Pyrrhus, Roi d’Épire (Thomas CORNEILLE)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1661.
Personnages
NÉOPTOLÉMUS, Roi d’Épire
PYRRHUS, Fils d’Æacidès Roi d’Épire, cru Hippias
HIPPIAS, Fils d’Androclide, cru Pyrrhus
ANTIGONE, Fille de Néoptolémus
DÉIDAMIE, Sœur de Pyrrhus
ANDROCLIDE, Favori du Roi
GÉLON, Confident du Roi
NÉRÉE, Confidente de Déidamie
CAMILLE, Confidente d’Antigone
ACTE I
Scène première
ANTIGONE, CAMILLE
ANTIGONE.
Oui, Camille, il est vrai, par ce grand hyménée
Tous nos maux sont finis, la guerre terminée,
Et l’illustre Pyrrhus en me donnant la main
M’assure de nouveau le pouvoir souverain.
Que du Peuple autrefois la criminelle audace
Chassant Æacidès nous ait mis en sa place,
C’est un crime du sort qu’il faut mettre en oubli,
S’il l’osa détrôner, son Fils est rétabli,
Et mon Père avec lui partageant sa puissance
Confond les droits du sang dans ceux de l’alliance.
Chacun voit avec joie éclater le grand jour
Où le don de ma foi va payer son amour ;
Cette heureuse union charme toute l’Épire.
Dans ce bonheur public moi seule je soupire
Et j’en sens mes ennuis d’autant plus à redoubler
Qu’il faut taire les maux qui me vont accabler.
CAMILLE.
Ces maux que vous craignez me font peine à comprendre.
Dans le plus doux accord que vous puissiez attendre.
De Pyrrhus pour régner le droit est si certain,
Que le Trône pour vous dépendrait de sa main,
Bien plus que votre sang son hymen vous l’assure ;
Et si parler pour lui n’est point vous faire injure,
Il joint tant de mérite à la splendeur du sang...
ANTIGONE.
La vertu passe en lui l’avantage du rang.
De mille exploits fameux le brillant témoignage
Signale sa prudence ainsi que son courage,
Son grand cœur pour la gloire avec plaisir s’émeut,
Je le sais ; mais, Camille, aime-t-on quand on veut,
Et quelque fier devoir dont on suive l’Empire,
L’Amour est-il un Dieu qui n’ose l’en dédire ?
CAMILLE.
Je crois que le temps seul fait connaître aux Amants
De la vraie union les nœuds les plus charmants,
Mais c’est toujours beaucoup pour un cœur magnanime
Qu’une haute vertu le prépare à l’estime,
Et que sur ce penchant il se fasse une loi...
ANTIGONE.
Peut-être est-ce beaucoup pour un cœur tout à soi,
Mais comme, quelque effort où ce cœur se dispense,
Aimer quand on le veut passe notre puissance,
Par un contraire effet qui brave tous nos soins
On aime bien souvent quand on le veut moins.
CAMILLE.
Dieux, qu’apprends-je !
ANTIGONE.
Un malheur qui n’a point de semblable,
Que mille qualités rendent Pyrrhus aimable,
Que j’en vois tout le prix, mais que pour m’enflammer
Il faudrait que mon cœur n’eût su jamais aimer.
Hippias...
CAMILLE.
Si quelqu’un dût prétendre à vous plaire,
Hippias seul l’a pu sans être téméraire,
Il descend de nos Rois ; mais que sert un beau feu
Dont le bien de l’État ne souffre point l’aveu ?
Ce que vous lui devez...
ANTIGONE.
Va, quoique j’en soupire,
Sans cesse je me dis ce que tu me veux dire,
Qu’au rang où je suis née un cœur comme le mien
Au repos de l’État doit immoler le sien,
Qu’arbitre de la paix il y va de ma gloire
De triompher d’un feu que j’ai trop osé croire,
Que qui peut balancer est indigne du jour ;
Mais sont-ce des raisons pour consoler l’Amour ?
Ajoute à ce tourment la douleur sans égale,
De craindre le bonheur d’une aimable Rivale.
Déidamie, hélas ! si j’en sais bien juger,
À l’amour d’Hippias s’est laissée engager.
CAMILLE.
Quoi, la Sœur de Pyrrhus ! que dites-vous, Madame ?
ANTIGONE.
J’ai de bons yeux, Camille, et j’ai lu dans son âme.
Hippias n’a rien fait de grand, de glorieux,
Que la joie aussitôt n’ait brillé dans ses yeux.
Dans ces occasions je l’ai vue interdite
Mendier mon suffrage à vanter son mérite,
S’y montrée empressée, et cet empressement
Était tel qu’une Amante en a pour un Amant.
Tant d’ardeur va plus loin que l’estime ordinaire.
CAMILLE.
C’était pour s’acquérir Androclide son Père.
C’est lui dont les conseils après tant de refus
Ont obtenu du Roi de rétablir Pyrrhus,
Et comme il pouvait tout sur l’esprit de son Maître,
En flattant Hippias... mais je le vois paraître.
Scène II
ANTIGONE, PYRRHUS, se croyant Hippias, CAMILLE
ANTIGONE.
Quoi, me revoir encor ! Ah Prince, oubliez-vous
Que Pyrrhus aujourd’hui doit être mon Époux ?
Déjà de mon hymen la triste pompe éclate,
Et quand l’espoir enfin n’a plus rien qui me flatte,
C’est me traiter sans doute avec tant de rigueur
Que venir augmenter le trouble de mon cœur.
PYRRHUS.
Dans les maux que pour moi chaque moment redouble
Pouvez-vous m’envier la douceur de ce trouble,
Et voir avec regret qu’outré de mille ennuis
Je règne en votre cœur autant que je le puis ?
Puisqu’on va me l’ôter ; laissez-y-moi de grâce
Jusqu’à ce dur moment occuper quelque place.
Ce portrait que l’Amour y peut avoir tracé
En sera, s’il le faut, assez tôt effacé.
Contre ce que ses traits auront pour vous d’amorces
Votre fière vertu trouvera trop de forces,
N’avancez point l’effet d’un si cruel devoir,
Et souffrez jusque-là que je vous puisse voir,
Qu’à vos yeux de mon feu toute l’ardeur s’exprime
Tandis qu’il peut encor être écouté sans crime,
Que d’un cœur tout à vous ce feu soit le garant,
Que cent fois je le jure, et meure en le jurant.
ANTIGONE.
Si le Ciel me laissait disposer de moi-même,
Il suffirait pour vous que je sais comme on aime,
Mais vous n’ignorez pas ce qu’en ce triste état
Peut une âme asservie aux maximes d’État.
Esclave d’un devoir...
PYRRHUS.
Et c’est ce qui m’accable
Que votre seul devoir me soit inexorable,
Et que malgré l’excès de tout mon désespoir
Je sois encor forcé d’approuver ce devoir.
Si le Ciel pour un autre avait touché votre âme,
Je me consolerais du mépris de ma flamme,
Et de l’espoir jamais n’ayant eu le soutien,
Mes vœux en le perdant croiraient ne perdre rien ?
Mais d’un même penchant le charme nous attire,
J’aime, vous l’agréez, et je puis vous le dire,
Et quand un feu si beau voudrait paraître au jour
Le Destin ose seul en démentir l’Amour.
Dieux ! n’avait-il uni mon triste cœur au vôtre
Qu’afin que je vous visse entre les bras d’un autre,
Et l’espoir de ce bien à mes désirs si cher,
Ne me l’a-t-il souffert que pour me l’arracher ?
ANTIGONE.
Les plaintes servent peu dans un malheur extrême,
Songez plutôt...
PYRRHUS.
Hélas ! songez que je vous aime,
Et qu’un Amant que presse un revers si fatal,
Confus, désespéré, ne songe qu’à son mal.
ANTIGONE.
Réduit à l’oublier il doit en faire gloire.
PYRRHUS.
Dites qu’il doit sans cesse en garder la mémoire,
Sans cesse pénétrer l’excès de son malheur,
Le voir, le bien connaître, et mourir de douleur.
ANTIGONE.
Si ma main est un bien que le Destin vous vole,
Il ne tiendra qu’à vous qu’il ne vous en console.
Déidamie...
PYRRHUS.
Ô Dieux ! vous pouvez présumer...
ANTIGONE.
Qu’il n’est pas mal aisé de vous en faire aimer,
Et que si de Pyrrhus l’hymen vous désespère,
La Sœur peut réparer l’injustice du Frère.
PYRRHUS.
Ah, si quelque malheur aux miens peut être joint,
Comblez-en mon amour, mais ne l’outragez point.
Pour moi Déidamie a conçu quelque estime,
Mais loin qu’un feu secret la soutienne ou l’anime
C’est elle dont les soins par un ordre assez doux
Ont enhardi mes vœux à s’expliquer pour vous,
Mon cœur sur ses conseils...
ANTIGONE.
Et c’est par cette adresse
Qu’elle a cru découvrir quel sentiment vous presse,
Je n’en ai que trop vu.
PYRRHUS.
Plût au Ciel que ma foi
N’eût à craindre aujourd’hui que ce qu’on craint de moi ;
Que le bonheur du Frère eût pour toute apparence
Ce qu’impute à la Sœur votre injuste croyance ;
Mais las ! il vous épouse, et je touche au moment
Où va son dur triomphe accabler votre Amant.
Au moins, puisqu’à mon feu c’est le seul bien qui reste,
Montrez-moi de l’horreur pour cet hymen funeste.
Dites-moi que l’Amour de mes malheurs confus
N’aura jamais de part au bonheur de Pyrrhus,
Que si sans vous montrer de la gloire ennemie
Vous pouviez...
ANTIGONE.
Prince, adieu, je vois Déidamie,
Et ce que je crains d’elle en de si rudes coups
Vous fait connaître assez ce que je sens pour vous.
Scène III
PYRRHUS, se croyant Hippias, DÉIDAMIE, NÉRÉE
PYRRHUS.
Madame, si de vous le Ciel a fait dépendre
Ce qu’à mon feu cent fois vous avez fait attendre,
À quand réservez-vous ces moyens assurés
De m’arracher aux maux qui me sont préparés ?
Malgré le peu d’espoir que je gardais dans l’âme,
Vous m’avez répondu du succès de ma flamme.
En vain l’heureux Pyrrhus faisait trembler ma foi,
Vous deviez l’empêcher de triompher de moi ;
Quand j’ai craint son hymen, ma crainte était frivole,
Cependant...
DÉIDAMIE.
Prince, allez, je vous tiendrai parole,
Vous vous alarmez trop.
PYRRHUS.
Vous la tiendrez ? hélas !
Est-il temps qu’on promette, et qu’on n’agisse pas ?
Encor quelques moments, et tout me désespère.
Un péril si pressant souffre-t-il qu’on diffère ?
Madame, au nom des Dieux...
DÉIDAMIE.
Prince, encor une fois
Laissez-moi m’acquitter de ce que je vous dois.
Suffit que j’ai promis, et que je m’en souvienne.
PYRRHUS.
Vous voulez que par là ma rage se retienne,
Mais je vois trop pour moi qu’il n’est rien de certain
Que ce que me promet le secours de ma main.
Scène IV
DÉIDAMIE, NÉRÉE
NÉRÉE.
Dans la joie où vous met l’heureux destin d’un Frère
Tout à vos sens charmés paraît facile à faire,
Mais je ne vois pas bien sur quoi vous vous flattez
Quand vous pensez tenir ce que vous promettez,
Romprez-vous un hymen où l’État s’intéresse ?
DÉIDAMIE.
Non il faut que Pyrrhus épouse la Princesse,
Cet hymen pour le rompre a pour moi trop d’appas.
NÉRÉE.
Que pouvez-vous donc faire en faveur d’Hippias ?
DÉIDAMIE.
Changer tous ses malheurs en un bonheur extrême,
S’il suffit à ses vœux d’épouser ce qu’il aime.
NÉRÉE.
Je vous entends si peu qu’enfin vous me forcez...
DÉIDAMIE.
Te souvient-il encor de nos malheurs passés ?
NÉRÉE.
Oui, je ne sais que trop qu’un Peuple téméraire
Trahit si lâchement le feu Roi votre Père,
Que par ses Ennemis les Factieux émus
Donnèrent sa Couronne à Néoptolémus,
Que ce Prince affligé périt pour sa défense,
Et que du nouveau Roi redoutant la puissance
On sut agir si bien, qu’au berceau conservé,
Chez le Roi Glaucias Pyrrhus fut enlevé.
Chacun sait qu’Androclide, à vos destins contraire,
Au milieu de sa fuite arrêta votre Mère,
Qu’aux lois du nouveau maître il la fit obéir ;
Mais si par cet outrage il osa la trahir,
Ses soins à ménager l’hymen de la Princesse
Font trop voir pour Pyrrhus quel zèle l’intéresse,
Puisque c’est par lui seul que l’accord terminé
Le rétablit au Trône où ce Prince était né.
DÉIDAMIE.
Pour estimer ce zèle, apprends à le connaître
Tel qu’en son cœur la gloire a su le faire naître.
Le Roi mort, et la Reine étant grosse de moi,
Le sort du seul Pyrrhus lui donne de l’effroi.
Il n’avait que six mois, et le sage Androclide
Rassurant en secret son âme trop timide,
Par un échange offert, pour ne hasarder rien,
Consent à faire fuir son Fils au lieu du sien.
On l’accepte, et Pyrrhus, pour qui le Ciel conspire,
Comme Fils d’Androclide est nourri dans l’Épire,
Tandis que sous son nom chez le Roi Glaucias
Au péril de ses jours on enlève Hippias.
NÉRÉE.
Quoi, Madame, Hippias...
DÉIDAMIE.
Est Pyrrhus, est mon Frère.
NÉRÉE.
Juste ciel ! et Pyrrhus ?
DÉIDAMIE.
Androclide est son Père,
Qui pour mieux déguiser ce qu’entreprit sa foi,
Arrête, et livre enfin la Reine au nouveau Roi.
Lui qu’avec tout l’État ce changement abuse,
Fait demander Pyrrhus, Glaucias le refuse.
C’est par là qu’entre nous la guerre a commencé,
Et l’horreur qui la suit n’aurait jamais cessé,
Si Néoptolémus que pressait Androclide
N’eût pris de ses conseils la prudence pour guide.
Par l’hymen de sa Fille il rend mon Frère heureux,
Et c’est à quoi la Reine avait borné ses vœux.
Voilà ce qu’en secret elle daigna m’apprendre
Quand la mort tout à coup ayant su la surprendre,
Appelant Androclide, à peine elle eût le temps
De m’ouvrir devant lui ces secrets importants.
NÉRÉE.
Ainsi dans leur destin que brouille un tel mélange
Hippias et Pyrrhus ignorent cet échange ?
DÉIDAMIE.
Oui, mais pour éclaircir un sort si partagé
D’un billet de la Reine Androclide est chargé,
Et si du faux Pyrrhus la vertu m’a su plaire,
J’excuse par là les ordres de ma Mère,
Qui prête d’expirer, par un devoir souverain
En faveur d’Hippias disposa de ma main.
NÉRÉE.
Mais pourquoi si longtemps lui laisser l’espérance
Dont l’a toujours flatté l’erreur de sa naissance ?
DÉIDAMIE.
Du zèle le plus pur vois le dernier effort.
C’était peu que deux Rois eussent signé l’Accord,
Malgré les sûretés qu’un tel Accord fait naître,
Androclide toujours a craint pour son vrai Maître,
Et n’a voulu par là, de peur d’être surpris,
Jusqu’au jour de l’Hymen hasarder que son Fils.
Ce jour paraît enfin, et rien n’est plus à taire ;
Mais je le vois, ce Fils qui croit être mon Frère.
Retire-toi, Nérée, et me laisse éprouver
De quel œil il verra ce qui doit arriver.
Scène V
DÉIDAMIE, HIPPIAS, se croyant Pyrrhus
HIPPIAS.
Ma Sœur, c’est tout de bon qu’enfin le Roi s’explique.
Nommez ce qui l’engage amour, ou politique,
Qu’il cherche à s’affermir, ou vous aime en effet,
Dans votre seul hymen il trouve un bien parfait ;
Je vous l’ai déjà dit, et pour toucher votre âme
Il me fait de nouveau vous parler de sa flamme.
