L’Amour à l’aveuglette (Édouard BRISEBARRE - Alfred DESROZIERS)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 26 février 1843.

 

Personnages

 

MADAME BARBIER

JULIETTE, sa fille, femme de Godefroy

GODEFROY

ALCIDE, ami de Godefroy

PAMÉIA, grisette

UN GARÇON TRAITEUR

 

Le théâtre représente l’intérieur du jardin d’un restaurant. À droite de l’acteur, la maison ; à gauche, une chaumière avec croisée ouvrante. Au premier plan à droite, un comptoir. Au plan au-dessus de la maison, l’entrée du jardin. Au fond, de petites barrières en treillage ferment la scène et laissent seulement une entrée au milieu.

 

 

Scène première

 

MADAME BARBIER, GODEFROY, JULIETTE, UN GARÇON, INVITÉS

 

On entend le bruit des voitures qui arrivent, et plusieurs voix crier : Cocher, arrêtez !... c’est là, au Soleil-d’Or. Le garçon, qui est occupé à ranger les tables, écoute.

LE GARÇON.

Ah ! voilà la noce qui arrive...

Courant au fond.

Par ici, Mesdames... On est en train de mettre dans le grand salon le couvert pour toute la noce...

Allant à la porte.

Vivement, vous autres !...

Il entre au restaurant.

MADAME BARBIER, entrant avec Godefroy, à qui elle donne le bras.

Mon gendre, avez-vous commandé au cocher de venir nous prendre à minuit juste ?

Toutes les personnes de la noce entrent successivement.

GODEFROY.

Oh oui ! oh oui ! à minuit moins un quart, belle-mère !...

Se retournant.

Mais, je voudrais voir ma femme.

MADAME BARBIER.

Vous avez le temps.

GODEFROY, à part.

Quelle scie qu’une belle-mère !...

Haut.

Ah ! voilà mon épouse !...

Entrée générale.

CHŒUR.

Pour la noce on dresse la table,
Ici nous voilà réunis.
C’est l’instant le plus agréable
Pour les parents, pour les amis.

Godefroy veut s’approcher de Juliette, Mme Barbier se met entre eux.

MADAME BARBIER, à Juliette.

Eh bien ! mon enfant, comment te trouves-tu ?

JULIETTE.

Oh ! maman, je suis bien malheureuse !

GODEFROY.

C’est flatteur pour moi !

Les invités se dispersent, mais sans quitter la scène.

MADAME BARBIER, à Juliette.

Ah ! ça me rappelle mon mariage.

JULIETTE.

Vous n’aimiez donc pas papa ?

MADAME BARBIER.

Une jeune fille qui se respecte n’aime jamais son mari...

Mouvement de Godefroy.

le premier jour.

GODEFROY.

Cependant, Mme Barbier, je ne me suis pas imposé... le oui a été prononcé librement de part et d’autre.

JULIETTE, vivement.

Du tout !...

Mme Barbier l’arrête.

GODEFROY.

Vous aviez même l’air plus pressées que moi.

Mouvement de Juliette.

MADAME BARBIER, vivement.

J’avoue que vous avez des qualités... un esprit... commercial, 125 000 francs gagnés dans les bonnets de coton, et un caractère...

GODEFROY.

Fait pour le mariage.

MADAME BARBIER.

Nous le verrons bien... Pour commencer, songez à remplir vos devoirs de mari... veillez à ce qu’on nous serve promptement.

GODEFROY.

Encore m’éloigner de ma femme ! Depuis trois semaines que je lui fais la cour, je n’ai pas encore pu avoir le moindre tête-à-tête.

MADAME BARBIER.

Vous avez bien le temps...

Aux invités.

Mesdames, allons nous débarrasser de nos châles et de nos chapeaux.

JULIETTE, qui s’est approchée de Godefroy, bas.

Restez... j’ai à vous parler.

MADAME BARBIER.

Viens-tu, Mme Godefroy ?

JULIETTE.

Tout à l’heure, maman, j’ai besoin d’air... j’ai mal aux nerfs.

MADAME BARBIER.

Chère enfant ! elle sent si vivement... Allons, M. Godefroy.

Chœur.

Reprise du Chœur.

Godefroy s’est éloigné, et revient quand on est parti.

 

 

Scène II

 

JULIETTE, GODEFROY

 

JULIETTE.

Oui, il faut que je lui dise tout...

Godefroy s’est approché doucement. Il l’embrasse.

Eh bien ! Monsieur ?...

GODEFROY.

C’est légal... J’en ai le droit, et j’en use.

JULIETTE.

Monsieur, écoutez-moi, j’avais besoin de me trouver seule avec vous.

GODEFROY.

Et moi, donc !

JULIETTE.

Car enfin, nous voilà mariés !

GODEFROY.

À peu près.

JULIETTE.

C’est bon !... Ce que j’ai à vous dire...

GODEFROY.

Allez, allez.

JULIETTE.

C’est que cet aveu...

GODEFROY.

Eh bien ?

JULIETTE.

Cet aveu est difficile...

GODEFROY.

Quel ton solennel !

JULIETTE.

Apprenez donc, Monsieur, que je ne vous aime pas !

GODEFROY.

Plaît-il ?

JULIETTE.

Non, Monsieur, je ne vous aime pas... je ne vous aimerai jamais !

GODEFROY.

Allons donc, vous vous trompez... Pourquoi ?

JULIETTE.

Parce que...

GODEFROY.

Parce que ?...

JULIETTE.

Eh bien ! parce que... j’en aime un autre !

GODEFROY.

Comment avez-vous dit ?

JULIETTE.

J’en aime un autre !

GODEFROY.

J’avais bien entendu.

Air du Baiser au porteur.

Quoi ! vous osez me l’avouer, Madame,
En face ! à moi, le premier soir,
M’entretenir d’une honteuse flamme !

JULIETTE.

Il le fallait... Oui, c’était mon devoir
De vous ôter un chimérique espoir !
Voyez enfin quell’ franchise est la mienne.
Quelque accident qui doive vous frapper,
Vous saurez tout, Monsieur, quoi qu’il advienne,
Car j’ai juré de ne pas vous tromper.

GODEFROY.

Et c’est comme ça que vous l’entendez ?... Merci !... En voilà un guet-apens !... Au moins, Madame, on prévient les gens avant.

JULIETTE.

Qu’ai je donc fait ?... Quand je vous ai écrit une lettre que ma mère elle-même s’est chargée de vous remettre ?

GODEFROY.

Je ne l’ai pas reçue.

JULIETTE.

Est-il possible !

GODEFROY.

Mon affreuse belle-mère a gardé le poulet pour elle... Mais, voyons, Juliette, ce n’est pas sérieux ?

JULIETTE.

Si, Monsieur, si.

GODEFROY.

Et ma, tendresse, mes soins...

JULIETTE.

