Le Baron de Lafleur (Camille DOUCET)
Comédie en trois actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 13 décembre 1842.
Personnages
SALMON
CHARLE
PIERRE DURAND
UN NOTAIRE
MADAME DURAND DE SAINTE-URSULE
EMMA, sa petite-fille
MADEMOISELLE HORLIER
La scène se passe dans une auberge de village, sous le règne de Louis XVI.
ACTE I
Le théâtre représente une grande salle d’auberge ; trois portes au fond une porte à droite et à gauche.
Scène première
PIERRE, MADEMOISELLE HORLIER
PIERRE.
C’est une vieille folle.
MADEMOISELLE HORLIER.
Oh ! pour cela, d’accord.
Vous la traiteriez mieux que vous lui feriez tort.
Mais vous ne pourrez rien y changer, monsieur Pierre :
Elle sera toujours d’un grand siècle en arrière ;
Du feu roi Louis Quinze elle a vu les beaux jours,
Et, depuis cinquante ans, elle s’y croit toujours ;
C’est passé dans le sang ; elle fait de la vie
Un vieux roman d’amour et de chevalerie...
Dans cette auberge-ci, qu’elle appelle un hôtel,
Elle attend que le duc ou bien le comte un tel,
S’amourachant au vol des charmes de sa fille,
Sollicite l’honneur d’entrer dans sa famille...
Depuis près de deux ans qu’elle vit de refus,
Elle en a l’habitude et ne s’en fâche plus.
Quoi qu’il en soit, toujours elle est sur le qui-vive :
Dès qu’un noble étranger dans son auberge arrive,
Avec mademoiselle elle se trouve là,
Et, d’un air souriant, vient vous dire : « Voilà ! »
Personne à l’hameçon ne mord... et de plus belle,
Madame à tout venant montre mademoiselle ;
À tout venant veut dire à tout... noble venant ;
Car ce qui n’est pas noble est pour elle néant.
PIERRE.
Et cela lui sied bien.
MADEMOISELLE HORLIER.
Cela, du moins, l’amuse ;
Et votre tante, au fait...
PIERRE.
Ma tante est sans excuse ;
Qu’elle rêve pour elle à ce qui lui plaira ;
Toujours on en a ri, toujours on en rira,
Rien de mieux ; qu’un peu plus un peu moins ridicule,
Elle s’appelle ou non Durand de Sainte-Ursule,
Tout cela ne fait rien ; mais ce qui fait beaucoup,
Ce que je trouve mal, ce qu’on blâme partout,
C’est que de ses conseils la fatale influence,
Sur ma cousine Emma, pauvre enfant sans défense,
Produisant chaque jour un plus funeste effet,
La perdra tôt ou tard, si ce n’est déjà fait !
Orpheline au berceau, seule avec sa grand’mère,
En l’imitant, Emma sans doute a cru bien faire.
Ses instincts étaient bons, honnêtes, généreux,
Mais le mauvais exemple a prévalu sur eux...
Aussi chacun s’en moque, et, moi, j’ai l’avantage
De nous voir tous les trois la fable du village.
J’aurais voulu qu’étant sans fortune et sans nom,
Emma prit un mari comme elle.
MADEMOISELLE HORLIER.
Vous ?
PIERRE.
Moi ?... non.
J’avais tort d’y penser ; c’était une sottise...
J’ai près de quarante ans, et suis sous la remise ;
Si je me mariais... Plus tard, j’y songerai...
MADEMOISELLE HORLIER.
À la bonne heure.
PIERRE.
Alors, je vous en parlerai.
Vous me comprenez, vous, honnête et brave fille ;
Mais ma cousine Emma, si jeune, si gentille,
Un vieux marin grognon n’est pas ce qu’il lui faut :
Elle trouvera mieux ; mais, sans chercher plus haut,
Qu’elle prenne, mon Dieu, puisqu’elle a tant la rage
D’accrocher pour mari quelque oiseau de passage,
Ce jeune voyageur, estimable garçon
Qui voudrait l’épouser, qui le dit sans façon.
MADEMOISELLE HORLIER.
Monsieur Charle ?
PIERRE.
Depuis deux mois, le pauvre diable
Perd bonnement son temps à faire l’agréable ;
Sans que l’on songe même à s’occuper de lui.
MADEMOISELLE HORLIER.
Si vraiment... on l’a mis à la porte aujourd’hui.
PIERRE.
Ah !
MADEMOISELLE HORLIER.
Madame a pensé qu’un homme de son âge
Au baron, qu’elle attend, porterait quelque ombrage ;
Et, comme ce baron, dès qu’il nous connaîtra,
De nous offrir sa main, bien sûr, s’empressera,
Pour hâter son bonheur, nous préparons sa perte ;
Mademoiselle Emma, de bijoux faux couverte,
À le bien recevoir travaille en ce moment ;
Et déjà pour l’époux on a chassé l’amant.
Si le pauvre baron sain et sauf en réchappe,
Il aura du bonheur.
PIERRE, à part.
Encore un qu’on attrape.
MADEMOISELLE HORLIER.
Les voici !... je me sauve.
À part.
Il souffre et ne dit rien.
Pauvre Pierre... Un mari comme lui m’irait bien !
Scène II
PIERRE, MADAME DURAND, EMMA
MADAME DURAND.
Admirable ! divine !... Entrez, baronne... Pierre,
Qu’en dites-vous ?
PIERRE.
Moi ? rien !
EMMA.
Vous me flattez, grand’mère.
MADAME DURAND.
J’ai des yeux, je te vois, t’admire, et te le dis...
Et monsieur le baron sera de mon avis ;
Je t’en réponds.
EMMA.
J’ai peur...
MADAME DURAND.
Non, crois-en ma promesse.
EMMA.
Et s’il me refusait ?
MADAME DURAND.
Je te ferais comtesse !
PIERRE, à part.
Encore !
MADAME DURAND.
Malepeste ! avec de pareils yeux,
On peut prétendre à tout, sans être ambitieux.
Aujourd’hui, la noblesse est la seule puissance,
Mais celle de beauté vaut celle de naissance ;
Les hommes ont besoin de titres et d’aïeux...
Une femme jolie est aussi noble qu’eux !
On n’exige pas d’elle une illustre famille ;
Elle est belle, il suffit... elle est noble ; oui, ma fille,
Avec un tel mérite, il n’est titre ni rang
Qui ne vous soit ouvert.
PIERRE.
En vous déshonorant !
MADAME DURAND.
Plaît-il ?
PIERRE.
Vous m’entendrez... j’ai lâché les écluses ;
Dussé-je, en finissant, vous faire des excuses,
Je parlerai, morbleu ! puisqu’il en est ainsi...
Vous aimez votre fille, et, moi, je l’aime aussi ;
Mais nous ne l’aimons pas de la même manière :
Votre amour vous aveugle, et mon amour m’éclaire.
En aspirant trop haut, vous n’arrivez à rien.
Vous lui faites du mal en voulant trop son bien.
À quoi bon, s’il vous plaît, ces rêves de noblesse
Dont vous venez en l’air séduire sa jeunesse ?
À quoi bon ces grands mots, ces blasons prétendus
Que je ne comprends pas, morbleu ! ni vous non plus !
D’une honnête personne est-ce l’honnête mise ?
Vous l’ornez de clinquant comme une marchandise ;
Sous des fleurs de papier vous cachez ses cheveux ;
Vous flétrissez son front de diamants douteux,
Et dans cet attirail vous la mettez en montre,
Pour surprendre au passage un baron de rencontre,
Un insolent baron qui, quand il la verra,
Rira de votre fille, et vous méprisera.
MADAME DURAND.
Mais, monsieur mon neveu...
PIERRE.
Mais, madame ma tante,
C’est là que vous conduit votre amour imprudente.
Au lieu de la tromper par tous vos songes creux,
Au lieu de l’anoblir par un nom frauduleux,
Il fallait cultiver la bonté naturelle
Des sentiments heureux qu’on découvrait en elle ;
Vous l’auriez vue alors, respectable pour tous,
Trouver sans artifice, au lieu d’un, vingt époux...
Une femme a toujours un moyen légitime
De forcer notre amour, en forçant notre estime.
MADAME DURAND.
Votre estime, mon cher, on en fait peu de cas ;
Et, quant à votre amour, ma fille n’en veut pas.
PIERRE.
Elle a tort !... mais bientôt peut-être, rebutée
D’être toujours offerte et toujours rejetée,
Votre fille ouvrira ses yeux, et, quelque jour,
De votre aveuglement accusera l’amour.
Alors, vous aurez beau lui jeter à la tête
Vos orgueilleux projets de gloire et de conquête ;
Il ne sera plus temps ; vous la verrez, morbleu !
Aussi vrai que je suis Durand votre neveu,
Heureuse d’être enfin, en dépit de sa mère,
Femme d’un bon marchand ou de son cousin Pierre.
MADAME DURAND.
D’un marchand ! mon Emma la femme d’un marchand !
PIERRE.
Et, s’il s’en présente un, prenez-le sur-le-champ.
MADAME DURAND.
J’aimerais mieux la voir fille toute sa vie !
PIERRE.
Cela pourra bien être...
MADAME DURAND.
Et j’en serai ravie !
Déroger à ce point !
PIERRE.
Déroger !... Ah ! non pas.
Le grand-papa Durand était marchand de bas.
MADAME DURAND.
Son grand-père, monsieur, ne fait rien à l’affaire ;
Je le pris, je fis mal, et j’aurais pu mieux faire ;
Il ne tenait qu’à moi d’épouser un beau nom :
J’avais seize ans alors, mais pas d’ambition,
Je refusai... Ma fille est mon bonheur, ma gloire ;
Je la veux noble et riche ; elle n’a qu’à me croire,
Et je la fais baronne, ou j’y perdrai mon nom.
PIERRE.
Vous perdrez peu de chose.
MADAME DURAND.
Et, qu’il vous plaise ou non,
Je lui donne ce soir, en hymen légitime...
PIERRE.
Ce baron inconnu... voyageur anonyme,
Promis depuis un siècle avec tant de fracas,
Que l’on attend toujours, et qui n’arrive pas !
MADAME DURAND.
Il arrive aujourd’hui, j’en reçois la nouvelle ;
Ma cousine Bernard, qui l’a logé chez elle,
Me l’écrit. Mais j’entends marcher dans les salons.
Si c’tait lui...
À Pierre.
Sortez.
À Emma.
Tenez-vous droite... allons...
Elle voit Charte.
Encor cet importun !
EMMA, à part.
Grands dieux ! c’est monsieur Charle !
Scène III
PIERRE, MADAME DURAND, EMMA, CHARLE
CHARLE.
Madame, j’ai...
MADAME DURAND.
Bonjour.
CHARLE, bas, à Emma.
Il faut que je vous parle,
À vous seule.
MADAME DURAND.
Ainsi donc vous nous quittez ?
CHARLE.
Ce soir ;
Pour la dernière fois j’ai l’honneur de vous voir.
MADAME DURAND.
Franchement, vous partez...
CHARLE.
Fort à propos, je pense.
MADAME DURAND.
J’attendais votre chambre avec impatience.
CHARLE, bas, à Emma.
Ce soir ! vous l’entendez, Emma.
PIERRE, à part.
Pauvre garçon !
CHARLE, à madame Durand.
Disposez-en, madame.
MADAME DURAND.
Elle est pour un baron,
Qui va vous succéder.
CHARLE.
Et je l’en félicite.
À part.
Je comprends maintenant l’orgueil de la petite.
Haut.
Recevez mes adieux et mes regrets...
À Emma.
Vraiment,
Ces bijoux et ces fleurs vous vont divinement.
MADAME DURAND.
C’est simple !
CHARLE.
Cette robe, à point décolletée,
Est du dernier bon goût... et puis si bien portée !
Si je juge par moi de-monsieur le baron,
Je vous promets au moins son admiration.
EMMA.
Et qui vous fait penser, monsieur, qu’on la désire ?
CHARLE.
Pouvez-vous empêcher que chacun vous admire ?
