Les Comédiens ambulants (Eugène MOREAU - Paul SIRAUDIN)

Vaudeville en deux actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 14 février 1844.

 

Personnages

 

DÉSACROCS

CLORINDE

BERGAMOTTE

MUNITO, son mari, sous le nom de veuve Crochard

ANACHARSIS

CASTAGNΟΤ

GRATTEMARE, fourreur

ALBINA, sa nièce

MADAME GERVAIS, blanchisseuse

PREMIER PAYSAN

DEUXIÈME PAYSAN

TROISIÈME PAYSAN

LE PORTIER

 

 

ACTE I

 

Une chambre misérablement meublée. Fenêtre et porte de sortie au fond. À droite, une autre fenêtre donnant sur un jardin. Près de cette fenêtre, une porte de dégagement.

 

 

Scène première

 

DÉSACROCS, LE PORTIER, puis CLORINDE

 

LE PORTIER.

M. Désacrocs, une lettre de six sous.

DÉSACROCS.

Merci... elle vient de Corbeil ; je l’attendais avec impatience.

LE PORTIER.

Vous me devez neuf ports de lettres ; ça nous fait trente sous.

DÉSACROCS.

Je n’ai pas de monnaie...

LE PORTIER.

Je vas vous en donner.

DÉSACROCS, à part.

Et je manque de grosses pièces.

Haut.

Je vous donnerai cette somme quand je rentrerai.

Après la sortie du portier.

Condamné par le sort à rougir devant mon concierge... moi, qui le premier ai lancé sur les planches des gaillards qui gagnent aujourd’hui des quinze et vingt mille francs... Oh ! mais la débine va finir... je compose une troupe superbe, mes spectacles seront mirobolants et mes recettes certaines... nous jouerons ce soir à Corbeil, et ensuite...

CLORINDE, ouvrant la porte.

Salut à Désacrocs, le sublime fournisseur dramatique des environs de la capitale.

DÉSACROCS.

Salut à Elmire, à Rodogune, salut à Thalie !... As-tu vu Saint-Edmond ? Est-il parti ce matin pour Corbeil, comme il me l’a promis hier ?

CLORINDE.

Oui, il a dans cette ville un ami chez lequel il doit déjeuner et dîner.

DÉSACROCS.

Il a été tambour dans la garde nationale ; il jouera délicieusement Stanislas de Michel et Christine.

CLORINDE.

Quels sont mes autres camarades ?

DÉSACROCS.

Des jeunes gens pleins d’avenir. J’ai un Émile Taigny charmant, le jeune Castagnot.

CLORINDE.

Castagnot, je ne le connais pas.

DÉSACROCS.

Son amante, la gracieuse Albina, joue les jeunes premières en tout genre ; puis, j’ai un Bocage et un Moïssard... par exemple, aux oiseaux ! Seulement, mon Bocage est gras et mon Moïssard est maigre... mais ça ne fait rien.

CLORINDE.

Et Mlle Bergamotte est toujours ta soubrette ?

DÉSACROCS.

Toujours. Enfin, ma troupe est complète.

CLORINDE.

Tu me disais aussi : Ma troupe est complète, la dernière fois, et pourtant nous avons été obligés de jouer Andromaque à trois personnages.

DÉSACROCS.

La pièce a très bien marché... les coupures lui avaient donné une rapidité que l’on trouve rarement dans les tragédies,

CLORINDE.

Anacharsis de la Verpillière sera-t-il de la partie ?

DÉSACROCS.

Est-ce que nous pourrions nous passer de cet ami des artistes ?

CLORINDE.

Il paiera les voitures, selon son habitude ; mais tu sais que je ne jouerai pas sans un cachet de vingt francs.

DÉSACROCS.

Vingt francs ! quelle prétention !...

CLORINDE.

Vingt francs, ou bien le bonjour.

DÉSACROCS.

Vous les aurez sur la recette.

CLORINDE.

Oh ! non, non, non, je les veux d’avance.

DÉSACROCS.

D’avance !... Clorinde, vous êtes une ingrate... votre talent, c’est à moi que vous le devez... Malheureuse ! c’est moi qui, de la rue où tu dansais la Catarina, t’ai lancée sur une scène plus élevée.

CLORINDE.

Plus élevée ! Il m’a fait jouer Fanchon la Vielleuse dans une cave !

DÉSACROCS.

Quand mon but, mon principal but est de faire briller tes talents, tes sublimes talents, ce soir, afin d’assurer ta fortune.

CLORINDE.

Ma fortune !

DÉSACROCS.

Oui, mais ne compte pas sur des millions... ça ne te rapportera qu’un engagement de vingt mille francs par an.

CLORINDE.

Vingt mille francs !

DÉSACROCS, à part.

Elle mord !

Haut.

Par exemple, il faudra t’expatrier... quitter le ciel qui t’a donné le jour.

CLORINDE.

Oh ! comme il ne m’a donné que cela, je lui brûlerai très bien la politesse.

DÉSACROCS.

Il faudra partir...

CLORINDE.

Pour la Syrie, comme le jeune et beau Dunois.

DÉSACROCS.

Non, pour la Russie, cette terre promise des artistes... ou chaque couplet, chaque tirade, vous rapporte une broche, une bague, une épingle, enrichies d’une foule de tabatières.

CLORINDE.

La Russie ! ça me va... ça me gante très bien... mais comment se fait-il...

DÉSACROCS, à part.

Ah ! oui... comment se fait-il ?...

Haut.

Voici le fait... Un ami m’a adressé un Moscovite.

CLORINDE.

De Russie.

DÉSACROCS.

Parbleu !... pas d’Allemagne... qui vient chercher, en France, pour le grand théâtre de Saint-Pétersbourg, un premier rôle du genre féminin. Je lui ai parlé de toi ; il te verra jouer ce soir à Corbeil.

CLORINDE.

Où je me distinguerai.

DÉSACROCS, à part.

Elle adonné en plein dans cette vieille rocambole.

CLORINDE.

Ce Moscovite est prince, sans doute ?

DÉSACROCS.

Oh ! oui. C’est un Russe, il doit être prince.

CLORINDE.

Tu me le montreras.

DÉSACROCS.

Certainement ; mais laisse-moi lire cette lettre des autorités de Corbeil : « Monsieur, la réputation que vous vous êtes acquise dans mon arrondissement... »

Parlé.

Ah ! il est content de moi !

Il lit.

« Ne me permet pas de vous › autoriser à reparaître devant mes administrés. »

Parlé.

Qu’ai-je lu ?

CLORINDE.

Corbeil nous ferme ses portes !

DÉSACROCS, continuant sa lecture.

« Les pièces que vous représentez sont toujours tronquées. Vous n’êtes pas un directeur de spectacles, vous êtes ce que l’on nomme un monteur de parties, et vos acteurs ne sont pas des comédiens, mais bien ce que les véritables artistes appellent des cabotins !... » Il a lâché le mot. « Je vous prie d’agréer l’assurance de la haute considération... »

CLORINDE.

Ce fonctionnaire n’a pas pour nous des entrailles de maire.

DÉSACROCS.

Cabotins ! oui, ils nous nomment ainsi ceux qui jouent dans les théâtres réguliers, tas d’intrigants.

CLORINDE.

Le prince russe ne me verra pas... Je suis ruinée !

DÉSACROCS.

Que répondrai-je à mes créanciers, qui dans deux jours me tomberont sur le dos ? Il me faut absolument une recette demain... Mais où jouerai-je ?

 

 

Scène II

 

DÉSACROCS, LE PORTIER, CLORINDE, MADAME GERVAIS

 

MADAME GERVAIS.

Bonjour, Monsieur, Madame, votre compagnie.

DÉSACROCS.

Ma blanchisseuse !

MADAME GERVAIS.

Je vous apporte votre linge et votre mémoire.

DÉSACROCS.

Enfin ! le voilà donc, ce mémoire ! Y a-t-il assez longtemps que je vous le demande !

MADAME GERVAIS.

C’est le onzième que je vous donne... Total 63 francs 1 sou.

DÉSACROCS.

Vous savez bien que je n’y regarde pas.

MADAME GERVAIS.

J’espère cependant que vous regarderez celui-là.

DÉSACROCS.

Non... je vais vous le payer.

CLORINDE.

Lui !

DÉSACROCS, se fouillant.

Où diable ai-je mis la clef de mon secrétaire ? Clorinde, vous ne l’avez pas vue ?

CLORINDE.

Le secrétaire ?

DÉSACROCS.

Ah ! je me souviens, elle est chez le serrurier.

CLORINDE.

Voulez-vous que je paie pour vous ?

DÉSACROCS.

Non pas, Mme Gervais ne le souffrirait pas.

MADAME GERVAIS.

Mais si.

DÉSACROCS.

Mais non.

MADAME GERVAIS.

Je vous dis que si.

DÉSACROCS.

Et moi, non !... ah ! Madame Gervais... Napoléon l’a dit : « Il faut payer son linge en famille... » et vous n’êtes nullement de ma famille. Revenez tantôt, mon linge sera prêt.

À part.

Deux faux cols, ça n’est pas long.

MADAME GERVAIS.