Il est temps de répondre et de vous déclarer.
DÉIDAMIE.
Le Roi n’ignore pas ce qu’il doit espérer.
La mort d’Æacidès, sa couronne usurpée
M’ont pendant votre exil si mal préoccupée,
Que quoiqu’à vous la rendre il se force aujourd’hui,
Le temps seul peut m’aider à me vaincre pour lui.
C’est tout ce que de moi sa flamme a lieu d’attendre,
Hors ce secours du temps il n’a rien à prétendre,
Il l’a su de moi-même, et doit s’en contenter.
HIPPIAS.
L’espoir est en amour toujours prompt à flatter.
Malgré tous vos refus, le Roi s’obstine à croire
Qu’un Trône à partager vous offre quelque gloire
Et que sur cet appas son bonheur est certain,
Si je veux vous porter à lui donner la main.
Il fait plus ; en faveur de l’amour qui l’inspire,
Je puis sur vous, dit-il, user de quelque empire,
Il m’en prie, il m’en presse, et de ses vœux confus...
DÉIDAMIE.
Sur mes seuls sentiments j’ai réglé mes refus ;
Mais, Seigneur, mon devoir me fait assez connaître,
Si j’aime un Frère en vous, que j’y dois craindre un Maître,
Et s’il faut pour vous plaire immoler tout mon cœur,
Sur vos ordres soudain...
HIPPIAS.
Que dites-vous, ma Sœur ?
Moi, des ordres pour vous ! Si vous voulez me plaire,
Ne craignez point de Maître où vous aimez un Frère.
Loin d’accepter des droits qui pussent vous trahir,
Ma principale gloire est de vous obéir.
Demandez-en, ma Sœur, quelque marque sensible ;
Dès que vous parlerez tout me sera possible,
Proposez, souhaitez, je ne réserve rien.
DÉIDAMIE.
L’heur de votre destin fait la douceur du mien,
Et si ce zèle ardent...
HIPPIAS.
Que n’ose-t-il paraître
Tel que pour vous en moi l’amitié le fait naître !
DÉIDAMIE.
Ah, ne me cachez point ce qui doit me charmer.
HIPPIAS.
Je crains...
DÉIDAMIE.
Que craignez-vous ?
HIPPIAS.
De vous parler d’aimer,
Et qu’en vous expliquant ce que mon cœur m’inspire
Je ne dise pas bien ce que je devrais dire.
DÉIDAMIE.
M’aimeriez-vous si peu qu’il vous fût malaisé...
HIPPIAS.
Ah, ce n’est pas de quoi je crains d’être accusé.
Depuis que d’Androclide, et de Gélon suivie
Vous vîntes commencer le bonheur de ma vie,
Et qu’en ce lieu choisi pour traiter de la Paix,
Vos soins à l’arrêter comblèrent nos souhaits,
Votre entretien dès lors eut pour moi tant de charmes,
Qu’en me livrant au Roi je restai sans alarmes,
Et quoiqu’il m’arrivât, je crus mon sort bien doux
Puisqu’il m’était permis de m’approcher de vous.
Tous les jours je vous vois, mais malgré cette joie
Je n’ai point de repos que je ne vous revoie,
Ce bonheur est le seul dont mon cœur soit jaloux,
Avec vous tout me plaît, tout me déplaît sans vous.
Sans cesse je voudrais vous dire, je vous aime,
Sans cesse vous ouïr me le dire de même,
Qu’à l’envi l’un de l’autre un aimable transport
De l’amitié sans cesse accrût en nous l’effort,
Que tout ce qu’a de tendre... hélas ! faites-moi taire,
Ma Sœur, j’en dirais trop sans doute pour un Frère,
Et si vous moins aimer n’est pas en mon pouvoir,
J’ai tort de dire plus que l’on ne doit savoir.
DÉIDAMIE.
Je ne puis trop connaître une amitié si chère.
Sa tendresse a pour moi tout ce qui peut me plaire,
Et plus cette tendresse en étreindra les nœuds...
HIPPIAS.
Ah, s’il était ainsi que je serais heureux !
Que votre âme à la mienne étroitement unie...
Mais encor une fois je sens que je m’oublie,
Daignez n’y point songer, ma Sœur, et dites-moi
Ce que de votre part je dois répondre au Roi.
DÉIDAMIE.
Au seul secours du temps ayant su le remettre,
S’il doit plus espérer, c’est à vous de promettre.
Vous seul...
HIPPIAS.
À quelque espoir qu’il s’ose abandonner,
Son bonheur est mal sûr si j’en dois ordonner.
Sur vous pour son hymen loin d’user de contrainte,
D’une secrète horreur je m’en sens l’âme atteinte,
Et par un mouvement que je ne comprends pas,
Je ne puis sans trembler vous voir entre ses bras.
Vous l’avouerai-je encor ? Telle est mon injustice,
Que le don de ma main me tient- lieu de supplice.
La Princesse Antigone a droit de tout charmer,
Je le sais, je le vois, et ne la puis aimer.
Le sceptre est à ce prix un fardeau qui m’étonne,
Et lorsque je pressais l’accord qui me le donne,
Je sens bien que mon cœur songeait plus à gagner
La douceur de vous voir, que celle de régner.
DÉIDAMIE.
C’est par tant de bontés rendre ma gloire extrême ;
Mais s’il fallait pour moi quitter le Diadème...
HIPPIAS.
Qu’aisément l’amitié m’y ferait consentir !
DÉIDAMIE.
Gardez de trop promettre, et de vous repentir.
HIPPIAS.
Quoi, ma Sœur, vous croiriez mes promesses frivoles ?
DÉIDAMIE.
Je puis vous demander l’effet de vos paroles,
Et lorsqu’à la Couronne il faudrait renoncer ?
HIPPIAS.
Ah, n’appréhendez point de me voir balancer.
Je dis plus, et bien loin d’aimer le Diadème,
Ce Pyrrhus qui vous voit, ce Pyrrhus qui vous aime,
Voudrait par un destin digne même d’un Dieu,
N’être pas né Pyrrhus pour n’être point... Adieu,
Je m’égare sans cesse, et d’ailleurs Androclide...
DÉIDAMIE.
Allez, j’ai des secrets dont il faut qu’il décide.
Scène VI
DÉIDAMIE, ANDROCLIDE
DÉIDAMIE.
Le destin de Pyrrhus peut enfin éclater.
Votre Fils l’apprendra sans trop s’en emporter ;
Je viens sur ce revers d’essayer son courage.
ANDROCLIDE.
Sa modération m’est d’un heureux présage ;
Mais, Madame, voyez tous nos soins superflus
Si vous voulez si tôt qu’on connaisse Pyrrhus.
De Glaucias encor l’Armée est toute prête,
Et Néoptolémus qui craint cette tempête,
Achevant son hymen va remplir le Traité,
Mais qui nous répondra de sa sincérité ?
Comme il l’a poursuivi cent fois à force ouverte,
Dès qu’il ne craindra plus il peut vouloir sa perte,
Et dans tant de sujets de tout appréhender,
C’est mon Fils seul encor qu’il nous faut hasarder.
DÉIDAMIE.
Quoi, vous lui laisserez épouser la Princesse ?
ANDROCLIDE.
Cet hymen politique autant que vous me blesse ;
Et je vois à regret que le destin jaloux
Lui dérobe l’honneur de se voir votre Époux.
Ce fut l’ordre en mourant que laissa votre Mère,
Mais mon Prince est le seul que ma foi considère,
Et pour la sûreté des jours qu’on m’a commis,
Je dois peu regarder le bonheur de mon Fils.
DÉIDAMIE.
Et quand prétendez-vous éclaircir sa naissance ?
ANDROCLIDE.
Quand de l’esprit du Roi nous aurons assurance,
Et que ce qui suivra nous aura fait juger
Que Pyrrhus découvert ne court aucun danger.
DÉIDAMIE.
Vous croyez donc qu’alors le Roi verra sans peine
La Princesse par vous hors d’espoir d’être Reine ?
Femme de votre Fils pourra-t-elle régner ?
ANDROCLIDE.
Cette crainte est un mal que je veux m’épargner.
Comme le temps peut tout, j’espère...
DÉIDAMIE.
Point d’excuse,
Ce zèle va trop loin pour souffrir qu’il m’abuse.
Allons sans différer montrer Pyrrhus au Roi,
C’est mon Frère, et j’en prends tout le péril sur moi.
ANDROCLIDE.
Vous pouvez lui montrer le vrai Roi de l’Épire ;
J’y consens, mais pour moi je n’ai rien à lui dire.
DÉIDAMIE.
Quoi, si pour s’éclaircir il lui faut votre aveu...
ANDROCLIDE.
Pourvu qu’il vous en croie il vous importe peu.
Allez, Madame, allez.
DÉIDAMIE.
Que faut-il que je pense ?
ANDROCLIDE.
Que je vois pour mon Fils le Trône en ma puissance,
Que mon orgueil s’en flatte, et qu’il n’est rien pour moi
Qui vaille la douceur de faire ce Fils Roi.
DÉIDAMIE.
Faire un Roi de ton Fils ! Que me fait-on connaître ?
Androclide est un lâche, Androclide est un traître !
J’ai cru qu’au seul Pyrrhus son zèle était acquis,
Et le fourbe agissait pour couronner son Fils.
ANDROCLIDE.
Les périls dès l’enfance où j’exposai sa tête
Ont fait pour lui du Sceptre une juste conquête,
Et c’est trahir ses droits que de lui disputer
Ce qu’au prix de son sang on lui fit acheter.
Pyrrhus avec son nom lui céda l’avantage
Qu’un Monarque en naissant eût toujours pour partage,
De ce grand caractère il a remplit l’effort,
Et ce n’est pas à moi d’en démentir le Sort.
DÉIDAMIE.
C’est donc ce qu’à Pyrrhus...
ANDROCLIDE.
Pouvez-vous vous en plaindre ?
Sous le nom de mon Fils Pyrrhus n’eut rien à craindre,
Et sans lui faire tort, je puis m’intéresser
À ce Trône où pour vivre on le fit renoncer.
DÉIDAMIE.
La Couronne à tes yeux peut-elle être si belle,
Que du plus noir forfait...
ANDROCLIDE.
Rien n’est honteux pour elle,
La noble ambition veut le dernier effort.
DÉIDAMIE.
Ta vertu qu’elle souille en est-elle d’accord ?
ANDROCLIDE.
Si j’ai moins de vertu, comme vous voulez croire,
Mon Fils assis au Trône en aura plus de gloire,
Et c’est pour me charmer, que le voir revêtu
De tout ce qu’à sa gloire immole ma vertu...
DÉIDAMIE.
Mais si l’ambition touche si fort ton âme,
Qui saura que ton Fils...
ANDROCLIDE.
Je le saurai, Madame,
Et jouirai sans cesse, à le voir dans ce rang,
Des secrètes douceurs du triomphe du sang.
Si pour moi vers un Fils l’obéissance est dure,
Pyrrhus du même sort partagera l’injure,
Et le nom de Sujet me fera moins d’effroi,
Quand je verrai son Maître à ses pieds comme moi.
DÉIDAMIE.
Je l’empêcherai bien, ce projet détestable.
Je vais faire éclater ce qui te rend coupable,
Et découvrant au Roi...
ANDROCLIDE.
Vous avanceriez peu
Quand même à ce rapport je joindrais mon aveu.
Il le faut de la Reine, et comme, quoiqu’on fasse,
Son billet seul au Trône à Pyrrhus donne place,
Avant qu’aucun effort me le puisse arracher...
DÉIDAMIE.
Quoi, lâche, il n’est donc rien qui te puisse toucher ?
Ni la crainte des Dieux qui pour te mettre en poudre...
ANDROCLIDE.
La Couronne vaut bien la menace du foudre,
Attirez-le sur moi, tandis qu’il descendra
Je le craindrai, Madame, et mon Fils régnera.
DÉIDAMIE.
Tu l’espères en vain ; du moins je saurai faire
Que l’on ose choisir ni ton Fils ni mon Frère,
Et que de leur destin le Roi mal assuré...
ANDROCLIDE.
À tout ce grand éclat je me suis préparé ;
Mais toute votre adresse aura peine à détruire
L’heureuse et longue erreur qui l’a trop su séduire.
Je vous laisse y rêver.
DÉIDAMIE.
Déclare-t’en l’appui,
Traître, le Ciel est juste, et j’attends tout de lui.
ACTE II
Scène première
NÉOPTOLÉMUS, GÉLON
NÉOPTOLÉMUS.
Cesse de condamner les transports de ma flamme.
Leur triste excès sans doute aveugle trop mon âme,
Mais, Gélon, je suis Roi, je me vois négliger,
Et l’amour qu’on outrage aspire à se venger.
Si ce que je résous traîne quelque infamie,
Elle est bien moins pour moi que pour Déidamie,
Qui par le fier dédain qu’elle oppose à mes vœux,
Force mon désespoir à plus que je ne veux.
À quoiqu’il se prépare, il est en sa puissance
D’en calmer d’un seul mot toute la violence,
Et quand tu crains les maux qu’il est prêt de causer,
C’est la seule rigueur qu’il en faut accuser.
GÉLON.
Je sais que rejetant l’hymen qu’elle refuse,
Des bontés de son Roi Déidamie abuse,
Que l’Amour est sensible aux mépris des ingrats,
Mais songez qu’il se donne, et ne s’arrache pas.
Un cœur dont la conquête offre une douce amorce,
Aime à se rendre au temps, et non pas à la force,
C’est par là seulement qu’il se laisse attendrir,
Et qui veut être aimé doit attendre, et souffrir.
NÉOPTOLÉMUS.
À me soumettre encor ton zèle en vain m’anime.
Je n’ai que trop suivi cette injuste maxime,
Et ce Roi qu’à souffrir tes conseils ont forcé,
Serait peut-être heureux s’il avait menacé.
Par toi jusques ici, pour trop faire l’esclave,
Je me suis attiré le mépris qui me brave.
Traité d’Usurpateur, pour fléchir sa fierté,
Je fais ce que peut-être on n’a jamais tenté.
Aux traits d’un Ennemi mon destin s’abandonne ;
Je rétablis Pyrrhus, partage ma Couronne,
Et ce noble attentat sur mon ambition
Laisse en elle pour moi la même aversion.
Il est temps d’éclater, il est temps qu’elle sache...
GÉLON.
Seigneur, à votre nom n’imprimez point de tache.
Par la mort de Pyrrhus violer le Traité :
C’est joindre le parricide à l’infidélité.
Qui jamais avec vous voudra faire alliance
Si pour lui votre foi n’offre aucune assurance ?
Plaignez-vous d’un refus où la Princesse a tort,
Accusez, condamnez, mais respectez l’Accord.
Plus Pyrrhus vous devra de puissance et de gloire,
Plus son zèle à vos feux répond de la victoire.
Ce favorable appui vous rendra tout aisé.
NÉOPTOLÉMUS.
Va, ne m’en promets rien, j’en suis désabusé.
J’ai voulu, comme toi, flatter mon espérance
De quelque heureux effet de sa reconnaissance,
Encor tout de nouveau mon cœur, mon lâche cœur
Vient d’employer Pyrrhus pour m’acquérir sa Sœur ;
Mais c’est pour mon amour une peine nouvelle
Qu’il n’en obtienne rien lorsqu’il peut tout sur elle,
Et qu’un zèle si froid aime à me laisser voir
Qu’il dédaigne pour moi d’user de son pouvoir,
Non, non, à quelque rang que ma bonté l’élève,
Ma flamme est sans espoir si son hymen s’achève ;
C’est à Déidamie à décider son sort
Par le choix de ma main, ou l’arrêt de sa mort.
Dût se perdre l’État, quoiqu’elle puisse faire,
Ce n’est qu’en m’épousant qu’elle sauve son Frère,
Elle peut en résoudre.
GÉLON.
