Le Jeune Marius (Claude BOYER)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en janvier 1669.

 

Personnages

 

MARIUS, Consul Romain, fils de C. Marius

SYLLA, Général de l’armée Romaine

POMPÉE, Lieutenant de Sylla

CÉCILIE, Fille de Sylla

PISON, Ami de Sylla

MAXIME, Ami de Marius

MARCELLE, Confidentes de Cécilie

SABINE

OCTAVE

 

La Scène est à Préneste, dans le Palais de Marius.

 

 

À MONSEIGNEUR COLBERT, MINISTRE ET SECRÉTAIRE D’ÉTAT

 

Monseigneur,

 

Quelque impatience que j’eusse de vous donner des marques publiques de ma reconnaissance au nom de toutes les Muses en général, et de la mienne en particulier, quoi que j’en fusse sollicité par la bonne fortune de quelqu’une de mes Pièces qui ont précédé celle-ci, j’ai senti mon devoir arrêté par une juste défiance et par une crainte respectueuse. Mais enfin ne pouvant plus différer de satisfaire à ma gratitude, j’ai ramassé toutes mes forces avant que d’entreprendre l’ouvrage que je vous destinais, j’ai pris la Scène la plus magnifique, j’ai choisi un des Héros de l’ancienne Rome, et pour vous le rendre plus agréable, j’ai tâché de le représenter avec quelques-uns de ces traits, que nous admirons dans votre incomparable Héros, Je parle de notre grand Roi, qui rassemble en lui seul tout ce que l’Histoire a de plus incroyable et de plus merveilleux. Plein d’une si haute idée, et soutenu par la dignité de mon sujet, je vous ai consacré mon travail avant que de le commencer ; J’ai envisagé toute la gloire que je pouvais attendre de votre approbation ; J’ai invoqué avec plus de ferveur que jamais le Dieu qui nous inspire, et je me suis dit sans cesse, qu’ayant été choisi pour être un des sujets des gratifications du Roi, je devais soutenir, ou plutôt justifier un choix si honorable. C’est avec ce grand secours, Monseigneur, que j’ai travaillé assez heureusement : quoi que la fortune et la cabale se mêlent aujourd’hui de faire le bon et le mauvais destin des ouvrages du Théâtre, celui que je vous ai consacré n’a pas succombé sous leur injustice. Ce n’est que vous, Monseigneur, que j’ai lieu d’appréhender, quand je l’expose à vos yeux : je sais que rien n’échappé à la pénétration de votre esprit, et que vous possédez le précieux talent de juger finement de toutes choses : Je sais que c’est de cette idée générale, que vous avez du beau et du parfait que se répandent sans cesse de nouvelles beautés et de nouvelles lumières sur tous les Arts et sur toutes les Sciences : C’est de là que vient ce grand amour que vous avez pour elles, ces soins continuels et cette magnifique protection, dont vous honorez l’empire des belles Lettres, au milieu de ces grandes occupations que vous donnez avec une application étonnante et sans exemple à la première Monarchie de la terre. Que j’aurais de choses à dire, Monseigneur, sur un si vaste sujet, et qu’il serait doux à une âme reconnaissante comme la mienne de s’abandonner à la louange de son bienfaiteur ! Mais je sais trop quelle est la délicatesse de votre modestie, et avec quelle discrétion il faut manier toutes les matières qui regardent votre gloire. Agréez au moins, Monseigneur, que je laisse échapper devant vous une louange qui est dans la bouche de tout le monde.

 

Permettez que j’apprenne à la postérité,

Que vous avez exécuté

Des choses qu’avant vous on avait regardées

Comme les vains projets d’un zèle mal fondé,

Et dont tous ceux qui vous ont précédé,

Eurent à peine les idées.

 

Je n’entrerai point dans le détail et dans la preuve de toutes ces merveilles, le témoignage que le Roi en rend tous les jours par sa propre bouche, vaut mieux que tous nos éloges ; ces glorieuses vérités sont assez confirmées par les solides marques que sa Majesté vous donne continuellement de son estime, et par les nouvelles dignités dont il récompense vos travaux. Je suis avec un profond respect,

 

Monseigneur,

 

Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur,

 

BOYER.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

MARIUS, MAXIME

 

MARIUS.

Quel zèle, quel bonheur t’a conduit en ces lieux,

Et t’a fait traverser un Camp victorieux ?

Enfermé dans Préneste, où Sylla nous assiège...

MAXIME.

De nos troubles, Seigneur, c’est le seul privilège,

Qu’un seul peuple formant deux partis différents,

Parmi nos ennemis nous trouvons des parents.

J’ai pénétré le Camp par leur intelligence,

Pressé de vous donner un avis d’importance,

Et de faire à vous-même un fidèle rapport,

Et de l’état de Rome et de tout votre sort.

Telesinus, Seigneur, ce grand Chef des Samnites,

Dont Sylla sut jadis resserrer les limites,

Est aux portes de Rome, et par un grand secours

Aux fureurs de Sylla vient arracher vos jours,

Et menaçant les siens d’un destin plus funeste

Le forcer de lever le siège de Préneste.

MARIUS.

Je ne puis trop louer ton courage et ta foi.

Mais que viens-tu m’offrir et pour Rome et pour moi ?

Le fier Telesinus ce fameux Capitaine

Ce voisin trop jaloux de la grandeur Romaine,

Vient moins pour me servir dans cette occasion

Que pour servir sa haine et son ambition.

Trop faible contre nous dans un temps plus tranquille

Il tâche à profiter de la guerre civile ;

Mais quand même il aurait de plus justes desseins,

Je déteste un secours qui peut nuire aux Romains.

MAXIME.

Cependant vous voyez que Sylla sacrifie

Aux soins de se venger les soins de sa Patrie ;

Ce barbare vainqueur trouve un plaisir moins doux

À sauver son pays qu’à triompher de vous.

Il croit qu’en envoyant le seul Pompée à Rome,

Il la peut confier aux soins d’un si grand homme,

Imitez son exemple : en des périls si grands,

Nul secours n’est honteux pour vaincre les Tyrans.

MARIUS.

Le ciel m’eut-il permis de l’employer sans crime,

Ce secours quel qu’il soit injuste ou légitime,

Ai-je la liberté d’agir en ma faveur ?

Hélas ! j’ai plus d’un maître, et j’ai plus d’un vainqueur.

Fils du grand Marius, dont le sort trop contraire

Combla ses derniers jours d’horreur et de misère,

Plus malheureux encor dans ce triste séjour

J’éprouve à même temps la fortune et l’amour.

MAXIME.

Quoi, Seigneur, quel amour dans un sort si funeste...

MARIUS.

Cécilie est ici.

MAXIME.

Quoi, Seigneur, dans Préneste ?

MARIUS.

Oui Maxime, et l’amour après tant de hasards,

Achève ici sur moi le triomphe de Mars.

MAXIME.

La fille de Sylla ?

MARIUS.

Cécilie, et ses charmes

Sont plus forts que son père avec toutes ses armes.

Mais apprends quel destin l’a menée en ces lieux.

Je ne veux point ici retracer à tes yeux

Les troubles intestins, la sanglante furie,

Dont mon Père et Sylla déchiraient leur Patrie ;

Il suffit de savoir tout ce qu’a mis d’horreur

Entre nos deux maisons la jalouse fureur.

Sylla faisant la guerre, et craignant pour sa fille

La haine que mon père avait pour sa famille,

Il l’envoie à Préneste en secret et sans bruit.

Tu sais en quel état ce coup m’avait réduit.

Ne sachant en quels lieux on cachait ce que j’aime,

Je signale par tout mon désespoir extrême,

Et de mon père mort devenu successeur,

Pour venger mon amour, j’imite sa fureur.

Sylla revient d’Asie enflé d’heur et de gloire ;

Tout mon parti s’ébranle au bruit de sa victoire.

Je l’attaque, il triomphe, et trahi des Romains,

Je me vois sur le point de tomber dans ses mains.

Valère Gouverneur pour lui dans cette Ville,

Gagné par mes présents me l’offre pour asile.

Sylla me suit, m’assiège, et la soif de mon sang

Lui fait négliger Rome, et sa gloire et son rang.

Je me vois en état de défendre Préneste,

Ou de rendre sa prise à mon vainqueur funeste.

Mais admire mon sort : plein d’un si doux espoir

J’apprends que Cécilie était en mon pouvoir.

Je reçois aussitôt par les mains de Valère

Ce précieux dépôt, qu’il tenait de son père.

Sylla m’a tout offert pour un trésor si cher.

Mais rien à mon amour ne le peut arracher,

Et pour te faire voir mon amour toute entière,

Vois quel est l’ascendant d’une beauté si fière.

La voyant ma captive, à son premier aspect

J’en prends un peu d’orgueil et tremble de respect,

Ses fers m’enflent le cœur, et sa beauté me brave ;

J’ai le pouvoir d’un maître, et la peur d’un esclave ;

Mais plus esclave encor que maître en ce séjour   

Ce que je tiens du sort cède aux droits de l’amour.

MAXIME.

Quoi qu’il en soit enfin, c’est votre prisonnière ;

C’est le plus cher trésor de Rome et de son père,

Et ce bien, qu’en vos mains la fortune a remis,

Balance le pouvoir de tous vos ennemis.

MARIUS.

Maxime, connais mieux les droits d’une Maîtresse

Et ce que dans un cœur l’amour met de faiblesse,

Ou si l’amour n’a rien qui te puisse charmer,

N’en juge que par moi, qui suis né pour aimer.

Sache que sous le joug de ma belle captive,

Je sens mon cœur sans force, et ma valeur oisive,

Et que pour rendre encor mon devoir plus confus

Je connais ma faiblesse et je n’en rougis plus.

Sache enfin que je donne au seul soin de lui plaire

Tous les soins que je dois à combattre son père :

Depuis qu’elle est ici, pour servir ma valeur,

Je ne retrouve plus ni mon bras ni mon cœur,

Et toujours possédé de mon amour extrême

Je ne sais rien qu’aimer auprès de ce que j’aime.

MAXIME.

Le fils de Marius sept fois Consul Romain,

Lui déjà successeur de ce rang souverain,

Lui le fils d’un Héros plus grand que Rome même

Ne sait qu’aimer auprès de la beauté qu’il aime !

Ah, Seigneur, pensez-vous que ce soit un moyen,

De mériter un jour, un cœur comme le sien ?

Sauvez votre vertu de l’indigne faiblesse,

Qui la tient abattue aux pieds d’une Maîtresse.

Allez forcer Sylla de suivre votre choix ;

Faites parler pour vous cent glorieux exploits ;

Prenez sans plus tarder un temps si favorable,

Lorsque Telesinus se rend si redoutable,

Que Sylla même en tremble et demeure incertain,

S’il doit poursuivre encore ou quitter son dessein ;

Songez, que le Tyran qui voit Rome alarmée,

Le voulant secourir, affaiblit son armée,

Met la peur dans le Camp, et le met en état

De prévenir l’assaut, et tenter un combat.

En entrant dans Préneste, et semant avec joie

Le bruit du grand secours que le Ciel vous envoie,

J’ai vu sur tous les fronts briller un noble espoir,

Et chacun résolu de faire son devoir.

Prenez l’occasion, qu’une prompte victoire

Vous rende votre rang, et Rome, et votre gloire.

MARIUS.

Maxime, tes conseils dissipent mon erreur ;

La vertu seule a droit de gagner un grand cœur,

Et s’il faut qu’à l’amour le mien se sacrifie,

Aimons, mais d’un amour digne de Cécilie :

Allons à nos Soldats inspirer ce beau feu.

Mais je vois Cécilie, attend encor un peu ;

Je ne puis sans son ordre, à moins de lui déplaire,

Former quelque entreprise, et combattre son père.

 

 

Scène II

 

MARIUS, CÉCILIE, MAXIME, SABINE

 

CÉCILIE.

Ce qu’annonce Maxime est une vérité

Seigneur, avouez-vous ce secours tant vanté,

Que contre Rome même un traître vous envoie ?

En avez-vous reçu la nouvelle avec joie ?

Un Romain, un Consul appelle l’Étranger,

Et met Rome en péril afin de se venger ?

Le Samnite est tout prêt d’en faire sa conquête...

MARIUS.

Ôtez, Madame, ôtez l’obstacle qui m’arrête ;

Que Sylla se retire, et ne retienne pas

Dans ces murs assiégez tant de vaillants Soldats,

Et vous verrez alors, si ma propre vengeance

M’a fait de nos voisins mendier l’assistance.

C’est me traiter, Madame, avec trop de rigueur :

Ce reproche cruel achève mon malheur,

Et c’est trop d’accuser un Amant misérable

D’être envers Rome et vous infidèle et coupable.

N’accusez que Sylla ; loin de la secourir,

Il met toute sa gloire à me faire périr :

Il se fait plus d’honneur de la perte d’un homme,

Un soin plus important que du salut de Rome,

Et me croit plus funeste à mon pays natal,

Que la fureur du Cimbre, et celle d’Hannibal.

Pardonnez si forcé d’accuser votre père...

CÉCILIE.

Non, quoi que de mon sang la gloire me soit chère,

Je ne puis excuser cet étrange courroux,

Qui de tant d’ennemis ne veut perdre que vous.

Mais puisque ma prison fait toute sa colère,

Ôtez ce grand prétexte à la fureur d’un père.

MARIUS.

Dure, dure à jamais la guerre et son courroux,

Si cette paix me coûte et mon amour et vous.

CÉCILIE.

Avouez donc, Seigneur, qu’en faveur de sa race

La fureur de Sylla mérite quelque grâce,

Quand pour me délivrer il se croit tout permis,

Et semble pour vous perdre exposer son pays.