Et mon mémoire ?

DÉSACROCS.

Payé.

MADAME GERVAIS, s’emportant.

Payé... payé... vous me dites toujours ça.

DÉSACROCS.

Voyons... voyons... calmez-vous !... voilà toujours un à-compte. Voilà les cinq centimes.

MADAME GERVAIS.

Un sou !...

DÉSACROCS.

Reste à 63 francs. C’est un compte rond.

MADAME GERVAIS.

Allons, c’est bon... Je laisse ma voiture là, au bas de votre fenêtre, et je reviendrai la prendre dans une heure, au plus tard, et il me faut de l’argent, car c’est demain la fête du pays...

DÉSACROCS.

C’est fête à Luzarches ?

MADAME GERVAIS.

Oui, il y aura bal, concert... Je n’ai pas envie de manquer tout ça.

DÉSACROCS, vivement.

Et spectacle, sans doute ?

MADAME GERVAIS.

Ah ! non... nous ne connaissons pas ça.

DÉSACROCS.

Eh bien ! vous aurez de mes nouvelles.

MADAME GERVAIS.

De vos nouvelles !... Avec tout ça, vous ne me donnez jamais d’argent.

DÉSACROCS.

J’ai montré de la bonne volonté... je vous ai donné un à-compte.

MADAME GERVAIS.

Parbleu ! un sou !

Désacrocs la pousse à la porte.

DÉSACROCS.

Nous sommes sauvés ! nous jouons à Luzarches !... Le maire de cet endroit ne nous connaissant pas.

CLORINDE.

Mon prince russe viendra-t-il à Luzarches ? 

DÉSACROCS.

Certainement, je vais le prévenir.

CLORINDE.

Et moi, je vais faire mon paquet.

DÉSACROCS.

Air de Jacmin.

Dépêche-toi, va, saute, vole, marche,
Fais tes paquets
Et reviens vite après ?
Car, j’en suis sûr, le public de Luzarches
Cueille déjà des fleurs pour tes succès.

CLORINDE.

Tu me verras, moi, fille de Thalle,
Digne de toi, mon ami Désacrocs,
J’ voudrais déjà partir pour la Russie.

DÉSACROCS, à part.

Quand elle ira, c’est qu’il y fera chaud.

Reprise ensemble.

DÉSACROCS.

Dépêche-toi... etc.

CLORINDE.

Je me dépêche, saute, vole, marche ;
J’ fais mes paquets,
J’ reviens vite après ;
Car, j’en suis sûr’, le public de Luzarches
Cueille déjà des fleurs pour mes succès.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

DÉSACROCS, puis CASTAGNOT

 

DÉSACROCS, seul.

Luzarches est un pays vierge, j’y récolterai des lauriers et de l’or ; mais il me faudra une voiture pour transporter mes acteurs... Les diligences demandent des arrhes ; j’ai usé presque tous les loueurs de tapissières ; Anacharsis la paiera... il continuera à remplir dignement son emploi d’ami des artistes. Mais s’il refusait !... Oh ! je le déciderai, avec promesse de parler en sa faveur à la petite Bergamotte, qu’il adore.

CASTAGNOT, entrant.

Peut-on entrer ?

Il tombe accablé sur une chaise.

DÉSACROCS.

Castagnot, mon ami, j’allais envoyer chez toi... Nous ne jouerons pas à Corbeil, c’est le public de Luzarches qui aura l’honneur d’assister à tes débats, et d’applaudir le meilleur jeune premier de France... et d’Alger.

CASTAGNOT.

Oh ! je n’ai pas le cœur à la comédie.

DÉSACROCS.

À quoi l’as-tu donc ?

CASTAGNOT.

Au désespoir... on m’a enlevé ma chère Albina...

DÉSACROCS.

On t’a enlevé ton amante !... c’est un malheur ; mais je me plais à croire que cela ne vous empêchera pas de jouer ensemble Michel et Christine... Qui de nous n’a pas à se reprocher sa petite infidélité ?

CASTAGNOT.

Vous osez accuser Albina d’infidélité !... ne calomniez pas cet ange.

DÉSACROCS.

Mais tu me dis qu’on te l’a enlevée.

CASTAGNOT.

Celui qui me l’a enlevée est son oncle.

DÉSACROCS.

Ah ! ciel !

CASTAGNOT.

Un gros oncle... un oncle énorme... un fourreur de son état, et qui tombe de la Russie. Albina doit être son héritière, mais il exige que la pauvre enfant cesse de m’aimer.

DÉSACROCS.

Et de jouer la comédie ?

CASTAGNOT.

Certainement.

DÉSACROCS.

J’ai perdu ma jeune première... où en trouverai-je une autre ?... Si j’avais encore mon épouse... Ô Palmyre, où es-tu ? Une gaillarde qui vous jouait tous les rôles ; comme elle vous enlevait le public dans Hermione et dans Tyrrel des Enfants d’Édouard ; par là-dessus elle vous jouait Bertrand de l’Auberge des Adrets, et Vincent du Dîner de Madelon, pour commencer ; mais, enfin, je ne l’ai plus !... Il te faut une Christine.

CASTAGNOT.

Ne comptez pas sur moi.

DÉSACROCS.

Tu m’abandonnes aussi ?... Je n’ai plus de jeune premier !... Ô destin ! tu ne me laisseras donc pas tranquille ?

CASTAGNOT.

Je ne suis venu ici que pour voir Albina une dernière fois.

DÉSACROCS.

Elle doit venir ici ?

CASTAGNOT.

Oui, son oncle, voulant qu’elle ait une éducation conforme à sa nouvelle fortune, la conduit dans le pensionnat sur le jardin duquel donne cette fenêtre... Tenez ! un fiacre qui s’arrête à la porte du jardin... on en descend... C’est elle ! elle m’a vu... elle me fait des signes... Ange du ciel ! à toi ma vie ! à toi mon âme !

DÉSACROCS.

Le fourreur vous connaît-il ?

CASTAGNOT.

Très peu, ne m’ayant jamais vu.

DÉSACROCS.

Air des Amazones.

Mais il me vient une idée... et je n’ose...

CASTAGNOT.

Que risquez-vous ? Allez, dites toujours.

DÉSACROCS.

Si je pouvais, par une adroite chose,
Vous ramener l’objet de vos amours.

CASTAGNOT.

Eh ! quoi, vraiment !

DÉSACROCS.

C’est un trait de lumière !
Et je rattrape, en même temps,
Mon amoureux et ma jeune première,
Et le fourreur sera fourré dedans.

Il sort précipitamment.

 

 

Scène IV

 

CASTAGNOT, ALBINA, DÉSACROCS, GRATTEMARE

 

CASTAGNOT, seul, regardant à la fenêtre.

Que va-t-il faire ?... quel est son dessein ?... Il aborde Albina et son oncle, qui descendent de voiture... il parle bas à Albina... Elle se dirige de ce côté... les autres la suivent...

Voyant Albina ouvrir la porte.

C’est elle ! c’est bien elle !...

ALBINA.

M. Désacrocs ne m’a pas trompée... grâce à lui, je puis te voir, te parler encore.

CASTAGNOT.

Mais qu’a-t-il pu dire à ton oncle ?

ALBINA.

Je l’ignore.

DÉSACROCS, en dehors.

Il n’y a qu’une douzaine de marches à monter.

GRATTEMARE.

J’en suis bien aise... ma nièce y est déjà.

CASTAGNOT.

Il aurait dû retenir l’oncle.

GRATTEMARE, à Désacrocs, en entrant.

J’aurais cru le pensionnat au fond du jardin.

DÉSACROCS.

Le pensionnat, oui ; mais c’est ici la direction.

GRATTEMARE, montrant Castagnot.

Quel est ce jeune homme ?

DÉSACROCS.

Notre professeur de grammaire.

GRATTEMARE.

J’ai écrit à Mme Dujardin que je lui amenais ma nièce Albina.

DÉSACROCS.

Nous avons reçu votre lettre... J’attendais Monsieur avec la plus vive impatience.

À Castagnot.

Cache donc la toque.

ALBINA, à Castagnot.

Cachez la toque.

CASTAGNOT.

Quelle toque ?

GRATTEMARE.

Monsieur est l’époux de la directrice de ce pensionnat ?

DÉSACROCS.

Je me donne cet avantage, Monsieur, et je m’en vante, car ma chère épouse est le rassemblement de toutes les vertus, de toutes les perfections.

GRATTEMARE.

Mais ma nièce parle à ce jeune professeur comme si elle le connaissait.

DÉSACROCS.

Il l’interroge sur ses principes.

GRATTEMARE.

Elle n’est pas bien avancée ; on l’a éduquée jusqu’à présent pour la lingerie... Elle a de sottes idées de théâtre qu’il faudra combattre.

DÉSACROCS.

Soyez tranquille.

À Castagnot.

Cache donc la toque !

ALBINA, à Castagnot.

Mais cachez donc la toque !

CASTAGNOT.

Mais quelle toque ?

GRATTEMARE.

Nonobstant, je l’aime beaucoup, et elle héritera de ma fortune, à moins que...

CASTAGNOT, bas, à Albina.