Tout homme à la beauté paie un tribut flatteur ;
On cède sans contrainte à son charme enchanteur ;
En la voyant, on l’aime, et, s’il faut qu’on la quitte,
On emporte un regret que son absence irrite ;
On pleure d’avoir vu ce qu’on ne doit plus voir :
Je puis vous en parler, moi qui m’en vais ce soir.
MADAME DURAND.
Et qu’y faire ?... accusez, mon cher, la destinée.
Soyez noble, demain, elle vous est donnée.
CHARLE.
C’est juste, et d’un regret pourquoi me tourmenter ?
Quand on n’en laisse pas, faut-il en emporter ?
– Adieu, mademoiselle...
EMMA.
Adieu, monsieur.
CHARLE, à madame Durand.
Madame...
Il salue et se retire.
MADAME DURAND.
S’il vous tombe du ciel en route quelque femme,
Épousez-la, mon cher, croyez-moi.
CHARLE, s’arrêtant.
J’essaierai ;
Votre conseil est sage, et j’en profiterai.
Adieu, madame...
Il sort.
Scène IV
PIERRE, MADAME DURAND, EMMA, MADEMOISELLE HORLIER
MADAME DURAND.
Adieu... Je meurs d’impatience :
Le baron ne vient pas, et la journée avance.
PIERRE.
Vous avez fait encore une école aujourd’hui ;
Ce jeune homme était bien...
MADAME DURAND.
Nous avons mieux que lui !
PIERRE.
Peut-être.
On entend sonner la cloche.
MADAME DURAND.
Entendez-vous ! le voilà... j’en suis sûre.
PIERRE.
Au diable le baron !
MADEMOISELLE HORLIER, entrant.
Madame, une voiture.
MADAME DURAND.
Eh bien ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Un beau monsieur qu’à peine j’ai pu voir,
Tant il disparaissait sous un long manteau noir...
MADAME DURAND.
C’est lui.
MADEMOISELLE HORLIER.
Vient d’en sortir... et demande l’hôtesse.
MADAME DURAND.
J’y vais... j’y cours... Mais non... j’ai peur si je me presse...
Il vaut mieux... – Pierre, allez.
PIERRE.
Moi ?...
MADEMOISELLE HORLIER.
J’y vais.
MADAME DURAND.
Pas du tout...
Un domestique mâle est beaucoup mieux.
PIERRE.
Surtout
Lorsque ce domestique est de votre famille...
Votre propre neveu, cousin de votre fille !
Mais je suis las, enfin, de ce rôle honteux,
De valet complaisant et de parent douteux ;
De mon trop de bonté votre exigence abuse ;
Je n’y saurais tenir... Désormais je refuse
D’entrer dans vos complots, que je trouve mauvais !
Je n’irai pas...
EMMA.
C’est mal, monsieur Pierre.
PIERRE.
J’y vais !
Il sort.
Scène V
MADAME DURAND, EMMA, MADEMOISELLE HORLIER
MADEMOISELLE HORLIER, à part.
J’en étais sûre !... un homme est bien sot quand il aime.
MADAME DURAND.
Mademoiselle Horlier, veillez à tout vous-même ;
Soyez à la cuisine, à l’office, au cellier...
Voyez si rien ne manque aux chambres du premier,
Si tous les lits sont faits, si le dîner s’apprête...
Vite, allez...
MADEMOISELLE HORLIER, à part.
Pauvre femme !... elle en perdra la tête !
Elle sort.
Scène VI
MADAME DURAND, EMMA
MADAME DURAND.
Toi, ma fille, voici le moment arrivé ;
Il faut qu’en te voyant son cœur soit enlevé !...
Des excellents conseils de ta vieille grand’mère,
Souviens-toi, chère enfant... Il faut... je crains... j’espère ;
Tâche... Je ne sais plus ce que je dis, mon Dieu !...
S’il parle, il faut sourire... il faut parler fort peu...
EMMA.
Je ne parle jamais...
MADAME DURAND.
C’est bien... Il faut encore
Ne pas trop laisser voir que son choix nous honore ;
Et puis... Mais le voilà...
Scène VII
MADAME DURAND, EMMA, SALMON
SALMON, en dehors.
C’est bon... pour le moment,
Je retiens tout l’hôtel... Allez...
Il entre.
MADAME DURAND.
Il est charmant !
PIERRE.
Entrez, monsieur... Voici madame Sainte-Ursule,
Il sort.
SALMON, à part.
C’est bien elle... ma foil coquette et ridicule,
Le portrait est frappant...
Haut.
Madame, j’ai l’honneur
D’être votre valet...
MADAME DURAND.
Monsieur est voyageur ?
SALMON.
Madame de Bernard vous a parlé peut-être ?...
MADAME DURAND.
En effet, j’aurais dû déjà vous reconnaître...
Mais de vous voir si tôt je ne me flattais pas.
SALMON.
Je croyais...
MADAME DURAND.
Elle fait de vous le plus grand cas.
SALMON.
Quoi ! vraiment ?
MADAME DURAND.
Très vraiment.
SALMON, à part.
Ah ! diable !... c’est dommage
Je noterai cela pour mon prochain voyage.
MADAME DURAND.
Oserai-je, monsieur, demander votre nom ?
SALMON.
Salmon... pour vous servir.
MADAME DURAND.
Plaît-il ?
SALMON.
Salmon.
MADAME DURAND.
Salmon !
À part.
Ah ! j’oubliais !... ment-il avec effronterie !
À nous deux, cher baron...
Haut.
Permettez, je vous prie...
Elle lui présente Emma.
C’est ma petite-fille...
SALMON.
Elle est fort bien.
MADAME DURAND.
Pas mal !
SALMON, à part.
Est-ce que nous serions encore en carnaval ?
MADAME DURAND.
Pour parler autrement, vous êtes trop aimable.
SALMON.
Non, pardieu !... sur l’honneur, je la trouve adorable.
MADAME DURAND.
Faites-nous donc, monsieur, l’honneur de vous asseoir.
SALMON.
On m’attend.
MADAME DURAND.
Quoi ! déjà... Nous vous verrons ce soir ?
SALMON.
Je l’espère...
MADAME DURAND.
Avec nous vous dînez ?
SALMON.
Mais, madame...
MADAME DURAND.
Oh ! vous ne pouvez pas refuser une femme...
Vous êtes trop galant, et vous me céderez.
SALMON.
Puisque vous l’exigez, madame...
MADAME DURAND.
Vous viendrez.
SALMON.
J’aurai cet honneur-là.
MADAME DURAND.
Je vous en remercie.
SALMON.
À ce soir donc.
MADAME DURAND, le reconduisant.
Je vais...
SALMON.
Oh ! je vous en supplie...
À part.
Cette femme a du bon.
MADAME DURAND.
Je vous laisse.
SALMON.
À propos,
Faites-nous pour demain préparer des chevaux.
MADAME DURAND.
Nos meilleurs sont pour vous, monsieur, sans aucun doute.
SALMON.
Demain, avec le jour, nous nous mettons en route.
MADAME DURAND.
Pour aller admirer notre charmant pays ?
SALMON.
Non, pas précisément... Pour aller à Paris.
MADAME DURAND.
À Paris !... quoi ! demain, vous partez ?...
SALMON.
Oui, madame...
Nous partons à regret... mais Paris nous réclame.
Il sort.
Scène VIII
MADAME DURAND, EMMA
EMMA.
Demain !
MADAME DURAND.
Il part demain ! quel affreux embarras !
Tout est perdu s’il part !... il ne partira pas !
EMMA.
Mais comment ?
MADAME DURAND.
Ô mon Dieu !... je... Ma tête s’égare...
Si moi-même... ? oui, je puis... le moyen est bizarre,
Il est désespéré... mais qu’importe !... et, d’ailleurs,
Nous n’avons pas le temps d’en chercher de meilleurs.
Elle s’assied et écrit.
« À deux heures, ce soir, je serai seule dans le grand salon.
« EMMA. »
Elle ferme la lettre et se lève. À Emma.
Je t’aime, tu le sais... ton bonheur seul m’occupe ;
D’un honneur mal compris autrefois je fus dupe :
Un grand seigneur m’aimait... pour ce brillant hymen,
Il ne fallait qu’un mot... rien qu’un mot de ma main...
Surpris au rendez-vous, il n’eût pu se dédire ;
J’étais comtesse, Emma... mais je n’osai l’écrire...
Il s’éloigna... depuis, je ne le revis plus !
Si tu savais quels pleurs m’a coûtés ce refus...
Quels regrets... ah ! du moins que mon erreur t’éclaire !
D’ailleurs... je serai là.
EMMA.
Comment ?
MADAME DURAND.
On vient... c’est Pierre...
Silence !... pas un mot !... pas un !
Elle sort.
EMMA.
Je le crois bien...
Qu’est-ce que je pourrais dire ? je ne sais rien.
Scène IX
EMMA, PIERRE
PIERRE.
Emma... je vous cherchais... il faut que je vous parle !
EMMA.
Mon Dieu, qu’avez-vous donc ?
PIERRE.
Je quitte monsieur Charle.
EMMA.
Ah !
PIERRE.
Il vous aime, Emma... peut-être l’aimez-vous...
Vous pouvez franchement l’avouer entre nous...
Voyons, je vous en prie, un peu de confiance ;
De mon vieux dévouement croyez l’expérience.
Je ne viens plus pour moi vous parler... désormais
Oubliez, j’y consens, combien je vous aimais.
Qu’est-ce que mon bonheur quand il s’agit du vôtre !
Je vous demande, Emma, votre main... pour un autre,
Pour ce brave garçon qui veut vous épouser.
Vous ne répondez pas... pourriez-vous refuser ?
J’ai peur de vous comprendre... ô Dieu, que vous dirai-je !
Chère Emma, vous marchez ici de piège en piège !
Croyez-moi, j’aurais dû vous le dire plus tôt,
Votre mère vous trompe... elle vous aime trop !
Sa folle ambition vous perdra sans ressource.
Pour arrêter le mal encore dans sa source,
Il faut ouvrir vos yeux ; c’est un devoir sacré
Qui me reste à remplir, et je le remplirai.
Peut-être avez-vous cru que ma seule tendresse
M’exposait aux dédains que j’endurais sans cesse,
Et qu’en dépit de vous, retenu dans ces lieux,
Je nourrissais toujours un espoir malheureux.
Non... j’avais dès longtemps su lire dans votre âme ;
Je vous aimais en sœur encore plus qu’en femme,
Et, voyant des écueils sous vos pas s’élever,
Je restais près de vous, afin de vous sauver.
Lorsque le ciel trop tôt rappela votre père,
J’étais là, près de lui... « Pierre, me dit-il, Pierre,
Je te donne ma fille... elle a besoin de toi,
Sa mère la perdrait... »
EMMA.
Monsieur !
PIERRE.
Ce n’est pas moi ;
C’est lui, c’est votre père ! écoutez sa parole ;
C’était un homme sage... et votre mère est folle.
Il la connaissait bien... Alors, je lui promis,
De quitter le vaisseau, de me rendre au pays ;
De veiller sur sa fille et lui servir de frère ;
Et de l’instruire au bien en parlant de son père...
Il me crut... pauvre Étienne... et me serra la main.
La mer se referma sur lui le lendemain !
Ce fut un jour de deuil pour tout notre équipage ;
On se disait : « Durand a fait le grand naufrage ! »
Et puis... car on n’est pas honnête homme pour rien,
Les amis pleuraient tous...
À part.
Elle pleure ! oh ! c’est bien !
Haut.
Je quittai le service en arrivant en France ;
J’avais, quoique marin, une modeste aisance ;
Je comptais vous l’offrir, mais je fus repoussé...
Lorsque je vins ici, j’en fus presque chassé ;
J’espérais votre main, on me fit domestique !
Je consentis à tout, et j’entrai sans réplique ;
Votre père mourant avait reçu ma foi ;
L’honneur de la tenir me faisait une loi.
Mais, si, de vous sauver perdant toute espérance,
Je ne vous devais plus servir par ma présence,
N’ayant rien désormais qui pût me retenir,
Je partirais, Emma, pour ne plus revenir.
Oh ! je vous en supplie, un mot, un mot encore...
