Les Deux Écoles (Alfred CAPUS)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois au Théâtre des Variétés, le 28 février 1902,  reprise sur le même théâtre, le 3 janvier 1908, reprise au Vaudeville, le 20 août 1910.

 

Personnages

 

JOULIN

ÉDOUARD MAUBRUN

LE HAUTOIS

BRÉVANNES

MOLITOR

SERQUIGNY

LE GÉRANT

LE SOMMELIER

PREMIER GARÇON

DEUXIÈME GARÇON

UN MAÎTRE D’HÔTEL

UN GROOM

HENRIETTE MAUBRUN

MADAME JOULIN

ESTELLE

MADAME BRENEUIL

CLÉMENCE

LAURE

LOUISE

 

 

ACTE I

 

Un petit salon chez Maubrun. Deux portes à droite, une à gauche.

 

 

Scène première

 

LE HAUTOIS, LOUISE, puis MADAME BRÉNEUIL

 

LE HAUTOIS.

Je vous assure, Louise, que madame ne devait pas sortir de la journée.

LOUISE.

Elle est pourtant sortie, monsieur.

LE HAUTOIS.

Sans rien laisser pour moi ?

LOUISE.

Sans rien laisser.

LE HAUTOIS.

A-t-elle dit qu’elle rentrerait bientôt ?

LOUISE.

Madame n’a rien dit.

LA HAUTOIS.

Et monsieur est-il chez lui ?

LOUISE.

Monsieur est sorti également.

LE HAUTOIS.

Avec madame ?

LOUISE.

Sans madame.

MADAME BRÉNEUIL, entrant.

Qui est-ce qui est sorti le premier, de madame ou de monsieur ?... Bonjour, Le Hautois... Vous rappelez-vous, Louise, qui est sorti le premier ?

LOUISE.

C’est madame. Immédiatement après déjeuner... Et monsieur est sorti une demi-heure après environ.

MADAME BRÉNEUIL.

Merci, Louise.

Louise sort.

 

 

Scène II

 

LE HAUTOIS, MADAME BRÉNEUIL

 

MADAME BRÉNEUIL.

Vous trouvez ça naturel ?

LE HAUTOIS.

Quoi, ça ?

MADAME BRÉNEUIL.

Ce qui se passe ici ?

LE HAUTOIS.

Il s’y passe donc quelque chose ?

MADAME BRÉNEUIL.

Je ne sais pas au juste, mais j’ai idée que je ne tarderai pas à le savoir. Moi, je n’ai qu’à entrer dans une maison, à voir la figure des domestiques, un tas de petits détails qui n’ont l’air de rien pour le premier venu, et je vous dis tout de suite : « Voilà un ménage qui va... » ou : « Voilà un ménage qui ne va pas... »

LE HAUTOIS.

Et ici ?...

MADAME BRÉNEUIL.

Et ici, c’est un ménage qui ne va pas.

LE HAUTOIS.

Quelle erreur !

MADAME BRÉNEUIL.

Vous ne voyez rien, vous, parce que vous êtes aveuglé par la passion.

LE HAUTOIS.

Par exemple ! Je vous prie de croire...

MADAME BRÉNEUIL.

Mettons par l’amour.

LE HAUTOIS.

Mais pas du tout.

MADAME BRÉNEUIL.

Par l’amitié, alors ?...

LE HAUTOIS.

Par l’amitié, si vous voulez... J’aime beaucoup madame Maubrun, je ne m’en cache pas.

MADAME BRÉNEUIL.

Vous ne pourriez pas, d’ailleurs.

LE HAUTOIS.

J’ai voulu l’épouser autrefois, ce n’est pas un mystère. J’ai demandé sa main, elle me l’a refusée énergiquement. Cela a établi entre nous une sorte de lien, qui est devenu peu à peu une amitié solide.

MADAME BRÉNEUIL.

Il n’en faut souvent pas davantage... Une drôle d’idée quelle a eue là, Henriette, de ne pas vous épouser !

LE HAUTOIS.

Vous êtes bien bonne.

MADAME BRÉNEUIL.

Oh ! ce n’est pas pour vous faire un compliment... Je comprends très bien qu’on refuse d’être votre maîtresse ; je ne comprends pas qu’on refuse d’être votre femme... Vous êtes le vrai mari, le mari par excellence... Vous êtes un homme régulier, sérieux et doux. Vous ne faites pas de grands gestes, vous ne devez jamais rien casser... Je ne crois pas qu’on puisse vous aimer violemment pendant les quelques heures que durent ces plaisanteries-là. Mais on doit vous aimer tout le temps un peu. Si on apprenait la vie aux jeunes filles, au lieu de leur apprendre des sottises, dès qu’elles auraient la chance de rencontrer un monsieur comme vous, elles commenceraient par l’épouser, d’abord. Elles verraient bien après.

LE HAUTOIS.

Je suis confus.

MADAME BRÉNEUIL.

Quand vous voudrez m’épouser, moi, ne vous gênez pas... Vous savez que je suis veuve ?

LE HAUTOIS.

Comment pourrais-je l’ignorer ?

MADAME BRÉNEUIL.

Avez-vous connu mon mari ?

LE HAUTOIS.

Vaguement.

MADAME BRÉNEUIL.

Moi, je ne l’ai pas connu du tout... C’est vrai : je ne l’ai perdu que depuis deux ans, et il me serait impossible de me rappeler son caractère... Je crois qu’il n’en avait pas. C’était un homme qui ne s’occupait que de ses affaires... C’est à peine si je l’apercevais de temps en temps ; il ne faisait qu’entrer et sortir. Un beau jour il est sorti, il n’est pas rentré. Ah ! on nous fait faire de drôles de mariages !... Tenez, croyez-vous que ce soit agréable pour une femme comme Henriette, d’avoir épousé ce farceur ?...

LE HAUTOIS.

Quel farceur ? Maubrun ? Je ne vois pas en quoi...

MADAME BRÉNEUIL.

Vous ne voyez pas... Eh bien, vous le verrez un jour, ayez un peu de patience.

Entre Henriette.

 

 

Scène III

 

LE HAUTOIS, MADAME BRÉNEUIL, HENRIETTE, LOUISE

 

HENRIETTE.

Bonjour, chère amie... Si j’avais su que vous m’attendiez...

MADAME BRÉNEUIL.

Je vous attendais de la façon la plus agréable.

LE HAUTOIS.

Moi de même.

HENRIETTE.

Bonjour, Le Hautois, bonjour...

Elle va lui serrer la main.

MADAME BRÉNEUIL.

Je vous ai écrit il y a trois jours, ma chère, pour vous demander si vous vouliez venir à la maison, ce soir, avec votre mari, bien entendu, et quelques amis, dont Le Hautois, ici présent... Ne recevant pas de réponse...

HENRIETTE.

Je ne vous ai pas répondu ?... Excusez-moi.

MADAME BRÉNEUIL.

Vous acceptez ?

HENRIETTE.

Je suis au regret, chère amie, mais je ne peux pas.

MADAME BRÉNEUIL.

Où dînez-vous donc, sans indiscrétion ?... Chez les Ménobier ?

HENRIETTE.

Ah ! non, par exemple !...

MADAME BRÉNEUIL.

Pourquoi « par exemple » ?

HENRIETTE.

C’est une façon de parler.

MADAME BRÉNEUIL.

Marguerite a un grand dîner... Vous pourriez en être, ça n’aurait rien d’extraordinaire.

HENRIETTE.

En effet... mais je n’en suis pas.

MADAME BRÉNEUIL.

Vous dînez chez vous, alors ?...

HENRIETTE.

Je ne sais pas du tout.

MADAME BRÉNEUIL.

Bon ! bon ! vous ne voulez pas me dire où vous dînez. Je n’insiste pas.

HENRIETTE.

Je ne vous le dis pas, parce que je n’en sais rien... Je vous assure, je n’en sais rien... Je ne sais même pas si je dînerai, ainsi !...

MADAME BRÉNEUIL.

Vous êtes souffrante ?

HENRIETTE.

Je vous expliquerai ça un de ces jours... Vous devez sentir que j’ai quelque chose, n’est-ce pas ? Vous êtes trop fine pour ne pas le sentir.

MADAME BRÉNEUIL.

Mais je m’en étais bien aperçue... pardi ! Vous me le raconterez ?

HENRIETTE.

Je vous le promets.

MADAME BRÉNEUIL.

Ce n’est pas un ennui, j’espère ?

HENRIETTE.

Vous le saurez bientôt.

MADAME BRÉNEUIL.

Je suis très impatiente, je ne vous le cache pas... Je suppose que s’il vous arrivait un ennui, un ennui grave surtout, vous n’hésiteriez pas à me le confier.

HENRIETTE.

À qui voulez-vous que je le confie, si ce n’est à vous ?

MADAME BRÉNEUIL.

À bientôt alors. C’est tout ce que j’avais à vous dire ?... Oui, c’est tout.

HENRIETTE.

À bientôt.

MADAME BRÉNEUIL, à Le Hautois.

À ce soir, vous.

LE HAUTOIS.

À ce soir, chère madame.

Madame Bréneuil sort.

 

 

Scène IV

 

LE HAUTOIS, HENRIETTE

 

LE HAUTOIS.

J’ai loué la villa de Pourville.

HENRIETTE.

Quelle villa ?

LE HAUTOIS.

Eh bien ! celle que vous m’aviez chargé de louer...

HENRIETTE.

Moi ! Je vous avais chargé ?...

LE HAUTOIS.

Mais oui... puisque vous avez l’intention de passer l’été à Pourville.

HENRIETTE.

Je n’ai pas du tout l’intention de passer l’été à Pourville... En tout cas, rien n’est décidé... Je ne sais pas ce que je ferai ce soir... comment voulez-vous que je sache ce que je ferai dans six semaines ! Est-ce que vous le savez, vous ?

LE HAUTOIS.

Oui, madame, je le sais... Je sais toujours ce que je ferai dans trois mois et même dans un an. À la fin de chaque année je fais mon programme de l’année suivante, et je ne m’en écarte pas d’une ligne, à moins de force majeure. J’ai horreur des aventures, de l’imprévu, et de changer mes habitudes tous les quinze jours, ce qui paraît être votre distraction favorite. Quand j’ai décidé de faire quelque chose, je le fais, et quand j’ai donné ma parole, je la tiens. Que voulez-vous ? c’est mon caractère.

HENRIETTE.

Mais il a du bon, votre caractère... Croyez bien que je l’apprécie... et que j’ai pour vous beaucoup d’estime et d’affection... Seulement, en ce moment-ci, je vous supplie de ne pas m’agacer pour une bêtise pareille... Je ne suis pas tout à fait dans mon état normal... Quelle heure est-il donc ?

LE HAUTOIS.

Trois heures.

HENRIETTE.

Trois heures !...

LE HAUTOIS.

Je vous quitte... Je vois, en effet, que vous êtes préoccupée...

HENRIETTE.

J’attends mon père... mon père et ma mère, que j’ai priés de passer chez moi... Ah ! je pense que les voici... Vous m’excusez ?...

Entrent monsieur et madame Joulin.

LE HAUTOIS.

Cher monsieur Joulin... Madame.

HENRIETTE, à Le Hautois.

Revenez dans l’après-midi... Je vous ai un peu bousculé tout à l’heure ; il ne faut pas m’en vouloir... Je vous aime bien, vous savez... Revenez, j’ai des tas de choses à vous dire !...

Elle reconduit Le Hautois qui sort.

 

 

Scène V

 

JOULIN, HENRIETTE, MADAME JOULIN

 

MADAME JOULIN.

J’ai lu ton petit mot... Qu’y a-t-il donc ? J’espère que ce n’est pas grave ?

HENRIETTE.

Pas grave du tout.

MADAME JOULIN.

Je respire...

HENRIETTE.

Quand partez-vous pour Dijon ?

MADAME JOULIN.

Demain matin. Il commence à faire très chaud à Paris. Ton père reviendra de temps en temps, mais moi, j’ai l’intention de rester trois mois là-bas sans bouger.

HENRIETTE.

Bon... Alors vous partez demain matin... À quelle heure ?

MADAME JOULIN.

À midi. N’est-ce pas, Adolphe ?

JOULIN.

À l’heure que tu voudras, ma chérie.

HENRIETTE.

C’est parfait. J’ai le temps de faire mes malles... Voulez-vous de moi ?

MADAME JOULIN.

Mais je crois bien, mon enfant ! Il y a assez longtemps que nous te demandons de venir. Ton père a fait de grands changements dans la propriété, tu verras.

JOULIN.

J’ai installe une salle d’armes comme celle que j’ai à Paris.

HENRIETTE.

Ce doit être charmant.

MADAME JOULIN.

Est-ce que ton mari peut t’accompagner ?

HENRIETTE.

Non, il ne peut pas m’accompagner, mon mari.

MADAME JOULIN.

Il ne te rejoindra pas ?

HENRIETTE.

Non.

MADAME JOULIN.

Combien de temps resteras-tu avec nous ?

HENRIETTE.

Tout l’été, si vous voulez bien.

MADAME JOULIN.

Sans ton mari ?

HENRIETTE.

Sans mon mari.

MADAME JOULIN.

Je ne comprends pas, tu sais.

JOULIN.

Moi non plus.

HENRIETTE.

Je vais vous expliquer, vous allez comprendre tout de suite. J’ai l’intention de divorcer.

MADAME JOULIN, avec un haut-le-corps.

Hein ?

JOULIN, se levant également.

Quelle est cette plaisanterie ?

HENRIETTE.

J’ai l’intention de divorcer, et je préfère vivre auprès de vous jusqu’au moment où le divorce sera prononcé.

MADAME JOULIN.

Est-ce que tu ne perds pas un peu la tête ?

HENRIETTE.

Je n’ai jamais été plus calme. J’ai même déjà vu notre avoué. Le divorce par consentement mutuel n’est pas admis, mais quand on est d’accord pour divorcer, il y a trente-six moyens de tourner la loi. Il me les a indiqués, l’avoué ! Nous n’aurons que l’embarras du choix.

MADAME JOULIN, à Joulin qui veut prendre la parole.

Laisse-moi parler...

À Henriette.

Que s’est-il passé, depuis avant-hier, entre ton mari et toi ? Car nous avons dîné avant-hier chez vous, vous étiez très gais, tous les deux ; vous aviez l’air de vous entendre parfaitement...

HENRIETTE.

Tu vas voir. Assieds-toi... Il faut vous dire d’abord que depuis la première année de notre mariage, Édouard n’a pas cessé de me tromper.

JOULIN.

Oh !

HENRIETTE.

Il n’y a pas de : Oh ! Il ne s’est pas arrêté depuis sept ans. Et avec un aplomb ! une inconscience ! c’était merveilleux ! Je ne sais combien de fois, j’ai trouvé sur sa table ou dans ses vêtements des lettres qui étaient l’évidence même. Je les lui montrais, je lui taisais des scènes, je pleurais... Car à ce moment-là j’étais folle de lui... Je l’attendais à la fenêtre des heures entières... Est-on bête ! Lui, il m’embrassait bien tranquillement... Et il me racontait des histoires ! Non, quand j’y pense ! Si je t’en disais quelques-unes, de ces histoires, tu te tordrais.

MADAME JOULIN.

Non, ma fille, je ne me tordrais pas.

HENRIETTE.

Papa se tordrait... Enfin ! j’avais beau le prendre sur le fait, il niait l’évidence comme une femme. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que j’en arrivais peu à peu à le croire, je lui pardonnais, on se réconciliait, et c’était à recommencer quinze jours plus tard.

JOULIN.

Pourquoi ne nous disais-tu rien ?

HENRIETTE.

J’espérais toujours que ça changerait. Ça ne changeait pas, au contraire. Je me disais : « Ah çà ! est-ce que je vais devenir idiote ? Est-ce que ça va durer toute la vie ? » Je me sentais partie pour être très malheureuse, et ça ne m’allait pas cette idée-là, ça ne m’allait pas du tout. Il ne faut se résigner à être malheureuse que lorsqu’on ne peut plus faire autrement. Alors, je me suis raidie, j’ai lutté ; je ne sais pas comment je m’y suis prise, mais un beau matin, en me réveillant à coté de mon mari, j’ai regardé sa bonne figure souriante d’homme qui a tout à se reprocher, et je me suis aperçue qu’il m’était devenu complètement indifférent.

MADAME JOULIN.

Ton mari t’est devenu indifférent ?

HENRIETTE.

Tout à fait. Je ne le prends plus au sérieux, et quand on se met à ne plus prendre un homme au sérieux, c’est effrayant... D’abord, c’est bien simple, je commence à croire qu’il n’existe pas, mon mari... Je t’assure, ce n’est pas un homme, c’est un fantôme... Il va, il vient, il remue, il parle, mais tout ça au hasard, sans réfléchir, sans penser... Il n’aura jamais de remords, quoi qu’il fasse... Je suis même convaincue qu’il n’a jamais eu une émotion de sa vie... Pourquoi m’a-t-il épousée ? je me le demande. Il est allé au mariage comme à un rendez-vous... pimpant, joyeux, tranquille. Le domicile conjugal a été pour lui une garçonnière.

JOULIN.

Tais-toi donc ! Il est charmant, ton mari !

HENRIETTE.

Toi, tu le trouves charmant, parce que vous faites des armes et que vous soupez ensemble... Mais, d’ailleurs, il est charmant, je ne dis pas le contraire... Il est gai, il se porte bien... Il boit du Champagne tant qu’on veut... C’est très agréable de souper avec lui ; mais il n’y a pas besoin d’être mariés pour ça. Aussi, j’en ai assez. Il épousera qui il voudra, mais moi, c’est fini... Tu comprends que je ne me suis pas décidée en un clin d’œil... J’ai réfléchi... j’ai hésité... Je suis allée jusqu’à la dernière limite des concessions... Pour avoir bien ma conscience pour moi, j’ai résolu d’attendre une certitude, une certitude absolue, cette fois-ci, qu’il me trompait... un fait qu’il ne pourrait pas nier. Maintenant, je l’ai, et nous divorcerons coûte que coûte. Il a dépassé les bornes, à la fin des fins !

MADAME JOULIN.

Et tu dis que tu l’as, la certitude ?

HENRIETTE.

Oui.

MADAME JOULIN.

Absolue ?

HENRIETTE.

Absolue !

MADAME JOULIN.

Depuis quand ?

HENRIETTE.

Depuis cet après-midi. Ces choses-là, il faut souvent des années pour en avoir le soupçon, il suffit d’un quart d’heure pour en être sûre. J’ai vu, de mes yeux vu... Édouard entrer au 51 bis, rue Vignon, avec une amie à moi... Il a loué là, depuis je ne sais combien de temps, le rez-de-chaussée qui est à gauche sous la porte cochère...

MADAME JOULIN.

Une amie à toi ? Qui ?...

HENRIETTE.

Ce n’est pas la peine de te dire son nom. Elle est mariée. D’ailleurs, je ne lui en veux pas du tout à elle. C’est une personne qui a toujours eu des amants, comme Édouard a toujours eu des maîtresses... Il s’est trouvé qu’un jour Édouard n’avait pas de maîtresse et qu’elle n’avait pas d’amant, alors ils sont allés tous les deux, 51 bis, rue Vignon, c’est bien naturel.

MADAME JOULIN.

Et tu dis que tu les as vus ?

JOULIN.

Mais comment as-tu pu les voir ?

HENRIETTE.

Vis-à-vis le 51 bis, il y a un family-hôtel, tenu par une vieille dame anglaise. Je me suis informée s’il restait des appartements à louer, donnant sur la rue. Il en restait un au premier. La vieille dame anglaise ne voulait pas louer d’abord à une femme seule. Je lui ai démontré que j’étais veuve... Je lui ai juré que je ne recevrais jamais aucun monsieur... Bref, j’ai eu l’appartement. Je suis allée l’occuper cet après-midi, tout de suite après déjeuner, un peu avant qu’Édouard ne sortît. Je me suis mise à la fenêtre en me dissimulant derrière les rideaux, et j’ai attendu. Ça n’a pas été long. Édouard est arrivé paisiblement à pied, en fumant un cigare, ne prenant aucune précaution, ne regardant même pas s’il était suivi, comme s’il allait au club. Elle est arrivée quelques instants après lui, en voiture. Je l’ai bien reconnue, il n’y a pas d’erreur possible. Alors, je suis partie à mon tour, ma résolution prise et bien prise, et je vous ai laissé un petit mot, vous priant de passer ici. Voilà !

JOULIN, à sa femme.

Quelle est ton opinion, chérie ?

HENRIETTE.

Oui ?...

MADAME JOULIN.

Ma chère enfant, je vais être franche. Je t’avoue donc tout bonnement que le divorce me paraît une institution contre nature. Il me fait l’effet d’une opération chirurgicale. Or, je veux bien du bistouri, mais à condition qu’il me soit bien démontré que c’est une question de vie ou de mort. En attendant, j’aime mieux mon bobo. Non, non ! Pas trop de chirurgiens et pas trop d’avoués. Gardons le divorce pour des cas un peu plus rares et un peu plus intéressants que le tien.

HENRIETTE.

Ah ! vraiment, tu trouves que mon cas n’est pas intéressant ?

MADAME JOULIN.

À peine. Ton mari le trompe ; tu l’as guetté, tu as fini par le surprendre. Eh bien, d’abord, permets-moi de te dire que tu as eu tort. Tu as eu tort. La femme, la vraie femme, telle du moins que je la comprends, ne doit jamais chercher à savoir si elle est trompée. Nous sommes trop supérieures, en général, à nos maris, pour nous préoccuper de ces détails. Et les hommes ne méritent même pas que nous attachions tant d’importance à leurs fautes. Qu’ils nous trompent, si ça leur fait plaisir ! Quant à nous, nous devons rester non seulement dans le doute, mais dans une dédaigneuse ignorance...

JOULIN.

Ta mère a raison...

HENRIETTE.

Ah ! par exemple... Mais il n’y a pas de femme comme toi, il n’y a que toi...

MADAME JOULIN.

C’est fâcheux. Mais il faudra renoncer au mariage ou bien en arriver là. Et tant qu’un homme ne nous trahit pas d’une façon grossière et désobligeante, tant qu’il ne nous ruine pas avec des drôlesses et qu’il ne passe pas ses nuits dehors, nous n’avons rien à lui reprocher ; c’est tout ce qu’on peut demander à un monsieur. En dehors de ce principe, on ne sait plus où l’on va. On est dans l’aventure, dans les ténèbres, dans le gâchis. Le divorce, c’est le gâchis.

HENRIETTE.

Tu en parles à ton aise... Qu’est-ce que tu risques ? Tu as un mari modèle.

JOULIN.

Oui, mon enfant.

MADAME JOULIN, à Henriette.

Parfaitement, ton père est un époux modèle... Mais sais-tu pourquoi il est un époux modèle ? Parce que je n’ai jamais approfondi sa conduite, parce que je n’ai jamais voulu vérifier...

JOULIN.

Oh !

MADAME JOULIN, à Henriette.

Ah çà ! est-ce que tu t’imagines que si j’avais été aussi imprudente que toi, ton père y aurait plus résisté que les autres ?

JOULIN.

Oh ! chérie... peux-tu dire ?

MADAME JOULIN.

Mais je l’aurais pris dix fois la main dans le sac, si j’ose m’exprimer ainsi.

JOULIN.

Jamais !

MADAME JOULIN.

Il y a une vingtaine d’années, à Nice, ton père m’a certainement trompée avec une petite femme de chambre anglaise chez qui il est resté enfermé pendant une demi-heure...

JOULIN.

Je t’assure...

MADAME JOULIN.

Inutile de vous défendre, je ne vous accuse pas... Une autre année, nous avons fait une coupe de bois dans notre propriété de Bourgogne... Eh bien ! en établissant mes comptes, jamais je n’ai trouvé où avait passé l’argent... Ai-je fait allusion à ce déficit ?... Jamais. Je suis fort au-dessus d’une coupe de bois. De même, et conformément à mes principes, je me suis abstenue de parler à ton père de la jeune dame avec qui il causait, rue du Faubourg-Poissonnière, il y a huit jours, entre six heures et six heures et demie...

JOULIN.

Mais tu aurais pu... C’est la femme de mon relieur... elle me consultait...

MADAME JOULIN.

Que m’importe ! Cela m’est parfaitement égal. Je mourrai sans savoir ce que vous disiez à cette jeune personne, où a passé ma coupe de bois et ce que vous avez fait avec la petite Anglaise de Nice. À Henriette. Voilà ma fille, le secret du bonheur on ménage : il n’y en a pas d’autre.

