Les Deux couronnes (Jean-François Alfred BAYARD - DUMANOIR)
Comédie en trois actes, mêlée de vaudevilles.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 8 juin 1842.
Personnages
GEORGES
CRAMMER, maître à chanter du couvent de l’Ave-Maria
FRICK, son neveu
SOPHIE, jeune pensionnaire du couvent
CORNÉLIE, jeune pensionnaire du couvent
MONSIEUR NICWASER, conseiller aulique
LE RÉGISSEUR du théâtre de Hanovre
UN PAGE
ACTEURS
DOMESTIQUES
PAGES
La scène se passe à Hanovre, le premier acte en 1709 ; le deuxième et le troisième, en 1717.
ACTE I
Le théâtre représente le jardin du couvent de l’Ave-Maria. À gauche, l’entrée ; au fond, une grande porte fermée ; et sur la droite, au fond aussi, un mur.
Scène première
Au lever du rideau, la scène est vide. On entend un chœur chanté par des voix de femmes.
CHŒUR DE JEUNES FILLES, en dehors.
Air de Zampa ou d’Angiolina.
D’un si beau jour, jour de gloire et de fête,
Toutes ici, chantons l’heureux retour ;
Lorsque pour nous le triomphe s’apprête,
De chants joyeux remplissons ce séjour.
CRAMMER, pendant le chœur.
C’est bien... Plus doucement... c’est cela... non, c’est faux... Arrêtez ! arrêtez... Recommençons.
LE CHŒUR.
D’un jour si beau, etc.
Les sons d’une flûte se font entendre du côté opposé et accompagnent le chant.
CRAMMER.
Bon ! à l’autre !... Silence, la flûte !... Allons, Mesdemoiselles, ferme ! enlevons ce passage... Aïe ! aïe !... vous criez trop !... Quel vacarme !. Taisez-vous !... Au diable !
Il entre en scène en se bouchant les oreilles. La flûte continue le chant interrompu.
C’est affreux !... c’est à faire grincer les dents !... Jamais société de chats réunis sur les gouttières pour une soirée musicale n’a fait entendre...
Se débouchant les oreilles.
Hein ?... l’autre va toujours ?...
Criant.
Veux-tu te taire ? Veux-tu finir ?... Frick !... petit misérable !... Si j’entends encore ta flûte, j’irai de la casser sur les oreilles !...
La flûte s’arrête tout-à-coup au milieu du motif.
Il obéit à la voix de son oncle... Il a eu peur pour sa flûte, à moins que ce ne soit pour ses oreilles... Allons, il faut recommencer la leçon...
Ramassant sa musique qu’il a jetée en entrant et s’adressant au papier.
Viens mon pauvre chœur... On va t’exécuter devant toute la ville de Hanovre, devant monsieur le conseiller aulique, qui préside la solennité.
Scène II
CRAMMER, GEORGES, NICWASER
GEORGES, qui a entendu les derniers mots.
Ah ! nous arrivons à temps.
CRAMMER, se retournant.
Hein ?... des étrangers ?
NICWASER.
Qui ont sans doute l’honneur de saluer M. Egidius Crammer, le maître à chanter du couvent de l’Ave-Maria ?
CRAMMER.
Lui-même... lui et sa cantate...
Il montre la musique.
celle que l’on doit faire entendre, dans une heure, à la distribution des prix.
Chantant.
D’un si beau jour, jour...
S’interrompant. À part.
Quels sont ces Messieurs ?...
GEORGES.
Et ce ne sera pas là un des moindres attraits de la cérémonie.
CRAMMER, flatté.
Ah ! Monsieur... certainement...
Continuant le chant.
Jour de gloire et de...
S’interrompant. À part.
Quels sont ces Messieurs ?
NICWASER.
La réputation de M. Crammer a suivi celle de ce couvent... la première maison d’éducation de tout le Hanovre...
CRAMMER.
C’est vrai... nous avons ici les filles des plus nobles maisons et des familles les plus riches.
GEORGES, vivement.
Et quelles sont les plus jolies ?...
Se reprenant.
Je veux dire les plus sages ?
CRAMMER, souriant.
Ma foi, mon cher Monsieur, la sagesse n’est pas dans mes attributions... La musique, c’est différent... et si vous tenez à savoir quelles sont les voix les plus justes, les meilleures organisations...
GEORGES.
Merci... Vous êtes trop bon.
CRAMMER.
Il y en a une, surtout... mon élève bien aimée, ma petite Cornélie !... Mais vous pourrez en juger à la cérémonie... à laquelle vous êtes sans doute invités.
GEORGES, vivement.
Oui, oui... nous sommes invités.
NICWASER.
Ne parliez-vous pas, tout à l’heure, du conseiller aulique qui doit la présider ?
CRAMMER.
M. Nicwaser... Au fait, ce conseiller que nous ne connaissons pas...
GEORGES.
Vous pouvez aller annoncer à madame la supérieure qu’il est arrivé.
CRAMMER.
Quoi ! il serait possible !... J’aurais l’honneur de me trouver en présence de...
Saluant Georges.
Ah ! M. le Conseiller...
GEORGES, se défendant.
Monsieur...
CRAMMER, à part.
Tiens ! au fait, ce doit être le plus vieux...
Saluant Nicwaser.
M. le Conseiller...
NICWASER, se défendant comme Georges.
Monsieur...
GEORGES, souriant.
Allez, M. Crammer, allez annoncer notre arrivée.
CRAMMER.
À l’instant.
À part.
J’y suis ! ce sont deux conseillers.
Haut.
Messieurs les Conseillers, j’ai bien l’honneur...
Il sort en courant et en chantant.
D’un jour si beau, jour de gloire et de fête...
Scène III
NICWASER, GEORGES
GEORGES.
Ah ! ah ! ah ! Il est charmant, le maître chanter... Il me prend pour... Ah ! ah ! ah !
NICWASER.
Pour moi !
GEORGES, sérieusement.
C’est beaucoup d’honneur !... Eh bien ! mon cher conseiller, vous le voyez, grâce à vous, j’ai pénétré dans la place... c’est une petite ruse de guerre qui doit peser à votre conscience de magistrat... Mais, bah !
NICWASER.
Ne suis-je pas toujours aux ordres de mon...
GEORGES, lui tendant la main.
De votre ami... Je vous en remercie, et un peu aussi, ma bonne étoile qui m’a fait vous rencontrer... Il y avait parbleu une demi-heure que j’étais là, sur la route, perché sur mon cheval, la bouche béante, le nez en l’air... Je devais avoir l’air bien ridicule, hein ?
NICWASER.
Oh ! Monseigneur...
GEORGES.
Dites toujours... bah ! Mais si vous saviez sur quel délicieux objet mes regards étaient fixés !... Là, à une des fenêtres du couvent, une jeune fille, jolie comme un ange et qui chantait d’une voix délicieuse !... Je ne pouvais me lasser de la contempler, et je ne sais, ma foi, combien de temps je serais resté à la même place, lorsque votre carrosse est venu à passer, et le cocher, me reconnaissant, a brusquement arrêté ses chevaux... J’apprends que vous vous rendez au couvent de l’Ave-Maria, que vous arrivez exprès de la résidence pour présider la distribution des prix... c’était juste mon affaire... Je m’attache à vous, nous entrons, l’un menant l’autre... Moi, jeune fou, abrité sous votre magistrature, et il ne me reste plus qu’à retrouver, intrà muros, celle que j’ai admirée à distance.
NICWASER.
Eh ! mais ! toutes les pensionnaires seront rassemblées à la cérémonie... La jeune fille de la fenêtre ne peut manquer d’avoir un prix.
GEORGES.
Parbleu ! elles en ont toutes... Elles sont filles de trop bonnes maisons pour qu’on y regarde.
NICWASER, souriant.
Ne fût-ce que le prix de chant.
GEORGES, vivement.
Qu’elle mérite certainement...