Ce jeune homme... son cœur est noble ; il vous adore !
Ne sacrifiez pas un bonheur assuré
Contre un rêve toujours vainement espéré ;
Ne persévérez pas dans une erreur funeste...
Croyez-moi, croyez-moi... – Je ne pars pas, je reste !
Sur ta fille pour toi je puis encor veiller,
Cher Étienne !...
Scène X
EMMA, PIERRE, MADEMOISELLE HORLIER
EMMA.
Que veut mademoiselle Horlier ?
MADEMOISELLE HORLIER.
On vous demande en bas.
EMMA.
Qui donc ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Votre grand’mère.
EMMA.
J’y vais...
PIERRE.
Songez, Emma, songez à votre père !
Emma sort.
MADEMOISELLE HORLIER, à part.
Pauvre Pierre !...
PIERRE.
Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !
Il sort.
MADEMOISELLE HORLIER.
Mais elle m’a, je crois, lancé certain regard...
Prendrait-il fantaisie à la petite sotte
De se moquer de moi ?... parbleu, qu’elle s’y frotte !
Je me souviens encor de mon ancien métier ;
Lisette vengerait mademoiselle Horlier.
Scène XI
MADEMOISELLE HORLIER, SALMON
SALMON.
Holà ! quelqu’un !
MADEMOISELLE HORLIER.
Dieux !
SALMON.
Ciel !
MADEMOISELLE HORLIER.
C’est vous.
SALMON.
C’est toi !
MADEMOISELLE HORLIER.
Moi-même !
Monsieur Lafleur !
SALMON.
Lisette ! Ah ! ma joie est extrême !
MADEMOISELLE HORLIER.
Vous êtes donc ?
SALMON.
Je suis... furieux contre vous !
Depuis quand l’étiquette a-t-elle cours chez nous ?
Je t’appelle Lisette... ainsi, fais-moi la grâce
De m’appeler Lafleur ; et viens que je t’embrasse.
MADEMOISELLE HORLIER.
Toujours fat !
SALMON.
Je me sens rajeuni de dix ans...
Dix ans ! t’en souviens-tu ? c’était là le bon temps ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Lafleur était si gai !
SALMON.
Lisette si gentille !
J’étais bien bon enfant.
MADEMOISELLE HORLIER.
Et moi, bien bonne fille.
SALMON.
Pas trop !
MADEMOISELLE HORLIER.
Vraiment !
SALMON.
Pas trop !
MADEMOISELLE HORLIER.
Et pourquoi, s’il vous plaît ?
SALMON.
Auriez-vous oublié... ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Quoi donc ?
SALMON.
Certain soufflet...
MADEMOISELLE HORLIER.
Que j’ai donné ?
SALMON.
Que j’ai reçu !
MADEMOISELLE HORLIER.
Toi ?
SALMON.
Je l’avoue.
La main de l’innocence est rude sur la joue...
L’innocence, ma chère, était ton seul défaut.
MADEMOISELLE HORLIER.
Ce n’était pas le tien.
SALMON.
Non... de beaucoup s’en faut.
MADEMOISELLE HORLIER, à part.
Un peu plus honnête homme, il m’eût tourné la tête.
SALMON, à part.
Un peu moins vertueuse, elle eût été parfaite...
Haut.
Ah çà ! dis-moi, pendant ces dix éternités,
Qu’as-tu fait ?
MADEMOISELLE HORLIER.
J’ai vieilli de dix ans.
SALMON.
Vous mentez,
Lisette ; vos attraits me prouvent, au contraire,
Que le temps a pour vous marché, mais en arrière.
MADEMOISELLE HORLIER.
Ah ! grâce !... épargne-moi ce galimatias
De fades compliments auxquels je ne crois pas.
Si mes quelques attraits...
SALMON.
« Quelques » est bien modeste,
Trop modeste...
MADEMOISELLE HORLIER.
Je sais fort bien ce qui m’en reste,
Et je ne prétends pas, par abus de raison,
De ma jeunesse ici faire abnégation...
J’ai l’œil vif, le pied leste, et sur mon front sans rides
Je ne vois pas encore un brevet d’invalides.
Mais, enfin, l’âge mûr commence ; avant un mois,
J’aurai trente-trois ans...
SALMON.
Trente-deux !
MADEMOISELLE HORLIER.
Trente-trois.
Aussi, ne voulant pas qu’un beau jour la vieillesse
Vint me surprendre, après cinquante ans de jeunesse,
J’ai pris le parti sage, et m’en trouve fort bien,
J’ai dans cette maison un emploi mitoyen,
Ni trop haut ni trop bas ; maitresse ni suivante...
SALMON.
Et que diable es-tu donc ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Intendante.
SALMON.
Intendante !
MADEMOISELLE HORLIER.
Bref, Lisette, qu’il faut désormais oublier,
Te présente aujourd’hui mademoiselle Horlier.
SALMON.
Mademoiselle Horlier !... le nom est respectable ;
Mais Lisette ! ah ! Lisette était bien plus aimable !
MADEMOISELLE HORLIER.
Que veux-tu !... le devoir.
SALMON.
Oui... je sais... Tope là !
Je ne suis plus Lafleur.
MADEMOISELLE HORLIER.
Bah !
SALMON.
Non !
MADEMOISELLE HORLIER.
Comment cela ?
SALMON.
Voyant de jour en jour s’effacer sur la terre,
Des Frontin, des Lafleur la gloire héréditaire,
Je me suis fait, changeant et d’habit et de nom,
De valet, intendant, et, de Lafleur, Salmon !
MADEMOISELLE HORLIER.
Salmon !
SALMON.
Pour te servir, adorable Lisette.
MADEMOISELLE HORLIER.
Peut-être bien !
SALMON.
À toi, des pieds jusqu’à la tête !
MADEMOISELLE HORLIER, à part.
Au fait ! si, par son aide...
SALMON.
Item, je suis...
À part.
Mais non !
Motus, pour cette fuis, sur madame Salmon ;
Si par hasard Lisette, en avançant en âge,
De sa vertu féroce avait perdu l’usage,
Je pourrais...
MADEMOISELLE HORLIER
Qu’est-ce donc que tu chantes tout bas ?
SALMON.
Je chante que Lisette a toujours mille appas !
Et que, si son honneur, jadis insociable,
Daignait enfin pour moi devenir plus traitable,
Je...
MADEMOISELLE HORLIER.
Tu veux un soufflet ?
SALMON.
Non pas.
MADEMOISELLE HORLIER.
Si...
SALMON.
Doucement !
MADEMOISELLE HORLIER.
Alors, tais-toi !
SALMON.
Mais...
MADEMOISELLE HORLIER.
Non ; trêve de compliment...
Il n’est pas question de faire ici l’aimable.
Parlons peu, parlons bien, si la chose est faisable :
Saurais-tu, pour un jour, redevenir Lafleur ?
SALMON.
Certes !
MADEMOISELLE HORLIER.
Avec ton esprit d’autrefois ?
SALMON.
De grand cœur !
MADEMOISELLE HORLIER.
Il s’agit de me rendre un éminent service.
SALMON.
Tu n’as qu’à dire un mot pour que je t’obéisse.
MADEMOISELLE HORLIER.
Écoute-moi : peut-être as-tu vu ce matin
Notre jeune personne ?...
SALMON.
Une brune ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Oui.
SALMON.
Fort bien !
MADEMOISELLE HORLIER.
Sa grand’mère...
SALMON.
Une vieille ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Oui.
SALMON.
Sotte et ridicule,
Qui se fait appeler Durand de Sainte-Ursule,
Et s’appelle Durand tout court... J’ai vu cela.
MADEMOISELLE HORLIER.
Il faut nous amuser à leurs dépens.
SALMON.
Oui-da !
MADEMOISELLE HORLIER.
Tu n’as pas remarqué, je pense, un nommé Pierre ?
SALMON.
Un beau brun ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Juste !... il est petit-fils du beau-frère
De madame Durand...
SALMON.
Son neveu ; j’entends bien.
MADEMOISELLE HORLIER.
Et de mademoiselle, il est...
SALMON.
Cousin germain !
MADEMOISELLE HORLIER.
Et de plus... amoureux !
SALMON.
À merveille !
MADEMOISELLE HORLIER.
Au contraire.
Il la veut épouser.
SALMON.
Pauvre homme !... il peut le faire !
MADEMOISELLE HORLIER.
Non, elle n’en veut pas.
SALMON.
Et que t’importe, à toi,
Qu’elle le prenne ou non ?
MADEMOISELLE HORLIER.
C’est que j’en voudrais, moi.
SALMON.
Toi ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Pourquoi pas ?
SALMON, à part.
Au fait, à quoi bon la morale ?
J’ai donné le premier l’exemple du scandale.
Haut.
Soit ; après ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Sache donc que madame Durand,
Qui croit de saint Louis sortir directement,
A rêvé pour sa fille, en légal mariage,
Quelque homme jeune, riche, et du plus haut lignage.
SALMON.
Peste ! je le crois bien.
MADEMOISELLE HORLIER.
Sitôt que, par bonheur,
Arrive en cet hôtel un noble voyageur,
De pompons, de rubans, par sa mère affublée,
La petite Durand se présente d’emblée,
Et, souriant d’abord au voyageur surpris,
Offre un facile amour dont l’hymen est le prix.
SALMON.
Tudieu !
MADEMOISELLE HORLIER.
Jusques ici, deux ans d’expérience
N’ont pu de leur espoir lasser la patience.
Mais cela peut venir.
SALMON.
Et, dis-moi, cependant
Que fait notre cousin ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Monsieur Pierre ? il attend.
SALMON.
Salmon. Soyez donc honnête homme !
MADEMOISELLE HORLIER.
Il attend sans se plaindre,
Sans se décourager ; mais je commence à craindre
Que madame Durand ne se décide enfin,
De refus en refus, à lui tendre la main.
SALMON.
Il faut les prévenir !
MADEMOISELLE HORLIER.
Prévenons-les, sans doute.
SALMON.
Mais il faudrait avoir quelque moyen.
MADEMOISELLE HORLIER.
Écoute :
J’en ai deux.
SALMON.
Un suffit, s’il est bon.
MADEMOISELLE HORLIER.
Le premier,
Honnête et difficile, est de la marier.
SALMON.
Le second ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Moins honnête, est de la compromettre.
SALMON.
J’aime mieux le second.
MADEMOISELLE HORLIER.
Cependant, si ton maître...
Puisqu’elle lui plaît...
SALMON.
Qui ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Mademoiselle Emma...
Tantôt, en un quart d’heure, il vint, la vit, l’aima.
SALMON.
Tu me la bailles belle avec tes raisons bleues !
Mon maître, pour l’instant, est à plus de vingt lieues ;
Il n’est jamais venu dans cette auberge-ci,
N’y viendra que ce soir, et bien tard, Dieu merci ;
Et se soucie autant de ta petite fille,
Que de toi, de la mère, et toute la famille !
MADEMOISELLE HORLIER.
Se peut-il ? Mais pourtant il est venu quelqu’un
Sentant la bonne souche, et non pas le commun ;
Quelqu’un qui, descendant d’un brillant équipage,
A fait, en arrivant, grand effet, grand tapage...
Retenu tout l’hôtel pour la prochaine nuit,
Et qui, dans ce salon adroitement conduit,
A vu mademoiselle, et, d’un air agréable,
Dit que la jeune enfant lui semblait adorable.
SALMON.
J’y suis.
MADEMOISELLE HORLIER.
Comment ?
SALMON.
Sans doute, il est venu quelqu’un
Sentant la bonne souche et non pas le commun ;
Quelqu’un qui, tout d’abord, à la fille, à la mère,
A plu d’une façon... à lui très ordinaire ;
Mais telle qu’à l’instant un honnête valet
Lui remit de leur part certain petit poulet
Que voici... C’était moi !
MADEMOISELLE HORLIER.
Toi, Lafleur ?
SALMON.
Moi, la belle !
MADEMOISELLE HORLIER.
La méprise est heureuse.
SALMON.
Et toute naturelle.
MADEMOISELLE HORLIER.