HENRIETTE.

C’est possible et, quand j’aurai ton âge, je tiendrai peut-être de ces raisonnements-là aux autres. Mais on ce moment, j’y suis pour mon compte, et je sais où elle a passé, ma coupe de bois !... Ah ! il me semble que j’entends la voix de mon mari... Parfaitement, c’est lui. Vous allez le voir, le sourire aux lèvres, le nez en l’air, et ses bonnes joues bien fraîches... Je veux être pendue, s’il ne vous fait pas dix mensonges en cinq minutes...

 

 

Scène VI

 

JOULIN, HENRIETTE, MADAME JOULIN, ÉDOUARD, des lettres à la main

 

ÉDOUARD, à monsieur et madame Joulin.

Quelle bonne surprise !... Ma foi, j’ai failli aller vous dire tout à l’heure un petit bonjour...

Il leur serre la main.

HENRIETTE, comptant, à sa mère.

Un !

ÉDOUARD.

C’est cet animal de Brévannes qui m’en a empêché.

HENRIETTE.

Deux.

ÉDOUARD, à Henriette.

Tu es sortie, cet après-midi ?...

HENRIETTE.

Un instant...

À son mari qui veut l’embrasser, détournant les lèvres.

Non, pas là... sur le front.

ÉDOUARD.

Sur le front ?

HENRIETTE.

Oui... embrasse-moi sur le front, je te dirai pourquoi tout à l’heure.

ÉDOUARD, à Joulin.

Figurez-vous que Brévannes, oui, notre Brévannes qui nous doit cent cinquante louis de bridge, moitié à chacun, s’en va aux colonies, complètement décavé. Il réglera ses comptes de jeu à son retour, il m’a prié de vous le dire.

HENRIETTE, comptant.

Trois, quatre.

ÉDOUARD.

Il paraît qu’il part avec une assez bonne affaire... Il m’a entraîné au cercle et il m’a raconté son voyage par avance.

HENRIETTE.

Cinq, six, sept, huit.

ÉDOUARD, à Henriette.

Tu dis ?

HENRIETTE.

Rien. Je compte... En as-tu fait, des choses, cet après-midi ! et tu oublies peut-être la principale.

ÉDOUARD.

Non, je n’oublie rien... Tiens ! en revenant j’ai vu des violettes superbes chez le fleuriste. Je lui ai dit d’en apporter.

HENRIETTE, à sa mère.

Neuf et dix. Ça y est.

ÉDOUARD, à Joulin.

Je jette un coup d’œil sur ces lettres et je reviens... Vous ne partez pas tout de suite ?

JOULIN.

Je vous attends, j’ai à vous parler.

ÉDOUARD.

Je suis à vous dans la minute.

Il va à droite.

 

 

Scène VII

 

JOULIN, HENRIETTE, MADAME JOULIN

 

HENRIETTE.

Non, mais est-il gai ! est-il confiant ! est-il heureux de vivre ! A-t-il assez l’air d’un bonhomme qui s’est dit, dès qu’il a eu l’âge de raison : « Je veux bien embêter tout le monde, mais je ne veux pas m’embêter, moi ! »

MADAME JOULIN.

Il est tellement tranquille que j’ai peine à croire...

HENRIETTE.

Ah ! ah !

JOULIN.

Moi aussi j’ai peine à croire... Car enfin... il m’est très sympathique, ce garçon-là...

Entre Édouard.

Laissez-nous ensemble ; je vais bien voir.

 

 

Scène VIII

 

JOULIN, HENRIETTE, MADAME JOULIN, ÉDOUARD, puis LOUISE

 

ÉDOUARD.

Allons, bon ! j’ai oublié de renvoyer mon fiacre...

Il fait mine de traverser la scène.

HENRIETTE.

Ne te dérange pas.

Elle appuie sur un bouton.

Je vais le faire payer, ton fiacre.

ÉDOUARD.

J’y vais moi-même... le temps de monter et de descendre...

HENRIETTE.

Mais non, mais non.

À Louise qui entre.

Louise ?

LOUISE.

Madame ?

HENRIETTE, à Édouard.

Combien faut-il donner ?

ÉDOUARD, après une hésitation.

Deux francs cinquante...

HENRIETTE.

Louise, vous donnerez deux francs cinquante au cocher qui est devant la porte... Si, par hasard, il y en a plusieurs, vous demanderez celui qui vient de la rue Vignon, du 51 bis de la rue Vignon.

ÉDOUARD.

Hein ?

LOUISE.

Bien, madame.

Elle sort à gauche.

HENRIETTE, à sa mère.

Viens-tu, maman ?

Elle sort avec madame Joulin après avoir jeté un regard dédaigneux à son mari.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, JOULIN, puis LOUISE

 

ÉDOUARD.

Elle sait donc quelque chose ?

JOULIN.

Oui.

ÉDOUARD.

Quoi ?

JOULIN.

Tout !

ÉDOUARD.

C’est absurde, c’est absurde ! Et elle a pleuré ?

JOULIN.

Non, elle n’a pas pleuré. Elle a ri.

ÉDOUARD.

Oh !

JOULIN.

Elle a beaucoup ri, elle a trouvé ça très drôle. Seulement de peur de se rendre malade à force de rire, elle veut divorcer.

ÉDOUARD.

Divorcer ?... Ah ! par exemple !

JOULIN.

Elle est même allée déjà chez l’avoué... Elle en sort, et je n’ai pas le courage de l’en blâmer.

ÉDOUARD.

C’est absurde ! C’est absurde !... On ne divorce pas comme ça... Je ne veux pas, d’abord... Eh bien ! voilà une chose à laquelle je ne m’attendais guère. J’arrivais bien tranquillement.

JOULIN.

C’est ce qui l’a exaspérée encore davantage.

ÉDOUARD.

Je vais lui parler à Henriette... Je vous garantis qu’elle me pardonnera... J’en suis sûr.

JOULIN.

Elle vous a pardonné la première fois... elle vous a pardonné la seconde... Elle vous a pardonné la troisième, elle vous a pardonné tant qu’elle a pu compter... Maintenant il n’y a plus moyen... Allons ! mon cher, votre conduite est pitoyable, permettez-moi de vous le dire.

ÉDOUARD.

Écoutez, je vous jure que je ne suis pas aussi coupable que j’en ai l’air. Ma parole, j’ai été entraîné : il n’y a presque pas de ma faute. Si je vous racontais comment ça s’est passé cette fois-ci, vous m’excuseriez vous-même.

JOULIN.

Voyons un peu.

ÉDOUARD.

C’était le mois dernier. Une dame de nos amies, à qui je faisais la cour légèrement, très légèrement...

JOULIN.

D’abord, il ne fallait pas lui faire la cour.

ÉDOUARD.

Je la lui faisais sans intentions, machinalement, comme on fait à toutes les femmes. Voilà que tout d’un coup, un soir, dans un salon, elle me demande en riant, en me riant dans les yeux : « Qu’est-ce que vous faites, demain, dans l’après-midi ? » Je réponds naïvement, sans songer à mal : « Je ne sais pas ; et vous ? » Elle me regarde encore en riant et elle me dit : « Ce que vous voudrez. » Voyons, qu’auriez-vous fait à ma place ?

JOULIN.

Il n’est pas question de ce que j’aurais fait, moi, mais de ce que vous avez fait, vous.

ÉDOUARD.

Dame ! écoutez, je ne suis pas un goujat, je ne pouvais pas faire celui qui n’a pas compris. Et c’est toujours la même chose. Chaque fois qu’une femme de notre entourage a envie de tromper son mari, mon affaire est bonne, c’est sur moi que ça tombe...

JOULIN.

Vous n’êtes pourtant pas irrésistible, il y en a cent comme vous.

ÉDOUARD.

Il paraît que ça ne suffit pas encore.

JOULIN.

Et vous n’avez jamais aimé aucune de ces femmes-là ?...

ÉDOUARD.

Jamais de la vie !

JOULIN.

Vous, avec votre caractère, vous rencontrerez un jour une créature qui vous en fera voir de toutes les couleurs.

ÉDOUARD.

Je ne l’aurais pas volé.

JOULIN.

Mon cher, puisque vous saviez que vous étiez comme ça, il ne fallait pas vous marier... Remarquez que, comme homme, je vous comprends. J’irai plus loin : je vous envie ; oui, j’admets parfaitement que l’on trompe sa femme... Mon Dieu ! la nature humaine est la nature humaine... Mais on n’a pas le droit de se laisser pincer. La fidélité de l’homme, c’est la prudence.

ÉDOUARD.

Ce que vous dites est plein de bon sens.

JOULIN.

Je vous citerai l’exemple d’un de mes amis... qui a trompé sa femme... comme vous avez trompé la vôtre, peut-être pas autant, mais le chiffre n’y fait rien. Eh bien ! l’harmonie de son ménage n’en a pas été troublée une minute. Il a traversé toute la vie sans remords et sans accident, et aujourd’hui, arrivé à un âge relativement avancé, il peut se dire : « J’ai fait des bêtises, c’est vrai ; mais je n’ai pas détruit mon ménage, j’ai rendu ma femme heureuse et j’ai été moi-même très heureux. » Et pourquoi, d’ailleurs, ne pas vous le nommer ? Cet ami, c’est moi ! c’est moi !

ÉDOUARD.

J’avais bien deviné. Et c’est fini ?

JOULIN.

Qu’est-ce qui est fini ?

ÉDOUARD.

Vos bêtises.

JOULIN.

À peu près.

ÉDOUARD.

Ah ! ah !

JOULIN.

À ce propos même, pendant que j’y pense, j’ai un petit service à vous demander. Je vous l’aurais demandé plus tôt si nous n’avions pas eu cette discussion. Vous êtes toujours avocat, quoique vous ne plaidiez jamais ?

ÉDOUARD.

Oui... je suis avocat...

JOULIN.

Ça va bien... Voici de quoi il s’agit : je connais une petite femme qui a été abandonnée par son mari...

ÉDOUARD.

Bon ! bon !

JOULIN.

Oh ! il n’y a pas de mystère. C’est la femme de mon relieur... Je l’ai rencontrée l’autre jour, rue du Faubourg-Poissonnière... Elle m’a raconté ses malheurs, elle veut divorcer... Je lui ai promis de la mettre en rapport avec quelqu’un qui lui indiquerait la marche à suivre.

ÉDOUARD.

Je lui dirai te qu’il faudra, soyez tranquille.

JOULIN.

N’allez pas croire des choses... C’est une petite femme gentille comme tout, qui m’inspire une grande sympathie... Figurez-vous que son mari l’a laissée sans le sou !...

ÉDOUARD.

Oh ! oh !

JOULIN.

Je ne sais pas ce qu’elle serait devenue si... C’est navrant. Avant de partir pour la campagne, je voudrais bien être rassuré sur son compte.

ÉDOUARD.

Parfaitement... Vous reviendrez de temps en temps à Paris ?

JOULIN.

De temps en temps... Je peux compter sur vous ?

ÉDOUARD.

Vous le pouvez.

JOULIN.

Et moi, de mon côté, je vais tâcher d’arranger votre affaire... Ma fille vous adore, après tout.

ÉDOUARD.

Je l’espère.

JOULIN.

Seulement, il faut me jurer de rompre avec votre maîtresse.

ÉDOUARD.

Je voulais même rompre cet après-midi, ça ne s’est pas trouvé !...

JOULIN.

Et vous me donnez votre parole d’honneur de ne pas recommencer ?

ÉDOUARD.

Je vous la donne.

JOULIN.

Et vous ferez tout votre possible pour la tenir ?... Vous me donnez votre parole que vous ferez votre possible pour la tenir ?

ÉDOUARD.

Je vous la donne encore...

JOULIN.

Ce rez-de-chaussée que vous avez rue Vignon... vous ne devriez pas le garder, ce serait plus prudent.

ÉDOUARD.

Je vais envoyer le congé tout de suite... à moins que

Riant.

à moins que vous n’en ayez besoin personnellement, du rez-de-chaussée, auquel cas...

JOULIN.

Non, merci...

ÉDOUARD, allant à la porte de droite, premier plan.

Attendez-moi une minute, j’écris la lettre au propriétaire, vous la mettrez vous-même à la poste... Vous voyez, je suis plein de bonnes résolutions.

Il fait mine de sortir. Louise entre.

LOUISE.

Une dame demande monsieur Joulin.

JOULIN.

Oui, oui... je sais... faites entrer.

Sort Louise. À Édouard.

C’est elle... je lui avais donné rendez-vous ici... Ça vous fera un commencement de clientèle... Travaillez, mon cher enfant, travaillez. Ce qui vous a perdu jusqu’à présent, c’est l’oisiveté.

ÉDOUARD.

Pas autre chose. Je reviens !

Il sort à droite. Joulin va à la rencontre d’Estelle, à gauche. Louise précède Estelle.

 

 

Scène X

 

JOULIN, ESTELLE, puis ÉDOUARD

 

JOULIN.

Je vous attendais, chère madame... Donnez-vous la peine de vous asseoir. Ce monsieur revient à l’instant.

ESTELLE.

Vous avez eu la bonté de me recommander à lui ?

JOULIN.

Il se mettra entièrement à votre disposition.

ESTELLE, lui serrant la main.

Vous êtes très gentil, monsieur... très gentil. Je n’oublierai pas ce que vous avez fait pour moi.

JOULIN.

Ce n’est pas la peine d’en parler.

ESTELLE.

Si... si... vous vous êtes intéressé à moi tout de suite... et vous ne me connaissiez presque pas.

JOULIN.

Je vous avais vue souvent à votre petit magasin.

ESTELLE.

Quand vous veniez porter des livres à la reliure ?

JOULIN.

C’est ça.

ESTELLE.

Mais enfin, nous n’étions pas ce qu’on appelle liés !

JOULIN.

Évidemment non... évidemment non...

ESTELLE.

Je me demande quelquefois ce que je serais devenue sans vous... Vous m’avez prêté de l’argent sans savoir si je pourrais jamais vous le rendre.

JOULIN.

II ne faut pas me le rendre... il ne faut pas... C’est inutile... Je n’accepterais pas.

ESTELLE.

Si ! si ! je vous le rendrai... Par exemple, je ne puis guère vous fixer l’époque... Qu’est-ce que vous dites de ce chapeau que je me suis acheté avec ?

JOULIN.

Il est charmant.

ESTELLE.

Je n’avais plus de chapeau, figurez-vous. Jules avait refusé de m’en payer un... Il préférait en payer à cette femme, naturellement.

JOULIN.

Ne pensez plus à cela. Nous en achèterons tant que vous voudrez, des chapeaux.

ESTELLE.

Vous êtes très gentil... Et ce qu’il y a encore de plus gentil, c’est que vous faites tout ça sans arrière-pensée... Vous faites tout çà rien que pour rendre service à une petite femme dans l’embarras.

JOULIN, avec une légère grimace.

Oui... Oui...

ESTELLE.

Oh ! vous n’avez pas besoin de le dire... Ça se voit tout de suite que vous n’avez pas d’arrière-pensée... ça se voit à votre bonne figure.

JOULIN.

Alors, vous voulez bien que je continue à m’occuper de vous ?

ESTELLE.

Mais pour sûr !... Tant que je n’aurai pas trouvé une situation, bien entendu.

JOULIN.

Je vous en trouverai une, de situation... je vous en trouverai une... mon enfant. Mais il faut terminer d’abord votre affaire avec votre mari.

ESTELLE.

C’est le plus pressé.

Entre Édouard.

JOULIN.

Vous allez raconter les choses à monsieur Maubrun, qui est avocat, qui est un grand avocat, un homme très sérieux, et il vous dira ce qu’il faut faire.

À Édouard.

Voici ma jeune protégée, mon cher ami.

ÉDOUARD.

Madame, je suis à vos ordres.

JOULIN, à Estelle.

Vous permettez...

Bas à Édouard.

Moi, je vais voir votre femme... et tâcher d’arranger...

ÉDOUARD.

Merci...

Lui remettant une lettre.

Voici le congé... Oh ! je suis plein de bonnes intentions !...

JOULIN.

À tout à l’heure.

Il sort à gauche.

 

 

Scène XI

 

ÉDOUARD, ESTELLE

 

ÉDOUARD.

Asseyez-vous donc... Monsieur Joulin m’a mis au courant à peu près... Vous voulez divorcer ?

ESTELLE.

Oh ! c’est réglé.

ÉDOUARD.

Il n’y a aucun espoir de réconciliation entre votre mari et vous ?

ESTELLE.

Aucun, monsieur. D’ailleurs, moi, je n’en voudrais pas, d’une réconciliation. La conduite de mon mari m’a absolument dégoûtée.

ÉDOUARD.

Il vous a trompée ?... Il a trompé une gentille petite femme comme vous... C’est odieux, ma parole !

ESTELLE.

Me tromper !... Ah ! oui ! il ne s’est pas contenté de ça, monsieur... Il a quitté la maison.

ÉDOUARD.

Il a abandonné le domicile conjugal ?

ESTELLE.

Avec une nommée Lucie Pinchard... la caissière du café de Bretagne et du Languedoc, près de la gare du Nord... Il est parti un beau soir, sans me prévenir, vous pensez, et en me laissant le magasin sur les bras. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’un magasin de reliure ?... Elle est gaie, ma situation, comme vous voyez... D’abord, je ne sais pas si vous êtes de mon avis, je trouve qu’en ce moment-ci, les hommes se conduisent avec les femmes d’une façon ignoble.

ÉDOUARD.

C’est une honte.

ESTELLE.

Après ça, ça a peut-être toujours été la même chose.

ÉDOUARD.

Y a-t-il longtemps que vous étiez mariée ?

ESTELLE.

Six mois, monsieur.

ÉDOUARD, indigné.

Six mois !... Comment ! au bout de six mois de mariage !...

ESTELLE.

Il faut dire qu’avant de nous marier, Jules et moi, nous avions vécu pendant trois ans maritalement.

ÉDOUARD.

Ce n’est pas une raison... Alors, monsieur Jules... Jules comment ?

ESTELLE.

Jules Boivin, et moi Estelle. Ah ! que je vous dise mon adresse : au coin du faubourg Poissonnière et de la rue de Maubeuge, le petit magasin de reliure ; je demeure au-dessus.

ÉDOUARD.

Monsieur Jules Boivin avait été votre amant ?

ESTELLE.

Le premier, monsieur.

ÉDOUARD.

Bon !

ESTELLE.

Et même le seul.

ÉDOUARD.

Le seul ?... Très bien ! C’est très bien !

ESTELLE.

Vous ne me croyez peut-être pas ?

ÉDOUARD.

Mais pardon...

ESTELLE.

Qu’est-ce que ça me ferait de vous dire que j’ai eu deux amants ou trois ?... Si je vous dis que je n’en ai eu qu’un, c’est que c’est la vérité.

ÉDOUARD.

Je n’en doute pas... Vous avez l’air d’être très franche... d’avoir une bonne nature.

ESTELLE.

Moi ? Si je n’étais pas tombée sur un voyou, j’aurais été une femme très honnête... Je ne demandais que ça, moi, monsieur... À la pension il y en a qui rêvaient d’avoir un hôtel, des chevaux, des voitures... Moi, mon rêve, c’était de mener une vie régulière et d’être honnête, pas autre chose... Il paraît qu’il n’y a pas moyen... Eh bien ! puisqu’il n’y a pas moyen, n’en parlons plus... On ne veut pas que je sois honnête, oh ! mon Dieu, je ne le serai pas, c’est bien simple. Je suis devenue... Comment appelle-t-on ça... Ah ! oui, fataliste. Je suis devenue fataliste. Il m’arrivera ce qui voudra maintenant ; tout ça, ça m’est égal. Et vous comprenez que je ne me fais guère d’illusions, n’est-ce pas ? Il va m’en arriver des aventures, et des drôles !... Tant pis, que voulez-vous !... Je trouve qu’à notre époque, avec les hommes qu’il y a, les femmes seraient bien bêtes de se faire de la bile !

ÉDOUARD.

Voyons, voyons, ne vous frappez pas... Dès que vous serez divorcée, jolie comme vous l’êtes, car vous êtes délicieusement jolie, vous avez des yeux merveilleux qui changent tout le temps... je n’avais pas remarqué...

ESTELLE.

Vous êtes bien aimable.

ÉDOUARD.

Je vous garantis que vous vous remarierez facilement.

ESTELLE.

Voilà une chose à laquelle je ne tiens pas, par exemple ! C’est du jour où nous avons été mariés que Jules a commencé à se déranger. Ce qui est curieux, c’est qu’on me l’avait prédit... il y a un an.

ÉDOUARD.

Qui vous l’avait prédit ? Une somnambule ?

ESTELLE.

Oh ! non... une somnambule, je n’en parlerais pas. C’est une personne qui lit dans les mains...

ÉDOUARD.

Une chiromancienne ?

ESTELLE.

Oui.

ÉDOUARD.

Bigre ! c’est plus sérieux.

ESTELLE.

J’étais allée chez elle sans enthousiasme, car à ce moment-là, je n’y croyais pas. Elle a regardé ma main avec une loupe... et elle m’a dit que j’avais une ligne qui indiquait que je serais abandonnée par mon mari.

ÉDOUARD.

C’est absurde.

ESTELLE.

Vous allez voir. « Pardon, madame, ai-je demandé à la chiromancienne, est-ce par mon mari ou par mon amant que je serai abandonnée ? » Elle a regardé dans ma main encore une fois : « Par votre mari, par votre mari. » Je me suis mise à rire. « Mais, madame, ce n’est pas un mari que j’ai, c’est un amant. »

ÉDOUARD.

Elle a dû être bien attrapée ?

ESTELLE.

Pas du tout. Elle ma répondu : « Ce n’est pas mon affaire, mademoiselle. La ligne de la main dit par votre mari, n’exigez pas davantage de moi. » Je suis partie en la traitant à part moi de « farceuse ». Mais voilà que justement, quelque temps après, nous nous marions, Jules et moi, et vous savez la suite. Avouez tout de même que c’est bizarre.

ÉDOUARD, la regardant.

Tout est bizarre.

ESTELLE, se dégantant un peu.

Tenez, c’est cette ligne-là...

ÉDOUARD, vivement.

Où ?

ESTELLE.

Là !

ÉDOUARD, lui prenant la main.

Là...

ESTELLE, la lui montrant avec l’autre main.

La ligne qui va de celle-là à celle-là...

ÉDOUARD, penché sur sa main.

Cette petite ligne de rien du tout ?

ESTELLE.

Le fait est qu’elle n’est pas longue...

ÉDOUARD.

Non... non... elle n’est pas longue... mais, par exemple, elle est rose, elle est joliment rose...

Il conserve sa main dans les siennes, lève les yeux vers elle, et tout à coup.

Savez-vous l’idée qui vient de me passer par la tête ?

ESTELLE.

Non... quelle ?

ÉDOUARD.

C’est de vous prendre par le cou, ou par les épaules, ou par la taille, et de vous embrasser, sans m’arrêter !... Qu’est-ce que vous auriez dit, si j’avais fait ça ?...

ESTELLE.

Ça ne m’aurait pas étonnée du tout.

ÉDOUARD, s’avançant vers elle.

Vraiment ?

ESTELLE.

Je m’attends à tout maintenant. Je suis partie pour les aventures.

ÉDOUARD, à part.

Voilà que je vais encore me laisser entraîner.

Haut.

Voyons, voyons, parlons d’autre chose ; parlons de votre divorce.

ESTELLE.

Parlons de mon divorce... C’est pour ça que je suis venue, d’ailleurs.

ÉDOUARD.

Et ça vous aurait-il été agréable ou désagréable ?

ESTELLE.

Quoi ?

ÉDOUARD.

Que je vous embrasse ?...

ESTELLE, le regardant avec une légère moue, et sans conviction.

Agréable.

ÉDOUARD.

Ah !

ESTELLE.

Je ne vous dis pas que ça m’aurait affolée...

ÉDOUARD.

C’est sur les yeux que j’ai envie de vous embrasser...

ESTELLE.

Mes yeux sont bien : ça, je le sais.

ÉDOUARD.

Ils ont encore changé de couleur depuis tout à l’heure...

ESTELLE.

Et de quelle couleur sont-ils, maintenant ?

ÉDOUARD.

Verts... Ils sont verts... Dites, puisque vous êtes partie pour les aventures, voulez-vous que nous en ayons une ensemble, d’aventure ?

ESTELLE.

Oh ! mon Dieu ! pourquoi pas ?