Soupirant.
Et c’est vous qui, de vos heureuses mains, poserez sur son front...
NICWASER.
La simple couronne de feuillage.
GEORGES.
Êtes-vous heureux !
NICWASER.
Avec un baiser.
GEORGES.
Vrai ?... Oh ! ne dites pas cela ; vous allez me rendre jaloux, envieux... Dieu ! si j’étais à votre place !...
NICWASER.
Oh ! vous ne changeriez pas !
GEORGES.
Pourquoi pas ? Au fait, vous arrivez de la résidence... on ne vous connaît pas plus que moi, ici, il vient de le dire... ce maître à chanter lui-même, le personnage le plus mondain du couvent... il ne savait lequel de nous deux... C’est cela ! bravo ! Vous me cédez votre nom, votre titre, vos fonctions...
NICWASER.
Plaît-il ?
GEORGES, s’interrompant.
C’est tout profit pour la morale.
Air du Piège.
Moi, qui ne vis que de fruit défendu,
Jamais je ne donne, et pour cause,
Un baiser... sans qu’à la vertu
Il n’en coûte, hélas ! quelque chose.
Tandis qu’ici, ceux que je vais ravir,
Riant.
Pour encourager la jeunesse,
Me causeront tout autant de plaisir,
Sans rien coûter à la sagesse.
NICWASER.
Quoi ! Votre Altesse...
GEORGES.
Oh ! silence !... Il n’y a pas d’altesse ici... Laissons de côté le prince Georges !
NICWASER.
Permettez...
GEORGES.
Je suis M. le conseiller Nicwaser... Je vous rajeunis de vingt ans... De quoi diable vous plaignez-vous ?... Tout le monde y gagne !
NICWASER.
C’est que... ces jeunes filles... et puis... on dit que...
GEORGES.
Que je suis un mauvais sujet, n’est-ce pas ? que j’aime, que je séduis toutes les femmes ?... C’est un bruit de cour... Il ne faut jamais croire que la moitié de ce qu’on dit !
NICWASER.
C’est encore gentil !
GEORGES.
D’ailleurs, la sagesse va me gagner ici... C’est un service à rendre à mes futurs sujets de Hanovre et d’Angleterre.
NICWASER.
Quoi ! vous voulez...
GEORGES.
Donner des couronnes à toutes ces jeunes filles... elles prieront Dieu qu’il m’en rende une !
NICWASER.
Mais si vous vous trahissiez ?...
GEORGES.
Laissez donc !... j’aurai l’air conseiller... Approchez, mes enfants, je vous bénis !... Embrassez-moi.
NICWASER.
Mais, Votre Altesse...
GEORGES.
Y a-t-il un discours à prononcer ?
NICWASER.
Non.
GEORGES.
Bien ! je suis en fonds pour ça... Silence, on vient !... Oh ! le joli troupeau !
NICWASER.
Mais je ne puis...
GEORGES.
Ah ! je le veux !
Scène IV
GEORGES, NICWASER, PLUSIEURS PENSIONNAIRES, puis, SOPHIE, puis, CORNÉLIE
CHŒUR DES JEUNES FILLES, qui entrent en courant.
Air des Huguenots.
Ah ! quel plaisir, bientôt la fête
En ces lieux va nous réunir...
Poussant un cri à la vue des deux hommes.
Ah !...
GEORGES, vivement.
Oh ! Mesdemoisel.es, n’ayez pas peur... ne cherchez pas à fuir...
Montrant Nicwaser.
Vous devez être rassurées par l’air grave de...
Se reprenant.
et puis le titre...
NICWASER, bas, à Georges.
La reconnaissez-vous ?
GEORGES.
Non... J’ai beau chercher parmi elles...
SOPHIE, entrant.
Eh ! mon Dieu ! Mesdemoiselles, comme vous courez !... On a bien de la peine à vous...
Apercevant Georges.
Ah !...
Elle s’arrête, interdite.
NICWASER, bas, à Georges.
Est-ce celle-ci ?
GEORGES, de même.
Non... Mais, tiens, elle n’est pas mal non plus, celle-ci !...
Haut, à Sophie.
Approchez, Mademoiselle.
SOPHIE, troublée.
Pardon, Monsieur, c’est que... je venais... je ne croyais pas...
Apercevant Cornélie et courant à elle.
Cornélie !
CORNÉLIE.
Quoi donc ?... qu’y a-t-il ?...
GEORGES, saisissant la main de Nicwaser.
C’est elle, mon cher ! c’est Cornélie !...
CORNÉLIE.
Comme ta main tremble !...
Sophie, pour toute réponse, lui montre les deux étrangers.
Ah ! c’est pour ça ? Que tu es sotte, va !...
S’approchant hardiment et faisant une profonde révérence.
M. le Conseiller.
TOUTES LES PENSIONNAIRES.
Le Conseiller !
CORNÉLIE, à part.
Je ne sais pas lequel... mais ça ne fait rien.
Continuant.
Madame la supérieure vous prie de vouloir bien passer dans ses appartements.
Bas, en passant près de Sophie.
Tu vois, il n’y a pas de quoi avoir peur.
GEORCES, bas, au Conseiller.
N’est-ce pas, qu’elle est ravissante ?... Des yeux, surtout ! et un petit air lutin !
CORNÉLIE.
Nous allons vous indiquer le chemin.
NICWASER.
Mesdemoiselles, je vais...
GEORGES, lui coupant la parole.
Nous nous y rendons, Mademoiselle... Mais nous sera-t-il permis de connaître le nom de l’aimable messagère ?...
CORNÉLIE, tenant la main de Sophie.
Il y a ici, Monsieur, deux cœurs et deux noms inséparables.
Présentant Sophie.
Sophie de Zell...
GEORGES, à part.
Ah ! diable !
CORNÉLIE.
Fille d’un gentilhomme en disgrâce.
Se présentant elle-même.
Cornélie Valstein.
NICWASER, à part, comme Georges.
Ah ! diable !
GEORGES, à part.
La protégée du vieux maître de musique.
CORNÉLIE.
Air d’Aristippe.
D’un banquier de la résidence,
Je suis la fille.
GEORGES.
Eh oui, vraiment !
Valstein !
NICWASER, à part.
Le pauvre homme est, je pense,
Bien malheureux en ce moment.
GEORGES.
On dit sa fortune brillante...
Mais je donnerais, j’en conviens,
Tous les trésors dont peut-être il se vante,
Pour celui dont il ne dit rien...
Pour le seul dont il ne dit rien.
CORNÉLIE, à part.
C’est gentil, ce qu’il m’a dit là !
GEORGES.
Et vous êtes, je parie, une de celles que je dois couronner aujourd’hui ?
Il jette un coup d’œil à Nicwaser.
AMÉLIE, vivement.
Ah ! c’est vous...
Bas.
Moi, je croyais que c’était l’autre, le vieux !...
Se reprenant.
Mais, je l’espère, Monsieur...
Vivement.
Et Sophie aussi.
GEORGES.
Sans doute... Resterez-vous encore longtemps dans ce couvent ?
CORNÉLIE.
Non, grâce à Dieu... j’en sors cette année...
Vivement.
et Sophie aussi.
GEORGES.
Quoi ! déjà, à votre âge !...
CORNÉLIE.
J’ai dix-sept ans et demi, Monsieur... et Sophie aussi... c’est-à-dire, elle en a dix-huit, mais elle me cède six mois... Entre nous, tout est commun !
GEORGES.
Fort bien... Je vois qu’en effet vous êtes les deux inséparables.
SOPHIE.
Deux sœurs, Monsieur.
GEORGES.
Encore mieux... Allons, il faut se rendre à l’invitation de madame la supérieure.
CORNÉLIE.
Qui vous attend pour vous donner le baiser de l’hospitalité.
GEORGES.
Hein ?
CORNÉLIE.
C’est l’usage... cela vaut une bénédiction.
GEORGES.