À moins que tu ne refuses de m’oublier.

ALBINA.

Je te préfère à tous les trésors de l’univers.

CASTAGNOT.

Bien vrai ?

ALBINA.

Oui, bien vrai ; mais cache la toque.

CASTAGNOT.

Ah ça ! mais, ils sont tous toqués !

GRATTEMARE.

Mais je voudrais voir Mme Dujardin, votre épouse.

DÉSACROCS.

Elle est absente, étant sortie pour le moment.

S’élançant vers la toque.

Tu ne veux donc pas cacher cette toque ?

GRATTEMARE.

Ah ! que c’est contrariant !

DÉSACROCS.

Mais je la remplace.

GRATTEMARE, entendant sonner.

C’est peut-être elle qui arrive.

 

 

Scène V

 

CASTAGNOT, ALBINA, DÉSACROCS, GRATTEMARE, ANACHARSIS

 

DÉSACROCS, à part.

Anacharsis, l’ami des artistes, ce provençal va tout gâter.

ANACHARSIS.

Désacrocs, bonzour. mon bon... Tiens, c’est Castagnot ! eh ! bonzour !

DÉSACROCS, à Grattemare.

C’est un professeur d’italien.

ANACHARSIS.

Il y a un siècle que ze ne vous ai vu.

GRATTEMARE.

Il paraît que ses leçons ne sont pas très régulières.

DÉSACROCS.

C’est un original.

Bas, à Anacharsis.

Tu es un professeur d’italien.

ANACHARSIS.

Z’y étais hier, aux Italiens... Que ce Lablace il a du talent gros comme lui ! Capoun de sort, ze le connais, ze suis son ami, c’est moi que ze suis l’ami de tous les artistes.

DÉSACROCS, bas.

Tais-toi donc !

À Grattemare.

Il est passionné pour la musique.

ANACHARSIS.

Ah ça ! votre troupe, il est complète ?

GRATTEMARE.

Votre troupe !

DÉSACROCS.

Il veut dire mon troupeau, ma pension.

ANACHARSIS.

Ce monsieur il en est,

À Grattemare.

Il a une bien bonne tête bien comique.

GRATTEMARE.

Comique ?

DÉSACROCS.

Traduisez par comica, comme il faut, respectable... Il ne connaît pas la valeur des mots... c’est un Italien.

ANACHARSIS.

La petite Bergamotte, il viendra, n’est-ce pas ?

DÉSACROCS.

Oui.

À Grattemare.

C’est une de mes élèves.

ANACHARSIS.

Quel çarmant petit lutin ! et comme elle çante !

DÉSACROCS, à Grattemare.

Il donne aussi des leçons de musique.

À Anacharsis.

Tais-toi donc, on te prend pour un maître d’italien, entends-tu ?

ANACHARSIS.

Ze ne comprends pas.

DÉSACROCS.

N’importe, tais-toi ! tu n’as pas besoin de comprendre.

GRATTEMARE.

J’aurais bien voulu voir Mme Dujardin, votre épouse... Rentrera-t-elle bientôt ?

ANACHARSIS, à part.

Son épouse !

DÉSACROCS.

Je crains qu’elle ne soit longtemps absente... Elle est au ministère de l’instruction publique.

GRATTEMARE.

En attendant, je ne serais pas fâché de visiter votre établissement.

DÉSACROCS.

Sans ma femme, aucun homme ne peut entrer dans les salles d’étude... c’est la règle de la maison.

GRATTEMARE.

Règle sage et que j’approuve.

DÉSACROCS.

Mais si vous voulez visiter le jardin...

GRATTEMARE.

Volontiers.

DÉSACROCS, à part.

Je vais le conduire dans celui de la propriétaire... il est à louer.

GRATTEMARE.

Viens, ma nièce.

DÉSACROCS, à Castagnot.

Suivez-nous, Monsieur.

ANACHARSIS, à Désacrocs.

Vous zouez donc un proverbe ?

DÉSACROCS.

Reste ici ; je t’expliquerai tout plus tard.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

ANACHARSIS, BERGAMOTTE, MUNITO, habillé en femme

 

ANACHARSIS, seul.

Ce Désacrocs a toujours quelque drôle d’histoire !... Eh ! Désacrocs !

Il sort un moment.

BERGAMOTTE, entrant.

Non, Monsieur, non ! je ne veux pas que vous passiez plus longtemps pour ma mère.

MUNITO.

Bergamotte, s’il y avait du monde.

BERGAMOTTE.

Tant mieux ! je leur dirais que vous êtes mon mari, et vous quitteriez ce ridicule personnage.

MUNITO.

Quand je n’ai trouvé que ce moyen de dépister mes créanciers.

ANACHARSIS, rentrant.

Eh ! c’est Bergamotte... en amazone.

BERGAMOTTE.

Je viens de prendre ma leçon d’équitation avec maman.

MUNITO, à part.

Le provençal !... J’étais sûr que je le trouverais ici.

Haut.

Monsieur, il ne me convient pas que vous tournaillez continuellement autour de ma fille... Je vous prie de finir.

ANACHARSIS.

Allons, belle maman... vous êtes bien farouche...

Regardant amoureusement Bergamotte.

Car, enfin, mes sentiments...

MUNITO, à part.

S’il croit qu’il m’amuse, en poussant continuellement des soupirs comme ça.

BERGAMOTTE, bas, à Anacharsis.

Vous agacez maman... partez.

ANACHARSIS.

Nous se retrouverons là-bas.

MUNITO.

Bergamotte ! qu’est-ce que c’est ?

BERGAMOTTE.

Je demande si M. Désacrocs est sorti.

ANACHARSIS.

Ze réponds qu’il est dans le jardin... Ze vais puis vous l’envoyer... Madame, vous avez tort de prendre si mal mes bonnes intentions.

Il disparaît.

MUNITO, furieux.

Je les connais, tes intentions !

Le menaçant.

Polisson !...

BERGAMOTTE.

Maman !

MUNITO.

C’est juste... je m’oubliais.

ANACHARSIS, rentrant.

Vous prenez d’humeur pourquoi ze suis l’ami des artistes.

Il sort.

BERGAMOTTE.

Adieu, Monsieur.

 

 

Scène VII

 

BERGAMOTTE, MUNITO

 

MUNITO.

Bergamotte !

BERGAMOTTE.

Oh ! mais, ça devient par trop sciant aussi, à la fin.

MUNITO.

Ah ! tu trouves ?

BERGAMOTTE.

Et tu crois que c’est pour t’avoir toujours sur mes talons que je te prête mes robes et mes bonnets ?... Viens encore m’emprunter mes effets !

MUNITO.

Il faut bien vêtir ce qui te sert de porte-respect.

BERGAMOTTE.

Vous, un porte-respect ? vous n’êtes qu’un porte-manteau ! Mais, au fait, ça m’est égal, je vais vous rendre encore plus ridicule que vous n’êtes.

Air de la Colonne.

J’ vous f’rai porter des guipur’s, des dentelles,
J’ vous f’rai porter mon châle cach’mir’ boiteux,
J’ vous f’rai porter des couleurs tout’s nouvelles,
J’ vous f’rai porter des fleurs dans vos cheveux,
J’ vous f’rai porter mon chapeau doublé d’ roses,
J’ vous f’rai porter...

MUNITO.

Ah ! Madame, arrêtez !
J’ m’en vas m’ porter à des extrémités,
Si vous m’ faites porter tant de choses.

BERGAMOTTE.

C’est ça... avec votre jalousie, vous éloignerez de moi tous ceux qui peuvent me protéger dans la carrière dramatique... Mais je te préviens que, si tu continues, j’irai trouver tes créanciers.

MUNITO.

Oh !

BERGAMOTTE.

Et je leur dirai : Munito-Crochard, pour vous échapper, a changé de sexe ; il se nomme maintenant Mme veuve Crochard, et il passe pour ma mère, mais c’est mon mari ; poussez-le à Clichy, vous m’obligerez... poussez-le à Clichy.

MUNITO.

Bergamotte, vous ne direz pas ça.

BERGAMOTTE.

Je le dirai au plus féroce de tous, qui te poursuit avec tant d’acharnement... Tu sais, le gros Grattemare ?

MUNITO.

Ne prononce pas le nom de Grattemare ! cet énorme fourreur est mon mauvais génie... Pourquoi me déteste-t-il si fort ? Je ne sais, car il ne me connaît pas... il ne m’a jamais vu. On lui passe une de mes lettres-de-change... je ne la paie pas, naturellement. Depuis cette époque, il met à mes trousses tous les gardes du commerce, et pour me tenir plus longtemps en prison, il achète mes autres créances. Pourquoi cela ? pourquoi ?... Ah ! cet homme est fourreur, il a peut-être des vues sur ma peau... mais il ne l’aura pas.

BERGAMOTTE.

Il l’aura ! Si tu m’ennuies, je te livre au Grattemare !

MUNITO.

Ce fourreur est ma bête noire !... Je ne fais pas un pas sans le rencontrer !

GRATTEMARE, dans la coulisse.

J’aurais bien voulu voir madame votre épouse.

MUNITO, l’entendant.