ÉDOUARD.

En ce moment, vous vous méfiez, c’est bien naturel ! Vous ne me connaissez pas... mais vous arriverez à avoir de l’amitié pour moi.

ESTELLE.

C’est bien possible... On ne sait pas.

ÉDOUARD.

D’abord, je vous ferai une petite existence délicieuse... Vous oublierez tous vos ennuis...

ESTELLE.

Je ne veux plus en entendre parler.

ÉDOUARD.

Vous n’en entendrez plus parler, jamais !

ESTELLE.

Est-ce que je pourrai rendre à monsieur Joulin l’argent qu’il m’a prêté ?

ÉDOUARD.

Je crois bien qu’il faut lui rendre !...

Hésitant.

Il a été très gentil pour vous, monsieur Joulin ?

ESTELLE.

Charmant... Il m’a promis de s’occuper de moi, de me trouver une situation... Au fait, c’est peut-être pour ça qu’il m’a amenée chez vous...

ÉDOUARD.

Oui, c’est pour ça, certainement.

ESTELLE.

Il faudra que je le remercie.

ÉDOUARD.

Ce n’est pas la peine. Alors c’est convenu ?

ESTELLE, se levant.

C’est convenu.

Entre Joulin.

 

 

Scène XII

 

ÉDOUARD, ESTELLE, JOULIN

 

JOULIN.

Eh bien ! avez-vous décidé quelque chose ?

ÉDOUARD.

Oui... Oui... Ça ira très bien.

JOULIN.

À la bonne heure !

ESTELLE, bas à Joulin, lui serrant la main.

Merci...

JOULIN.

De rien, mon enfant.

ESTELLE.

J’ai accepté la situation !

JOULIN.

Quelle situation ?

ESTELLE.

Celle que m’a offerte ce monsieur. Je lui plais beaucoup. Je crois qu’il sera gentil avec moi.

JOULIN.

Comment !...

ESTELLE.

Nous nous mettons ensemble... Merci encore une fois.

JOULIN.

Oh !

ESTELLE, allant à Édouard.

Au revoir, alors.

ÉDOUARD.

Au revoir, madame.

Sort Estelle.

 

 

Scène XIII

 

ÉDOUARD, JOULIN, puis HENRIETTE

 

JOULIN.

Monsieur, vous n’avez aucune espèce de sens moral !

ÉDOUARD.

Voilà que vous exagérez encore... Voyons, ne vous fâchez pas.

JOULIN.

Au moment où vous veniez de me jurer, de me donner votre parole... Et cinq minutes après, vous débauchez une gentille petite femme.

ÉDOUARD.

Mais vous-même, il me semble ?

JOULIN.

Vous osez comparer !... Moi je suis un homme sérieux, un homme rangé, j’ai trente ans de mariage et je n’ai jamais causé aucun scandale... Ce que je peux faire n’a pas d’importance, tandis que vous !... Décidément, vous êtes inconscient.

ÉDOUARD.

Je vous assure, beau-père, qu’il vaudrait mieux en rire.

JOULIN.

Et à qui jouez-vous un tour pareil !... À un camarade, car je me suis toujours conduit avec vous comme un camarade... je vous ai soutenu, défendu, et, tout à l’heure encore, je répondais de vous... Oui, monsieur, pendant que vous étiez là, à proposer à cette personne je ne sais quelle combinaison honteuse, moi, naïvement, je faisais votre éloge à votre femme... Heureusement que je ne suis pas arrivé à la convaincre, votre femme !... Dieu merci !... elle vous connaît... Nous divorcerons, nous divorcerons !

Entre Henriette.

HENRIETTE.

C’est fini, toutes vos petites histoires ?

JOULIN.

Oui, mon enfant... Je te laisse avec monsieur... Ta mère n’est pas partie ?

HENRIETTE.

Pas encore... Vous m’attendez, n’est-ce pas ? c’est convenu...

JOULIN.

Oui, ma chérie...

Embrassant Henriette.

Ton père est avec toi, mon enfant...

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

ÉDOUARD, HENRIETTE, puis LOUISE

 

ÉDOUARD.

Ce n’est pas sérieux, au moins ?

HENRIETTE.

Quoi ?

ÉDOUARD.

Ce divorce... ce projet de divorce...

HENRIETTE.

Crois-tu que j’aurais convoqué mon père et ma mère, s’il s’était agi d’une simple plaisanterie ?

ÉDOUARD.

Comment, tu veux ?... tu veux ?...

HENRIETTE.

Je suis tout à fuit décidée.

ÉDOUARD.

Mais à quoi ?... à quoi ?...

HENRIETTE.

À quoi ?... À diner ce soir avec maman, à coucher chez elle et à partir demain avec elle pour Dijon. Après quoi, je suis également résolue à divorcer dans les délais strictement nécessaires.

ÉDOUARD.

Tu ne veux pas me pardonner ?

HENRIETTE.

Mais je te pardonne... Je te pardonne comme je tai pardonné la dernière fois et les autres fois avant. Seulement, entre la dernière fois et cette fois-ci, il y a une petite différence : c’est que la dernière fois je t’aimais encore, tu me paraissais indispensable à ma vie ; l’idée de me séparer de toi m’affolait, tandis qu’aujourd’hui...

ÉDOUARD.

Tu ne m’aimes plus ?

HENRIETTE.

Non.

ÉDOUARD.

Tu ne m’aimes plus ?

HENRIETTE.

Je ne t’aime plus... C’est fini, tu m’en as trop fait. Si je t’aimais encore, je ne serais pas si tranquille, tu peux en être sûr... J’aurais déjà pleuré... je t’aurais déjà traité de misérable, et nous serions déjà même réconciliés.

ÉDOUARD.

Alors, tu n’as plus aucune affection pour moi ?

HENRIETTE.

Mais si, j’en ai. Tu n’es pas méchant ; si j’étais malade, tu me soignerais très bien, tu l’as déjà fait. Une fois divorcée, je te reverrai avec le plus grand plaisir... Mais comme mari, tu n’es pas possible. Je t’assure que tu n’es pas possible. Je me suis bien appliquée, j’ai fait ce que j’ai pu ; mais, décidément, je ne peux pas m’habituer à être trompée tout le temps, avec cette désinvolture. Vois-tu, en nous mariant, nous avons commis la grosse erreur. Ce qu’il t’aurait fallu, à toi, c’est une petite femme comme nous en connaissons tant, coquette, piaffante, effrontée, qui t’aurait tenu sur le qui-vive, aurait flirté avec tes amis et ne t’aurait inspiré aucune confiance. Alors, tu aurais été très heureux.

ÉDOUARD.

Mais je suis très heureux.

HENRIETTE.

Ça ne suffit pas dans un ménage. Moi, je suis trop bonne fille. Tu t’es aperçu tout de suite que j’étais incapable de te tromper, et en effet, j’en suis incapable. Je ne l’ai jamais autant regretté qu’aujourd’hui.

ÉDOUARD.

Faisons encore une expérience, Henriette, je t’en supplie... Tu ne peux pas me refuser de faire une nouvelle expérience !

HENRIETTE.

Nous ne faisons que ça depuis sept ans. Non ! en voilà assez ! Tu m’as trompée cet après-midi avec Marguerite Ménobier... Pardon, tu ne m’as pas trompée cet après-midi avec Marguerite ? Non, mais dis-le !... Je serais curieuse de voir ta figure pendant que tu dirais ça !... Tu m’as donc trompée avec Marguerite... demain, tu me tromperas avec une autre... je ne sais pas qui, n’importe qui, peut-être la personne qui sort d’ici. Ce n’est pas de ta faute, je commence à le croire ; tu ne peux pas faire autrement. De même que je suis incapable de tromper, tu es incapable, toi, de ne pas tromper... L’erreur de la Providence a été justement d’unir deux individus dans ces conditions-là. Par bonheur, on peut la réparer, cette erreur ; dépêchons-nous.

ÉDOUARD.

Je ne veux pas, tu entends, je ne veux pas... J’ai des torts envers toi, des torts graves, les torts les plus graves ; mais enfin, il n’y a pas de torts irréparables... Tu es ma femme, nous avons fait un mariage d’amour, un mariage propre ; ce sont des choses qu’on ne doit pas oublier. Nous avons eu des heures d’une intimité délicieuse, malgré tout.

HENRIETTE.

Malgré tout est le mot.

ÉDOUARD.

Je te dis que je ne veux pas... Nous nous en repentirions tous les deux... On ne divorce pas comme ça ; d’abord, c’est insensé !

HENRIETTE.

Mais si ! on divorce comme ça. L’avoué m’a expliqué... Nous divorcerons cet été ! C’est l’affaire de deux ou trois petits voyages à Paris et de quelques formalités à remplir, puisque nous sommes d’accord.

ÉDOUARD.

Mais nous ne sommes pas d’accord ! Jamais je ne consentirai à divorcer !

HENRIETTE.

Tu n’y consentiras pas ?

ÉDOUARD.

Non... non...

HENRIETTE.

Tu chercheras à t’y opposer ?

ÉDOUARD, avec mollesse.

Parfaitement !

HENRIETTE.

C’est ce que nous verrons. En attendant, je m’en vais.

ÉDOUARD.

Où ça ?...

HENRIETTE.

Quand je serai arrivée, je t’écrirai.

ÉDOUARD.

Ma petite Henriette... ma petite Henriette... je t’en prie...

HENRIETTE.

Est-ce que tu veux m’empêcher de partir, aussi ?

ÉDOUARD.

Oui, oui et oui ! Là... Je t’aime, moi, je t’aime !...

HENRIETTE.

Tu dis des enfantillages. Tu ne m’aimes pas et tu ne m’empêcheras pas de partir. On n’empêche pas les gens de partir. Il faudrait toujours avoir un gendarme avec soi...

Appuyant sur un timbre

D’ailleurs, tu vas voir.

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que je vais voir ?

Entre Louise.

HENRIETTE.

Louise ?

LOUISE.

Madame ?

HENRIETTE.

Vous allez faire les malles... Nous quittons Paris demain.

LOUISE.

Bien, madame.

HENRIETTE.

Vous emporterez toutes mes robes d’été et tout le linge.

LOUISE.

Oui, madame...

HENRIETTE.

En outre, nous ne dînons pas ici ce soir... Nous dînons chez ma mère.

Signe de tête de Louise.

Et nous ne coucherons pas non plus ici... nous coucherons également chez ma mère.

LOUISE.

Moi aussi ?

HENRIETTE.

Vous aussi... Dépêchez-vous donc... Voilà !

Louise sort.

ÉDOUARD.

Comme c’est malin !

HENRIETTE.

Tu vois. On n’empêche pas les gens de partir, et on ne les empêche pas non plus de divorcer. Mais il faudrait être fous tous les deux pour ne pas divorcer ! Mais il semble avoir été inventé exprès pour nous, le divorce ! Nous sommes riches, indépendants, jeunes, nous n’avons pas d’enfants...

ÉDOUARD.

Nous pouvons en avoir.

HENRIETTE.

Ça, non !

ÉDOUARD.

Pourquoi ?

HENRIETTE.

Je rirais trop.

ÉDOUARD.

Oh ! je ferai ce que tu voudras, naturellement. Mais je suis navré !

Entrent madame Joulin et Joulin derrière.

 

 

Scène XV

 

ÉDOUARD, HENRIETTE, JOULIN, MADAME JOULIN, puis MADAME BRÉNEUIL

 

MADAME JOULIN.

Eh bien ?

HENRIETTE.

Eh bien ! c’est fini... On divorce...

MADAME JOULIN.

Tu es sûre de ne pas faire une bêtise ?

HENRIETTE.

Très sûre.

JOULIN.

Et moi aussi, j’en suis sur !...

À Édouard.

Allons donc ! monsieur... vous devriez mourir de honte !...

Entre madame Bréneuil, toute essoufflée.

MADAME BRÉNEUIL.

Oh ! ma chère !...

HENRIETTE.

Qu’y a-t-il donc ?

MADAME BRÉNEUIL.

Vous ne savez pas les nouvelles ?... Les Hochepot ? Vous connaissez les Hochepot n’est-ce pas ?

ÉDOUARD.

Très bien.

MADAME BRÉNEUIL.

Eh bien ! je les quitte : ils divorcent !

ÉDOUARD et JOULIN.

Ah !

MADAME BRÉNEUIL.

Et les Pimbois ?... Vous connaissez les Pimbois ?...

HENRIETTE.

Parfaitement !

MADAME BRÉNEUIL.

Eh bien ! ma chère, je viens de les voir... ils divorcent aussi !

HENRIETTE.

Et voulez-vous une troisième nouvelle, pour votre dîner de ce soir ?

MADAME BRÉNEUIL.

Je crois bien !

HENRIETTE.

Nous aussi, nous divorçons.

MADAME BRÉNEUIL.

Pas possible !

HENRIETTE.

Hein !... En voilà une journée !...

 

 

ACTE II

 

Au restaurant Prunier.

La scène est divisée en deux parties inégales. À droite, le couloir, avec, au fond, la porte donnant sur l’entrée des clients. À droite du couloir, des portes de cabinets particuliers. À gauche, un petit salon occupant un peu plus des deux tiers de la scène. Dans ce petit salon, cinq tables. Trois au fond, deux au premier plan, séparées par toute l’étendue de la scène. Les trois tables du fond sont occupées par des dîneurs. Les deux autres, la table de droite, près de la scène, table ronde, inoccupées.

 

 

Scène première

 

À gauche : LES DÎNEURS du fond, ÉDOUARD, ESTELLE, LE MAÎTRE D’HÔTEL, DEUX GARÇONS dans le fond, servant les dîneurs, LE CHASSEUR, à droite : LE GÉRANT, UN MAÎTRE D’HÔTEL

 

Au lever du rideau, le Chasseur prend le manteau d’Estelle, le pardessus et le chapeau d’Édouard.

UN CONSOMMATEUR du fond.

Garçon, je vous ai demandé un paravent.

LE GARÇON.

Je l’ai envoyé chercher.

LE CONSOMMATEUR.

Il y a un courant d’air par ici.

LE GARÇON.

On va mettre le paravent tout de suite...

À un autre garçon.

Voyons ! le paravent !...

L’autre garçon l’apporte et le place entre la table du consommateur et celle où est Édouard.

UN DÎNEUR, à une autre table.

Et le perdreau ?...

DEUXIÈME GARÇON.

Je l’attends, monsieur, je l’attends...

LE DÎNEUR.

Donnez-moi donc aussi un paravent... du côté de la porte...

LE GÉRANT, à droite, à un maître d’hôtel qui sort d’un cabinet particulier.

Le « Huit » est prêt ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Il n’y a qu’à servir. Vingt couverts ?...

LE GÉRANT.

Vingt couverts. Le dîner Brévannes.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Monsieur Brévannes est revenu d’Afrique ?

LE GÉRANT.

Il revient ce soir... Il m’a télégraphié de Marseille : « Préparez toutes mes notes en retard et un dîner de vingt couverts. Je réglerai en arrivant. »

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Et il en avait des notes en retard !

LE GÉRANT.

Il a quitté le cap de Bonne-Espérance exprès pour les payer.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Il aura de l’ouvrage.

LE GÉRANT.

Il faudra prévenir aussi le petit chasseur, Léon.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Il lui doit vingt-cinq francs, à Léon.

LE GÉRANT.

Assez bavardé... Dépêchons-nous...

ÉDOUARD, entrant, premier plan à droite.

Avez-vous un petit salon ?

LE GÉRANT.

Nous n’en avons plus, monsieur.

ESTELLE.

Nous serons très bien par là.

ÉDOUARD.

Comme tu voudras.

Ils entrent.

LE GÉRANT.

Voyez, Léon !

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Les gens du 27 ont fini... ils s’en vont...

LE GÉRANT.

Monsieur, je me trompais. Nous en avons un de libre, de petit salon. Les personnes qui l’occupaient viennent de le quitter à l’instant même.

ÉDOUARD.

Parfait...

Il fait mine de quitter la table.

ESTELLE.

Mais non, ce n’est pas la peine.

ÉDOUARD.

Tu ne veux pas ?

ESTELLE.

Je ne veux pas. On est très bien à cette table.

LE GÉRANT.

Alors, je puis disposer du petit salon ? C’est le seul qui nous reste... Il y a ce soir deux premières.

ÉDOUARD.

Vous pouvez en disposer.

LE GÉRANT.

Bien, monsieur.

Il sort.

ÉDOUARD.

Drôle d’idée !... Enfin, n’en parlons plus... dînons ici...

ESTELLE.

Je t’ai déjà dit que j’ai horreur des cabinets particuliers.

ÉDOUARD.

On est pourtant beaucoup mieux... et puis c’est plus prudent.

ESTELLE.

Prudent ! En quoi sommes-nous obligés d’être prudents ?... Êtes-vous libre, oui ou non ?

ÉDOUARD.

Mais oui. Seulement...

ESTELLE.

Seulement quoi ! Êtes-vous divorcé, oui ou non ?

ÉDOUARD.

Je suis divorcé depuis l’été dernier, tu le sais bien.

ESTELLE.

Eh bien ! moi aussi, je suis divorcée... Nous sommes donc libres tous les deux, et je ne vois pas pourquoi nous nous gênerions d’aller dîner dans un restaurant.

ÉDOUARD.

Je parle en général.

ESTELLE.

C’est que j’ai déjà remarqué chez vous une tendance à rougir de moi.

ÉDOUARD.

Par exemple !

ESTELLE.

Je ne suis pas une grande dame, mais je suppose que j’ai de la tenue et que je ne vous fais pas remarquer.

ÉDOUARD.

Tu as une tenue parfaite. Qui te reproche de ne pas avoir une tenue parfaite ?

ESTELLE.

Par conséquent vous pouvez me conduire n’importe où, surtout dans un restaurant comme Prunier, où tout le monde va.

ÉDOUARD.

Évidemment.

ESTELLE.

Pourquoi alors, hier, au théâtre, avez-vous pris une baignoire, au lieu d’une loge de face.

ÉDOUARD.

On prend d’habitude des baignoires...

ESTELLE.

On prend ce qu’on veut.

ÉDOUARD.

Voyons, Estelle, ne te fâche pas.

ESTELLE.

Tu te rappelles ce que je t’ai dit quand tu m’as offert d’être ta maîtresse ?... Je ne veux plus être embêtée. J’ai déjà en assez d’ennuis comme ça, quand j’étais une honnête femme ; c’est fini. Du moment qu’on est plus honnête, c’est bien le moins qu’on soit heureux : voilà mon opinion.

LE MAÎTRE D’HÔTEL, avançant.

Monsieur commande son dîner ?...

ÉDOUARD.

Oui... Qu’est-ce que nous prenons ?

ESTELLE.

Ça m’est égal. Je n’ai pas faim.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Des huîtres ?

ÉDOUARD.

Des Zélandes.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Deux douzaines ?

ESTELLE.

Trois.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Trois douzaines. Ensuite ?...

ESTELLE, à Édouard.

Choisis toi-même... n’importe quoi...

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Un consommé avec un jus de tomate, peut-être ?

ESTELLE.

Oui.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Deux petites truites de rivière ?

ESTELLE.

Bon.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Ensuite un perdreau froid avec de la salade ?

ESTELLE.

Quelle salade avez-vous ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Des cœurs de laitue, c’est ce qu’il y a de mieux. Pour terminer, une tranche de foie gras ?

ESTELLE.

En croûte ?

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

En croûte.

ÉDOUARD.

Comme dessert ?...

ESTELLE.

Un rien. Je n’ai aucun appétit.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Des pèches au kirsch ?

ESTELLE.

C’est ça. Et un bon fromage.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

Je sers à l’instant...

Avançant des petites assiettes.

Zélandes.

Il s’éloigne.

 

 

Scène II

 

À gauche : LES DÎNEURS du fond, ÉDOUARD, ESTELLE, LE MAÎTRE D’HÔTEL, DEUX GARÇONS, LE CHASSEUR, à droite : dans le couloir, arrivent par la porte du fond, SERQUIGNY, LAURE, CLÉMENCE, puis BRÉVANNES

 

SERQUIGNY, au gérant.

Notre salon est retenu ?

LE GÉRANT.

Le « Huit ». Ici...

SERQUIGNY.

Personne n’est arrivé ?

LE GÉRANT.

Si ! si ! plusieurs de ces messieurs et de ces dames.

SERQUIGNY.

Et Brévannes ?

LE GÉRANT.

Pas encore, monsieur Brévannes, pas encore.

LAURE.

Va-t-il venir seulement ? Il a peut-être manqué le train !

SERQUIGNY.

Mais non... J’ai reçu une dépêche de lui... Il arrive à sept heures. Il sera ici à huit, dans cinq minutes...

CLÉMENCE.

Ce vieux Brévannes ! Ça me fera plaisir de le revoir... Il y a au moins deux mois qu’il est en Afrique ?

SERQUIGNY.

Le temps ne vous a pas semblé long.

CLÉMENCE.

Il y a plus de deux mois ?

SERQUIGNY.

Il y en a dix, malheureuse !

CLÉMENCE.

Comment ! il y a tant que ça que j’ai soupe avec Brévannes pour la dernière fois !

LAURE.

Il me semble que c’était hier...

SERQUIGNY, qui a entr’ouvert la porte de la salle de gauche.

Tiens ! est-ce que ce n’est pas la bonne amie de Maubrun ?...

CLÉMENCE.

Voyons ?... Oui... c’est elle...

SERQUIGNY.

Allons leur dire bonjour... Venez-vous ?

Ils entrent à gauche.

ÉDOUARD, se retournant.

Serquigny ?...

Il se lève.

Ça va, mon bon ?... mesdames...

SERQUIGNY, à Estelle.

Chère madame... Si j’avais su, je vous aurais priés de dîner avec nous... Nous fêtons le retour de Brévannes... Il était parti complètement décavé, devant de l’argent à tout le monde... vous vous rappelez ?... Il revient avec un petit sac.

ÉDOUARD.

Vous prenez quelque chose en attendant ? Garçon, du porto...

LAURE, à Estelle.

Vous ne connaissez pas Brévannes ?

ESTELLE.

Non.

LAURE.

Vous êtes la seule, ma chère...

ÉDOUARD.

Je lui ai serré la main le jour même de son départ... Où est-il allé, déjà ?

SERQUIGNY.

Afrique du Sud...

Entre à droite par l’escalier, Brévannes, habit noir, cravate blanche, macfarlane noir. Marchant très vite.

 

 

Scène III

 

À gauche : LES DÎNEURS du fond, ÉDOUARD, ESTELLE, LE MAÎTRE D’HÔTEL, DEUX GARÇONS, LE CHASSEUR, SERQUIGNY, LAURE, CLÉMENCE, à droite : BRÉVANNES, LE GÉRANT

 

LE GÉRANT.

Monsieur Brévannes ! On vous attend... on vous attend...

BRÉVANNES.

Et comment ça va ?... Toujours à la mode ici ?...

LE GÉRANT.

Toujours ! Bon voyage ?

BRÉVANNES.

Bon... très bon... Je vous raconterai ça...

LE GÉRANT.

J’y compte.

BRÉVANNES.

Et mes petites notes en retard ?... Elles sont prêtes ?

LE GÉRANT.

Nous n’avons jamais été inquiets, monsieur Brévannes... ni moi, ni le chasseur...

BRÉVANNES.

Quel chasseur ?

LE GÉRANT.

Léon...

BRÉVANNES.

Ah ! oui... ce brave Léon ! Voici cinq louis pour lui... Où sont ces messieurs ?

LE GÉRANT, désignant la gauche.

M. Serquigny est ici... dans le salon.

BRÉVANNES.

Ici...

Il va à gauche dans la salle.

CLÉMENCE.

Ah ! voilà Brévannes !...

SERQUIGNY.

Le voilà ! le voilà !...

Il s’avance vers lui.

BRÉVANNES.

Mes chers amis... je suis ému... ma parole d’honneur... Laure... Clémence... Maubrun !

ÉDOUARD.

Cher ami !...

Vigoureuse poignée de mains.

BRÉVANNES.

Allons dîner.

ÉDOUARD.

Bon appétit.

BRÉVANNES.

Vous ne venez pas dîner avec nous ?... Je suis désolé... Au fait, votre enveloppe...

Il prend plusieurs enveloppes dans sa poche et en tend une à Édouard.

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BRÉVANNES.

Ce sont mes petits comptes. Chaque petit compte est dans une enveloppe. Parti très vite, pas eu le temps de les régler ; je n’avais pas l’argent non plus, d’ailleurs... Vous avez aussi votre enveloppe, Serquigny.