On te prend pour ton maître.
SALMON.
Et l’on peut s’y tromper.
N’ai-je pas une mine... ?
MADEMOISELLE HORLIER.
À tous les attraper !
SALMON.
Eh bien, attrapons-les ! D’un retour de génie
Je me sens embrasé... Ce soir, je te marie.
Mais, au moins, ton projet ?...
MADEMOISELLE HORLIER.
Oui, je te le dirai.
SALMON.
Si cependant...
MADEMOISELLE HORLIER.
Plus tard, je te l’expliquerai.
Vite, séparons-nous, de peur qu’on ne soupçonne...
Adieu, Lafleur !
SALMON.
Adieu, ma reine ! adieu, friponne !
MADEMOISELLE HORLIER.
La toile va lever... de l’aplomb !
SALMON.
Toi, des yeux !
MADEMOISELLE HORLIER.
Toi, du nerf !
SALMON.
Toi, du tendre... et de l’esprit tous deux !
MADEMOISELLE HORLIER.
Soyons comme autrefois, toi fripon !
SALMON.
Toi coquette !
MADEMOISELLE HORLIER.
En un mot, toi Lafleur.
SALMON.
En un mot, toi Lisette !
Ils se séparent en demi-cercle et se rencontrent au fond du théâtre.
Admirable !
MADEMOISELLE HORLIER.
Charmant !
SALMON.
Salut, de tout mon cœur,
À Lisette... Durand !
MADEMOISELLE HORLIER.
Au baron... de Lafleur !
ACTE II
Scène première
MADEMOISELLE HORLIER, puis SALMON
MADEMOISELLE HORLIER.
Où peut-il être ?
Salmon entre.
Enfin, te voilà...
SALMON.
Me voici.
Je te cherchais.
MADEMOISELLE HORLIER.
Et moi, je te cherchais aussi.
Tout va très bien.
SALMON.
Voyons ?
MADEMOISELLE HORLIER.
La mère que je quitte,
Depuis que tu l’as vue, enfle de ton mérite...
SALMON.
Je n’en suis pas surpris, c’est preuve de bon goût.
MADEMOISELLE HORLIER.
Ne t’en flatte pas trop... Ce qui lui plaît surtout,
C’est qu’elle croit pouvoir séduire ta sottise,
Et, par le bout du nez, te mener à sa guise.
SALMON.
Voyez-vous ça !... Parbleu ! je vous prouverai bien,
Madame, qu’en esprit je ne vous cède rien...
Vous triomphez d’avance et chantez ma déroute !
Lisette, il faut venger notre honneur mis en doute.
Je t’aidais tout à l’heure ; aide-moi, maintenant...
Confondons notre offense et notre châtiment !
Point de pitié !... D’abord, je suis sûr de la mère,
Elle me croit baron et facile à refaire,
C’est déjà quelque chose... Après ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Voici mon plan :
Tu n’iras pas ce soir au rendez-vous.
SALMON.
Pourtant...
MADEMOISELLE HORLIER.
Tu n’iras pas !
SALMON.
Alors, que faut-il que je fasse ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Rien.
SALMON.
Mais ce rendez-vous ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Un autre t’y remplace.
SALMON.
Qui ça ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Certain monsieur, assez gentil garçon,
Qui, depuis deux longs mois, loge dans la maison,
Et qu’on soupçonne fort, à le voir si fidèle.
D’un excès d’amitié pour notre demoiselle.
SALMON.
Bien !
MADEMOISELLE HORLIER.
On ajoute même, et peut-être on a tort,
Que la jeune personne est avec lui d’accord.
SALMON.
Bravo ! la comédie en vaut, ma foi, la peine...
Et, pour un voyageur, c’est une bonne aubaine.
Je suis prêt, fais de moi tout ce que tu voudras.
MADEMOISELLE HORLIER.
La lettre ?
SALMON.
La voici... Tu la lui donneras ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Oui. Toi, soutiens toujours ton noble personnage ;
Tu plais beaucoup, il faut plaire encor davantage.
Pour madame Durand sois des plus empressés ;
Elle te croit déjà séduit, mais pas assez !
Et, voulant d’un seul coup assurer sa conquête,
Elle m’a confié l’honneur de ta défaite.
SALMON.
À toi ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Je viens ici te parler en son nom.
SALMON.
Tu t’acquittes fort bien de la commission.
MADEMOISELLE HORLIER.
Sans doute ; j’avais pris mes mesures d’avance,
Et promis de parler en toute conscience.
C’est un moyen adroit de dire, s’il vous plaît,
Au lieu du bien soufflé, tout le mal que l’on sait.
Aussi je ne crois pas manquer à ma parole
En te disant : Madame est une vieille folle,
Ridicule, coquette, ambitieuse...
SALMON.
Bon !
MADEMOISELLE HORLIER.
Qui date son estime à partir de baron !
Dont l’esprit orgueilleux sans cesse se fatigue
À renouer les fils d’une honteuse intrigue,
Qui nous attrape tous... et toi, tout le premier !
Qui perd sa fille, au lieu de la bien marier,
Et qui la sacrifie à ses calculs infâmes !
Pour tout dire enfin, c’est...
Madame Durand paraît au fond.
La meilleure des femmes,
Bonne, franche, sensible, attentive toujours
À nos moindres désirs.
Bas.
À nos moindres discours !
SALMON, bas.
J’ai compris !
MADEMOISELLE HORLIER.
D’un beau nom, d’une grande famille !
Il sera bien heureux, le mari de sa fille !
Comment la trouvez-vous ?
SALMON.
Charmante !
MADEMOISELLE HORLIER.
Dites mieux :
Admirable, divine !... Avez-vous vu ses yeux ?
SALMON.
Superbes !
MADEMOISELLE HORLIER.
Et sa taille !... Avez-vous vu sa taille ?
SALMON.
Fort bien !
MADEMOISELLE HORLIER.
Je n’en sais pas une autre qui la vaille !
Et quel talent, monsieur !... Avez-vous entendu
Son dernier rondeau ?
SALMON.
Non.
MADEMOISELLE HORLIER.
Ah ! vous avez perdu !
SALMON.
À l’adorable Emma je rends justice entière...
Mais je me sens surtout un faible pour sa mère ;
Elle m’a rappelé ma tante.
MADEMOISELLE HORLIER, bas.
Attendris-toi.
SALMON.
Ah ! quel bien et quel mal elle a produit en moi !
MADEMOISELLE HORLIER, bas.
Pleure un peu.
SALMON, bas.
Tout à l’heure...
Haut.
Elle a, par sa présence
Réveillé dans mon cœur des souvenirs d’enfance,
Des souvenirs bien doux, et d’autres bien affreux !
Elle m’a reporté vers le lit douloureux
Où je la vis, hélas ! cette tante si chère,
Mourir, dans un accès...
MADEMOISELLE HORLIER.
De fièvre ?...
SALMON, haut.
Oui.
Bas.
De colère...
Scène II
SALMON, MADEMOISELLE HORLIER, MADAME DURAND
MADAME DURAND.
Je n’y puis plus tenir !
SALMON.
Ah ! madame, c’est vous !
MADEMOISELLE HORLIER, bas, à madame Durand.
Vous arrivez à temps pour porter les grands coups.
SALMON.
Nous parlions tous les deux de vous, à l’instant même.
MADAME DURAND.
Vous en disiez du mal ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Du mal des gens qu’on aime !
SALMON.
Ah ! madame !...
MADEMOISELLE HORLIER.
Monsieur pleurait en me disant
Que vous lui rappeliez un souvenir cuisant.
SALMON.
Un affreux souvenir... j’ai cru revoir ma tante !...
Ne bougez pas... Voilà son image charmante,
Ses yeux, son nez, son front... c’est elle trait pour trait
J’aimais l’original, et j’aime le portrait !
Pardonnez cet aveu.
MADAME DURAND.
Comment donc, il m’honore !
SALMON.
Me séparer de vous, c’est la quitter encore !
MADEMOISELLE HORLIER.
Qui vous force à partir ?
MADAME DURAND.
Au fait, restez chez nous.
MADEMOISELLE HORLIER.
Nous vous consolerons...
MADAME DURAND.
En pleurant avec vous !
MADEMOISELLE HORLIER.
Le pays est fort beau !
MADAME DURAND.
Sa noblesse excellente !
MADEMOISELLE HORLIER.
Madame vous fera penser à votre tante !
MADAME DURAND.
Ce serait un honneur de vous en tenir lieu.
SALMON.
Non, j’ai dit au bonheur un éternel adieu.
MADEMOISELLE HORLIER.
Ce qu’il vous faut surtout...
MADAME DURAND.
C’est une bonne femme !
Nous vous la choisirons.
SALMON.
Que de bontés, madame !
Je suis prêt à céder à mes émotions...
Vous m’entourez de soins, de consolations ;
Ai-je pu mériter tant de sollicitude ?
Mais mon cœur a besoin d’un peu de solitude...
Permettez...
MADAME DURAND, à part.
Je comprends, l’heure du rendez-vous.
Haut.
Je sors ; n’oubliez pas que nous comptons sur vous ;
À trois heures au plus, la table sera mise.
SALMON.
Vous ne m’attendrez pas.
MADAME DURAND, à part.
Il est pris !
MADEMOISELLE HORLIER, à part.
Elle est prise !
MADAME DURAND.
Mademoiselle Horlier...
MADEMOISELLE HORLIER.
Madame ?
MADAME DURAND.
Suivez-moi.
Elle sort.
Scène III
SALMON, MADEMOISELLE HORLIER
MADEMOISELLE HORLIER.
J’y vais !... Diable ! ceci nous dérange.
SALMON.
Pourquoi ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Notre amoureux...
SALMON.
Eh bien ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Cette maudite lettre...
SALMON.
Donne-la-moi, parbleu ! je vais la lui remettre.
MADEMOISELLE HORLIER.
Tu ne le connais pas.
SALMON.
C’est vrai... Dis-moi son nom.
MADEMOISELLE HORLIER.
Charle...
SALMON.
Charle comment ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Charle, voilà tout.
SALMON.
Bon !
Mais ce n’est pas assez pour qu’on le reconnaisse.
Son âge ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Vingt-cinq ans.
SALMON.
Bien ; quel genre d’homme est-ce ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Un grand, blond, mince, maigre... à cela près, pas mal ;
Voilà pour le physique... un sot pour le moral !
SALMON.
Il suffit, je le vois !
MADEMOISELLE HORLIER.
De plus...
SALMON.
C’est inutile ;
Je le reconnaîtrais maintenant entre mille !
Il aura le billet, toi le mari... Va-t’en !
MADEMOISELLE HORLIER.
Je cours te préparer un diner succulent...
Il n’y manquera rien ; nous te traitons en maître.
SALMON.
En complice.
MADEMOISELLE HORLIER.
Oui, faquin... Baron, j’ai l’honneur d’être.
Elle sort.
Scène IV
SALMON, seul
Allons, Lafleur, allons, aux armes, mon ami !
La guerre est déclarée, et voici l’ennemi !
Ah ! madame Durand de Sainte-Ridicule,
Vous vous jouez à moi, sans crainte et sans scrupule ;
Il vous faut des barons pour votre fille ?... oui-da !
Vous n’avez qu’à parler, on vous en donnera !
Et moi qui, bonnement, à la ruse inhabile,
Donnais dans le panneau comme un franc imbécile,
Et qui m’extasiais en toute honnêteté
Devant les saints devoirs de l’hospitalité !
C’était à mes dépens que l’on prétendait rire,
Et je ne suis qu’un sot contre qui l’on conspire.
Non, pardieu ! nous verrons qui sera le plus fort ;
J’ai reçu le billet... vous en paierez le port !
Vous me tendez un piège et complotez ma chute ;
Dans vos propres filets vous ferez la culbute.
Vous offrez à mon cœur un appât des plus doux ;
J’irai, mais en témoin, à votre rendez-vous !
Quant à votre diner, qui sera bon, j’espère,
Je vous ferai l’honneur d’y prendre part entière.