Avouez-le, Seigneur,
Qu’en le rétablissant vous forcer votre cœur ;
Qu’à le voir Fils d’un Roi dont vous tenez la place,
Vous croyez que par lui le destin vous menace,
Et que malgré l’amour qui peut vous rendre heureux,
Sa mort plus que l’hymen est l’objet de vos vœux.
NÉOPTOLÉMUS.
Si ma flamme à la Sœur eût cherché moins à plaire,
Rien n’eût pu me réduire à rétablir le Frère,
Je ne m’en défends point ; mais ne crains rien de moi,
Si tu la vois sensible aux offres de ma foi.
Ce n’est pas qu’en effet la saine Politique
Sur ce que j’entreprends contre moi ne s’explique ;
D’un Roi chassé du Trône, y remettre le Fils,
C’est moi-même à me perdre aider mes Ennemis.
Outre que dans Pyrrhus je ne sais quoi me gêne,
Il semble qu’à l’Accord il consente avec peine,
Qu’il dédaigne ma Fille, et que le nom de Roi
Soit un affront pour lui s’il l’accepte de moi.
GÉLON.
De ces impressions qui troublent trop votre âme
Androclide sur moi va rejeter le blâme.
Le haut rang où par vous je me vois affermi
Le fait me regarder comme son Ennemi,
Et quoiqu’un zèle égal à tous deux ait fait croire
Que Pyrrhus rétabli comblerait votre gloire,
Comme Pyrrhus vers lui penche plus que vers moi,
Cette ombre de faveur m’aura saisi d’effroi.
Il voudra que jaloux de cette préférence
J’aie osé pour lui nuire armer votre vengeance,
Qu’immolant à ma haine un Prince infortuné,
Mes conseils...
NÉOPTOLÉMUS.
Ne crains point d’en être soupçonné.
Voici Déidamie, et c’est de sa réponse
Que dépendra l’arrêt qu’il faut que je prononce.
Scène II
NÉOPTOLÉMUS, DÉIDAMIE, GÉLON
DÉIDAMIE.
Seigneur, tout de nouveau Pyrrhus m’a fait savoir
Ce que pour moi sur vous l’amour a de pouvoir,
Que toujours même ardeur pour mon hymen vous presse ;
Mais avant qu’achever celui de la Princesse,
Si cet amour est tel qu’il vient de m’assurer,
Quelle marque de vous pourrai-je en espérer ?
L’obtiendrais-je aisément d’un peu de confiance ?
NÉOPTOLÉMUS.
Sur de nouveaux serments prenez-en l’assurance,
Pourvu qu’à votre tour sensible à ce beau feu
Vous lui daigniez enfin accorder votre aveu.
DÉIDAMIE.
Des mouvements du cœur le temps seul est le maître
Lorsqu’il s’ouvre à l’Amour c’est lui qui l’y fait naître,
Et ce que précipite un pouvoir trop pressant,
N’est qu’un Monstre sans forme, et qui meurt en naissant,
Je vous l’ai dit, Seigneur.
NÉOPTOLÉMUS.
À vous parler sans feinte,
Ce grand pouvoir du temps affaiblit peu ma crainte ;
Non que sur le secours que vous m’en promettez
Mes vœux de quelque espoir ne soient encor flattés ;
Mais s’il se peut qu’enfin ma main vous doive plaire
Jusque-là pour Pyrrhus il est bon qu’on diffère,
Et qu’en un même jour l’Épire ait la douceur
De voir monter au Trône, et le Frère, et la Sœur.
DÉIDAMIE.
Quoi, vous reculeriez ce glorieux partage,
Où la foi des traités, où l’honneur vous engage ?
Que dirait Glaucias qui forcé d’éclater...
NÉOPTOLÉMUS.
C’est un trop faible éclat pour en rien redouter.
Qu’a-t-il pu contre nous par cette longue guerre
Dont cent fois le malheur a désolé sa terre ?
Il m’a livré Pyrrhus, je le tiens, je suis Roi,
Et du reste, mon cœur n’en doit compte qu’à moi.
DÉIDAMIE.
Donc en traitant la Paix vous voulez qu’on soupçonne
Que mon ambition s’assurait la Couronne,
Et qu’aux lois de Pyrrhus honteuse d’obéir,
Je n’ai pris cet emploi qu’afin de le trahir ?
Que sachant qu’en vos mains il avait tout à craindre,
Exprès à se livrer j’ai voulu la contraindre ?
Que tout ce grand espoir dont j’osai le flatter...
NÉOPTOLÉMUS.
Pourquoi craindre un soupçon que l’on peut éviter ?
Qu’aujourd’hui votre main à mon amour se donne,
Et Pyrrhus aussitôt partage ma Couronne.
C’est à vous seul à rompre, ou tenir le Traité.
DÉIDAMIE.
C’est donc là cette foi, cette sincérité ?
NÉOPTOLÉMUS.
Que tout votre courroux contre moi se déploie,
Pour tirer votre aveu je n’ai que cette voie,
Et mes respects en vain croiraient vous l’arracher,
Si l’intérêt d’un Frère a peine à vous toucher,
Vos outrageants refus n’ont plus lieu de paraître,
Vous me nommiez Tyran, et j’ai cessé de l’être,
Le sang d’Æacidès par moi ne régnait plus,
J’en usurpais le Trône, et j’y remets Pyrrhus.
Après ce grand effort je vous entends, Madame,
Quand au secours du temps vous remettez ma flamme,
Et connais trop qu’en vain j’ai cru voir quelque jour
À me rendre par là digne de votre amour.
Aussi mon triste espoir n’a plus rien à résoudre,
Votre réponse encor suspend l’éclat du foudre,
Vous pouvez l’arrêter, mais quels qu’en soient les coups,
S’ils accablent Pyrrhus, n’en accuser que vous.
DÉIDAMIE.
Va, lâche, ne crois pas pour rétablir ce Frère
Être digne du bien que ton amour espère.
Si le nom de Tyran t’a donné quelque effroi,
Tu ne l’es plus pour lui, mais l’es-tu moins pour moi ?
Ce cœur que ton pouvoir s’efforce de surprendre
N’est pas d’un moindre prix qu’un Sceptre qu’il faut rendre.
Ainsi toujours Tyran, toujours Usurpateur...
NÉOPTOLÉMUS.
La Tyrannie est noble à s’acquérir un cœur.
C’est ce prix éclatant que je connais au vôtre
Qui m’en fait préférer la conquête à toute autre,
Celle du Monde entier m’offrirait moins d’appas,
Et pour m’expliquer mieux si l’on ne m’entend pas,
Il ne vous reste plus que ce seul choix à faire,
Ou recevoir ma main, ou voir périr un Frère.
Prononcez, vos refus sont l’arrêt de sa mort.
DÉIDAMIE.
Dieux, à quelles rigueurs réserviez-vous son sort ?
C’était peu qu’un Tyran lui volât sa Couronne,
Il faut que de son sang le Parricide ordonne,
Et qu’en le répandant il fasse soupçonner...
NÉOPTOLÉMUS.
Par ces mots odieux cherchez à m’étonner.
Si l’ardeur de mon feu, si l’excès de ma peine
Doit n’obtenir de vous que mépris et que haine,
Par tout ce que produit une juste fureur,
Il m’importera peu d’en mériter l’horreur.
DÉIDAMIE.
Et bien, mérite-la cette horreur qui sans cesse
Te va donner à craindre une main vengeresse,
Ou pour t’en épargner l’importune frayeur,
Au Frère que tu perds ose joindre la Sœur.
Après des sentiments si lâches, si barbares,
Je puis me déclarer comme tu te déclares,
Et laisser tout périr plutôt que me forcer
À l’hymen que tes feux s’obstinent à presser.
Sus donc, parjure, immole à ta jalouse rage
Ce qui reste d’un sang à qui tu dois hommage,
Et tâche à mériter par ce sanglant effet
L’abominable honneur d’être un Tyran parfait.
Je n’y mets point d’obstacle, et s’il faut te le dire,
Ce Frère contre qui ta trahison conspire,
Redoutera bien moins le plus affreux trépas
Que la secrète horreur de me voir dans tes bras.
Prononce là-dessus, tu vois toute mon âme.
NÉOPTOLÉMUS.
Ah, je l’avais bien cru qu’on trahissait ma flamme,
Et que l’ingrat Pyrrhus qu’intéressait ma foi,
Quand je fais tout pour lui, ne faisait rien pour moi.
Il faut vous satisfaire, et puisque enfin sans cesse
Votre haine avec soin repousse ma tendresse,
J’atteste tous les Dieux qu’avant la fin du jour
Son sang achèvera d’éteindre mon amour.
Holà, Gardes, à moi.
GÉLON.
Seigneur, qu’allez-vous faire ?
Songez...
NÉOPTOLÉMUS.
Ne me dis rien si tu crains ma colère,
Il mourra, c’en est fait, l’arrêt est prononcé.
Scène III
NÉOPTOLÉMUS, DÉIDAMIE, ANDROCLIDE, GÉLON, SUITE
ANDROCLIDE.
Seigneur, d’un vif courroux je vous trouve pressé.
Puis-je vous demander quel sujet le fait naître ?
NÉOPTOLÉMUS.
Le refus d’une Ingrate, et le mépris d’un Traître.
Mais enfin il est temps que je n’en souffre plus ;
Allez, Pélopidas, qu’on arrête Pyrrhus.
ANDROCLIDE.
Pyrrhus ?
NÉOPTOLÉMUS.
Allez, vous dis-je, et que l’on m’en réponde.
ANDROCLIDE.
Seigneur, si l’équité dans un grand Prince abonde,
Vous pardonnerez-vous l’injurieux éclat
Que va faire partout un pareil attentat ?
Violer un traité dont votre foi reçue...
NÉOPTOLÉMUS.
Ton zèle pour ma gloire en craint en vain l’issue,
Aux lois de ce Traité je suis prêt d’obéir,
Et préviens seulement qui cherche à me trahir.
ANDROCLIDE.
Seigneur, qu’a fait Pyrrhus dont la secrète audace
D’un ordre si cruel mérite la disgrâce ?
Quels sont les attentats qu’il ose mettre au jour ?
NÉOPTOLÉMUS.
Il est trop criminel s’il nuit à mon amour.
Ces longs et fiers mépris qui m’ont trop su confondre,
Sont autant de forfaits dont il me doit répondre.
En vain Déidamie en dédaigne l’ardeur,
Pour prix de ma Couronne il me devait son cœur,
Et loin d’user des droits où le sang l’autorise,
Il aime à lui souffrir l’orgueil qui me méprise,
Et ces ingrats refus qui font mon désespoir,
Suivent l’ordre secret qu’il a cru lui devoir.
ANDROCLIDE.
Quoi, Seigneur, vous croiriez...
NÉOPTOLÉMUS.
Cesse tes remontrances,
Je crois ce que je vois, et non ce que tu penses.
Ton zèle à ma vengeance aura beau s’opposer,
Pour lui sauver la vie il me faut épouser,
Je la mets à ce prix, et de nouveau j’en jure
Tout ce qu’ont de plus saint le Ciel et la Nature.
Si cet arrêt te semble un excès de rigueur,
Je suis en le donnant l’exemple de sa Sœur,
Et je n’ai pas ici plus de scrupule à faire
De perdre un Ennemi qu’elle de perdre un Frère.
Vois-tu comme intrépide, et sans s’en émouvoir
Elle entend, elle voit le foudre prêt à choir ?
Pour le sort de Pyrrhus vois si rien l’intimide.
DÉIDAMIE.
Je puis m’en reposer sur les soins d’Androclide.
C’est lui qui pour Pyrrhus garantit le Traité,
Et puisqu’il en répond tout est en sûreté.
NÉOPTOLÉMUS.
Cherchez jusques au bout à braver ma colère,
Pour en venger l’affront je sais ce qu’il faut faire,
Vous l’apprendrez, Madame, adieu.
ANDROCLIDE.
Prêt à punir,
Seigneur, considérez...
NÉOPTOLÉMUS.
Ne crois rien obtenir.
Si la mort de Pyrrhus inquiète ton zèle,
Afin de l’empêcher je te laisse avec elle.
Change sa dureté, presse, mais sois certain
Que cette mort suivra le refus de sa main.
Scène IV
DÉIDAMIE, ANDROCLIDE
DÉIDAMIE.
Tu vois que les effets à tes desseins répondent.
Telle en est l’équité que les Dieux te secondent,
Et ne dédaignent pas d’assurer à ton Fils
Ce Trône dont sur lui Pyrrhus s’était démis.
Si pour toi vers ce Fils l’obéissance est dure,
Le triomphe du sang console la Nature,
Et tu dois peu rougir d’en recevoir la loi
Lorsque tu vois son Maître à ses pieds comme toi.
Goûte, goûte à loisir ces secrets témoignages
Si propres à charmer les plus nobles courages.
Jouis de tout l’orgueil qu’ils savent inspirer.
ANDROCLIDE.
Le Ciel selon vos vœux semble se déclarer,
La menace du Roi me tient l’âme interdite ;
Mais, Madame, peut-être il n’ira pas si vite,
Et la mort de mon Fils qui flatte son courroux,
N’est pas une vengeance encore sûre pour vous.
DÉIDAMIE.
Dans un Roi qu’on méprise et qui veut qu’on le craigne,
L’Amour n’est pas un feu qu’aisément l’on éteigne ;
Tes efforts, Androclide, y seront superflus.
ANDROCLIDE.
Et bien, Madame, et bien, il connaîtra Pyrrhus.
Son secret révélé le livre à sa vengeance,
Et du Trône par là si je perds l’espérance,
J’ai l’avantage au moins que d’un si digne sort
Pyrrhus n’aura les droits qu’au moment de sa mort.
DÉIDAMIE.
Va, va le découvrir ; pour garantir sa tête,
Dès qu’il sera connu, ma main est toute prête,
Et c’est ce qui me charme ; après ta trahison,
Qu’il faille que soudain tu t’en fasses raison,
Et que le juste Ciel t’ait rendu nécessaire
De voir périr ton Fils, ou voir régner mon Frère,
Choisis, lâche.
ANDROCLIDE.
Ce choix me doit remplir d’effroi
Quand sa rigueur vous aide à triompher de moi,
Mais de quoiqu’il vous flatte en l’état où vous êtes,
Ce triomphe n’est pas si doux que vous le faites,
Et son charme à vos maux offre un triste secours,
S’il doit vous en coûter le repos de vos jours.
Pour dérober ce Frère au foudre qui s’apprête,
Il faut que d’un Tyran vous soyez la conquête,
Qu’aux douceurs d’un beau feu votre cœur arraché
Sente à jamais l’horreur de s’en voir détaché ;
Que l’ennui que sans cesse elle y fera renaître,
Comble...
DÉIDAMIE.
Si tu le crois, tu m’as su mal connaître.
Quand le Ciel pour mon Frère aura rempli mes vœux,
La gloire d’être Reine est tout ce que je veux.
Par l’ordre de ma Mère, en mourant, abusée,
En faveur de ton Fils je l’aurais méprisée,
L’honneur d’avoir porté le grand nom de son Roi,
L’avait déjà su rendre assez digne de moi,
Cru ce qu’il n’était pas, il méritait de l’être,
Il en a les vertus, mais il est Fils d’un Traître.
Par ce titre odieux sa gloire le détruit,
Et telle est à mes yeux la honte qui le suit,
Qu’épouser un Tyran, m’unir à sa Famille,
Me plaît mieux que l’affront de devenir ta Fille.
Après ce franc aveu, délibère et résous.
ANDROCLIDE.
Chacun a ses revers, il en sera pour vous,
Et peut-être à mon tour je saurai vous contraindre...
DÉIDAMIE.
Malgré l’amour du Roi cherche à me faire craindre.
Si cet espoir te plaît, sans m’en inquiéter
Je te laisse Antigone avec qui t’en flatter,
Scène V
ANTIGONE, ANDROCLIDE
ANTIGONE.
De quel honteux revers vois-je la Paix suivie ?
On arrête Pyrrhus, on menace sa vie,
Et quand de cet orage on préparait l’éclat,
On me faisait servir à ce noir attentat.
Sur l’offre de ma main qui suit le Diadème,
On l’a fait consentir à se livrer soi-même,
Et je pourrai souffrir qu’il me soit imputé
D’avoir eu quelque part à cette lâcheté ?