SERQUIGNY.

Ne parlons pas de ça.

BRÉVANNES.

La voici.

SERQUIGNY, la prenant.

Trop aimable.

ÉDOUARD, à Brévannes.

Vous êtes sûr que vous me deviez ?...

BRÉVANNES.

Oui... le bridge...

ÉDOUARD.

Ah ! ah !

BRÉVANNES.

Le dernier mois avec vous et votre beau-père... Ce bon Joulin... J’ai mis son compte avec le vôtre... vous aurez la complaisance de le lui remettre de ma part, avec mes excuses.

ÉDOUARD.

Je le lui ferai parvenir.

BRÉVANNES.

Et madame Maubrun se porte bien ?

LAURE, riant.

La gaffe !

CLÉMENCE.

La gaffe du voyageur !

SERQUIGNY, à Brévannes.

Notre ami est divorcé !...

BRÉVANNES.

Oh ! que d’excuses...

SERQUIGNY.

La moitié de Paris a divorcé depuis votre départ, mon cher.

BRÉVANNES.

Vous me donnerez les noms...

Apercevant Estelle.

Mais alors ?

SERQUIGNY.

Parfaitement...

À Estelle.

Chère madame, permettez-moi de vous présenter Brévannes qui revient d’Afrique.

ESTELLE.

Monsieur, enchantée... Et quand repartez-vous ?

BRÉVANNES.

Je ne suis pas pressé. Vous êtes tous les deux seuls ?

ÉDOUARD.

Oui.

BRÉVANNES.

Alors, on vous verra tout à l’heure ?

SERQUIGNY.

Venez fumer un cigare avec nous.

ÉDOUARD.

Je ne dis pas non...

À Estelle.

N’est-ce pas ?

ESTELLE.

C’est entendu. Nous irons fumer un cigare avec vous.

BRÉVANNES.

Vous êtes charmante !

LAURE.

Allons dîner.

Sortent Serquigny, Brévannes. Laure et Clémence, pendant que d’autres messieurs et d’autres dames arrivent au « Huit » et tout le monde rentre avec des accolades et des poignées de main.

 

 

Scène IV

 

À gauche : ÉDOUARD, ESTELLE, LES DÎNEURS

 

Un garçon place les assiettes d’huîtres sur la table où sont Estelle et Édouard.

ESTELLE, commençant à manger.

Et c’est fini, cette mauvaise humeur ?

ÉDOUARD.

Je n’ai jamais été de mauvaise humeur... C’est toi.

ESTELLE.

Tu m’aimes ?

ÉDOUARD.

Ce n’est peut-être pas le plus beau de mon affaire ; mais enfin, je t’aime.

ESTELLE.

Est-ce vrai, ce que tu m’as dit des fois ?

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que je t’ai dit ?

ESTELLE.

Que si tu avais eu beaucoup de maîtresses, j’étais tout de même la première femme que tu aimais, que tu aimais vraiment, qui t’avait pris.

ÉDOUARD.

C’est vrai.

ESTELLE.

Tu m’aimes plus que ton ancienne femme ?

ÉDOUARD.

D’une autre façon.

ESTELLE.

Je comprends... Tu l’aimais en camarade, en amie.

ÉDOUARD.

C’est ça.

ESTELLE.

Comme une femme légitime.

ÉDOUARD.

Oui.

ESTELLE.

Tandis que moi, tu m’aimes...

ÉDOUARD.

Comme la femme légitime d’un autre.

ESTELLE.

Au fond, tu es un égoïste... Si tu m’aimes, c’est que tu ne peux pas faire autrement. Tu n’as aucun mérite...

ÉDOUARD.

Moi... je suis... égoïste ?

ESTELLE.

Oui... oui... Tu ne cherches que ton plaisir... Il faut se métier rudement de toi ! Tiens ! tu es un type dans le genre de mon mari, en plus chic, avec plus d’instruction, mais c’est exactement la même chose.

ÉDOUARD.

Merci... Qu’est-ce qu’il devient donc, ton mari ?

ESTELLE.

Mon mari ? Il a épousé sa maîtresse ; c’est du propre... Et tu ne l’as jamais revue ?

ÉDOUARD.

Je ne le connais pas.

ESTELLE.

Je ne te parle pas de lui, je te parle de ta femme.

ÉDOUARD.

Je ne l’ai pas revue depuis le divorce.

ESTELLE.

Oh ! je sais bien pourquoi tu ne veux jamais m’emmener au restaurant, ni au théâtre... c’est pour qu’elle ne nous rencontre pas ensemble...

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que ça ferait ?

ESTELLE.

Si ! si ! tu serais très embêté... As-tu dû lui en faire, à cette malheureuse ! Oh ! mais il ne faudrait pas recommencer ça avec moi !...

ÉDOUARD.

Si je m’étais conduit avec elle comme je me conduis avec toi, nous n’aurions jamais divorcé.

ESTELLE.

Et ça aurait peut-être mieux valu.

ÉDOUARD.

Tu es bien gentille de me dire ça...

LE GARÇON, arrivant avec un plat.

Le perdreau ?

ÉDOUARD, à Estelle.

Veux-tu du perdreau ?

ESTELLE.

Je pense !

ÉDOUARD.

Le dos ou l’aile ?

ESTELLE.

Le dos...

Édouard la sert. Entrent par la droite, venant du fond, Joulin, puis Henriette et madame Joulin.

 

 

Scène V

 

À gauche : ÉDOUARD, ESTELLE, LES DÎNEURS, à droite : JOULIN, MADAME JOULIN, HENRIETTE, LE GÉRANT

 

JOULIN, au gérant.

Avez-vous encore un petit salon ?

LE GÉRANT.

Je viens de disposer du dernier... Il y a ce soir deux premières ; nous sommes envahis.

JOULIN.

C’est ennuyeux.

LE GÉRANT.

J’ai encore une bonne table de quatre couverts dans ce salon... Vous serez très bien.

JOULIN, à sa femme.

Qu’en dis-tu ?

MADAME JOULIN.

Prenons la table... Il est tard... Il faut être à l’Opéra-Comique dans trois quarts d’heure...

JOULIN, au gérant.

Nous prenons la table... Il viendra tout à l’heure un monsieur me demander... Vous lui indiquerez où nous sommes.

LE GÉRANT.

Je vais le dire à la caissière.

JOULIN, aux deux dames.

Venez-vous ?...

Ils entrent à gauche.

 

 

Scène VI

 

Dans la salle de gauche : ÉDOUARD, ESTELLE, LES DÎNEURS, JOULIN, MADAME JOULIN, HENRIETTE

 

ESTELLE, qui est placée face à la porte. Édouard tournant le dos à l’entrée.

Tiens ! le père Joulin !

ÉDOUARD.

Hein ?

ESTELLE.

Ton ex-beau-père... Si tu ne veux pas le voir, ne te retourne pas.

ÉDOUARD.

Et toi ? Est-ce qu’il t’a vue ?

ESTELLE.

Je ne sais pas.

ÉDOUARD.

Il est un peu myope... Avec qui est-il ?

ESTELLE.

Avec deux dames.

ÉDOUARD.

Comment sont-elles, ces deux dames ?

ESTELLE.

Il y en a une âgée et une jeune... Tâche de les voir dans la glace, en te haussant un peu.

ÉDOUARD, exécutant ce manège discrètement.

Ah ! ah !

ESTELLE.

Tu les vois ?

ÉDOUARD.

Oui.

ESTELLE.

Qui est-ce ?

ÉDOUARD.

Madame Joulin et sa fille.

ESTELLE.

Ta femme ? Ton ancienne femme ?

ÉDOUARD.

Oui. Ne la regarde pas.

ESTELLE.

Pour qui me prenez-vous ? J’ai du tact, je pense... je la regarde en ayant l’air de regarder ailleurs.

Elle retourne la tête de côté en clignant de l’œil vers la table vis-à-vis la sienne, où prennent place Joulin, madame Joulin et Henriette, débarrassés pendant ces quelques répliques de leurs manteaux, chapeaux, canne, par le chasseur.

LE MAÎTRE D’HÔTEL, à Joulin.

Monsieur commande ?...

JOULIN, à sa femme et à sa fille.

Nous allons manger très légèrement, n’est-ce pas ?... Nous avons à peine le temps...

Au maître d’hôtel.

des huîtres Ostende... une entrecôte... un légume et des fruits. Servez-nous vite.

LE MAÎTRE D’HÔTEL.

À l’instant, monsieur.

Il s’éloigne.

HENRIETTE.

Nous souperons, ce soir, après l’Opéra-Comique.

MADAME JOULIN.

Est-ce que nous allons encore nous coucher à deux heures du matin ?

JOULIN.

Tu es souffrante, chérie ?

MADAME JOULIN.

Je ne suis pas souffrante. Seulement, j’ai du sommeil en retard. Nous allons maintenant au théâtre trois ou quatre fois par semaine, plutôt quatre, et chaque fois nous soupons.

HENRIETTE.

Est-ce que ça n’est pas gentil, ça ?

MADAME JOULIN.

Pour toi peut-être ; mais moi, je n’ai plus l’âge où l’on soupe. Ton père non plus.

JOULIN.

Pardon.

HENRIETTE.

Je trouve que nous menons une petite existence délicieuse.

JOULIN.

Moi aussi.

MADAME JOULIN.

Tu nous fais vagabonder du matin au soir.

HENRIETTE.

En famille, maman, en famille.

MADAME JOULIN.

Sans compter Le Hautois... Est-ce que tu crois que ça l’amuse, Le Hautois ?

HENRIETTE.

Ça, ça m’est égal... D’ailleurs, il est enchanté... Tu vas le voir arriver ici tout à l’heure ; nous lui avons donné rendez-vous.

JOULIN.

Pourquoi n’est-il pas venu dîner ?

HENRIETTE.

Il était obligé de dîner avec un de ses collègues.

MADAME JOULIN.

Il n’est pas venu dîner avec nous, parce qu’il sait que nous dînons maintenant à huit heures, quand ce n’est pas huit heures et demie... C’est un homme qui a un estomac et qui tient à le conserver. Enfin, cette vie ne peut pas durer éternellement.

HENRIETTE.

Rien ne dure éternellement... Je t’assure que tu te fais sur mon cas des idées extraordinaires... Il est très simple, mon cas, il est très commun...

MADAME JOULIN.

Oh ! très commun... Tu avais un mari, tu n’en as plus, et tu n’as même pas la satisfaction de te dire qu’il est mort.

HENRIETTE.

Je suis dans la situation d’une femme dont le mari, par exemple, est en voyage.

MADAME JOULIN.

Mais on en revient de voyage.

HENRIETTE.

Je n’ai qu’à me figurer que mon mari a manqué le train.

MADAME JOULIN.

Alors, tu es dans la situation d’une femme dont le mari manque le train tous les soirs.

JOULIN.

Attendons-le.

MADAME JOULIN.

Vous direz ce que vous voudrez, c’est plus fort que moi... J’ai besoin d’appeler quelqu’un « mon gendre ». Toutes les mères me comprendront.

HENRIETTE.

Je te procurerai cette satisfaction un de ces jours.

MADAME JOULIN.

J’espère que cette fois-ci ce sera la dernière.

HENRIETTE.

La dernière, quoi ?...

MADAME JOULIN.

La dernière fois que tu te marieras... Tu tâcheras de ne plus épouser personne après Le Hautois.

HENRIETTE.

Je ferai mon possible... Et, à propos de mariage, on ne l’a plus rencontré, le bel Édouard.

JOULIN.

Je m’attendais presque, à le voir, hier, au cercle, à l’assaut que nous a donné San Marini... tu sais, le fameux tireur italien.

HENRIETTE.

Et il n’y est pas venu ?... Il est pourtant très amateur d’escrime, autant qu’il m’en souvient.

Entre le sommelier.

JOULIN.

Non... il n’y est pas venu... J’ai demandé de ses nouvelles, on ne le voit plus nulle part.

LE SOMMELIER, s’approchant de Joulin.

Et comme vin, monsieur ?

JOULIN.

Donnez-moi la carte...

Il met son binocle et se retourne sur sa chaise pour mieux y voir. Il jette machinalement un regard sur la salle et ce regard rencontre Estelle. Il regarde à deux fois en murmurant.

Oh !... mais... est-ce que ?...

Il essuie son binocle, le remet sur son nez.

Je ne me trompe pas !

LE SOMMELIER.

Nous disons, monsieur ?...

JOULIN.

Je choisis, je choisis...

ESTELLE, à Édouard, à l’autre bout de la salle.

Je crois qu’il m’a vue.

ÉDOUARD.

Baisse-toi.

ESTELLE.

Oh ! il n’y a pas d’erreur... il m’a vue.

ÉDOUARD.

Très embêtant.

ESTELLE.

Faut-il lui sourire ?

ÉDOUARD.

Mais non, sacrebleu ! il ne faut pas lui sourire... Parle-moi, ne fais semblant de rien.

LE SOMMELIER, à Joulin.

Nous disons, monsieur, le vin ?...

JOULIN.

Un petit vin blanc léger...

Mettant son doigt sur la carte, au hasard.

Tenez, ça !

LE SOMMELIER.

Du Johannisberg... Bien, monsieur, très bien...

JOULIN.

Mais alors, ce monsieur serait...

Il essaie d’apercevoir Édouard qui a le dos tourné.

MADAME JOULIN.

Qu’est-ce que tu as donc ?

JOULIN, à Henriette.

Sais-tu qui est ce monsieur ?

HENRIETTE.

Quel monsieur ?

JOULIN.

À la table vis-à-vis... qui nous tourne le dos...

HENRIETTE.

Penche-toi, laisse-moi voir...

JOULIN.

Je crois que c’est ton mari.

HENRIETTE, riant.

Édouard ?

JOULIN.

Lui-même.

HENRIETTE.

Voyons...

Elle se penche.

JOULIN.

Ne remue donc pas comme ça...

HENRIETTE.

Mais oui, je crois bien que c’est lui !... C’est son col de chemise, ses cheveux... Regarde donc dans la glace.

JOULIN.

Quelle glace ?

HENRIETTE.

Au-dessus de ma tête... Lève-toi un peu, sans te faire remarquer... Comme ça, oui... Tâche de distinguer... C’est lui, d’ailleurs j’en suis sûre.

JOULIN.

Oui, oui, c’est lui...

Il se rassied.

LE GARÇON, apportant un plat.

Entrecôte.

JOULIN.

Découpez...

HENRIETTE, à son père en mangeant les huitres.

Tu connais donc cette femme ?

JOULIN.

Vaguement.

HENRIETTE.

C’est une cocotte ?

JOULIN.

Non... Oui... Pas tout à fait... C’est une femme divorcée...

HENRIETTE.

Ah !... Elle n’est pas mal.

JOULIN.

Penh !

HENRIETTE.

Aucune distinction.

JOULIN.

Aucune... C’est la femme de notre ancien relieur... Je vous en ai parlé autrefois.

HENRIETTE, riant un peu trop fort.

Ah ! ah ! la femme d’un relieur...

MADAME JOULIN.

Ne ris pas si haut !

HENRIETTE.

Je ne ris pas... Et elle a quitté la reliure pour suivre mon mari ?

JOULIN.

Non, c’est le relieur qui l’a quittée pour suivre une autre femme.

HENRIETTE.

Et elle a divorcé ?

JOULIN.

Oui.

HENRIETTE.

Comme moi... Eh bien ! elle a eu raison, si ça l’amuse ; elle a eu parfaitement raison.

Elle mange avec un peu d’énervement.

ESTELLE, à Édouard, à l’autre table.

Sais-tu de qui ils parlent là-bas ?

ÉDOUARD.

Comment veux-tu que je sache...

ESTELLE.

Ils parlent de moi.

ÉDOUARD.

Bah !

ESTELLE.

Veux-tu parier que ta femme dit que j’ai l’air d’une grue !

ÉDOUARD.

Oh !

ESTELLE.

Voilà à quoi tu m’exposes... Ça ne m’étonne pas de ta part, d’ailleurs.

 

 

Scène VII

 

ÉDOUARD, ESTELLE, LES DÎNEURS, JOULIN, MADAME JOULIN, HENRIETTE, LE HAUTOIS

 

LE HAUTOIS, apercevant Joulin.

Ah !

Il va vers la table.

ESTELLE, à Édouard.

Qui est donc ce monsieur ?

ÉDOUARD.

Lequel ?

ESTELLE.

Celui qui vient d’entrer... qui sert la main de ta femme...

ÉDOUARD.

Ce doit être Le Hautois...

Regardant dans la glace.

Oui, c’est Le Hautois... ce vieux Le Hautois...

ESTELLE.

Oh ! qu’il est bien !

ÉDOUARD, riant.

Qui ?... Lui ?...

ESTELLE.

Mais oui, lui... Il est rudement bien... il a l’air d’un monsieur, d’un monsieur sérieux, grave... Il n’a pas l’air d’un polichinelle... comme j’en connais.

ÉDOUARD.

Va-t’en lui dire ça, tu lui feras plaisir.

ESTELLE.

Je le lui dirai quand j’aurai l’occasion. C’est lui qui va épouser ta femme ?

ÉDOUARD.

Il paraît.

ESTELLE.

Eh bien ? elle ne sera pas à plaindre... Qu’est-ce qu’il fait ?

ÉDOUARD.

Le Hautois ?... il est quelque chose au Conseil d’État.

ESTELLE.

Bigre !

ÉDOUARD.

Tu sais ce que c’est, le Conseil d’État ?

ESTELLE.

Je suis si bête !... Le Conseil d’État, c’est... c’est des gens qui donnent des conseils...

ÉDOUARD.

À l’État...

ESTELLE.

Parfaitement.

ÉDOUARD.

Voilà !

ESTELLE.

C’est beau d’avoir une position pareille... Voilà ce que tu n’auras jamais, mon vieux.

ÉDOUARD.

Quand je voudrai.

ESTELLE.

Eh bien !... ils seraient jolis, les conseils que tu donnerais à l’État.

MADAME JOULIN, à Le Hautois.

Il était arrivé avant nous, nous ne l’avions pas vu.

LE HAUTOIS, à qui, pendant ces répliques, Joulin a annoncé la présence d’Édouard.

Puisque vous me demandez mon avis, je suis d’avis de payer l’addition et de partir le plus tôt possible.

HENRIETTE.

Partir ! Je ne suis pas pressée.

LE HAUTOIS.

Il est infiniment plus correct de ne pas rester ici plus longtemps.

HENRIETTE.

Correct !... Vous n’allez pas m’apprendre ce qui est correct et ce qui ne l’est pas ?

LE HAUTOIS.

Mettons que je n’ai rien dit. D’ailleurs, vous ne ferez que ce que vous voudrez.

HENRIETTE.

Nous sommes exposés, mon mari et moi... pardon, monsieur Maubrun et moi, à nous rencontrer, puisque nous habitons la même ville, que nous avons les mêmes habitudes, que nous fréquentons le même monde... Il faut en prendre notre parti... De quoi riez-vous ?

LE HAUTOIS.

Je ne ris pas, je souris...

HENRIETTE.

Et pourquoi souriez-vous ?

LE HAUTOIS.

Parce que vous dites que vous fréquentez le même monde... Vous ne fréquentez pas le même monde, heureusement pour vous.

HENRIETTE.

Vous trouvez cette réflexion de bon goût ?

LE HAUTOIS.

Je n’ai pas cette prétention. D’ailleurs, toutes les réflexions que je ferai ce soir seront de mauvais goût ; j’ai senti ça en arrivant. Toutes les paroles que je prononcerai, quelles qu’elles soient, n’auront pas le sens commun. Je vous raconterais l’histoire que j’ai racontée cet après-midi au Conseil d’État et qui a fait s’esclaffer tous mes collègues, que je n’amènerais pas un sourire sur vos lèvres. Il y a des jours comme ça. Soyez tranquille, ce n’est pas aujourd’hui que je choisirai pour vous demander de fixer la date de notre mariage.

HENRIETTE.

Vous ferez bien !

JOULIN.

Et quelle est l’histoire que vous avez racontée ?

LE HAUTOIS.

Inutile, elle n’est pas drôle... elle n’est pas drôle ce soir... elle sera drôle demain.

JOULIN.

Puisqu’elle a fait rire tous ces messieurs...

LE HAUTOIS.

Elle a fait rire ces messieurs parce que je l’ai racontée à un moment où ces messieurs avaient envie de rire. Or, madame n’a aucune envie de rire. Elle ne trouverait pas mon histoire drôle. Vous voyez, elle hausse les épaules.

HENRIETTE.

Oui... oui... vous essayez de détourner la conversation.

LE HAUTOIS.

Vous désirez que nous revenions à votre mari... Revenons-y ; moi je veux bien.

HENRIETTE.

Je vous prie de ne pas m’agacer, n’est-ce pas ? Si j’insiste, c’est que je ne veux pas que vous conserviez la moindre arrière-pensée. J’ai demandé le divorce, et je suis loin de le regretter, car la vie avec monsieur Maubrun était intolérable. Mais il n’en est pas moins vrai que mon mari, malgré tous ses torts, n’a commis envers moi ni action blessante, ni action méchante.

JOULIN.

Non... Il n’est pas méchant, il faut lui rendre cette justice.

HENRIETTE.

Je suis très heureuse d’être séparée de lui ; tout raccommodement entre nous est impossible, soyez-en bien convaincu, mais je n’ai pour lui aucun mépris. Nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre comme deux adversaires qui se sont battus en duel et qui peuvent parfaitement se serrer la main quand ils se rencontrent... Vous ne vous êtes peut-être jamais battu en duel ?

LE HAUTOIS.

Jamais. Mais je connais cet usage.

HENRIETTE.

Par conséquent... et je vais probablement vous étonner...

LE HAUTOIS.

Vous allez certainement m’étonner.

HENRIETTE.

Par conséquent, si le hasard me faisait trouver face à face avec monsieur Maubrun, je lui tendrais tranquillement la main, comme je fais à vous quand je vous rencontre ; j’échangerais même quelques mots avec lui le plus naturellement du monde, je m’informerais de sa santé, comme vraisemblablement il s’informerait de la mienne, et je ne croirais pas commettre un de ces actes qui mettent une femme au ban de la société. Ceci soit dit pour qu’il n’y ait pas entre nous l’ombre d’une équivoque à ce sujet-là !

LE HAUTOIS.

Mais il n’y en a pas.

HENRIETTE.

Selon vous, j’aurais tort ?

LE HAUTOIS.

Je n’ai rien à dire.

HENRIETTE.

Mais dites tout de même, je vous en prie ?

LE HAUTOIS.

Vous y tenez ?

HENRIETTE.

Oui, j’y tiens.

LE HAUTOIS.

Eh bien ! vous auriez mille fois tort. Vous n’avez plus avec votre mari aucun intérêt commun. Légalement, vous ne le connaissez pas, et vous n’avez pas plus à lui adresser la parole ou à tolérer qu’il vous l’adresse, que s’il s’agissait du premier passant venu. Le divorce a fait de vous deux étrangers.

HENRIETTE.

Deux étrangers !

LE HAUTOIS.

Oui, madame...

HENRIETTE.

Ah bien ! si j’avais fait avec beaucoup d’étrangers ce que j’ai fait avec... Non ! vous me feriez dire des choses.

LE HAUTOIS.

La loi est la loi.

HENRIETTE.

Mais la réalité est la réalité. Le divorce sépare des époux qui ont des raisons de ne plus s’accorder, mais il n’en fait pas nécessairement des ennemis. Comment ! des gens qui ont voyagé quelques jours ensemble sur un paquebot ne sont plus des indifférents les uns pour les autres ; ils se quittent avec des poignées de mains et une certaine émotion, et vous voudriez qu’un mari et une femme, brusquement, sur un signe de la loi, n’aient plus même un souvenir commun ?... Que diable ! eux aussi, ils ont fait une traversée ensemble !

JOULIN.

Il y a du vrai dans ce qu’elle dit...

LE HAUTOIS.

Je suis convaincu que madame Joulin partage ma manière de voir.

MADAME JOULIN.

Oh ! moi, mes enfants, je n’y comprends plus rien. Et j’en suis pour ce que j’ai toujours dit : tout cela est du pur gâchis.

HENRIETTE.

Et rassurez-vous tout de même, mon cher Le Hautois. Si je vous épouse un jour, ce qui est possible, après tout...

LE HAUTOIS.

Ce qui est certain...

HENRIETTE.

Je ne vous tromperai pas avec Édouard, je vous en donne ma parole d’honneur.