Et vous, mon cher grand, blond, mince et maigre rival,
Je suis au désespoir s’il vous arrive mal ;
Mais Lisette avant tout ! il faut que quelqu’un saute ;
Ça vous revient de droit, vous avez fait la faute ;
Cachez-vous, ou sinon, morbleu ! point de quartier,
Je suis, dans ma colère, homme à le marier !
À moi Crispin, Scapin, Frontin, mes vieux ancêtres,
Que Lafleur aujourd’hui soit digne de ses maîtres !
En avant !
Il se retourne et voit Charle.
Eh ! parbleu ! je ne me trompe pas !
Scène V
SALMON, CHARLE
CHARLE.
C’est toi, Lafleur !
SALMON.
Pardon, monsieur ; parlez plus bas.
CHARLE.
C’est vrai... monsieur Salmon.
SALMON.
Pardon ! pas davantage.
CHARLE.
Et qu’es-tu donc ?
SALMON.
Je suis... un baron qui voyage !
CHARLE.
Un baron ?
SALMON.
Oui, monsieur... de nouvelle façon...
On m’a baronisé sans ma permission.
CHARLE.
Je prévois là-dessous quelque ruse, mon drôle.
SALMON.
Seriez-vous assez bon pour y jouer un rôle ?
CHARLE.
Qu’est-ce à dire, faquin ?
SALMON.
Un moment, s’il vous plaît :
Autrefois, j’en conviens, je fus votre valet,
Mais aujourd’hui, monsieur, je suis votre confrère ;
Je suis baron, mon cher marquis...
CHARLE.
Veux-tu te taire !
Je ne suis plus marquis.
SALMON.
Ah bah ! qu’êtes-vous donc ?
CHARLE.
Bourgeois, jusqu’à ce soir.
SALMON.
Comme je suis baron.
CHARLE.
Juste !
SALMON.
Décidément, c’est une épidémie
Qui règne sur les noms dans cette hôtellerie !
Personne n’a le sien... Mais je suis curieux
De savoir quel attrait vous retient en ces lieux.
CHARLE.
Figure-toi, Lafleur, la plus charmante fille...
SALMON.
J’en étais sûr... Cela veut dire : assez gentille.
CHARLE.
Non ; charmante est, le mot. Voici tantôt deux mois
Que je la vis ici pour la première fois...
J’allais faire à Bordeaux un brillant mariage ;
Mon cœur, en la voyant, oublia son voyage.
Je l’aimais et tâchai de lui plaire à tout prix ;
J’avais un moyen sûr, étant riche et marquis ;
Mais je trouvais plus beau d’être aimé pour moi-même.
SALMON.
Ah ! monsieur, c’est souvent un dangereux système.
CHARLE.
Aussi, j’en fus victime ; ayant caché mon nom,
Quand je parlai d’hymen, on me répondit : « Non ! »
SALMON.
Vraiment !
CHARLE.
Je fus piqué de cette impertinence,
Et, ma foi, je n’ai pas ménagé la vengeance.
SALMON.
Que fîtes-vous ?
CHARLE.
Malgré sa peur de déroger,
Elle éprouvait pour moi certain goût passager,
Et, tout en refusant mon indigne alliance,
D’un dédommagement me donna l’espérance.
SALMON.
Très bien !
CHARLE.
Non, j’aurais dû repousser son amour.
SALMON.
Allons donc !
CHARLE.
Ou, du moins, me nommer sans détour.
SALMON.
Bah !
CHARLE.
Vouloir abuser ainsi de l’innocence,
C’est mal...
SALMON.
Cela se fait tous les jours... Mais, j’y pense,
Est-ce que par hasard ?... Attendez donc un peu...
À part.
Un grand, blond, mince, maigre et sot... C’est lui, parbleu !
Ah ! Lafleur, quelle école ici vous alliez faire !
Haut.
Voulez-vous, mon cher maître, un conseil salutaire ?
Partez.
CHARLE.
Demain.
SALMON.
Ce soir... et ne revenez pas.
CHARLE.
Pourquoi donc ?
SALMON.
Je vous crois en assez mauvais pas ;
Un seul mot peut trahir ce qu’il faut qu’on ignore.
CHARLE.
Je voudrais la revoir.
SALMON.
Mais non.
CHARLE.
Je l’aime encore.
SALMON.
Alors, soyez marquis, on vous la donnera.
CHARLE.
Oui, je sais qu’autrement on me refusera.
SALMON.
Et vous balanceriez à partir au plus vite !
Êtes-vous de ces gens que l’on prend et qu’on quitte ?
Ils se moquent de vous, moquez-vous d’eux ; demain,
Ils vous feraient l’affront de vous offrir sa main.
CHARLE.
Pourtant...
SALMON.
Écoutez donc : en honnête morale,
Il faut jouer toujours une partie égale...
Si l’un va franchement, et le cœur sur la main,
L’autre doit l’imiter et suivre un droit chemin.
Mais, s’il veut biaiser, et lutter par finesse,
On rend guerre pour guerre, adresse pour adresse ;
On était alliés, on devient ennemis,
Toute ruse est légale, et tout moyen permis.
On ne se connaît plus, on s’observe, on se guette,
La faute est au joueur, tant pis pour qui l’a faite ;
Tout compte : point d’égards ; si l’un tombe, il est pris ;
L’autre en doit profiter... res est stricti juris...
L’un porte un coup d’estoc, c’est bien ; l’autre l’évite,
C’est mieux ! vous le jouez, il vous joue ; on est quitte !
CHARLE.
Oui, mais...
SALMON.
Comment, monsieur, vous n’êtes pas rendu ?
À part.
Au fait, tant pis pour lui ; j’ai fait ce que j’ai dû ;
Puisque pour le sauver ma morale est stérile,
Que son entêtement au moins nous soit utile.
Haut.
Je vous servirai.
CHARLE.
Toi !
SALMON.
Voyons, que voulez-vous ?
CHARLE.
Si je pouvais avoir un dernier rendez-vous !
SALMON.
C’est tout ce qu’il vous faut, et vous partez ensuite ?
CHARLE.
Ce soir même.
SALMON.
Comment nommez-vous la petite ?
CHARLE.
Emma.
SALMON.
J’ai votre affaire... On vous attend ici.
CHARLE.
On m’attend !
SALMON.
Croirez-vous le billet que voici ?...
CHARLE.
Je ne puis concevoir...
SALMON.
C’est bien son écriture ?
CHARLE.
Je ne sais...
SALMON.
Mais plus bas, c’est bien sa signature ?
CHARLE.
En effet.
SALMON.
C’est à vous qu’il était adressé ?
CHARLE.
Je le crois.
SALMON.
C’est ici que je l’ai ramassé.
CHARLE.
Grands dieux ! s’il fût tombé dans les mains de la mère !
SALMON.
Est-ce heureux que je sois venu pour le soustraire !
CHARLE.
C’est le ciel qui t’envoie !
SALMON.
Irez-vous ?
CHARLE.
Si j’irai !
Certainement !
SALMON.
Monsieur, c’est bien contre mon gré...
S’il vous arrive mal, je n’en suis pas coupable.
CHARLE.
Je ne crains rien.
SALMON.
Vous seul en serez responsable.
CHARLE.
Sans doute... Je m’éloigne, et reviendrai bientôt.
Il sort.
Scène VI
SALMON, puis MADEMOISELLE HORLIER
SALMON.
À merveille !... on croirait qu’il est dans le complot ;
Il y va de tout cœur, et la tête baissée ;
Avec de telles gens, la ruse est trop aisée...
On n’a pas de mérite...
MADEMOISELLE HORLIER.
Eh bien ?
SALMON.
Il viendra.
MADEMOISELLE HORLIER.
Bon !
Toi, décampe au plus tôt.
SALMON.
Décamper !... pourquoi donc ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Monsieur Pierre me suit...
SALMON.
Que le diable l’emporte !
MADEMOISELLE HORLIER.
Non pas ; il vient ici pour nous prêter main-forte.
SALMON.
Comment cela ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Mon but serait manqué sans lui.
Il faut avec Emma le brouiller aujourd’hui.
Donc, indirectement, j’ai su lui faire entendre
Qu’elle était en danger, qu’il devait la défendre ;
Que je soupçonnais fort l’aventureux baron
D’être quelque intrigant...
SALMON.
Merci.
MADEMOISELLE HORLIER.
Quelque fripon...
SALMON.
Merci.
MADEMOISELLE HORLIER.
Déshonorant sa noblesse usurpée.
SALMON.
Merci.
MADEMOISELLE HORLIER.
Je ne crois pas m’être beaucoup trompée !
SALMON.
Merci ! de mieux en mieux ! Vous mentez assez bien,
Mademoiselle Horlier... Mais cela ne fait rien :
Va toujours.
MADEMOISELLE HORLIER.
Il a pris très doucement la chose ;
Et déjà je craignais d’avoir perdu ma cause...
SALMON.
Diable !
MADEMOISELLE HORLIER.
Quand je l’ai vu, prenant la balle au bond,
Tourner de ce côté sans affectation.
Il vient... dans quelque coin il se cache, il écoute...
SALMON.
Et ce qu’il entendra, Dieu le sait !
MADEMOISELLE HORLIER.
Je m’en doute.
SALMON.
Lisette, ce tour-là doit se récompenser ;
Il nous honore tous, et je veux... t’embrasser !
MADEMOISELLE HORLIER.
Plus tard ; j’entends marcher.
SALMON.
C’est lui !
MADEMOISELLE HORLIER.
Vite, détale.
SALMON.
Pour être au premier rang, je vais garder ma stalle.
Où me placer ?... là ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Non ; c’est ma chambre.
SALMON.
Tant mieux.
MADEMOISELLE HORLIER.
Du tout, c’est un passage.
SALMON.
Un passage, grands dieux !
MADEMOISELLE HORLIER, ouvrant la porte d’un cabinet au fond à droite.
Lorsque j’aurai le temps de me mettre en colère,
Nous verrons. Mets-toi là.
SALMON.
C’est bien noir !
MADEMOISELLE HORLIER.
Au contraire.
SALMON.
Mais je n’entendrai rien !
MADEMOISELLE HORLIER.
Si fait.
SALMON.
Je suis dedans.
Parle un peu.
MADEMOISELLE HORLIER.
Le baron est un faquin.
SALMON.
J’entends !
MADEMOISELLE HORLIER.
Et d’un. Pierre viendra, je n’en suis pas en peine ;
Moi, je me cache ici pour surveiller la scène
Et porter des secours dans un cas imprévu.
C’est lui ! bien... Et de deux !...
Elle entre dans le cabinet à gauche, au fond.
Scène VII
PIERRE, seul
Personne ne m’a vu.
Il le faut... je ne puis laisser son innocence
Aux mains d’un inconnu se livrer sans défense.
Quand la honte devrait en retomber sur moi,
Ne crains rien, pauvre enfant, je serai près de toi !
Quel rôle cependant !... me cacher pour surprendre
Ses discours, ses secrets. Oh ! non... pour la défendre !
C’est à moi de veiller sur elle... oui, je le dois.
Ah ! madame Durand, quelle faute !
Il entre dans le cabinet à droite. Mademoiselle Horlier et Salmon ouvrent leurs portes et causent à demi-voix.
MADEMOISELLE HORLIER.
Et de trois !
SALMON.
Lisette, il est sublime, et fera ton affaire ;
C’est l’homme qu’il te faut... Tu l’auras.
MADEMOISELLE HORLIER.
Chut ! La mère !
Ils referment leurs portes.
Scène VIII
MADAME DURAND, EMMA
MADAME DURAND.
Mais non... rassure-toi... puisque je serai là ;
Sois tranquille, tu n’as qu’à sonner... me voilà !
EMMA.
Et vous croyez... ?
MADAME DURAND.
Je crois que le ciel nous seconde ;
C’est l’homme le plus faible et le meilleur du monde ;
Pour décider son cœur fort amoureux de toi,
Tu n’as qu’à lui parler de sa tante et de moi.
EMMA.
Mais comment expliquer le billet qui l’invite
À me faire en secret cette étrange visite ?
MADAME DURAND.
C’est très simple... Il était pour un autre... un parent ;
Voilà tout... on eut tort en le lui remettant.