Jamais !... Vous avez voulu être mon mari, vous l’êtes, mais nous vivrons comme un frère et une sœur.

GODEFROY.

Ça ne peut pas m’aller, mais ça ne peut pas m’aller du tout !... Ah ça, voyons, vous aimez donc quelqu’un... sérieusement ?...

JULIETTE.

Avec passion !

GODEFROY.

Voilà qui est amusant à entendre... pour un mari !

JULIETTE.

Il est si bon, si tendre !... et il a tant d’esprit !... Quelle chaleur ! quel style !

GODEFROY.

Il vous a écrit ?

JULIETTE.

Et quelles lettres !... Oh ! il écrit... comme Abeilard !

GODEFROY.

Ah ! ça me rassure un peu.

JULIETTE.

Quelle poésie !... Il a captivé mon cœur !

GODEFROY.

Et... voilà tout ?

JULIETTE.

Non.

GODEFROY.

Ah ! grand Dieu !

JULIETTE.

Une fois, il m’a enlevé la bague que je portais au doigt... Aussi, je me regarde comme sa fiancée.

GODEFROY.

Eh bien ! et moi ?

JULIETTE.

Est-ce qu’il s’agit de vous... Si vous saviez, quelle âme ! quelle générosité !... Vous connaissez bien la mère François ?

GODEFROY.

Votre vieille nourrice, qui est aveugle...

En soupirant.

comme l’Amour !

JULIETTE.

Avant-hier, elle a reçu cent francs d’un inconnu, avec un petit papier qui lui disait que c’était en mon nom.

GODEFROY.

Parbleu !... Eh bien ?...

JULIETTE.

Qui a fait cela ?... Ce ne peut être que lui... c’est lui.

GODEFROY.

Mais non, mais non !... Est-ce qu’il vous l’a dit ?... est-ce que vous l’avez vu ? est-ce que...

JULIETTE.

Hélas ! non... Dans sa dernière lettre, il m’annonçait une absence éternelle, peut-être. Il allait en Amérique, et depuis un mois il est parti.

GODEFROY, riant.

Bon voyage !... Ah ! fameux ! ah ! fameux !... Je te souhaite d’être croqué par les sauvages à toi... Maintenant qu’il est au diable aux verts.

JULIETTE.

Je vous l’ai dit. Je remplirai mon devoir, mais je ne vous aimerai jamais !...

GODEFFOY.

Ah bah !...

 

 

Scène III

 

JULIETTE, GODEFROY, MADAME BARBIER, venant du fond

 

MADAME BARBIER.

Dieu ! ensemble !...

GODEFROY.

Ma belle-mère !

JULIETTE.

Maman !

GODEFROY.

Vous voilà donc, boîte aux lettres sans fond !

JULIETTE.

Monsieur !...

MADAME BARBIER.

Que signifie...

GODEFROY.

Vous le demandez, ô femme forte sur l’escamotage !... Mais je sais tout, je sais qu’un autre...

MADAME BARBIER.

Voilà tout ?

GODEFROY.

En voudriez-vous deux ?

MADAME BARBIER.

Il se plaint pour si peu... Ça fait suer !...

GODEFROY.

Non, n’y a pas de quoi !...

MADAME BARBIER, bas, à Godefroy.

Mais c’est un enfantillage : cet homme est parti pour ne plus revenir, et cet aveu même marque sa loyauté.

GODEFROY.

Mais, pourquoi avez-vous supprimé la lettre, facteur infidèle ?...

MADAME BARBIER.

J’ai voulu la rendre heureuse malgré elle, et vous seul aviez les qualités nécessaires...

GODEFROY.

Oui, j’en avais cent vingt-cinq mille, à vingt sous pièce... Oh ! quand je me remarierai, si j’épouse jamais une femme farcie de romans, qui lit des poésies... M. Paul de Kock !

JULIETTE.

Monsieur !

GODEFROY.

Madame !

MADAME BARBIER.

Mon gendre !

GODEFROY.

Belle-mère !

MADAME BARBIER.

Ah ! si tu n’étais pas ma fille, comme je bossèlerais ton mari !... Viens, mon enfant, viens faire les honneurs... Et vous, à la cuisine !... Faites presser, j’ai l’estomac dans les jarretières.

GODEFROY, à part.

Je te souhaite une bonne indigestion à toi, vieille floueuse !

ALCIDE, en dehors.

Garçon ! garçon !

MADAME BARBIER.

Partons !...

ENSEMBLE.

Air des Diamants de la Couronne.

Si c’est ainsi déjà,
Qu’est-c’ que l’av’nir sera ?...
Lui qu’on disait si bon,
V’là c’ que c’est qu’ d’êtr’ trop bon !
Mariez-vous donc !...

Les deux dames sortent au fond, Godefroy à droite.

 

 

Scène IV

 

ALCIDE, PAMÉLA

 

Ils entrent par la gauche.

ALCIDE.

Garçon ! garçon ! un cabinet !

LE GARÇON.

Voilà, Monsieur... la Chaumière.

Il entre à droite, premier plan.

ALCIDE.

Connu ! papier perse, sofa idem.

PAMÉLA.

Chaises en cuir.

ALCIDE.

Hein ?... Tu le connais donc aussi, toi ?

PAMÉLA.

Moi !... non... oui... Ah ! nous y avons été ensemble.

ALCIDE.

Paméla ! Paméla !

PAMÉLA.

Veux-tu te taire, vilain monstre !... Moi qui pendant ton absence ai pleuré comme une Madeleine...

ALCIDE.

Repentante.

PAMÉLA.

Pardine !

ALCIDE.

Ah ! c’est qu’il m’eût été bien cruel... Moi qui pour te revoir, ai renoncé à mon voyage d’Amérique, à la cannelle, à l’indigo, à... qui suis venu hier de Bordeaux pour t’embrasser !

PAMÉLA.

Laisse-moi donc tranquille, je les connais ces trucs-là... Je parie qu’il y a quelque anguille là-dessous... tu n’es pas parti parce que...

ALCIDE, à part.

Parce qu’on n’a plus voulu de moi, parbleu !

PAMÉLA.

Mais prends garde à toi, je te surveillerai de près, mon gaillard !... Je t’aime tant, vois-tu, moi !

ALCIDE.

Mais oui, mais oui.

PAMÉLA.

Te voir, t’entendre, voilà tout ce qu’il me faut... Presti ! que j’ai faim !

ALCIDE.

Et moi donc ! mes jambes en mollissent !... Nous allons attaquer les vivres...

PAMÉLA.

Avec du vin de Champagne.

ALCIDE.

Tu l’aimes donc toujours ?

PAMÉLA.

Vous savez bien que je ne change pas, moi...

Air du Tambour Major.

