE, l’arrêtant.
Ah ! monsieur, vous savez sans doute... votre oncle consent à tout ; je vous disais bien que ça devait finir comme ça ! mais je ne croyais pas que ça irait si vite : on compte sur des obstacles ; on s’arrange pour ça, et puis, crac, voilà un mariage et pas d’obstacles.
LÉON.
Rassurez-vous, il en surviendra.
MARIANNE.
Dame ! pas trop forts, cependant... Moi... ce que j’en dis...
Air : De sommeiller encor, ma chère. (Arlequin Joseph.)
Je sais très bien que quand on s’aime,
Il faut plus d’un événement ;
Mais nous serons toujours à même :
Marions-nous, c’est plus prudent.
Si par malheur, suivant l’usage,
Nous n’avons pas eu tout exprès
D’accidents avant l’ mariage,
Nous en aurons peut-être après.
Et pour commencer, vous n’avez pas vu : je vous avais mis un second billet dans le creux du gros chêne.
LÉON.
Comment, le gros chêne ?
MARIANNE.
Eh ! oui, la boîte aux lettres ; là, où vous avez trouvé ma réponse : Que l’inconnu se fasse connaître.
LÉON.
Comment ! cette lettre... c’était vous...
MARIANNE.
Je crois bien, et il me semble que ça n’était pas mal. Que l’inconnu se fasse connaître, et il trouvera un cœur sensible. Dame ! c’est que je n’ai pas menti.
LÉON.
Ah ! mon Dieu !... Marianne, vous êtes bien aimable, et je vous aime beaucoup ; mais ce n’est pas moi qui vous ai écrit ; et ce n’est pas moi qui ai reçu votre lettre. C’est Derville.
MARIANNE.
Comment ! M. Derville m’aime donc aussi ?
LÉON.
Sans doute.
MARIANNE.
Eh bien, et vous ? comment ça va-t-il s’arranger ?
LÉON.
Oh ! je lui cède tous mes droits. Après l’amour qu’il a pour vous, je ne puis persister.
MARIANNE.
Ah ! vous ne persistez pas ? Cependant, si ça vous contrariait... Ah ! ce sera donc lui qui...
LÉON.
Sans contredit, et il n’y a pas de temps à perdre.
MARIANNE.
Alors je cours lui parler. Par exemple, voilà un événement ; je n’en ai jamais lu de pareil ; là, au moment... un qui m’aime, et un autre qui m’épouse !
Elle sort en courant.
Scène XIX
LÉON, seul
Notre prévention a-t-elle été assez grande, pour que nous ayons été dupes d’une erreur aussi grossière ! Moi, supposer que Caroline... Ah ! je suis indigne d’elle, et j’ai perdu par ma faute le bonheur qui m’était réservé.
Scène XX
LÉON, CAROLINE, DEUX DOMESTIQUES
Caroline sort de l’appartement à droite, et parle aux deux domestiques.
CAROLINE.
Oui, c’est bien, je vais faire placer le lustre et les guirlandes de fleurs.
LÉON, à part.
C’est elle, et j’ose à peine maintenant lui adresser la parole.
Haut.
Mille pardons, mademoiselle, je vois que vous avez de si nombreuses occupations...
CAROLINE.
Oui ; votre oncle a voulu...
LÉON.
Je n’ose alors vous arrêter ; mais je cherchais... je voulais...
CAROLINE, vivement.
Mon Dieu, l’on peut attendre ;
Aux domestiques.
allez, vous autres, je vous rejoins.
Ils sortent.
Serais-je assez heureuse, monsieur Léon, pour que vous ayez besoin de moi ?
LÉON.
Oui, j’ai besoin de vous dire combien je fus coupable envers vous, moi qui ai pu vous méconnaître, vous outrager. J’en suis assez puni, puisque je vous perds, et qu’en vous perdant, je n’ai pas même le droit de me plaindre ; mais si vous saviez quels sont mes tourments et mes remords, vous ne me refuseriez pas la grâce que je vous demande.
CAROLINE.
À moi ! une grâce ?
LÉON.
Oui, je serais moins malheureux si j’avais la certitude que vous ne me haïssez pas, que vous oubliez mes torts, et que vous daignez me pardonner.
CAROLINE.
Vous pardonner ? et quels torts avez-vous envers moi ? Est-ce votre faute si vous ne m’aimez pas ?
LÉON.
Que dites-vous ! Ah ! vous ne connaîtrez jamais combien je vous aimais, et à quel point ma faiblesse et une fausse honte ont pu m’égarer. Mais vous ne me croiriez pas, et je dois renoncer à tout, même à l’espoir de vous convaincre de ma sincérité ! Il est donc vrai que tout est fini pour moi ! Caroline, vous allez en épouser un autre...
CAROLINE.
Oui ; mon consentement est donné, ma main n’est plus à moi.
Scène XXI
LÉON, CAROLINE, SAINT-GÉRAN, dans le fond
SAINT-GÉRAN.
Diable, un tête-à-tête ! approchons.
LÉON.
Et j’aurais pu posséder tant de charmes, et c’est moi-même qui m’en suis privé ! Non, mon oncle ne peut exiger un pareil sacrifice ; et s’il me réduit au désespoir, je suis capable de tout oublier.
CAROLINE.