De ce que je t’ai dit souviens-toi, chère fille,
Je confie à tes mains l’honneur de la famille...
Le baron va venir...
EMMA.
Ô ciel !
MADAME DURAND.
Je serai là.
J’entends marcher... c’est lui sans doute ! Oui, le voilà !
Je descends et remonte.
Elle sort. Emma est sur le devant de la scène. Salmon et mademoiselle Horlier rouvrent leurs portes.
Scène IX
EMMA, SALMON, MADEMOISELLE HORLIER
SALMON.
Eh bien ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Elle est partie.
SALMON.
Notre amoureux est là qui guette sa sortie.
MADEMOISELLE HORLIER.
Bravo !
SALMON.
Bravissimo !
Ils referment leurs portes.
EMMA, se retournant.
Hein ? quoi ?... non, ce n’est rien ;
Tout m’effraie et me dit que je ne fais pas bien.
Scène X
EMMA, CHARLE, SALMON, MADEMOISELLE HORLIER
CHARLE, à part.
C’est elle !
EMMA, à part.
Je l’entends !
MADEMOISELLE HORLIER, sortant de sa cachette, regarde par le trou de la serrure et met le verrou à la porte du fond.
La vieille est à la porte ;
Et de quatre !
CHARLE, à part.
J’ai tort ; mais mon amour l’emporte.
EMMA, à part.
Il approche.
Haut, croyant voir le baron.
Ah !...
Voyant Charle.
Grands dieux !
CHARLE.
Chère Emma, ne crains rien.
C’est moi.
EMMA.
C’est vous, monsieur !
CHARLE.
Quel bonheur est le mien !
EMMA.
Si ma mère... Sortez... Ah ! je serais perdue !
CHARLE.
Sois tranquille...
EMMA, montrant la porte.
Elle est là !
CHARLE.
Non, elle est descendue.
J’attendais son départ, je l’ai vue ; elle est loin ;
Nous pouvons nous parler sans peur et sans témoin.
Je t’accusais pourtant, et je croyais comprendre
Que ton cœur à mes vœux refusait de se rendre.
EMMA.
Mais, monsieur...
CHARLE.
Je partais... j’étais au désespoir...
Quand j’apprends qu’en secret ici je puis te voir ;
Quand cette lettre...
EMMA.
Ô ciel !
CHARLE.
Entre mes mains rendue,
M’annonce pour ce soir cette heureuse entrevue.
EMMA.
Que faire ? cette lettre... Oh ! quelle indignité !
Charle, vous apprendrez toute la vérité.
Rendez-moi mon serment et reprenez le vôtre.
Cette lettre, elle était...
CHARLE.
Elle était...
EMMA
Pour un autre.
CHARLE.
Un autre !
EMMA.
Un voyageur qui me veut épouser.
Moi, je ne sais que faire et comment refuser ;
Je ne puis qu’obéir quand ma grand’mère ordonne...
C’était pour mon bonheur, pour me faire baronne.
CHARLE.
Quoi !
EMMA.
Charle, il faut céder.
CHARLE.
Que dites-vous ?
EMMA.
Ce soir,
Nous nous séparerons pour ne plus nous revoir.
CHARLE.
C’est vous qui m’imposez un départ...
EMMA.
Nécessaire...
Nous n’obtiendrons jamais l’aveu de ma grand’mère.
Si vous aviez un titre, un nom, que sais-je ?...
CHARLE.
Eh quoi !
Vous me feriez l’honneur de lui parler pour moi ?
C’est vraiment du courage, et vous seriez bien bonne
De faire pour le nom plus que pour la personne.
Eh bien, puisqu’il le faut, je vais vous obéir ;
Vous m’avez renvoyé ; je suis prêt à partir.
On se fatigue enfin, Emma, de se soumettre
À des conditions qu’on remplirait peut-être ;
On impose silence à son cœur offensé,
On tâche d’oublier un espoir insensé,
On part... Mais, pour avoir sa fierté satisfaite,
Pour laisser un regret à celle qu’on regrette,
Ou lai dit : Vous vouliez un beau nom, des aïeux,
De la fortune, un titre... eh bien, je suis...
Pendant toute la tirade de Charle, Salmon et mademoiselle Horlier ont ouvert leurs portes, écoute et fait dos gestes d’improbation et d’approbation. Au moment où Charle va se nommer, Salmon fait signe à mademoiselle Horlier de sonner, elle sonne.
EMMA.
Grands dieux !
CHARLE.
Quel est ce bruit ?
MADAME DURAND, en dehors.
Ouvrez !
EMMA.
Ma mère !
MADAME DURAND.
Ouvrez !
EMMA.
Que faire ?
Je vous le disais bien...
Scène XI
EMMA, CHARLE, PIERRE, MADAME DURAND, puis SALMON, MADEMOISELLE HORLIER
PIERRE.
Ouvrez à votre mère.
EMMA.
Vous étiez là !
PIERRE.
Silence !
Il va ouvrir.
Entrez.
MADAME DURAND.
Ce n’est pas lui !
À Pierre.
Me direz-vous, monsieur, ce qui se passe ici ?
PIERRE.
Oui, madame.
MADAME DURAND.
Pourquoi cette porte fermée ?
CHARLE, à part.
C’est un piège.
PIERRE.
De tout vous serez informée ;
C’est moi seul...
MADAME DURAND.
De quel droit, s’il vous plaît, osez-vous
Protéger sans mon ordre un pareil rendez-vous ?
PIERRE.
Je ne protège rien de coupable, madame ;
Monsieur me demandait votre fille pour femme.
MADAME DURAND.
Qu’est-ce à dire ?
PIERRE.
Monsieur est un homme d’honneur ;
D’Emma, soyez-en sûre, il fera le bonheur.
MADAME DURAND.
Je trouve bien plaisant que votre, impertinence
Vienne approuver céans un projet qui m’offense.
J’ai refusé...
PIERRE.
C’est vrai. Mais, par vous repoussé,
Monsieur, pour vous fléchir, à moi s’est adressé.
Il aime votre fille, et craindrait de vous dire
Toute la vérité qu’en son cœur j’ai su lire.
Mais, moi, je la connais ; un refus rigoureux
Ferait, n’en doutez pas, au moins un malheureux.
J’ose vous en prier... c’est au nom de son père...
Ne leur refusez pas un aveu... nécessaire.
Je vous l’ai déjà dit : son père vous défend
De jouer l’avenir, l’honneur de son enfant.
Vous ne m’écoutez pas !... Ah ! songez-y, madame,
Un homme se console avec une autre femme ;
Mais une jeune fille a le cœur innocent,
Lorsque l’amour la touche, il la brise en passant.
Si votre fille aimait à l’insu d’elle-même !
MADAME DURAND.
Ma fille !
EMMA.
Mais, monsieur...
PIERRE, à Emma.
Vous l’aimez ?
À madame Durand.
Elle l’aime !
MADAME DURAND.
Allons, c’est impossible... et j’admire comment
J’ai pu vous écouter aussi patiemment.
Ma fille, pour aimer telle ou telle personne,
Attend qu’un mari vienne et que sa mère ordonne.
PIERRE.
Le cœur n’obéit pas ; le sien parle aujourd’hui,
Et tous vos beaux discours ne peuvent rien sur lui.
Songez qu’en refusant vous la perdez peut-être.
MADAME DURAND.
Hein !
PIERRE.
Vous la perdez !
SALMON, au fond.
Diable ! il est temps de paraître !
Haut.
Parbleu ! je vous cherchais.
MADAME DURAND, à part.
Que vois-je ? le baron !
Et j’allais...
PIERRE.
Eh bien ?
MADAME DURAND.
Non.
PIERRE.
Pourtant...
MADAME DURAND.
Mille fois non !
PIERRE.
Mais...
MADAME DURAND.
Taisez-vous !
SALMON.
J’arrive au moment favorable...
Trois heures vont sonner.
MADEMOISELLE HORLIER, au fond.
La soupe est sur la table !
SALMON, bas, à Charle.
Eh bien, monsieur...
CHARLE.
Fais-moi préparer des chevaux.
SALMON.
Vous partez ?
CHARLE.
À l’instant.
SALMON.
Pour Paris ?
CHARLE.
Pour Bordeaux.
SALMON.
Bien !
PIERRE, à madame Durand.
Mais, comprenez donc...
MADAME DURAND, à Pierre.
Je ne veux pas comprendre.
À Salmon.
Le dîner nous attend.
SALMON.
Il ne doit pas attendre.
À table !
Il prend la main de madame Durand et sort. Emma reste sur le devant de la scène. Pierre se rapproche d’elle en faisant un signe à Charte, qui se rapproche aussi.
PIERRE.
Un mot, Emma, de grâce, un mot d’espoir !
Emma ne répond rien ; Salmon vient la chercher et l’emmène.
CHARLE, à part.
Dans une heure, je pars...
PIERRE, à part.
Je partirai ce soir !
ACTE III
Scène première
CHARLE, SALMON
SALMON.
Entrez !... personne ici ne viendra vous surprendre ;
La voiture s’apprête, et vous pourrez l’attendre.
Vous en voilà dehors... et grâce à qui ?
CHARLE.
Ma foi,
Je ne savais que faire, et j’étais pris sans toi.
SALMON.
Du vertueux cousin le vertueux langage
Avait au pied du mur réduit votre courage ;
Mais je veillais sur vous.
CHARLE.
Tu te vantes, fripon !
SALMON.
Vous n’êtes pas parti... Si le moindre soupçon...
CHARLE.
Penses-tu qu’on en ait ?
SALMON.
Pas encore... au contraire,
J’absorbe entièrement et la fille et la mère !
Me croyant grand seigneur, on me prend pour un sot,
Et je viens de subir l’honneur d’un double assaut :
Pour aider l’action des sentiments intimes,
On m’avait mis à table entre mes deux victimes,
Qui, chacune à leur tour, m’assiégeant sans pitié,
M’ont fait voir qu’à jamais vous êtes oublié !
CHARLE.
Je doute encor qu’Emma...
SALMON.
La petite friponne,
Pour mieux accaparer son titre de baronne,
Contre mon faible cœur, qui résistait en vain,
S’armait de ses beaux yeux et de son meilleur vin ;
Épuisait l’arsenal des ruses féminines,
Et chauffait le bordeaux d’œillades assassines !
La mère cependant, rivalisant de soins,
Gardait l’autre côté, devinait mes besoins,
Surveillait mon assiette, et ses mains attentives
Faisaient pleuvoir chez moi la truffe et les olives.
J’étais dans l’épinette, et, sans me déranger,
J’avais pour boire à gauche, à droite pour manger ;
C’était attendrissant... Moi, par reconnaissance,
De tous les vieux bons mots dont j’avais souvenance
J’usais en leur honneur le répertoire entier ;
Les sottes y mordaient sans se faire prier,
Et, dans les compliments d’un hôte parasite,
Ne voyaient qu’un hommage offert à leur mérite.
Si bien que, par la mère en secret averti,
Le notaire arrivait lorsque je suis sorti !
CHARLE.
Je dois donc m’éloigner ?
SALMON.
Sans doute, et vos scrupules
Seraient hors de saison et même ridicules !
La mère est une folle... et la fille, demain,
Sans un regret pour vous me donnerait sa main.
Il faut les oublier...
CHARLE.
Pourtant...
SALMON.
Laissez-moi faire.
Je me charge, monsieur, d’arranger votre affaire.
CHARLE.
Au moins, tu leur diras...
SALMON.
Oui, je le leur dirai.
CHARLE.
Et cette lettre...
SALMON.
Bon, je la leur remettrai !
Eh ! mon Dieu, n’ayez donc aucune inquiétude...
De semblables échecs elles ont l’habitude.
CHARLE.
Je te suis.
SALMON.
Permettez ; mademoiselle Horlier
Fait pour nous sentinelle au bas de l’escalier,
Et nous avertira du moment favorable.
CHARLE.
Elle est dans le secret ?
SALMON.
C’était indispensable.
CHARLE.
Mais me réponds-tu d’elle et de sa bonne foi ?
SALMON.
C’est une brave fille.