D’avoir d’un faux accord soutenu l’artifice ?
ANDROCLIDE.
Madame, on ne peut trop blâmer cette injustice,
Les plus augustes droits par là sont renversés,
Mais...
ANTIGONE.
Vous êtes content, et ce doit être assez.
Quand le crime vous sert, il est beau qu’on l’excuse.
ANDROCLIDE.
Quoi, de ce qui s’est fait c’est moi que l’on accuse ?
ANTIGONE.
Ne dissimulez point, j’ai trop, j’ai trop su voir
Ce que l’ambition a sur vous de pouvoir.
Pour le sang de Pyrrhus la Couronne est certaine ;
Et comme par sa mort Déidamie est Reine,
Et qu’elle ne hait pas les soins de votre Fils,
L’espoir de le voir Roi vous a semblé permis ?
Non que pour se placer au Trône de mon Père
Ma perte auparavant ne leur soit nécessaire,
Qu’il ne faille à son sang ajouter tout le mien ;
Mais les plus noirs forfaits pour régner ne sont rien.
Un Sceptre est toujours beau, quelque prix qu’il nous coûte.
ANDROCLIDE.
Ah, si vous m’enviez le repos que je goûte,
Que vous connaissez peu, dans mes tristes ennuis,
Le déplorable état où mes jours sont réduits !
ANTIGONE.
Ces ennuis cachent mal ce qu’en vain on veut taire.
Jamais Sœur à la mort n’osa livrer son Frère,
Et quand Déidamie abandonne le sien,
L’Amour doit tout pouvoir où le sang ne peut rien.
Elle aime votre Fils, et croit...
ANDROCLIDE.
Et bien, Madame,
Il vous faut là-dessus ouvrir toute mon âme,
Et laisser voir enfin si j’ai part aux refus
Dont l’audace à la mort semble livrer Pyrrhus.
Du motif qui la pousse à tant d’ingratitude
Vous avez le soupçon, j’en ai la certitude.
Oui, ce feu dans son cœur n’est que trop allumé,
Elle adore mon Fils, mon Fils en est charmé.
L’ardeur de s’assurer les droits de la Couronne
Lui cache l’infamie où l’amour l’abandonne,
Et l’Accord que ses soins ont eu l’art d’arrêter,
Préparait les malheurs qui viennent d’éclater,
Si la mort de Pyrrhus flatte son arrogance,
Ses jours chez Glaucias étaient en assurance,
En ces lieux, pour l’y perdre, il fallait l’attirer,
Et c’est ce que la paix lui laissait espérer.
J’avais prévu ce mal, et si j’ose le dire,
Dans le cœur de mon Fils ma crainte avait su lire.
Et tâché, mais en vain, d’étouffer un amour
Qui lui pouvait coûter, et sa gloire, et le jour.
Hors d’espoir de m’en faire appuyer l’injustice,
Il a gagné Gélon, il l’a fait son Complice ;
Quelque division qui nous laisse ennemis,
Vous voyez qu’il s’attache à ce coupable Fils,
Par lui seul de Pyrrhus la perte est résolue.
ANTIGONE.
Quoi, Gélon...
ANDROCLIDE.
Oui, le Roi par lui seul l’a conclue.
Quand tout saisi d’horreur à ce funeste arrêt,
J’ai du Prince à ses yeux embrassé l’intérêt,
Qu’avec tant de chaleur parlant pour sa défense,
De cette mort au Roi j’ai fait voir l’importance,
Gélon, qu’un même zèle avait droit d’étonner,
Sans rien dire pour lui l’a laissé condamner.
ANTIGONE.
Ah, quoique de ce Fils le crime vous accable,
Vers nous ainsi que lui vous en êtes coupable.
C’est peu d’avoir blâmé ce qu’il mettait au jour,
Il fallait, il fallait empêcher son amour,
Repousser une ardeur...
ANDROCLIDE.
Hélas ! qu’ai-je pu faire
Que n’ait pour l’étouffer employé ma colère ?
Vous avouerai-je plus ? Après tout ce courroux
J’osai porter son cœur à soupirer pour vous.
Pour l’arracher aux lois d’un trop injuste Empire,
D’un succès glorieux je flattai son martyre,
Il vous rendit des soins, il vous offrit des vœux,
Cent fois ses feints transports me l’ont fait croire heureux,
Cent fois il m’a juré qu’aimé de sa Princesse,
De la Sœur de Pyrrhus il plaignait la faiblesse,
Qu’elle n’avait sur lui qu’un pouvoir usurpé.
Cependant je vois trop que l’Ingrat m’a trompé,
Que pour Déidamie il est de tout capable.
Jugez par là, jugez d’un Père déplorable
Il faut sauver Pyrrhus, et c’est ce qu’on ne peut.
Sans exposer un sang pour qui le mien s’émeut.
De l’amour de mon Fils la moindre connaissance
Sur lui du Roi soudain détourne la vengeance.
D’ailleurs, Déidamie oubliant son devoir,
Mon Fils, ce lâche Fils peut ne le plus savoir.
Si l’une ose trahir le destin de son Frère,
L’autre contre son Maître est en droit de tout faire.
Dans ces extrémités interdit et confus,
Je sais que tous vos soins se doivent à Pyrrhus ;
Mais à mes tristes vœux en secret favorable,
Sauvez-le, s’il se peut, sans perdre un Fils coupable.
Que par moi la Nature ait assez de pouvoir
Pour vous faire...
ANTIGONE.
Il suffit, je connais mon devoir.
ACTE III
Scène première
ANTIGONE, PYRRHUS, se croyant Hippias
ANTIGONE.
Ce changement n’a rien qui vous doive déplaire,
Pyrrhus à vos desseins se fût rendu contraire
C’est vous avoir servi que l’avoir arrêté.
PYRRHUS.
Madame, pardonnez à ma stupidité.
L’outrage qu’on lui fait me tient l’âme gênée,
Tout mon Rival qu’il est je plains sa destinée,
Son malheur m’épouvante, et quoiqu’il me soit doux
Que ce revers l’arrache à l’espoir d’être à vous,
Quand je vois un grand Prince avec tant d’injustice
Trouver aux pieds du Trône un fatal précipice,
Tout mon cœur se révolte, et mon esprit confus...
ANTIGONE.
Je crois que vous plaignez le destin de Pyrrhus,
Mais c’est pour adoucir assez ce qui vous gêne
Que voir Déidamie en état d’être Reine ;
Pour peu que vos désirs se daignent expliquer
Le Sceptre qui l’attend ne vous peut plus manquer.
Pour monter sur le Trône en vain le Roi la presse,
L’amour qu’elle a pour vous l’en veut rendre maîtresse,
Assurer à sa main le droit d’en disposer.
Elle a trop de vertu pour n’en pas bien user,
Et ce qu’elle vous doit pour ce zèle sincère
Qui lui vaut la douceur de voir périr un Frère,
Joint à ce premier feu des sentiments trop doux
Pour souffrir que jamais elle règne sans vous.
PYRRHUS.
Quoi, pour un attentat si rempli d’infamie
Je suis d’intelligence avec Déidamie,
Et vous la soupçonnez d’assez de lâcheté...
ANTIGONE.
J’ai tort de condamner son illustre fierté.
Laisser périr Pyrrhus plutôt que de se rendre,
C’est remplir tout l’orgueil qu’on en devait attendre.
Le sang d’un Frère est peu pour ne le pas donner.
PYRRHUS.
Son refus à ce prix ne peut trop m’étonner,
Et l’espoir dont le charme à tant d’orgueil l’anime
Est un secret pour nous où la raison s’abîme ;
Mais...
ANTIGONE.
Non, non, Hippias, des effets trop certains
Vous mettent hors d’état de cacher vos desseins.
Où l’éclat qu’ils font parle, en vain on se veut taire,
Et comme enfin la cause en peut être moins claire,
Si quelque espoir vous reste encor de m’abuser,
C’est elle seulement qu’il vous faut déguiser.
Dites-moi qu’en pressant cette Sœur trop injuste
D’oser honteusement trahir un sang auguste,
Si votre effort au sien s’y fait paraître égal,
C’est moins pour l’acquérir que pour perdre un Rival ;
Que le pressant ennui de me voir sa conquête
Vous a fait de Pyrrhus sacrifier la tête ;
Qu’infidèle Sujet pour être heureux Amant...
PYRRHUS.
D’un soupçon si honteux où va l’aveuglement ?
Ce que mes soins de vous ont mérité d’estime
Vous soumet-il un cœur où puisse entrer le crime,
Et vous osez aimer, est-ce un orgueil si bas
Qu’il reste compatible avec les attentats ?
Madame, à cet orgueil rendez plus de justice.
Voir son Rival heureux est le dernier supplice,
Mais enfin un grand cœur, dans ces extrémités,
Sait faire agir sa main, et non des lâchetés.
ANTIGONE.
Vous auriez quelque lieu de faire agir la vôtre
À voir Déidamie entre les bras d’un autre ;
Mais qui pour vous d’un Frère ose livrer le sang
Vous laisse assez d’espoir de partager son rang.
PYRRHUS.
Quoi, Madame...
ANTIGONE.
Soyez ingrat, lâche, perfide,
En corrompant Gélon abusez Androclide ;
Je n’ai point d’intérêt à découvrir au Roi
Tout ce qu’ose aujourd’hui votre manque de foi.
Je le dédaigne même assez pour n’en rien croire,
Mais en le dédaignant j’aurai soin de ma gloire,
Et pour la soutenir, malgré tout votre effort,
J’arracherai Pyrrhus aux rigueurs de son sort.
Attiré sur l’espoir où ma main le convie,
L’honneur veut que ma foi réponde de sa vie,
Il s’en fait le garant, et si pour le sauver
Le secret de sa Sœur ne se peut réserver,
Si ce noble intérêt me défend de plus taire
Qu’auprès d’elle un Amant l’emporte sur un Frère,
Quelque péril pour vous que j’en puisse prévoir,
Étant ce que je sui, je ferai mon devoir.
PYRRHUS.
Si vous mettez par là ses jours en assurance
Je crains peu le péril de cette confidence.
Parlez, montrez au Roi ce Rival orgueilleux
Qu’opposent vos soupçons au succès de vos vœux,
Accusez-moi d’aimer ; loin de m’en oser plaindre...
ANTIGONE.
Vos desseins sont trop beaux pour en vouloir rien craindre.
Bravez ce que contre eux je puis faire éclater,
Le Roi vient, et peut-être il voudra m’écouter.
Scène II
NÉOPTOLÉMUS, PYRRHUS, se croyant Hippias, ANTIGONE, GÉLON
ANTIGONE.
Seigneur, si le respect que je dois à mon Père
Me permet de combattre un arrêt trop sévère,
Souffrez que pour Pyrrhus, dans des maux si pressants,
J’appelle à vos bontés des ennuis que je sens ;
Non que votre courroux n’ait une juste cause,
Mais enfin au Traité vous devez quelque chose,
Et ce noble triomphe où vous porte ma foi,
Ne serait pas peut-être indigne d’un grand Roi.
NÉOPTOLÉMUS.
Si je livre Pyrrhus aux traits de ma vengeance,
J’ai mes raisons, ma Fille, et j’en vois l’importance,
Et mettre en sa faveur ces sentiments au jour
C’est peut-être en vouloir trop tôt croire l’amour.
ANTIGONE.
L’amour n’a rien pour lui que je ne pusse croire
Sans blesser ma vertu, sans hasarder ma gloire.
Sur vos ordres, Seigneur, il a pu m’éblouir.
Et si j’aime Pyrrhus je ne fais qu’obéir ;
Mais ce n’est pas ce soin dont l’intérêt me presse,
De ces impressions je dois être maîtresse,
Et quand mon cœur pour lui cherche à vous émouvoir,
Je ne demande rien qui flatte son espoir.
Je sais trop qu’un monarque incessamment s’applique
À suivre en tout l’exacte et saine Politique,
Et qu’aux lois de l’Accord vous voudriez céder
Si le bien de l’État pouvait vous l’accorder ;
Mais en les violant ne souffrez pas qu’on die
Que l’offre de ma main fut une perfidie,
Et que vous ayant fait le Maître de son sort
C’est moi, c’est cet appas qui le livre à la mort.
Du Fils d’Æacidès rejetez l’alliance,
Mais que chez Glaucias il vive en assurance,
Et qu’au moins ce revers qui presse mon secours
À son premier destin rende les tristes jours.
NÉOPTOLÉMUS.
En vain à l’épargner vous croyez me contraindre.
Je respecte l’Accord, je rougis de l’enfreindre,
Mais je ne puis souffrir qu’avec impunité
Pyrrhus ose abuser de ma facilité.
Je lui donne ma Fille, et quand je puis prétendre
Qu’il fléchisse sa Sœur, qu’il la force à se rendre,
Son orgueil dédaignant tout ce qu’il tient de moi,
À l’affront d’un refus abandonne ma foi.
Non, non, point de milieu, point d’autre choix à faire ;
Ou la main de la Sœur, ou la tête du Frère,
J’attends ce qu’on résout.
ANTIGONE.
Oserais-je à mon tour
Vous conjurer, Seigneur, d’en moins croire l’amour ?
Si souvent de nos cœurs malgré nous il dispose,
Cent fois l’aversion a fait la même chose.
Un principe secret d’aimer ou de haïr...
NÉOPTOLÉMUS.
Qui ne sait point aimer doit savoir obéir,
Et si pour moi Pyrrhus faisait ce qu’il doit faire...
ANTIGONE.
N’étant pas encor Roi, que peut-il comme Frère ?
NÉOPTOLÉMUS.
Tout, s’il s’intéressait à soutenir ma foi ;
Au Trône, hors du Trône il est toujours son Roi.
ANTIGONE.
Mais par où présumer qu’il trompe votre attente ?
Qu’au lieu de l’adoucir...
NÉOPTOLÉMUS.
Elle-même s’en vante,
Et lui fait fièrement trouver un sort plus doux
À me donner son sang, qu’à me voir son Époux.
ANTIGONE.
Cette fierté, Seigneur, à s’expliquer trop prompte
D’une autre passion nous peut cacher la honte,
Et son cœur au refus a droit de s’obstiner
Si vous lui demandez ce qu’il ne peut donner.
C’est peut-être par là qu’à vos desseins contraire
En faveur d’un Amant elle abandonne un Frère,
Qu’un invincible orgueil à votre espoir fatal...
NÉOPTOLÉMUS.
Ah, pour sauver Pyrrhus nommez-moi ce Rival.
Ce secret déclaré, ma peine est terminée,
J’exécute l’Accord, j’achève l’hyménée,
Parlez ; vous laissez voir un visage interdit ?
Pour ne pas achever vous en avez trop dit.
PYRRHUS.
D’un crime qui jamais ne trouverait d’excuse,
C’est moi, Seigneur, c’est moi que la Princesse accuse ;
Mais j’aurai peu de peine à prouver à mon Roi
Qu’un injuste soupçon lui fait noircir ma foi
Sur une aveugle erreur dans son âme affermie...
NÉOPTOLÉMUS.
Quoi, Gélon, Hippias aime Déidamie !
GÉLON.
Après ce zèle ardent qu’il fait voir pour son Roi,
Seigneur, sur un soupçon vous doutez de sa foi !
ANTIGONE.
Confident de son feu, de ses desseins complice,
En prenant son parti, Gélon lui fait justice.
Ennemi d’Androclide, il trouve un doux appas
À faire vanité de servir Hippias,
Comme il sait son secret il vous en peut instruire.
GÉLON.
Moi, Madame ?
ANTIGONE.
À regret je me force à vous nuire,
Mais ce que ma vertu pourrait me reprocher
Ne souffre point qu’au Roi je puisse rien cacher.
Seigneur, Déidamie enfin vous est connue,
Du plus ardent amour son âme est prévenue,
Le vôtre a contre lui cet obstacle à lever,
Je n’ai plus rien à dire, et vous laisse achever.
Scène III
NÉOPTOLÉMUS, PYRRHUS, se croyant Hippias, GÉLON
NÉOPTOLÉMUS.