Il croit que des Romains la grande destinée

S’il la néglige un jour, n’est pas abandonnée :

Que Rome en elle même ayant assez d’appui,

Pour vaincre ses voisins n’a pas besoin de lui,

Et qu’il doit, en forçant Préneste votre asile,

En faire le tombeau de la guerre civile.

Peut-être qu’il se flatte, et que Rome aux abois

Malgré ce grand espoir vous presse par ma vois.

Écoutez-la, Seigneur.

MARIUS.

Je l’écoute, Madame ;

Mais m’écouterez-vous en faveur de ma flamme ?

Si je livre à Sylla Préneste et nos Soldats,

Si mon cœur se trahit, ne le trahissez pas.

Rome appelle Sylla, je suis prêt à le suivre ;

Mais sans vous je ne veux ni la servir ni vivre.

Peut être en lui cédant ce peu que j’ai d’espoir,

Je me sers, je sers Rome et je fais mon devoir ;

Mais las si je vous perds après l’avoir servie,

Qu’ai-je affaire sans vous de Rome et de la vie ?

CÉCILIE.

On ne peut trop payer ce que vous lui cédez :

Mais vous puis-je donner ce que vous demandez ?

Ne suis-je pas toujours au pouvoir de mon père ?

MARIUS.

Hélas ! ne craignez pas qu’un espoir téméraire

Sur le pouvoir d’un père attente injustement,

Je sais trop ce qu’il doit à son ressentiment ;

Fils de son ennemi, j’ai tort d’aimer sa fille ;

Tout mon sang fut toujours l’horreur de sa famille,

Mais si mon mauvais sort m’arrache à tant d’appas,

À toute sa rigueur ne m’abandonnez pas ;

Prêtez à mon amour une faible espérance

Un seul mot, ou du moins cet aimable silence,

Ou la faible pitié se laissant entrevoir

Aux fureurs d’un Amant mêle un rayon d’espoir.

CÉCILIE.

N’exigez-vous, Seigneur, du cœur d’une Romaine

Que ces amusements d’une espérance vaine ?

L’illustre Marius s’en veut-il contenter ?

Non, non, et j’avouerai sans vouloir le flatter,

Que de tout ce qu’il vaut j’en suis persuadée ;

Que j’ai de sa vertu la plus sublime idée ;

Qu’il me souvient encor des soins de votre amour ;

Que dans Rome autrefois il m’a sauvé le jour,

Quand le retour sanglant du Consul votre père,

Vengea par mille morts une longue misère,

Et qu’ainsi je vous dois la plus fidèle ardeur,

Si le Ciel me laissait disposer de mon cœur.

MARIUS.

Ce cœur qui fut le don d’une main immortelle

Est libre, souverain, indépendant comme elle ;

Et s’il n’est pas de même au reste des humains,

Ce privilège est sûr pour les cœurs des Romains

Ne m’opposez donc plus l’autorité d’un père ;

Ou bien si c’est lui seul qui doit m’être contraire,

Souffrez qu’une victoire autorisant mon feu

Lui demande ou plutôt arrache son aveu.

CÉCILIE.

Voulez vous recourir à ce remède extrême ?

Dussiez-vous au péril de Rome et de vous-même

Le vaincre et le forcer d’avouer votre ardeur,

Cet aveu suffit-il pour obtenir mon cœur ?

MARIUS.

Quoi, j’aurais son aveu sans obtenir le votre ?

Me haïssez-vous tant ? est-ce moi pour un autre ?

Vous vous troublez, Madame. Hélas ! quand je vous crois

Aussi fière pour tous que vous l’êtes pour moi,

Quand de tout mon pouvoir je fais hommage au votre,

Peut-être mon vainqueur en reconnaît un autre,

Et mes respects en vain combattent sa rigueur,

Quand ils ont à combattre un Rival dans son cœur.

CÉCILIE.

Quoi, si je n’aime ailleurs, faut-il que je vous aime ?

MARIUS.

Pardonnez ce désordre à mon amour extrême.

Oui, Madame, je croi qu’un cœur qui n’aime rien

Tient mal contre un amour aussi grand que le mien.

Mais c’est trop contester, je le vois bien, Madame,

Il faut chercher ailleurs le secours de ma flamme.

Fille d’un ennemi qui fait tous mes malheurs,

Vous bravez comme lui mes soupirs et mes pleurs.

En dussé-je périr, pour avoir ce que j’aime,

Il faut vous arracher à votre père même,

Et le fer à la main forcer sa dureté

À me rendre l’espoir que vous m’avez ôté.

CÉCILIE, l’arrêtant.

Où courrez-vous, Seigneur ? Hélas qu’allez-vous faire ?

MARIUS.

Vaincre ou périr.

CÉCILIE.

Songez qu’il faut vaincre mon père.

MARIUS.

Vous voulez donc ainsi, cruelle, m’arrêter ;

Vous savez que ce nom se fera respecter ;

Que dans mon ennemi j’aimerai votre père :

Vous savez que ces pleurs charmeront ma colère,

Ces pleurs qu’à votre sang vous donnez aujourd’hui,

Et qui peut-être hélas, ne sont pas tous pour lui.

Peut-être qu’un Rival partage vos alarmes,

Moi seul je suis privé de l’honneur de vos larmes :

Mais quel que soit l’objet de ces tendres douleurs

Cruelle, servez-vous du pouvoir de vos pleurs.

Oui, Madame, pour vous je renonce à ma gloire,

Je renonce à l’espoir d’une illustre victoire,

Je me rends à Sylla, je me livre à ses coups,

Et je me rends indigne et de Rome et de vous,

Qu’on ouvre à l’ennemi les portes de Préneste.

CÉCILIE.

Ah ! je n’exige pas un respect si funeste,

Je n’ai garde, Seigneur, d’abuser du pouvoir

Que me donne sur vous un amour sans espoir.

MARIUS.

Que voulez-vous enfin, Madame, que je fasse,

Je n’obtiens de vous ni supplice ni grâce ?

CÉCILIE.

Je voudrais pour régler l’espoir de ce grand jour,

Que vous voulussiez croire un peu moins votre amour.

MARIUS.

Non, c’est le seul amour, c’est lui que je veux croire :

Je prise peu sans vous le jour et la victoire,

Et puisque c’est un bien qu’un Rival peut m’ôter,

Je m’en vais le chercher pour le lui disputer.

Ces pleurs coulent encor pour punir ma colère.

Est-ce pour les périls d’un Amant ou d’un père ?

Ne craignez rien pour eux ; des jours si précieux

Et qui vous sont si chers, le sont trop à nos Dieux,

Et si vous vous plaignez du bonheur de mes armes,

Vous aurez tout mon sang pour le prix de vos larmes.

 

 

Scène III

 

CÉCILIE, SABINE, MARCELLE

 

MARCELLE.

Ce malheureux Amant, que vous traitez si mal,

N’a t-il point deviné, quand il croit qu’un Rival

Lui dérobe aujourd’hui toute son espérance ?

CÉCILIE.

Je veux bien à vous deux en faire confidence :

Je sais que votre cœur est fidèle et discret,

Et que je puis sans peur vous confier mon secret.

Sachez donc qu’un Rival plus heureux dans mon âme,

Plus fort que Marius triomphe de sa flamme :

Mais parmi deux Amants qui disputaient mon cœur,

Pourrez-vous toutes deux avouer mon vainqueur ?

Puisqu’enfin j’ai choisi, soit raison ou caprice,

Songez, si je l’ai pu, sans faire une injustice.

Un pareil entretien est fort peu de saison,

Mais mon cœur de son choix vous veut rendre raison,

Et se justifier, d’une rigueur extrême,

Qui combat Marius pour servir ce que j’aime.

Marius, fils d’un père, en qui la cruauté

Avec un sang trop bas souilla la dignité,

Ayant su surpasser la gloire de son père

S’est fait une vertu, qui n’a rien de sévère ;

Jamais il n’a souillé cet air auguste et doux,

Par quelque emportement d’orgueil et de courroux :

Rome tient de lui seul toute la politesse,

Que le reste du monde enviait à la Grèce.

Quand il s’agit d’aimer, toute Rome aujourd’hui

Ne saurait lui fournir un Amant comme lui :

Il a pour exprimer ce qu’il sent, ce qu’il pense

De la bouche et des yeux la plus tendre éloquence.

Si l’on voit à la guerre au milieu des combats

La terreur et la mort accompagner ses pas,

Si Mars lui tient toujours ses palmes toutes prêtes,

En amour, l’amour même a soin de ses conquêtes ;

Il conduit tous ses pas, et prête à ses désirs,

Les charmes les plus doux, les grâces, les plaisirs,

Les jeux les plus galants, la pompe des spectacles,

Les prodiges de l’art, le secours des miracles,

Et parmi des objets si pompeux et si doux,

Lui-même est le plus grand et le plus beau de tous.

Mais aussi parmi nous tu sais comme on le nomme,

Tu sais que Marius paraît aux yeux de Rome

Un Héros dans la Paix comme dans les hasards,

Dans l’un fils de Venus, dans l’autre fils de Mars.

SABINE.

C’est là de Marius l’image véritable ;

Mais en trouverez-vous qui lui soit comparable ?

Est-il quelque Romain qui lui put être égal ?

CÉCILIE.

Avant que d’en juger connais mieux son Rival.

Pour t’en faire un portrait juste et qui lui ressemble,

Mets la gloire elle-même et la grandeur ensemble,

Figure-toi, Sabine, au destin élevé,

Un cœur grand, en un mot, un Héros achevé.

Regarde le marcher sur les brillantes traces

Sur les pas triomphants, des Metelles, des Crasses,

Des Pauls Émiliens, des fameux Scipions,

Et rassemble en un seul l’éclat de ces grands noms.

Ne cherche point en lui l’amoureuse tendresse,

Que j’aime en Marius et qu’il nomme faiblesse :

La gloire toute seule attache ses désirs,

Et si son cœur pour moi pousse quelque soupirs,

Il croit que Cécilie est entre les Romaines,

Ce qu’est Sylla mon père entre nos Capitaines,

Et que tout grand qu’il est, sans ma possession

Il manque quelque chose à son ambition.

SABINE.

À ces traits, dont je vois que votre âme est frappée,

Il n’est pas malaisé de connaître Pompée :

Mais dans ce grand Héros où brillent tant d’appas,

Tout manque selon moi, quand l’amour n’en est pas.

CÉCILIE.

Ah ! que tu connais mal le goût des grandes âmes.

Cette façon d’aimer produit bien d’autres flammes.

Quand un illustre Amant se fait de notre cœur

Un secours à sa gloire, une aide à sa grandeur,

L’amour propre ébloui d’une si haute estime

Se flatte et s’applaudit d’un mérite sublime,

Et nous fait bien sentir qu’aux grands cœurs comme nous

Le plaisir de la gloire est le plus grand de tous.

SABINE.

Ainsi cet autre Amant si charmant et si tendre...

CÉCILIE.

Ah ! Sabine, il n’est pas aisé de s’en défendre,

Et de quelques honneurs, dont un cœur soit jaloux,

Être aimé tendrement est un plaisir bien doux :

Mais contre Marius le courroux de mon père

Laissait-il quelque espoir à ce choix téméraire ?

Les plus tendres amours avec tous leurs appas

Allument peu de flamme où l’espoir ne luit pas ;

C’est à ses doux rayons que mes feux s’allumèrent ;

C’est pour le plus heureux que mes vœux se formèrent,

Et mon cœur à Pompée était mal assuré,

Si pour son cher Rival mon cœur eut espéré.

SABINE.

Mais Sylla voudra-t-il que choisissant vous-même...

CÉCILIE.

Non, non, c’est par son choix que Sylla veut que j’aime.

L’espoir de mon hymen flatte ses courtisans,

Et lui fait tous les jours de nouveaux partisans.

Esclave malgré moi de cette politique

Mon cœur aime en secret, sans que mon feu s’explique,

Et se cache à Pompée avec tant de rigueur,

Qu’il m’en pourra coûter la perte de son cœur.

Mais pourquoi s’amuser à d’inutiles plaintes,

Pour cacher à mon cœur ses véritables craintes ?

Peut-être Marius attaque en ce moment,

Peut-être il fait périr mon père ou mon Amant :

Peut-être que lui-même expire sous leurs armes.

L’un et l’autre demande et mon cœur et mes larmes,

L’un brigue ma pitié quand l’autre a mon amour,

L’un m’a fait souvenir qu’il m’a sauvé le jour ;

Mais si je dois la vie à son amour extrême,

Qu’est-ce enfin que la vie en perdant ce qu’on aime ?

Pardonnez-moi, grands Dieux, le trouble de mon cœur,

Mon père devrait seul occuper ma douleur.

Va du haut de la tour, va voir ce qui se passe,

Va voir, Marcelle, à qui le sort veut faire grâce,

Tandis que dans mon cœur mon père et deux Amants

Semblent se disputer mes tendres sentiments.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CÉCILIE, MAXIME, SABINE

 

CÉCILIE.

Maxime, je sais tout ; cent messagers fidèles

N’ont que trop annoncé ces funestes nouvelles.

Marius a vaincu ; mais après ce bonheur

Il devait pour le moins respecter ma douleur.

Tu viens donc de sa part me vanter sa victoire,

Tu viens me reprocher notre honte et sa gloire ;

Retracer à mes yeux le spectacle inhumain

Du Romain tout sanglant du meurtre du Romain.

MAXIME.