LE HAUTOIS.

Il n’est même pas nécessaire que vous me trompiez avec un autre.

HENRIETTE.

Comme vous dites... Maintenant, papa, veux-tu demander l’addition ? Nous serons en retard d’une bonne demi-heure, c’est ce qu’il faut.

JOULIN.

Garçon, l’addition !

ESTELLE, à l’autre table, à Édouard.

Veux-tu demander aussi l’addition ?... J’en ai assez d’être ici... avec la tête que tu fais !...

ÉDOUARD.

Garçon, l’addition !... Quelle tête fais-je ?...

ESTELLE.

Tu n’as pas dit un mot depuis un quart d’heure... Quand on m’y reprendra à aller dîner au restaurant avec toi !... Ah ! ça... vient-il ce garçon, oui ou non ?

ÉDOUARD.

Ne te mets pas en colère.

ESTELLE, se levant.

Je ne me mets pas en colère, seulement je m’en vais.

ÉDOUARD.

Où ça ?

ESTELLE.

Chez ces gens, puisqu’ils nous attendent... Tu me rejoindras quand tu auras payé.

ÉDOUARD.

Prends garde, en t’en allant.

ESTELLE.

À quoi ?... À quoi ?... Est-ce que vous supposez que je vais faire une scène à votre femme ?... Ma parole ! c’est à se demander avec qui vous avez vécu jusqu’ici...

Elle se lève et traverse la salle avec une grande dignité, ouvre la porte qui donne dans l’antre partie de la scène. À ce moment.

HENRIETTE.

Le Hautois, voulez-vous voir si la voiture est en bas ?

LE HAUTOIS.

J’y vais.

HENRIETTE.

Si elle n’est pas encore arrivée, téléphonez à la maison.

Sort Le Hautois.

 

 

Scène VIII

 

À droite : LE HAUTOIS, ESTELLE, LE GÉRANT, à gauche : ÉDOUARD, JOULIN, MADAME JOULIN, HENRIETTE

 

Les consommateurs du fond ont successivement payé leur addition et sont partis. Il ne reste à gauche qu’Édouard à une table, Joulin, Henriette et madame Joulin, à l’autre.

LE GÉRANT, montrant une porte à Estelle, qui lui a parle à voix basse.

Au huit, madame.

ESTELLE.

Merci.

En se retournant elle est légèrement heurtée par Le Hautois.

LE HAUTOIS.

Oh ! mille pardons, madame.

ESTELLE, infiniment gracieuse, reconnaissant Le Hautois.

De rien, monsieur le Conseiller.

LE HAUTOIS.

Hein !...

Estelle salue Le Hautois avec grâce et entre au huit. Le Hautois sort par le fond en disant.

LE HAUTOIS.

D’où me connaît-elle donc ?

 

 

Scène IX

 

À gauche : ÉDOUARD, seul, JOULIN, HENRIETTE, MADAME JOULIN, à leur table

 

ÉDOUARD, à un garçon.

Et cette addition, garçon ?...

LE GARÇON.

La voici.

UN AUTRE GARÇON, apportant l’addition, à gauche.

L’addition, monsieur.

JOULIN, examinant l’addition.

Un perdreau... Pêches au kirsch.

ÉDOUARD, même jeu.

Beefsteak... Johannisberg... Ce n’est pas mon addition, ça...

JOULIN.

Mais ce n’est pas mon addition... Garçon !

Il se retourne pour appeler le garçon. Dans le mouvement que fait Édouard de son côté, Joulin et lui se trouvent face à face. Édouard salue Joulin qui lui rend son salut. À Édouard.

Je crois qu’ils m’ont donné votre addition, monsieur.

ÉDOUARD.

Et à moi, la vôtre, monsieur.

Ils échangent leurs additions.

JOULIN.

En effet : entrecôte.

ÉDOUARD.

Foie gras... perdreau... Ils s’étaient trompés...

JOULIN, saluant.

Ils s’étaient trompés... monsieur...

ÉDOUARD.

Monsieur...

À Joulin qui se retourne.

À propos...

JOULIN.

Vous me parlez, monsieur ?

ÉDOUARD.

Oui... J’ai de l’argent à vous remettre, et puisque ça se trouve...

JOULIN.

De l’argent à me remettre, à moi ?

ÉDOUARD.

De la part de Brévannes... Notre compte du bridge, vous vous rappelez ?...

JOULIN.

Il est revenu d’Afrique, Brévannes ?

ÉDOUARD.

Il dîne ici... Je l’ai vu tout à l’heure et il m’a remis cette enveloppe...

Ouvrant l’enveloppe.

Trois mille... moitié chacun, je crois ?...

JOULIN.

Il me semble.

ÉDOUARD lui remet des billets.

Tenez.

JOULIN.

J’ai vingt-cinq louis à vous rendre... Attendez...

Il prend son portefeuille.

Je ne les ai pas... je vais demander la monnaie au garçon. Garçon !

ÉDOUARD.

Oh ! ça ne presse pas !

JOULIN, tendant le billet à un garçon.

Garçon, prenez l’addition là-dessus.

LE GARÇON.

Bien, monsieur.

JOULIN, à Édouard, après un temps.

Et vous allez bien ?

ÉDOUARD.

Je vous remercie. Et vous-même ?

JOULIN.

Parfaitement.

ÉDOUARD.

Ces dames vont bien aussi ?

JOULIN.

À merveille... Nous avons dîné ensemble.

ÉDOUARD.

Ah ! vraiment...

Joulin a démasqué, dans un mouvement, madame Joulin et Henriette, qu’il cachait jusqu’à présent à Édouard. Édouard les salue très profondément. Henriette lui envoie un gracieux sourire. Édouard sourit et salue une seconde fois.

JOULIN.

Vous ne venez pas leur serrer la main ?

ÉDOUARD.

Mais avec plaisir...

Il s’avance vivement vers la table où se trouvent madame Joulin et Henriette. À madame Joulin.

Chère madame... très heureux de vous revoir.

MADAME JOULIN, lui tendant la main.

Moi de même.

ÉDOUARD, à Henriette.

Bonsoir, Henriette.

HENRIETTE.

Bonsoir, Édouard.

Elle lui tend la main.

ÉDOUARD, à Henriette.

Vous avez une mine charmante... vous vous portez bien, je vois.

HENRIETTE.

Très bien, ma foi. Et vous aussi, il me semble.

ÉDOUARD.

Trop aimable, trop aimable.

HENRIETTE.

Et vous êtes seul ?

ÉDOUARD.

Mais oui.

HENRIETTE.

Vous étiez avec quelqu’un tout à l’heure, je crois...

ÉDOUARD.

Oui... oui... avec quelqu’un qui est parti.

HENRIETTE.

Asseyez-vous donc une minute.

ÉDOUARD, s’asseyant à la place que vient de quitter Le Hautois.

Mais je crois bien !... avec plaisir !

HENRIETTE.

Vous ne prenez pas un petit verre d’eau-de-vie ?...

ÉDOUARD.

Mais oui, je vous remercie...

Henriette le sert. À madame Joulin.

Vous allez au théâtre ce soir ?

HENRIETTE.

À l’Opéra-Comique.

MADAME JOULIN.

Et nous sommes même en retard, comme d’habitude.

JOULIN, à sa femme.

Figure-toi que je viens de rentrer dans quinze cents francs... un vieux compte de bridge...

À Édouard, lui montrant la boite de cigares.

Un cigare, mon cher ?

ÉDOUARD.

Si ces dames le permettent.

HENRIETTE.

Mais oui, mais oui, fumez donc.

JOULIN, à Édouard.

On ne vous a pas vu au cercle depuis longtemps ?

ÉDOUARD.

Je n’y vais presque plus.

JOULIN.

Vous n’avez pas eu la curiosité de voir tirer San Marini, hier ?

ÉDOUARD.

Je n’avais pas été prévenu. J’y serais allé certainement. Il a été bien ?

JOULIN.

Magnifique, mon cher... Les coups droits de San Marini, il faut voir ça.

ÉDOUARD.

Oui, on m’a dit. La foudre, n’est-ce pas ?

JOULIN.

La foudre, c’est le mot... Brincard, qui tirait avec lui, a été démonté à la première passe...

ÉDOUARD.

Ah ! vraiment.

Revient Le Hautois par la droite. Il ouvre la porte du salon.

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, JOULIN, HENRIETTE, MADAME JOULIN, LE HAUTOIS

 

LE HAUTOIS, apercevant Édouard à sa place, scandalisé.

Oh !

ÉDOUARD, se levant et lui tendant la main.

Bonsoir, Le Hautois... Ça va ?

LE HAUTOIS, se contenant.

Bonsoir, monsieur.

ÉDOUARD.

Je vous ai pris votre place... Je vous demande pardon.

LE HAUTOIS.

Du tout... du tout... restez donc.

ÉDOUARD.

Je n’en ferai rien.

LE HAUTOIS.

Moi non plus.

HENRIETTE.

Le Hautois ?

LE HAUTOIS.

Madame.

HENRIETTE, très naturellement.

Est-ce que la voiture est là ?

Le Hautois ne répondant pas et faisant des mouvements nerveux.

Eh bien ! qu’est-ce que vous avez ?...

LE HAUTOIS, avec éclat.

Vous me traiterez de bourgeois, de réactionnaire, d’homme à préjugés ! vous me traiterez de ce que vous voudrez ! mais vous ne m’empêcherez pas de dire que la place de monsieur n’est pas ici !

HENRIETTE, riant.

Voyons... voyons...

LE HAUTOIS, à Édouard.

Je ne dis pas cela pour vous offenser personnellement.

ÉDOUARD.

Mais je crois bien... ce cher ami...

Il boit.

MADAME JOULIN.

Allons-nous-en !

JOULIN.

Les manteaux.

Il se lève et va un peu vers le fond avec madame Joulin et Édouard. Édouard prend le manteau de madame Joulin des mains du chasseur et l’aide à le mettre sur ses épaules. Henriette et Le Hautois restent sur le devant de la scène.

HENRIETTE.

Mais quel mauvais caractère vous avez !

LE HAUTOIS, à Henriette.

Comprenez donc... Henriette... comprenez donc...

HENRIETTE.

Eh bien ! quoi ? monsieur Maubrun avait de l’argent à remettre à mon père. Ils se sont parlé... C’est le hasard. Je ne le rencontrerai peut-être plus jamais, monsieur Maubrun, soyez donc tranquille !... Nous n’avons pas échangé quatre mots... C’est plutôt amusant, je vous assure... c’est plutôt gentil. Voyons, ne prenez pas des airs graves à propos de tout... Que diable ! ayez donc un peu plus de fantaisie dans l’existence !...

LE HAUTOIS.

Vous appelez ça de la fantaisie ? Moi, j’appelle ça de la débauche !

HENRIETTE, sévèrement.

Le Hautois, vous dépassez les bornes...

Radoucie.

Allons ! donnez-moi mon manteau et venez à l’Opéra-Comique.

Le Hautois prend le manteau d’Henriette des mains du chasseur qui s’avance.

ÉDOUARD, à madame Joulin, lui mettant son manteau sur les épaules.

Voici, chère madame, voici...

MADAME JOULIN, machinalement.

Merci, mon gendre...

LE HAUTOIS, se retournant avec un haut-le-corps.

Hein !

Tout le monde rit.

MADAME JOULIN.

Qu’est-ce que j’ai dit ?... Ah ! oui... Mais c’est que vous m’ahurissez, aussi... Je n’y suis plus du tout, moi... J’en arrive à ne plus me rappeler... C’est le gâchis !

À Joulin.

Allons-nous à l’Opéra-Comique, oui ou non ?

JOULIN.

J’attends la monnaie... Partez toutes les deux avec Le Hautois... D’ailleurs, il n’y a que trois places dans la voiture... Je vous rejoins...

MADAME JOULIN.

C’est ça, partons...

Elle serre la main d’Édouard.

ÉDOUARD.

Tous mes hommages, chère madame Joulin...

HENRIETTE, lui tendant la main.

Au revoir, Édouard.

ÉDOUARD.

Au revoir, Henriette...

Serrant la main de Le Hautois.

À bientôt, Le Hautois.

LE HAUTOIS.

À bientôt.

JOULIN.

Je vous rejoins à l’instant. Je prendrai un fiacre.

Sortent Le Hautois, Henriette, madame Joulin.

 

 

Scène XI

 

À gauche : ÉDOUARD, JOULIN, LE GARÇON

 

LE GARÇON, avec une assiette à la main.

La monnaie, monsieur...

JOULIN paye, puis à Édouard.

Voici vos vingt-cinq louis... Vous remercierez Brévannes de ma part.

ÉDOUARD.

Tout de suite...

JOULIN, en mettant son pardessus.

Et... votre jeune amie... qu’est-ce qu’elle est devenue ?

ÉDOUARD.

Elle est au huit... Dites donc, Joulin ?

JOULIN.

Quoi, mon ami ?

ÉDOUARD.

Plus de rancune, j’espère ?

JOULIN, après avoir réfléchi.

Non.

ÉDOUARD.

Parole ?

JOULIN.

Parole ! D’ailleurs, j’ai réfléchi cet été à la campagne... Il faut enrayer. Je crois qu’il est temps d’enrayer.

ÉDOUARD.

La santé est toujours bonne, pourtant ?

JOULIN.

Oui, la santé est bonne, en général... Mais il y a des détails qui clochent... qui commencent à clocher...

ÉDOUARD.

Toujours escrime, hydrothérapie ?

JOULIN.

De plus en plus...

ÉDOUARD.

Et puis, vous savez... je vous ai rendu service... Je vous assure... Ce n’était pas du tout une femme pour vous...

JOULIN.

N’en parlons plus.

ÉDOUARD.

C’est une petite rosse... Elle vous en aurait fait voir de toutes les couleurs...

JOULIN.

Ah bah ! Elle paraissait si gentille !...

ÉDOUARD.

Ah ! mon ami... Capricieuse, énervante, affolante... un caractère insupportable ! Amoureuse pendant cinq minutes, puis tout d’un coup les griffes, les dents... la mauvaise humeur... Voulez-vous la vérité ? Je mène une sale existence.

JOULIN, lui mettant la main sur l’épaule.

Mon pauvre ami...

ÉDOUARD.

Tout ça, vous pensez, me serait bien égal, si je n’étais pas pincé !

JOULIN.

Vous l’êtes ?

ÉDOUARD.

Et bien... je vous en réponds !... Ce que vous m’avez prédit autrefois, vous savez... Elle m’embête, elle m’énerve, elle m’assomme ; mais elle me tient ! Je ne peux pas m’en passer ! Si je vous disais que je ne l’ai jamais trompée, est-ce que vous me croiriez ?

JOULIN.

Non, je ne vous croirais pas.

ÉDOUARD.

C’est la vérité.

JOULIN.

Pas une fois ?

ÉDOUARD.

Pas une fois.

JOULIN.

Et elle, vous a-t-elle trompé ?

ÉDOUARD.

Je ne crois pas... Ce n’est pas son genre... C’est une de ces femmes qui n’aiment pas à faire souffrir plusieurs hommes à la fois... Elle préfère s’appliquer sur un seul...

JOULIN.

Ça me chagrine, ce que vous me dites, ma parole... Vous m’avez été toujours très sympathique, vous le savez...

ÉDOUARD.

Merci !

JOULIN.

Et vous souffrez, alors ?

ÉDOUARD.

Parfaitement.

JOULIN.

Ce cher ami !... Beaucoup ?

ÉDOUARD.

Tant que je peux.

JOULIN.

Ça ne se voit pas.

ÉDOUARD.

C’est ma façon...

JOULIN, lui versant à boire.

Voyons, encore un petit verre ?

ÉDOUARD.

Je veux bien...

JOULIN.

Il ne faut pas vous affecter comme ça.

ÉDOUARD.

Vous êtes un brave homme, vous ?

JOULIN.

Voyons... voyons... il s’agit de faire quelque chose... vous ne pouvez pas rester dans cet état-là. Ça me fait de la peine.

ÉDOUARD.

Il n’y a rien à faire.

JOULIN.

Vous ne savez pas combien de temps encore vous serez amoureux ?

ÉDOUARD.

Pourquoi me demandez-vous ça ?

JOULIN.

C’est une idée qui me vient... c’est une idée qui me vient... Combien de temps, à peu près ?...

ÉDOUARD.

Je ne peux pas vous le dire... Mais je suis parti pour un bon bout de temps...

JOULIN.

Nous verrons...

Buvant.

À votre santé !

ÉDOUARD.

À la vôtre...

Estelle sort à droite du cabinet numéro 8.

 

 

Scène XII

 

À gauche : ÉDOUARD, JOULIN, ESTELLE

 

ESTELLE, à droite.

Ah ! ça... il vient, ou il ne vient pas ?...

Entrant dans le petit salon.

Tiens ! M. Joulin !...

JOULIN, se levant.

Chère madame...

ESTELLE.

Oh ! que je suis contente de vous revoir !... Que je suis contente !

JOULIN.

Moi de même, mon enfant, moi de même !

ESTELLE.

Vous en avez une, de mine ! Et vous vous êtes bien porté ?

JOULIN.

Très bien !

ESTELLE.

Je pense souvent à vous... N’est-ce pas, Édouard, nous pensons souvent à lui ? Je parlais encore de vous tout à l’heure.

JOULIN.

À qui ?

ESTELLE.

À Clémence... En voilà une qui a gardé un bon souvenir de vous... Elle vous adore !

JOULIN.

Elle est ici ?...

ESTELLE.

Oui... Oh ! mais, vous allez venir lui dire bonjour...

JOULIN.

Moi !...

ESTELLE.

Ah bien ! si elle savait que vous êtes là et que vous ne venez pas lui dire un petit bonjour, elle ne me pardonnerait pas !...

ÉDOUARD.

Oui... oui... venez donc.

JOULIN.

On m’attend à l’Opéra-Comique. Vous savez bien qu’on m’attend à l’Opéra-Comique.

ÉDOUARD.

Dix minutes... rien que dix minutes. J’ai encore des tas de choses à vous dire.

ESTELLE, lui prenant le bras.

D’ailleurs, je ne vous quitte pas...

ÉDOUARD, lui prenant l’autre bras.

Moi non plus.

ESTELLE.

Venez donc... Ce sera si gentil !...

JOULIN, attendri.

Voyons, mes enfants... voyons...

ESTELLE, l’entrainant.

Venez, monsieur Joulin, venez.

ÉDOUARD.

Venez... venez...

JOULIN, se laissant faire.

Ma femme a raison... C’est le gâchis !

 

 

ACTE III

 

La salle d’armes de Joulin.

Fauteuils et divans de cuir. Aux murs, un appareil en caoutchouc pour faire des exercices. Armes, fleurets. Une porte au fond. À droite, deux portes. À gauche, dernier plan, une porte.

 

 

Scène première

 

MOLITOR, puis JOULIN

 

Au lever du rideau, Molitor, en tenue de maître d’armes qui va donner une leçon, fait des pliés sur ses jambes. Entre Joulin, en veston d’intérieur à brandebourgs de soie, par la droite, premier plan.

JOULIN, regardant sa montre.

Deux heures. Je ne sais pas pourquoi je me figurais qu’il était plus tard que ça... Tiens ! Molitor... vous êtes déjà arrivé ?...

MOLITOR

C’est l’heure de votre leçon, monsieur.

JOULIN.

Elle est à quatre heures, ma leçon, vous le savez bien...

MOLITOR.

Il est quatre heures.

JOULIN.

Vous êtes sûr ?...

MOLITOR.

Il est même quatre heures et quart, mais je vous attends depuis un quart d’heure.

JOULIN, regardant l’heure, porte sa montre à son oreille.

En effet... ma montre est arrêtée... Ah ! oui, je me rappelle... C’est cette nuit... au moment où nous entrions dans le petit bar de la place de la Madeleine... Elle a dû s’arrêter en me voyant entrer dans le bar.

MOLITOR.

Je comprends ça, monsieur... Ah ! si vous croyez que c’est bon pour les jambes, cette vie-là !

JOULIN, s’asseyant.

C’est très mauvais pour les jambes.

MOLITOR.

Alors, vous avez vagabondé toute la nuit ?

JOULIN.

Un hasard... J’ai été entraîné... Devinez par qui j’ai été entraîné, Molitor ?

MOLITOR.

J’aime autant ne pas chercher.

JOULIN.

Par un de vos anciens clients... par Maubrun...

MOLITOR.

Monsieur Édouard !...

JOULIN.

Lui-même...

MOLITOR.

En voilà un qui avait des jarrets !... Ah ! c’était le bon temps... Monsieur Édouard arrivait ici tous les jours vers cinq heures, cinq heures et demie. Un bon assaut, et puis la douche, la belle douche !...

JOULIN.

Je parie que vous le reverriez avec plaisir, Édouard ?

MOLITOR.

Je crois bien !... Et les a-t-il toujours, ses jarrets ?

JOULIN.

Il est en train de les perdre...

Entre madame Joulin, à gauche.

 

 

Scène II

 

MOLITOR, JOULIN, MADAME JOULIN

 

MADAME JOULIN.

Votre leçon n’est pas commencée ?...

JOULIN.

J’allais me mettre en tenue.

MADAME JOULIN.

Bonjour, monsieur Molitor.

MOLITOR.

Madame, votre serviteur.

JOULIN.

Tu as à me parler, chérie ? Vous n’êtes pas de trop, Molitor...

Molitor va au fond de la salle arranger le linoléum et préparer les fleurets. À madame Joulin.

Je devine ce que tu veux me dire ?... Tu viens me faire des reproches... pour cette nuit.

MADAME JOULIN.

En aucune façon... Je viens vous demander tout simplement si vous voulez prendre une tasse de thé ?

JOULIN.

Avec plaisir.

MADAME JOULIN, le regardant.

Ça ne peut que vous faire du bien, d’ailleurs, une tasse de thé.

JOULIN.

Je suis rentré cette nuit à...

MADAME JOULIN, l’interrompant.

Inutile. Je ne tiens pas à savoir à quelle heure vous êtes rentré. Vous connaissez mes principes là-dessus, et cela m’est parfaitement égal que vous soyez rentré ce malin à trois heures et demie passées.

JOULIN.

Pas passées.

MADAME JOULIN.

Il était quatre heures moins le quart ; mais, encore une fois, cela n’a aucune espèce d’importance.

JOULIN.

Et vous, qu’est-ce que vous avez fait ?

MADAME JOULIN.

Nous sommes rentrés un peu plus tôt. Le Hautois et Henriette m’ont reconduite ici, après l’Opéra-Comique. Puis Le Hautois a reconduit Henriette...

JOULIN.

À ce moment-là, j’étais encore chez Prunier... Je causais avec Brévannes, qui revient du Cap... Nous causions affaires, d’une affaire excellente, à laquelle je vais m’intéresser... Édouard a l’intention de s’y intéresser comme moi...

MADAME JOULIN.

Vous allez vous associer avec Édouard ?... Voilà encore une chose qui va faire bien plaisir à Le Hautois !

JOULIN.

Ça m’est égal.

MADAME JOULIN.

Bon, bon !

JOULIN.

Ça m’est égal... parce que moi, j’ai une idée...

MADAME JOULIN.

Vraiment ?...

JOULIN.

Penses-tu que si je n’avais pas une idée de derrière la tête, je me coucherais à de pareilles heures, à mon âge ? Penses-tu que c’est pour mon plaisir que j’ai bu des cocktails toute la nuit dans un petit bar de la place de la Madeleine ?

MADAME JOULIN.

Je suis curieuse de savoir quelle-est l’idée qui vous a conduit dans de pareils lieux ? Elle doit être au moins étrange !

JOULIN.

Elle est noble...

MADAME JOULIN.

Voyons...

JOULIN.

Elle est élevée et elle est morale...

MADAME JOULIN.

Je vous écoute...

JOULIN.

As-tu remarqué que ta fille n’est pas pressée du tout de se remarier avec Le Hautois ?

MADAME JOULIN.

Il faut le temps...

JOULIN.

As-tu remarqué son émotion en revoyant Édouard ?

MADAME JOULIN.

Elle est toute naturelle.

JOULIN.

Eh bien ! mon idée est de réconcilier ces deux enfants !... Voilà... Et si j’ai fait des fautes dans ma vie, ce qui n’est pas sûr, mais enfin, j’ai pu en faire sans le vouloir, je prétends qu’elles seront toutes rachetées par cette idée que j’ai eue là.

Entre Henriette.

 

 

Scène III

 

MOLITOR, JOULIN, MADAME JOULIN, HENRIETTE

 

HENRIETTE.