Qu’on la fasse venir. Ô Ciel, est-il possible
Qu’Hippias à mes vœux l’ait rendue insensible,
Que l’ingrat n’écoutant ni devoir ni respect...
GÉLON.
Pour m’ôter tout crédit on m’a rendu suspect ;
Mais encore une fois, Seigneur, j’ose vous dire
Que si Déidamie a sur lui quelque empire,
Loin que jusqu’à l’amour un espoir odieux
L’enhardisse...
NÉOPTOLÉMUS.
Ah Gélon, enfin j’ouvre les yeux.
Pour dérober son Frère au malheur qui l’entraîne
Elle n’a qu’à souffrir que je la fasse Reine,
Et loin qu’un Trône offert pour elle ait quelque appas,
Pyrrhus prêt à périr ne l’intimide pas.
Il faut, il faut qu’elle aime, et j’en vois l’assurance.
Le bonheur d’un Rival détruit mon espérance,
J’attaque en vain un cœur pour lui seul adouci.
À Pyrrhus.
Ingrat, que t’ai-je fait pour me traiter ainsi ?
PYRRHUS.
Déjà ce dur reproche aurait su me confondre
Si mon sang de ma foi n’était prêt à répondre.
Vous croyez qu’elle m’aime, et pour le découvrir
Faites verser ce sang que j’aime à vous offrir.
Vous la verrez, Seigneur, pleine d’indifférence
Laisser tomber sur moi toute votre vengeance,
Pour le Fils d’Androclide être sans intérêt,
Voir ma mort...
NÉOPTOLÉMUS.
Tu peux seul en empêcher l’arrêt,
Et si par toi sa main n’est le prix de ma flamme...
PYRRHUS.
Que ne puis-je, Seigneur, toucher pour vous son âme !
Sachez-le de mon Père, et s’il peut pour un Fils...
NÉOPTOLÉMUS.
Qu’il parle, le voici, tout lui sera permis.
Scène IV
NÉOPTOLÉMUS, PYRRHUS, se croyant Hippias, ANDROCLIDE, GÉLON
NÉOPTOLÉMUS.
Et bien, Déidamie est toujours inflexible ?
ANDROCLIDE.
Seigneur c’est un orgueil qui parait invincible,
Deux fois pour l’adoucir j’ai voulu la revoir,
Et deux fois tout mon zèle a manqué de pouvoir.
NÉOPTOLÉMUS.
C’est assez Androclide, étant ce que vous êtes
Peu voudraient faire plus pour moi que vous ne faites.
ANDROCLIDE.
Quoi, vous me soupçonnez ?
PYRRHUS, à Androclide.
Ah, Seigneur, aidez-moi
À détruire une erreur qui peut trop sur le Roi.
Lorsque Déidamie à ses projets s’oppose,
Par un secret empire on veut que j’en sois cause,
Et que nos cœurs unis l’empêchent d’accepter
Ce Trône où son amour la presse de monter.
Assurez-le qu’à tort on m’impute une flamme
Dont le soin, dont l’ardeur ne peut rien sur mon âme,
Que je lui suis fidèle, et s’il faut faire plus,
Je n’ai point de secrets qui ne vous soient connus.
Parlez, de trop d’orgueil faites-moi voir coupable
Plutôt que...
NÉOPTOLÉMUS, à Pyrrhus.
Son silence est assez excusable,
Et qui craint de trop dire ou trop dissimuler,
Peut montrer quelque trouble avant que de parler.
ANDROCLIDE.
D’un secret trop caché si le mien est l’indice,
Avecque mon silence il est temps qu’il finisse,
Et qu’on sache qu’en moi, quelque soit son pouvoir,
La Nature est muette où parle mon devoir.
Je l’ai déjà fait taire auprès de la Princesse,
Et sans rien découvrir du malheur qui me presse
Je voudrais que ses soins eussent pu détourner
L’impitoyable arrêt qu’on vous a vu donner ;
Mais puisque de mon sort tel est le dur caprice
Qu’il faut trahir mon Fils, ou que Pyrrhus périsse,
Tout mon cœur déchiré par cette affreuse loi
Est peu pour mettre obstacle à ce que je vous dois.
Oui, Seigneur, pour ce Fils quoique je doive craindre,
J’avouerai que lui seul rend votre amour à plaindre,
Que pour lui contre vous l’orgueil s’est confirmé,
Et qu’on vous aimerait s’il n’était point aimé.
PYRRHUS.
Que dites-vous, Seigneur ? Moi...
ANDROCLIDE.
Je n’ai rien à taire
Puisque l’on m’accuse...
PYRRHUS.
Ô Dieux ! est-ce mon Père !
Est-ce lui que j’entends...
ANDROCLIDE.
Non, ingrat, et mon cœur
Ne connaît point de Fils en qui m’ôte l’honneur.
Voilà, voilà l’effet de cette aveugle flamme
Dont les charmes secrets ont trop flatté ton âme.
Combien, lâcher, combien t’ai-je fait pressentir
Ce qu’un crime pareil traîne de repentir ?
Combien ai-je voulu t’apprendre à te connaître,
À respecter l’amour et le choix de ton Maître,
Sans que mon triste cœur de ta gloire jaloux
Ait pu forcer le tien à vaincre son courroux ?
J’ai bien plus fait, Seigneur, je l’ai laissé prétendre
À l’honneur éclatant de se voir votre Gendre,
Et craint de votre haine un revers moins fatal
À l’orgueil d’un Sujet qu’à l’espoir d’un Rival ;
Mais ni l’appas flatteur d’un sort si plein de gloire,
Ni la menace...
NÉOPTOLÉMUS.
Hélas ! que n’a-t-il pu te croire ?
Mon bonheur eût bientôt cessé d’être incertain
Si ma Fille n’eût eu qu’à lui donner la main.
Mais l’ingrat aime ailleurs, et du cœur où j’aspire...
PYRRHUS.
Androclide, Seigneur, a pouvoir de tout dire,
Et quoique son aveu vous force à m’imputer,
C’est mon Père qui parle, et je dois l’écouter.
Mais le Ciel m’est témoin que de quoiqu’on m’accuse,
Ma témérité seule aurait besoin d’excuse,
Si prêt de voir Pyrrhus à votre sang uni
Par cet affreux revers j’en étais moins puni.
La Princesse Antigone à ses désirs acquise
Est l’adorable objet dont mon âme est éprise ;
L’Amour pour elle seule a mon cœur enflammé,
Point de mérite ailleurs qui m’ait jamais charmé,
Qui m’ait jamais contraint à plus que de l’estime,
Faites le châtiment, je vous ai dit e crime.
NÉOPTOLÉMUS.
Par ces déguisements achève de hâter
L’éclat de la vengeance où tu m’oses porter.
Dieux, quand le sang du Fils la pouvait satisfaire,
Pourquoi m’engagiez-vous à devoir tant au Père ?
Pourquoi...
ANDROCLIDE.
Non, non, Seigneur, c’est douter de ma foi.
Meure cent fois ce Fils s’il peut nuire à mon Roi.
Que moi-même...
GÉLON.
Seigneur, oublieriez-vous ce zèle ?
NÉOPTOLÉMUS.
Ô Roi, vraiment heureux d’un Sujet si fidèle !
Trop malheureux pourtant de connaître aujourd’hui
Qu’il soit Père d’un Fils si peu digne de lui !
PYRRHUS.
Avant que contre moi l’erreur soit affermie,
De grâce, oyez, Seigneur, parler Déidamie,
Et si par son aveu mon crime est confirmé...
NÉOPTOLÉMUS.
Qu’en pourrais-je obtenir contre un Amant aimé ?
Voudrait-elle trahir un secret qu’il déguise ?
ANDROCLIDE.
Du moins elle aura peine à cacher sa surprise,
Et c’est par là d’abord que vous pourrez juger
D’un amour dont son cœur tremble à se dégager.
Non qu’avant qu’elle avoue un feu si téméraire
Il soit rien qu’à me nuire épargne sa colère
Pour voir ma foi suspecte, et mon zèle noirci,
Tout ce qui peut tomber... mais, Seigneur, la voici.
Scène V
NÉOPTOLÉMUS, PYRRHUS, se croyant Hippias, DÉIDAMIE, ANDROCLIDE, GÉLON
NÉOPTOLÉMUS.
Madame, enfin j’ai su par quelle injuste audace
De mon courroux tantôt vous braviez la menace.
Le sang qu’à ma vengeance ont livré vos mépris,
Pour montrer moins d’orgueil était d’un faible prix.
Il montre Pyrrhus.
Voici, voici pour qui votre âme plus sensible
Pourra craindre à son tour de me voir inflexible,
Vous le perdrez sans doute avec plus de regret.
DÉIDAMIE.
Je ne demande point d’où l’on sait son secret.
Androclide a tout dit ?
ANDROCLIDE.
Oui, j’ai parlé, Madame.
Dites que ses malheurs ne touchent point votre âme,
Que rien à son destin ne vous peut attacher.
DÉIDAMIE.
En vain puisqu’on le sait je voudrais le cacher.
À Néoptolémus.
Mais, Seigneur, si pour lui ma constance timide...
PYRRHUS.
Que dites-vous, Madame ? Ô Ciel !
NÉOPTOLÉMUS, à Pyrrhus.
Et bien, perfide !
DÉIDAMIE.
Cessez en l’outrageant de me percer le cœur.
Mes disgrâces déjà n’ont que trop de rigueur,
Ne les redoublez point, et si mes tristes larmes
Après un long orgueil ont pour vous quelques charmes,
Voyez-moi toute en pleurs, quand vous vous emportez,
Pour ce malheureux Prince implorer vos bontés.
N’abusez point du sort qui me tient asservie
À vous promettre tout pour lui sauver la vie,
Et plutôt qu’employer un si lâche moyen,
S’il faut donner mon sang, prenez-le pour le sien.
Versez...
PYRRHUS.
Quel intérêt vous porte à lui déplaire ?
Suis-je digne...
DÉIDAMIE.
Pour vous, hélas, puis-je moins faire ?
NÉOPTOLÉMUS.
Non, mais pour arracher ce discours odieux
Je n’écoute plus rien qu’en présence des Dieux.
Là, s’il faut que mes vœux cessent d’être frivoles,
J’en croirai votre main, et non pas vos paroles.
Allez, Gélon, Allez. Qu’on mette en liberté
Ce Prince injustement par mon ordre arrêté.
Cependant contre un feu que je ne puis éteindre
Quand mon espoir confus n’a que ce lâche à craindre,
Montrant Pyrrhus.
Si l’arrêt de sa mort vous semble un sort plus doux,
Je lui donne le temps d’en résoudre avec vous.
Qu’on les laisse ici seuls. Vous, suivez Androclide.
Scène VI
PYRRHUS, se croyant Hippias, DÉIDAMIE
PYRRHUS.
C’est donc votre amour seul qui de mon sort décide,
Madame ? mais ô Dieux ! qui l’aurait présumé
Que de vous en secret Hippias fût aimer ?
Que pour lui votre cœur...
DÉIDAMIE.
Gardez de vous en plaindre,
Son mérite lui seul aurait dû m’y contraindre,
Quand ce cœur qu’un Tyran me force de trahir,
Aux ordres de ma Mère aurait craint d’obéir.
Par elle je l’aimai même sans le connaître,
Mais enfin de mon feu mon devoir est le Maître,
Et quand vos jours par moi se peuvent conserver,
Je consens à me perdre afin de vous sauver.
PYRRHUS.
Quoi, vous épouseriez...
DÉIDAMIE.
Telle est ma destinée.
J’en vivrai sans repos, toujours infortunée,
Mais à vos intérêts je dois tout immoler.
PYRRHUS.
Ma raison se confond à vous ouïr parler,
Vous qui loin que jamais vous m’ayez fait entendre...
DÉIDAMIE.
La Reine expressément me l’avait su défendre,
De peur que trop d’ardeur échauffant vos esprits
Ne trahit le secret que je vous eusse appris.
PYRRHUS.
L’ayant tu jusqu’ici, quelle injuste espérance
Vous en fait aujourd’hui donner la connaissance ?
DÉIDAMIE.
Plaignez-vous d’Androclide, il a tout découvert.
PYRRHUS.
Mais c’est votre aveu seul qui me nuit, et vous perd.
DÉIDAMIE.
Du billet de la Reine étant dépositaire,
Il prouve malgré moi que vous êtes mon Frère,
Est-il en mon pouvoir de démentir sa main ?
PYRRHUS.
Moi, votre Frère, moi !
DÉIDAMIE.
C’est s’étonner en vain.
PYRRHUS.
Moi, Pyrrhus ?
DÉIDAMIE.
Doutez-vous du rapport d’Androclide ?
PYRRHUS.
Je ne suis pas son Fils ?
DÉIDAMIE.
Vous, le Fils d’un perfide ?
Non, non, mon Frère.
PYRRHUS.
Hélas ! sortez d’aveuglement.
Androclide me fait passer pour votre Amant ;
Comme Rival du Roi j’éprouve sa colère.
DÉIDAMIE.
Il vous fait mon Amant ! Ah, c’est trop vous le taire.
Ce Pyrrhus qu’à périr exposaient mes refus
Est le Fils d’Androclide, et vous êtes Pyrrhus,
Nous nous entendions mal.
PYRRHUS.
Androclide est son Père ?
DÉIDAMIE.
L’aurais-je abandonné s’il eût été mon Frère ?
Un échange secret abusant Glaucias
Le fait croire Pyrrhus, vous fait croire Hippias.
C’est là, pour vous remettre où le Ciel vous fit naître,
Ce qu’Androclide au Roi devait faire connaître,
Et par où j’assurais qu’en vain dans ce grand jour
Le bonheur de Pyrrhus alarmait votre amour ;
Mais le Traître à son Fils assurant la Couronne
Le maintient dans le rang que votre nom lui donne,
Et quand il craint pour lui, son lâche emportement
Ose feindre qu’en vous j’ai fait choix d’un Amant.
Allons, mon Frère, allons malgré son imposture
Renverser ses desseins, confondre la Nature,
Vous placer sur le Trône...
PYRRHUS.
Ah, pour vous en flatter
Androclide, ma Sœur, est trop à redouter.
Ce feu que m’imputait son adroite colère
Ne me convainc que trop que je suis votre Frère ;
Mais quoiqu’ait pu le Sort afin de m’épargner,
C’est à moi de mourir, à son Fils de régner.
DÉIDAMIE.
Quoi, ma main...
PYRRHUS.
Votre main par le Roi poursuivie
Malgré cet imposteur me peut sauver la vie,
Mais justifiera-t-elle, après ce qu’il soutient,
Qu’il fait prendre à son Fils un nom qui m’appartient ?
Non, non, il n’est plus temps de l’en vouloir dédire.
DÉIDAMIE.
Quoi, contre vous moi-même il faut que je conspire,
Que de moi, d’une Sœur vous paraissiez aimé ?
PYRRHUS.
Androclide l’a dit, vous l’avez confirmé.
DÉIDAMIE.
Je parlais d’un secret qui vous faisait connaître.
PYRRHUS.
Il parlait de l’Amour que vous m’aviez fait naître.
Et l’on croirait toujours qu’un pareil changement
Sous le faux nom du Frère épargnerait l’Amant.
D’un amour plus aveugle il porterait la tache.
Qu’à braver nos Tyrans tout votre soin s’attache,
Et sans me découvrir ni donner votre foi,
Embarrassez ensemble Androclide et le Roi.
DÉIDAMIE.
À ne la donner pas votre perte est certaine.
PYRRHUS.
Vous, épouser pour moi l’objet de votre haine !
Ah plutôt...
DÉIDAMIE.
S’il faut voir votre Couronne ailleurs,
Du moins vos jours sauvés flatteront mes malheurs.
Pour suivre mon devoir il n’est rien qui m’étonne.
PYRRHUS.
Vivez pour Hippias, c’est moi qui vous l’ordonne ;
On me croit votre Amour, j’en dois garder le nom.
DÉIDAMIE.
Laisser à la Princesse un si cruel soupçon !
PYRRHUS.
Le temps pour l’éclaircir n’aura que trop de force.
DÉIDAMIE.
Mon cœur ne goûte point cette amoureuse amorce,
Et loin...