Non, Madame, et je viens seulement pour vous dire,

Que parmi tant de morts votre père respire,

Qu’étant à même temps et défait et vainqueur...

CÉCILIE.

Est-ce ainsi que tu viens consoler ma douleur ?

Dis-moi, dis-moi plutôt par quel honteux caprice,

Le sort traite mon père avec tant d’injustice,

Un Camp victorieux formé de Légions,

Qui furent la terreur de tant de Nations,

Cède à de vils Soldats ramassez dans Préneste ?

MAXIME.

N’imputez point au sort un succès si funeste.

Si notre jeune Maître a du moins une fois

Vaincu le grand Sylla, vainqueur de tant de Rois,

Si son bras a forcé d’invincibles obstacles

L’amour au désespoir a fait tous ces miracles.

Admirez cet amour. Plein d’un soupçon jaloux,

Qui se fait un Rival qu’il croit aimé de vous,

Il demande par tout l’Amant de Cécilie,

Le cherche dans le Camp, le brave, le défie,

Et n’en voyant aucun qui s’ose présenter,

Il se voit sûr de vaincre et de vous mériter.

Mais apprenez aussi malgré tant de colère,

Ce que ce même amour a fait pour votre père.

Sylla voyant les siens étonnés ou vaincus

Ou combattre en désordre ou ne résister plus,

Court avec tant d’ardeur, pour porter sa présence

Aux lieux où le besoin appelle sa vaillance,

Que son cheval s’abat, et pour dernier malheur

Lui-même à même temps tombe aux pieds du vainqueur.

Je vois d’abord cent bras se lever sur sa tête :

Mais d’un ton menaçant Marius les arrête,

Et relevant Sylla, rends grâce à mon amour,

Lui dit-il, c’est lui seul qui t’a sauvé le jour.

Le fier Sylla honteux de lui devoir la vie

Des mains de Marius s’arrache avec furie.

Marius, qui le veut vaincre sans le frapper,

Par crainte ou par respect tâche à l’envelopper,

Quand un gros d’ennemis le joint et le dégage.

Il remonte à cheval, reprend quelque avantage,

Et si le nombre enfin n’eut lassé sa valeur,

Sa valeur indignée eut vengé son malheur :

Mais voyant par les siens son attente trompée...

CÉCILIE.

Eh ! que faisait alors l’infidèle Pompée ?

Au secours de Sylla devait-il pas courir,

Et l’ingrat n’a-t-il su ni vaincre ni mourir ?

MAXIME.

Ah ! Madame, épargnez l’honneur de ce grand homme,

Jugez mieux aujourd’hui du défenseur de Rome :

C’est contre l’étranger qu’il vous sert maintenant

Dans ses murs où Sylla l’a fait son Lieutenant.

CÉCILIE, bas.

Quoi Pompée est dans Rome ! Ah la joie est extrême,

Sabine, de pouvoir excuser ce qu’on aime.

MAXIME.

Apprenez tout. Sylla qui doute dans son cœur

Que Sylla puisse vivre et n’être pas vainqueur,

Ramasse ses amis dans ce débris funeste,

Et se montre si fier de l’espoir qui lui reste,

Que Marius qui craint de perdre ses lauriers,

Rappelle du combat ses plus ardents guerriers,

Et par cette prudente et modeste retraite

D’un ennemi qu’il aime, honore la défaite.

Mais il vient.

 

 

Scène II

 

MARIUS, CÉCILIE, SABINE

 

MARIUS.

Pardonnez si je montre à vos yeux

Pour un faible succès un front victorieux.

Quand je dois soupirer du bonheur de mes armes,

D’avoir à ces beaux yeux fait répandre des larmes,

Quand je devrais trembler de crainte à leur aspect,

Vous voyez quelle joie échappe à mon respect.

CÉCILIE.

Cette joie est l’effet d’une grande victoire,

Et sied bien sur un front où brille tant de gloire.

MARIUS.

Non, Madame, ma joie est le fruit de la paix,

Qui va finir la guerre et remplir nos souhaits.

Sylla qui vient de prendre et donner des otages

Pressé par d’autres soins, cède à nos avantages.

Bien plus ses Députés ont des ordres secrets

De sacrifier tout aux communs intérêts,

De ne rien ménager pour voir la paix conclue,

Les Romains réunis, et Rome secourue.

Mais ce n’est pas assez, ce que j’attends de vous

Me livre tout entier à des transports si doux.

Pardonnez cette erreur à l’orgueil de ma flamme :

Je sens un doux espoir s’élever en mon âme,

Quand cherchant dans le Camp l’objet de ma fureur

Ce Rival trop heureux, qui m’ôte votre cœur,

Nul ne s’est présenté digne de tant de gloire,

Nul n’a presque un moment balancé la victoire,

Et qu’ainsi mon amour se promet d’emporter

Un cœur que mon Rival ne saurait mériter.

C’est de quoi s’applaudit un Amant misérable,

Qui pour se faire un sort un peu plus favorable,

Tâche de s’épargner les tourments d’un jaloux,

Et croit n’avoir plus rien à combattre que vous.

Voila toute ma joie.

CÉCILIE.

Ainsi vous osez croire,

Que j’ai pu faire un choix, qui fait tort à ma gloire :

Vous pouviez m’épargner un si cruel affront,

Et voyant un succès trop facile et trop prompt,

Vous deviez présumer qu’en ce malheur extrême

Il n’est dans tout le Camp aucun Romain que j’aime,

Et que si quelque Amant pour moi s’était armé

Peut-être il eut vaincu, si je l’avais aimé.

Ne croirez-vous jamais, Seigneur, que votre flamme ?

Sera-t-elle toujours Maîtresse de votre âme ?

Par ses mauvais conseils nous verrons nous toujours

Sans espoir de la paix, et Rome sans secours ?

Peut-on entre deux cœurs tout brûlants de vengeance

Entre vous et Sylla fonder quelque alliance,

De l’amour, de la paix le plus sacré lien,

Peut-il jamais unir votre sang et le mien ?

MARIUS.

Ah ! ne m’opposez plus la haine de nos pères :

Vos secrètes raisons me sont bien plus contraires,

Et je ne puis enfin perdre un si doux espoir,

Si vous ne vous servez de tout votre pouvoir.

La paix comme mon cœur est en votre puissance

Vous pouvez l’obtenir de mon obéissance ;

Mais si vous m’en laissez disposer en ce jour,

Je ne la donnerai jamais qu’à mon amour.

Ce n’est pas, puisqu’il faut enfin que je m’explique,

Et mêle à mon amour un peu de politique,

Que pour ce grand hymen je manque de raisons.

Une haine immortelle entre nos deux maisons

La fierté de Sylla qui peut tout entreprendre,

Me défendent la paix, si je ne suis son gendre.

Mais ces précautions sont bien peu de saison,

Quand je veux que l’amour soit toute ma raison.

CÉCILIE.

Ces ombrages, Seigneur, contre une paix sincère

Se doivent dissiper sur la foi de mon père.

Si ce n’est pas assez, venez-vous pas Seigneur,

De lui sauver la vie en généreux vainqueur ?

MARIUS.

Avec ces suretés n’ai-je plus rien à craindre ?

La fureur de Sylla se doit-elle contraindre ?

À moins d’un sacré nœud plus fort que son courroux,

Dois-je m’en assurer, et m’en reprendrez-vous ?

Dois-je vous immoler tous les soins de ma vie ?

Aimez-vous mon Rival avec tant de furie ?

Pardonnez si ce mot échappe à ma douleur,

Votre père me traite avec moins de rigueur :

Pour le prix de la paix vous ayant demandée,

Le superbe Sylla vous a presque accordée,

A presque en ma faveur oublié sa fierté,

Et vous avez repris l’orgueil qu’il a quitté,

Oui vous qui contre moi me vantiez sa puissance

Vous m’ôtez malgré lui cette faible espérance,

Au moins laissez parler ceux qui traitent l’accord :

Attendant un moment, qui va régler mon sort,

Permettez que j’espère, ou du moins que je doute.

Hélas ! ce n’est pas trop de vouloir qu’il en coûte

À ce cœur qui me hait la peine seulement,

De cacher à mes yeux votre haine un moment.

CÉCILIE.

Ah ! je ne vous hais point : mais quand je vois mon père

Vous flatter faiblement d’un bien imaginaire,

Je trouve plus cruel cet espoir d’un faux bien,

Que le tourment d’un cœur, qui n’espère plus rien.

Sylla verrait plutôt Rome sans assistance...

Mais quelqu’un vient ici, c’est Pison qui s’avance.

 

 

Scène III

 

MARIUS, CÉCILIE, PISON, MAXIME, SABINE

 

MARIUS.

He bien Pison. Sylla nous donne-t-il la paix ?

PISON.

Sylla rend aujourd’hui tous vos vœux satisfaits :

Nul accord n’a jamais avec si peu de peine

Ni dans si peu de temps étouffé tant de haine,

Et pour vous en donner le gage le plus doux,

En faveur de la paix Cécilie est à vous.

MARIUS.

Cécilie est à moi, faut-il que je le croie ?

Mon amour pourras-tu supporter tant de joie ?

Dieux, donnez-m’en la force. Est-ce trop se flatter

De croire cette paix, et d’oser l’accepter ?

PISON.

Si vous y consentez, Sylla viendra lui-même...

MARIUS.

Ah je consens à tout pour avoir ce que j’aime.

Retournez à Sylla, dites-lui qu’aujourd’hui

Il me fait partager sa fortune avec lui,

Que comme sa grandeur ma gloire est sans seconde,

Et qu’il jouisse en paix de l’Empire du monde.

CÉCILIE, bas.

Quoi jusques-là mon père abaisse sa fierté,

Sabine ?

MARIUS.

N’est-ce point une témérité

Madame d’accepter des mains de votre père

Un présent que vous seule avez droit de me faire ?

Ne vois je pas déjà cet air triste et confus

Cette sombre fierté m’expliquer vos refus ?

Pardonnez si ce cœur vient de faire paraître

Des transports, dont un cœur n’est pas toujours le maître.

Reçoit-on autrement l’offre d’un si grand bien ?

Un rayon d’espérance à qui n’espère rien

Peut produire une joie aveugle et téméraire :

J’en suis assez puni quand vous m’êtes contraire,

Et rien n’est si cruel, quand on voit tant d’appas,

Qu’un espoir qui nous charme, et qui ne vous plaît pas.

CÉCILIE.

Je ne le puis nier, vous voyez ma surprise.

Quoi qu’aux ordres d’un père entièrement soumise,

Je dois vous avouer, que j’ai quelque douleur

Que tout autre que moi dispose de mon cœur :

Quand je vous renvoyais au pouvoir de mon père

Pour ne pas me montrer à vos vœux trop contraire,

J’ai crû que son pouvoir consultant son courroux

Sans le secours du mien me sauverait de vous.

Mais enfin je vois bien que sa vertu l’emporte,

Que sa haine se rend, que Rome est la plus forte.

Puisque donc je ne puis m’empêcher d’obéir,

Votre amour voudra-t-il lui-même se trahir ?

Voudra-t-il me devoir à mon obéissance ?

Car enfin il est temps de rompre le silence.

Oui, Seigneur, j’aime ailleurs, et c’était justement

Que vous me soupçonniez d’aimer un autre Amant.

C’est ce secret amour qui combattait le votre,

Et puisqu’enfin le Ciel fit ce cœur pour un autre,

Vous pourrez vous résoudre à vouloir malgré lui...

MARIUS.

Cruelle en me montrant ce cœur aux mains d’autrui

Par ce fatal aveu vous voulez vous dédire,

Couvrir votre révolte, et m’i faire souscrire ;

C’est contre nos traitez votre dernier secours.

CÉCILIE.

Non m’en dût-il coûter le repos de mes jours.

Je suis à vous, Seigneur par un ordre suprême ;

Je dois tout à mon père, à l’État, à vous-même,

Et si mon feu secret échappe à ma pudeur,

Je devais ce secours aux troubles de mon cœur.

Mais puisque votre amour veut ce grand sacrifice,

Sans rien examiner il faut que j’obéisse.

Ce devoir est cruel, violent, inhumain ;

Mais on entreprend tout avec un cœur Romain.

MARIUS.

Hé pourquoi serez-vous victime volontaire

D’un vainqueur tout à vous et des ordres d’un père ?

Pourquoi vous imposer ce devoir inhumain ?

Que ne résistez-vous avec ce cœur Romain ?

Que ne vous faites-vous, sans peur de leur déplaire,

Un cœur indépendant, et de Rome et d’un père ?

Que n’armez-vous l’amour avec tout son pouvoir,

Cet amour plus puissant que tout autre devoir ?

Peut-être en vous voyant à ce Rival qu’on aime

Immoler fièrement la paix et Rome même,

Peut-être alors, Madame, à ce cœur révolté

Je pourrais opposer une égale fierté.

Mais las ! vous savez bien que votre obéissance

Forcerait doucement toute ma résistance,

Hélas ! vous savez bien que qui sait bien aimer

À de pareils efforts se laisse désarmer ;

Qu’étant le seul objet que mon amour contemple,

Je me dois faire honneur de suivre votre exemple,

Et qu’enfin pour vous plaire, et se vaincre à son tour,

L’amour même saurait triompher de l’amour.

CÉCILIE.

Ah ! Seigneur, jugez mieux de cette déférence

Que je dois toute entière à mon obéissance.

Quoi que souffre ce cœur qu’on force à se trahir,

Je n’ai d’autre dessein que celui d’obéir.