La constance est mon fort,
C’ qui m’ plaisait m’ plaît encor ;
Moi je garde toujours
Mêmes goûts et mêmes amours.
Tous les étés, à la Grande Chaumière,
Je vais pincer un rigaudon moral ;
En balançant, toujours je me modère,
Ma queue du chat charm’ le municipal.
Puis, anthéâtr’, lorsque novembre arrive,
Comme autrefois, je reviens chaque soir ;
Du mélodram’, le style me captive,
Et la Gaîté trempe encor mon mouchoir.
Quand vient le carnaval,
Du galop le signal,
Je r’prends avec ardeur
Mon vieil habit de débardeur !
Et pour fair’la nuit complète,
Aussitôt que l’ jour paraît,
J’ vais n anger la fin’ côt’lelle
Chez Truchot ou Bonvallet.
J’ador’ donc, par habitude,
Vous, l’ rosbeef, et l’entrechat !
Car je n’ai d’ingratitude
Dans l’ cœur, ni dans l’estomac.

Ensemble.

PAMÉLA.

La constance est mon fort,
C’ qui m’ plaisait m’ plaît encor ;
Moi je garde toujours
Mêmes goûts et mêmes amours.

ALCIDE.

La constance est son fort,
Je le vois, j’avais tort ;
Elle garde toujours
Mêmes goûts et mêmes amours.

PAMÉLA.

Ah ça ! mais, le bourgeois donne bien ici !... on dirait une noce.

ALCIDE.

C’est ma foi vrai !... Dieu !...

PAMÉLA.

Quoi ?...

ALCIDE.

Rien...

À part.

Juliette !...

LE GARÇON, sortant du cabinet.

La chaumière est prête.

ALCIDE.

Entrez, ma tigresse.

LE GARÇON.

Si Monsieur veut faire la carte...

ALCIDE.

Oui, c’est ça... je vais... au comptoir... pour...

PAMÉLA.

Demande donc s’il y a des crevettes...

ALCIDE.

Oui.

PAMÉLA.

Et du Champagne.

ALCIDE.

Oui, oui.

PAMÉLA.

Cogné, entends-tu ?... non... tapé... Garçon ! des hors-d’œuvre, en attendant, pour m’amuser...

Elle entre dans le cabinet.

ENSEMBLE.

Air : Final du Tambour Major.

Avant que tu ne dînes,

Fais-moi monter      } là-haut,
On montera              }
Dix ou douze sardines
Avec un artichaut.

 

 

Scène V

 

ALCIDE, GODEFROY

 

ALCIDE, seul.

Juliette ici !... en costume de mariée !... Absentez-vous donc ?...

GODEFROY, arrivant en réfléchissant.

Décidément j’ai tort de m’effrayer... cet homme est en Amérique, ainsi...

ALCIDE.

Godefroy !

GODEFROY.

Alcide, de retour de Bordeaux !

ALCIDE.

Oui, d’hier... Gants blancs, habit noir, pantalon de Casimir... Est-ce que tu fais partie de la noce, toi ?

GODEFROY.

Un peu !... Mais comment es-tu ici, quand tu devais...

ALCIDE.

Je ne me suis pas arrangé avec le patron... Et puis, ça m’embêtait un peu, de m’expatrier...

GODEFROY.

Bah !...

ALCIDE.

D’aller en Amérique.

GODEFROY, troublé.

Mer... ique !...

ALCIDE.

On est si bien en France !

GODEFROY.

Tu es amoureux ?

ALCIDE.

Oui.

GODEFROY.

De Paméla ?

ALCIDE.

Ça, c’est de fondation.

GODEFROY.

D’une autre ?

ALCIDE.

Eh bien ! oui.

GODEFROY.

Qui, qui, qui ?

ALCIDE.

Veux-tu la voir ?

GODEFROY.

Oui, où ?

ALCIDE.

Ici... Tiens...

GODEFROY.

C’est...

ALCIDE.

La mariée !...

GODEFROY.

Ah !...

ALCIDE.

Eh bien ! qu’est-ce que tu as ?... tu te trouves mal ?

GODEFROY.

Non, au contraire... c’est le plaisir de te voir !...

ALCIDE.

Où est le mari... hein ?

GODEFROY.

Il n’est pas là.

ALCIDE.

Tant mieux !...

GODEFROY.

Où vas-tu ?

ALCIDE.

La voir, lui parler.

GODEFROY.

Veux-tu bien ne pas faire ça !...

ALCIDE.

Qu’est-ce que tu me conseilles ?

GODEFROY.

Je te conseille de retourner à Bordeaux.

ALCIDE.

Allons donc ! je vais faire à ma tête.

GODEFROY.

Non, fais plutôt à la mienne.

ALCIDE.

Tu veux me servir ?

GODEFROY.

Oui.

ALCIDE.

Excellent ami !

GODEFROY.

Mais avant, je voudrais savoir...

ALCIDE.

C’est juste, je vais te mettre au courant. Figure-toi, mon ami, que c’est une intrigue romanesque au dernier point, et qui s’est filée par la petite poste.

GODEFROY.

Par lettres ?

ALCIDE.

Sur papier Weynen.

GODEFROY.

Elle ne te connaît donc pas ?

ALCIDE.

Eh non !... je ne pouvais ni l’approcher, ni lui parler, elle était gardée à vue par un dragon déguisé en mère.

GODEFROY.

Et alors ?

ALCIDE.

Alors. faute de mieux. je me souvins du fabliau de l’Amour et Psyché.

GODEFROY.

Apprenez donc la Mythologie aux jeunes gens !...

ALCIDE.

Je voulus être aimé à l’aveuglette... Je lui écrivis des lettres brûlantes, asphyxiantes !... avec des points d’exclamation et beaucoup de blancs.

GODEFROY.

Et tu signais... ton nom... Alc...

ALCIDE.

Fi donc !... l’inconnu des Tuileries. C’est ça qui est romanesque !... Une fois, une seule, le soir, à la nuit close, je parvins à m’approcher d’elle aux Tuileries.

GODEFROY.

Elle t’a vu ?...

ALCIDE.

Puisqu’on n’y voyait pas... Elle ne connaît seulement pas.

GODEFROY.

Le bout de ton nez !... Quel bonheur !...

ALCIDE.

Certainement !... parce que quand elle me verra...

GODEFROY.

Elle te trouvera laid, mon cher... Non, vrai, là, entre nous, tu n’es pas beau !...

ALCIDE.

Laisse moi donc !... quand je lui rappellerai...

GODEFROY.

Hein ?... plaît-il ?... Tu lui as donc parlé ?... !

ALCIDE.

Non, mais pendant que la mère Barbier corrigeait son petit chien pour une cause... assez naturelle, je me glissai près de Juliette, et je lui pris... cette bague...

GODEFROY.

Ah ! quel trait de lumière !... Tiens, prête-la-moi, je lui dirai que je viens de ta part, et...

ALCIDE.

Au fait...

Air de la Sentinelle.