PYRRHUS.
C’est trop, ma Sœur, je vais trouver le Roi.
DÉIDAMIE.
Mais que lui direz-vous enfin ?
PYRRHUS.
Ce que je dois.
ACTE IV
Scène première
DÉIDAMIE, HIPPIAS, se croyant Pyrrhus
HIPPIAS.
Ne cherchez point, ma Sœur, d’où mon chagrin peut naître.
Ma raison se confond à le vouloir connaître.
Et vos soupçons en vain le font être un effet
Du vif ressentiment de l’affront qu’on m’a fait.
Je le regarde encor avec des yeux d’envie,
On m’ôtait la Couronne, on menaçait ma vie ;
Mais dans tout ce péril d’un revers éclatant,
Étais-je malheureux puisque j’étais content ?
Non, non, les tristes biens que le sort me redonne
Ne valent point celui qu’il faut que j’abandonne,
Et la mort que l’on m’ôte en était un plus grand
Que cette liberté que mon malheur me rend.
DÉIDAMIE.
Quel que fût ce péril où vous trouviez des charmes,
Si j’ai paru pour vous en prendre peu d’alarmes,
J’avais quelques raisons d’appuyer un refus...
HIPPIAS.
Et ce sont ces raisons qui ne m’en laissent plus.
Je vous l’ai déjà dit, mais pour flatter ma peine
Souffrez que de nouveau ma douleur vous l’apprenne,
Et que ce triste cœur qu’abuse un faux appas
Tâche à vous expliquer ce qu’il ne comprend pas.
Quand mes soins ont du Roi favorisé la flamme,
Combattu, déchiré, j’en ai frémi dans l’âme,
Et jamais à mes vœux rien ne parut si doux
Que de voir vos refus m’attirer son courroux.
Pour lui ravir l’espoir ma prison m’était chère,
La mort même à ce prix n’aurait pu me déplaire,
Et cependant, hélas ! cette ombre de bonheur
N’a fait qu’accroître un mal qui m’arrache le cœur,
Que plonger ma raison dans un plus noir abîme.
DÉIDAMIE.
L’hymen où je m’apprête en expiera le crime,
Et quand je hais le Roi, l’accepter pour Époux...
HIPPIAS.
Ah, sans rien éclaircir que ne l’épousiez-vous !
Si toujours ma disgrâce en eût été mortelle,
Vous m’auriez épargné du moins la plus cruelle,
Et j’aurais eu la joie, en renonçant au jour,
De croire votre cœur insensible à l’amour.
Mais pour comble de maux on me force à connaître
Qu’Hippias de ce cœur a su se rendre Maître,
Que l’hymen dont l’horreur faisait trembler vos vœux,
Quand vous craignez pour lui, n’a rien pour vous d’affreux
Qu’à quelque excès d’ennuis...
DÉIDAMIE.
Vous avez lieu de croire
Que le sang a dû seul intéresser ma gloire,
Qu’avoir livré le vôtre à ce brûlant courroux...
HIPPIAS.
Non, ce n’est point par là que je me plains de vous.
Contre moi du Tyran rallumez la colère,
Pour vivre toute à vous laissez périr un Frère,
Abandonnez ce sang qu’il voulait s’immoler ;
Pour vous avec plaisir je le verrai couler.
Mais pour remettre un peu ma constance abattue
N’aimez point, s’il se peut ; c’est là ce qui me tue,
C’est de là que pour moi d’impétueux transports
Pour une seule mort font naître mille morts ;
Non que j’en croie assez l’emportement extrême
Pour oser souhaiter d’être aimé comme j’aime.
Peut-être que pour vous mes vœux trop empressés
Me rendent trop facile où vous l’êtes assez ;
Mais enfin je voudrais qu’aucun n’eût droit d’attendre
Ce que de votre cœur je renonce à prétendre,
Et que ce cœur jamais, quoiqu’il sut tout charmer,
N’aimât rien au-delà de ce qu’il peut m’aimer
Vous donnez votre main. Hélas ! quel coup de foudre
Quand je songe au motif qui vous y fait résoudre,
Et que je vois l’Amour...
DÉIDAMIE.
Ne vous contraignez pas.
Dites qu’il me séduit en faveur d’Hippias.
Comme Fils d’Androclide il mérite ma haine,
Mais je cède en l’aimant à l’ordre de la Reine,
Et vous-même sans doute, à n’y pas obéir,
Auriez blâmé l’orgueil qui me l’eût fait trahir.
HIPPIAS.
Ah, ma Sœur, s’il le faut, qu’il règne sur l’Épire,
Mais que de votre cœur il vous laisse l’Empire.
Ce droit seul réservé soulage mon ennui,
Pourvu qu’il soit à vous, tout le reste est à lui,
J’y consens, et mes vœux...
DÉIDAMIE.
N’en formez point, de grâce,
Un si faible bonheur ne vaut pas qu’on en fasse ;
Mais quoique vous craigniez de mon cœur enflammé,
Vous seriez moins heureux s’il était moins aimé.
Vous êtes Hippias.
HIPPIAS.
Androclide est mon Père ?
DÉIDAMIE.
Oui, vous êtes son Fils, et son Fils est mon Frère.
HIPPIAS.
Et vous croyez par là soulager mon tourment !
Non, il n’est que trop vrai, son Fils est votre Amant,
Lui-même il en fait gloire, et fier de sa disgrâce
Du Roi, comme Rival, il brave la menace ;
J’en viens d’être témoin, et c’est mon désespoir.
DÉIDAMIE.
D’une vertu sublime admirez le pouvoir.
Pour m’épargner l’horreur d’un hymen qui m’accable
Il cherche, comme Amant, à se montrer coupable,
Et consent à mourir plutôt que voir le Roi
M’arracher une main que vous gardait ma foi ;
Mais encore une fois, quoiqu’on vous ait pu taire,
Vous êtes Hippias, Hippias est mon Frère.
Du bizarre destin qui fait ce changement
Ne me demandez point d’autre éclaircissement.
De tout ce grand secret Androclide est le Maître,
Et quand sa trahison ose tout méconnaître,
Si vous pouvez douter du rapport d’une Sœur,
Croyez-en...
HIPPIAS.
Ah, Madame, il suffit de mon cœur.
C’est lui seul que j’écoute, et ce qu’il m’ose dire,
Pour ne l’en croire pas, a sur moi trop d’empire.
Je ne m’étonne plus des mouvements jaloux
Qu’aveugle en mes désirs j’osais prendre pour vous.
L’Amour que ma disgrâce engageait au murmure
Prenait pour s’expliquer la voix de la Nature,
Et le sang favorable à son aveuglement
Pressait le nom de Frère aux transports de l’Amant.
Mais las ! qu’un nom si doux console peu ma flamme,
S’il faut que du Tyran vous deveniez la Femme !
Vous, sa Femme ? Ah plutôt...
DÉIDAMIE.
Mais enfin, voulez-vous
Que j’abandonne un Frère à son lâche courroux ?
HIPPIAS.
Quelques transports en lui que ce courroux anime,
Il n’en veut qu’au Rival dont l’amour fait le crime,
Et coupable vers lui d’un si noble attentat,
C’est sur moi seulement qu’en doit tomber l’éclat.
Mon amour déclaré, Pyrrhus n’a rien à craindre.
DÉIDAMIE.
Pyrrhus est son Rival, du moins il l’a su feindre,
Et ce titre d’Amant qui vous paraît si doux
Est plus croyable en lui qu’il ne peut l’être en vous.
Tout ce que vous diriez pour n’être plus mon Frère
Ne ferait contre vous qu’irriter sa colère,
Et sans rompre l’hymen où j’ose m’apprêter...
HIPPIAS.
Non, non, je le romprai, laissez-moi l’irriter.
L’Amour qui cherche à vaincre un destin effroyable
Sait trop bien s’exprimer pour n’être pas croyable.
Si le mien par ma mort se doit justifier,
Est-ce une gloire, hélas ! qu’il faille m’envier ?
Quand d’abord le Tyran a menacé ma tête,
Sans rien craindre pour moi, vous voyiez la tempête,
Vous ne relâchiez rien de vos justes mépris.
DÉIDAMIE.
Je savais qu’Androclide agirait pour son Fils,
Qu’il saurait dérober vos jours à sa vengeance.
HIPPIAS.
N’avez-vous pas encor cette même assurance ?
Des intérêts d’un Fils sera-t-il moins jaloux ?
DÉIDAMIE.
Mais le Tyran alors ne menaçait que vous.
Le destin a rendu mon malheur invincible,
Pour les jours de Pyrrhus j’ai paru trop sensible,
Et quoique votre amour emploie à l’irriter,
C’est toujours par ma main qu’il les faut racheter.
Votre sang hasardé change-t-il ma disgrâce ?
HIPPIAS.
Madame, nous n’avons encor que la menace,
S’il s’apprête aux effets, pour rompre son dessein,
J’y consens, il le faut, donnez-lui votre main ;
Mais dans ce noble éclat où l’Amour me convie
Ne lui promettez rien s’il ne veut que ma vie.
Sûre au besoin toujours de pouvoir l’adoucir,
Continuez...
DÉIDAMIE.
Et bien, il faut tout éclaircir,
De l’hymen qu’il poursuit suspendre l’assurance,
Reprendre tout l’orgueil qui bravait sa vengeance,
Mais prête sur Pyrrhus à la voir éclater,
C’est mon Frère, et mon cœur n’a point à consulter.
Scène II
DÉIDAMIE, ANDROCLIDE, HIPPIAS
HIPPIAS, à Androclide.
Seigneur, à nos ennuis donnez quelque relâche ;
C’est trop tenir caché ce qu’il faut que l’on sache.
Faites, faites enfin paraître aux yeux de tous
Ce qu’un zèle...
ANDROCLIDE.
Seigneur, de quoi me parlez-vous ?
Est-il quelque secret...
HIPPIAS.
Il n’est plus temps de taire
Que je suis Hippias, que vous êtes mon Père.
ANDROCLIDE, à Déidamie.
Madame, quel destin me fait changer de Fils ?
Que fait-on croire au Prince, ou qu’avez-vous appris ?
L’ose-t-on abuser ? suis-je abusé moi-même ?
DÉIDAMIE.
Toujours d’un Imposteur l’impudence est extrême,
Pour couvrir tes forfaits, tu dois tout ignorer.
ANDROCLIDE.
Pour mon indigne Fils c’est trop vous déclarer
L’aveu de son amour m’attire votre haine,
J’ai trahi vos secrets, et c’en est là la peine.
Mais, Seigneur, son rapport doit peu vous alarmer,
À Hippias.
La feinte est pardonnable à qui sait bien aimer,
Pour sauver un Amant il n’est rien qu’on ne tente.
HIPPIAS.
Non, non, de vos projets je vois l’injuste attente,
Mais d’un frivole appas votre espoir se nourrit,
Pour ne douter de rien son rapport me suffit,
Hippias est Pyrrhus, vous n’êtes point son Père.
ANDROCLIDE.
Quoi, Seigneur, vous voulez qu’Hippias soit son Frère.
Lui qui par un orgueil qui n’eût jamais d’égal
De son Maître à vos yeux s’est déclaré Rival,
Lui qui du nom d’Amant fait sa plus haute gloire ?
HIPPIAS.
On sait par quel motif et ce qu’il faut en croire.
Ce Rival, dont l’aveu flatte en lui votre espoir,
C’est en moi seulement que le Roi le peut voir.
J’adore la Princesse, et...
ANDROCLIDE.
Dieux, qu’osez-vous dire ?
Vous Amant d’une Sœur qui vous vole un Empire !
Qui coupable déjà d’avoir livré vos jours...
HIPPIAS.
L’erreur où j’ai vécu vous offre un vain secours.
Après ce que le Ciel m’a daigné faire entendre
Je connais trop Pyrrhus pour m’y pouvoir méprendre.
Hippias est son Frère, et je suis votre Fils.
ANDROCLIDE.
Quel invincible charme aveugle vos esprits !
Vous ne voyez donc pas que l’amour qui la presse
Pour sauver Hippias a recours à l’adresse,
Qu’en l’avouant pour Frère, elle veut lâchement
Faire tomber sur vous le péril d’un Amant,
Vous perdre sous son nom, et par cet artifice...
HIPPIAS.
Je vois ce qu’il faut voir pour lui rendre justice,
Et si vous vous flattez de l’espoir d’un grand bien
À prendre une couronne où je ne prétends rien,
Que votre ambition cesse d’en rien attendre ;
Quand je l’accepterais, ce serait pour la rendre,
Et faire voir à tous qu’au point où je me vois,
Qui peut la dédaigner méritait d’être Roi.
ANDROCLIDE.
Si l’éclat n’en peut plaire à votre âme déçue
Vous la pourrez céder quand vous l’aurez reçue,
Et j’aimerai l’erreur à qui Pyrrhus soumis,
Sans qu’on m’impute rien, fera régner mon Fils.
Scène III
NÉOPTOLÉMUS, DÉIDAMIE, GÉLON, ANDROCLIDE, HIPPIAS, SUITE
ANDROCLIDE, à Néoptolémus.
D’Hippias pour vos vœux ne craignez plus l’obstacle,
Seigneur, l’Amour pour lui vient de faire un miracle,
Et par des nouveautés dont vous serez surpris,
Vous changez de Rival, et je change de Fils.
Déidamie a su qu’une indigne espérance,
M’a fait du vrai Pyrrhus dérober la naissance,
D’un échange secret j’ose appuyer l’abus,
Hippias est son Frère, et mon Fils est Pyrrhus,
Elle en a l’assurance, et je suis un perfide.
NÉOPTOLÉMUS.
Quoi, Madame, Hippias n’est point Fils d’Androclide,
Et quand vous craignez tout de mon ressentiment,
Il devient votre Frère, et n’est plus votre Amant !
DÉIDAMIE.
Sur l’aveu dont tantôt devant toi j’ai fait gloire,
Tu l’as cru mon Amant, et tu pouvais le croire ;
Mais du lâche Androclide en vain le faux rapport
D’un amour supposé m’a fait tomber d’accord.
Pour conserver son Fils, je croyais que le Traître,
Touché de son péril, t’avait tout fait connaître,
Et que du vrai Pyrrhus le secret déclaré
M’obligeait à l’aveu qu’on a de moi tiré.
Voilà par quelle erreur à moi-même contraire
J’avouais un Amant croyant parler d’un Frère,
Mais enfin c’est à toi d’en éclaircir l’abus,
Hippias est mon Frère, Hippias est Pyrrhus.
Pour transmettre à son sang la grandeur souveraine
Androclide supprime un billet de la Reine ;
Examine, et résous, je ne te dis plus rien.
ANDROCLIDE.
Seigneur, sur son rapport on peut douter du mien.
Attendant qu’à loisir le crime s’éclaircisse,
Je me rends prisonnier, vous vous ferez justice,
Et si quelque soupçon vous peut autoriser...
NÉOPTOLÉMUS.
Va, sa feinte n’a rien qui me puisse abuser
L’artifice n’en sert qu’à me rendre plus claire
La honte d’un amour qui me livrait son Frère,
Et cherche de nouveau par ce déguisement
À détourner sur lui le péril d’un Amant.
Ah, Gélon, qui l’eût cru ?
GÉLON.
Seigneur, le Ciel est juste.
Il veille sur les Rois, prend soin d’un sang auguste,
Et sans qu’il vous demeure aucun soupçon d’abus,
Si vous voulez qu’il règne, il montrera Pyrrhus.
NÉOPTOLÉMUS.
Il m’est assez connu ; mais quand on me dédaigne,
Ne sachant si je veux qu’il périsse ou qu’il règne,
Je sais bien seulement qu’un désespoir fatal
Ne me laisse songer qu’à punir mon Rival.
HIPPIAS.
Si sur un Rival seul doit tomber votre haine,
Vous le voyez en moi, résolvez de ma peine.
J’aime Déidamie, et mon cœur enflammé
Dérobe à vos désirs la douceur d’être aimé.
NÉOPTOLÉMUS.