Eh ! quand je le disais !

BERGAMOTTE.

Quoi donc ?

MUNITO, à part.

Grattemare ! Grattemare ! il connaît Désacrocs ! il cause avec lui !...

Haut.

Je ne veux plus que tu fasses partie de la troupe de Désacrocs.

Air de Don Pasquale.

Il faut filer au plus vite.

BERGAMOTTE.

Quoi ! nous en aller ainsi ?

MUNITO, à part.

Pour éviter la visite
De Gratt’mar’, qui vient ici.

À Bergamotte.

Toi, si gentille et si douce,
Tu n’ voudras pas me refuser.
Je sens ma barbe qui pousse,
Viens chez nous... je vais m’ raser.

ENSEMBLE.

Il faut filer au plus vite, etc.

Il l’entraîne par la porte du fond.

 

 

Scène VIII

 

DÉSACROCS, GRATTEMARE, entrant à gauche

 

DÉSACROCS.

Ainsi, Monsieur... vous pouvez laisser votre nièce ici... en toute confiance, et vaquer à vos occupations.

GRATTEMARE.

Je ne veux pas m’en aller sans avoir fait mes petites conditions avec madame votre épouse... En attendant son retour, je vais conclure une autre affaire qui m’amène aussi dans cette maison... J’ai besoin de parler à un nommé Désacrocs.

DESACROCS.

Désacrocs ! je le connais.

GRATTEMARE.

Ah ! ça se trouve bien.

DÉSACROCS.

Il est sorti.

GRATTEMARE.

Ah ! ça se trouve mal... En êtes-vous sûr ?

DÉSACROCS.

Comme de moi-même.

GRATTEMARE.

C’est contrariant. Je trouve toujours tout le monde sorti... Oh ! mais toujours ! toujours !

DÉSACROCS.

Que vouliez-vous dire à M. Désacrocs ?

GRATTEMARE.

Oh ! j’ai très peu de choses à lui dire, mais très importantes.

DÉSACROCS.

Vous voulez peut-être lui demander de l’argent ?

GRATTEMARE.

Au contraire.

DÉSACROCS.

Vous vouliez lui en donner ?

GRATTEMARE.

Non, je désire qu’il me fournisse des renseignements sur une certaine personne qu’il doit connaître.

DÉSACROCS, à part.

Il faut que je me débarrasse de cet homme...

Haut.

Si vous tenez absolument à voir M. Désacrocs, il faut que vous alliez le trouver au café des Comédiens, rue des Vieilles-Étuves, car il en partira dans une heure pour se rendre en Prusse.

À part.

Je joue si souvent pour ce monarque !

GRATTEMARE.

Diable ! j’ai absolument besoin de lui parler aujourd’hui... Mais le café des Comédiens est à une lieue.

DÉSACROCS.

Oh ! un homme qui a été en Russie ne doit pas faire attention à une si petite distance.

GRATTEMARE.

Mais ma nièce, et puis j’aurais voulu causer avec madame votre épouse.

DÉSACROCS.

Elle reviendra bien tard.

 

 

Scène IX

 

DÉSACROCS, GRATTEMARE, CLORINDE

 

CLORINDE.

Ouf ! me voilà, mon amour, tu ne diras pas que j’ai été longtemps.

DÉSACROCS.

Clorinde !

GRATTEMARE.

Est-ce Madame ?

DÉSACROCS.

Elle-même.

GRATTEMARE, à Clorinde.

Madame, je me sais gré de n’être pas parti sans vous avoir vue.

CLORINDE, à part.

Quelle est cette cassure ? Un homme couvert de fourrures !... Est-ce que ce serait mon prince ?

DÉSACROCS, à Clorinde.

Oui.

Bas, à Grattemare.

Vous allez manquer M. Désacrocs.

GRATTEMARE.

Je pars tout de suite.

À Clorinde.

Je disais à monsieur votre...

DÉSACROCS, l’interrompant.

Oui, ma bonne amie, tu sais ce qui amène Monsieur.

CLORINDE.

J’espère qu’il aura lieu d’apprécier mes talents.

GRATTEMARE.

Je ne serais pas venu ici si votre réputation...

CLORINDE.

Ah ! Monsieur.

GRATTEMARE.

Je suis sûr que vous inculquerez tous vos talents à ma chère Albina.

CLORINDE.

Albina !

GRATTEMARE.

C’est le nom de la petite.

DÉSACROCS.

De la petite à laquelle Monsieur désire que tu donnes des leçons en outre de ce qu’il attend. Tu ignores cela, tu étais sortie...

Bas, à Grattemare.

Vous allez manquer votre homme.

CLORINDE, à part.

Ah ! il y a une petite... Vieux drôle !

GRATTEMARE.

C’est une jeune personne...

CLORINDE.

Oh ! je pense bien que Monsieur ne m’offrirait pas un enfant en sevrage.

DÉSACROCS, riant.

Ah ! ah ! c’est une plaisanterie.

Bas, à Grattemare.

Votre homme sera parti.

GRATTEMARE.

Il faut que je vous quitte, Madame... Surveillez bien la tenue d’Albina.

CLORINDE.

Une tenue décente est de rigueur.

GRATTEMARE.

Quant aux principes de morale...

CLORINDE.

Elle n’en aura pas d’autres que les miens.

GRATTEMARE.

Je ne pourrais mettre la chère enfant sous une plus habile direction... Adieu, Madame, j’ai besoin de causer avec M. Désacrocs.

CLORINDE.

Désacrocs !

DÉSACROCS, à Clorinde.

Mon cousin... c’est lui qui m’a adressé le prince.

CLORINDE, à Grattemare.

Vous me verrez demain soir à Luz...

DÉSACROCS, l’interrompant.

Ah ! oui, il faudra venir demain soir.

GRATTEMARE.

Je reviendrai.

Il sort.

DÉSACROCS, à part.

Ouf ! j’en sue !

CLORINDE.

Il est charmant, ce gros Moscovite.

DÉSACROCS, à part.

Enfin, il est parti !

Ensemble.

Air.

GRATTEMARE.

Il faut partir, enfin !
Madame, je vous quitte ;
Comptez sur la visite
Que je ferai demain.

CLORINDE.

Il va partir, enfin !
À regret il me quitte.
Je compte sur la visite
Qu’il nous fera demain.

DÉSACROCS.

Il va partir, enfin !
À regret il nous quitte.
Merci de la visite
Qu’il nous fera demain.

 

 

Scène X

 

DÉSACROCS, CLORINDE, CASTAGNOT, ALBINA, BERGAMOTTE, puis ANACHARSIS

 

DÉSACROCS, montrant Castagnot et Albina.

Voici les amoureux que je t’ai annoncés.

BERGAMOTTE, à part, entrant.

J’ai perdu mon mari dans un embarras de voitures... Il voulait m’empêcher de jouer, le monstre !

DÉSACROCS.

Ah ! Bergamotte, tu es toujours exacte.

ANACHARSIS, entrant.

Me voilà de retour... Ah ça ! Mon cher, il faut m’expliquer...

DÉSACROCS.

Plus tard, plus tard... Mes chers pensionnaires, la troupe est réunie... Ce n’est pas à Corbeil que nous jouons, c’est à Luzarches.

TOUS.

À Luzarches !

DÉSACROCS.

J’ai reçu huit lettres dans lesquelles les habitants de cet endroit nous demandent à cor et à cris. Passons à la distribution des costumes...

Cherchant dans le paquet de costumes avec une fourche.

C’est que tout ça est bien mêlé... Ma foi !... je ne trouve rien... cherchez vous-mêmes...

Chacun va chercher son costume.

DÉSACROCS.

Il ne nous manque plus que la voiture...

À Anacharsis.

Mon petit, il faut que tu nous en procures une.

ANACHARSIS.

Oh ! mon cer, n’aie pas d’ gez... ze suis très zéné.

DÉSACROCS.

Non, tu seras dedans... nous te ferons une bonne place, tu seras à ton aise.

ANACHARSIS.

Non, ze ne souis pas à mon aise.

DÉSACROCS.

Je parlerai en ta faveur à Bergamotte.

ANACHARSIS.

Elle ne veut pas m’écouter.

DÉSACROCS.

C’est pour cela que tu me refuses ?

ANACHARSIS.

Qué troun !... qué voulez qué l’y faïgué, you ? Ze refuse pourquoi ze n’ai pas d’argent.

DÉSACROCS.

Comment ferai-je ? je n’ai pas un sou !... Mort et damnation !... Si j’avais un poignard... je le vendrais !

CLORINDE, un costume à la main.

Ça me sera trop étroit.

DÉSACROCS.

On y fera un gousset.

BERGAMOTTE, un costume à la main.

Ça me sera trop grand.

DÉSACROCS.

On y fera une pince.

CASTAGNOT.

Dans tout ça, je ne vois pas mon habit du Glorieux.

DÉSACROCS.

Il te crève les yeux... le voilà.

CASTAGNOT.

Cette guenille ?

DÉSACROCS.

Apprenez que Baptiste aîné a joué avec pendant quarante ans !

CLORINDE.

On le voit bien... Ah ça ! et la voiture ?