Ah ! oui... je sais...
Bas, à Nicwaser.
Dites donc, je vous cède celui-là, par exemple !...
NICWASER, riant.
Non... tout ou rien, Monsei...
GEORGES, vivement.
Chut !... Mesdemoiselles...
CHŒUR.
Air des Willis.
Près de la supérieure,
Veuillez suivre nos pas :
Car bientôt viendra l’heure
Pour nous pleine d’appas.
Les jeunes filles sortent à gauche ; ils les accompagnent. Cornélie retient Sophie.
Scène V
CORNÉLIE, SOPHIE
CORNÉLIE, suivant du regard Georges qui s’éloigne.
Ah ça ! mais, il me regarde toujours...
À Sophie.
Il est très bien, ce jeune conseiller... J’aime mieux que ce soit lui que l’autre... parce que, s’il faut l’embrasser, ce sera plus gentil... et puis ça le dédommagera du baiser de la supérieure.
SOPHIE.
Mon Dieu ! que tu es folle, ce matin !
CORNÉLIE.
C’est possible ! je le suis pour deux... car toi, tu es si triste !...
SOPHIE, lui prenant la main.
Mon Dieu ! Cornélie, est-ce qu’au moment de quitter ces lieux, pour entrer dans le monde...
CORNÉLIE.
Cela te fait de la peine ?... de quitter ce vieux couvent, où l’on s’ennuie tant ?... Ces vieilles béguines qui sont si sévères !...
SOPHIE.
Ainsi, tu es heureuse de partir, toi ?
CORNÉLIE.
Si je suis heureuse !... Je ne me sens pas de joie... je chante... je danserais, si j’osais !... mais c’est défendu ici, je danserai plus tard... Tiens, tout à l’heure, à une des fenêtres de la lingerie, derrière ces vilaines grilles de fer qui vont bientôt tomber, je cherchais à voir au loin les premières maisons de Hanovre !... Je me disais Là-bas est la vie, le monde, c’est-à dire les plaisirs, les bals, les théâtres... Oh ! les théâtres surtout !... et il me tardait de franchir l’espace qui m’en éloigne encore !
SOPHIE.
Et tu ne regrettes rien ?
CORNÉLIE.
Que veux-tu qu’on regrette ici ?
SOPHIE, avec reproche.
Personne ?
CORNÉLIE.
Ah ! c’est mal, cela !... Est-ce que nous nous séparons ?... et pourtant, lorsque je pense qu’après six ans passés ensemble dans cette maison, nous ne nous éveillerons pas demain dans le même dortoir !... que nous pourrons rester un jour, un seul... qui sait ? une semaine peut-être sans nous voir, sans nous embrasser !... Tiens, je suis comme toi, ta tristesse me gagne, et j’ai des larmes dans les yeux... Mais nous nous reverrons souvent, n’est-ce pas ?
Gaiement
Tu viendras à la résidence... mon père te donnera une fête superbe, Madame la comtesse !... Nous dépenserons cent mille florins pour te recevoir... un grand concert où je chanterai... car, vois-tu, on voudra me faire briller... autrement, à quoi servirait à ma famille ce talent de musicienne qu’on m’a donné, cette voix que mon bon Crammer trouve si belle... et qui serait une fortune, à ce qu’il dit ?... Aussi, cette fortune, je te la souhaiterais, à toi, qui n’en as pas d’autre !... Mais, sois tranquille ! tu vaux mieux que moi... Je te ferai briller.
SOPHIE.
À quoi bon ?... pour rester dans le vieux château de mon père... Il ne lui est plus permis de le quitter, depuis sa disgrâce.
CORNÉLIE.
Mais tu n’es pas exilée, toi !... et puis, quelque jour, ne faudra-t-il pas te marier ?... et moi aussi !... car nous allons, nous allons, et nous oublions l’affaire principale.
SOPHIE.
Nous marier !
CORNÉLIE.
Tiens... sans cela, ce ne serait pas la peine de quitter le couvent... À chacune un mari bien jeune, bien gentil, bien spirituel, bien amoureux...voilà tout... nous ne sommes pas difficiles !
SOPHIE, souriant.
Un mari comme... par exemple... ce jeune conseiller aulique, qui te regardait tant et qui ne faisait pas attention à moi.
CORNÉLIE.
Tiens ! il n’est pas mal !... Et à toi quelqu’un comme... aide-moi donc... comme...
Vivement.
Tiens ! comme le petit à la flûte.
SOPHIE.
Le neveu de M. Crammer ?
CORNÉLIE.
Qui le tient sous clé... chez lui... derrière ce mur ! Pauvre garçon ! il nous admire de loin !... et il n’a pour exprimer son amour que des baisers qu’emporte le vent... et sa flûte qui soupire faux !...
On entend la flûte.
Tiens ! entends-tu ?...
SOPHIE.
Mais ça n’est pas faux... Il en joue très bien !
CORNÉLIE.
Oh ! tu le flattes !... c’est comme sa figure, que je trouve un peu... bête !... et qui te plaît tant !
SOPHIE.
Mais je n’ai pas dit cela... et puis tu lui supposes des intentions, à ce jeune homme...
CORNÉLIE.
Non, tu ne lui en supposes pas, toi !... Et ce baiser qu’il t’a envoyé hier de sa fenêtre.
SOPHIE.
Non, c’est à toi.
CORNÉLIE.
C’est à toi !... À moins qu’il n’en ait envoyé deux...
La flûte s’arrête.
SOPHIE.
Il ne joue plus !... c’est dommage !
CORNÉLIE.
Sois tranquille, il recommencera... Ainsi donc, c’est convenu, mon mari sera à peu près comme le jeune conseiller... Le tien, dans le genre de la flûte... et, comme ils adoreront leurs femmes... c’est encore convenu... nous leur ferons nos conditions. SOPHIE. Lesquelles ?
CORNÉLIE.
De ne jamais nous séparer.
SOPHIE.
Et s’ils résistent ?... ce sont les femmes qui doivent obéir aux maris.
CORNÉLIE.
Tu crois ?... Nous tâcherons de changer cela...
Air : Vaudeville des Frères de lait.
Nous séparer ! non, ma Sophie !...
Oh ! non, jamais !
SOPHIE.
Va, je te crois.
CORNÉLIE.
Oui, si plus tard on me marie,
À mon époux je dirai, je le dois :
N’exigez pas que votre femme oublie
Les premiers serments de son cœur :
Je veux rester fidèle à mon amie !...
Cela, Monsieur, vous portera bonheur.
Et si l’une de nous avait besoin de l’autre... elle la retrouverait fidèle et dévouée ?
SOPHIE.
Nous nous aimerons toujours !
CORNÉLIE.
Toujours !... Tiens, faisons une convention, que nous n’oublierons jamais... Engageons-nous par un serment sacré...
SOPHIE.
À quoi ?
CORNÉLIE.
Jurons que, quoi qu’il arrive, quelque lieu que nous habitions, quelque événement qui nous sépare... dans cinq ans, à pareil jour, nous nous retrouverons ici, au couvent de l’Ave-Maria.
SOPHIE.
Je le jure... par notre amitié !
CORNÉLIE.
Et moi, si j’y manque, je veux que tu ne m’aimes plus.
SOPHIE.
Dans cinq ans...
CORNÉLIE.
Jour pour jour...
SOPHIE.
Ici.
CORNÉLIE.
C’est juré !
On entend des cris aigus.
TOUTES DEUX.
Ah ! mon Dieu !
Scène VI
CORNÉLIE, SOPHIE, TOUTES LES PENSIONNAIRES, accourant effrayées, puis, FRICK
TOUTES.
Un homme !
SOPHIE.
Ô ciel ! un homme !
CORNÉLIE.
Où donc, mesdemoiselles ?...
TOUTES.
Là, sur le mur !
Frick paraît sur le mur, venant du même côté que les jeunes filles.
Le voilà !