En lui montrant ce bijou précieux,
Ici, par toi, qu’elle soit décidée !
Rappelle-lui l’amour mystérieux.

GODEFROY.

Va, ne crains rien, mon cher, j’ai mon idée.

À part.

Du séducteur, l’époux se vengera
En le trompant... ce n’est pas l’ordinaire ;
Oui, grâce à cette bague-là,
À l’amant le mari fera
Ce que l’autre espérait lui faire.

GODEFROY.

Donne, donne.

ALCIDE.

Ah ! voilà qui est encore mieux... Puisque tu es de la noce...

GODEFROY.

Eh bien ?...

ALCIDE.

Tu vas me présenter...

GODEFROY.

Moi ?...

ALCIDE.

Certainement, entre amis...

GODEFROY.

Mais, le mari...

ALCIDE.

Raison de plus, ça sera plus drôle.

GODEFROY.

Crois-tu, crois-tu ?... Mais la morale ?

ALCIDE.

Je n’en use pas...

GODEFROY.

Mais Paméla ?

ALCIDE.

Je te la donne, prends-la.

 

 

Scène VI

 

ALCIDE, GODEFROY, PAMÉLA

 

PAMÉLA, paraissant à la fenêtre du cabinet, au premier ; elle a la bouche pleine.

Ah ça ! est-ce que vous allez me faire droguer longtemps comme ça, toi ? Il me laisse là, le bec dans l’eau !

ALCIDE.

Il n’y paraît pas.

PAMÉLA.

Et le dîner, il ne vient donc pas ?

ALCIDE.

Ah ! je l’ai oublié.

PAMÉLA.

Polisson d’homme, va... Il est cause que j’ai avalé une petite douzaine de sardines pour faire passer le temps...

Apercevant Godefroy qui réfléchit à part.

Tiens, M. Godefroy !...

ALCIDE, vivement.

C’est lui qui me retenait.

PAMÉLA.

Bonjour, M. Godefroy... Je descends...

Elle quitte la fenêtre.

ALCIDE, à Godefroy.

Amuse-là si tu peux.

GODEFROY, à part.

Elle peut me servir.

PAMÉLA, entrant, et frappant sur le ventre de Godefroy.

Eh bien ! comment ça va-t-il, vous, farceur ?...

GODEFROY, se frottant le ventre.

Mais, comme ça... comme ça.

ALCIDE, écrivant.

Ah ! voilà la carte faite.

PAMÉLA.

Y a des truffes, n’est ce pas ?... Je les adore !... ça me rafraîchit... et le Champagne...

ALCIDE.

Six bouteilles. 

PAMÉLA.

C’est un peu juste... enfin !...

ALCIDE.

Je cours porter la carte au comptoir.

GODEFROY, bas, à Paméla.

Méfiez-vous !

PAMÉLA.

Quoi ?

ALCIDE.

Hein ?

GODEFROY.

Rien.

PAMÉLA, enlevant la carte à Alcide.

Donnez-moi donc ça, un peu, pour voir...

Criant.

Garçon !... jeune homme !

LE GARÇON.

Voilà ! voilà !

PAMÉLA, lui donnant la carte.

Vivement, et servez chaud !

Le garçon sort.

GODEFROY, à part.

Enfoncé !...

ALCIDE.

Mais...

PAMÉLA.

N’y a pas de mais... et c’est votre faute... Allons, passez devant !... Veux-tu bien filer tout de suite !...

Ensemble.

Air du Tambour Major.

PAMÉLA.

De ces lieux, il faut que l’on parte,
Marchez, où j’ vais vous emmener !
Vous avez donc perdu la carte
Avec celle de notre dîner.

ALCIDE.

De ces lieux, il faut que je parte.
Car elle saurait m’emmener
Vraiment ; ah ! j’ai perdu la carte
En perdant celle du dîner.

GODEFROY.

Quel bonheur ! il faut donc qu’il parte,
Car elle saurait l’emmener ;
Il a vraiment perdu la carte
En perdant celle du dîner.

Elle pousse Alcide, et entre avec lui dans le cabinet.

 

 

Scène VII

 

GODEFROY, puis JULIETTE

 

GODEFROY.

C’est donc lui, l’homme aux lettres, l’homme à la bague. Et il n’est pas en Amérique !... et il ne m’a pas fait le plaisir de faire naufrage.

Ayez donc des amis !...

JULIETTE, entrant.

Il faut donc venir vous chercher, Monsieur ?... Tout le monde vous demande, on s’étonne de votre absence... Que faisiez-vous donc là de si intéressant ?

GODEFROY.

Je pensais à vous, Juliette.

JULIETTE, avec dédain.

Vous pensez donc, vous, Monsieur ?

GODEFROY, d’un air furieux.

Si je... Ah ! presti ! depuis ce matin surtout... Savez-vous que je suis un gaillard bien heureux, Madame.

JULIETTE.

Vous !...

GODEFROY, à part.

Dieu ! quelle idée !... Mais oui, je pense l’être encore, heureux !...

Haut.

Ah ! Juliette, si vous saviez... si tu savais.

JULIETTE.

Monsieur, en vérité, vous avez des manières d’une singularité...

GODEFROY.

C’est le bonheur !...

JULIETTE.

Comment, Monsieur, après l’aveu que je vous ai fait ?

GODEFROY.

C’est justement à cause de ça.

JULIETTE.

Que voulez-vous dire ?

GODEFROY.

Qu’il est temps enfin de lever le voile !

JULIETTE, avec frayeur.

Quel voile, Monsieur ?

GODEFROY.

De rompre l’incognito !

JULIETTE.

Quel incognito ?

GODEFROY.

Le mien. Je suis.

JULIETTE.

Qui ?

GODEFROY.

Lui !...

JULIETTE.

Lui !... qui ?

GODEFROY.

L’homme aux lettres... votre sylphe, votre farfadet !...

JULIETTE.

Vous !...

GODEFROY.

Parole d’honneur !

JULIETTE.

Vous auriez été assez romanesque...

GODEFROY.

Pour ne vouloir être aimé que pour moi-même.

JULIETTE.

Pour vos pensées, votre style.

GODEFROY.

Oui, pour tout devoir à votre cœur.

JULIETTE.

Il serait vrai !... Moi qui vous croyais prosaïque comme un. bonnetier que vous êtes !... Oh ! mais non, vous me trompez, c’est impossible !...

GODEFROY.

C’est la pure vérité !

JULIETTE.

Ces lettres...

GODEFROY.

Étaient de moi... de moi, l’inconnu des Tuileries.

JULIETTE.

Ah ! c’est bien lui.

GODEFROY.

Parbleu !...

JULIETTE.

Air du Tambour-Major.

C’est vous ! eh quoi ! c’est vous, vraiment !
Bonheur extrême !

GODEFROY.

Ce sylphe, cet être charmant,
Oui, c’est moi-même !

JULIETTE.