DÉSACROCS.

Ah ! la voiture...

Montrant Anacharsis.

Monsieur met des bâtons dans les roues.

TOUS.

Ah ! l’ami des artistes !

ANACHARSIS.

Eh ! oui !... je suis l’ami des artistes.

DÉSACROCS.

Se voir arrêté si près du port !... Quelle idée !

Montrant la voiture de la blanchisseuse.

La voiture, la voilà !

CLORINDE.

Voyager en blanchisseuse !

DÉSACROCS.

Le choix des moyens ne nous est pas donné.

BERGAMOTTE.

Mais, maman ?

DÉSACROCS.

Votre maman ?... je la ferai prévenir.

ANACHARSIS.

Plus souvent !...

CLORINDE, à Désacrocs.

Et la blanchisseuse ?

DÉSACROCS.

Je lui écrirai.

GALOP FINAL.

Air.

Oui, partons tous !
Pour Luzarches,
Vite, en marche !
Oui, partons tous !
En avant ! dépêchons-nous !

Pendant le chœur, Désacrocs va dans la voiture prendre le fouet, puis il revient.

DÉSACROCS.

Cavaliers ! la main aux dames.

Tous se précipitent dans la voiture en chantant différents refrains d’airs connus.

MUNITO, dans la coulisse.

Bergamotte !... Bergamotte !

ANACHARSIS.

Oh ! la maman !... elle ne sera pas du voyage.

Il ferme la porte, et s’élance à son tour dans la voiture ; Munito frappe à la porte en criant.

Bergamotte !... Bergamotte !...

TOUS, dans la voiture.

En route !...

Reprise du CHŒUR.

Oui, partons tous, etc.

 

 

ACTE II

 

Une cour de ferme ; porte charretière au fond ; pigeonnier à gauche, à partir duquel une toile faite de draps tendus diagonalement. À côté, sur le premier plan, un puits. À droite, au fond, une porte de maison, et une porte d’écurie à droite, sur le premier plan.

 

 

Scène première

 

ALBINA, CLORINDE, BERGAMOTTE, CASTAGNOT

 

CHŒUR.

Air de la Fiancée.

Achevons notre toilette,
Car le moment va venir.
Déjà le public s’apprête,
Amis, à nous applaudir...

CLORINDE, se laissant mettre du rouge par Albina.

Sous l’œil, ma petite... le rouge se met sous l’œil, ça le rend plus brillant.

ALBINA.

Voilà, Madame.

CLORINDE.

M. Castagnot, apportez-moi la psyché.

CASTAGNOT, lui présentant un seau plein d’eau, dans laquelle il se mire.

Voilà.

CLORINDE.

Mais non... je vous demande la psyché.

CASTAGNOT.

Elle est occupée.

BERGAMOTTE.

Je m’en sers pour me coiffer.

Elle tient un morceau de glace cassée, dans laquelle elle se mire.

CLORINDE.

Ah ça ! que fait donc ce flâneur de Désacrocs ?

CASTAGNOT.

Désacrocs ?... Eh ! mais, je l’entends... tenez.

 

 

Scène II

 

ALBINA, CLORINDE, BERGAMOTTE, CASTAGNOT, DÉSACROCS, suivi d’un tambour portant l’affiche sur son dos

 

DÉSACROCS.

Me voilà, mes enfants... je viens de lancer mon annonce... aux braves Luzarchiens.

CLORINDE.

Et tu n’as pas fait four ?

DÉSACROCS.

Moi ! faire four !... allons donc !... Jugez de l’effet, par cette légère affiche...

Il déploie une affiche monumentale, et monte sur un tabouret.

Oyez et écoutez, paysans et paysannes...

Lisant.

Depuis longtemps je m’étais aperçu de l’agrément...

CLORINDE, chantant.

De l’agrément, etc.

DÉSACROCS.

De l’agrément que les représentations théâtrales pouvaient procurer à votre arrondissement...

CLORINDE.

Très bien !

DÉSACROCS.

N’interrompez pas l’orateur...

Continuant.

Avec permission de l’autorité, une troupe d’élite, recrutée dans les premiers théâtres de la capitale, est arrivée ici en diligence...

CLORINDE.

Dans une voiture de blanchisseuse.

DÉSACROCS.

Silence dans les coulisses !...

Continuant.

Pour vous donner aujourd’hui, sous la direction de M. Désacrocs... Première pièce... La première représentation de le : Michel et Christine, vaudeville de M. Scribe, de l’Académie française.

Roulement.

Mlle Albina, qui a été sur le point de débuter au grand théâtre du Luxembourg, jouera le rôle de Christine. M. Castagnot, jeune comédien tombé...

CASTAGNOT.

Moi !

DÉSACROCS.

À la conscription... et que sa qualité de jeune conscrit recommande au patriotisme du public, débutera par le rôle de Michel.

CASTAGNOT.

Tiens, tiens, je suis conscrit.

DÉSACROCS.

Premier intermède. Pendant l’entr’acte, M. Désacrocs, directeur privilégié, qui a eu l’honneur de voir jouer Talma, chantera un grand duo qu’il a déjà chanté à Troyes... en Champagne. Deuxième pièce. Première représentation de le : Iphigénie en Aulide, tragédie en vers de Racine, par M. Scribe...

Roulement.

CLORINDE.

Qui continue à être de l’Académie française.

DÉSACROCS.

Mlle Clorinde remplira les trois rôles principaux.

CLORINDE.

Mon nom est-il en vedette ?...

Désacrocs lui montre l’affiche.

Le caractère est un peu maigre pour moi.

DÉSACROCS.

Mlle Clorinde est une jeune actrice qui refuse de débuter à la Comédie française... pour des raisons de famille.

CLORINDE.

Que je ne connais pas.

DÉSACROCS.

Elle est avantageusement connue du public, par cette habitude contractée dès l’enfance, de mettre des papillotes avec des billets de mille francs.

ALBINA, à Clorinde.

Est-ce vrai ?

CLORINDE, froidement.

Non.

DÉSACROCS.

Clorinde, pour cette fois seulement, voudra bien jouer avec tous ses diamants, dont voici un faible échantillon...

À Clorinde.

Mets-les. Troisième pièce. La première représentation de le : la Dame Blanche, opéra-comique, paroles et musique de M. Scribe. Seulement, la musique nuisant à l’action, sera remplacée par un dialogue vif et spirituel. Troisième intermède. Pendant l’entr’acte, Mlle Bergamotte, qui a reçu l’éducation la plus sévère dans un excellent pensionnat, chantera quatorze chansonnettes par M. Scribe.

Roulement.

TOUS.

Bravo ! bravo !

DÉSACROCS.

Un instant.

CLORINDE.

Il y a encore quelque chose ?

DÉSACROCS.

Les habitants de Luzarches sont priés de déposer leurs sabots et leurs twids au bureau des cannes... À la demande générale du public, après le spectacle, un grand bal sera donné gratis au profit des pauvres de l’arrondissement, où paraîtront toutes les jambes de la troupe, auxquelles pourront se joindre celles des spectateurs.

TOUS.

Très bien.

DÉSACROCS.

Prix des places : Les premières sont le double des secondes, et les troisièmes moitié des premières.

CLORINDE.

Mais combien ?

DÉSACROCS.

À défaut de numéraire, les consommateurs pourront payer en denrées départementales. NOTA. – Pendant le jeu des acteurs, l’usage des pommes cuites et incuites est spécialement interdit.

CLORINDE.

C’est assez bien vu... Si tu avais mis ça sur l’affiche, l’autre jour à Corbeil...

DÉSACROCS.

En voilà une d’annonce !... Maintenant, mes amis, il s’agit d’étudier ses rôles.

TOUS.

Nous les savons !

ANACHARSIS, entrant précipitamment.

Désacrocs, voilà la blanchisseuse qu’elle vient.

DÉSACROCS.

Eh bien ! que me veut que cette femme ?

CLORINDE.

Il est fort, celui-là !

ANACHARSIS.

Elle réclame sa voiture et les draps de ses pratiques, dont vous vous êtes emparé pour confectionner la toile.

DÉSACROCS.

Je les lui rendrai.

ANACHARSIS.

Elle est là qui vous espère ; elle les veut tout de suite.

DÉSACROCS.

Je vais aller lui faire entendre raison.

TOUS.

Allons ! allons-y tous, ça va être drôle.

Air du Médecin de campagne.

Cette blanchisseuse
Est trop heureuse
D’ prêter ses draps !
Comment ! elle ose,
Dans l’embarras,
Nous mettre pour si peu de chose.

Ils sortent tous, excepté Anacharsis et Bergamotte.

 

 

Scène III

 

ANACHARSIS, BERGAMOТТЕ

 

ANACHARSIS.

Restez ici... sensible Bergamotte, j’ai à vous parler.

BERGAMOTTE.

De quoi ?

ANACHARSIS.

De mon amour.

BERGAMOTTE.

Maman n’est pas là.

ANACHARSIS.

Raison de plus... Voulez-vous que je vous dise, Bergamotte ?... votre mère il me gêne beaucoup, je voudrais puis pouvoir la supprimer... mais les lois ils s’y opposent... c’est une lacune dans notre législation... mais enfin ! j’y suis décidé, malgré elle, je vous enlèverai.