FRICK, sur le mur.
Chut !... n’ayez pas peur !... Chut donc !...
SOPHIE.
Eh ! mais ! c’est lui !
CORNÉLIE.
Le neveu de M. Crammer !
FRICK.
Eh oui, je suis le neveu de... mon oncle... Je suis la flûte... la petite flûte... Tenez.
Il tire sa flûte de sa poche et en joue.
TOUTES.
Ah !
FRICK.
Laissez-vous toucher par mes sons... Ne soyez pas plus dures que les murailles de Thèbes.
Il recommence à jouer.
SOPHIE.
Taisez-vous !... Si on vous entendait !...
FRICK, à part.
Tiens ! en voilà une !...
CORNÉLIE.
Si on vous voyait !...
FRICK, à part.
Tiens ! voilà l’autre !
SOPHIE.
Allez-vous-en !
CORNÉLIE.
Descendez de là !
FRICK.
Par ici ?
CORNÉLIE, vivement.
Non ! de l’autre côté.
FRICK.
Bien... Je descends.
Il saute au milieu d’elles.
TOUTES.
Mais non ! mais non ! vous vous trompez !
FRICK.
Oh ! la ! oh ! la la !
TOUTES, l’entourant.
Qu’est-ce donc ?
FRICK.
Je me suis donné une entorse !... Oh ! la la !
TOUTES.
Ah ! mon Dieu !
CORNÉLIE.
Vite, une chaise !
SOPHIE.
Appuyez-vous sur moi.
FRICK.
Volontiers.
TOUTES, l’entourant.
Pauvre jeune homme !
On apporte une chaise, on le fait asseoir et on l’entoure.
FRICK.
Ah ! que je souffre !... Dieu ! Dieu ! Dieu !... que je...
À part.
Elles sont gentilles !...
SOPHIE.
Il faut appeler quelqu’un...
FRICK, vivement.
Non ! non !... personne !... Surtout, pas mon oncle !... il m’a menacé, ce matin, d’une volée de coups de flûte... et mon oncle est homme de parole.
SOPHIE.
Cependant, si vous souffrez, il faut prendre quelque chose.
FRICK, lui prenant la main.
Avec plaisir...
CORNÉLIE.
Un verre d’eau ?
FRICK, faisant la grimace.
Oh !... je ne crois pas que ça me fasse grand bien.
SOPHIE.
Mais, Monsieur, voyons, parlez... Comment vous trouviez-vous là... sur ce mur ?
FRICK.
Je... je me promenais.
TOUTES, riant.
Ah ! ah ! ah !
CORNÉLIE.
Pourquoi avez-vous sauté par ici ?
FRICK.
C’est la faute de mon oncle... qui est un tyran !... Excellent musicien, mais tyran... Jugez-en, mes belles petites demoiselles...
Il leur baise les mains.
CORNÉLIE, se fâchant.
Eh bien ! Monsieur !
FRICK.
Ah ! c’est que je souffre tant !
SOPHIE.
Enfin ?...
FRICK.
Depuis un mois que je suis venu de la ville m’établir chez lui pour me perfectionner dans la flûte, mon oncle me tient enfermé dans ma chambre... « Frick, me dit-il tous les matins... »
S’interrompant.
Je m’appelle Frick.
TOUTES.
Frick !...
CORNÉLIE.
Tiens, c’est un joli nom !
FRICK.
Il est un peu court, mais facile à prononcer... « Frick, je suis maître à chanter dans un couvent, rempli de jolies filles... » Mon oncle n’a jamais dit que la vérité.
TOUTES, flattées.
Ah !...
FRICK, à part.
Ça les flatte... allons, ça les flatte.
Haut.
« Frick... (C’est toujours mon oncle qui continue.) Je te défends de jeter les yeux de ce côté, ou bien... suffit !... c’est l’ordre de madame la supérieure... Jamais un mot, un signe, qui attire l’attention de ces blanches colombes... Tu joueras de la flûte le plus bas possible... toujours piano... Si par hasard elles t’entendent, je dirai que c’est un rossignol qui chante. »
CORNÉLIE, riant.
C’est un peu fort !
FRICK, se regardant.
Pour un rossignol... au physique, je ne dis pas... cependant, au fond, la supposition avait son agrément...
S’animant.
Mais, pour être flûte, on n’en est pas moins homme... Je brûlais, je grillais...
S’interrompant.
car je ne sais pas si Vous êtes comme moi, Mesdemoiselles, mais quand on me défend une chose... je grille de la faire.
TOUTES, successivement.
Comme moi !
FRICK.
Je grillais donc de voir mes jolies voisines auxquelles on me cachait... comme un être dangereux... ou difforme... et de leur prouver... Enfin, j’ai bravé la défense de mon oncle... je suis venu, j’ai vu, et... je me suis donné une entorse...
Il se lève.
Voilà mon histoire.
SOPHIE.
Mais c’est très mal, Monsieur !
CORNÉLIE.
Laisse donc, c’est gentil, ce qu’il a fait là... Moi, j’aime beaucoup les mauvais suj...
Elle s’arrête.
SOPHIE.
Oh !
FRICK.
Bravo !... et vous, Mademoiselle ?
SOPHIE.
Je les déteste... Cornélie aussi !
CORNÉLIE.
C’est ce que je voulais dire.
FRICK.
Oh ! Cornélie ! c’est vous... la protégée de mon oncle... son élève chérie, dont il me parle toujours !... Il vous aime comme si vous étiez sa fille !... En ce cas, vous seriez ma cousine !... Tiens, c’est vrai... au fait !...
Allant pour l’embrasser.
Voulez-vous me permettre, ma cousine ?...
CORNÉLIE, le retenant.
Monsieur !...
TOUTES.
Sa cousine !...
FRICK, à Sophie.
Mais vous aussi... mais toutes, toutes !... Oh ! je sais bien que vous êtes de belles demoiselles, et que je ne suis qu’un pauvre garçon...
Air : De sommeiller encore, ma chère.
Pour moi, qu’au moins ma franchise intercède :
Oui, j’en conviens... en faisant mon total,
Montrant sa flûte.
Voilà tout ce que je possède,
Fonds de commerce et capital.
Mon oncle dit que ma richesse
Est là-dedans... Je voudrais la tenir...
C’est ce qui fait que je souffle sans cesse,
Afin de la faire sortir.
Mais j’ai de l’embouchure... de l’ambition... Je veux être un jour première flûte solo du grand théâtre de Hanovre.
CORNÉLIE.
Vraiment ?... Celui où l’on représente, dit-on, de si beaux opéras ?
FRICK.
Que j’accompagnerai... Je les sais tous.
CORNÉLIE.
Vrai ?... Oh ! jouez-nous donc quelque chose... un petit air !...
TOUTES, l’entourant.
Oui, oui...
SOPHIE.
Y pensez-vous !...
CORNÉLIE.
Oh ! bien bas ! bien bas !...
FRICK.
Voilà... Oh ! je ne me fais pas prier... Tout ce que vous voudrez... tout... Voilà !...
Elles sont groupées autour de lui, il exécute un air.
CRAMMER, en dehors.
Mais c’est lui... Frick !...
SOPHIE.
M. Crammer !...
TOUTES.
Ciel !...
FRICK.
Voilà mes oreilles flambées !
CORNÉLIE.
Sauvez-nous !
SOPHIE.
Il n’est plus temps !...
TOUTES.
Ah !...
Elles se placent vivement devant lui pour le cacher. Il reste accroupi.
Scène VII
SOPHIE, FRICK, CORNÉLIE, CRAMMER, entrant vivement, d’un air soupçonneux, et semblant chercher autour de lui
CORNÉLIE.
Tiens, c’est M. Crammer !
SOPHIE.
Que cherchez-vous donc, M. Crammer ?
CRAMMER.
Est-ce que vous n’avez pas entendu jouer de la flûte ?
CORNÉLIE.
Non.