Vous savez ce que c’est que le pouvoir d’un père ;

Et puisque ce devoir vous semble trop sévère,

Rendez-le, s’il se peut plus facile et plus doux ;

Gardez tout votre amour quand je me donne à vous,

Et bien loin de combattre une flamme si belle,

Conservez-moi ce cœur toujours tendre et fidèle :

Que je me puisse dire, en voyant tant d’ardeur

Marius m’aime trop pour n’avoir pas mon cœur,

Et si d’un autre Amant mon âme fut charmée,

Je l’aime trop peut-être, et j’en suis moins aimée.

C’est ainsi que je puis me consoler un peu

Du malheur de ma flamme auprès d’un si beau feu,

Et répondre à mon cœur en acceptant le votre,

Qu’il serait trop heureux, s’il n’en aimait un autre.

MARIUS.

Voyant tout mon amour, vous pouvez présumer

Que ce n’est pas mon cœur qui se défend d’aimer.

Quand il combat pour vous une tendresse extrême,

C’est alors seulement qu’il est vrai qu’il vous aime :

Car enfin est-ce aimer de vouloir ces appas

Et d’accepter un cœur qui ne se donne pas ?

Que mon sort est étrange, et que je suis à plaindre !

À l’offre qu’on me fait je voulais vous contraindre,

Mon amour ne pouvant vous obtenir de vous,

J’ai suivi les transports d’un désespoir jaloux,

J’ai cherché mon Rival, j’ai défendu Préneste,

J’ai mis Rome en péril, et vous savez le reste ;

J’ai vaincu Sylla même, et fléchi son courroux,

J’ai fait tout ces efforts pour vous et contre vous.

Cependant, quand Sylla m’offre tout ce que j’aime,

Quand je vois son présent avoué de lui même

Tout tremblant de respect, mon cœur n’ose abuser

D’un généreux aveu qui pourrait m’excuser.

L’ordre de votre père et toute sa puissance

Doivent-ils m’arracher à mon obéissance ?

S’il est votre tyran, dois-je l’être à mon tour ?

Et s’il est sans pitié, dois-je être sans amour ?

Vois Sylla de ma part Maxime, et va lui dire

Que je souscris sans peine à la paix qu’il désire ;

Que de l’honneur qu’il m’offre étant trop satisfait,

Je dois pour m’acquitter lui rendre son bienfait ;

Que puisqu’en ma faveur il s’est vaincu lui-même

Je dois en sa faveur vaincre un amour extrême.

Di lui que quand je vois l’effort qu’il fait pour moi

Pour toute sûreté je ne veux que sa foi ;

Que je livre en ses mains moi, mes troupes, Préneste,

Rang, dignité, puissance, et tout ce qui me reste,

Et que pour servir Rome, et venger son malheur

Mon cœur brûle d’aller seconder sa valeur.

CÉCILIE.

Non, non Maxime arrête, et connais mieux mon père :

Garde-toi contre moi d’allumer sa colère,

Il pourrait soupçonner que son ordre est trahi,

Et que mon cœur rebelle aurait mal obéi ;

Il croirait qu’abusant de ce pouvoir suprême

Qu’un généreux Amant me donne sur lui-même,

Je m’oppose à son ordre, et suis un autre choix.

Va, dis-lui que je veux me soumettre à ses lois ;

Sur tout ce qu’il a dit, garde un profond silence.

Mais répons à Sylla de mon obéissance,

Et dis-lui que mon cœur assuré de sa foi

Lui répond de ton Maître aussi bien que de moi.

Maxime sort.

MARIUS.

Quoi vous obéirez.

CÉCILIE.

Oui, Seigneur.

MARIUS.

Ah ! Madame.

Savez-vous quels tourments se prépare votre âme ?

Madame savez-vous qu’on a vu plus d’un cœur

Pour de pareils efforts expirer de douleur ?

Ah ! si vous ignorez les maux qu’il vous faut craindre,

Ou si vous le savez sans vouloir vous en plaindre,

Si par pitié pour moi, vous dévorez vos pleurs,

En sentirai-je moins vos secrètes douleurs ?

Toujours auprès de vous, vous verrai-je sans cesse

Par mille horreurs pour moi venger votre tendresse

Tourner ailleurs vos vœux quand j’aurai votre foi,

Et pousser des soupirs qui ne sont pas pour moi ?

Quand un cruel devoir me livre tous vos charmes

Mon Rival en secret aura toutes vos larmes,

Aura ce que le cœur peut donner de plus doux,

Et tout ce qui dépend de l’amour et de vous.

CÉCILIE.

Seigneur ne craignez rien d’une juste tendresse

Dont la raison toujours doit être la maîtresse.

D’un feu qui vous déplaît ne vous laissant rien voir,

Vous prendrez pour amour les soins de mon devoir,

Ce devoir plein de zèle à l’amour si semblable

Se changera bientôt en amour véritable :

Au moins je le souhaite, et l’on doit présumer

Que c’est aimer déjà que de vouloir aimer

Ha ! Si l’amour mutuel entre les belles âmes,

Du flambeau de l’hymen doit allumer les flammes,

Pour le commun bonheur j’espère qu’à son tour

L’hymen allumera les flammes de l’amour.

MARIUS.

Vous l’espérez, Madame, et l’oserai-je croire ?

Ha ! si vous l’espérez, c’est assez pour ma gloire.

C’est assez si je puis plein d’un espoir si doux

Me rendre quelque jour un peu digne de vous.

Pour acquérir enfin une gloire si grande,

Ne songeons qu’au secours que Rome nous demande.

Reine de l’univers, Rome excuse un Amant

Qui t’a du préférer un objet si charmant,

Sylla vient d’accorder mon zèle et ma tendresse,

Ma flamme et mon devoir, Rome avec ma Maîtresse :

Mais sans plus différer allons le recevoir ;

Et de sa propre bouche apprendre mon espoir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SYLLA, MARIUS, CÉCILIE, SUITE

 

MARIUS.

Des mains du grand Sylla recevoir Cécilie ?

SYLLA.

Je devrais plus encore, à qui je dois la vie,

Mais n’ayant rien, qui soit plus cher à votre amour...

MARIUS.

Ah ! j’atteste les Dieux témoins de ce grand jour,

Qu’après cette faveur, qui me comble de gloire,

Tous nos malheurs passez sortent de ma mémoire,

Et que des nœuds si beaux vont former une paix,

Que la haine du sang ne troublera jamais.

SYLLA.

Ah ! de ces mêmes Dieux j’atteste la puissance,

Que rien de cet hymen ne rompra l’alliance ;

Que malgré nos malheurs, la paix et nos serments

Étouffent pour jamais tous nos ressentiments.

Permettez seulement, que cette grande Fête

Cède aux glorieux soins du combat qui s’apprête :

Il faut secourir Rome ; il faut qu’un prompt retour

Y puisse avec éclat couronner votre amour,

Et qu’un hymen pompeux remplisse votre attente

Aux yeux de toute Rome et libre et triomphante.

MARIUS.

Rome est-elle Seigneur en un si grand danger,

Qu’il faille...

SYLLA.

Ce secours ne se peut négliger.

Entre Préneste et Rome il est si peu d’espace,

Qu’on peut à tout moment savoir ce qui s’y passe.

J’ai donc su que Pompée instruit de notre accord,

Veut contre l’ennemi faire un dernier effort.

Menons à son secours mon armée et la votre,

Et sous votre pouvoir unissons l’une et l’autre.

MARIUS.

C’est à vous qu’appartient tout le commandement.

SYLLA.

Vous rendez cet honneur à l’âge seulement.

MARIUS.

Oui, lorsque, comme vous on conte ses années

Par de fameux combats, et d’illustres journées.

SYLLA.

Nous pourrons partager nos soins et nos emplois.

MARIUS.

La victoire par tout a suivi vos exploits,

Et ce dernier succès que la fortune lasse,

Vous ôte par caprice, et me donne par grâce,

Vous laisse tout entier le grand nom de vainqueur,

Avec tout son pouvoir, et toute sa splendeur.

Je vais donc commencer par mon obéissance,

À reconnaître en vous la suprême puissance

Y soumettre la mienne, et sans plus différer,

Sous vos ordres, Seigneur, je vais tout préparer.

 

 

Scène II

 

SYLLA, CÉCILIE, PISON

 

SYLLA, bas.

Comprends-tu bien l’effort que je viens de me faire,

Fortune, en contraignant ma haine et ma colère :

Je ne puis oublier ce que tu fis pour moi,

Mais tu m’ôtes enfin plus que je ne le dois,

Et si de tes faveurs je tiens quelque avantage,

Tu perds tous tes bienfaits par ce dernier outrage.

Ah ! ma fille, à travers toute ta fermeté,

Je connais de quels soins ton cœur est agité :

Quand je te donne au fils d’un mortel adversaire,

Tu frémis dans ton cœur des ordres de ton père.

CÉCILIE.

Le jeune Marius ne tient rien de son sang

Que la splendeur du nom et la gloire du rang.

SYLLA.

Que ne te dis-je point pour cette déférence ?

Mais pour voir tout le prix de ton obéissance,

Sache que Marius t’obtiendra malgré moi,

Quand Pompée, à qui seul j’avais voué ta foi...

CÉCILIE.

C’est donc Pompée à qui vous m’aviez destinée.

SYLLA.

Oui, je te le destinais à ce grand hyménée.

Tu soupires, ma fille.

CÉCILIE.

Oui, je soupire, hélas !

Puis-je l’aimer, le perdre, et n’en soupirer pas ?

Pardonnez cet aveu, ma faute est excusable,

Si j’aimai sans votre ordre un Héros trop aimable :

Je le puis avouer ; quand pour mon châtiment

L’injustice du sort m’ôte un si digne Amant.

SYLLA.

Ah ! qu’il nous coûte cher d’affermir ta puissance.

Rome ! il faut t’immoler sa flamme et ma vengeance,

Et nous devons tous deux, de peur de te trahir,

Perdre la liberté d’aimer et de haïr.

Tâche par mon exemple à te vaincre toi-même :

C’est un puissant effort de perdre ce qu’on aime,

Mais au rang où je suis dompter tout son courroux,

Triompher de sa haine est le plus grand de tous.

CÉCILIE.

Ce qu’a fait Marius en vous cédant Préneste,

Après une victoire à Rome si funeste,

Vaut bien qu’en sa faveur nous fassions quelque effort :

Encore ai-je un peu moins à me plaindre du sort :

Si c’est un mal de voir ma tendresse trompée,

S’il m’eut été plus doux de vivre avec Pompée,

Du moins en Marius je rencontre un époux,

Digne de Cécilie, et de Rome et de vous.

 

 

Scène III

 

SYLLA, CÉCILIE, OCTAVE

 

OCTAVE.

Seigneur. Pompée arrive, et le bruit de sa gloire

Dja de toutes parts annonce sa victoire ;

Cent Messagers hâtez de nous faire savoir...

SYLLA.

Ô succès surprenant ? qu’on l’aille recevoir,

Que l’on n’épargne rien pour rendre à ce grand homme,

Quelque essai des honneurs qu’il recevra dans Rome.

Ma fille, quel bonheur ! mais quel ennui secret

M’a fait voir que ton cœur ne l’apprend qu’à regret ?

CÉCILIE.

Quand je perdais Pompée avant cette victoire,

Marius consolait mon amour et ma gloire ;

Mais, Seigneur, je ne puis sans un peu de douleur

Apprendre la victoire, et perdre le vainqueur.

SYLLA.

Va, tu ne perdras rien ; nous n’avons rien à craindre,

Ma fille, nous pouvons cesser de nous contraindre.

Ce glorieux succès va dégager ma foi,

Et me rend la douceur de disposer de toi.

CÉCILIE.

Quoi, trahir Marius, cet Amant si fidèle ?

SYLLA.

C’en est fait, Rome est libre, et je le suis comme elle.

Toutefois pour pouvoir agir plus sûrement,

Dispose Marius à ce grand changement :

Sans lui parler de moi ni de mon inconstance,

Dis-lui ce que ton cœur se fait de violence,

Qu’ayant un autre Amant, il est trop généreux,

Pour vouloir malgré toi rompre de si beaux nœuds,

Et lui faisant valoir une flamme si belle,

Épargne-moi l’affront de paraître infidèle.

CÉCILIE.

Mais s’il faut de Pompée essuyer un refus ;

Car, enfin, s’il m’aimait, il peut ne m’aimer plus.

Quand par respect pour vous je lui cachais ma flamme,

L’orgueil que j’affectais a passé dans son âme

Et peut-être, Seigneur, qu’en le traitant si mal...

SYLLA.

Pour ne rien hasarder, ménageons son Rival.

Je veux sonder Pompée avant que je m’explique.

Toi près de Marius cache ma politique ;

S’il faut rompre avec lui ; sauve par ces moyens

L’honneur de ma parole et du rang que je tiens.

Comme enfin Marius doit céder à Pompée,

Fais qu’on t’impute tout, si sa flamme est trompée.

CÉCILIE.

Vous voulez donc, Seigneur, qu’en lui manquant de foi,

La honte du forfait tombe toute sur moi.

SYLLA.

Donne m’en le prétexte injuste ou légitime ;

C’est tout ce que je veux, je me charge du crime.

CÉCILIE.

Il faudra donc toujours au gré de vos désirs,

Pousser, ou retenir, ou changer mes soupirs.

À qui faut-il, enfin que mon cœur s’abandonne ?

Attendra-t-il toujours que votre ordre le donne ?

SYLLA.

Admire le destin et le prix de ton cœur ;

Il est né pour servir ma gloire et ma grandeur.

Remplis ce beau destin, n’aime, ne hait, n’espère,

Qu’autant qu’à ma grandeur il sera nécessaire.

CÉCILIE.