BERGAMOTTE.

Monsieur !... m’enlever malgré ma mère !...

ANACHARSIS.

Eh bien !... je l’enverrai se promener en lui faisant les trois assommations peu respectueuses.

 

 

Scène IV

 

ANACHARSIS, BERGAMOТТЕ, MUNITO

 

MUNITO.

Qui est-ce qui parle d’assomations ici ?

BERGAMOTTE.

Munito.

ANACHARSIS.

C’est elle !

MUNITO.

Oui, c’est elle... Eh bien ! votre conduite est propre, ma fille.

BERGAMOTTE.

Mais, maman...

MUNITO.

Ah ! vous me laissez en plan, pour venir avec ce Monsieur... qui vous compromet, qui attente tous les jours à votre réputation.

BERGAMOTTE.

C’est la faute à Désacrocs.

MUNITO.

Oublier sa mère, c’est gentil !

ANACHARSIS, mettant des gants.

Je vais la fléchir...

Haut.

Madame...

MUNITO.

Quoi ?

ANACHARSIS.

Madame, c’est moi que je suis l’ami des artistes, et croyant indigne de ce titre de vous abuser plus longtemps...

MUNITO.

Qu’est-ce qu’il me chante là ?

ANARCHARSIS.

C’est au nom de mes père et mère dont que je suis orphelin, que de cette main je vous demande celle de ma charmante Bergamotte.

MUNITO.

Ah bon !

BERGAMOTTE, à Anarcharsis.

Taisez-vous donc !

ANARCHARSIS.

Que j’aime, que j’adore.

MUNITO.

Monsieur...

À part.

Il me demande mon épouse en mariage !

ANARCHARSIS.

Et qui, elle-même, de son côté...

MUNITO.

De son côté...

À Bergamotte.

Comment ! de son côté !

BERGAMOTTE.

Mais, non...

ANARCHARSIS.

Il m’a donné des marques d’encouragement.

MUNITO, à lui-même.

C’est bon... si ma femme distribue des médailles d’encouragement.

ANACHARSIS.

N’est-ce pas, Bergamotte ?

BERGAMOTTE.

Du tout, Monsieur.

ANACHARSIS.

Comment ?

MUNITO.

Jeune Anacharsis, jusqu’à présent je vous avais pris pour un olibrius.

ANACHARSIS.

Un olibrius... quès aquo, un olibrius ?

MUNITO.

Mais la pureté... je dirai plus, la naïveté de votre demande me donne de vos mœurs la plus haute opinion.

ANACHARSIS.

Vous êtes bien bonne.

BERGAMOTTE.

Où veut-il en venir ?

MUNITO.

Ce qui fait que je refuse.

ANACHARSIS.

Vous refusez... ah !

MUNITO.

Et quant à vous, Mademoiselle, nous allons avoir deux mots d’explication.

BERGAMOTTE.

J’espère que vous n’allez pas me faire une scène.

MUNITO.

J’aime mieux vous faire une scène que de vous voir faire... merci.

ANACHARSIS.

Si votre mère il n’était pas une femme... nous se verrions.

BERGAMOTTE, cherchant à l’apaiser.

Anacharsis !...

ANACHARSIS.

Eh bien !... parlez-lui pour moi.

BERGAMOTTE.

Vous parlez trop bien vous-même.

MUNITO.

Vous chuchotez !... Sortons, sortons.

Air des Diamants.

Allons, venez, et suivez-moi,
N’ raisonnez pas, ma fille,
Je suis mère de famille,
Vous d’vez m’ respecter, je crois.

BERGAMOTTE.

Tu veux m’obliger, malgré moi.
À passer pour ta fille !
Tu t’ dis mère de famille,
Mais je me moque bien de toi.

ANACHARSIS.

Cette vieille folle, je crois,
N’ veut pas m’ donner sa fille.
Je serai de la famille,
Ou j’y perdrai mon nom, ma foi.

Munito et Bergamotte s’en vont.

 

 

Scène V

 

ANACHARSIS, puis DÉSACROCS

 

ANACHARSIS.

Elle me refuse ! quand je lui demande sa fille en bon et légitime mariage... Ah ! si je lui avais demandé sa fille en mariage pour ne pas l’épouser, j’aurais compris ses scrupules.

DÉSACROCS, entrant.

Eh bien ! que fais-tu là ?

ANACHARSIS.

Je gémis.

DÉSACROCS.

Tu gémis... il s’agit bien de gémir... dans ce moment-ci... Aide-moi pour les décorations.

ANACHARSIS.

Je veux bien, j’ai besoin de distractions... Eh bien ! et les spectateurs ?

DÉSACROCS.

Les spectateurs seront là... derrière les draps de la blanchisseuse. Voyons, où sera l’entrée de l’auberge dans Michel et Christine ?

ANACHARSIS.

Oui, où sera-t-elle ?

DÉSACROCS, ouvrant une porte.

C’est une porte d’écurie... Voilà notre affaire.

ANACHARSIS.

Té ! il y a des ânes !

DÉSACROCS.

Oui, il y a cinq ou six ânes dans l’écurie... nous prendrons l’autre porte... Maintenant la rampe... Où sont mes becs de gaz ?

ANACHARSIS, tirant une livre de chandelles.

Les voilà !... c’est 28 sous.

DÉSACROCS.

C’est bon... C’est du gaz des six ?

ANACHARSIS.

Ah ! vous me devez plus trois francs de rouge, quinze de blanc, dix sous de taffetas d’Angleterre pour faire des mouches à ces dames.

DÉSACROCS.

C’est bon, c’est bon.

ANACHARSIS.

C’est bon, c’est bon... mais rendez-moi...

DÉSACROCS.

Allons donc, tu plaisantes, toi, Anacharsis !

ANACHARSIS.

Oui, moi, Anacharsis.

DÉSACROCS.

Toi, l’ami des artistes... Mais si je te remboursais tes avances, si je te faisais l’injure de te rendre l’argent que tu as dépensé, tu ne serais pas l’ami des artistes.

ANACHARSIS.

Vous croyez ?... Où sont les bougeoirs ?

DÉSACROCS, lui montrant une bouteille.

Voilà !... Parbleu ! mets les huit chandelles dans huit bouteilles.

Ils mettent des chandelles dans des goulots de bouteilles, et Anacharsis va les placer derrière la toile.

 

 

Scène VI

 

ANACHARSIS, DÉSACROCS, TROIS PAYSANS

 

PREMIER PAYSAN.

Le directeur du théâtre ?

DÉSACROCS.

C’est moi. Que lui voulez-vous ?

PREMIER PAYSAN.

Nous sommes la musique que vous avez fait demander.

DÉSACROCS.

Ah ! très bien !... De quel outil jouez-vous ?

PREMIER PAYSAN.

Voilà !

Il montre une clarinette.

DÉSACROCS.

Et vous ?

DEUXIÈME PAYSAN.

Voilà !

Même jeu.

DÉSACROCS.

Et vous ?

TROISIÈME PAYSAN.

Voilà !

Même jeu.

DÉSACROCS.

Trois clarinettes !

PREMIER PAYSAN.

Nous sommes dix-sept dans le pays.

DÉSACROCS.

Dix-sept ! c’est une épidémie de clarinettes ! Enfin, n’importe !

PREMIER PAYSAN.

Faut-il vous amener les quatorze autres ?

DÉSACROCS.

Non, merci... Tenez, allez vous mettre derrière le rideau, et quand on frappera trois coups, vous jouerez... allez.

Ils s’en vont derrière la toile.

CASTAGNOT.

M. Désacrocs !

DÉSACROCS.

Qu’est-ce encore ?

CASTAGNOT.

Pour jouer mon rôle de secrétaire d’ambassade, je n’ai pas de linge blanc, ma blanchisseuse m’a manqué de parole.

DÉSACROCS.

Ils sont étonnants, un rien les arrête... Tu n’as pas de linge blanc ?... On en a toujours... le papier n’a pas été inventé pour faire des cornets. J’ai là ma lingerie... tiens, un faux col, des manchettes, un jabot magnifique... Je n’ai jamais joué qu’avec ça.

Il découpe un col de papier.

CASTAGNOT.

Et un chapeau propre ?

DÉSACROCS.

Tu n’as que celui-là ?... Pour dégommé... il est dégommé !... Veux-tu que je t’en fasse un chapeau neuf ?... Voilà la recette... Tu trempes une brosse dans de l’eau, et tu lisses fortement ton chapeau... comme ça... c’est un chapeau neuf... Pour l’intérieur, c’est triste... je ne te remettrai pas une coiffe, mais je t’apprendrai qu’il y a cinq manières de porter son chapeau en scène sans en montrer l’intérieur. Exemple.

Il remonte la scène en disant.

Tu as une déclaration à faire à une jeune première, et tu te présentes ainsi :

La forme du chapeau en dehors.

Mademoiselle !...

À Castagnot

Qui est-ce qui voit l’intérieur de ton chapeau ?... – Deuxième manière.