Bonjour, père !

JOULIN.

Bonjour, mon enfant...

Il l’embrasse.

HENRIETTE, allant embrasser sa mère.

Nous dînons ensemble, n’est-ce pas ?

À Joulin.

Tu nous as bien lâchées, hier soir...

JOULIN.

Je n’ai pas pu vous rejoindre, j’ai eu affaire.

MADAME JOULIN.

Dans un bar...

JOULIN.

Dans un petit bar de la place de la Madeleine.

MADAME JOULIN.

Qu’il a quitté à quatre heures du matin !

HENRIETTE.

Ah ! ah ! c’est vrai ?

JOULIN.

Tu peux t’en rapporter à ta mère.

HENRIETTE, riant.

Tu as fait la fête, alors ?

JOULIN, gravement.

Oui, mon enfant, j’ai fait la fête.

HENRIETTE.

Avec Édouard, je parie ?...

JOULIN.

Avec Édouard.

HENRIETTE, toujours très gaie.

Et la jeune personne ?

JOULIN.

La jeune personne et quelques amis...

MADAME JOULIN.

Des deux sexes.

HENRIETTE.

Et que t’a dit Édouard ?

JOULIN.

Des choses très intéressantes, que je te raconterai un de ces jours.

Il l’embrasse encore une fois.

Je vais mettre ma veste, ensuite je prendrai ma leçon. Envoyez-moi une tasse de thé et quelques tartines de beurre...

Il sort à droite après avoir fait signe à Molitor qui sort avec lui.

 

 

Scène IV

 

HENRIETTE, MADAME JOULIN

 

MADAME JOULIN.

Viens-tu ?

HENRIETTE.

Où ça ?

MADAME JOULIN.

Chez moi... Laissons ton père prendre sa leçon. Et puis attendons Le Hautois.

HENRIETTE.

Tu crois qu’il doit venir ?

MADAME JOULIN.

J’en suis sûre... Il nous l’a dit hier. Et quand Le Hautois a dit qu’il viendrait, il vient.

HENRIETTE.

Oh ! ça... il a bien des défauts, mais c’est un homme exact.

MADAME JOULIN.

Bien des défauts ? Quels défauts a-t-il donc ?...

HENRIETTE.

Des tas.

MADAME JOULIN.

Lesquels ?

HENRIETTE.

Ou plutôt, il n’en a aucun... ce qui est exactement la même chose.

MADAME JOULIN.

Il t’a reconduite hier soir ?

HENRIETTE.

Naturellement... J’aurais préféré rentrer seule ; il a tenu à me reconduire. D’ailleurs, toute la soirée il a été insupportable.

MADAME JOULIN.

Je n’ai pas remarqué...

HENRIETTE.

Tu as pourtant entendu ce qu’il m’a dit au restaurant, n’est-ce pas ? Il a été de la dernière impertinence... Heureusement qu’il m’a fait des excuses... Je ne lui aurais pas pardonné de ma vie.

MADAME JOULIN.

Quand donc t’a-t-il fait des excuses ?

HENRIETTE.

Dans la voiture... Oui... il s’est attendri... Tu ne t’imagines pas ce que c’est que Le Hautois attendri, dans une voiture...

MADAME JOULIN, un temps.

Et à quand ?

HENRIETTE.

À quand ?...

MADAME JOULIN.

Oui, le mariage...

HENRIETTE.

Le mariage avec Le Hautois ?

MADAME JOULIN.

Dame !

HENRIETTE.

Mais je ne sais pas au juste.

MADAME JOULIN.

Vous n’avez pas encore fixé la date ? Il ne t’a pas demandé de fixer la date ?

HENRIETTE.

Il me l’a demandé dans la voiture.

MADAME JOULIN.

Et qu’as-tu répondu ?

HENRIETTE.

Que je réfléchirai.

MADAME JOULIN.

Et à moi ?... Qu’est-ce que tu me réponds ?

HENRIETTE.

Mais... rien...

MADAME JOULIN.

Comment, rien ?...

HENRIETTE.

Eh bien ! voilà... voilà... Le Hautois est un homme que j’étais très décidée à épouser après mon divorce. Je me disais : « Celui-là au moins est sérieux, ce n’est pas un pantin comme l’autre. Je serai très heureuse avec lui. »

MADAME JOULIN.

Ce n’était pas mal raisonné en un sens... Et aujourd’hui ?

HENRIETTE.

Aujourd’hui... aujourd’hui... que veux-tu que je le dise ? À force de voir Le Hautois, de le fréquenter, de causer avec lui, de voyager avec lui, ma parole, je suis arrivée à croire que j’étais mariée avec lui depuis dix ans... Tiens ! c’est réellement le sentiment qu’il m’inspire... Il me semble que j’ai toujours été sa femme... D’ailleurs, je ne sais pas si tu as remarqué ce détail : Le Hautois ne peut pas rester cinq minutes avec une femme sans avoir l’air d’être son mari... Il y a des hommes comme ça... Voyons, maintenant, sans rire, tu ne trouves pas que Le Hautois, qui a de très grandes qualités, que j’apprécie toujours autant, qui est tout à fait bien sous tous les rapports, tu ne trouves pas que Le Hautois est un être tout de même un peu trop... monotone... pour passer une existence entière avec lui ? Là, franchement ?...

MADAME JOULIN.

Il ne serait peut-être pas suffisant pour un premier mari mais enfin, pour un second...

HENRIETTE.

C’est qu’il me fait justement l’effet de l’être, mon premier mari !

MADAME JOULIN.

Ajoutons que tu as fait toutes ces réflexions-là depuis hier...

HENRIETTE.

Et puis, quand même !... Qu’est-ce que ça aurait d’extraordinaire ? Oui, je suis troublée !... je suis très troublée... je ne m’en cache pas... On ne revoit pas un homme qui vous a rendue malheureuse... qui vous a fait toutes les sottises...

MADAME JOULIN.

Sans se sentir invinciblement attirée vers lui.

HENRIETTE.

C’est ça.

MADAME JOULIN.

Je vois bien. Alors, c’est décidé ?

HENRIETTE.

Quoi ? Qu’est-ce qui est décidé ?

MADAME JOULIN.

Tu n’attends plus que l’occasion de te réconcilier avec ton mari ?

HENRIETTE.

Mais pas du tout !... Voilà où tu te trompes... Crois-tu que j’aie oublié tout ce que j’ai souffert avec Édouard, et la vie que j’ai menée, et le caractère qu’il a !... Ah ! non, par exemple !...

MADAME JOULIN.

Je ne comprends pas, tu sais...

HENRIETTE.

Eh ! moi non plus, je ne comprends pas... Je ne sais pas quoi faire, là, je ne sais pas... Je suis inquiète... je suis agacée... Je suis entre deux hommes dont l’un m’ennuie et l’autre m’irrite... et incapable de choisir... Et puis, veux-tu que je te parle sincèrement, crûment, là, entre nous ? Eh bien ! ils me plaisent tous les deux... L’un a une nature très noble, très élevée... il est fidèle, loyal... sérieux... il est un peu ennuyeux, évidemment. Mais enfin c’est un homme ! L’autre est tout ce que tu voudras, mais il n’y a pas à dire non plus, il est gai, il est vivant... Il a la santé, la sympathie, l’amour ! Ah ! c’est dommage qu’on ne puisse pas vivre le jour avec l’un... et la nuit avec l’autre !

MADAME JOULIN.

Il te reste encore la ressource d’en trouver un troisième qui serait à la fois beau, fort, passionné, héroïque ; et fidèle, qui aurait toutes les vertus et toutes les grâces en même temps... Seulement, de ce calibre-là, je ne sais pas s’il y en a jamais eu, mais ce que je sais bien, c’est qu’il n’y en a pas en ce moment-ci ! il faut te le faire fabriquer pour toi toute seule. Non, mais tu es étonnante... Qu’est-ce que tu veux ? Tout ! Voilà, simplement, tout ! Tu veux ce qu’aucune femme n’a possédé encore depuis qu’il y a des hommes : la passion et la sécurité ! le voyage et jamais l’accident ! Un mari exact à l’heure des repas et exact à l’heure du berger ! Eh bien ! ma fille, ce n’est pas possible ! Il y a d’un coté la vie fantaisiste et de l’autre la vie réelle. Il faut choisir ; on ne peut pas mener les deux successivement douze heures par jour. Parbleu ! je crois bien que ce serait le rêve ! Mais la nature n’a pas voulu que nous fissions ce rêve-là ! Laquelle de ces deux existences vaut le mieux ? Ça, par exemple, je n’en sais rien. Et, comme dit ton père, quand il joue au piquet, il y a deux écoles. Prends donc Le Hautois ou reprends ton mari, mais décide-toi ! Et quand tu auras choisi, que ce soit pour tout de bon, cette fois ! Certes, ni l’un ni l’autre ne te rendra la plus heureuse des femmes. Mais on peut très bien vivre sans être la plus heureuse des femmes, et d’ailleurs ce serait une grande injustice qu’une femme fût la plus heureuse de toutes !

La porte s’ouvre. Parait Joulin en costume de tireur tout blanc.

Tiens ! regarde ton père... Il n’a pas l’air d’un héros, n’est-ce pas ! Eh bien ! je m’en suis contentée toute la vie !

Entre Molitor.

 

 

Scène V

 

HENRIETTE, MADAME JOULIN, JOULIN, MOLITOR

 

JOULIN.

Dieu ! que j’ai faim !

MADAME JOULIN.

Je vais te chercher des sandwichs. Viens-tu, Henriette ?

HENRIETTE.

Allons chercher des sandwichs.

Elles sortent toutes les deux.

 

 

Scène VI

 

JOULIN, MOLITOR, puis UN DOMESTIQUE

 

JOULIN, commençant à mettre ses gants et son masque.

Dix minutes de leçon, n’est-ce pas ?

MOLITOR.

Comme vous voudrez.

JOULIN.

Et doucement, aujourd’hui, très doucement...

MOLITOR.

Oui, vous n’êtes guère en train...

Ils se mettent sur le linoléum et commencent à ferrailler.

JOULIN, allongeant la jambe.

Bigre ! je n’ai plus mes jambes de vingt ans...

MOLITOR.

Si vous aviez seulement celles de quarante...

Entre le domestique avec une carte par le fond.

JOULIN.

Qu’y a-t-il ?

Prenant la carte et la lisant après avoir enlevé son masque.

Ah ! ah ! très bien !... À merveille... Qu’il entre !

Sort le domestique. Joulin à Molitor.

Regardez, Molitor, qui est-ce qui va entier...

Entre Maubrun.

MOLITOR.

Monsieur Édouard !

 

 

Scène VII

 

JOULIN, MOLITOR, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD.

Lui-même...

Serrant la main de Molitor.

La santé, Molitor ?

MOLITOR.

Excellente, monsieur Édouard... excellente... vous êtes bien aimable.

ÉDOUARD, à Joulin, après lui avoir serré la main.

J’ai vu Brévannes, tantôt... Il nous attend demain pour nous expliquer l’affaire...

JOULIN.

Parfait ! Parfait !

ÉDOUARD, regardant autour de lui.

Mais il y a des changements ici !...

MOLITOR.

Je crois bien...

ÉDOUARD.

Ce bon Molitor ! ça me fait plaisir de vous revoir...

MOLITOR.

Et moi donc !...

ÉDOUARD, allant à la muraille de gauche.

Tiens ! vous avez des caoutchoucs...

Il tire un appareil en caoutchouc dit « Sandow ».

JOULIN.

Je trouve ça très pratique... En en faisant un petit peu le matin en se levant...

MOLITOR.

Ou le matin en se couchant.

JOULIN.

On s’entretient les bras...

Il tire l’appareil à lui.

ÉDOUARD, levant la tête.

Est-ce que vous aviez ce lustre-là ?

JOULIN.

Non... J’ai fait mettre l’électricité partout... voyez...

Il presse une poire qui allume le lustre.

ÉDOUARD.

Parfait.

JOULIN.

Et puis, j’ai fait ajouter une douche en pluie... Il n’y avait qu’une douche ordinaire, vous vous rappelez ?

ÉDOUARD.

Comment donc !...

JOULIN, le menant à droite et entrouvrant la porte du second plan.

Tenez !

ÉDOUARD.

Épatant !

JOULIN.

Molitor, faites fonctionner l’appareil.

MOLITOR.

Voici...

Il disparaît un instant, on entend le bruit d’une douche qui tombe en pluie.

JOULIN.

Hein !...

ÉDOUARD.

C’est l’installation tout à fait chic. Mais vous alliez prendre votre leçon... que je ne vous dérange pas...

MOLITOR.

Vous ne tirez plus, monsieur Édouard ?

ÉDOUARD.

Il y a six mois que je n’ai pas touché un fleuret.

MOLITOR.

Nous faisions jeu égal, autrefois... Mais je crois qu’aujourd’hui...

ÉDOUARD.

Il me semble que je n’aurais pas trop perdu...

JOULIN.

Allons donc ! Je parie que je vous touche deux fois pour vous une...

ÉDOUARD.

Jamais de la vie !

JOULIN.

Si vous voulez essayer ?...

ÉDOUARD.

Ne me tentez pas...

JOULIN.

Trois coups de bouton !...

MOLITOR.

Très bien !... Essayez donc, je suis curieux de voir ça...

JOULIN.

Allons, décidez-vous !

MOLITOR.

Il y a encore votre veste d’escrime, vos gants, vos fleurets... J’ai tout fait nettoyer, je n’ai pas voulu qu’on s’en servît.

JOULIN.

Une fois ! deux fois ! trois fois !

ÉDOUARD.

Eh bien ! ça va... Joulin, garde à vous !...

MOLITOR, allant au fond.

Voici vos effets, monsieur Édouard...

ÉDOUARD.

Pas la peine...

JOULIN.

Si ! si ! Mettez-les donc...

MOLITOR.

Il ne faut jamais tirer en costume de ville... Je vais vous aider.

ÉDOUARD, tout en se déshabillant et mettant sa veste.

Hein ?... Qu’est-ce que je vous disais ?... Vous avez vu, hier ?...

JOULIN.

Quoi ?...

ÉDOUARD.

La petite... toute la soirée...

JOULIN.

Le fait est qu’elle a été insupportable !... Oui, je commence à croire que vous m’avez rendu un fier service...

ÉDOUARD.

Et cette insistance à parler de Le Hautois !... Avez-vous remarqué comme elle parle de Le Hautois ?

JOULIN.

Elle le connaît donc ?...

ÉDOUARD.

Elle l’a vu hier pour la première fois... Elle fait semblant d’en être folle...

JOULIN.

C’est pour vous faire enrager...

ÉDOUARD, qui a fini de s’habiller.

Là !... je suis prêt... En garde !

MOLITOR.

En garde, messieurs...

Joulin et Édouard mettent les masques et se placent vis-à-vis l’un de l’autre sur la bande de linoléum qui remplace la planche.

JOULIN, en garde.

Je vous attends !

ÉDOUARD ferraille un instant, puis sa fend à fond.

Hein ! Touché, je crois ?...

JOULIN, qui a été touché en pleine poitrine.

Légèrement, au bras.

MOLITOR.

Reprenons.

Ils se remettent en garde.

ÉDOUARD, tout en ferraillant.

Le croyez-vous, vous ?

JOULIN.

Quoi ?

ÉDOUARD.

Qu’elle soit folle de Le Hautois ?

JOULIN.

C’est impossible...

ÉDOUARD.

Quelle petite rosse !... Ah ! si elle ne me tenait pas si bien !...

JOULIN.

Vous auriez du plaisir à la lâcher...

ÉDOUARD.

Malheureusement, elle me tient, et ferme !

Il pousse deux ou trois bottes, énergiquement.

Et puis, mon cher, c’est comme un fait exprès : depuis que je suis avec elle, je ne vois plus aucune femme... Je n’ai plus une occasion...

JOULIN.

Oui, je crois que si vous aviez une bonne occasion, le naturel reprendrait le dessus.

ÉDOUARD.

Je l’espère...

JOULIN.

Moi, j’en suis sûr... Je le connais, votre naturel.

ÉDOUARD.

Et ce serait avec une joie !... Ah ! oui !... Ça !...

JOULIN, pendant qu’Édouard cause, complètement découvert, se fendant.

Hein ! je crois que ça y est. En pleine poitrine !

ÉDOUARD, riant.

Touché ! Je ne le nie pas.

JOULIN, abaissant son fleuret.

Mais alors, aujourd’hui, dites donc, quand une femme a envie de tromper son mari, ce n’est plus à vous qu’elle s’adresse ?

ÉDOUARD.

Non...

JOULIN.

Ce n’est pas gai.

ÉDOUARD.

Allez expliquer ça !...

JOULIN.

Mais oui, très simplement. C’est parce que vous n’êtes plus vous-même un homme marié.

ÉDOUARD.

C’est possible...

JOULIN, se remettant en garde.

La dernière des dernières, voulez-vous ?

ÉDOUARD, se fendant.

Volontiers. À vous, Joulin.

MOLITOR.

Bravo !

JOULIN.

Quoi, bravo ? Ça a passé. Est-il bête !

ÉDOUARD, se fendant à fond.

Et celui-ci... a-t-il passé ?

JOULIN.

J’en ai un peu... à la cuisse !

ÉDOUARD, se fendant encore.

Et celui-là ?

JOULIN.

Bigre ! vous allez bien !

MOLITOR.

Superbe ! Quel jarret !...

JOULIN, enlevant son masque.

Il n’y a pas à dire, vous êtes encore très solide !...

ÉDOUARD, enlevant également son masque.

Seulement, je n’ai plus l’habitude, et je suis en nage.

MOLITOR, vivement.

La douche, monsieur Édouard.

ÉDOUARD.

Vous croyez ?

MOLITOR.

La belle douche, il n’y a que ça !

JOULIN.

Mais oui. Allez donc prendre une douche.

ÉDOUARD.

Vous permettez ? Ma foi, ce n’est pas de refus !

JOULIN.

Molitor... emportez les vêtements.

MOLITOR.

Je vous suis, monsieur Édouard.

JOULIN, à Édouard qui a disparu à droite avec Molitor.

Je vais vous faire préparer une bonne tasse de thé bouillant.

Voix d’ÉDOUARD.

Merci !...

Entre Henriette à gauche avec une bouilloire à la main.

 

 

Scène VIII

 

JOULIN, HENRIETTE

 

HENRIETTE.

Voici le thé et les sandwichs... Je vais te servir.

JOULIN.

Ah ! ah ! très bien...

HENRIETTE.

Combien de morceaux ? un ou deux ?

JOULIN, en mangeant les sandwichs.

Deux... Est-ce que Le Hautois est venu ?

HENRIETTE.

Il est venu et reparti... Je l’ai expédié.

JOULIN.

Tu as bien fait.

Bruit de pluie à droite.

HENRIETTE, avec un haut-le-corps.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

JOULIN, tranquillement.

C’est Édouard. C’est Édouard qui prend une douche.

HENRIETTE, stupéfaite.

Édouard ?

JOULIN.

Lui-même.

HENRIETTE.

Mon mari ?...

JOULIN.

Oui...

HENRIETTE.

C’est lui qui est là, en train de ?...

JOULIN.

Nous avions à parler d’affaires, il est venu me voir. Nous avons fait des armes, et après, je lui ai conseillé de prendre une douche.

HENRIETTE.

Parfaitement... Ça lui faisait beaucoup de bien autrefois.

JOULIN.

Maintenant, je vais lui préparer une bonne tasse de thé.

HENRIETTE.

Je vais la lui préparer moi-même. Du thé bouillant, pour la réaction...

JOULIN.

Tu serais bien gentille... Alors, je peux aller m’habiller ?

HENRIETTE.

Mais oui, va t’habiller.

JOULIN.

Je vais m’habiller des pieds à la tête, pour dîner.

HENRIETTE.

C’est ça.

JOULIN.

Tu n’as pas besoin de moi ?

HENRIETTE.

Du tout.

JOULIN.

On commence à ne plus y voir beaucoup.

HENRIETTE.

J’allumerai, papa, j’allumerai...

JOULIN.

Bon.

En sortant, à part.

Il n’est même pas mauvais qu’il ait pris une douche.

Il sort à droite, premier plan.

 

 

Scène IX

 

HENRIETTE, seule

 

Va-t-il bouillir ce thé... oui ou non ?...

Elle le prépare, vérifie s’il est assez chaud, tout ce petit manège avec une grande sollicitude et un peu d’énervement. Entre Édouard, habillé, le chapeau à la main, prêt à partir.

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, HENRIETTE

 

ÉDOUARD, apercevant Henriette et lui prenant les deux mains très cordialement.

Vous voilà ? Quelle bonne surprise !

HENRIETTE, riant.

Il paraît que vous avez pris une petite douche ?

ÉDOUARD, riant aussi.

Oui, figurez-vous...

HENRIETTE.

C’était bon ?

ÉDOUARD.

Excellent... Votre père m’a même invité à revenir.

HENRIETTE.

Mais pourquoi pas ?...

ÉDOUARD.

Et je reviendrai... si cela ne vous est pas désagréable, toutefois.

HENRIETTE.

Mais pas du tout ! D’abord, je descends ici bien rarement ; c’est un hasard que vous m’ayez vue aujourd’hui. Buvez donc ça...

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que c’est ?

HENRIETTE.

Une tasse de thé très chaud.

ÉDOUARD.

Ah ! merci.

HENRIETTE.

Vous aimez toujours le thé ?...

ÉDOUARD.

Toujours...

HENRIETTE.

Buvez... buvez...

ÉDOUARD, buvant.

Hein ?... dites donc, hier ?

HENRIETTE.

Quoi ?

ÉDOUARD.

Le Hautois ?

HENRIETTE.

Eh bien ?

ÉDOUARD.

Il n’était pas content.

HENRIETTE.

Je ne m’en suis pas aperçue.

ÉDOUARD, riant.

Il est très jaloux !

HENRIETTE.

Je l’ignore absolument.

ÉDOUARD.

Si ! si ! hier il était furieux, autant que Le Hautois peut être furieux, bien entendu. Je suis sûr qu’en sortant il vous a fait une scène ?

HENRIETTE.

Il n’a aucun droit à me faire des scènes, je vous prie de le croire.

ÉDOUARD.

À quand le mariage ?

HENRIETTE.

Avec Le Hautois ?

ÉDOUARD.

Dame !

HENRIETTE.

Ce n’est pas pour demain, vous savez... Vous y tenez beaucoup, à ce mariage-là ?

ÉDOUARD.

Oh !...

HENRIETTE.

Si vous y tenez, dites-le. Je le ferai pour vous être agréable.

ÉDOUARD.

Moi, Henriette, je ne tiens qu’à une chose : c’est que vous soyez heureuse, très heureuse.

HENRIETTE.

Vous avez même fait tout ce qu’il fallait pour ça.

ÉDOUARD.

Tenez, je vais vous paraître probablement bien prétentieux, mais dans les premiers temps de notre divorce, j’étais préoccupé d’une idée.

HENRIETTE.

Et quelle est cette idée qui vous préoccupait si fort ?

ÉDOUARD.

Je craignais que vous ne fussiez, je ne dirai pas malheureuse, non, je n’allais pas si loin... mais enfin, pas heureuse...

HENRIETTE.

Vous ne teniez pas à ce que je fusse malheureuse ?

ÉDOUARD.

Non, par exemple !

HENRIETTE.

Ça, c’est gentil.

ÉDOUARD.

Ça m’aurait navré... Mais enfin, c’était possible... On ne sait jamais, avec le divorce. Il y en a de bons et de mauvais, comme il y a de bons et de mauvais mariages. Quand on se marie, on ne peut pas prévoir si dans l’intimité du ménage les caractères ne se choqueront pas, si la vie commune sera supportable ; et de même, quand on divorce, peut-on savoir s’il ne restera pas à l’un ou à l’autre, de la colère, de l’amertume, du dégoût, des tas de mauvais sentiments qui vous empoisonnent l’existence ? Cela ne vous est pas arrivé. Dieu merci ! Vous êtes aussi gaie, aussi vivante, aussi charmante qu’autrefois... C’est tout à fait l’impression que j’ai eue hier en vous revoyant... Il y a des hommes qui se seraient dit : « Bigre ! elle n’a pas l’air de me regretter beaucoup ! » Eh bien ! moi, de vous retrouver jolie et souriante, ça m’a fait plaisir, très profondément plaisir, je vous jure ; j’ai pensé : « Au moins je n’ai pas gâché sa vie, je n’aurai pas ce remords-là. » C’est peut-être encore une des formes de l’égoïsme ; c’est possible, je ne dis pas non ; mais c’est de l’égoïsme avouable et qui ne vient pas d’une sale nature...