Scène II
CHARLE, SALMON, MADEMOISELLE HORLIER
MADEMOISELLE HORLIER, au fond.
Ah ! l’on parle de moi !
SALMON.
Lisette... car son nom de famille est Lisette,
Est, au dire de tous, la plus pure soubrette.
Je ne pourrais, malgré ma bonne volonté,
De la moindre faveur ternir sa pureté.
MADEMOISELLE HORLIER, à part.
Plaît-il ?
Haut.
Que dis-tu là ?
SALMON.
Vertueuse Lisette,
Je dis que la vertu te fait tourner la tête ;
Qu’à ta confection le ciel mit tous ses soins,
Et te fit plus d’honneur qu’à trois ou quatre au moins !
Mais le temps qui nous presse empêche qu’on s’explique ;
Remettons à demain pour ton panégyrique ;
L’important aujourd’hui c’est d’être trois contre un,
Et de tomber d’accord sur l’ennemi commun.
MADEMOISELLE HORLIER.
Tout est prêt.
SALMON.
La voiture ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Est en bas.
SALMON.
Bien... La mère ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Des clauses du contrat cause avec le notaire.
CHARLE.
La fille ?
MADEMOISELLE HORLIER.
En souriant consulte son miroir,
Prend des airs de baronne et s’instruit pour ce soir.
SALMON.
Le cousin ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Pour partir prépare son bagage.
SALMON.
Il nous quitte ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Hélas ! oui.
SALMON.
Tu seras du voyage ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Hélas ! non.
SALMON.
Il le faut.
MADEMOISELLE HORLIER.
Il est désespéré !
SALMON.
Tant mieux ! Qu’il soit ici lorsque je reviendrai ;
Je t’en réponds... Monsieur...
CHARLE, offrant sa bourse.
Je veux, belle Lisette...
SALMON, la prenant.
Fi ! je me chargerai d’acquitter votre dette.
Je couche ici ce soir, et demain nous comptons...
Elle n’y perdra rien,
À part.
Ni moi non plus...
Haut.
Sortons.
Ils sortent.
Scène III
MADEMOISELLE HORLIER, seule
Quel fripon ! mais, ma foi, ce fripon m’est utile,
J’aurais tort de vouloir faire la difficile ;
Donc, je le laisse agir, prête à dire merci,
Lorsque, morale ou non, il aura réussi.
Je ne vois pas d’ailleurs que pour le cousin Pierre
Ce mariage soit une méchante affaire :
En faisant mon bonheur, je fais aussi le sien ;
Tout s’y trouve, âge, humeur, probité... Quant au bien,
Il en a trop pour un, moi pas assez pour une ;
Cela fait à nous deux une honnête fortune.
Scène IV
MADAME DURAND, EMMA, MADEMOISELLE HORLIER, LE NOTAIRE
MADAME DURAND.
Mais non, je veux le voir ; comment ! il n’a rien dit ?
Pendant tout le dîner, il vante ton esprit,
Ta fraîcheur, tes beaux yeux, ta grâce, ton sourire,
Il te trouve adorable... et c’est là ne rien dire ?
Aussi, sans plus tarder...
Salmon paraît.
Eh ! c’est lui ! Venez donc !
Je vous cherchais partout... Ce cher monsieur Salmon !
Scène V
MADAME DURAND, EMMA, SALMON, MADEMOISELLE HORLIER, LE NOTAIRE
SALMON.
Vous me cherchiez... Mon Dieu, combien je suis coupable !
Parlez, de grâce ; en quoi vous puis-je être agréable ?
MADAME DURAND.
Monsieur Salmon...
SALMON.
Plaît-il ?
MADAME DURAND.
Vous allez vous fâcher !
SALMON.
Jamais !
MADAME DURAND
Je suis trop franche, et ne puis rien cacher ;
Ce que j’ai sur le cœur, il faut que je le dise,
Et j’espère de vous une même franchise...
SALMON.
La même, exactement.
MADAME DURAND.
Vous m’avez dit tantôt
Que vous aviez beaucoup de chagrins.
SALMON.
Beaucoup trop !
MADAME DURAND.
À quoi j’ai répondu : « Mariez-vous bien vite. »
SALMON.
C’est vrai !
MADAME DURAND.
Je ne puis donc blâmer votre conduite...
J’eus tous les torts.
SALMON.
Pardon, mais...
MADAME DURAND.
Pendant le dîner,
Ma tendresse de mère a su vous deviner ;
J’ai lu dans vos regards le trouble de votre âme.
MADEMOISELLE HORLIER, bas, à Salmon.
Nous y voilà...
MADAME DURAND.
J’ai tout compris.
SALMON.
Comment, madame ?
MADAME DURAND.
Ne vous défendez pas d’un sentiment flatteur...
L’amour d’un galant homme est toujours un honneur.
SALMON.
Permettez, permettez...
À part.
Je n’ai plus rien a craindre ;
Le marquis est sauvé.
Haut.
Je répondrai sans feindre.
Votre cœur maternel se fait illusion,
Et prend pour de l’amour mon admiration.
C’est le seul sentiment qu’on puisse se permettre,
Dans l’état secondaire où le sort m’a fait naître...
MADAME DURAND.
Vous, baron ?
SALMON.
Baron, moi ?
MADAME DURAND.
Vous n’êtes pas baron ?
SALMON.
Moi ?
MADAME DURAND.
Vous !... vous m’avez dit...
SALMON.
Je vous ai dit : « Salmon. »
EMMA.
Salmon !
MADAME DURAND.
Salmon !
SALMON.
Salmon... de Cognac sur Charente,
Intendant d’un baron, trois mille francs de rente,
Sans compter pots-de-vin, fonds secrets et présents ;
Ce qui fait, au total, deux mille écus par ans.
Voilà tout...
MADAME DURAND.
Mais, monsieur, c’est une chose infâme,
Vous m’avez abusée...
SALMON.
Ah ! permettez, madame ;
Quand vous m’avez offert un excellent repas,
Je balançai d’abord et ne l’acceptai pas...
Pourtant, à vos désirs je crus devoir me rendre,
Et, par égard pour vous, je voulus bien le prendre.
MADAME DURAND.
C’est indigne...
LE NOTAIRE.
Je crois que je puis m’en aller.
MADAME DURAND.
Un moment.
SALMON, bas, à mademoiselle Horlier.
Du marquis il est temps de parler.
MADAME DURAND.
J’espère encor, monsieur, que ce n’est qu’une excuse
Et ne puis concevoir à quoi bon cette ruse.
SALMON.
C’est bien la vérité, parbleu ! je vous promets
Que je ne suis baron ni ne le fus jamais...
Demandez au marquis.
MADAME DURAND.
Quel marquis ?
SALMON.
Mais je pense
Que je n’en connais qu’un de votre connaissance,
Celui de ce matin, monsieur Charle d’Elmas.
EMMA.
Charle !
MADAME DURAND.
C’est un marquis ?
SALMON.
Vous ne le saviez pas ?
EMMA.
Marquis !
MADAME DURAND.
C’est impossible !
SALMON.
Et de souche très pure,
Aussi vrai que je suis roturier, je vous jure.
MADAME DURAND.
Il nous l’eût dit...
SALMON.
Monsieur s’avisait d’espérer
Que pour son seul mérite on allait l’adorer.
Quel orgueil !... aussi bien, vous avez tout de suite
D’un refus motivé souffleté son mérite.
C’était juste...
MADAME DURAND.
Mais non... vous êtes dans l’erreur,
Et si ce cher marquis veut nous faire l’honneur...
SALMON.
Il est parti !
MADAME DURAND.
Comment ?...
SALMON.
Mais, tenez... cette lettre
Du lieu de son exil vous instruira peut-être.
MADAME DURAND.
Donnez.
SALMON, à mademoiselle Horlier.
Regarde bien son désappointement.
MADAME DURAND, lisant.
« À vos refus contraint de me soumettre,
Je pars pour ne pas revenir...
Si votre mère eût daigné nous unir,
Elle eût fait mon bonheur et le vôtre peut-être ;
Un peu d’ambition vous trompa toutes deux.
Soyez heureuse autant que vous étiez chérie...
Je cède à la raison, puisque l’amour m’oublie ;
Avec mademoiselle Isaure de Rieux
Dans quelques jours je me marie.
Charle, marquis d’Elmas. » – C’est affreux !
SALMON.
C’est charmant !
MADAME DURAND.
C’est une trahison !
SALMON.
Ah ! plaignez-le, madame...
De douleur, il épouse une charmante femme !
Pauvre marquis !...
LE NOTAIRE, bas, à madame Durand.
Je crois que je puis m’en aller.
MADAME DURAND.
Pas encor...
SALMON.
Pourra-t-il jamais se consoler !
EMMA, à part.
Quel affront !
SALMON.
Qu’en dis-tu, Lisette ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Je t’admire.
SALMON.
N’est-ce pas ?
MADAME DURAND, à part.
Au marquis si l’on pouvait écrire...
SALMON.
Vous êtes, je le vois, dans un grand embarras.
Vous cherchez des maris et vous n’en trouvez pas.
EMMA.
Ma mère !
MADAME DURAND.
Et qui vous dit qu’on soit si fort en peine ?
SALMON.
Je sais que les maris vous viennent par douzaine ;
J’aurais même voulu vous faire l’amitié
D’être du nombre.
MADAME DURAND.
Vous !
SALMON.
Mais je suis marié.
MADAME DURAND.
Un valet !
MADEMOISELLE HORLIER.
Marié... l’excuse est adorable.
SALMON.
Elle n’a qu’un défaut, c’est d’être véritable.
MADEMOISELLE HORLIER.
Se peut-il ?
MADAME DURAND.
C’est trop fort !
EMMA.
Quelle honte pour nous !
SALMON.
Oui, marié ! j’en suis aussi fâché que vous !
Mais la loi... demandez à monsieur le notaire
S’il sait ce que la loi pense sur cette affaire.
LE NOTAIRE.
Sachez que l’on sait tout, monsieur, dans notre état.
SALMON.
Monsieur, j’ai grand respect pour le notariat,
C’est le plus bel état, monsieur, que je connaisse,
Et je fus petit clerc, monsieur, dans ma jeunesse !
LE NOTAIRE.
Il suffit.
SALMON.
Non, monsieur, non, il ne suffit pas !
Moi, j’aurais outragé le premier des états,
Un état dont Paris, dont la France s’honore,
Dont vous vous honorez et mille autres encore ?...
Jamais !... Quoi de plus beau, de plus patriarcal,
Qu’un notaire, entouré de l’amour général,
Qui garde les secrets... et l’argent des familles !
Qui dine avec le père et fait danser les filles,
Qui rit au mariage et pleure au testament,
Qui, dans la comédie, arrive au dénouement ?...
Vous le voyez, monsieur, je l’aime et le révère.
Si je n’étais Salmon, j’aurais été notaire !
Mais pardon, il est tard...
À madame Durand.
Pourquoi me retenir ?
MADAME DURAND.
Hein !
SALMON.
Dans quelques moments je vais vous revenir.
Mon maître est difficile et paie avec largesse,
Que l’on n’épargne rien... Vous, madame l’hôtesse,
Pour traiter dignement le baron de Chatel.
Préparez votre auberge.
MADAME DURAND.
Insolent...
SALMON.
Votre hôtel.
MADAME DURAND.
J’étouffe de fureur...
SALMON.
C’est tout à fait ma tante !
MADAME DURAND.
Sa tante !...
SALMON.
Sans adieu, notaire...
À mademoiselle Horlier.
Ma charmante,
À bientôt !... je rejoins ma femme qui m’attend...
Très humble serviteur, madame de... comment ?
MADAME DURAND.
De Sainte-Ursule.
SALMON.
Ah ! oui... Durand.
MADAME DURAND.
De Sainte-Ursule !
Salmon sort.
Tu n’auras pas ma fille, intendant ridicule !...
MADEMOISELLE HORLIER.
Le refus est pénible et va le désoler.
MADAME DURAND.
Durand !... Durand !...
LE NOTAIRE.
Je crois que je puis m’en aller.
MADAME DURAND.