Le chapeau sous le bras.

– Troisième manière.

Le chapeau derrière le dos.

– Quatrième manière.

Le chapeau sur la tête.

Il y a une cinquième manière, c’est d’entrer sans chapeau.

CASTAGNOT.

C’est très bien, mais maintenant il me manque un habit.

DÉSACROCS.

Je ne dois pas vous fournir les habits bourgeois.

CASTAGNOT.

Vous savez bien qu’il me faut un habit avec un seul pan... Puisqu’on m’a arraché l’autre dans la pièce... Je ne peux pas abîmer mon habit.

DÉSACROCS.

C’est juste. Attends.

Allant au rideau.

Dis donc, Anacharsis... En arrangeant ta rampe, tu vas tacher ton habit ; tu devrais bien l’ôter... Je vais te passer le mackintosh d’un paysan.

ANACHARSIS.

Tu as raison...

Il lui remet son habit et disparaît.

DÉSACROCS, à Castagnot.

Voilà ton affaire... Il n’y a plus qu’à supprimer une basque de l’habit.

ANACHARSIS, derrière le rideau.

Aie bien soin de mon habit.

DÉSACROCS, déchirant une basque de l’habit.

J’en ai le plus grand soin. Tiens, Castagnot, voilà ton habit. On va commencer la répétition... Où est donc la cloche pour appeler les acteurs, ah ! çà !

Il prend un collier de cheval avec ses grelots.

TOUT LE MONDE en chœur.

Air : de Fra Diavolo.

La cloche ici nous appelle,
Et nous venons avec zèle,
Vite, allons, répétons,
Et puis après nous jouerons.

CLORINDE.

Ah ! ça, il y a déjà une foule conséquente à la queue et le bureau de recette, qui est-ce qui va le tenir ?

DÉSACROCS.

Anacharsis !

ANACHARSIS.

Moi ! merci.

DÉSACROCS.

L’ami des artistes.

CLORINDE.

L’ami des artistes.

TOUS.

L’ami des artistes.

MUNITO.

Je ne suis pas fâché qu’il soit au bureau, pendant ce temps il laissera ma femme tranquille.

ANACHARSIS.

Allons !...

DÉSACROCS.

Tiens, voilà les billets. Première, deuxième et troisième galerie.

ANACHARSIS.

Ça, mais, il y a écrit galerie sur tous les billets.

DÉSACROCS.

Tu ne sais donc pas lire ? Première galerie, g, a, l, e, r, i, e, avec un l ; deuxième gallerie, avec deux l ; troisième galllerie, avec trois l.

ANACHARSIS.

Ah ! très bien ! orthographe de contrôle... Où est le bureau ?

DÉSACROCS.

Ici.

Il désigne le poulailler.

ANACHARSIS.

Le poulailler !

DÉSACROCS.

C’est très commode. Vous passez les billets par le guichet aux volatiles... Allons, le public s’impatiente.

Anacharsis entre dans le poulailler.

MUNITO.

M’en voilà débarrassé.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, excepté ANACHARSIS

 

DÉSACROCS.

Maintenant, Mme Crochard, vous allez nous servir de souffleur.

MUNITO.

Moi, merci.

DÉSACROCS, à Bergamotte.

Toi qui fais tout ce que tu veux de ta mère, fais-en souffleur.

BERGAMOTTE.

Allons, souffle... ou si non...

MUNITO.

Mais...

BERGAMOTTE.

Pas de réplique...

DÉSACROCS.

Si, au contraire, vous donnez la réplique... tenez, mettez-vous là dedans.

MUNITO.

Dans un puits ! oh ! non...

DÉSACROCS.

Mais il est comblé.

MUNITO, à part.

C’est moi qui suis comblé... de désagréments.

Haut.

Je n’en crois rien.

DÉSACROCS, s’y mettant.

Tenez... Allons.

MUNITO.

Ah ! que c’est embêtant ! Bergamotte, ne me quittez pas.

BERGAMOTTE.

Je vais m’habiller.

Elle sort.

MUNITO.

Je vais avec vous.

DÉSACROCS.

Du tout... Restez là !

MUNITO, à part.

Heureusement Anacharsis est au bureau de recette !

DÉSACROCS.

Commençons... Attention !... Castagnot et Albina, en scène.

ALBINA et CASTAGNOT.

Nous voilà.

DÉSACROCS.

Nous commençons par le raccord de Michel et Christine.

CLORINDE.

Et où est donc Stanislas ?

DÉSACROCS.

Il est à Corbeil !

TOUS.

À Corbeil !

DÉSACROCS.

Heureusement qu’à la rigueur on peut s’en passer.

CASTAGNOT.

Jouer Michel et Christine sans Stanislas !

DÉSACROCS.

Pourquoi pas. J’ai bien joué les enfants d’Édouard avec un seul enfant.

CLORINDE.

L’autre faisant longueur.

CASTAGNOT.

Et le public.

DÉSACROCS.

Le public n’aura rien à dire. On lui annonce Michel et Christine. L’affiche n’a pas parlé de Stanislas.

CASTAGNOT.

Mais la pièce.

DÉSACROCS.

C’est très facile. On supprime toutes les scènes avec Stanislas... Tenez, faites attention sur la brochure.

Il donne la brochure à Munito.

Vous entrez en scène, vous, Castagnot, après le monologue de Christine.

CASTAGNOT.

C’est Stanislas.

DÉSACROCS.

Mais comme il n’y est pas, vous entrez à sa place et vous dites à Christine. Ah ! Mlle Christine, je viens de rencontrer ce bon M. Stanislas, qui m’a dit : Prends ce portefeuille, remets-le à Christine, et dis-lui que :

Air.

C’était l’argent d’un brave militaire
Qui pour la gloire et son pays...

MUNITO, soufflant.

Au champ de Mars...

DÉSACROCS.

Au champ de Mars... Mais non... Qu’est-ce
Qu’elle me souffle donc là ?
Au champ d’honneur terminant sa carrière,
Comme un dépôt dans mes mains l’a remis.
Du haut des cieux, ta demeure dernière,
Mon colonel, tu dois être content.

MUNITO, soufflant.

Je viens de faire des heu...

DÉSACROCS.

Je viens de faire des heu ?... Soufflez...
Soufflez donc !

MUNITO, soufflant.

Reux, je l’espère...

DÉSACROCS.

Je viens de faire des heureux, je l’espère,
Selon tes vœux, j’ai mangé son argent.

Voilà... et ainsi de suite... Tu viens toujours de rencontrer Stanislas... Jusqu’à la fin... Maintenant, passons à la répétition du grand air que je dois chanter.

CLORINDE.

Lequel ?

DÉSACROCS.

Je n’en sais rien. Qui est-ce qui sait un grand air ?

CLORINDE.

Tu veux un grand air ?... Eh bien : prends

Le vent qui souffle à travers la montagne.

DÉSACROCS.

Non, je n’aime pas ton vent qui souffle...

CLORINDE.

Ah ! dis donc... Je sais

Amour sacré de la patrie.

C’est que je ne le sais pas, moi.

MUNITO, dans son puits.

Rends-moi l’audace et la fierté.

DÉSACROCS.

 Qui a marmotté cet air ?

CLORINDE.

C’est madame Crochard.

DÉSACROCS.

Nous sommes sauvés.

MUNITO.

Du tout ! Je ne joue pas la comédie.

DÉSACROCS.

Qui vous parle de jouer la comédie. Vous chantez l’air, là, de votre trou, et moi, je mimerai. Allons commençons.

Duo.

MUNITO, de son puits, et CLORINDE.

Air : de la Muette.

Amour sacré de la patrie,
Rends-moi l’audace et la fierté !
À mon pays je dus la...

CLORINDE.

Allons bon !... Voilà qu’il pleut, à présent !

TOUS.

Suspendons !

DÉSACROCS.

Suspendre pour un peu de pluie... Allons donc !... J’ai tout prévu.

Il apporte d’affreux riflards.

Voilà... Continuons. L’entrée d’Agamemnon dans Iphigénie.

CLORINDE.

Et la décoration ?

DÉSACROCS.

La voilà.

Il déroule un papier sur lequel est écrit : Le Théâtre est censé représenter le Quand des Grecs.

CASTAGNOT.

Mais ceux qui ne savent pas lire.

DÉSACROCS.

Ceux qui ne savent pas lire... ignorent qu’Iphigénie ne peut pas être jouée dans une basse-cour. Voyons, c’est moi qui fais Agamemnon...

CLORINDE.

Ah ça ! tu vas jouer Agamemnon, et tu ne sais pas le rôle.

DÉSACROCS.

Non, mais je sais le canevas... Ça ira.

À Castagnot.

Voyons, tu joues Arcas... Tu es endormi sur le banc...

Castagnot se place. Ils ont tous le parapluie. Désacrocs se retire au fond, puis s’avance enveloppé d’un grand drap blanc.

« Oui, c’est Agamemnon qui vient te réveiller. N’entends-tu pas la voix de ton ami qui frappe ton oreille ? »

On entend les cris d’un âne.

TOUS.

Ah ! grands dieux !

DÉSACROCS.