Quoi, Seigneur...

SYLLA.

Laisse-nous ; fais ce que je t’ai dit.

Des soins plus importants occupent mon esprit.

 

 

Scène IV

 

SYLLA, PISON

 

SYLLA.

Fidèle compagnon des travaux d’une guerre,

Qui m’a presque assuré l’empire de la terre,

Cher Pison, dont le zèle avec tant de chaleur

A dans tous mes succès secondé mon bonheur,

C’est à tes yeux, enfin qu’il faut que je déploie

Tout l’espoir de ma haine et ma secrète joie.

Mes fureurs n’ont osé contre mon ennemi

Aux yeux de Cécilie éclater qu’à demi.

Sa vertu me fait peine, et ce n’est qu’à sa vue

Que mon cœur veut forcer toute sa retenue.

La fortune, Pison, par ses derniers bienfaits,

Va briser tous les fers d’une honteuse paix,

Qui forçant mon orgueil dans le fonds de mon âme,

Allait à ma maison joindre une race infâme ;

Je puis l’en séparer, et d’un indigne sang

Racheter par sa mort la gloire de mon rang.

PISON.

Vous perdre, Marius, qui se croit votre gendre ?

Vous qui lui témoignez l’amitié la plus tendre ?

Vous, qui dans le combat sauvé par son secours...

SYLLA.

C’est ce bienfait, qui fait l’opprobre de mes jours :

Mon cœur n’en sent que trop la honte insupportable,

Et gémit sous le poids d’un bienfait qui l’accable.

C’est là le désespoir de mon orgueil confus,

De devoir quelque chose au fils de Marius

Au sang d’un si barbare et d’un si méchant homme ;

J’en hais ma grandeur même, et j’en veux mal à Rome,

D’avoir forcé ma haine à des remerciements,

Et changé mes fureurs en des embrassements.

J’avouerai qu’autrefois mon âme ambitieuse

Par une complaisance et superbe et flatteuse,

Commença ma fortune, et la sut achever ;

Je m’abaissais alors afin de m’élever ;

J’oubliai sans rougir le sang qui m’a fait naître ;

Voulant le devenir, je me fis plus d’un maître ;

Je surpris la faveur des petits et des grands,

Et marchant en secret sur les pas des Tyrans,

Par une ambitieuse et sage déférence

Je montai par degrés à la toute-puissance.

Mais quand je vois qu’il faut du haut de ma grandeur

Descendre à Marius et flatter son bonheur,

Je sens cette grandeur, heureuse indépendante,

En devenir jalouse, ingrate et violente,

Et près d’un ennemi, je rougis, quand je vois,

Que son bienfaits le met un peu plus haut que moi.

PISON.

Quoi, Seigneur, sa vertu, son bienfait vous offense.

Mais sans parler d’honneur ni de reconnaissance,

Vos serments peuvent-ils se rompre impunément ?

SYLLA.

Les serments arrachez nous lient faiblement.

Quand je jurais aux Dieux une indigne alliance,

En secret à ces Dieux je jurais ma vengeance,

Et tous ces faux serments que j’ai fait à tes yeux,

Étaient pour les mortels, et non pas pour les Dieux.

La fortune et l’amour, quand ils font des parjures,

Ne font à Jupiter que de faibles injures,

Et ce Dieu que l’on fait le vengeur du serment

Absout l’ambitieux aussi bien que l’Amant.

Si ces sortes de crimes occupent son tonnerre,

Tout son temps se perdrait à foudroyer la terre,

Et consumant ses traits sur l’infidélité

Tous les autres forfaits seraient en sûreté.

Ce n’est pas qu’il ne faille en déguiser le crime ;

En repousser la honte, et sauver son estime.

Ma fille offre un prétexte à ce manque de foi,

Et m’épargne l’horreur qui tomberait sur moi.

PISON.

Si le respect des Dieux n’est pour vous que faiblesse,

Le généreux Pompée aura-t-il la bassesse

De s’entendre avec vous pour trahir Marius ?

SYLLA.

Pompée aime la gloire, et voyant ses vertus,

J’ai besoin d’un peu d’art pour surprendre son âme,

Sa jeunesse ayant moins de clarté que de flamme,

Se peut laisser gagner par un éclat trompeur,

Embrasser un fantôme en courant à l’honneur,

Se laisser éblouir d’une haute espérance,

Et confondre la gloire avec sa ressemblance.

PISON.

Pompée a de l’esprit, autant qu’il a du cœur.

SYLLA.

Pompée aime ma fille, ou du moins sa grandeur.

La mienne indépendante, et peut être importune,

Tient captifs malgré lui son cœur et sa fortune.

Car enfin, quel qu’il soit, ambitieux, Amant,

L’espoir de ma faveur l’attache également.

Pour le faire en aveugle entrer dans ma famille,

Et courir sans scrupule à l’hymen de ma fille,

Je veux, (et ce dessein possède tout mon cœur)

Rétablir hautement le rang de Dictateur :

J’en veux faire revivre et le nom et la gloire,

Quelque horreur, que dans Rome ait laissé sa mémoire.

Je renonce à jamais au Consulat Romain,

Qui divise ou confond le pouvoir souverain.

Deux chefs associez tous deux cessent de l’être,

Et l’un et l’autre enfin n’est ni Sujet ni Maître.

Il vient.

 

 

Scène V

 

SYLLA, POMPÉE, PISON, SUITE

 

SYLLA, continue.

Peut-on jamais, Seigneur, d’assez de gloire,

D’un triomphe assez beau payer votre victoire ?

Digne Héros issu du plus beau sang Romain ?

POMPÉE.

Rome et votre fortune ont vaincu par ma main.

SYLLA.

Mais un si grand succès ne saurait se comprendre.

POMPÉE.

Le bruit de votre paix m’a fait tout entreprendre :

Voyant Rome en péril vous forcer d’accorder

Le prix que Marius osait vous demander,

Pour prévenir ce coup, toute notre jeunesse

Malgré l’effroi de Rome, et malgré sa faiblesse,

Fond sur les ennemis avec tant de vigueur,

Que presque sans combat j’en deviens le vainqueur.

Chacun pour Cécilie à l’envi plein de zèle,

Semble combattre moins pour Rome que pour elle ;

Je ne vous dirai point les noms de ces guerriers,

Qui disputaient entr’eux les plus dignes lauriers :

Je dois bien moins songer à vous vanter leur gloire,

Qu’à demander pour eux le prix de leur victoire.

Rome est libre, il suffit, et libre par nos mains :

Mais quel sera le prix de nos braves Romains ?

Ils ont vaincu, Seigneur, mais votre paix est faite ;

Marius seul obtient ce que chacun souhaite ;

Un ennemi triomphe et de Rome et de nous,

Quand nous venons de vaincre et pour Rome et pour vous.

SYLLA.

Seigneur, cette obligeante et noble jalousie

Que nos illustres Chefs font voir pour Cécilie,

Ce zèle généreux, qui nous fait tant d’honneur,

M’a fait ouïr leur plainte avec quelque douceur.

Vous pouviez toutefois m’excuser sans vous plaindre,

Et sachant ce que souffre un cœur à se contraindre,

Le mien pouvait du votre attendre justement

Plus de compassion que de ressentiment.

POMPÉE.

Comme je ne vois rien qui vous puisse contraindre,

Je ne vois rien aussi qui m’oblige à vous plaindre.

Rome était en péril, je l’avouerai, Seigneur,

Mais, quand par votre choix j’en suis le défenseur,

Vous pouviez présumer que j’en rendrais bon conte,

Sans presser une paix, qui nous couvre de honte.

Vous savez quel espoir flattait tous vos amis :

Mais j’ai tort de me plaindre, et tout vous est permis.

SYLLA.

Non, vous aurez raison de vous plaindre sans cesse

D’une paix que j’ai faite avec trop de faiblesse,

D’une paix qui m’outrage, et qui vous a trahi,

En faveur d’un Rival, et d’un Rival haï.

Mais pour vous contenter, réglez sa destinée,

Par vos conseils j’achève ou romps son hyménée ;

Quoi que vous choisissiez, je m’abandonne à vous ;

Sa perte ou son hymen tout me semblera doux.

Que si quelque scrupule embarrasse votre âme,

Vous pourrez consulter l’objet de votre flamme,

Tandis que pour ma gloire et pour votre bonheur

Je m’en vais prendre au Camp le nom de Dictateur.

POMPÉE.

Le nom de Dictateur ?

SYLLA.

Quoi ce nom vous étonne ?

POMPÉE.

Non, puisque vous avez tout le pouvoir qu’il donne,

Et lors que Marius s’unit à votre sang,

Nul ne peut désormais vous disputer ce rang.

SYLLA.

Ainsi, si Marius ne devient pas mon gendre,

On me peut disputer le nom que je veux prendre.

Et pour le conserver c’est l’unique moyen :

C’est votre sentiment, si je vous entends bien.

Ou je m’explique mal, ou je ne puis comprendre.

Qu’on réponde si mal à ce qu’on doit entendre :

Cécilie et l’amour vous ouvriront les yeux,

Allez la voir, Seigneur, et vous m’entendrez mieux.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

POMPÉE, MARCELLE

 

MARCELLE.

Tous vos discours, Seigneur, me font assez comprendre,

Qu’au lieu de Marius Sylla vous veut pour gendre.

POMPÉE.

Vois quelle trahison on exige de moi.

Dis-moi, toi qui par tout m’as signalé ta foi,

Toi qui sais ce que peut ton illustre Maîtresse,

Dois-je à tant de mérite exposer ma faiblesse ?

Puis-je la voir Marcelle et faire mon devoir ?

MARCELLE.

Vous pouvez-vous, Seigneur, dispenser de la voir ?

POMPÉE.

Voyons là, comme elle est aussi fière que belle,

Son orgueil et le mien se défendront contr’elle.

MARCELLE.

Vous la verrez bientôt, elle va revenir,

Son père l’a mandée, et veut l’entretenir.

POMPÉE.

Cependant, vois quel est le trouble de mon âme

Et quelles lâchetés on impose à ma flamme.

L’hymen de Cécilie, est tout ce que je veux,

L’espoir de l’acquérir alluma tous mes feux.

Dans les troubles de Rome, on m’a vu pour lui plaire

Quitter tous les partis pour celui de son père ;

J’ai vaincu l’ennemi, sans qui Rome aux abois

Allait perdre en un jour le fruit de tant d’exploits,

Et même j’ai vaincu, pardon chère patrie,

Peut-être seulement pour gagner Cécilie.

Cependant, tu vois bien que pour avoir sa main,

Il faut trahir moi-même un illustre Romain ;

Cécilie est le prix de ce projet infâme.

Cette affreuse pensée éteint toute ma flamme,

Et je ne sens plus rien que l’horreur seulement

De me voir soupçonné d’aimer si lâchement.

Plus d’amour, plus d’espoir, si par la perfidie

Les Dieux veulent unir Pompée et Cécilie.

MARCELLE.

Quand il s’agit d’amour, dans un si jeune cœur,

Le devoir règne-t-il avec tant de rigueur ?

Un peu moins de scrupule avec tant de jeunesse,

Un peu moins de vertu serait-ce une faiblesse ?

POMPÉE.

Mon cœur n’en a que trop Marcelle, et je sens bien,

Qu’auprès de Cécilie il ne répond de rien.

Je sais trop le pouvoir de la beauté que j’aime,

J’en ai presque oublié Rome et la gloire même :

Sylla par mon aveu se nomme Dictateur,

Il en avait le rang, mais le nom fait horreur :

Cependant l’intérêt d’une beauté si chère

M’a radouci ce nom en faveur de son père.

Sylla qui de ses yeux connaît tout le pouvoir

Pour tenter ma vertu m’ordonne de la voir :

Nous la verrons plus douce, et feignant qu’elle m’aime,

Pour contenter Sylla se trahir elle-même.

MARCELLE.

Non, lorsque Cécilie a devant Marius

Par l’ordre de son père expliqué ses refus,

Je sais...mais elle passe, et vient de chez son père.

POMPÉE.

Vois quel trésor m’arrache un pouvoir trop sévère.

Dois-je arrêter ? fuyons.

 

 

Scène II

 

CÉCILIE, POMPÉE, SUITE

 

CÉCILIE.

Vous me fuyez, Seigneur :

Non, non, ne craignez plus cette injuste rigueur,

Qui contre mon dessein trompait votre espérance ;

Ce pouvoir qui forçait ma tendresse au silence,

Veut que par un aveu, qui n’est plus de saison,

De toutes mes rigueurs je vous fasse raison.

POMPÉE.

Après avoir cent fois rejeté mon hommage,

Attendiez-vous ce jour pour changer de langage ?

Pourquoi m’embarrasser par ces feintes douceurs,

Alors que j’ai besoin de toutes vos rigueurs ?

Alors que je ne veux que mépris et que haine ?

Hélas ; je le vois bien trop aimable inhumaine,

Sylla vous a fait part de cet ordre fatal,

Qui remet dans mes mains le sort de mon Rival.

Après m’avoir ôté toute mon espérance,

Votre fausse bonté veut m’ôter l’innocence,

Et me faisant trahir un Rival généreux

Me rendre criminel autant que malheureux.

CÉCILIE.

Mon discours méritait un sens plus favorable.

Ah ! Seigneur cet aveu n’est que trop véritable ;

Votre amour aujourd’hui ne doit plus s’abuser ;

Nos malheurs sont trop grands, pour vous rien déguiser.