SOPHIE.
Non.
TOUTES, successivement.
Non, non, non, non.
FRICK, à part.
Ô anges !... ô anges !...
CRAMMER, secouant son doigt dans son oreille.
Ah ça ! qu’est-ce que j’ai donc aujourd’hui dans les oreilles ?... Depuis ce matin, je suis poursuivi par les sons de cette maudite...
CORNÉLIE, à qui Frick baise les mains, poussant un cri.
Ah !
CRAMMER.
Hein ?
CORNÉLIE.
Plaît-il ?
CRAMMER.
Qu’est-ce qu’il y a ?
CORNÉLIE.
Je n’ai rien dit.
FRICK, à part.
Ah bien ! comme ça ment !
CRAMMER, à part, recommençant le geste.
Bien sûr, j’ai aujourd’hui quelque chose dans les oreilles !
CORNÉLIE, bas, à Frick, sans se retourner, et le menaçant.
Revenez-y !
FRICK, à part.
Changeons de main.
CRAMMER.
Mesdemoiselles, madame la supérieure vous ordonne de vous réunir dans le grand salon, pour être présentées...
SOPHIE, à qui Frick baise les poussant un cri.
Ah !
CRAMMER.
Qu’est-ce qu’il y a encore ?
SOPHIE.
Rien.
CORNÉLIE.
Personne n’a parlé.
TOUTES.
Personne.
FRICK, pouffant de rire.
Comme ça ment !... Oh !...
Elles lui mettent la main sur la bouche.
CRAMMER, à part.
Il faudra que je consulte le docteur.
Reprenant, haut.
Pour être présentées à M. le conseiller aulique.
TOUTES.
Nous l’avons vu !...
CORNÉLIE.
C’est le plus jeune, n’est-ce pas ?
CRAMMER.
Oui, petite, oui... Il est fort bien !... et quand il posera une couronne sur votre tête...
CORNÉLIE.
Sur la mienne !...
CRAMMER.
Je n’ai pas dit !... Mademoiselle... ma chère enfant...
Se contraignant.
Oh ! petit serpent !... elle me ferait parler malgré moi...
Haut.
Venez, Mesdemoiselles.
TOUTES.
Nous voici nous voici !...
Crammer sort le premier. L’une après l’autre, en passant près de Frick.
Adieu ! adieu !
Il les suit des yeux, et, au moment où Cornélie et Sophie vont sortir, après toutes les autres, il s’élance et les arrête.
Scène VIII
SOPHIE, FRICK, CORNÉLIE
FRICK, bas.
Restez.
CORNÉLIE et SOPHIE, effrayées.
Dieu !
Elles se sauvent aux deux extrémités du théâtre.
FRICK.
Chut ! ne criez pas.
Il court de l’une à l’autre.
CORNÉLIE.
Ah ça ! mais il ne boite plus !
SOPHIE.
Et votre entorse ?
FRICK.
Radicalement guérie.
CORNÉLIE.
Déjà !
FRICK.
Ruse de guerre... pour attendrir vos bons petits cœurs.
SOPHIE.
Oh ! moi qui le soutenais !...
CORNÉLIE.
Moi qui le plaignais tant de l’entorse qu’il ne s’était pas donnée !...
SOPHIE.
Moi qui lui offrais un verre d’eau !...
FRICK, vivement.
Que j’ai refusé !... Oh ! nous autres musiciens !
SOPHIE.
Enfin, pourquoi nous retenir ?
CORNÉLIE.
Qu’est-ce que vous voulez ?
SOPHIE.
Nous ne vous connaissons pas.
CORNÉLIE.
Nous ne vous avons jamais vu.
FRICK.
Allons donc !... Et hier au soir, quand je vous ai envoyé de loin...
Il fait les doigts sur sa bouche.
CORNÉLIE.
Chut ! nous n’avons rien vu !
FRICK.
Ah bah !...
SOPHIE.
Enfin, qu’avez-vous à nous dire ?
FRICK.
Que je vous aime ! que je vous adore !...
CORNÉLIE, riant.
Toutes les deux !
FRICK, résolument.
Toutes les deux !... et allez donc !... Ah ! si vous croyez que j’ai le cœur fait comme tout le monde !... Moi, au milieu de tous ces trésors, je resterais... comme Tantale !... Non, non, bien plus fort ! Dès que je suis arrivé chez mon oncle, j’ai commencé par aimer tout le couvent ! toutes à la fois ! en masse !...
SOPHIE.
Ah ! quelle horreur !
CORNÉLIE.
Non, il est amusant !
FRICK.
Mais ça m’embrouillait... je ne me reconnaissais plus dans mes passions... Alors, pour simplifier la chose... je n’en aime plus que deux.
SOPHIE.
Mais c’est encore trop !
FRICK.
Je simplifierai encore... J’en arriverai à une seule... mais laquelle ?
TOUTES DEUX.
Laquelle ?
FRICK.
Celle qui m’aimera.
CORNÉLIE, étourdiment.
Ou plutôt, celle à qui vous envoyez des baisers.
FRICK, vivement.
Ah ! vous voyez bien !
SOPHIE.
Maladroite !
FRICK.
N’êtes-vous pas les deux inséparables, les deux amies, les deux sœurs qui n’en font qu’une ? Je me suis arrangé là-dessus, moi... et je ne sors pas de là...
Parlant à l’une et à l’autre, en se tournant à droite et à gauche. À Cornélie.
Mademoiselle je vous aime !...
À Sophie.
Prenez pitié de ma souffrance...
À Cornélie.
Laissez-moi espérer...
À Sophie.
qu’un jour...
À Cornélie.
je serai...
À Sophie.
votre mari... et s’il faut tomber à vos genoux...
Il se jette à genoux entre elles, et se tournant vers Sophie.
Oh ! Mademoiselle !...
SOPHIE.
Monsieur... relevez-vous !...
Il change de genou, et se trouve du côté de Cornélie.
CORNÉLIE, riant aux éclats.
Ah ! ah ! ah !...
FRICK.
Plaît-il !... Mademoiselle...
Se tournant vers Sophie.
Mais vous...
SOPHIE, riant aussi.
Ah ! ah ! ah !...
Il finit par éclater lui-même de rire, en multipliant ses protestations.
Scène IX
SOPHIE, FRÉDÉRIC, GEORGES, CORNÉLIE
GEORGES, l’apercevant.
Bravo ! très bien !... ne vous dérangez pas, Monsieur.
FRICK.
Oh !
Il se relève vivement.
CORNÉLIE et SOPHIE.
Dieu ! le conseiller !
FRICK, troublé.
Voilà ce que c’est, Monsieur... Je ramassais, je ramassais quelque chose que Mademoiselle... D’ailleurs, je suis de la maison.
GEORGES.
Ah ! c’est différent... du moment que Monsieur est de la maison...
À part.
Il doit y avoir un prix de sagesse dans ce couvent.
CORNÉLIE, s’efforçant de rire.
Monsieur est le neveu de M. Crammer...
SOPHIE, de même.
Le petit qui joue de la flûte.
FRICK, tirant sa flûte.
À vos ordres, Monsieur.
GEORGES, regardant Cornélie.
Merci, merci... Grâce pour mes oreilles !
Mouvement de Frick, que Sophie retient.
CORNÉLIE, à part.
Il me regarde toujours.
SOPHIE, bas, à Frick.
Allez-vous-en.
FRICK, bas.
Par exemple ! et mon entorse !...
Haut.
Si M. le conseiller veut passer...
Il lui montre le fond.
GEORGES.
Non, je suis bien ici... très bien !... Et puis, qui sait ?... on a peut-être quelque chose à me demander.
FRICK.
Je ne crois pas.
GEORGES.
Pourquoi donc ?... Je voudrais laisser quelque bon souvenir de mon passage dans cette maison... et de retour à la résidence, je pourrais recommander au prince Georges...
FRICK.
C’est un mauvais sujet.