Quand j’ vous croyais... bonnet d’ coton,
Quelle aventure !

GODEFROY.

N’ vous occupez plus, mon bichon,
De ma coiffure.

ENSEMBLE.

Plus d’erreur !
Moment enchanteur !
J’ai sa tendresse.
Ah ! pour moi, quelle ivresse !
Son ardeur
Calme ma frayeur.
Je sens mon cœur.
Qui renaît au bonheur !...

JULIETTE.

Comment, c’est vous qui m’écriviez ces lettres charmantes !... Vous m’en écrirez encore... vous m’en écrirez toujours !...

GODEFROY.

Une masse, une botte, un paquet !...

JULIETTE.

Oh !

GODEFROY.

Quoi ?

JUI.IETTE.

La charmante idée !... vous allez m’en écrire une...

GODEFROY.

Hein ?

JULIETTE.

Oui, pour que mon bonheur soit complet... aujourd’hui, à l’instant... tout de suite...

GODEFROY, à part.

Miséricorde.

Haut.

Mais la noce... les parents... les violons... qui m’attendent...

JULIETTE.

Ça m’est égal... on vous attendra.

GODEFROY.

Pourtant...

JULIETTE.

Je le veux. Je vous en prie, mon Chateaubriand, mon Byron, mon Lamartine !...

Criant.

Une plume, un encrier...

GODEFROY.

Ici !... Ah ! c’est que j’ai un peu besoin de me... de... m’in... spirer...

ALCIDE, en dedans, appelant.

Garçon ! garçon !

Godefroy se place vivement entre Juliette et le cabinet.

JULIETTE.

Qu’avez-vous donc ?

GODEFROY.

Je suis inspiré... Allez-vous-en... au salon... je tiens la chose... je vais vous porter ça... tout à l’heure.

JULIETTE.

Dépêchez-vous... Ça sera-t-il gentil ?

GODEFROY.

Ça sera soigné !

Juliette, poussée par Godefroy, sort vivement par le fond.

 

 

Scène VIII

 

GODEFROY, ALCIDE

 

GODEFROY, avec éclat.

De Charybde en Scylla ! de Scylla en Charybde !

ALCIDE, sortant du cabinet.

Garçon... du vin, garçon... toujours du même... Nos six bouteilles ont vécu... ce que vivent les bouteilles, l’espace d’un... Godefroy !...

GODEFROY, se promenant avec agitation.

Oui, oui, bonjour.

ALCIDE, gaiement.

Qué nous avons donc ?...

GODEFROY, à part.

Écrire, écrire !... Le style, l’écriture, tout me trahira !

ALCIDE.

Ah ! dis donc, as-tu parlé à ma rosière ?

GODEFROY.

Laisse-moi tranquille, toi !... Non, oui, oui... je lui ai parlé...

ALCIDE.

Fameux !

GODEFROY.

Fameux !... fameux !... elle est furieuse contre toi.

ALCIDE.

Elle ne veut pas me voir ?

GODEFROY.

Je le crois bien... Mais il y aurait peut-être un moyen de la décider.

ALCIDE.

Ah ! cher ami, parle, lequel ?

GODEFROY.

 Dame !... je ne sais pas, moi... peut-être, en lui écrivant une de ces lettres... si brûlantes, si passionnées !...

ALCIDE.

Elle t’en a parlé ?

GODEFROY.

Énormément !...

À part.

Trop !... beaucoup trop !...

ALCIDE.

Mais, tu as raison... Quelle bonne idée !... tu lui remettras la lettre toi-même.

GODEFROY.

Sois tranquille... Écris vite.

ALCIDE.

Est-il pressé !

GODEFROY.

C’est que je prends tant d’intérêt à ce qui l’arrivé, vois-tu... Écris donc.

ALCIDE.

Mais, je n’ai rien... ni papier, ni encre, ni... Ah ! mon portefeuille.

GODEFROY.

Bravo !... Écris sur mon dos, mon cher, ne te gène pas.

ALCIDE.

Non, vraiment.

GODEFROY.

Si... si... ça ira mieux, ça ira plus vite.

Air de Partie et Revanche.

ALCIDE.

En vérité, mon cher, je te rends grâce !
Pour l’amitié, quel est ton dévouement !

GODEFROY.

Pas de façons !... Mais, toi-même, à ma place,
Tu ne pourrais agir différemment.

À part.

Pour éviter le destin qu’il m’apprête,
Dans cet instant si périlleux,
Je l’avouerai, j’aime encor mieux
Lui prêter mon dos que ma tête.

ALCIDE.

Vraiment, je suis honteux de la peine que tu te donnes.

GODEFROY.

Je t’assure que c’est un plaisir... Ça va-t-il, hein ?

ALCIDE.

Ça roule, ça roule... De la braise, du feu, une cheminée de locomotive !... Tiens, écoute...

GODEFROY.

J’allonge les oreilles.

ALCIDE, lisant.

« Ton amour ou la mort !... »

GODEFROY.

Dieu que c’est joli !...

ACIDE, lisant.

« Mon cœur est un volcan qui a l’intention de faire une petite irruption... »

GODEFROY.

Oh ! oh !... ah ! mais, c’est digne de Shakespeare, ça... Presti ! comme tu écris, toi... Non, vrai, tu iras loin !...

ALCIDE.

Je le crois aussi.

GODEFROY, à part.

Et dire que c’est pour des bêtises comme ça que... Voilà une drôle d’idée, par exemple !...

ALCIDE.

J’en ai mis beaucoup... de cette force-là, voix-tu.

GODEFROY.

Tant mieux ! tant mieux !... on ne sait pas trop au juste ce que c’est, mais ça fait de l’effet, ça étourdit...

À part.

et ça ne me compromet pas...

Haut.

Va toujours, mon cher, va toujours, ne te gêne pas... mets en tant que tu pourras, puisqu’elle aime ça.

ALCIDE.

Et je finis par un vers :

« Si tu me tiens rigueur 
« Je meurs !... »

GODEFROY.

Par exemple, voilà le bouquet !... ah ! c’est le bouquet !...

À part.

Presti ! si j’avais fait des choses pareilles au collège, comme on m’aurait flanqué des pensums !...

ALCIDE.

Et je signe... Alcide.

GODEFROY.

Du tout !... l’inconnu des Tuileries... Est-il bête, donc !

ALCIDE.

C’est vrai.

GODEFROY.

Donne vite.

ALCIDE.

Attends, que je déchire le feuillet.

GODEFROY.

C’est inutile, je m’en charge...

Il lui prend le portefeuille.

ce serait trop long...

À part.

Ça aura l’air bien plus naturel comme ça... Vite, courons après ma femme...

Il se sauve.

Merci, mon bon, merci !...

 

 

Scène IX

 

ALCIDE, MADAME BARBIER

 

ALCIDE.

Godefroy !... mais, dis donc, Godefroy !...