Non, vous n’oublierez point la reconnaissance que vous lui devez ; vous vous rappellerez qu’il prit soin de votre enfance, qu’il vous combla de ses bienfaits ; que tout à l’heure encore, il vient d’assurer votre fortune ; et quand il fait tout pour votre bonheur, de quel droit viendriez-vous troubler le sien ? Vous prétendez que ce sacrifice vous est impossible ? je le crois, je veux bien le croire ; mais vous n’avez pas pensé, sans doute, que l’honneur le commandait. Ce mot doit vous suffire ; je n’ai pas besoin, auprès de vous, d’autres considérations.
LÉON.
Caroline !
CAROLINE.
Oui, vous vous éloignerez, vous quitterez ces lieux... Vous hésitez ; et qui vous a dit, monsieur, que vous souffriez seul au monde, qu’il n’y a pas d’autres personnes plus à plaindre, et qui ont autant que vous besoin de courage ? J’aurais peut-être dû vous le laisser ignorer ; mais je ne m’en fais pas de reproches ; je crois que vous n’en abuserez pas, que vous n’y verrez qu’un nouveau motif de faire votre devoir, et que vous rougiriez qu’une femme eût plus de fermeté que vous.
LÉON.
Je ne balance plus, je m’éloigne ; chaque vertu que je découvre en elle est un nouveau regret pour moi ; adieu, Caroline !
Il fait quelques pas pour sortir.
SAINT-GÉRAN.
Allons ! il s’en va ; c’est très bien.
LÉON, revenant.
Et vous, n’avez-vous point d’adieux à me faire ? N’avez-vous plus rien à me dire ?
CAROLINE.
Non, depuis longtemps mon parti est pris ; j’ai juré de faire mon devoir, d’épouser votre oncle, de ne plus vous voir... et de vous aimer toujours.
LÉON, se jetant à ses pieds.
Grand Dieu !
SAINT-GÉRAN, à haute voix.
Comment, de vous aimer toujours ?
LÉON.
Eh quoi ! vous étiez là ?
SAINT-GÉRAN.
Oui, monsieur, et elle vous a traité comme vous le méritiez ; c’est bien, Caroline, c’est très bien, je suis content ; il n’y a que quelques mots seulement que j’ai peine à comprendre, j’épouserai votre oncle, et je vous aimerai toujours. Voilà une distinction diablement subtile ; et je crois qu’en effet il y a trop d’esprit pour moi là-dedans... Hein ? qu’en dites-vous ? De crainte de ne pas nous entendre, je crois qu’il faut retourner la phrase : « Vous épouserez mon neveu, et vous m’aimerez toujours, » car je serai toujours votre père, votre ami ; oui, mes enfants, je reviens à mes premiers projets, et nous ne changerons rien au contrat.
Scène XXII
LÉON, CAROLINE, SAINT-GÉRAN, DERVILLE, puis MARIANNE
DERVILLE.
Ah bien ! qu’est-ce que je vois donc ? cela fait tableau !
LÉON.
Ah ! mon ami, je suis le plus heureux des hommes ! elle est à moi.
DERVILLE.
Ma foi, tant mieux ; je suis maintenant dans les principes du général, il faut qu’on se marie.
MARIANNE, accourant toute essoufflée, à Derville.
Ah ! c’est vous, monsieur ! voilà assez longtemps que je vous cherche.
DERVILLE.
Elle est tout à fait gentille... Qu’est-ce que tu me veux, mon enfant ?
MARIANNE.
Eh bien ! vous savez... C’est donc vous... qui...
DERVILLE.
Quoi ?
MARIANNE.
Eh bien ! c’est clair... vous savez bien, pour le mariage ?...
DERVILLE.
Excepté cela, ma belle enfant, demande-moi tout ce que tu voudras.
MARIANNE.
Ah ! vous ne persistez pas non plus ? personne ne persiste, il parait qu’il n’y aura pas de dernier chapitre.
Vaudeville.
Air : Moi, j’aime la danse. (Le Danseur.)
DERVILLE.
Quand l’amour nous guide,
Tout va bien ! sous un tel précepteur,
La plus timide
Bientôt n’a plus peur.
SAINT-GÉRAN.
Sexe dangereux
Que je redoute,
À mon âge on craint, sans doute,
Deux beaux yeux,
Plus que les feux
D’une redoute...
Mais qu’amour nous guide,
Que sa flamme échauffe notre cœur ;
Le plus timide
Bientôt n’a plus peur.
LÉON.
Ce soldat récent
Que chacun raille,
Dès qu’il se trouve en bataille.
S’élance en chantant
Gaiement
Sous la mitraille :
Quand l’honneur nous guide,
Près des vieux enfants de la valeur,
Le plus timide
Bientôt n’a plus peur.
DERVILLE.
L’Opéra, vraiment,
Fait ma conquête ;
Chaque soir, nymphe discrète
Y soigne le sentiment
Et la pirouette !
L’Amour y préside ;
Mais de ce Dieu terrible et vainqueur
La plus timide
N’a jamais eu peur.
CAROLINE, au public.
L’auteur inquiet
Est dans l’attente ;
Moi qui d’un rien m’épouvante,
Je n’eus jamais plus sujet
D’être tremblante.
Soyez notre égide :
Dès qu’il entend un bravo flatteur,
Le plus timide
Bientôt n’a plus peur.