HENRIETTE.

Je n’ai jamais pensé que vous ayez une mauvaise nature, soyez-en sûr.

ÉDOUARD.

Dame ! on peut ne pas être un bon mari, tromper sa femme...

HENRIETTE.

Faire le désespoir de sa famille.

ÉDOUARD.

Et être un bon garçon tout de même. C’est la vie ?

HENRIETTE.

Eh oui !

ÉDOUARD.

Vous qui êtes une femme intelligente et très supérieure à moi, surtout comme caractère, vous devez comprendre cela.

HENRIETTE.

Oh ! oh ! ménagez ma modestie, je vous prie.

ÉDOUARD.

Mais je le dis comme je le pense. Il n’y a aucune comparaison, et vous ne pouvez pas vous figurer quelle estime j’ai pour vous. Je vais même vous dire une chose : vous m’avez toujours un peu intimidé.

HENRIETTE.

Moi ? Et qu’est-ce que je faisais pour cela, grands dieux ?

ÉDOUARD.

Rien. Vous valiez mieux que moi : ça suffisait.

HENRIETTE, riant.

Ce n’était pas pour cela que vous me trompiez, au moins, dites ?

ÉDOUARD.

Je vous trompais... Je serais bien embarrassé de dire pourquoi je vous trompais...

HENRIETTE.

Moi, je m’en doute.

ÉDOUARD.

Vraiment ?

HENRIETTE.

Oui.

ÉDOUARD.

Vous allez me le dire, alors ?

HENRIETTE.

C’est tout simplement que je ne vous « plaisais » pas.

ÉDOUARD.

Vous ne me plaisiez pas ! Oh ! ça !...

HENRIETTE.

Non... non... Comprenez bien... je ne vous « plaisais » pas, je ne vous plaisais pas comme femme... vous entendez : comme femme.

ÉDOUARD.

J’entends bien... Mais ce n’est pas vrai.

HENRIETTE.

Si, c’est vrai. Je ne vous dirai pas que je m’en suis aperçue au bout de cinq minutes, mais je m’en suis aperçue bien vite... Oh ! ce n’est pas un reproche, remarquez... Il est passé, le temps des reproches... Je vous dis ça parce que ça se trouve. Je n’en suis pas humiliée le moins du monde.

ÉDOUARD.

En tout cas, l’humiliation serait pour moi.

HENRIETTE.

Trop galant.

ÉDOUARD.

Seulement, je proteste avec la dernière énergie. Vous ne vous rendiez pas compte, je vous assure...

HENRIETTE.

Que si.

ÉDOUARD.

Que non. Quand j’ai demandé votre main, ce n’était pas par intérêt, je suppose ?... J’ai demandé votre main parce que je vous aimais, et que je vous désirais, comme femme et comme maîtresse, parfaitement, et de toutes les façons. Vous étiez une jeune fille exquise, comme vous êtes la femme la plus désirable.

HENRIETTE.

Ce qui ne vous empêchait pas de...

ÉDOUARD, l’interrompant.

Ça, c’est un autre ordre d’idées. Je vous ai perdue comme un nigaud ; c’est bien fait, ça m’apprendra...

Avec chaleur.

Mais je ne vous laisserai pas dire que vous ne me plaisiez pas... Ah ! non, certes, je ne vous le laisserai pas dire !

La regardant.

Je ne suis pas aveugle, vous savez.

HENRIETTE.

Vous êtes distrait.

ÉDOUARD.

Est-ce que vous croyez par hasard qu’il y a des yeux plus jolis que les vôtres ?

HENRIETTE.

Oh !

ÉDOUARD.

Si vous le croyez, détrompez-vous... Pensez-vous que j’oublie aussi quelle main fine et ferme vous avez, et que je ne vois pas vos lèvres ?

HENRIETTE, un peu troublée.

Voilà bien des compliments...

ÉDOUARD, près d’elle.

Ce ne sont pas des compliments, ce sont des souvenirs.

HENRIETTE, remarquant que l’obscurité commence à envahir la pièce.

Il me semble qu’on commence à ne plus y voir... Tenez, l’électricité est là-bas...

ÉDOUARD.

Je n’ai pas besoin d’y voir pour me rappeler.

HENRIETTE.

J’y vais moi-même, alors...

Elle fait un pas en hésitant à cause de l’obscurité et rencontre la main d’Édouard.

ÉDOUARD, la prenant.

Henriette !...

HENRIETTE.

Eh bien !... Quoi ?... Non ! non ! non !

ÉDOUARD, la gardant toujours et l’entrainant vers le divan, non loin duquel ils doivent être depuis quelques répliques.

Tu avais raison, tout à l’heure... jamais je ne t’avais désirée comme en ce moment... jamais je n’avais eu cette envie brusque de toi...

HENRIETTE, résistant.

Voyons... voyons, ce serait insensé...

ÉDOUARD.

Tu es ma femme après tout... Ou plutôt, non... non, tu n’es pas ma femme : tu es une femme que je veux et qui veut. Je te défie de dire que tu ne veux pas ! Je t’en défie !

HENRIETTE.

Édouard, je t’en prie... Édouard !...

ÉDOUARD.

Dis-moi que tu m’aimes encore ! Dis-le-moi...

HENRIETTE.

Non, non...

ÉDOUARD.

Dis-le-moi... dis-le-moi... tout de suite !

HENRIETTE.

Et quand je te l’aurai dit ?

ÉDOUARD.

Quand tu me l’auras dit, je me charge du reste.

HENRIETTE.

Alors, tu n’aimes plus cette femme ?

ÉDOUARD.

Mais non, je ne l’aime plus ! Je ne l’ai jamais aimée ! Il n’y a que toi qui existes.

HENRIETTE.

Et l’autre ?

ÉDOUARD.

Quelle autre ?

HENRIETTE.

Celle de la rue Vignon.

ÉDOUARD.

Rue Vignon...

HENRIETTE.

51 bis, rue Vignon. Qu’est-ce qu’elle est devenue, celle-là ?

ÉDOUARD.

Mais je n’en sais rien ! C’était une de ces femmes qu’on prend on ne sait pourquoi, parce qu’elles s’offrent à nous et pour n’avoir pas l’air d’un imbécile.

HENRIETTE, se levant brusquement.

Ça, par exemple, c’est admirable !... Comment ! c’est pour n’avoir pas l’air d’un imbécile que tu me trompais, que tu...

ÉDOUARD.

Mais non... tu ne comprends pas.

HENRIETTE.

Mais si, je comprends ; je comprends que tant qu’il y aura des femmes qui se laisseront prendre, tu les prendras. Jamais tu ne voudrais avoir l’air d’un imbécile !

ÉDOUARD.

Voyons, ne parlons plus de ça. C’est passé ! c’est passé !

HENRIETTE.

C’est passé pour toi, naturellement. Tu as oublié celle-là, comme tu as oublié toutes les autres. Mais, moi, ça ne m’est pas si facile qu’à toi. On n’oublie pas en se disant : « Je ne veux plus y penser. » Ce serait trop commode... Et moi, en ce moment, je me souviens de tout ce que tu m’as fait, de tout ! de tout ! Je ne peux pas faire autrement.

ÉDOUARD.

Ce n’est plus la même chose, je t’assure que ce n’est plus la même chose ! Mon caractère a changé.

HENRIETTE, s’éloignant.

Est-ce que le caractère des hommes change ? Est-ce que tu seras jamais un être différent de celui que tu es, que tu as toujours été ? Quand tu désires une femme, ton désir l’emporte sur tout. Tu ne sais même plus ce que tu as promis, ce que tu as juré cinq minutes avant. Ce que tu m’as dit il y a un instant, et que j’ai failli croire, c’était pour satisfaire le désir brusque qui t’avait pris... C’est un miracle que j’aie pu me ressaisir et m’échapper. Je ne sais pas encore comment ça s’est fait, j’étais déjà à toi... Heureusement que cette fois-ci, c’est fini !... Ah ! oui, c’est fini !... Ah ! bigre, oui... Quand j’y pense ! Oh ! là... là... là... là !... Où allais-je ?... où ?... Ah ! c’était le comble !... Ça, c’était le comble des combles !

ÉDOUARD.

Comment ! Comment !... Tu ne veux plus, alors ?

HENRIETTE.

Non, je ne veux plus ! Si nous recommencions... Veux-tu que je te dise le seul changement qu’il y aurait ? Car il y en aurait un, en effet. Eh bien ! c’est que tu n’irais plus rue Vignon ; tu irais dans une autre rue. Le seul changement, ce serait un changement d’adresse.

ÉDOUARD.

Mais je te jure...

HENRIETTE.

Maintenant, on n’y voit absolument plus rien ; tu serais bien aimable d’allumer.

ÉDOUARD.

En effet, ce n’est pas la peine de rester dans l’obscurité pour nous dire ça.

Il allume le lustre et revient à Henriette brusquement.

Et si je t’aime, moi, à présent ?...

HENRIETTE.

Toi !

ÉDOUARD.

Oui, moi ! Qu’est-ce que je vais faire, si je t’aime ? si c’est l’amour, l’amour, pour la première fois de ma vie !... Tu ne le crois pas ?... Tu ne le crois pas ?...

HENRIETTE.

Non ! non ! et non !

ÉDOUARD.

Tiens ! toi tu n’as fait que de la coquetterie avec moi... Tu es une coquette, une simple coquette, comme les autres.

HENRIETTE.

Et toi, pour oser me dire une chose pareille, il faut que tu n’aies décidément pas de cœur et pas de cervelle... Ah ! que j’ai bien fait ! que j’ai bien fait !

ÉDOUARD, furieux.

Oh ! je m’en vais... Oh ! je m’en vais !... Et si je regrette une chose, c’est d’être venu.

HENRIETTE.

Oui, va-t’en !... va-t’en !

ÉDOUARD.

Je te préviens que je vais souffrir beaucoup, si ça peut te faire plaisir...

HENRIETTE.

C’est bien ton tour.

Sort Édouard.

 

 

Scène XI

 

HENRIETTE, seule

 

Il va falloir épouser l’autre, maintenant... Et bien ! ça va être gai ! ça va être gai !

 

 

ACTE IV

 

La bibliothèque de Le Hautois.

 

 

Scène première

 

LE HAUTOIS, seul, décachetant une lettre

 

LE HAUTOIS, après avoir lu.

Drôle de lettre !... C’est bien à moi que... Oui, oui, il n’y a pas d’erreur...

Lisant.

« Monsieur le conseiller... » Comment sait-elle

Relisant.

« Monsieur le conseiller, je m’adresse à vous pour vous demander un conseil, dans une des circonstances les plus importantes de ma vie. Puis-je vous voir aujourd’hui, à trois heures ? En tout cas, j’aurai l’honneur de me présenter chez vous à cette heure-là, parce que je suis libre. Et je signe d’un nom qui vous est inconnu : Estelle. » Post-scriptum. « Je n’ose me flatter de l’espoir que vous vous souviendrez de moi. Néanmoins, je suis la personne à qui vous avez donné un coup de coude, chez Prunier, il y a huit jours. »

Parlé.

Chez Prunier ?... Ah ! en effet... je me souviens... Ce doit-être la dame qui m’a appelé « Monsieur le conseiller »... Elle avait l’air fort aimable... Je ne vois aucun inconvénient à la recevoir...

Regardant sa montre.

Deux heures... elle viendra à trois, j’ai le temps...

Entre madame Bréneuil.

 

 

Scène II

 

LE HAUTOIS, MADAME BRÉNEUIL, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Madame Bréneuil.

MADAME BRÉNEUIL.

Je ne vous dérange pas, cher ami ?

LE HAUTOIS.

Mais jamais, chère madame... Asseyez-vous...

MADAME BRÉNEUIL.

Ne vous imaginez pas que j’ai quelque chose de particulier à vous dire. Je viens tout simplement vous féliciter.

LE HAUTOIS.

Trop aimable.

MADAME BRÉNEUIL.

J’ai appris la nouvelle hier, chez les Joulin... C’est dans un mois le mariage ?

LE HAUTOIS.

Dans un mois.

MADAME BRÉNEUIL.

La date est fixée, cette fois-ci ?

LE HAUTOIS.

Irrévocablement.

MADAME BRÉNEUIL.

Combien y a-t-il de temps à peu près que vous aviez demandé la main d’Henriette ? Sept ans, je crois ?

LE HAUTOIS.

Huit ans.

MADAME BRÉNEUIL.

Elle a fini par vous l’accorder. Vous voyez, tout arrive.

LE HAUTOIS.

Tout.

MADAME BRÉNEUIL.

Vous devez être très heureux.

LE HAUTOIS.

Très.

MADAME BRÉNEUIL.

Henriette aussi doit être très heureuse ?

LE HAUTOIS.

Je l’espère.

MADAME BRÉNEUIL.

Et elle le mérite ; elle le mérite. C’est une des femmes les plus intelligentes et les meilleures que je connaisse... Elle est à la fois passionnée et honnête, ce qui est rare... Hein ? vous rappelez-vous ce que je vous disais, il y a quelques mois, du ménage Maubrun ? Avais-je raison ?... J’ai un coup d’œil incroyable pour les ménages, sans me vanter. J’ai fait des pronostics célèbres. Ainsi, votre futur mariage à vous deux ne m’inspire que de la confiance.

LE HAUTOIS.

Ah ! tant mieux.

MADAME BRÉNEUIL.

Un honnête homme et une honnête femme ; âges et fortunes assortis ; mariage raisonnable, sans emballement... C’est ce qu’il faut... Les deux époux ont pu s’étudier à loisir pendant de longues années. Il n’y a pas de surprise possible...

LE HAUTOIS.

Vous êtes bien bonne de vous préoccuper de ces détails.

MADAME BRÉNEUIL.

Et aucun point noir dans l’avenir...

Vivement.

Non... non... je n’admets pas le premier mari comme point noir... Je ne suis pas de votre avis.

LE HAUTOIS.

Mais je ne vous ai rien dit de ça !

MADAME BRÉNEUIL.

Vous alliez me le dire... Vous ne pouviez pas ne pas me le dire... Il s’agirait d’une autre femme qu’Henriette, étant données les circonstances du divorce, je partagerais votre inquiétude.

LE HAUTOIS.

Mais je n’ai pas...

MADAME BRÉNEUIL.

Mais vous n’avez rien à craindre avec Henriette. Elle aimerait encore son premier mari, ce qui n’est pas mon opinion, du reste, que je serais aussi tranquille pour vous... Non, non, mon avis sincère est qu’elle ne regrette rien du passé et qu’elle n’est pas mécontente de devenir votre femme... Ce que lui a fait Maubrun ne peut pas s’oublier, et elle aura beau le revoir... D’ailleurs, il vaudrait mieux qu’elle ne le revit pas... Votre futur beau-père et lui sont très liés aujourd’hui, dit-on... Henriette aura le tact de faire comprendre la situation à son père, n’en doutez pas... Il serait absurde et un peu choquant qu’elle rencontrât continuellement son premier mari ; vous auriez le droit et le devoir de vous en offusquer... Mais tout cela finira par s’arranger, et beaucoup mieux que vous ne le croyez vous-même.

LE HAUTOIS.

Vous ne voyez pas autre chose à me dire ?

MADAME BRÉNEUIL.

Pas pour le moment.

Entre un domestique avec une carte.

LE DOMESTIQUE.

Ce monsieur demande si monsieur peut le recevoir ?

LE HAUTOIS, prenant la carte.

Maubrun !... Vous avez fait entrer au salon ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, monsieur...

LE HAUTOIS.

Priez d’attendre un instant...

LE DOMESTIQUE.

Bien, monsieur.

Il sort par la droite.

MADAME BRÉNEUIL.

C’est M. Maubrun qui vient vous voir ?...

LE HAUTOIS.

Lui-même...

MADAME BRÉNEUIL.

Je vous laisse parce que vous devez être curieux de savoir ce qu’il a à vous dire.

LE HAUTOIS.

Oh ! mon Dieu !...

MADAME BRÉNEUIL.

Si ! si ! Et je comprends votre curiosité... J’irai même plus loin : je la partage.

LE HAUTOIS.

Au revoir, alors, chère madame.

MADAME BRÉNEUIL.

Au revoir, Le Hautois.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LE HAUTOIS, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD.

Bonjour, mon bon Le Hautois, bonjour.

Il lui serre la main.

LE HAUTOIS.

Vous avez à me parler, je vous écoute.

ÉDOUARD.

Le Hautois ?...

LE HAUTOIS.

Je vous écoute !

ÉDOUARD.

Vous avez l’intention d’épouser Henriette, n’est-ce pas ?

LE HAUTOIS.

Notre mariage est décidé. Il a lieu dans un mois. Vous comprenez le sentiment qui m’empêche de vous envoyer une lettre d’invitation...

ÉDOUARD.

Le Hautois, il ne faut pas que vous épousiez Henriette ; ce n’est pas possible !...

LE HAUTOIS.

Mais vous le verrez, si ce n’est pas possible !... Et pourquoi, s’il vous plait, ne serait-ce pas ?...

ÉDOUARD.

Pourquoi ?... Regardez-moi, Le Hautois... Comment me trouvez-vous ?...

LE HAUTOIS.

Ordinaire !

ÉDOUARD.

Vous ne me trouvez pas changé ?

LE HAUTOIS.

Pas du tout.

ÉDOUARD.

Ça ne se voit pas encore, mais dans quelque temps vous reconnaîtrez vous-même...

LE HAUTOIS.

Vous êtes donc malade ?...

ÉDOUARD.

Je suis amoureux !

LE HAUTOIS.

Allons donc !... vous ne me ferez jamais croire que vous aimez encore votre femme !

ÉDOUARD.

Encore ?... Mais je ne l’aimais pas autrefois...

LE HAUTOIS.

Vous n’aimiez pas Henriette, quand vous l’avez épousée ?

ÉDOUARD.

Était-elle délicieuse, pourtant, le jour de notre mariage !... Vous vous le rappelez ?

LE HAUTOIS.

Oui, certes !

ÉDOUARD.

Avait-elle de beaux yeux intelligents ! et cette démarche, tantôt hésitante et tantôt hardie, de la jeune fille qui sent qu’elle va être femme dans quelques instants !...

LE HAUTOIS, impatienté.

Ah ! ça, à la fin !...

ÉDOUARD, l’interrompant.

Eh bien ! mon ami, à ce moment-là je ne l’aimais pas. Je l’épousais, je l’épousais avec plaisir ; j’étais content, j’avais l’air de répondre à tous les compliments qu’on m’adressait : « Mon Dieu ! oui, c’est pour moi, vous êtes bien bon ! » Mais je ne l’aimais pas !...

LE HAUTOIS.

Et plus tard ?

ÉDOUARD.

Et plus tard, je n’ai pas plus aimé Henriette que ce jour-là ! C’était pourtant une femme sans pareille, n’est-ce pas ? Élégante, souple, gaie et crâne en même temps !... Eh bien ! je la trompais sans scrupule... Quand nous avons divorcé, ça m’a été presque égal... Et aujourd’hui, je l’adore... Les années que j’ai vécues avec elle ne comptent pas, je ne m’en souviens plus... Il me semble que j’ai fait la noce, voilà tout... Vous comprenez ?

LE HAUTOIS, en colère.

Je comprends que c’est indécent de venir me raconter ça, à moi ! J’aime Henriette aussi, sacrebleu ! autant que vous... mieux que vous surtout !

ÉDOUARD.

Non, Le Hautois, vous ne l’aimez pas avec emportement, avec passion, comme elle mérite d’être aimée... Vous êtes incapable de passion, d’ailleurs.

LE HAUTOIS.

Qu’en savez-vous ?

ÉDOUARD.

Depuis sept ans, ça se serait vu... Jamais... vous n’avez désiré une femme de votre vie, jamais !

LE HAUTOIS.

Ah çà ! monsieur !...

ÉDOUARD.

Jamais vous n’avez fait de bêtises pour une femme !... Jamais vous n’avez compromis votre carrière ni gaspillé votre fortune !... ni désolé votre famille !... Alors ?... Je vous dis que vous seriez insensé d’épouser Henriette avec votre tempérament ! Tenez, vous ne savez pas ce que vous feriez, si vous étiez raisonnable ?

LE HAUTOIS.

Ah ! j’ai de la patience...

ÉDOUARD.

Je connais une petite femme qui est folle de vous... elle est charmante... Eh bien ! si vous étiez raisonnable...

LE HAUTOIS.

C’est trop fort !... Voilà que vous voulez me procurer des maîtresses, maintenant ! Monsieur, je ne vous retiens plus. J’attends précisément plusieurs visites, entre autres celle d’Henriette...

ÉDOUARD.

Vous attendez Henriette ?

LE HAUTOIS.

Oui, monsieur... On sonne même, ce doit être elle... Je suppose que vous ne tenez pas à la rencontrer ici...

ÉDOUARD.

Non, monsieur... En effet.

Entre le valet de chambre qui dit un mot à l’oreille de Le Hautois et sort.

LE HAUTOIS.

Je vous demande la permission de vous quitter.

ÉDOUARD.

Alors, vous persistez ?

LE HAUTOIS.

Oui, monsieur, parfaitement !

ÉDOUARD.

Dans ce cas, monsieur, j’ai l’honneur de vous prévenir loyalement que, dès que vous serez marié, je n’aurai pas d’autre occupation dans la vie que d’essayer de détourner votre femme de ses devoirs.

LE HAUTOIS.

Vous êtes trop bon. Je tâcherai de m’arranger en conséquence.

ÉDOUARD.

Je vous salue.

LE HAUTOIS.

Moi de même.

Sort Édouard. Le Hautois va à la porte du fond et introduit Henriette.

 

 

Scène IV

 

LE HAUTOIS, HENRIETTE

 

LE HAUTOIS, attirant Henriette par les deux mains.

Henriette !... Ma chère Henriette !...

HENRIETTE, tranquillement.

Je vous apporte les échantillons de tentures pour le cabinet de toilette. C’est la seule chose que nous n’ayons pas encore décidée pour l’appartement.

LE HAUTOIS.

Il n’est pas question d’échantillons... Henriette ! ma chère Henriette !

HENRIETTE.

Mais qu’avez-vous donc, mon ami ?

LE HAUTOIS.

Je vous aime, Henriette, je vous adore !

HENRIETTE.

Mais, mon ami, je le sais. Je le sais parfaitement.

LE HAUTOIS.

Non, non, vous ne le savez pas, que je vous aime... Vous ne savez pas à quel point je vous aime... Il me semble que, jusqu’à présent, je ne vous l’avais pas dit.

HENRIETTE.

Mais si, vous me l’aviez dit ; mais jamais avec cette fougue, je le reconnais.

LE HAUTOIS.

Ne riez pas, Henriette, ne riez pas. Je vous jure que je suis capable d’aimer. Oh ! mon Dieu ! je n’ai pas l’air d’un homme qui a eu de grandes passions dans sa vie, je le sais bien. Je n’ai jamais fait de bêtises pour les femmes, c’est vrai ; je n’ai jamais gaspillé ma fortune ni compromis ma carrière, ni désolé ma famille ; mais ce n’est pas une raison pour que je n’aie pas de cœur.

HENRIETTE.

Mais vous avez un cœur excellent, mon ami !

LE HAUTOIS.

Je n’ai pas fait tout cela, parce que l’occasion ne s’en est pas présentée. J’ai toujours vécu dans le travail, moi, au milieu de mes livres. Et quand je ne travaillais plus, c’est à vous que je pensais. Aucune autre femme n’existait pour moi !

HENRIETTE.

Mais vous vous défendez justement de ce qui me plait en vous ! Ne changez pas, mon ami, c’est tout ce que je vous demande.

LE HAUTOIS.

Eh bien ! si, Henriette, je change... Je change, je m’aperçois depuis quelque temps qu’il y a autre chose que l’étude, que la vie sérieuse et régulière... Je commence à sentir le besoin d’aimer, de « vous » aimer encore davantage, si c’est possible, et je voudrais être aimé, être aimé de vous, Henriette... Henriette, répondez-moi franchement... M’aimez-vous ?

HENRIETTE.

Soyez sûr, mon ami, que si je ne vous aimais pas, il n’y aurait aucune raison pour que je vous épouse. J’ai pour vous mieux que de l’amour.

LE HAUTOIS.

Il n’y a pas mieux que l’amour !