MADAME BARBIER, se croisant avec Godefroy.

Le voilà donc enfin !...

ALCIDE, à part.

Oh ! la mère de Juliette, le chien de garde !...

MADAME BARBIER.

Ah ça ! où court-il donc ainsi ?

Criant.

Mon gendre ! mon gendre !...

ALCIDE.

Hein ? qui ça, votre gendre ?

MADAME BARBIER.

M. Godefroy, donc !

ALCIDE.

Il est le mari de...

MADAME BARBIER.

De Juliette, ma fille.

ALCIDE, à part.

Ah ! vingt-cinq mille millions de milliards !... je suis fumé !...

MADAME BARBIER, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc, cet homme-là ?

ALCIDE, à part.

Et il me fait écrire... Tu vas me payer ça, toi !...

MADAME BARBIER.

A-t-on vu un garçon comme ce Godefroy, qui laisse toute la noce en plan ! qui ne fait que paraître et disparaître !

ALCIDE.

C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute !...

MADAME BARBIER.

À vous, jeune homme ?

ALCIDE.

Oui, belle dame !... à moi, jeune homme, l’ami de son enfance, qui lui a repassé des taloches et chipé ses confitures...

MADAME BARBIER.

Pas possible ! un camarade de collège !...

ALCIDE.

Charlemagne... Permettez-moi, Madame, de vous inviter pour la première contredanse.

MADAME BARBIER.

Mais, Monsieur...

ALCIDE.

Pour la seconde, pour la troisième, pour toute la soirée !...

MADAME BARBIER.

Mais, je ne danse plus.

ALCIDE.

Je vous ferai sauter !...

MADAME BARBIER.

Je suis un peu lourde.

ALCIDE.

Je vous porterai... nous valserons.

MADAME BARBIER.

Valser !... Ah ! je n’y résiste plus !... faites de moi tout ce que vous voudrez !

ENSEMBLE.

Air du Loup dans la bergerie.

Jetez-vous dans mes bras,             } l’orchestre nous convie !
Je m’abandonne à vous,     }
Du cornet à piston j’entends le gai signal ;
Puisqu’une nuit de noce est un jour de folie,
En valsant avec vous je veux ouvrir le bal.

MADAME BARBIER.

Je ne tiens plus à terre.

ALCIDE, à part.

Elle n’est pas légère !

MADAME BARBIER.

Vraiment, je ne me sens
Que vingt ans !

ALCIDE, à part.

Elle pèse trois cents !

Reprise ensemble.

MADAME BARBIER.

Jetez-vous dans mes bras, etc.

ALCIDE.

Je m’abandonne à vous, etc.

PAMÉLA, à la fenêtre du cabinet.

Ah ! Dieu ! Alcide avec une femme !... Canaille ! va !...

Elle disparaît.

MADAME BARBIER, à part.

Ah ! quel amour de jeune homme !

ALCIDE, à part.

Me voilà de la noce, à présent... Gare à ton épouse, M. Godefroy !...

Haut.

En avant deux ! maman chose... au galop !... partons du pied gauche.

MADAME BARBIER.

Oh ! là, là... ouf ! vous m’étouffez ! mon corset me gêne !... Délacez-moi, jeune homme, délacez-moi !...

Ils disparaissent tous deux en valsant.

 

 

Scène X

 

PAMÉLA, GODEFROY

 

GODEFROY, entrant au fond.

Où est passée ma femme ?... Impossible de la trouver !...

PAMÉLA, sortant vivement du cabinet.

Alcide !

Alcide ! où est-il ? que je lui arrache quelque chose !...

GODEFROY, à part.

Ce scélérat d’Alcide aurait-il aperçu Juliette ?

PAMÉLA.

Ah ! M. Godefroy, aidez-moi à le retrouver.

GODEFROY.

Qui ?

PAMÉLA.

Alcide.

GODEFROY.

Il est perdu aussi ?

PAMÉLA.

Je l’ai vu tout à l’heure ici, avec une femme.

GODEFROY.

Grand Dieu !...

PAMÉLA.

Je suis vexée !

GODEFROY.

Je suis toisé !

PAMÉLA.

Boisé !

GODEFROY.

Toisé ou boisé, c’est la même chose.

PAMÉLA.

Vous connaissez donc cette femme ?

GODEFROY.

C’est la mienne !...

PAMÉLA.

Quel bonheur !

GODEFROY.

Grand merci !... Eh bien ! vous êtes gentille, vous !

PAMÉLA.

Où est-il ? je le veux, il me le faut !...

Criant.

Alcide ! Alcide ! Ousqu’il s’est fourré ?... Ah ! dans ce salon... oui, à la noce, j’y vais.

GODEFROY.

Paméla !

PAMÉLA.

Présentez-moi.

GODEFROY.

Ah bien oui !...

PAMÉLA.

Au fait, j’ai pas besoin de vous, je vas y aller toute seule.

GODEFROY.

Je vous défends...

PAMÉLA.

Je dirai que je suis votre cousine.

GODEFROY.

Il ne manquerait plus que ça !... Voulez-vous bien rester ici !...

PAMÉLA.

Pus souvent... Pas accéléré ! en avant, marche !...

Ensemble.

Air : Final du Sous-Lieutenant.

GODEFROY.

En ces lieux il vaut mieux rester,
Il ne faut pas vous emporter ;
Calmez un peu votre fureur,
Méprisez plutôt ce trompeur !

PAMÉLA.

Ne cherchez pas à m’arrêter,
Ici je ne veux pas rester ;
Et si je pince le trompeur,
Ah ! qu’il redoute ma fureur !...
S’il me délaisse,
Plus de paix entre nous ?
Je veux à ma tendresse
Mesurer mon courroux !...

GODEFROY.

Qu’osez-vous faire ?
Vous allez dans c’ salon,
Nous compromettr’, ma chère !...

PAMÉLA.

Vous n’êt’s qu’un cornichon !...

Reprise.

Elle sort vivement par le fond.

 

 

Scène XI

 

GODEFROY, puis JULIETTE

 

GODEFROY.

Paméla ! Paméla !... Elle va me faire de belles choses là-dedans !... Une gaillarde qui danse d’une façon... terrible !... Si un monsieur décoré allait l’inviter... Courons !... Ah ! ma femme !...

JULIETTE.

Vous voilà donc enfin, mon ami... il y a une heure que je vous cherche.

GODEFROY, à part.

Elle n’a donc pas vu cet autre brigand !...

JULIETTE.

Eh bien ! voyons, et cette lettre ?

GODEFROY, à part.

Et moi qui m’étais déjà fourré dans la tête...

JULIETTE.

Vous ne me répondez pas... cette lettre ?...

GODEFROY.

Je l’ai là...

Il tire le portefeuille de sa poche.

JULIETTE, le lui prenant.

Donnez vite.

GODEFROY.

Laissez-moi au moins déchirer ce feuillet.