N’ayez pas peur, c’est de l’écurie qui est là à côté, continuez donc après une pareille interruption, amis il va falloir, commencer bientôt... Allez-vous préparer.

Air : du Chevalier du Guet.

Ne tardez pas, je vous en prie,
Du public, oui, déjà la salle est remplie,
Attendant notre comédie.
Allons, chaud !
Et presto !
Commençons bientôt.

REPRISE.

Ne tardons pas, il nous en prie, etc.

Castagnot et Albina sortent.

CLORINDE, à Désacrocs.

Ah ça ! dis donc, et le prince Russe... Il ne vient guère.

DÉSACROCS.

Sois tranquille, il arrivera.

CLORINDE.

D’abord, s’il ne vient pas, je ne joue pas.

DÉSACROCS.

Il viendra.

 

 

Scène VIII

 

MUNITO, dans le puits, CLORINDE, DÉSACROCS, GRATTEMARE, entrant

 

GRATTEMARE.

M. Désacrocs, s’il vous plaît ?

DÉSACROCS.

C’est moi !

Se retournant.

Fichtre !

CLORINDE.

C’est lui !

MUNITO.

Grattemare !

Il se cache dans le puits avec son parapluie.

GRATTEMARE.

Monsieur, j’aurais à vous parler seul.

DÉSACROCS.

Il ne me reconnaît pas.

À Clorinde.

Va-t’en !

GRATTEMARE.

Quelle est cette dame ?

DÉSACROCS.

C’est bon... C’est bon... File vite, vite.

 

 

Scène IX

 

MUNITO, DÉSACROCS, GRATTEMARE

 

GRATTEMARE.

Vous êtes bien M. Désacrocs ?

DÉSACROCS.

Sans doute.

GRATTEMARE.

Je viens de chez vous.

DÉSACROCS.

Ah ! vous venez de chez moi ?

GRATTEMARE.

Oui... Précisément il y a dans la maison où vous demeurez un pensionnat de jeunes demoiselles où j’ai placé ma nièce.

DÉSACROCS.

Monsieur, vous m’en voyez ravi.

GRATTEMARE.

Je vous disais donc que je m’étais représenté dans votre domicile, et j’ai appris que vous veniez de partir pour Luzarches, jouer la comédie.

DÉSACROCS.

C’est vrai... Vous voyez... En costume...

GRATTEMARE.

J’ai couru en toute hâte, sans même prendre le temps d’aller revoir ma nièce.

DÉSACROCS, à part.

Et il a bien fait.

GRATTEMARE.

Pour vous demander des renseignements sur une dame Crochard.

DÉSACROCS.

C’est à elle !...

MUNITO, dans son puits.

Il parle de moi... pourvu que Désacrocs...

GRATTEMARE.

Où est-elle ? dites-le-moi...

DÉSACROCS.

Où elle est ?

À part.

Pendant ce temps, je fais commencer le spectacle... Clorinde l’a vu... elle croit que c’est son prince Russe... très bien !

GRATTEMARE.

Eh bien ?

DÉSACROCS.

Eh bien ! Mme Crochard, la voilà.

GRATTEMARE.

Où ça ?

DÉSACROCS.

Là-dedans.

GRATTEMARE.

Quelle invraisemblance !

DÉSACROCS.

Allons, Mme Crochard, voilà quelqu’un qui veut vous parler... Allons donc, pas d’enfantillage.

 

 

Scène X

 

MUNITO, à part.

Il va me faire empoigner... c’est sûr !

GRATTEMARE.

C’est elle !

DÉSACROCS.

Je vous laisse, je craindrais d’être indiscret.

GRATTEMARE.

Très bien.

 

 

Scène XI

 

GRATTEMARE, MUNITO

 

GRATTEMARE.

À nous deux, Madame. Vous êtes bien Adélaïde Crochard qui habitiez Pontoise, il y a 20 ans.

MUNITO, à part.

Il me prend pour ma mère.

GRATTEMARE.

Et c’est moi que vous avez abandonné en enlevant mon fils.

MUNITO.

Moi ?

GRATTEMARE.

Je suis celui qu’on nommait, alors, Charles Bonnivet.

MUNITO.

Mon père ! que je vous saute au cou !

GRATTEMARE.

Votre père ? Un moment ! un moment !

MUNITO.

Je suis un homme ! le fils de la Crochard, le votre, enfin.

GRATTEMARE.

Mon fils !

MUNITO.

Tenez, voilà ma femme.

 

 

Scène XII

 

GRATTEMARE, MUNITO, BERGAMOTTE

 

MUNITO.

Bergamotte, inonde-toi dans les bras de ton beau-père.

BERGAMOTTE.

Cette chose !

MUNITO.

Oui, c’est un père que je retrouve... embrasse.

BERGAMOTTE.

Est-il riche ?

MUNITO.

Vous devez l’être, si j’en juge par cette fourrure que vous portez en plein été.

GRATTEMARE.

Mais, oui.

BERGAMOTTE.

En ce cas, embrassons-nous !

 

 

Scène XIII

 

TOUT LE MONDE

 

DÉSACROCS.

Eh bien ! au théâtre ! entendez-vous le public qui crie ?... À vous Bergamotte... Monsieur, passez dans la salle... Madame...

À Munito.

À votre trou.

BERGAMOTTE.

Je ne joue plus la comédie.

MUNITO.

Je ne souffle plus.

CLORINDE, s’avançant.

Et pourquoi ça ?

GRATTEMARE.

Parce que... Ciel ! la directrice de la pension... Mais ma nièce...

CLORINDE.

Votre nièce ! la voilà.

ALBINA.

Mon oncle !

GRATTEMARE.

On m’a donc trompé ?

DÉSACROCS.

Tout s’expliquera plus tard, commençons.

GRATTEMARE.

Ah ça ! mais je vous reconnais.

DÉSACROCS.

Je ne demande pas mieux, mais dépêchons.

GRATTEMARE.

Mais c’est une horreur ! ma nièce avec des comédiens !

CLORINDE.

Pardi ! à qui croyez-vous donc avoir affaire, Russe que vous êtes ?

GRATTEMARE.

Je ne suis pas Russe, je suis fourreur de mon état... ah !

CLORINDE.

Un fourreur ! Mais je suis volé.

DÉSACROCS.

Bon ! il va y avoir de vilaines explications... Commençons le spectacle.

BERGAMOTTE.

Je ne joue pas.

CASTAGNOT.

Ni moi non plus.

ALBINA.

Ni moi !

CLORINDE.

Ni moi !

DÉSACROCS.

Tu ne veux pas jouer ?

CLORINDE.

Non.

DÉSACROCS.

Mais si je te donne un cachet de 100 francs ?

CLORINDE.

Donne.

DÉSACROCS.

Sur la recette.

CLORINDE.

Voyons la recette.

DÉSACROCS.

Anacharsis, qu’on apporte la recette.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, ANACHARSIS

 

ANACHARSIS.

La recette ? il y a trois francs en gros sous !

DÉSACROCS.

Et l’argent blanc.

ANACHARSIS.

Vous faites de mauvais espectacles et vous voulez de l’argent ; il y a une charretée de légumes et de fruits.

CLORINDE.

Je ne joue pas pour des fruits...

DÉSACROCS.

Ni vous non plus ?

TOUS.

Non.

DÉSACROCS.

Eh bien ! je jouerai tout seul... Place au théâtre... les trois coups...

Il frappe ; on entend les clarinettes.

Au rideau !

TOUS.

Que va-t-il faire ?

DÉSACROCS.

Mesdames et Messieurs. Mlle Clorinde, premier sujet du théâtre cantonal de Luzarches...

LE PUBLIC.

Plus haut, plus haut !

DÉSACROCS, montant sur une chaise.

Vient d’être enlevée avec tous ses diamants.

On entend des murmures.

On est à la recherche des ravisseurs... La justice informe... Je viens donc vous prier d’avoir quelque indulgence pour moi, qui me chargerai de lire son rôle.

LE PUBLIC.

Bravo ! bravo !

DÉSACROCS, à Clorinde.

Vous voyez, on peut se passer de vous. Ah ! pardon...

Il s’avance vers le public.

J’oubliais le nommé Castagnot, le jeune conscrit que vous savez, vient d’être pincé par la gendarmerie... pour rejoindre son régiment.

LE PUBLIC.

À la porte !

DÉSACROCS.

Ah ! j’oubliais encore !... Messieurs... Bon ! j’ai reçu une pomme sur l’œil... Messieurs... permettez...

Autre pomme.

LE PUBLIC.

L’argent ! l’argent !

DÉSACROCS.

Vous voulez l’argent, Messieurs ? Vous savez que les billets une fois pris on n’en rend pas la valeur, mais la recette est là... on n’en a rien distrait... elle servira de rafraîchissements pendant le grand bal auquel je vous invite à l’instant même.

LE PUBLIC, entrant sur la scène.

Bravo ! bravo !

DÉSACROCS.

Très bien.

À lui-même.

J’ai gagné à cette représentation-là trois francs en gros sous...

CLORINDE.

Et une pomme sur l’œil !

DÉSACROCS.

En avant, la musique !

Danse générale.

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