Je vous aime, Seigneur, une vertu trop fière

Par l’ordre de Sylla vous cachait ce mystère,

D’un dehors affecté l’apparente froideur

Tenait ce feu couvert dans le fonds de mon cœur ;

Sylla qui voulait seul disposer de mon âme,

Aujourd’hui seulement laisse échapper ma flamme.

Et vous pouvez penser, Seigneur, qu’il m’est bien doux,

De ne vous plus cacher ce que je sens pour vous.

POMPÉE.

Quoi, vous m’aimez ? ô ! Dieux m’est-il permis de croire,

Quand je n’espère rien, tant d’heur et tant de gloire ?

CÉCILIE.

Que ces transports plairaient au beau feu que je sens,

Qu’ils seraient doux, Seigneur, s’ils étaient innocents !

Mais loin de s’applaudir d’un aveu légitime,

Songez-vous bien, Seigneur, qu’il vous demande un crime,

Que mon feu ne paraît que pour vous éblouir,

Et ne me donne à vous qu’afin de vous trahir.

Songez-vous bien qu’il faut que Marius périsse ;

Quand Sylla le trahit avec tant d’injustice,

Qu’est-ce qui désormais retiendra son courroux,

S’il ne respecte en lui le nom de mon Époux ?

Marius est perdu, s’il ne devient son gendre ;

Nous le verrons périr, sans le pouvoir défendre,

Et nous dire en mourant, ingrats, sans mon amour

Et le père et la fille auraient perdu le jour.

Vous aurez votre part d’un reproche si rude,

Si vous voulez jouir de mon ingratitude.

POMPÉE.

Oui, sans doute, excusez les transports d’un Amant ;

Aveuglé de l’espoir d’un aveu trop charmant,

J’oubliais les périls d’un Rival magnanime ;

Ravi de mon bonheur j’oubliais tout mon crime.

Ah ! s’il faut renoncer à tout ce que je vois,

Reprenez les bontés que vous avez pour moi,

Ah ! Madame, pourquoi rompre un heureux silence,

Qui de tant de périls sauvait mon innocence ?

Puis-je voir tant d’appas, puis-je les adorer,

Puis-je avec tant d’amour oser même espérer,

Et ne pas acheter l’espoir de tant de charmes,

Du sang de mon Rival, et de toutes ses larmes ?

CÉCILIE.

Mais quand la trahison s’apprête à l’accabler,

Voulez-vous...

POMPÉE.

Ah ! cessez de me faire trembler.

CÉCILIE.

Tout l’univers verrait son attente trompée,

Si l’amour corrompait la vertu de Pompée.

POMPÉE.

Hélas ! qui l’aurait crû que cet illustre jour

Brouillerait pour jamais ma gloire et mon amour !

Qui l’aurait crû qu’ayant l’aveu de votre père,

Que ne vous voyant plus à mes désirs contraire,

Je me plaindrais moi même aux yeux qui m’ont charmé,

Du glorieux bonheur d’aimer et d’être aimé !

Qui l’aurait jamais crû que la gloire elle-même

Qui me faisait aimer, m’ôterait ce que j’aime ?

CÉCILIE.

Ce devoir trop cruel n’en demeure pas là ;

Il expose Pompée aux fureurs de Sylla.

POMPÉE.

Et rien n’est si cruel, que d’exposer sa vie,

Pour avoir refusé l’illustre Cécilie.

Devoir trop rigoureux !

CÉCILIE.

Mais Sylla vient à nous,

Qu’avez-vous résolu ?

POMPÉE.

Que me demandez-vous ?

CÉCILIE.

Ah ! Seigneur, vous devez faire cesser ce trouble.

POMPÉE.

Ah, plus je le combats, plus je sens qu’il redouble,

Fuyons.

CÉCILIE.

Il vous a vu, demeurez.

POMPÉE.

Je ne puis,

Et ne veux rien résoudre en l’état où je suis.

 

 

Scène III

 

SYLLA, CÉCILIE, PISON

 

SYLLA.

Quoi, ma fille, Pompée évite ma présence ?

CÉCILIE.

Seigneur...

SYLLA.

Ah ! non j’entends sa fuite et ton silence,

Alors que par mon ordre il voit en sa faveur

Le secret de ta flamme arraché de ton cœur :

L’ingrat ose braver, sans peur de nous déplaire,

Et l’amour de la fille, et la haine du père.

Ton Amant a donc pu s’oublier jusques-là ?

Il épargne un Rival et méprise Sylla.

Je lui fais espérer l’honneur d’être mon gendre,

Jusques à cet aveu je te force à descendre,

Et je vois qu’il refuse au mépris de mon rang,

Ce qu’un autre voudrait payer de tout son sang.

CÉCILIE.

Lorsque pour Marius sa vertu s’intéresse,

Soupçonnez-vous, Seigneur, cette noble tendresse ?

SYLLA.

Quoi, vous louez Pompée et souffrez ses refus ?

Moi j’abhorre et je crains l’ami de Marius,

Je le hais d’autant plus que son indigne zèle

À mon propre intérêt rend ma fille infidèle ;

Que pour toi sans amour, et sans respect pour moi,

Il demeure incertain entre un Rival et toi.

Ce zèle entre vous trois met trop d’intelligence

Et pour te découvrir toute ma défiance,

De deux Rivaux unis le zèle est trop puissant,

Et leur accord enfin ne peut être innocent.

Mon nouveau rang demande un nouveau sacrifice ;

Il faut que l’un me serve, et que l’autre périsse,

De l’un je veux l’hymen, et de l’autre la mort ;

Et c’est toi que je fais l’arbitre de leur sort :

Favorise à ton gré Marius ou Pompée ;

Ma haine sur ce choix ne peut être trompée,

L’un pour ma sûreté doit servir à mon sang,

Et l’autre doit sa mort à l’orgueil de mon rang.

CÉCILIE.

Si vous portez si loin une injuste vengeance

Épargnez-moi l’horreur de cette confidence,

Et ne croyant que vous sur cet horrible choix,

Sauvez-moi du forfait de vous prêter ma voix.

SYLLA.

Non, non, je t’aime trop, et n’osant seul résoudre

Sur quel de tes Amants doit tomber cette foudre.

CÉCILIE.

Vous m’aimez et voulez du crime le plus noir...

SYLLA.

Cesse de m’interrompre, et connais mon devoir ;

Ne m’embarrasse point d’une vaine tendresse,

Et pèse mes raisons sans trouble et sans faiblesse.

Souviens-toi que j’ai pris le nom de Dictateur,

Qu’à tous les vrais Romains ce nom doit faire peur ;

Et cependant Pompée, un Héros que l’on nomme

L’enfant le plus zélé, l’adorateur de Rome,

Me donne son suffrage et couvre adroitement

Son indignation d’un faux consentement,

Il semble négliger la liberté mourante,

L’offre lui-même aux fers que ma main lui présente,

Flatte une ambition qui sert à me trahir,

Et me laisse embrasser ce qui me fait haïr.

Vois d’un autre côté qu’infidèle à soi-même

Pour servir Marius il trahit ce qu’il aime,

Et par l’emportement d’un zèle sans égal

Défend mon ennemi dans son propre Rival.

Vois son grand nom, son rang, sa dernière victoire,

Vois si je n’ai pas lieu de craindre tant de gloire,

De craindre une vertu, qui n’appréhende rien,

Et qui lui fait un nom plus puissant que le mien.

Le règne de Sylla condamne ces maximes,

Ces générosités qui condamnent mes crimes,

Et quand de cent remords je me sens combattu,

Mon pouvoir est mal sûr contre tant de vertu.

CÉCILIE.

Quoi donc tant de vertu mérite qu’on l’opprime ?

SYLLA.

J’appréhende en autrui la vertu que j’estime,

Et voulant m’assurer mon repos et mon rang,

Je puis avec honneur répandre un peu de sang.

Pour Marius, tu sais qu’il a toute ma haine ;

Mais tu dois à sa flamme et ta vie et la mienne :

Ainsi prends sur ce choix le reste de ce jour,

Fais justice à ta gloire ou grâce à ton amour.

CÉCILIE.

Entre deux innocents montrez-moi le coupable,

Ou ne m’imposez pas un choix abominable,

Père cruel.

SYLLA.

Gardez de trahir mon secret

Par les emportements d’un scrupule indiscret.

Songez que de leur sort vous faisant la maîtresse,

C’est en votre faveur un fruit de ma tendresse,

Que vous pouvez au moins sauver le plus heureux

Quand la raison d’État les condamne tous deux.

Répondez à l’honneur de cette confidence,

Et songez qu’il y va de toute ma puissance.

CÉCILIE, en s’en allant.

Ô ! Dieux qui d’un tel sang avez formé le mien,

Que ne me donnez-vous un cœur comme le sien

 

 

Scène IV

 

PISON, SYLLA

 

PISON, à Sylla.

Vous puis-je demander quelle rigueur extrême

Oblige votre fille à choisir elle-même ?

Vous lui deviez cacher, pour choisir l’un des deux,

Que le trépas est sûr pour le plus malheureux.

SYLLA.

Va, tu sauras bientôt le secret de ma haine.

Mais que fait Marius ? je sais quelle est sa peine,

Cécilie a pris soin de lui faire savoir

Que l’amour de Pompée ébranlait son devoir.

PISON.

Et depuis cet aveu cet Amant misérable

Ne peut dissimuler la douleur qui l’accable,

Ennemi de la feinte et du déguisement,

Son grand cœur sans rien craindre éclate hautement,

Et peut-être qu’enfin... mais le voici lui-même...

 

 

Scène V

 

SYLLA, MARIUS, PISON, MAXIME

 

MARIUS.

Quoi, Seigneur...

SYLLA.

Je connais votre malheur extrême ;

Je le vois, je le sens, et vous pouvez penser

Quels soins dans cet état viennent m’embarrasser.

Je sais que Cécilie à vous seul destinée,

Voudrait sur son amour régler son hyménée,

Et moi-même touché de crainte et de douleur

Lorsque je vois Pompée occuper tout son cœur,

Et l’horreur d’un hymen, qui n’est pas volontaire,

J’ai peine à résister aux tendresses d’un père.

Cependant tout honteux de vous manquer de foi

Je sens un fier devoir s’élever contre moi,

Je frémis au seul nom d’ingrat et de parjure ;

Mais n’osant étouffer la voix de la nature,

N’osant contre ma fille armer tout mon pouvoir,

Je fie à sa vertu ma gloire et son devoir.

Ne précipitons rien, Seigneur, laissons la faire,

Pour de si grands efforts le temps est nécessaire,

Et sans lui, pour guérir de pareilles amours,

Les plus fortes raisons sont un faible secours.

MARIUS.

Quitte, quitte Sylla cet honteux artifice ;

Étale fièrement toute ton injustice,

C’est assez une fois d’avoir su m’abuser,

Et la première encore suffit pour t’excuser.

Dis pour me condamner, que j’ai dû te connaître,

Que si je suis trahi, j’ai mérité de l’être,

Qu’au lieu de me livrer aux mains d’un furieux

Sur tes lâches serments ; sur la foi de tes Dieux,

Je devais préférer une guerre immortelle

Au péril évident d’une paix infidèle ;

Dis-moi que je devais prévoir que cette paix,

Allait mettre à couvert ta haine et tes forfaits ;

Que voyant tous les jours que dans ta politique

La vertu vieillissait comme la République,

Que sous l’infâme joug de ton autorité

Toute Rome expirait avec la liberté,

J’ai dû prévoir aussi qu’avec tant de puissance

Sylla de cette paix prendrait plus de licence,

Et qu’ainsi la vertu demeurant sans appui,

L’orgueil et la fureur régnerait avec lui.

Je le devais prévoir, mais qui l’aurait pu croire,

Qu’un cœur peut concevoir une fureur si noire,

Que pour ta fille et toi mes soins trop généreux,

Qui d’un trépas certain vous ont sauvé tous deux

Ne trouveraient en toi qu’un ingrat qu’un parjure ;

Qu’ayant su parvenir jusqu’à la Dictature,

Tes serments violés, et mon espoir trompé

Seraient le digne essai d’un pouvoir usurpé.

Non, soit ou ma faiblesse, ou l’erreur de ma flamme,

Je n’ai pu concevoir tant d’horreurs dans une âme :

Quiconque pour les croire aurait assez de foi,

Devrait être méchant et cruel comme toi.

SYLLA.

Je pardonne aux transports d’une aveugle colère ;

Je parlais pour ma fille, et vous parlais en père :

Je pouvais puisqu’il faut vous parler autrement,

Vous dire que j’ai pu trahir innocemment,

Le fils d’un ennemi, qui né dans la bassesse

Fut le persécuteur de toute la noblesse,

Le fils d’un vieux Tyran qui fit par ses forfaits

Une sanglante guerre au milieu de la paix.

Je pouvais écouter cette haine invincible

Qui rend avec mon sang le votre incompatible.

Mais pourquoi rappeler ces vieux ressentiments ;

J’ai du tout oublier dans nos embrassements,

Et séparer, malgré la haine héréditaire

L’innocence du fils et les crimes du père.

Supprimons ces raisons de haine et de courroux,

J’en ai, qui malgré moi parlent trop contre vous.

Regardez en quel temps l’offre de Cécilie

Suivit l’heureuse paix qui nous réconcilie :

Rome étant aux abois, sur le point de périr,

D’autres Romains sans nous ont su la secourir ;

Pompée et ses amis emportent la victoire,

Préviennent mon secours, et m’en ôtent la gloire.

Cécilie est le prix qu’ils avaient attendu,

Et que trop chèrement Rome leur a vendu.

Je sais bien qu’un hymen, qui fut leur espérance,

D’un seul de ces vainqueurs sera la récompense ;

Mais Pompée au combat étant leur Général,

Ils souffrent en lui seul le bonheur d’un Rival.