GEORGES.
Hein ?
SOPHIE et CORNÉLIE.
M. Frick !...
GEORGES.
Ces demoiselles ne sont pas de votre avis.
FRICK, à part.
Je crois bien... Pauvres colombes !
GEORGES.
Il ne me refuserait pas sa protection.
FRICK.
Alors, je l’accepte... pour ma flûte et pour moi... au grand théâtre... Et si le prince Georges...
GEORGES.
C’est un mauvais sujet... pour vous... mais ces demoiselles...
CORNÉLIE.
Oh ! moi, Monsieur, je vous remercie... Mon père est riche, très riche... et il m’a souvent dit qu’avec des ducats on n’avait jamais besoin de personne... pas même d’une altesse sérénissime...
GEORGES.
Ah !
FRICK.
Ah !...
À part.
Comme ça parle !
CORNÉLIE, fièrement.
Mon père et moi, nous ne voulons rien, nous ne demandons rien... que la permission de prêter au prince Georges quelques millions de ducats, si jamais les caisses de l’état se trouvaient à sec...
GEORGES.
Oh ! oh !
FRICK.
Oh ! oh !... voilà comme nous sommes.
CORNÉLIE.
Mais il y a ici une personne...
Elle regarde Sophie.
qui aurait, elle, des droits à réclamer.
SOPHIE, s’avançant.
Cornélie !... je te défends...
CORNÉLIE.
Oh ! tu ne m’empêcheras pas de parler...
Poursuivant.
La fille d’un noble et loyal gentilhomme, que le prince a frappé d’une disgrâce injuste... qui est aujourd’hui exilé dans ses terres, quand il devrait être premier ministre à Hanovre... excellent ministre !... Mais, à la cour, on n’en fait pas d’autres.
GEORGES.
Ah ! vraiment ?... Vous savez donc ici ce qui se passe à la cour ?
CORNÉLIE.
Certainement... nous nous en occupons beaucoup... Nous parlons politique... le dimanche.
GEORGES.
Oui-dà ?
FRICK.
Oui-dà !... oui.
CORNÉLIE.
Air de Me Favart.
Ce pauvre prince, qu’on adore,
Comme on le trompe !
GEORGES.
Il le sait bien.
CORNÉLIE.
Tout ce qui se passe, il l’ignore :
À la cour, on ne lui dit rien.
Pour s’informer de ses affaires,
Qu’il vienne ici nous rassembler...
Nous sommes cent pensionnaires :
Il est sûr d’entendre parler.
Et si Son Altesse veut faire quelque chose de bien, elle rappellera le Comte... c’est un comte... Elle lui rendra ses biens, ses titres, ses emplois... et, moi, je rendrai au prince mon estime.
FRICK.
Et moi aussi...
GEORGES.
Je ne doute pas que le prince ne tienne beaucoup à votre estime... et si Mademoiselle...
CORNÉLIE.
Sophie.
GEORGES.
Si Mlle Sophie veut bien rédiger une note... quelques lignes...
SOPHIE.
Ah ! Monsieur, que de bonté !... Le prince en aura-t-il autant que vous ?
GEORGES.
Eh ! mais... ce n’est pas impossible...
FRICK.
Voilà ! en aura-t-il ?...
CORNÉLIE, à Sophie.
Vite ! vite !... rien que deux mots...
Dictant à la hâte.
« Mon prince, vous avez eu tort... Rappelez mon père, et... que tout soit fini... Votre très humble et très obéissante... » Ne développe pas davantage... Viens !...
Elles font un mouvement pour sortir.
GEORGES, arrêtant Cornélie.
Permettez...
FRICK, les suivant.
C’est ça !... rien que le motif, pas de variations...
GEORGES, retenant Cornélie, qu’il ramène.
Mais, vous, Mademoiselle...
FRICK, s’arrêtant.
Hein ?...
Il s’approche peu à peu pour écouter.
GEORGES, continuant, à demi-voix.
Si riche que vous soyez, vous savez que les millions de florins n’ouvrent pas les portes du palais ducal, ne donnent pas entrée à la cour... Et la cour a des fêtes, où vous voudrez briller un jour...
FRICK, à part.
Qu’est-ce qu’il dit ? qu’est-ce qu’il dit ?
SOPHIE, bas, de loin, à Frick.
Quoi donc ?
GEORGES, plus animé.
La cour a de jeunes gentilshommes qui se disputeront le bonheur de vous plaire... et le prince lui-même, peut-être !...
CORNÉLIE, troublée.
Monsieur !...
FRICK, s’oubliant.
Le prince !...
GEORGES, vivement.
Hein ?... Vous écoutiez ?...
FRICK.
Oh !... je suis de la maison.
GEORGES.
Ah ça ! est-ce que vous êtes une demoiselle, vous ?
FRICK.
Moi ? Je ne crois pas !
On entend de la musique au fond.
Scène X
SOPHIE, FRÉDÉRIC, GEORGES, CORNÉLIE, CRAMMER, NICWASER
NICWASER.
Mais où est-il donc ?
CRAMMER.
M. le Conseiller !... est-ce que je sais, moi ?... Mais elle ! elle !...
FRICK, à part.
Mon oncle !... Je suis pris !...
NICWASER, à Georges.
Ah ! le voici... Eh ! vite. on n’attend plus que M. le Conseiller !
CORNÉLIE.
Ah ! quel bonheur !
CRAMMER, l’apercevant.
Cornélie !... C’est vous, enfin !
CORNÉLIE, le câlinant.
Mon bon Crammer !... mon cher maître !... vous voilà ému... comme moi !... Au moment de recevoir ma couronne... car j’en aurai une !...
CRAMMER.
Une couronne ?... Oui... oui... tu les mérites toutes !
SOPHIE.
Oh ! mon Dieu ! quel trouble ! Qu’avez-vous ?
GEORGES.
En effet, cette pâleur...
NICWASER.
Ô ciel !... ce que je vous ai dit, peut-être ?...
CORNÉLIE.
Quoi donc ?...
CRAMMER, vivement.
Non !... je n’ai rien... rien du tout... c’est le plaisir... le bonheur...
À Cornélie.
C’est égal, mon enfant, embrassez-moi !
CORNÉLIE.
De tout mon cœur !
FRICK, à part.
Qu’est-ce qui lui prend donc, à mon oncle ?
NICWASER.
Dépêchons-nous... on nous attend... M. le Conseiller !... Dix couronnes à donner !
GEORGES.
Venez vite !
FRICK, à part.
Il ne m’a pas vu... Filons !... je file.
Georges et Nicwaser sortent. Sophie les suit. Cornélie s’arrête à la voix de Crammer.
CRAMMER.
Cornélie !...
CORNÉLIE.
Mon bon maître !
Frick s’arrête aussi et les regarde.
CRAMMER.
Embrassez-moi encore.
CORNÉLIE.
Des larmes !... Vous allez me faire pleurer au moment d’être heureuse !...
On entend applaudir.
Là ! entendez-vous ?... il est trop tard ! Et mon prix de chant !
Elle sort en courant.
Scène XI
CRAMMER, FRICK
CRAMMER.
Oui, chante ! chante ! pauvre petite !
FRICK.
Ah ça ! mais qu’a-t-il donc, mon oncle ?... On dirait qu’il étouffe !
CRAMMER.
Comment faire pour savoir ?... Ah ! mon neveu !
FRICK, à part.
Oh ! pincé ! Vous entendez, mon oncle, je cours...
CRAMMER.
Reste !... Comment tu te trouves ici, je n’ai pas le temps de te le demander.
FRICK.
Ça ne fait rien... vous me le demanderez plus tard... Adieu, mon oncle...
CRAMMER.
Reste donc !
FRICK.
Repincé !
CRAMMER.
Frick... je suis dans des transes mortelles... j’ai la fièvre, le frisson...
FRICK.
Il faut vous coucher, mon oncle.
CRAMMER.