JULIETTE, qui a ouvert le portefeuille.

C’est inutile... Ah ! la voilà bien, cette écriture chérie !... c’est moulé !.

GODEFROY.

Oh ! c’est bien couru... et puis, avec un crayon... C’est le cœur qui a de beaux caractères !...

JULIETTE, lisant.

« Ma Juliette... » Oh ! oui, mon ami, votre Juliette pour la vie !...

GODEFROY, à part.

Ouf ! ça fait du bien ceci.

JULIETTE, lisant bas, et s’interrompant.

Je reconnais ce style si brûlant, si poétique !... Savez-vous que c’est beau tout ça !... On voit bien que c’est le cœur qui parle !

GODEFROY.

N’est-ce pas ?

JULIETTE.

Toutes les joies que j’avais rêvées, je les aurai donc !

GODEFROY.

Et moi aussi.

JULIETTE.

Ah ! mon Godefroy !...

GODEFROY, ivre de joie.

Oh ! ma Ju... Ju... Le bonheur m’empêche de prononcer, à présent.

JULIETTE, qui a regardé dans le portefeuille, en tirant une lettre.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

GODEFROY.

Je ne sais pas... une facture, sans doute.

JULIETTE.

C’est une lettre !

GODEFROY, à part.

Est-ce qu’il en aurait glissé une autre avec ?

PAMÉLA.

Ah ! grand Dieu !... signé Paméla !

GODEFROY, à part.

Ciel !...

JULIETTE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

GODEFROY.

Ce n’est pas à moi... voyez plutôt l’adresse.

JULIETTE.

Il n’y en a pas, c’est venu sous enveloppe... Mais ce portefeuille est bien à vous ?

GODEFROY.

Mais... oui... sans doute...

À part.

Je ne puis pas dire le contraire, à présent.

JULIETTE, lisant.

« Cher bijou, je te porte dans mon cœur... » Quelle infamie !... M’expliquerez-vous, Monsieur, ce que cela signifie ? Mais, hélas ! ce n’est que trop clair !...

GODEFROY.

C’est une vraie bouteille à encre de chez Marion... Juliette, écoutez-moi.

JULIETTE.

Cette Paméla, c’est votre maîtresse !

GODEFROY.

Juliette, je vous jure !... Tenez, mon corps et mon sang...

JULIETTE.

Taisez-vous !...

GODEFROY, à part.

Infâme commis-voyageur !

JULIETTE.

Quand il me faisait de si beaux serments !... Il y en a peut-être d’autres encore...

Elle cherche.

Une boucle de cheveux !...

GODEFROY.

Rien n’y manque !... des cheveux à présent !... ça s’emmêle !... Où ça va-t-il nous mener, mon Dieu !...

JULIETTE.

Des rubans ! des gages d’amour !... Et avez-vous seulement les miens ?. Ma bague, où est-elle ?... Ah ! le monstre ! il ne l’a pas !...

GODEFROY.

Elle est... elle est... Où diable est-elle donc ?

JULIETTE.

Chez cette Paméla, peut-être... Et qu’est-ce que je vois là ?... des notes... Avignon...

GODEFROY.

Des notes de commerce, sans doute.

JULIETTE, lisant.

« La servante des Trois Grues est blanche comme un cygne !

GODEFROY.

Oh !...

JULIETTE.

Vous avez donc été à Avignon ?...

GODEFROY.

Jamais !...

JULIETTE.

Cependant c’est bien écrit par vous.

GODEFROY.

Non !

JULIETTE.

Nierez-vous votre écriture ?

GODEFROY, à part.

Je vais aller me jeter dans le puits de Bicêtre !

JULIETTE, continuant à lire.

« Les femmes de Paris sont comme le sucre à 70 centimes, c’est jaune et... » Ah ! sans exception !

GODEFROY.

Me voilà joli garçon !...

JULIETTE.

Monsieur, vous êtes un scélérat !

GODEFROY.

Juliette !...

JULIETTE.

Ne m’approchez pas, où je vous saute à la figure !...

 

 

Scène XII

 

GODEFROY, JULIETTE, PAMÉLA, MADAME BARBIER

 

Paméla arrive en poursuivant Mme Barbier.

MADAME BARBIER.

Eh ! demandez à votre cousin... le voilà.

JULIETTE.

Une cousine de mon mari !

PAMÉLA, à Mme Barbier.

Non, Madame... Je ne vous lâcherai pas que vous ne m’ayez dit ce que vous en avez fait de ce garçon !...

MADAME BARBIER.

Finissez, laissez-moi... je ne vous connais pas, moi, Mademoiselle.

PAMÉLA.

Paméla !... est une honnête fille, entendez-vous... Demandez plutôt à Godefroy.

JULIETTE.

Paméla !

GODEFROY.

Il ne me manquait plus que cela !

JULIETTE.

Et vous avez l’audace, Madame !...

PAMÉLA.

Plaît-il, petite ?...

JULIETTE.

Oser venir ici, en ma présence, réclamer votre amant ?...

GODEFROY, criant.

Mais non, mais non !

PAMÉLA, de même.

Mais si, mais si !...

JULIETTE.

Vous voyez bien, Monsieur.

MADAME BARBIER.

Ah ! l’horreur !...

GODEFROY.

Mais encore une fois...

PAMÉLA.

Taisez-vous donc, imbécile !...

GODEFROY.

Bien ! les voilà toutes trois contre moi, à présent !...

JULIETTE, à Paméla.

Tenez, Madame, voici vos lettres, vos boucles de cheveux...

Elle les jette.

PAMÉLA.

Il vous les a données ?... Oh ! l’infâme !...

TOUTES.

C’est affreux !

GODEFROY.

Je ne m’en mêle plus, je me croise les bras.

JULIETTE.

Maman, j’ai envie de me trouver mal !

MADAME BARBIER.

Mes nerfs me tourmentent !

PAMÉLA.

Mes dents claquent, faut que je morde quelqu’un !...

Prenant Godefroy.

Arrivez ici, vous !...

JULIETTE.

Vous ne l’emmènerez pas !...

Elle le retient.

MADAME BARBIER.

Tiens fort !...

Elle tire aussi d’un autre côté.

GODEFROY.

Grâce !... Je demande à ne pas être écartelé...

Se débarrassant vivement.

Sauve qui peut !...

PAMÉLA, le poursuivant.

Mais écoutez-moi donc !

MADAME BARBIER, de même.

Au secours ! au secours !...

Ensemble.

Air du Loup dans la bergerie.

LES TROIS FEMMES.

La colère m’enflamme !
Pour lui, jamais de pardon !
C’est affreux, c’est infâme !
Il mérite une leçon !

GODEFROY.

C’est affreux, c’est infâme
D’agir de cette façon !
La colère m’enflamme !
Ah ! pour moi, quelle leçon !...

Godefroy se sauve, poursuivi par Paméla et Mme Barbier.