Encore ai-je sujet de croire que lui-même

N’ose au dépens de tous accepter ce qu’il aime ;

Il hésite, et peut-être il vous a fait valoir

Ce généreux refus qui flattait votre espoir.

Vous seul obtiendrez-vous ce qu’ils doivent attendre,

Et que même Pompée ose à peine prétendre ?

Faudra-t-il nous commettre avec des Chefs jaloux,

Qui déjà dans leurs cœurs conspirent contre nous,

À cent braves Romains préférer un seul homme

Et le fils d’un Tyran au défenseur de Rome ?

Non, j’aurai soin de vous, et je veux à mon tour

Vous sauver, malgré vous et malgré votre amour.

MARIUS.

Quiconque est comme toi né pour la tyrannie,

Sait avec ces couleurs farder sa perfidie.

Penses-tu m’éblouir par un zèle trompeur ?

Penses-tu me sauver en me perçant le cœur ?

Achève, et songe enfin à m’ôter une vie   

Fatale à mes Rivaux, si je perds Cécilie ;

Perds l’indigne pitié, qui me vole sa foi,

Ou crains pour mes Rivaux ce que tu crains pour moi.

Je m’emporte et peut-être avec trop d’imprudence,

Mais qu’ai-je à ménager quand je perds l’espérance ?

La contrainte est honteuse et n’est plus de saison,

Quand il faut s’expliquer contre la trahison.

SYLLA.

Croyez-moi, remettez le calme dans votre âme,

Vous n’avez qu’un moyen pour servir votre flamme.

Sans parler de traité, de serment, ni de foi,

Souffrez que Cécilie en ordonne sans moi.

Quoi que de son amour un peu préoccupée,

De puissantes raisons parlent contre Pompée,

Et d’ailleurs vous savez qu’elle vous doit le jour,

Et qu’un pareil bienfait vaut bien un peu d’amour.

Pour flatter vos Rivaux, souffrez qu’elle choisisse,

Ne vous figurez pas que c’est un artifice,

Pompée est un ingrat, et mon juste courroux

Vous rend ce qu’il avait d’avantage sur vous.

Ainsi souffrez qu’un choix et juste et raisonnable...

MARIUS.

Que ce soit artifice ou zèle véritable,

N’importe, règle tout selon ton intérêt,

Pourvu que Cécilie en prononce l’Arrêt.

Adieu.

 

 

Scène VI

 

SYLLA, PISON

 

SYLLA, seul à Pison.

Vois maintenant le secret de ma haine.

Pour perdre Marius et sans honte et sans peine,

Le choix de Cécilie est un moyen certain :

Ma fille en fait le crime et l’épargne à ma main :

Si pour choisir Pompée elle en croit sa tendresse,

Marius en mourra d’amour et de tristesse,

Ou voulant se venger, il se met en état,

De périr par son crime et par son attentat :

C’est ainsi que je puis sans trahir Cécilie

M’épargner d’un grand crime et la haine et l’envie.

Mais sans rien négliger sur un si doux espoir

Voyons ce qu’il faut craindre, et tâchons d’y pourvoir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CÉCILIE, MARCELLE

 

MARCELLE.

Je ne vous connais plus dans ce désordre extrême.

CÉCILIE.

Connais-tu bien Sylla, Marcelle ! est-il le même ?

Je ne vois qu’un Tyran sans pitié, sans amour.

L’ordre qu’il m’a donné dans ce funeste jour,

Qui pouvait rebuter toute autre obéissance,

A-t-il trouvé chez moi la moindre résistance ?

Il m’offre Marius, n’ai-je pas obéi ?

Il m’ôte à cet Amant, je l’ai presque trahi :

Mais quand il veut trahir Marius et Pompée,

Alors que sa vengeance incertaine ou trompée,

Demande une victime, et par des soins pressants

M’ordonne de choisir entre deux innocents,

Veux-tu que je reçoive un ordre si barbare ?

La nature en frémit ; tout mon devoir s’égare :

Le sang ne parle plus pour un père cruel,

Et brave son pouvoir quand l’ordre est criminel.

MARCELLE.

Mais entendez-vous bien l’ordre de votre père ?

Sa conduite par tout n’est que ruse et mystère.

Ainsi, quand vous voyez qu’un traitement égal

Confond dans sa fureur Pompée et son Rival,

Ne vous arrêtez pas, Madame, à l’apparence :

Il prétend que Pompée emporte la balance ;

Car, enfin vous savez, que Sylla dans son cœur

L’a toujours honoré de toute sa faveur.

Ainsi, s’il vous propose un choix qui vous étonne,

Expliquez comme il faut les terreurs qu’il vous donne.

Sur l’ordre de ce choix je vous dirai bien plus,

Quand il se sert de vous pour trahir Marius,

Tout injuste qu’il est, trop jaloux de sa gloire,

Il veut par vos refus garantir sa mémoire,

Combattre une pitié, qui le veut secourir,

Et trouver un prétexte à le faire périr.

Marius est à plaindre et je le plains moi-même,

Mais haï de Sylla, dans son malheur extrême...

CÉCILIE.

Et c’est dans cet état que je veux retenir

De ce que je lui dois le tendre souvenir ;

Et c’est dans cet état que je l’offre à moi-même ;

Quand j’étais comme lui dans un péril extrême ;

Quand un peuple en fureur massacrait mes parents

Et les traînait dans Rome égorgez ou mourants,

Quand mon Palais détruit, le désespoir dans l’âme,

Pâle, errante, au milieu du sang et de la flamme,

Je rencontrai son père, et tout tremblant d’effroi,

Marius se mit seul entre son père et moi.

Marcelle à cet objet que veux-tu que je fasse ?

Mais rappelons encore ma dernière disgrâce.

Prisonnière de guerre au milieu de sa cour,

Et sous les douces lois d’un prisonnier d’amour,

Vois comme il m’a traitée, avec quelle tendresse,

D’une ingrate captive il a fait sa Maîtresse.

Le ferons-nous périr, lui l’honneur de nos jours,

Les délices de Rome et ses tendres amours,

L’exemple des Amants, en qui l’amour assemble

Plus de feux que n’en ont tous les Amants ensemble ?

MARCELLE.

Mais le sauverez-vous ? Quel sera son appui ?

CÉCILIE.

Malgré tous, contre tous je veux être pour lui.

Et s’il ne tient qu’au choix, que demande mon père...

MARCELLE.

Vous allez donc livrer Pompée à sa colère.

CÉCILIE.

Viens-tu pas sur ce point de calmer mes frayeurs ?

Sylla chérit Pompée et le comble d’honneurs.

MARCELLE.

Mais sur ce que j’en vois j’en juge mal peut-être :

Souvent Sylla n’est rien de ce qu’il veut paraître ;

Son esprit défiant, son inconstante humeur

Le font doux et cruel, arrogant et flatteur,

Font qu’il ose et craint tout, et que sa violence

Agit ou se retient selon sa défiance.

CÉCILIE.

Ainsi quand sur ce choix je cherche mon devoir,

Je ne trouve pour moi que honte et désespoir,

Ainsi lorsque ce choix me rend trop incertaine,

Que Sylla m’en dispense, et qu’au gré de sa haine...

MARCELLE.

Lui rendre le pouvoir qu’il vous donne sur eux,

C’est en épargner un pour les perdre tous deux.

CÉCILIE.

Il faut donc se charger de la moitié du crime,

Et choisir promptement son gendre et sa victime.

Mais qui fera ce choix Marcelle ? est-ce l’amour ?

L’amour perdra celui qui m’a sauvé le jour,

Cet aveugle transport sans que rien le retienne

À la foi des traitez arrachera la mienne ;

Je serai lâche, injuste, ingrate et sans honneur,

J’aiderai par mon choix à lui percer le cœur.

Ce n’est point sur ce choix l’amour qu’il en faut croire.

Marius vient Marcelle, au secours de ma gloire.

 

 

Scène II

 

MARIUS, CÉCILIE, MARCELLE, MAXIME

 

MARIUS.

Je sais ce que Sylla vient de vous ordonner ;

Madame, et mon abord semble vous étonner.

Je sais trop bien aimer pour vouloir vous contraindre ;

Choisissez hardiment, vous n’avez rien à craindre :

Vous aimez, je le sais, par votre propre aveu,

Vous ne pourrez jamais brûler d’un plus beau feu.

Abandonnez aux Dieux un Amant misérable,

Que les crimes d’un père ont rendu trop coupable.

Et sans plus balancer votre amour et le mien,

Croyez en votre cœur ; tout le reste n’est rien.

CÉCILIE.

Je vous ai dit l’Amant pour qui mon cœur soupire,

Je vous l’ai dit, Seigneur et ne puis m’en dédire ;

Et si la trahison avait moins de fureur,

J’obéirais peut-être aux ordres de mon cœur ;

Mais puisqu’il faut enfin que je vous le confesse,

Quand d’un Arrêt mortel on me fait la Maîtresse,

Sur tout ce que j’en crains me sera-t-il permis

De m’entendre moi-même avec vos ennemis ?

Peut-être que Sylla, je tremble à vous l’apprendre,

A juré votre mort, si vous n’êtes son gendre.

MARIUS.

Poussez encore plus loin cette tendre frayeur,

Son gendre ou non, il faut contenter sa fureur.

Il le faut, mais malgré sa noire perfidie

Au moins je ne suis pas trahi de Cécilie,

Et je puis me flatter pour le prix de ma foi,

Qu’elle doute un moment entre Pompée et moi,

Mais il est temps enfin de vous faire justice :

Craignez, que comme vous votre Amant se trahisse,

Je l’ai vu ce grand cœur rendre un cruel combat.

Pompée est généreux, et je suis un ingrat :

Je ne pourrai jamais par un effort semblable

Ce qu’un Rival heureux fait pour un misérable ;

Madame, ma vertu n’ira jamais si loin,

Je ne puis, comme lui la trouver au besoin.

Et bien loin d’imiter l’effort qu’il se veut faire,

Je garde obstinément un espoir téméraire,

Je ne puis renoncer à ces divins appas,

Que j’ai vu presque miens et presque entre mes bras :

Non, rien ne peut m’ôter l’espoir de Cécilie,

Et c’est le seul lien qui m’attache à la vie.

CÉCILIE.

Mais que prétendez-vous avec ce faible espoir ?

MARIUS.

Des mortels et des Dieux implorer le pouvoir,

Et pour forcer enfin toute sorte d’obstacles,

Au tout-puissant amour demander des miracles.

Que s’il faut à ce Dieu joindre d’autres secours,

Souffrez...

CÉCILIE.

Daignez, Seigneur, prendre soin de vos jours.

Échappez promptement aux fureurs de mon père,

Ce choix qu’il me demande, et que je crains de faire,

Quel qu’il puisse être enfin, ou pour ou contre vous,

Ne fera que hâter l’effet de son courroux.

MARIUS.

Je sais trop que ce choix, où Sylla me renvoie,

N’est pour ma sûreté qu’une infidèle voie.

Pour dernière faveur souffrez-moi seulement

Tout ce que peut tenter un malheureux Amant.

Quoi qu’il me fut permis dans mon malheur extrême,

De n’en prendre aujourd’hui l’ordre que de moi-même,

Je dépens de l’amour, et de votre pouvoir,

Vous pouvez d’un seul mot éteindre mon espoir ;

Mais pour me l’arracher, il faut m’arracher l’âme,

Je ne vis que d’espoir au milieu de ma flamme,

Lui seul soutient mes jours, lui seul est tout mon bien,

Et je meurs à vos pieds, si je n’espère rien.

Ordonnez à ce cœur que mon respect vous livre,

Ou de vivre pour vous ou de cesser de vivre.

Vous ne répondez rien.

CÉCILIE.

Qu’espérez-vous, Seigneur ?

Quels efforts, quels secours, vaincront votre malheur ?

Je ne le puis nier, la perfidie est noire ;

Il s’agit de venger et l’amour et sa gloire.

Mais attendez du choix qu’on vient de m’ordonner...

MARIUS.

Au péril de ce choix dois-je m’abandonner ?

Sylla qui m’a vanté cette douce espérance,

Voudrait sous un appas endormir ma prudence :

Mais s’il a pu manquer à la foi d’un traité,

Puis-je prendre avec lui quelqu’autre sûreté ?

S’il le faut toutefois...

CÉCILIE.

Non, non, craignez sa haine ;

Je vois de tous côtés votre perte certaine,

Et daignez seulement pour vous faire raison

Employer la vertu contre la trahison.

MARIUS.

Quelques soins que je donne au secours de ma flamme,

Jamais rien de honteux n’entrera dans mon âme,

Et je serais indigne et de vous et du jour

Si la gloire n’était du parti de l’amour :

Il n’est point de fureur que mon devoir n’arrête :

Si vous me soupçonnez, je vous livre ma tête,

Et je ne vous instruis des périls où je cours,

Que pour mettre en vos mains ma fortune et mes jours.

CÉCILIE.

J’ai dans tous vos desseins conçu trop d’innocence,

Pour abuser jamais de cette confiance,

Et loin de vous trahir, il me sera bien doux

De partager mes soins entre mon père et vous.

MARIUS.

Ah ! que cette bonté digne de Cécilie

Me paye avec excès tous les maux de ma vie !

Quelque soit le succès que mon amour attend,

Je mourrai satisfait, ou je vivrai content.

Adieu, Madame.

CÉCILIE.

Adieu.

 

 

Scène III

 

CÉCILIE, MARCELLE

 

CÉCILIE continue.