Imbécile !... Es-tu homme à garder un grand secret ?
FRICK.
Deux, s’il le faut... Parlez.
CRAMMER.
Eh bien ! Frick... Cornélie... mon élève... la fille de mon ami Valstein... si bonne, si gentille...
FRICK.
Oh ! oui, qu’elle l’est.
CRAMMER.
Tu ne la connais pas ?
FRICK.
Si !...
Se reprenant.
Non !... mais je suppose... Et vous dites...
CRAMMER.
Je dis qu’elle est ruinée, que la riche maison de banque de son père.
FRICK.
Patatras !... elle est par terre ?...
CRAMMER.
Elle y est... à ce qu’on assure... Valstein est parti !...
On entend des acclamations et des fanfares.
FRICK.
La distribution marche... et l’orchestre...
CRAMMER.
Veux-tu rester... Chère enfant ? Que lui dire ?... Comment lui apprendre ?... Si la nouvelle est fausse, exagérée... car j’espère encore... Écoute, Frick, tu vas courir aux informations...
FRICK.
Moi ?... Et mon solo de flûte ?
CRAMMER.
Je le jouerai pour toi.
FRICK.
Mais, mon oncle...
CRAMMER.
Donne-moi ta flûte.
Il la lui arrache.
FRICK.
Mon oncle, si vous alliez...
CRAMMER, essayant de jouer.
Je n’ai plus de jambes !...
FRICK.
Mais vous n’avez plus de souffle non plus !
Nouvelles acclamations.
Allez donc !... il va être trop tard !...
CRAMMER.
Et je m’en moque bien !... Cours chez M. Muller, le banquier, ici près... chez le percepteur...
Soufflant.
Je ne peux pas trouver l’embouchure... Pauvre Cornélie !... Passe chez le juge du village... Je souffle à côté... Malheureuse famille !... Demande s’il est vrai que M. Valstein... Va ! va !...
Nouvelles acclamations.
FRICK, voulant reprendre sa flûte.
Vous êtes trop ému... vous ne trouverez jamais l’embouchure...
CRAMMER.
Tu es encore là... quand je brûle d’impatience et d’inquiétude ?...
FRICK.
Mais, mon oncle...
CRAMMER, levant sur lui la flûte.
Cours, malheureux !... ou...
FRICK.
Oh ! ma flûte !...
Il sort en courant.
Scène XII
CRAMMER, seul, puis, LES JEUNES FILLES, puis GEORGES et NICWASER, et ensuite, FRICK
CRAMMER.
Ma Cornélie !... mon élève bien aimée !... née dans la richesse, habituée au luxe, et qui, peut-être !... Elle en mourra, et moi, j’en serai bien malade !...
Nouvelles fanfares et acclamations.
Et il faut jouer de la flûte !... Rentrons vite, afin qu’on ne se doute de rien... Elle, surtout !...
Les portes du fond s’ouvrent au milieu des acclamations et des fanfares.
Il n’est plus temps !
Cornélie et Sophie sont entrées ayant chacune une couronne.
CORNÉLIE, courant à Crammer.
Ah ! mon bon maître ! mon ami !... vous n’étiez pas là !... Je vous aurais mis ma couronne sur la tête... car mon prix de chant, c’est à vous que je le dois !
CRAMMER.
Ma chère enfant !... c’est possible... je ne dis pas...
CORNÉLIE.
Oh ! vous êtes ému... comme moi... Et cette bonne Sophie !... ma sœur !,. Le prix d’histoire, c’est beau !
SOPHIE, soupirant.
Ah ! le tien vaut mieux.
CORNÉLIE.
Que dis-tu ?... Tiens ! écoute...
Air de Colalto.
Du rendez-vous qui doit nous réunir,
Afin qu’un jour chacune se souvienne,
Et comme un gage offert à l’avenir,
Tiens, sœur, prends ma couronne et donne-moi la tienne.
SOPHIE.
Ah ! de grand cœur !
Elles échangent leurs couronnes.
CORNÉLIE.
En ces lieux !...
SOPHIE.
Dans cinq ans !...
Je l’ai juré.
CORNÉLIE.
J’y penserai sans cesse.
ENSEMBLE.
Dieu, qui nous vois, reçois notre promesse,
Et bénis nos premiers serments !
Nicwaser et Georges paraissent au fond. Les jeunes filles entrent, quelques-unes tenant à la main des couronnes de feuillage entremêlé de fleurs.
NICWASER, riant.
Non, M. le Conseiller, non !... il faut partir !...
GEORGES, à demi-voix.
Ah ! diable !... au meilleur moment... au moment de la reconnaissance !
NICWASER, de même.
C’est pour cela !...
GEORGES, de même.
Tous ces baisers m’ont enivré !...
Apercevant Cornélie.
Ah !...
SOPHIE, s’approchant de Georges, un papier à la main.
M. le Conseiller... vous m’avez permis de vous présenter...
GEORGES.
Cette note... pour votre père ?... Donnez, ma belle demoiselle.
CORNÉLIE.
Oh ! je vous la recommande !
GEORGES.
Voilà une bonne apostille... que je n’oublierai pas !... Je n’oublierai rien !...
Nicwaser l’entraîne, sur un chœur des jeunes filles. Ils sortent par la gauche.
CHŒUR DES JEUNES FILLES.
Air de la valse de Tolbecque.
Tous les cœurs, en ces lieux, longtemps encor, je gage,
Garderont de ce jour le souvenir si doux.
Monsieur le Conseiller, recevez notre hommage,
Et surtout, l’an prochain, revenez parmi nous.
Frick entre par la droite tout effaré. La musique continue à l’orchestre.
FRICK.
Mon oncle ! mon oncle !... C’est vrai ! M. Valstein est ruiné !...
Cornélie se rapproche vivement.
CRAMMER.
Malheureux ! tais-toi !...
FRICK.
Il a pris la fuite !
CORNÉLIE, poussant un cri.
Ah !...
Elle tombe évanouie. On s’empresse autour d’elle. Le rideau baisse, sur la reprise du chœur.
CHŒUR.
Tous les cœurs, en ces lieux, etc.
ACTE II
Le théâtre représente une loge d’actrice, au théâtre royal de Hanovre. À gauche, le cabinet de toilette ; à droite, une petite porte dérobée. L’entrée principale, au fond.
Scène première
CRAMMER, LE RÉGISSEUR du théâtre, CHORISTES, vêtus en égyptiens
Crammer, entouré des choristes, tient une partition et un petit bâton avec lequel il indique la mesure. Le régisseur est assis à gauche et parcourt une affiche.
CHŒUR.
Air.
Ô toi, que l’Égypte idolâtre !
CRAMMER.
Bien, bien !... allez...
CHŒUR.
Reine plus puissante qu’un roi.
CRAMMER.
Piano.
CHŒUR.
Noble et superbe Cléopâtre.
CRAMMER.
Allez donc, la basse. Avec vos ron ron... on dirait un chat qui ronfle.
CHŒUR.
Qu’Osiris, notre dieu, veille à jamais sur toi !
CRAMMER.
Bien, mes amis... très bien, infiniment mieux qu’à la représentation d’hier... Que lisez-vous donc là, régisseur ?
LE RÉGISSEUR.
Notre affiche, devant laquelle je suis en admiration... des lettres de six pouces de haut, faites exprès pour la circonstance.
Lisant.
« 25 août, 1714. Grand théâtre royal de Hanovre, représentation extraordinaire, à l’occasion du voyage de S. M. Georges Ier, roi d’Angleterre, dans son duché de Hanovre... »
CRAMMER, continuant.
« Cléopâtre, reine d’Égypte, tragédie lyrique. Mlle Cornélia, première chanteuse des théâtres d’Allemagne et d’Italie... »
Repoussant l’affiche.
Des théâtres de toute l’Europe, des théâtres de tout l’univers, des théâtres de... de partout !... voilà ce qu’il fallait mettre...