 

 

Scène XIII

 

JULIETTE, puis ALCIDE

 

JULIETTE.

Ah ! je n’y vois plus !... je m’en vais... de l’eau, du vinaigre...

ALCIDE, entrant par la gauche.

Ah ça ! est-ce qu’on assassine quelqu’un par ici ?...

JULIETTE, revenant un peu à elle.

Où suis-je ?

ALCIDE.

Juliette !... Dieu ! évanouie !... Elle tourne de l’œil !... et rien, pas de flacon !... Comment la faire revenir ?... Ah !...

Il lui fait boire un verre de vin de Champagne, qu’il tient à la main.

JULIETTE, revenant tout-à-fait à elle.

Ah ! ça va mieux... ça m’a remis.

ALCIDE.

Parbleu ! n’y a que ça pour faire revenir les femmes... et les hommes.

JULIETTE.

Un étranger !...

ALCIDE.

Un ami...

JULIETTE.

Laissez-moi, Monsieur... laissez-moi... Mon mari... où est-il ? l’avez-vous vu ?... Faut que je le tue, d’abord.

ALCIDE.

Comment, vous savez donc...

JULIETTE.

Tout !...

ALCIDE.

Qu’il vous a trompée !...

JULIETTE.

Oui.

ALCIDE.

Qu’il s’est paré des plumes du paon !

JULIETTE.

Plaît-il ?

ALCIDE.

Qu’il ne vous a jamais écrit une lettre de sa vie !

JULIETTE.

Comment ?...

ALCIDE.

Et enfin, que l’inconnu des Tuileries...

JULIETTE.

C’est...

ALCIDE.

C’est moi !...

JULIETTE.

Vous ?...

ALCIDE.

Voyez la bague...

JULIETTE, l’enlevant du doigt d’Alcide, et l’examinant.

La mienne !...

Ensemble.

Air de la Dragonne.

JULIETTE.

Ah ! je sens mon cœur
Qui bat de frayeur !
Est-ce un songe, une erreur ?...
Oui, je tremble de peur !
Contre le trompeur
Cachons ma fureur !
Pour moi, quelle douleur !
Plus de bonheur !

ALCIDE.

Je lis dans son cœur
Qui bat de frayeur !
Augmentons sa fureur
Contre un mari trompeur !
Moment enchanteur !
Tu tiens le bonheur
Fortuné séducteur !
Heureux vainqueur !

ALCIDE.

Oui, mon bijou, cet infâme Godefroy a profité de mes confidences pour...

JULIETTE.

Ainsi, Monsieur, c’est vous qui m’avez envoyé...

ALCIDE.

Tous ces poulets... brûlants... à trois sous pièce !... Pas cher, hein ?

JULIETTE.

Et mon anneau...

ALCIDE.

Encore moi... Une, deux, trois !... Psitt ! enlevé !... à l’instar de M. Philippe.

JULIETTE.

Mais ce billet, de ce matin, écrit au crayon...

ALCIDE.

Toujours moi.

JULIETTE.

Vous me le... jurez !...

ALCIDE, riant.

Sur la tête de Godefroy !

JULIETTE.

Alors, ce portefeuille...

ALCIDE.

C’est le mien.

JULIETTE.

Et la boucle de cheveux ?

ALCIDE, décontenancé.

Hein ?...

JULIETTE.

Et la servante des Trois-Grues ?

ALCIDE, de même.

Quoi ?...

JULIETTE.

Et Mlle Paméla ?

ALCIDE, perdant la tête.

C’est... c’est ma domestique.

JULIETTE.

Et la mère François ?

ALCIDE.

Qu’est-ce que c’est encore que celle-là ?...

Criant.

Connais pas !...

JULIETTE.

Vous ne lui avez pas envoyé d’argent ?

ALCIDE.

Moi !... Ce n’est pas dans mes habitudes.

JULIETTE, avec reconnaissance.

Ah ! Godefroy ! Godefroy !...

ALCIDE.

C’est un cuistre !

JULIETTE.

C’est un honnête homme, Monsieur !

ALCIDE.

Ma chère Juliette !

JULIETTE.

Taisez-vous !

ALCIDE.

Mon amour !

JULIETTE.

Allons donc !... Je suis Parisienne, et vous ne pouvez pas souffrir les femmes de Paris... Vous savez... les petites notes du portefeuille...

ALCIDE, furieux.

Ah ! sacrebleu ! je vais vous prouver le contraire...

JULIETTE.

Monsieur...

ALCIDE.

En vous embrassant !

JULIETTE.

À moi !...

 

 

Scène XIV

 

JULIETTE, ALCIDE, MADAME BARBIER, PAMÉLA, GODEFROY

 

MADAME BARBIER, arrivant par la gauche, et se mettant entre Juliette et Alcide.

Hein !

ALCIDE, embrassant Mme Barbier.

Ça y est !...

MADAME BARBIER.

Merci, jeune homme.

ALCIDE.

La vieille !

MADAME BARBIER.

Et l’autre joue ?

PAMÉLA, qui est arrivée par la droite, et a vu le jeu de scène.

Encore !... Ah ! le sacripant !... Mais tu as donc une passion pour les antiquailles ?...

GODEFROY, à Paméla, qu’il suivait.

Respectez ma belle-mère !...

JULIETTE.

Ah ! merci. Godefroy.

GODEFROY, étonné et joyeux.

Vous avez dit...

PAMÉLA, à Alcide.

C’est toi qui vas la danser !...

JULIETTE, à Alcide.

Vous souffrez que votre domestique vous traite ainsi ?

PAMÉLA.

Hein ?... Il a dit que j’étais...

ALCIDE, étourdi.

Pas positivement.

PAMÉLA.

Ah ! le gueux !... Viens ici, que je t’abîme le nez.

ALCIDE, se reculant.

Madame !...

MADAME BARBIER, à Juliette.

Quant à toi, mon petit chat, apprends que Godefroy...

JULIETTE.

Est un brave garçon !...

GODEFROY.

Vous savez...

JULIETTE.

Nous irons ensemble visiter la mère François.

GODEFROY.

Ainsi, ces lettres...

JULIETTE.

Nous les brûlerons tous deux.

GODEFROY.

Et cette bague...

JULIETTE.

Tenez, la voilà, je vous la donne.

GODEFROY.

Mais, l’inconnu des Tuileries...

JULIETTE.

C’est un sot !

ALCIDE.

Merci !... Faut-il quelque chose pour ça ?...

PAMÉLA.

Taisez vous !... et allez me chercher une voiture.

ALCIDE.

Mais...

PAMÉLA.

Sa domestique !... Paltoquet !... Demain, vous me cirerez mes brodequins.

Air : Final du Loup.

Désormais dans le ménage
Plus d’orage,
De nuage.
À l’hymen qui les engage,
L’amour
Se joint en ce jour.

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