Eh ! mon Dieu, laissez-nous.
LE NOTAIRE.
J’ai de la place vide,
Le contrat est tout prêt, si quelqu’un se décide.
Il sort.
Scène VI
MADAME DURAND, EMMA, MADEMOISELLE HORLIER, puis PIERRE
MADAME DURAND.
Je le crois parbleu bien qu’on se décidera...
Et trop heureux encor le mari qui t’aura !
Des maris, il en pleut... Tu choisiras, ma chère.
La porte du fond est ouverte, on voit arriver Pierre et Salmon, Salmon s’en va. Pierre reste en dehors.
MADEMOISELLE HORLIER.
Et vous ferez très bien de choisir monsieur Pierre.
MADAME DURAND.
De quoi vous mêlez-vous ?
MADEMOISELLE HORLIER.
C’était un bon parti ;
On le regrettera dès qu’il sera sorti.
MADAME DURAND.
C’est un sot !
MADEMOISELLE HORLIER.
Un bon cœur !
MADAME DURAND.
Un brutal !
MADEMOISELLE HORLIER.
L’honneur même ;
Pas un défaut !...
MADAME DURAND.
Enfin, vous l’aimez ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Oui, je l’aime !
MADAME DURAND.
Ainsi, vous l’avouez ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Oui. Pourquoi m’en cacher ?
MADAME DURAND.
Si l’on n’en riait pas, on pourrait s’en fâcher ;
Mademoiselle Horlier, rivale de ma fille,
Veut de son alliance honorer ma famille !
MADEMOISELLE HORLIER.
Non, madame, jamais je n’eus d’ambition...
Mais, quand j’aurais rêvé quelque honnête union,
Quand j’aurais eu l’espoir d’un heureux mariage,
Si c’est un ridicule, il est fort en usage...
Et l’on voit tous les jours des gens que je vaux bien,
Viser beaucoup plus haut... et n’arriver à rien !
MADAME DURAND.
Et quels sont-ils, ces gens dont l’orgueil vous étonne ?
MADEMOISELLE HORLIER.
Je parle en général, et n’ai nommé personne.
MADAME DURAND.
Votre langue insolente est en verve aujourd’hui.
MADEMOISELLE HORLIER.
Monsieur Pierre s’en va ; n’avez-vous rien pour lui ?
MADAME DURAND.
Non.
MADEMOISELLE HORLIER.
Mais il part.
MADAME DURAND.
Tant mieux !
MADEMOISELLE HORLIER
Cependant...
MADAME DURAND.
Quelle audace !
Si vous dites un mot, à l’instant je vous chasse.
MADEMOISELLE HORLIER.
Mais...
MADAME DURAND.
Sortez !... de chez moi délogez de ce pas !
MADEMOISELLE HORLIER.
Au moins...
MADAME DURAND.
M’entendez-vous ? Sortez !
PIERRE.
Ne sortez pas !
MADAME DURAND.
Vous osez... ?
PIERRE.
Devant vous et devant votre fille,
Elle a droit de rester... elle est de la famille !
MADAME DURAND.
De la famille ?
MADEMOISELLE HORLIER, à part.
Enfin, j’en suis venue à bout !
MADAME DURAND.
Cela ne se peut pas... et ma fille avant tout !
Ne croyez pas, d’ailleurs, que jamais je consente...
PIERRE.
Je me passerai donc de votre aveu, ma tante ;
J’ai l’âge de raison et fais ce que je veux.
MADAME DURAND.
Et d’un semblable choix vous n’êtes pas honteux ?
PIERRE.
Non, madame ; souvent vous l’avez dit vous-même,
On ne déroge pas en aimant qui vous aime !
MADAME DURAND.
Il suffit, taisez-vous.
PIERRE.
Recevez nos adieux.
MADAME DURAND.
Bon voyage !
EMMA, à part.
Oh ! cachons mes larmes à ses yeux !
MADEMOISELLE HORLIER.
Pour la première fois, la vertu fait fortune.
Je le méritais bien... – Cousine, sans rancune !
Elle sort avec Pierre.
Scène VII
MADAME DURAND, EMMA
MADAME DURAND.
Enfin, ils sont partis, et je puis éclater...
Crier tout à mon aise...
EMMA.
Et moi, je puis pleurer.
MADAME DURAND.
Cet insolent valet, ce marquis, et ce Pierre,
Ils se moquaient de moi !
EMMA.
C’était de moi, ma mère !
En les voyant partir tous, sans savoir pourquoi,
Un doute, un doute affreux s’est emparé de moi !...
De rêves orgueilleux longtemps préoccupée,
J’ai peur... Si je m’étais... si vous m’aviez trompée !
MADAME DURAND.
Moi !
EMMA.
Si tout ce bonheur qui m’attendait un jour,
Ce noble mari, fier de m’offrir son amour...
Ce grand nom, ces honneurs, ces titres, ces richesses,
N’étaient qu’un fol espoir et de vaines promesses ;
Si je n’avais plus droit qu’à la honte, au mépris ;
Voilà ce qui m’effraie, et ce que j’ai compris !
MADAME DURAND.
Mais c’est une folie !
EMMA.
On part, on m’abandonne,
Et vous me disiez, vous, que je serais baronne !
MADAME DURAND.
Tu le seras bientôt, peut-être même plus !
EMMA.
Non, assez de grandeurs et surtout de refus !
Moi, je ne savais pas, c’est tout simple à mon âge,
Qu’on n’épouse jamais une femme au passage ;
J’accueillais avec joie un espoir innocent,
Et pensais faire bien... en vous obéissant !
Mais non, au lieu d’en croire à des conseils perfides,
Si j’avais pris mon cœur et ma raison pour guides,
Ce marquis que j’aimais...
MADAME DURAND.
Que dis-tu ?
EMMA.
Je l’aimais !
Je l’aime encor, mon Dieu ! peut-être pour jamais !
Eh bien, je l’ai chassé, malgré moi, pour vous plaire ;
Je ne le verrai plus... et cependant, ma mère,
Il m’eût donné sa main, et, par cette union,
Satisfait mon amour et votre ambition !
Ses regrets, en partant, m’accablaient tout à l’heure,
Je ne l’accuse pas... seulement, je le pleure !
MADAME DURAND.
Mais peut-être on pourrait...
EMMA.
Oh ! vous n’y pensez pas !
Que j’aille maintenant me jeter dans ses bras ?...
Maintenant que je sais son illustre naissance,
Que j’aille rétracter un refus qui l’offense ?
Jamais !
MADAME DURAND.
Silence, on vient. Encore ce valet !
Scène VIII
MADAME DURAND, EMMA, SALMON
SALMON, à demi voix.
Lui-même !... ce valet... puisque valet il est,
Ce valet que tantôt vous désiriez pour gendre...
Ce valet a, madame, un service à vous rendre.
MADAME DURAND.
Un service ?
SALMON.
Très grand... Avant de vous quitter,
Ce valet avec vous a voulu s’acquitter.
MADAME DURAND.
Enfin, monsieur !
SALMON.
Plus bas.
MADAME DURAND.
Vous me direz sans doute
De quel droit vous osez...
SALMON.
Plus bas !... on nous écoute.
MADAME DURAND.
Hein !...
EMMA.
Ma mère, rentrons.
SALMON.
Quatre mots, et je sors...
Je puis, je dois, je veux réparer tous mes torts.
Votre dîner, madame, est là... j’ai, quand j’y pense,
Le cœur et l’estomac pleins de reconnaissance !
Pourtant, j’ai combattu contre vous, j’en conviens ;
Mais, en ambassadeur, en ami, je reviens.
Qu’est-ce que vous voulez ? marier votre fille ?
C’est le premier devoir des mères de famille ;
Je ne puis en cela que vous approuver fort,
Mais il vous faut des ducs, des princes !... c’est un tort.
Donnez à votre fille un bon mari qui l’aime,
Prince ou non, croyez-moi, c’est le meilleur système.
Un marquis l’adorait, vous l’avez renvoyé :
Pour un baron qui n’est qu’un valet... marié !
Monsieur Pierre pour elle aurait donné sa vie,
Et vous l’avez traité si bien qu’il se marie...
Tout cela pour des gens qui, comme moi, viendront
Rire de vous, et puis, comme moi, s’en iront !
Bref, votre fille est fille, après bien du scandale,
Et le sera toujours, si j’en crois la morale ;
Mais la morale a tort... je ne l’aime qu’à jeun ;
Vous cherchez un mari, je vous en apporte un !
MADAME DURAND.
Un mari !...
EMMA.
C’est à moi de répondre, ma mère.
Votre leçon, monsieur, est vraiment bien sévère ;
Si jusques à la fin j’ai pu la supporter,
C’est que, la méritant, j’en voulais profiter.
Respectez cependant le malheur qui m’accable,
J’ai déjà trop souffert pour être encor coupable ;
Ma mère s’est trompée en voulant mon bonheur,
Laissez-nous expier une funeste erreur...
Quelqu’un, avez-vous dit, est là qui nous écoute ;
Ce quelqu’un, comme vous, rirait de nous sans doute...
Eh bien, à ce quelqu’un, je réponds, comme à vous,
Que personne n’a plus droit de rire de nous...
J’entends que d’un mari jamais on ne me parle.
SALMON, à part.
Pauvre fille !...
EMMA.
J’aimais... j’aime encor monsieur Charle.
SALMON, à part.
Bon !
EMMA.
Nul que lui n’aura de place dans mon cœur.
Quant à Pierre, je fais des vœux pour son bonheur.
SALMON.
Bien !
EMMA.
En m’abandonnant, comme Charle il se venge ;
Je leur pardonne... Adieu.
SALMON.
C’est parler comme un ange !
Mais je ne reçois pas d’aussi tristes adieux.
Séchez, séchez les pleurs qui cachent vos beaux yeux.
Lisette se marie avec le cousin Pierre...
Ce qu’on a fait pour elle, on peut pour vous le faire.
Vous parlez d’abandon... ah ! cela n’est pas bien !
Monsieur Pierre pour vous est un ange gardien,
Ne lui reprochez pas d’en épouser une autre...
S’il songe à son bonheur, c’est qu’il a fait le vôtre.
Par ce brave cousin à genoux retenu,
Monsieur Charle est parti... mais il est revenu !
EMMA.
Charle !...
MADAME DURAND.
Le marquis...
SALMON.
Non ! plus de marquis, madame.
À Emma.
Charle est là... Consentez, et vous êtes sa femme.
EMMA.
Se peut-il ?
SALMON.
Il se peut !
Scène IX
MADAME DURAND, EMMA, SALMON, PIERRE, CHARLE, MADEMOISELLE HORLIER, LE NOTAIRE
PIERRE.
Emma, rassurez-vous...
Vous l’aimez, il vous aime, il est à vos genoux !
EMMA.
Charle !
CHARLE, à ses pieds.
Chère Emma !
MADAME DURAND.
Mais...
PIERRE, bas, à madame Durand.
Silence !... elle est marquise
MADAME DURAND, à part.
Marquise !
SALMON.
Que chacun se marie à sa guise.
À Charle.
Votre femme vous aime autant que vous l’aimez !
À Pierre.
La vôtre, prenez-la, cousin, les yeux fermés...
Les galants ont voulu papillonner près d’elle ;
Mais tous se sont brûlés le nez à la chandelle.
Elle, a ce qu’il vous faut, esprit, grâce, gaîté,
Vertu surtout... vertu, première qualité !
Je réponds d’elle... Allons, vive le mariage !
Il me semble aujourd’hui que c’est un bel usage !
Aujourd’hui...
À mademoiselle Horlier.
Que dis-tu, Lisette, d’aujourd’hui ?...
Le soleil d’autrefois pour nous encore a lui.
C’est un jour de bonheur... c’est presque un jour de gloire !
Pour que nos descendants en gardent la mémoire
De génération en génération,
Je cours à Paris... j’ouvre une souscription,
J’en retiens les trois quarts pour trinquer à ta noce ;
Du surplus je fais faire une médaille en bosse,
Avec ces mots gravés en lettres de couleur :
« À Lisette Durand, le baron... de Lafleur ! »