Complainte du pauv'propiétaire (Georges FEYDEAU)
Quoi ! ce n’est pas assez de tout ce que l’on souffre,
Que la guerre nous ruine et pour tous soit un gouffre,
Parce que, soi-disant les gens manquent d’argent,
Voilà que c’est à nous, les rentiers qu’on s’en prend !
On nous dit : « Tout le monde est réduit au chômage,
C’est le moins que chacun ait sa part de dommage ! »
On ne s’informe pas si cela nous ira ;
Propriétaire on est : le proprio paiera.
Et, sans plus de façon, le légiste exonère
Des charges de son bail, aïe donc ! tout locataire
Mais alors si l’on nous prive de nos loyers,
Si nos termes, voyons, ne nous sont plus payés,
Nous devenons aussi victimes de la guerre !...
Hélas ! plaignez, plaignez le pauv’propriétaire.
Que le moratorium, ah ! parbleu, nous dispense
De payer nos billets, l’arriéré de dépense,
Nous y souscrivons tous. C’est très bien ! Ca permet
À tous d’en profiter. Mais pourquoi le décret
Comprend-il les loyers ? les loyers, ça nous lèse.
Vrai, les pouvoirs publics en prennent à leur aise !
Pourquoi nous empêcher illico d’expulser
Le bonhomme, voyons, qui ne peut rien verser ?
Le jeter à la rue était une ressource
Qui l’obligeait en somme à nous montrer sa bourse.
Maintenant, son argent, on n’en verra plus rien ;
Il est pour ses enfants et pour leur entretien !
Ah ! non plaignez, plaignez, le pauv’propriétaire !
Il nous sert bien, vraiment, par hausses successives
D’avoir doublé, triplé nos valeurs locatives,
Si, tant que l’on se bat, en dépit de tout droit
On vient tous nous léser des loyers qu’on nous doit !
On nous répond à ça par grotesques sophismes :
« En cinq ans, nous dit-on – Oyez ces illogismes !
Vos loyers ont monté chacun de cent pour cent,
Lors, que vous ne touchiez rien la guerre durant
En calculant pour vous le prix du sacrifice
Nous voyons qu’il se solde encore en bénéfice. »
Le beau raisonnement que l’on va nous chercher !
Quand on augmente, idiot, mais c’est pour tout toucher.
Vraiment c’est criminel d’entraver les affaires !...
Amis, plaignez, plaignez, les pauv’propriétaires !
D’ailleurs quel est celui qui se plaint de la hausse ?
Le locataire, oui ! Mais de lui l’on se gausse ;
Nous sommes syndiqués, il est seul ; c’est donc clair
Qu’il est le pot de terre et nous le pot de fer ;
Comme il faut qu’il se loge, en dépit qu’il s’indigne,
Quelque prix qu’on lui fasse, il faut qu’il s’y résigne.
Il en est quitte alors pour faire moins d’enfants...
Tant mieux ! C’est très mauvais pour les appartements.
Pour la natalité je sais qu’on s’en tourmente,
Car l’enfant diminue où le loyer augmente.
Mais qu’y faire ? il n’est pas dans notre attribution,
De veiller, que je sache, à la reproduction !
J’aime bien les enfants mais d’abord les affaires !
C’est vrai ! Plaignez, plaignez les pauv’propriétaires.
Car c’est le proprio, c’est lui, le plus victime
De cette crise affreuse, hélas ! qui nous opprime !
Souvenez-vous d’août ! Aux Portes de Paris,
L’ennemi ! L’on disait : « Nous serons envahis
Demain ! » Quelle épouvante ! Oh ! demain, l’incendie !
Nos immeubles en feu ! L’affreuse tragédie !...
Mais nos petits troupiers étaient là, grâce à Dieu !
Ils ont fait reculer l’ennemi sous leur feu !
Nos immeubles sont saufs et nos maisons entières !
Oh ! chers petits soldats, fils de nos locataires,
Vous nous avez rendu nos biens immobiliers !...
Et nous pourrions encore en toucher les loyers !...
Mais, hélas ! on en vient d’exonérer vos pères...
Horreur ! Plaignez, plaignez, les pauv’propriétaires !