Quoi, c’est peu qu’à mes vœux votre fierté contraire
Ait dédaigné pour moi d’user des droits de Frère ;
Si j’attaque un Rival je vous vois lâchement,
Pour braver ma vengeance, affecter d’être Amant ?
HIPPIAS.
Non, non, c’est un secret qu’il ne faut plus vous taire.
Hippias est Pyrrhus, je ne suis point son Frère,
Et quand j’aime en effet, c’est sans rien affecter
Qu’une si belle ardeur fait gloire d’éclater.
Jamais ni feu plus pur, ni passion plus tendre...
NÉOPTOLÉMUS.
Qu’aux feintes de sa Sœur Pyrrhus se puisse rendre,
Qu’il soit prêt à céder un Trône sur sa foi !
HIPPIAS.
L’Amour est mon Oracle, et c’est lui que j’en crois
L’heureux titre d’Amant qu’il permet à ma flamme,
Malgré ce que je perds, remplit toute mon âme.
Je cède une Couronne, et dois la dédaigner
Quand je vois qu’Hippias a droit seul de régner ;
Assez et trop longtemps mon sort lui fait injure.
NÉOPTOLÉMUS.
Il fallait avec lui concerter l’imposture,
Et de Pyrrhus peut-être on m’aurait fait douter,
S’il en eût pris le nom quand vous l’oser quitter.
Mais convaincu d’amour par la Princesse même,
Toujours Fils d’Androclide il confesse qu’il aime,
Et son feu l’attachant au destin d’Hippias,
Quand vous prenez son nom, ne vous le cède pas.
DÉIDAMIE.
Tu vois jusqu’où pour moi leur vertu les engage.
Pour contraindre mon cœur tu mets tout en usage,
Et tous deux aiment mieux, afin de m’épargner,
Être Amant pour mourir, que Frères pour régner.
Ta Tyrannie en eux trouve de faibles armes.
NÉOPTOLÉMUS.
L’Amour pour les Tyrans doit avoir peu de charmes,
Et puisqu’il le faut être, il est temps que mon cœur,
Pressé de se venger, chasse toute autre ardeur.
Sus donc, que votre choix règle ce qui m’anime ;
Ce Tyran fait par vous demande une victime.
Prononcez, et voyons par votre jugement,
Qui l’emporte sur vous, du Frère ou de l’Amant.
HIPPIAS.
Le choix que vous pressez sera facile à faire,
L’Amant sans balancer s’immole aux jours du Frère.
Comme à perdre un Rival vous avez intérêt,
Voici votre victime, ordonnez, je suis prêt.
C’est moi seul, c’est mon sang qu’elle offre à votre haine.
NÉOPTOLÉMUS.
Qu’on le tienne éloigné dans la chambre prochaine,
Il attendra mon ordre.
À Déidamie.
Et vous, enfin parlez.
Je ne m’oppose plus au feu dont vous brûlez,
À toute ma vengeance un des deux peut suffire,
Choisissez.
DÉIDAMIE.
Je t’ai déjà dit ce que j’avais à dire.
Un Frère a tous mes vœux s’il faut craindre sa mort,
Hippias est ce Frère, ordonne de son sort
Je ne puis empêcher qu’une indigne imposture
N’attribue à l’Amour ce que fait la Nature ;
Non que ce même Amant qu’il faut t’abandonner
Par son triste destin n’ait de quoi m’étonner,
Mais pour sauver ses jours, le Traître qui t’abuse
Montrant Androclide.
Lui prêtera l’appui que ma main lui refuse.
Crains pour l’un Androclide, et pour l’autre mon bras,
Et sans m’en consulter choisi qui tu voudras.
Adieu.
Scène IV
NÉOPTOLÉMUS, ANDROCLIDE, GÉLON
NÉOPTOLÉMUS.
Vit-on jamais une pareille audace ?
C’en est fait, dans mon cœur l’amour n’a plus de place,
L’ingrate en est indigne ; et sa dure fierté
Du mépris de mes vœux a trop fait vanité.
Plus d’ardeur, plus de pente à ce lâche hyménée
Qui devait à mon sort unir sa destinée.
Si mon amour s’en fit un bonheur souverain,
J’en voulais à son cœur en poursuivant sa main.
C’était pour le toucher qu’il aimait à s’accroître,
Et lorsque je connais qu’un autre en est le maître,
Que pour lui dans son âme un feu trop allumé
M’arrache tout espoir d’être jamais aimé ?
Quand de ma violence appréhendant la suite
À m’épouser enfin je la verrais réduite,
Sachant sur ses désirs ce que peut Hippias,
Les miens trop rebutés n’y consentiraient pas.
C’est peu qu’il l’ait forcée à trahir la Nature,
Sa lâcheté pour lui va jusqu’à l’imposture,
Lui seul a tout son cœur, lui seul a tous ses vœux.
Sans Androclide hélas ! Que je serais heureux !
ANDROCLIDE.
Moi j’empêche, Seigneur, que son orgueil ne change ?
NÉOPTOLÉMUS.
Tous malheurs sont légers pourvu que l’on se venge.
La mort de mon Rival punirait ses mépris,
Et prêt à l’ordonner, je vois qu’il est ton Fils.
ANDROCLIDE.
Souffrir que mon repos au vôtre se préfère ?
J’étais Sujet, Seigneur, avant que d’être Père,
Et quoique la Nature en frémisse d’effroi,
Je ne balance point sur ce que je vous dois.
Puisqu’un Rival lui seul cause votre disgrâce,
Sans voir qu’il est mon Fils punissez son audace,
Et vengé par sa mort de tant de fiers refus,
Mettez-vous en état de rétablir Pyrrhus.
Par cet illustre effort couronnez votre gloire.
NÉOPTOLÉMUS.
Dieux !
GÉLON.
Pourriez-vous, Seigneur, vous résoudre à l’en croire,
Et ce zèle si pur, si parfait, si soumis,
Ne mérite-t-il point la grâce de son Fils ?
Sa vertu par le sang vainement combattue,
Toujours ferme pour vous...
NÉOPTOLÉMUS.
C’est là ce qui me tue.
Je sais que pour ce Fils il doit tout obtenir,
Mais connaître un Rival, et ne le point punir !
ANDROCLIDE.
Punissez-le, Seigneur, ce Rival téméraire.
Quoiqu’oppose Gélon, croyez l’en moins qu’un Père,
Et n’examinons point ce qui l’attache plus
Au parti de mon Fils qu’à celui de Pyrrhus.
GÉLON, à Androclide.
À ce Fils malheureux j’ai cru devoir ce zèle
Mais si c’est pour Pyrrhus paraître moins fidèle,
Les effets feront voir s’il peut auprès du Roi
Attendre pour régner plus de vous que de moi.
NÉOPTOLÉMUS, à Gélon.
Va, ne t’en flatte point, sa perte est résolue,
Les mépris de sa Sœur malgré moi l’ont conclue,
Et mon Trône avec lui n’est plus à partager,
Quand il lui peut fournir un bras à la venger.
Du moins pour vivre heureux après ma flamme éteinte,
Par la mort de Pyrrhus je dois régner sans crainte,
Et son sang...
ANDROCLIDE.
Ah, Seigneur, daignez-y mieux songer.
Votre cœur d’une Ingrate aspire à se venger,
Mais quand l’Amour par elle au devoir se préfère,
Sera-ce la punir que d’immoler son Frère,
Ce Frère que tantôt, le voyant condamner,
Elle n’a point rougi de vous abandonner ?
C’est sur son Amant seul qu’il faut que votre haine...
NÉOPTOLÉMUS.
L’Amant comme le Frère aura part à la peine,
Et demain...
GÉLON.
Quoi, Seigneur, vous les perdrez tous deux ?
NÉOPTOLÉMUS, montrant Androclide.
Non, il faut épargner un Père malheureux,
Pyrrhus périra seul, mais de peur que l’ingrate
De quelque espoir encor lâchement ne se flatte,
Je veux que son Amant, quand il perdra le jour,
En épousant ma Fille accable son amour.
Cet hymen à leurs vœux par tant de droits contraire,
En me vengeant du Fils, m’acquitte vers le Père,
Et je ne vois...
ANDROCLIDE.
Seigneur, Pyrrhus est condamné,
Et mon Fils...
NÉOPTOLÉMUS.
Tu perds temps, l’arrêt en est donné.
Où ta vertu pour moi te fait trop entre prendre,
Ce n’est pas ton conseil que la mienne doit prendre.
Suis-moi, Gélon.
ANDROCLIDE, seul.
Ô Dieux de mon bonheur jaloux,
Par ce projet funeste où me réduisez-vous ?
ACTE V
Scène première
NÉOPTOLÉMUS, DÉIDAMIE
NÉOPTOLÉMUS.
Confessez-le, Madame, il vous est doux d’apprendre
Qu’un Peuple révolté m’ose choisir un Gendre ?
Si sa rébellion par un éclat soudain
De ma Fille à Pyrrhus veut assurer la main,
Pour rompre un hyménée à votre amour funeste
L’espoir de ce tumulte est le seul qui vous reste,
Et vous croyez déjà qu’un pareil remuement,
Renversant mes projets, vous rendra votre Amant ;
Mais avant que changer ce qu’on m’a vu résoudre,
Tombe plutôt sur moi, tombe cent fois la foudre
Non que mon cœur encor de vos charmes épris
Cherche par la menace à vaincre vos mépris.
De vos lâches refus la coupable arrogance
L’a laissé tout entier ouvert à la vengeance,
Et telle en est l’ardeur qu’avec tous ses appas
L’offre de votre main ne l’ébranlerait pas.
J’immolerai Pyrrhus à ma secrète haine,
Et si son sang versé vous donne peu de peine
Hippias à vos vœux par ma fille enlevé
Sera pour vous peut-être un supplice achevé.
La douleur de le voir entre les bras d’une autre...
DÉIDAMIE.
Je vous l’ai déjà dit, mon souhait est le vôtre.
Par l’hymen d’Hippias cherchez à me punir,
Seigneur, c’est le seul bien que je veuille obtenir,
Et quoiqu’un tel Amant me dût faire entreprendre,
Mes vœux sont satisfaits s’il devient votre Gendre ;
Mais gardez de former des projets superflus.
Les Mutins sont à craindre, ils demandent Pyrrhus,
Et c’est par ce Pyrrhus que l’ardeur qui me presse
Aurait peine à souffrir l’hymen de la Princesse.
Nommez ce sentiment adresse, feinte, abus,
Voilà mes intérêts, n’attendez rien de plus.
Pourvu qu’Hippias règne, il ne m’importe guère
Qu’il soit cru mon Amant, ou connu pour mon Frère.
C’est assez que du Trône on le fasse jouir.
NÉOPTOLÉMUS.
Tous ces déguisements ne peuvent m’éblouir.
Votre amour, des Mutins voyant agir l’audace,
De l’hymen d’Hippias ne craint plus la menace,
Et se porte aisément à feindre d’approuver
Ce qu’ils empêcheront que je n’ose achever ;
Mais puisque Pyrrhus seul excite la tempête,
Il faut sur eux enfin faire voler sa tête,
Et rendre ainsi sur l’heure à ce Peuple sans foi
Celui qu’à force ouverte il demande pour Roi.
Lui mort, tout ce grand feu qui paraît tant à craindre,
N’ayant plus où se prendre, aura lieu de s’éteindre,
Et nous verrons alors si dans de tels malheurs
Hippias couronné pourra sécher vois pleurs.
DÉIDAMIE.
Cette mort me serait un funeste spectacle ;
Mais, Seigneur, Androclide y pourra mettre obstacle,
Et j’ai lieu d’en attendre un assez fort secours
Pour ne craindre...
Scène II
NÉOPTOLÉMUS, DÉIDAMIE, CAMILLE
CAMILLE.
Ah, Seigneur, on en veut à vos jours,
Un nombre d’Assassins par une aveugle rage
Cherche jusques à vous à se faire passage,
Et fait en combattant ouïr des cris confus
De, Périsse le Roi, plus de Roi que Pyrrhus.
Dans le trouble imprévu que ce complot leur donne
De vos Gardes surpris le courage s’étonne,
La Princesse intrépide en ce pressant danger
Tâche par sa présence à les encourager.
Telle qu’une Amazone, elle anime leur zèle,
Mais que ne doit-on craindre et pour vous et pour elle ?
Contre tant d’Ennemis tout à coup déclarés...
DÉIDAMIE.
Androclide sans doute est chef des Conjurés ?
CAMILLE.
Dans l’effroi qu’en mon cœur leur fureur a fait naître,
Les sens tout interdits, j’ai vu sans rien connaître,
Et quittant la Princesse...
NÉOPTOLÉMUS.
Allons la secourir,
Et périr noblement s’il faut enfin périr.
En rappelant Pyrrhus, j’ai dû prévoir ses brigues.
DÉIDAMIE.
Pyrrhus n’a point de part à de si noires ligues,
Seigneur, et si du Ciel le courroux satisfait...
Mais, ô Dieux ! La Princesse...
Scène III
NÉOPTOLÉMUS, ANTIGONE, DÉIDAMIE, CAMILLE
NÉOPTOLÉMUS.
Et bien, en est-ce fait ?
Faut-il offrir ma tête aux coups d’un Parricide ?
ANTIGONE.
Le Ciel vous a vengé du parjure d’Androclide.
NÉOPTOLÉMUS.
D’Androclide ?
ANTIGONE.
Seigneur, c’est de quoi s’étonner ;
Mais enfin tout mourant on va vous l’amener,
Il vous pourra lui-même instruire de son crime.
NÉOPTOLÉMUS.
Qu’à conspirer ma mort tant de fureur l’anime !
Mais quel heureux secours...
ANTIGONE.
Vous en serez surpris.
Les Dieux contre le Père ont employé le Fils,
Au moins si d’Hippias Androclide est le Père.
DÉIDAMIE.
La suite éclaircira si Pyrrhus est mon Frère,
Jugez de lui, Seigneur, par ce commencement.
ANTIGONE.
J’étais à peine entrée en votre appartement,
Qu’au haut de l’escalier mille cris font entendre,
Qu’en faveur de Pyrrhus on veut tout entreprendre.
Le bruit du fer succède, on s’avance, et je vois
Vos Gardes étonnés reculer jusqu’à moi.
Contre ce lâche éclat d’une fureur rebelle
Je tâche d’affermir leur devoir qui chancelle,
Mais inégaux en nombre, et surpris et troublés,
Ils cédaient au destin qui les eût accablés,
Quand l’appui d’Hippias, que ce grand bruit amène,
Rend à leurs Ennemis la victoire incertaine.
Par des coups si hardis il sait se signaler,
Qu’interdits à leur tour il les fait reculer.
À voir couler le sang qu’ils lui laissent répandre,
Il semble par respect qu’ils n’osent se défendre.
D’un revers si fâcheux Androclide surpris,
Quoi, lâches, leur dit-il, vous épargnez mon Fils ?
Frappez, c’est un ingrat qu’une ardeur légitime
Doit par vous à Pyrrhus pour première victime.
Recevez-en l’exemple. Il tâche à s’avancer,
Mais par un rude obstacle il se voit traverser.
Des Amis de Gélon une troupe fidèle
Du vaillant Hippias vient seconder le zèle,
Et Gélon à leur tête enflammé de courroux
Sur ces lâches Mutins porte les premiers coups.
Ce grand secours détruit le succès qu’ils attendent,
Dans l’effroi qui les trouble à peine ils se défendent,
Sous le fer d’Hippias ils tombent sans effort,
Le moindre de ses coups est une sûre mort ;
Mais quelque fier courroux dont la chaleur le guide
Qu’on épargne, dit-il, qu’on épargne Androclide.
Il a beau s’écrier ; le désordre est si grand
Qu’il voit tomber enfin Androclide mourant.
Sa chute à tous les siens fait perdre le courage,
Leur frayeur à la fuite aussitôt les engage,
Et tandis que Gélon les combats, les poursuit,
Au secours d’Androclide Hippias est réduit.
La crainte qu’il ne meure avant qu’on vous l’amène,
Dans le soin qu’il en prend, fait la plus rude peine,
Il arrête son sang, et veut... mais le voici.
DÉIDAMIE, à Antigone.
Madame, espérons tout, le Ciel est adouci.