HENRIETTE.

J’ai pour vous de l’affection.

LE HAUTOIS.

Ce n’est pas mieux que l’amour !

HENRIETTE.

J’ai pour vous une estime très tendre et très sincère, qui remonte à bien des années.

LE HAUTOIS.

À sept ans.

HENRIETTE.

Vous êtes pour une femme un compagnon parfait, en qui elle peut avoir une entière confiance. Vous êtes incapable de trahison, de déloyauté.

LE HAUTOIS.

Tout ça n’est pas l’amour... Henriette, je vous en supplie, dites-moi que vous m’aimerez un jour, comme on doit aimer, comme... comme vous avez aimé votre mari, enfin !

HENRIETTE.

Mais, Dieu merci ! non, je ne vous aimerai jamais ainsi ! Mais si j’étais capable de vous aimer ainsi, jamais je ne vous épouserais, vous entendez, jamais ! Je suis heureuse de devenir votre femme, justement parce que vous êtes le contraire de l’autre, et que je ne veux plus mener la vie folle et enragée que j’ai menée avec lui ! Mais vous y avez assisté, vous, Le Hautois, vous y avez assisté jour par jour, à la vie que je menais autrefois !...

LE HAUTOIS.

Ça, c’était l’amour !

HENRIETTE.

Vous m’avez vue énervée, furieuse, trompée du matin au soir ! Vous savez pourquoi nous nous sommes séparés, mon mari et moi. Après quelles scènes ! Vous savez tout ce que j’ai supporté jusqu’à la fin !

LE HAUTOIS.

C’était l’amour !

HENRIETTE.

Eh bien ! de cet amour-là, j’en ai assez ! Et je vous le répète afin qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous, ce n’est pas de cette façon-là que je vous aime... Oh ! je comprends bien... Vous préféreriez me voir ardente et passionnée !

LE HAUTOIS.

Oui !

HENRIETTE.

Et vous dire que si je n’étais pas votre femme, j’en mourrais !

LE HAUTOIS.

Oui !

HENRIETTE.

Eh bien ! non. Je trouve qu’il serait indigne de vous et de moi de nous jouer cette comédie. Si je n’étais pas votre femme, certes j’en aurais du chagrin, mais enfin je n’en mourrais pas. D’ailleurs, il n’est jamais nécessaire de mourir ; il vaut bien mieux vivre, vivre avec sécurité, avec confiance, avec joie, si c’est possible ; et je vous affirme, mon ami, que c’est déjà quelque chose de pas commode.

LE HAUTOIS.

Évidemment, Henriette, évidemment.

HENRIETTE.

Allez, allez. Le Hautois, tout cela ne m’empêche pas de vous aimer beaucoup, et si je ne suis pas follement éprise de vous, vous m’inspirez des sentiments qui ont leur prix tout de même, soyez-en sûr, et que l’on rencontre bien rarement dans le cours de la vie !

LE HAUTOIS.

Évidemment, j’en suis très touché, Henriette, croyez-le bien. Seulement...

HENRIETTE.

En tout cas, mon ami, je vous offre ce que je puis offrir et ce que j’ai. Le reste, je ne l’ai pas, ou plutôt je ne l’ai plus. C’est à vous de voir si cela vous suffit.

LE HAUTOIS, lui baisant la main.

Oh ! Henriette !...

HENRIETTE.

Alors, on se marie toujours ?

Geste de Le Hautois.

Eh bien ! puisqu’on se marie toujours, examinons donc ces deux échantillons. Il y en a un rose et un vert pâle. Moi, je penche pour le rose.

Entrent monsieur et madame Joulin.

 

 

Scène V

 

LE HAUTOIS, HENRIETTE, JOULIN, MADAME JOULIN

 

MADAME JOULIN.

Nous venons te chercher, Henriette ; le tapissier nous attend.

HENRIETTE.

Je suis à vous.

JOULIN, à Le Hautois.

Bonjour, cher ami.

LE HAUTOIS.

Bonjour, Joulin... Chère madame...

HENRIETTE, à Le Hautois.

Tenez, voyez au jour... s’il n’est pas d’une transparence délicieuse, ce rose-là !

JOULIN, à madame Joulin pendant que Le Hautois et Henriette sont à la fenêtre.

Regarde ta fille

MADAME JOULIN.

Je la regarde. Après ?

JOULIN.

Regarde Le Hautois.

MADAME JOULIN.

Vous m’impatientez.

JOULIN.

Regarde-les tous les deux.

MADAME JOULIN.

Eh bien ?

JOULIN.

Sais-tu de quoi ils ont l’air ?...

MADAME JOULIN.

Ils ont l’air de gens qui vont se marier.

JOULIN.

Non, ils n’ont pas l’air de gens qui se marient. Ils ont l’air de gens qui déménagent !

MADAME JOULIN.

Oh ! vous n’allez pas recommencer vos histoires ?

JOULIN.

Et dire que je n’ai aucune idée pour rompre ce mariage-là !... J’ai beau m’ingénier, j’ai beau chercher, je n’ai aucune idée... Et toi ?

MADAME JOULIN.

Mais je ne tiens pas à le rompre, moi, ce mariage !... Tu as la rage de rompre les mariages !

JOULIN.

Et toi, tu as la manie de les faire... Henriette ne sera pas heureuse, et Le Hautois non plus... Le Hautois, ça m’est égal, mais ma fille... Et il n’y a pas à dire... Il ne me vient aucune idée... Voilà des êtres qui vont être mariés dans trois semaines et qui s’apercevront dès le lendemain qu’ils ont fait une bêtise, et je n’y peux rien !...

MADAME JOULIN.

Ils seront très heureux. Tu ne sais pas ce que tu dis.

JOULIN.

Et il n’y a pas moyen de les empêcher... Non... je n’ai pas d’idée... je n’en ai pas !...

LE HAUTOIS, s’approchant.

Qu’est-ce que vous n’avez pas ?

JOULIN.

Je n’ai pas d’idée. Et vous, en avez-vous une ?... Non, pardon.

LE DOMESTIQUE, bas à Le Hautois.

Une dame, monsieur.

LE HAUTOIS.

Faites entrer dans le petit salon et priez d’attendre.

Sort le domestique.

HENRIETTE.

Viens-tu, maman ?...

À Le Hautois.

Dites donc, mon ami, vous restez chez vous ? Je vais revenir vous dire ce que j’ai fait.

LE HAUTOIS.

Oui, je reste... d’autant plus que...

JOULIN, à Le Hautois.

Au revoir, mon ami...

LE HAUTOIS.

Au revoir, Joulin... D’autant plus que...

MADAME JOULIN.

Au revoir, Le Hautois.

LE HAUTOIS.

D’autant plus que...

HENRIETTE.

À tout à l’heure. C’est le rose décidément ?

LE HAUTOIS.

Décidément, c’est le rose !

Sortent Joulin, Henriette, madame Joulin.

 

 

Scène VI

 

LE HAUTOIS, ESTELLE

 

LE HAUTOIS, seul, traversant la scène pour aller ouvrir la porte de droite.

Voyons un peu qui est cette dame, maintenant... Par exemple, je suis curieux...

Il ouvre la porte. Entre Estelle.

ESTELLE.

Monsieur le conseiller...

LE HAUTOIS.

Entrez, madame, donnez-vous la peine d’entrer... À quoi dois-je l’honneur de votre visite ?

ESTELLE.

Monsieur, ma démarche va vous paraître bien audacieuse...

LE HAUTOIS.

Mais non, madame, mais non. Asseyez-vous.

ESTELLE.

Figurez-vous que je viens vous demander... C’est absurde ce que je viens vous demander ; je m’en rends compte à présent que je suis ici...

LE HAUTOIS.

Et que venez-vous me demander ?

ESTELLE.

Un conseil.

LE HAUTOIS.

Un conseil ?

ESTELLE.

Oui, monsieur, un simple conseil.

LE HAUTOIS.

Mais qui a pu vous donner l’idée de vous adresser à moi ?... Je ne crois pas avoir l’avantage de vous connaître, et vous-même...

ESTELLE.

Moi, je ne vous ai vu qu’une fois, en effet.

LE HAUTOIS.

À ce restaurant, n’est-ce pas ?

ESTELLE.

C’est cela.

LE HAUTOIS.

Vous ne m’aviez jamais vu avant ?

ESTELLE.

Jamais !...

LE HAUTOIS.

Alors ?...

ESTELLE.

Que voulez-vous ! ces choses-là ne s’expliquent pas... Dès que je vous ai vu, j’ai deviné tout de suite que vous étiez un homme épatant.

LE HAUTOIS.

Oh ! oh !

ESTELLE.

J’ai demandé des renseignements sur vous à la personne qui était avec moi, et qui vous connaît très bien.

LE HAUTOIS.

Quelle est cette personne ?

ESTELLE.

M. Maubrun.

LE HAUTOIS.

M. Édouard Maubrun ?

ESTELLE.

Oui.

LE HAUTOIS.

Ah ! j’y suis... C’est vous qui dîniez avec monsieur Maubrun à la table vis-à-vis de...

ESTELLE.

À cette table-là, oui, monsieur le conseiller.

LE HAUTOIS.

Parfaitement... parfaitement... Je ne vous remettais pas, je vous demande pardon... Alors, vous êtes ?...

ESTELLE.

Je suis, ou plutôt j’étais, la bonne amie de monsieur Maubrun.

LE HAUTOIS.

Vous ne l’êtes plus ?

ESTELLE.

Nous allons nous séparer, c’est convenu depuis hier. Nous ne nous entendons pas, nous avons des caractères trop différents... Si Édouard m’aimait encore, je ne l’aurais peut-être pas quitté, pour ne pas lui faire de la peine : on est si bête !... Mais comme il ne m’aime plus et que moi je ne l’ai jamais aimé, vous comprenez, ça va tout seul. Édouard m’a offert de l’argent ; c’est une justice à lui rendre, il est très généreux. J’ai pris juste ce qu’il faut pour avoir le temps de réfléchir, de me décider. Et c’est justement à ce propos-là que je me suis permise de venir vous le demander, le conseil en question.

LE HAUTOIS.

Votre situation m’intéresse beaucoup, chère madame... oui... elle m’intéresse vivement ; mais je vous assure que je suis embarrassé... Je n’ai pas l’habitude de ce genre de consultation... D’autant plus que je ne suis pas au courant de votre existence.

ESTELLE.

Oh ! mon existence... En deux mots je vous la dirai, si vous voulez. J’ai été mariée avec un relieur qui ma quittée pour la caissière d’un petit café près de chez nous... Mon mari s’appelait Boivin, Jules Boivin ; moi, je m’appelle Estelle. Quelque temps après, j ai rencontré monsieur Maubrun, je me suis mise avec lui. J’oublie de vous dire que dans l’intervalle j’avais divorcé. J’ai donc eu en tout, un mari et un amant ; ce n’est pas énorme. Aujourd’hui, par exemple, je ne sais plus où je vais. Je crois bien, sans me vanter, qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être une femme chic, de me lancer ; j’ai songé aussi à prendre un état honorable et à travailler. Je ne suis pas maladroite. Enfin, vous voyez, j’hésite... et il y a de quoi ! C’est alors que j’ai pensé à vous... Dites-moi quelque chose, n’importe quoi !... Vous serez bien gentil.

LE HAUTOIS.

Ma chère enfant, ma chère enfant, je suis touché, véritablement touché de votre confiance, de votre sympathie.

ESTELLE.

Oh ! oui...

LE HAUTOIS.

Mais tout cela est fort délicat, fort délicat...

ESTELLE.

Avant de venir vous trouver, je suis allée... Je vais vous faire rire... Je suis allée chez une chiromancienne.

LE HAUTOIS.

Ah bah !

ESTELLE.

J’y étais déjà allée une fois dans le temps... elle m’avait dit des choses extraordinaires. Alors, j’y suis retournée.

LE HAUTOIS.

Et que vous a-t-elle dit, la chiromancienne ?

ESTELLE.

Elle m’a regardé dans la main naturellement, c’est son état... et elle m’a dit que j’avais une ligne qui se terminait par trois autres petites lignes qui indiquaient que j’aurais trois enfants avec un magistrat.

LE HAUTOIS, riant.

Ah ! ah !

ESTELLE, se dégantant.

Tenez... c’est cette ligne-là...

LE HAUTOIS.

Voyons...

ESTELLE.

Cette petite ligne-là, qui va de celle-là à celle-là...

Elle montre de l’autre main à Le Hautois.

LE HAUTOIS, se penchant.

Oui... oui... et voici les trois petites lignes.

ESTELLE.

Qui indiquent les trois enfants...

LE HAUTOIS.

Oui ! oui !

ESTELLE, prenant la main de Le Hautois.

Monsieur Le Hautois !... Monsieur Le Hautois !

LE HAUTOIS, étonné.

Eh bien, mon enfant... Qu’y a-t-il ?

ESTELLE.

Il n’y a pas moyen, je ne peux pas m’empêcher de vous dire quelque chose.

LE HAUTOIS.

Et quoi donc ?

ESTELLE.

Je vous aime.

LE HAUTOIS.

Hein ?

ESTELLE.

Je vous aime, et il fallait que je vous le dise. Dès que je vous ai vu, j’ai été pincée, pincée à fond. C’est votre air, votre figure grave, votre façon de vous tenir. Que voulez-vous ! Moi, dans la vie, jusqu’à présent, je n’ai jamais eu affaire qu’à des polichinelles... Mon mari était un polichinelle... Édouard, vous le connaissez bien, n’est-ce pas ? C’est encore un polichinelle. Tout ça, c’est des gens qui n’ont rien dans la tête. Rien ! rien ! Vous, au contraire, il n’y a qu’à vous regarder. Vous êtes quelqu’un de sérieux, de grave, d’honnête. Je me suis emballée sur vous, voilà ! Maintenant, je vous quitte. Vous allez vous marier, je le sais. Eh bien ! quand vous serez marié, si jamais vous avez besoin d’une maîtresse, vous n’aurez qu’un signe à faire... Partout où je serai, je viendrai.

LE HAUTOIS.

Ainsi, vous m’aimez !

ESTELLE.

Oh ! oui...

LE HAUTOIS.

Vous m’aimez vraiment ?

ESTELLE.

Ah !

LE HAUTOIS.

Passionnément ?

ESTELLE.

Passionnément... Allons, je men vais...

LE HAUTOIS.

Non... non... ne partez pas tout de suite... Je suis touché... Oh ! je suis touché, je ne m’en cache pas... C’est la première fois qu’on me parle ainsi.

ESTELLE.

On ne vous a jamais aimé !... J’en suis sûre... Les femmes sont si bêtes ! On ne vous a jamais aimé, n’est-ce pas ?

LE HAUTOIS.

Je ne crois pas... En tout cas, on ne me l’a jamais dit comme ça !

ESTELLE.

Et je vous le redirai encore, moi, si vous voulez. Je vous le dirai de toutes les laçons, que je vous aime.

LE HAUTOIS.

Ça, c’est l’amour !

ESTELLE.

Oui... Oui...

LE HAUTOIS.

Oui... Oui... Je ne sais que vous répondre, mon enfant... Je suis ému !... je suis très ému. Mais les circonstances nous séparent... et je le regrette presque... oui...

ESTELLE.

Vous le regrettez un peu ?... Tenez, rien que pour ce mot-là, il faut que je vous embrasse !

Elle se met sur ses genoux et l’embrasse.

LE HAUTOIS.

Voyons, mon enfant, voyons !

Entre Henriette.

 

 

Scène VII

 

LE HAUTOIS, ESTELLE, HENRIETTE

 

 

HENRIETTE, stupéfaite.

Hein ?

ESTELLE, se levant avec le plus grand sérieux.

Monsieur...

Elle s’incline gravement et sort.

 

 

Scène VIII

 

LE HAUTOIS, HENRIETTE, puis ÉDOUARD

 

HENRIETTE.

Savez-vous ce que vous venez de faire, Le Hautois ? Vous venez de renverser d’un seul coup toutes les idées que j’avais sur la vie, ou que je croyais avoir. Il ne m’en reste plus une d’idée ! À partir de maintenant, je veux être coupée en petits morceaux, si je réfléchis à quoique ce soit... parce que quand on a bien réfléchi, on s’aperçoit que si on n’avait pas réfléchi du tout, ce serait exactement la même chose.

LE HAUTOIS, très gêné.

Henriette ! Voilà...

HENRIETTE.

Pardon, mon ami, pardon... Cette petite femme qui était là, en train de vous embrasser, c’est bien la bonne amie de Maubrun ?

LE HAUTOIS.

Oui, en effet.

HENRIETTE.

Je ne me trompe pas ? Je ne suis pas la victime d’une hallucination ?

LE HAUTOIS.

Du tout !

HENRIETTE.

Et à quel propos vous embrassait-elle, si je ne suis pas indiscrète ? Vous lui avez donc sauvé la vie ?

LE HAUTOIS.

C’est la première fois que je lui parle... Elle est venue chez moi tout à l’heure...

HENRIETTE.

Et qu’est-elle venue y faire, je vous prie ?

LE HAUTOIS.

Ce qu’elle est venue y faire ?

HENRIETTE.

Oui...

LE HAUTOIS.

Mais rien...

HENRIETTE.

Comment ! rien ? Elle est venue vous embrasser, tout simplement, alors ?

LE HAUTOIS.

C’est ça. Elle est venue m’embrasser.

HENRIETTE.

Et pourquoi ?

LE HAUTOIS.

Pourquoi ?

HENRIETTE.

Oui...

LE HAUTOIS.

Parce qu’elle m’aime. Il paraît qu’elle m’adore !

HENRIETTE, riant.

Vous ? ah ! ah ! ah !

LE HAUTOIS.

Moi !... Et permettez-moi de vous dire, ma chère Henriette, que vous riez d’une façon qui est plutôt désobligeante pour moi. On ne peut donc pas m’aimer, moi !

HENRIETTE.

Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire... Et alors, vous vous laissiez embrasser comme ça, tranquillement.

LE HAUTOIS.

C’était bien difficile à empêcher. Elle s’est jetée sur moi.

HENRIETTE.

Et vous l’avez laissée faire ?

LE HAUTOIS.

Il y a des circonstances où un galant homme, sous peine d’avoir l’air d’un imbécile...

HENRIETTE, éclatant.

Qu’est-ce que vous dites ? Comment ! vous aussi ! Vous aussi, alors, il suffit que la première petite femme venue rôde autour de vous et vous regarde d’une certaine façon pour que vous perdiez la tête, pour que vous soyez affolé ! Mais je suis sûre que vous la désirez cette femme, que vous en avez envie. Mais je vois bien votre figure. Jamais vous n’avez eu une figure comme ça ! Ah ! ils sont donc tous pareils... tous ! Eh bien ! puisqu’ils sont tous pareils, ce n’est vraiment pas la peine de changer !

LE HAUTOIS.

Henriette !

Entre le domestique.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Maubrun.

HENRIETTE, se retournant.

Hein ?

LE HAUTOIS.

Faites attendre dans le salon. Je vais y aller.

LE DOMESTIQUE.

Bien, monsieur.

Il sort.

HENRIETTE.

C’est monsieur Maubrun qui veut vous parler ?

LE HAUTOIS.

Oui, madame... c’est lui. D’ailleurs, aujourd’hui, je ne vois que lui ! Ah ! il manque un peu de tact, Maubrun.

HENRIETTE.

Oh ! vous savez... il a bien autant de tact que vous...

LE HAUTOIS.

Faites donc son éloge devant moi, je vous prie.

HENRIETTE.

Mais il vaut mieux que vous, certainement !... Lui, au moins, il a attendu six mois pour me tromper !... Et dire que je l’ai presque mis à la porte ! Mais il mériterait des excuses, vous entendez !

LE HAUTOIS, allant à la porte du salon.

Des excuses !... Comment donc ! Mais j’entends parfaitement.

Ouvrant la porte.

Monsieur...

Parait Édouard.

Monsieur, madame a quelque chose à vous dire.

ÉDOUARD, entrant.

À moi ?

LE HAUTOIS, très pincé.

À vous-même...

HENRIETTE.

Le Hautois !...

LE HAUTOIS.

Vous ne direz plus que j’ai un mauvais caractère... Je vous laisse ensemble. Madame, j’ai l’honneur de vous saluer...

Henriette lui tourne le dos.

ÉDOUARD, le retenant et à voix basse.

Le Hautois, Estelle vous attend en bas dans une voiture.

LE HAUTOIS.

Bon !

Il sort vivement.

 

 

Scène IX

 

ÉDOUARD, HENRIETTE

 

ÉDOUARD.

Vous avez à me parler, madame ?

HENRIETTE.

Du tout. C’est une plaisanterie de ce monsieur.

ÉDOUARD.

Alors, je peux me retirer. C’était un malentendu.

HENRIETTE.

Un simple malentendu.

ÉDOUARD, saluant.

Madame...

HENRIETTE.

Vous savez avec qui je l’ai trouvé tout à l’heure, Le Hautois ?

ÉDOUARD.

Non.

HENRIETTE.

Avec votre bonne amie.

ÉDOUARD.

Tiens ! Et qu’est-ce qu’il faisait ?...

HENRIETTE.

Il l’embrassait.

ÉDOUARD, ironiquement.

Bah !

HENRIETTE.

Il l’embrassait ! Elle l’embrassait ! Ils s’embrassaient tous les deux.

ÉDOUARD, souriant.

C’est impossible !

HENRIETTE.

Je vous dis que je les ai vus...

ÉDOUARD.

Allons donc !

HENRIETTE, exaspérée.

Que je les ai vus de mes yeux !

ÉDOUARD.

Jamais vous ne me ferez croire cela.

HENRIETTE.

C’est trop fort, par exemple ! Je les ai vus, vus, vus, là !... tenez... là !...

ÉDOUARD.

N’insistez pas. Jamais vous ne me ferez croire que Le Hautois, au moment de vous épouser, se soit permis d’amener des petites femmes chez lui. Ces manières-là sont bonnes pour des hommes ordinaires, pour des inconscients, comme dit monsieur votre père. Mais Le Hautois... un conseiller d’État... un homme sérieux, allons donc ! Ce serait la fin du monde !

HENRIETTE.

Quand vous aurez fini de vous moquer de moi, n’est-ce pas !... Êtes-vous assez content de ce qui m’arrive !

ÉDOUARD, se levant.

Voyons, Henriette, parlons sérieusement. Tu as quitté un homme qui te trompait, pour un homme qui était incapable de te tromper ; et il se trouve que l’homme qui était incapable de te tromper t’aurait peut-être plus trompée que le premier !

HENRIETTE.

Il faut donc être trompée toujours et quand même !

ÉDOUARD, s’agenouillant.

Alors, autant que ce soit par quelqu’un qui en a l’habitude.

HENRIETTE, l’embrassant brusquement.

Sale bête !... va !... Tiens ! je serai comme ma mère maintenant, je ne chercherai plus à savoir. Et quand tu me tromperas, je ne te demanderai qu’une chose, c’est de ne pas me le dire.

ÉDOUARD.

Je m’y engage.

Entrent monsieur et madame Joulin.

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, HENRIETTE, JOULIN, MADAME JOULIN

 

JOULIN, entrant.

Ah ! mes enfants, que je suis heureux ! Voilà mon œuvre ! Car c’est moi qui ai eu l’idée de vous réconcilier. J’ai eu cette idée-là un soir...

MADAME JOULIN.

Dans un bar.

JOULIN.

Dans un petit bar de la place de la Madeleine.

HENRIETTE.

Dis, maman... Je crois que je vais être obligée de partir.

MADAME JOULIN.

Quand ça !

HENRIETTE.

Ce soir même.

MADAME JOULIN.

Où vas-tu ?

HENRIETTE.

Dans le Nord... Je pars par la gare du Nord.

ÉDOUARD.

Et moi, je pars aussi... Je vous serre la main. Je vais dans l’Est ; je pars par la gare de l’Est.

MADAME JOULIN.

Vous vous retrouverez à la gare de Lyon ?

HENRIETTE.

Probablement.

MADAME JOULIN, à Joulin.

Est-ce que tu trouves ça moral, toi ? Car enfin, ils ne sont plus mariés.

JOULIN.

S’ils n’avaient jamais fait que des choses aussi morales...

MADAME JOULIN.

Est-ce moral ? Ne l’est-ce pas ? Je n’en sais rien... Mais je crois que c’est moral, parce que je vais vous dire une chose, mes enfants. Vous connaissez mes principes. Pour moi, vous n’avez jamais été divorcés. 

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