Que son sort est à plaindre !

MARCELLE.

Ah ! que sa vengeance est beaucoup plus à craindre.

Durant votre entretien Maxime m’a fait voir

Sans vouloir s’expliquer, son secret désespoir :

Je le vois en état d’aller tout entreprendre.

CÉCILIE.

Pour son bien, pour le notre, il faut sans plus attendre,

Il faut choisir Marcelle, allons en sa faveur...

 

 

Scène IV

 

CÉCILIE, POMPÉE, MARCELLE

 

CÉCILIE.

Mais j’aperçois Pompée, où courez-vous, Seigneur ?

POMPÉE.

Je cours près de Sylla lui vanter ma victoire ;

Je cours sacrifier mon amour à ma gloire :

Mais faut-il vous trouver encore sur mes pas ?

Ah ! ne m’opposez plus ces dangereux appas.

Madame, c’en est fait ; il faut que je réponde,

Malgré tout mon amour aux vœux de tout le monde,

Et vous devez souffrir qu’un cœur trop combattu

Se rende tout entier à sa seule vertu.

Je dois même rougir qu’une trop juste crainte

M’impose les devoirs d’une vertu contrainte ;

Déjà dans sa douleur Marius me fait voir

Le secret appareil d’un sanglant désespoir,

Et Sylla qui le voit outré de sa disgrâce

Par des ordres cachez en prévient la menace,

Et songe à rejeter sur moi-même et sur vous,

Tout ce que va produire un injuste courroux.

C’est à nous de sauver de ce péril extrême,

Sylla, la paix, l’état, Marius et vous-même.

Puisque Sylla pour nous va rompre le traité

Et nous veut imputer son infidélité,

Reprenons l’innocence, et l’honneur qu’il nous vole,

Et forçons un ingrat de tenir sa parole.

Je vous aime, Madame, et j’adore en vos yeux

Le plus visible éclat de la gloire des Dieux,

Il n’est rien qu’à vos yeux mon cœur ne sacrifie.

Mais voyant à quel prix on m’offre Cécilie,

Mon cœur tout indigné renonce à ses appas ;

L’amour n’est plus amour, où la gloire n’est pas ;

Ce Dieu n’est que fureur, faiblesse, extravagance,

Quand son emportement nous coûte l’innocence

Et tous les vrais Romains refusent des Autels

À ce lâche Tyran du reste des mortels ;

Allons, ne laissons pas refroidir ce beau zèle ;

Mon devoir près de vous, doute, tremble, chancèle.

Le mal presse, il est temps, Madame.

CÉCILIE.

Allons, Seigneur.

Excusez, si j’i cours avecque moins d’ardeur :

Mon cœur, quoi que Romain est fait tout comme un autre,

Et ma vertu n’est pas si forte que la votre.

POMPÉE.

Ah ! si votre vertu doute de son pouvoir,

Puis-je bien m’assurer de faire mon devoir ?

Avec toute l’ardeur de la vertu Romaine,

Je résisterai mal au torrent qui m’entraîne,

Et si votre devoir ne soutient pas le mien,

Quelqu’en soit le succès ne me reprochez rien.

Dieux, qui voyez ma peine en faveur de ma gloire

De mes derniers efforts gardez bien la mémoire.

CÉCILIE.

Hé quoi présumez-vous, si je doute un moment,

Que je réponde mal à ce beau sentiment,

Je ferai mon devoir, avec cet avantage

Que j’ai plus de besoin de force et de courage,

Que je crains tout pour vous dans ce funeste jour,

Et que je dois combattre un père et mon amour ;

Mais un père cruel, puisqu’il vous faut tout dire,

Qui vous voyant douter sur le choix qu’il désire,

Veut qu’entre deux Amants arbitre de leur sort,

Je partage aujourd’hui mon hymen et la mort.

POMPÉE.

Ô ! Dieux quelle fureur, ne craignez rien, ma vie

Peut encor défier toute sa tyrannie,

Il vient.

 

 

Scène V

 

SYLLA, POMPÉE, CÉCILIE, SABINE

 

SYLLA.

Peut-on savoir qui sera votre Époux ?

Mais j’entends votre choix, Pompée est avec vous.

CÉCILIE.

En effet sur ce choix c’est lui que j’en dois croire,

J’ai choisi Marius Seigneur, et j’en fais gloire.

SYLLA, à part.

Dieux !

CÉCILIE.

Et j’ai dû répondre en cette occasion,

Plus à votre devoir qu’à votre intention.

SYLLA.

Vous avez concerté ce beau choix l’un et l’autre,

Et vous avez réglé mon devoir sur le votre :

Ce Héros tout brûlant, tout avide d’honneur,

A poussé jusqu’au bout cette noble fureur.

POMPÉE.

Seigneur, j’aime la gloire, et la trouve trop belle

Pour rien faire jamais qui soit indigne d’elle.

Quoi que pour Cécilie, et l’amour et l’honneur

D’une flamme immortelle ait embrasé mon cœur,

Quand la seule vertu doit être consultée,

L’amour perd tous ses droits, sa voix n’est point contée.

Je sais bien qu’immoler sa gloire à ses beaux yeux,

Serait peut-être un crime illustre et glorieux ;

Je sais ce qu’est Sylla, quels honneurs doit prétendre,

Quiconque aura l’honneur de devenir son gendre ;

Je sais quelles fureurs suivront un tel refus ;

Je sais que toute Rome, et même Marius

S’étonnera de voir une vertu si rare ;

Mais quel que sort affreux, que mon cœur se prépare,

Le destin de Pompée est trop grand et trop beau,

Pour refuser au monde un exemple nouveau.

L’univers apprendra que pour l’honneur de Rome,

Sous le règne du crime il est encore un homme,

Qui fait voir à Sylla malgré tout son courroux,

Que le bien de la gloire est le plus grand de tous.

SYLLA.

Et ces beaux sentiments ont sur vous tant de force,

Qu’ils font entre vous deux un éternel divorce.

Ainsi cette vertu ne sert qu’à vous trahir.

CÉCILIE.

Ainsi tout notre amour n’a pu nous éblouir.

Ainsi tous deux épris d’une ardeur légitime

Nous nous aidons l’un l’autre à triompher du crime,

Et pousser jusqu’au bout un effort généreux.

Ainsi deux cœurs unis noblement amoureux,

Font de cette union d’estime et de tendresse

Un commerce d’honneur et non pas de faiblesse.

Cet amour va plus loin, et s’il agit pour nous,

C’est pour mieux faire aller ses soins jusques à vous.

Il veut servir mon père au péril de sa haine,

Rendre cette grande âme à la vertu Romaine ;

Il le veut arracher à ces noms odieux,

D’implacable ennemi, de Tyran furieux ;

Il le veut délivrer du destin des parjures,

Dérober sa conduite aux craintes, aux murmures :

Cet amour généreux veut enfin malgré vous

Payer à Marius ce qu’il a fait pour nous,

Épargner à Sylla l’ingrate barbarie

D’attenter sur celui qui nous sauve la vie,

Et garantir la paix, Rome et votre pouvoir

Des fureurs d’un Amant qu’on met au désespoir.

Si par ce digne amour votre haine est trompée,

Voilà ce que vous vaut Cécilie et Pompée,

Rendez grâces au Ciel, qui vous prête aujourd’hui

Une fille comme elle, un ami comme lui.

SYLLA.

J’admire ce beau zèle, et ne puis m’en défendre,

Je vois par vos conseils quel parti je dois prendre

Il faut vous contenter. Qu’on l’aille donc chercher,

Ce précieux Rival, cet ennemi si cher.

 

 

Scène VI

 

SYLLA, POMPÉE, CÉCILIE, PISON, MARCELLE

 

PISON.

Seigneur...

SYLLA.

Qu’est-ce Pison ?

PISON.

Marius dans la place

Suivi d’un gros d’amis et de la populace,

Marche vers le Palais avec ses révoltés,

Et vient vous demander l’effet de nos traités,

Le Camp est averti, mais la Ville fermée,

Vous prive en ce moment du secours de l’armée.

SYLLA.

C’est comme Marius s’acquitte envers tous deux.

Grace à son désespoir, j’ai tout ce que je veux,

Puisqu’il m’ose attaquer, il n’est plus temps de feindre :

Vains scrupules d’état cessez de me contraindre,

Déguisement honteux d’un courroux violent

Laisse agir ma fureur ton secours est trop lent.

Viens Pison, il est temps de me faire connaître.

Tremblez mes ennemis, tout Sylla va paraître.

Vous pouvez demeurer, et vous aider tous deux

À plaindre dignement un Amant malheureux.

 

 

Scène VII

 

POMPÉE, CÉCILIE, SABINE

 

POMPÉE.

Que me commandez-vous dans cette conjoncture ?

CÉCILIE.

Des périls si pressants font trembler la nature :

Mais contre la vertu, qu’on trahit lâchement,

Le sang, quoiqu’alarmé s’explique faiblement.

POMPÉE.

Je vais donc s’il se peut secourir l’un et l’autre.

CÉCILIE.

Allez, et réglez seul mon devoir et le votre.

 

 

Scène VIII

 

CÉCILIE, SABINE

 

SABINE.

Quel est votre dessein ? malgré son désespoir

Le sort de Marius est en votre pouvoir.

Empêchez pour son bien un effort téméraire ;

Servez à même temps vous, Rome et votre père ;

Un seul mot, un regard le peuvent désarmer.

CÉCILIE.

Je sais jusqu’à quel point Marius sait aimer.

Mais je n’abuse point de cet amour extrême.

Périsse tout plutôt, périsse Rome même,

Périsse Cécilie, et toute ma maison,

Si je les dois sauver par une trahison,

Quand tu vois Marius prêt à se satisfaire.

Veux-tu...

SABINE.

Mais voulez-vous exposer votre père !

Vous voyez quels périls...

CÉCILIE.

Pourquoi m’alarmes-tu ?

Pourquoi d’un nom si cher étonner ma vertu ?

Faut-il avec un père être d’intelligence,

Alors qu’il faut trahir l’honneur et l’innocence ?

Pour un père sans foi, le sang est sans pouvoir

Et le soin de ma gloire est mon premier devoir.

 

 

Scène IX

 

CÉCILIE, SABINE, MARCELLE

 

CÉCILIE.

Qu’est-ce ?

MARCELLE.

Hélas ! pour comble de misère,

Marius va tomber aux mains de votre père.

CÉCILIE.

Comment !

MARCELLE.

Le fier Sylla se présente aux mutins,

Comme s’il était seul maître de leurs destins :

Son intrépidité désarme leur audace,

Et toute leur ardeur se convertit en glace,

Tant ils craignent ce front, devant qui tant de fois

L’univers tout entier a vu trembler ses Rois :

Marius reste seul sans secours, sans défense.

CÉCILIE.

Allons sans plus tarder, allons par ma présence...

 

 

Scène X

 

CÉCILIE, POMPÉE, MARCELLE, SABINE

 

CÉCILIE.

Ah ! Seigneur, Marius...

POMPÉE.

Vous voyez ma douleur.

Abandonné des siens, mais malgré son malheur,

Plus honteux que troublé de les voir sans courage.

La trahison, dit-il, achève son ouvrage,

Sylla. Puis de son fer s’étant percé le flanc,

Tu n’auras pas l’honneur de répandre mon sang ;

Ma main en t’immolant ta plus chère victime,

Pour punir ta fureur lui dérobe ce crime.

CÉCILIE.

Et souille tout mon sang après cet attentat

Des titres odieux de perfide et d’ingrat.

POMPÉE.

Mais ce n’est pas assez : j’ai bien plus à vous dire.

D’horreur et de pitié mon cœur tremble et soupire.

Marius, m’adressant sa voix et ses soupirs,

Mon trépas, cher Rival, venge tes déplaisirs ;

Adieu, jouis en paix du bonheur de ta flamme.

Attendri par ces mots jusques aux feux de l’âme,

Je change tout d’un coup ma tendresse en horreur,

Voyant le fier Sylla d’un œil plein de fureur

Jouir de ce spectacle, et charmé de son crime

D’un avide regard dévorer sa victime.

Après avoir soulé toute sa cruauté,

Inquiet, et malgré toute sa dureté,

Plein du trouble qui suit les âmes criminelles,

Il veut se dérober à ses peines cruelles,

Et tâche vainement à force de forfaits

D’étouffer des remords, qui ne mourront jamais,

À toute son armée il a livré Préneste :

En vain je veux combattre un dessein si funeste,

Plus mon zèle importun excite ses remords,

Plus pour les surmonter il demande de morts :

Il va jusques sur Rome étendre la tempête,

Ce ne sont que fureurs qu’il roule dans sa tête ;

Et son esprit n’est plein que de punitions,

De fers, de sang, d’exils et de proscriptions.

Son cœur persécuté du tourment qu’il endure,

Déteste sa grandeur, maudit la Dictature,

Il veut l’abandonner, et privé de son rang,

Se livrer à quiconque aura soif de son sang.

Cependant pour combler ses remords et ses crimes

Il cherche à s’immoler mille et mille victimes.

Et si vous n’avez soin de calmer son courroux,

Je crains tout pour lui-même, et pour Rome et pour nous.

 

 

Scène XI

 

POMPÉE, CÉCILIE, PISON

 

PISON.

Sylla n’attend que vous, et sa cruelle rage

Brûle d’aller dans Rome achever son ouvrage,

Rien de ce noir projet ne le peut divertir :

Les ordres sont donnez, Madame il faut partir.

CÉCILIE.

Allons, allons nous mettre entre Rome et mon père,

Et mourir à ses pieds ou fléchir sa colère.

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