Scène IV
NÉOPTOLÉMUS, PYRRHUS, DÉIDAMIE, ANTIGONE, CAMILLE, SUITE
NÉOPTOLÉMUS, à Pyrrhus.
Viens, heureux protecteur du Trône de l’Épire,
C’est à toi que je dois le jour que je respire ;
Un lâche triomphait, sans toi j’étais perdu.
PYRRHUS.
Contre sa trahison j’ai fait ce que j’ai dû,
Seigneur, mais quand le Ciel en a puni l’audace,
Puis-je de vos bontés espérer une grâce ?
NÉOPTOLÉMUS.
Parle, m’ayant sauvé, tu peux ce que tu veux.
PYRRHUS.
Je partage le sort d’un Prince malheureux.
Tandis qu’à me flatter la Fortune s’emploie,
Hippias prisonnier...
NÉOPTOLÉMUS.
Que veux-tu que je croie ?
N’es-tu pas Hippias ?
PYRRHUS.
Non, Seigneur, et les Dieux
Ont honoré mes jours d’un sort plus glorieux.
Déidamie en moi connaît enfin son Frère.
NÉOPTOLÉMUS.
Quoi, te rends-tu sitôt à toi-même contraire,
Toi, qui du nom d’Amant si vivement charmé,
Avec tant de chaleur voulais paraître aimé ?
PYRRHUS.
Que ce titre d’Amant cesse de vous surprendre.
Je l’ai pris quand l’honneur m’a forcé de le prendre.
Mais quand mon mauvais sort tombe sur Hippias,
Je trahis cet honneur à ne le quitter pas.
C’est sous son nom, Seigneur, qu’aimant en téméraire,
Mon orgueil de mon Roi mérita la colère.
Quelque inégal destin qui condamnait mes feux,
La princesse Antigone emporta tous mes vœux.
Si la mort de Pyrrhus vous semble légitime,
Ordonnez, je suis prêt à mourir pour ce crime,
À donner tout mon sang pour réparer l’abus...
NÉOPTOLÉMUS.
Que le Fils d’Androclide en effet soit Pyrrhus !
DÉIDAMIE.
Si de ces vérités vous avez quelque ombrage,
De ce lâche Androclide examinez la rage,
Et quand d’amour pour moi ce Prince est accusé,
Montrant Pyrrhus.
Voyez par qui, Seigneur, ce crime est supposé.
Vous l’apprenez d’un Traître, à qui le nom de Père
Dût rendre pour son Fils le secret nécessaire,
D’un perfide Assassin qui résout sans effroi
D’immoler à Pyrrhus et ce Fils et son Roi.
N’en croyez que lui seul ; à l’horreur de ce crime
Est-ce en effet Pyrrhus, est-ce un Fils qui l’anime ?
Ce zèle surprenant soutenu jusqu’au bout...
NÉOPTOLÉMUS.
Le voici qu’on amène, il nous apprendra tout.
Scène V
NÉOPTOLÉMUS, PYRRHUS, DÉIDAMIE, ANTIGONE, ANDROCLIDE, CAMILLE, SUITE
NÉOPTOLÉMUS.
Enfin le juste Ciel a trompé ton attente,
Traître.
ANDROCLIDE, mourant.
Je n’ai rien fait dont mon cœur se repente.
Sujet d’Æacidès avant qu’être le tien,
L’intérêt de son sang a fait toujours le mien.
C’est par là qu’ayant cru par l’hymen de ta Fille
Remettre innocemment le Trône en sa famille,
Par un heureux accord je domptais malgré toi
Ce qu’en ton lâche cœur son Fils jetait d’effroi.
Que dis-je ? À cet effroi faisant servir ta flamme
Tu signais un Accord que tu rompais dans l’âme.
Ce feu que pour prétexte ont choisi tes forfaits,
A fait voir qu’un Tyran ne se dément jamais.
Pour trouver à le perdre un moyen favorable
Des mépris de sa Sœur tu l’as fait responsable.
Et quoiqu’à ta vengeance ait opposé l’Accord
Tu n’as pu balancer à résoudre sa mort.
Cet arrêt flétrissant et ta gloire et la mienne,
Pour en venger l’affront j’avais juré la tienne.
Par l’obstacle du Sort mon bras est retenu,
Mais où manque l’effet mon dessein est connu,
Et ce cœur qui cherchait à t’offrir pour victime
Ne perd pas sa vertu pour te laisser ton crime.
NÉOPTOLÉMUS.
C’est un point qui peut-être en tout temps débattu,
Si ma mort résolue était crime ou vertu.
Cependant quel Pyrrhus faut-il que je redoute ?
Ton Fils a pris ce nom.
ANDROCLIDE.
Un Tyran seul en doute.
Celui qu’entre tes mains Glaucias a remis
Est Pyrrhus, est ton Maître, et ce lâche est mon Fils.
Montrant Pyrrhus.
DÉIDAMIE.
Quoi, jusques en mourant ta trahison te flatte ?
ANDROCLIDE.
Madame, je rougis que votre honte éclate,
Et que de ma vertu vous ne puissiez tirer
L’exemple que mon zèle a dû vous inspirer.
Pour conserver Pyrrhus j’ai cessé d’être Père,
Pour sauver votre Amant vous trahissez un Frère,
Et l’Amour lâchement peut plus sur votre foi
Que le sang pour mon Fils n’a pu jamais sur moi.
NÉOPTOLÉMUS.
Cesse de nous vanter la grandeur de ton zèle.
Qui meurt en trahissant n’a pu vivre fidèle,
Je doute de Pyrrhus, et quand deux à la fois...
ANDROCLIDE.
J’ai fait ce que j’ai dû, tu fais ce que tu dois.
Doute, il m’importe peu que tu veuilles connaître
Si Pyrrhus est mon Fils, si Pyrrhus est ton Maître.
Fais périr, fais régner qui tu pourras des deux,
J’ai dit la vérité, trompe-toi si tu veux.
Crois-en plus une Sœur qui t’a livré son Frère,
Que les derniers soupirs d’un misérable Père.
Crois-en...
DÉIDAMIE.
N’es-tu point las de causer mes malheurs,
Et peux-tu...
ANDROCLIDE.
J’ai parlé, j’ai tout dit, et je meurs.
DÉIDAMIE.
Quoi, tu meurs sans remords, et peux en faire gloire,
Lâche ?
ANDROCLIDE, montrant Pyrrhus.
Voilà mon Fils.
NÉOPTOLÉMUS.
Et bien, je t’en veux croire.
Hippias contre moi n’a jamais rien commis,
C’est ton Fils, tu le veux, je pardonne à ton Fils.
Pyrrhus seul, ce Pyrrhus dont l’intérêt t’anime
Va porter à tes yeux la peine de ton crime.
Qu’on l’amène, il mourra.
ANDROCLIDE.
Va, je n’ai rien tenté
Sans mettre auparavant sa vie en sûreté.
J’ai rompu sa prison, il est libre, et peut-être
Auras-tu lieu bientôt de craindre en lui ton Maître.
Tandis qu’aux mains du Peuple il ne craint rien de toi,
Je voulais par ta mort lui signaler ma foi,
Le mettre hors d’état de partager l’Épire,
L’en voir seul possesseur, et lui rendre...
NÉOPTOLÉMUS.
Il expire,
Et le Traître emportant le secret de Pyrrhus,
Laisse à mes Ennemis l’erreur que je n’ai plus.
Que me sert d’en sortir, si son lâche silence
Jette sur Hippias les droits de sa naissance.
Je vois que pour Pyrrhus c’est son Fils qu’il me rend,
Mais en serai-je cru s’il le nie en mourant ?
Ce Fils dont les Mutins vont appuyer l’audace,
Souffrira-t-il qu’au Trône un autre prenne place ?
Armé d’un nom illustre à qui le Trône est dû,
Est-il espoir si haut qui lui soit défendu ?
En vain le vrai Pyrrhus se fait ici connaître,
Malgré nous de son nom Hippias est le maître,
Et sort d’un Peuple ému qui s’en laisse abuser,
Pour régner sans obstacle il n’a qu’à tout oser.
DÉIDAMIE.
Quelque aveugle fureur que ce peuple ait pour guide.
Il pourra s’étonner par la mort d’Androclide,
Et si son lâche orgueil n’en n’est point abattu,
Je connais Hippias, il a de la vertu.
Il voudra moins, Seigneur, qu’il ne peut entreprendre.
NÉOPTOLÉMUS.
Ah, de cette vertu cessez de rien attendre.
Quand de l’espoir du Trône un cœur se peut flatter,
Est-il d’autre vertu que celle d’y monter ?
Non, non, quoique j’oppose à son indigne audace...
Scène VI
NÉOPTOLÉMUS, PYRRHUS, DÉIDAMIE, ANTIGONE, HIPPIAS, CAMILLE, GÉLON
GÉLON.
Seigneur, votre fortune enfin change de face.
Si contre nous le Peuple était prêt d’oser tout,
Montrant Hippias.
Voici de sa fureur par qui venir à bout.
Voyez ce Prisonnier que le Ciel vous ramène.
NÉOPTOLÉMUS.
Saisi d’étonnement, j’en crois mes yeux à peine.
Quel favorable Dieu l’enlève aux Factieux ?
HIPPIAS.
L’ardeur de rétablir le calme dans ces lieux.
Si pour me faire Roi tout votre Peuple en armes
Met le Trône en balance, et l’Épire en alarmes,
Si dans cette fureur vos jours courent hasard,
Ce sont crimes, Seigneur, où je n’ai point de part,
Mon retour vous fait voir si j’ai pu les permettre,
On m’ouvre ma prison, et je viens m’y remettre,
Ou si mon bras offert calmait votre courroux,
Détruire la révolte, ou périr avec vous.
NÉOPTOLÉMUS, à Déidamie.
Ô vertu dont l’éclat ne peut que me confondre !
Madame, je le vois ! Vous pouviez en répondre.
À Hippias.
Mais dans le doute obscur qui suspend votre sort,
À qui dois-je imputer ce généreux effort !
Vois-je en vous, ou Pyrrhus, ou le Fils d’Androclide ?
HIPPIAS.
Permettez qu’à vos yeux mon hommage en décide.
À Pyrrhus.
Recevez-le, Seigneur, et si d’un long abus...
NÉOPTOLÉMUS.
Mais tout l’État en vous veut connaître Pyrrhus,
Qu’avez-vous pour combattre une erreur affermie ?
HIPPIAS.
Ce cœur qui ne vit plus que pour Déidamie,
Ces tendres mouvements, cette brûlante ardeur,
Ce feu trop violent pour n’aimer qu’une Sœur.
Seigneur, voilà mon titre, elle dira le reste.
NÉOPTOLÉMUS.
Cependant prendrez-vous le péril de l’inceste,
Et connus sous les noms et de Frère et de Sœur,
L’hymen à votre amour ne fait-il point d’horreur ?
DÉIDAMIE.
J’ai pour l’en garantir le rapport de la Reine ;
Mais ce n’est pas, Seigneur, ce qui me met en peine.
Mettez mon Frère au Trône, et quand il sera Roi,
Les Dieux ordonneront d’Hippias et de moi.
L’hymen de la Princesse est promis à sa flamme,
Et c’est en l’achevant...
NÉOPTOLÉMUS.
Et le puis-je, Madame,
Sans faire présumer que par un lâche abus
Je couronne Hippias aux dépens de Pyrrhus ;
Androclide étant mort sans nous laisser des marques
Qui fassent voir en lui le sang de nos Monarques,
Pensez-vous que le Peuple, aveugle dans son sort,
Pour souffrir cet Hymen en crût votre rapport ?
Glaucias qui d’ailleurs prendra part à l’injure
Nommera cet échange artifice, imposture,
Et d’un Prince qu’il aime embrassant l’intérêt,
Le croira ce qu’il fut, et non pas ce qu’il est.
Ainsi je vois la guerre en état de renaître,
Je paraîtrai Tyran quand je cesse de l’être,
Et parmi nos Mutins cent soupçons différents
Me feront usurper le Trône que je rends.
GÉLON.
Si Pyrrhus à trouver vous donne quelque peine,
L’échange est vrai, Seigneur, je le sais de la Reine.
DÉIDAMIE.
Quoi, ma Mère, Gélon...
GÉLON.
Elle m’a tout appris,
Je sais d’elle en secret qu’Hippias est son Fils,
Que c’est lui seul qu’au Trône appelle sa naissance.
NÉOPTOLÉMUS.
La Reine, nous dis-tu, t’en a fait confidence ?
Qui la fit s’expliquer ?
GÉLON.
La crainte qu’à son Roi
Quelque jour Androclide osât manquer de foi.
Pour assurer un Sort dont il eût été maître
Elle me confia ce que je fais connaître,
Et crut, nous ayant vus de tout temps ennemis,
Mettre en de sûres mains le secret de son Fils.
Par ses ordres, Seigneur, vous m’avez vu sans cesse
Vous conseiller pour lui l’hymen de la Princesse.
On arrêta la paix, Pyrrhus vous fut rendu,
Cependant le secret demeura suspendu.
Je vis, malgré l’Accord, votre âme irrésolue
À vouloir partager la puissance absolue.
Ayant cent fois pour lui fondé vos sentiments,
J’ai craint de votre amour les vifs emportements.
Et jusques à l’hymen résolu de me taire,
Je laissais Androclide en pouvoir de tout faire,
Quand Pyrrhus en péril sous un nom emprunté
M’a fait de ce silence une nécessité,
Ce nom rejetant tout sur le Fils d’Androclide
A porté sa fureur au plus noir parricide.
Il a voulu vous perdre, et sans le vrai Pyrrhus...
NÉOPTOLÉMUS.
Que pourra ce rapport si tu n’as rien de plus ?
Celui de la Princesse est aussi favorable,
C’est le témoin pour nous le plus irréprochable,
Mais si mes Ennemis s’en veulent défier,
Que sert de savoir tout sans rien justifier ?
GÉLON.
Par un billet semblable à celui d’Androclide
Suffira-t-il, Seigneur, que la Reine en décide ?
Voyez, sans qu’il l’ait su, ce qu’elle m’a laissé.
ANTIGONE.
Daigne achever le Ciel ce qu’il a commencé.
NÉOPTOLÉMUS lit.
Fidèles Protecteurs du vrai sang de l’Épire,
Si jamais à Pyrrhus on veut rendre l’Empire,
Sous le nom d’Hippias il respire en ces lieux.
Celui que sous son nom Glaucias fait connaître
Est le Fils que le Ciel d’Androclide fit naître,
Et si le mien remonte au rang de ses aïeux,
Je veux, pour enfin sa vertu couronnée,
Que ma Fille du sien accepte l’Hyménée.
Phthia.
Prince, c’est à vous seul que l’Épire...
PYRRHUS.
Ah, Seigneur,
Laissez-la sous vos lois jouir de son bonheur.
Montrant Antigone.
Ce prix où vos bontés permettent que j’aspire
A plus d’attraits pour moi que le plus vaste Empire.
Et si pour Hippias l’amitié qui nous joint...
NÉOPTOLÉMUS.
La Reine a prononcé, je n’en murmure point.
De mes jaloux transports qui pressaient son supplice
Ce qu’il ose pour moi me fait voir l’injustice,
Et la reconnaissance achève d’étouffer
Un feu dont ma raison cherchait à triompher.
Si je fus son Rival, je cesse enfin de l’être.
HIPPIAS.
Quel excès de bonté me faites-vous paraître !
Seigneur, ce que je gagne est un prix si charmant
Que le Frère est ravi de céder à l’Amant.
À Déidamie.
Madame, se peut-il...
NÉOPTOLÉMUS.
Si tout nous est propice,
Au zèle de Gélon il faut rendre justice,
C’est à lui qu’on doit tout.
GÉLON.
Seigneur, que n’ai-je pu...
NÉOPTOLÉMUS.
C’est assez que ton Roi sache ce qui t’est dû.
Cependant délivrés des attentats d’un Traître,
Allons aux Factieux faire voir leur vrai Maître,
Et rendre grâce au Ciel dont l’infaillible voix,
Quand il faut qu’elle éclate, est toujours pour les Rois.