Avec orgueil.
Et c’est moi, moi, Crammer...
LE RÉGISSEUR.
Qui nous avez fait ce magnifique cadeau !
CRAMMER.
Oui, régisseur... oui, Messieurs... oui, égyptiens... et Dieu me punisse si je m’en doutais ! Quand je pense qu’il y a cinq ans, je faisais répéter des cantiques et des psaumes à de jeunes pensionnaires... et je viens de faire répéter un chœur à des Égyptiens, des idolâtres ! des gens qui adorent le bœuf Apis !...
Aux choristes.
Ce n’est pas pour vous offenser, au moins... Vous êtes d’honnêtes choristes à un florin par tête, qui n’adorez aucun bœuf, et les aimez tous indistinctement, en détail... Mais, moi, moi, qui ai vu couronner mon élève chérie, à l’Ave-Maria !
LE RÉGISSEUR.
C’est donc là que Cornélia fut élevée pour le théâtre ?
CRAMMER.
Allons donc !... est-ce qu’elle y pensait au théâtre... Son père avait la fortune la plus belle, la plus solide... qui s’écroula tout d’un coup... sa fille le suivit à Naples... moi, je suivis sa fille, et Frick me suivit... c’est même là qu’il est devenu tout-à-fait bête... c’est là aussi que Corné-lie eut l’idée la plus folle !... le malheur et la musique lui tournaient l’esprit !
LE RÉGISSEUR.
C’était une vocation.
CRAMMER.
Irrésistible, Monsieur... et puis l’espoir de secourir, de sauver son père !... mes prières, mes larmes, rien ne put l’arrêter... Elle me répondait par un air d’opéra, que j’avais la faiblesse de trouver beau, chanté par elle !... Elle pouvait ne pas réussir... je l’espérais, et j’en avais peur !... Pas du tout, régisseur... elle eut un succès fou... j’en pleurais de colère... et de joie !... Frick s’évanouit au milieu du parterre... et le soir, lorsqu’elle me sauta au cou après son début : « Eh bien ! lui dis-je en sanglotant, puisque je ne puis vous arrêter sur le bord de l’abîme, je m’y jette avec vous ! » Et moi aussi, s’écria Frick en brandissant sa flûte !... et depuis ce temps-là, c’est moi qui lui fais répéter ses rôles !... c’est moi qui règle ses points d’orgue... ses magnifiques points d’orgue, qui n’en finis sent pas !... c’est moi qui mets l’orchestre d’accord avec les chœurs, c’est difficile... aussi, tous vos infâmes opéras me sont restés dans la mémoire... je les sais tous par cœur.
LE RÉGISSEUR.
Tous ?
CRAMMER.
Jusqu’aux parties d’orchestre... Et voyez la faiblesse humaine !... quand tout un public l’applaudit, quand la salle est ébranlée par les bravos et les trépignements... je suis heureux, content, comme enivré... car sa gloire, c’est la mienne aussi... alors, je salue, dans la coulisse, en mettant la main sur son cœur !
LE RÉGISSEUR, riant.
Bah !
CRAMMER.
Et quand de toutes les loges on lui jette des fleurs, des bouquets, des couronnes, j’en mets une de côté pour moi... une toute petite, que j’ai la lâcheté de presser sur mes lèvres, en cachette... Est-ce que ce n’est pas une infamie... égyptiens ?
TOUS.
Mais non.
LE RÉGISSEUR.
C’est fort agréable... et vous avez été bien inspiré de la ramener en Allemagne.
CRAMMER.
À deux lieues de l’Ave-Maria !... Que dira-ton, mon Dieu ! Je n’ose me montrer à personne, je me cache... mais du moins je la ramène pure comme à son départ... j’ai veillé sur sa réputation, sur sa vertu, qui n’a pas fait de points d’orgue !... Là-dessus, pas un mot à dire...
LE RÉGISSEUR.
Oh ! oh !
CRAMMER.
Pas une note douteuse !
LE RÉGISSEUR.
Elle est bien rêveuse, bien émue... et l’on dit qu’un jour à Florence, dans sa loge, un personnage mystérieux, surpris par le petit Frick...
CRAMMER.
C’est faux ! c’est une calomnie !... et la preuve, c’est que nous partîmes la nuit même...
LE RÉGISSEUR.
Ils y ont tous échoué !... des grands dignitaires, Monsieur !... des souverains, Monsieur !... ce qu’il lui faut, c’est un mari, et alors ma mission sera finie... je lui donnerai ma bénédiction, et j’irai expier au couvent de l’Ave-Maria, tous les péchés que j’ai commis pour elle.
Cornélie paraît.
Scène II
LES MÊMES, CORNÉLIE
CORNÉLIE, portant le costume de Cléopâtre.
Dites tous les succès que nous avons partagés, mon maître...
Aux autres.
Messieurs, la reine Cléopâtre vous salue...
À Crammer.
J’ai l’air royal, n’est-ce pas ?
CRAMMER.
Vraie fille des Pharaons !... Pas assez de rouge.
CORNÉLIE.
Il ne me manque plus que mon diadème...
Air : Aux temps heureux de la chevalerie.
Allons, mon maître, avec ce diadème,
Couronnez-moi, pour me porter bonheur !
Que mes attraits, dignes du rang suprême,
De ce public m’assurent la faveur.
Oui, ma beauté, ce soir, c’est ma puissance ;
De mes sujets l’amour est exigeant,
Et puisqu’ici je le tiens à distance,
Qu’il soit heureux, du moins, en me voyant.
En parlant, elle étale son rouge, pendant que Crammer lui pose le diadème, et qu’une fille d’atours ajuste son costume.
Me voilà reine d’Égypte... jusqu’à dix heures du soir... c’est court, mais c’est beau !
LE RÉGISSEUR, s’inclinant.
Surtout, quand votre règne n’est qu’un long triomphe.
CRAMMER.
Merci, régisseur... Comme celui d’hier, à notre première représentation... quel succès !
CORNÉLIE.
Ils ont été bien contents de moi, n’est-ce pas ?
CRAMMER.
C’est-à-dire, que la reine d’Égypte a eu un succès pyramidal... Ah ! ah ! ah !
Regardant les choristes qui ne rient pas.
Ils ne comprennent pas, les malheureux !
Aux choristes.
Il faut vous dire, Messieurs les égyptiens, que dans votre pays...
CORNÉLIE.
J’avais une peur... Ah ! on ne sait pas ce que c’est qu’un début... devant un public nouveau !
À part.
Et puis il était là, lui... comme à Florence ! Oh ! mon cœur battait !
CRAMMER.
Et un public de compatriotes... c’est bien plus difficile !
CORNÉLIE.
Aussi, j’avais presque envie de leur dire : « Voyons, Messieurs, soyez gentils, encouragez-moi ! »
À Crammer.
Tenez, par exemple, mon grand air n’a pas bien été.
CRAMMER.
Je viens de faire répéter le chœur à Messieurs les égyptiens qui vous accompagnent.
CORNÉLIE, se retournant.
Ah ! ces Messieurs ont bien voulu...
Bas, à Crammer.
Dieu ! qu’ils sont laids !... Est-il possible que des chrétiens...
CRAMMER, bas.
Nous sommes en Égypte, patrie des momies.
CORNÉLIE.
C’est juste !... mais ils abusent un peu.
LE RÉGISSEUR, aux Égyptiens.
Eh ! vite, vite !... allez en scène !
À Cornélie, pendant qu’ils sortent.
Nous avons ce soir la plus brillante assemblée... et demain nous aurons mieux encore !
CORNÉLIE.
Oh ! demain, je me repose.
LE RÉGISSEUR.
Mais c’est impossible !... vous savez que le roi d’Angleterre, Georges Ier, notre glorieux souverain...
CORNÉLIE.
Visite, incognito, toutes les villes de son royaume d’Allemagne... après ?
LE RÉGISSEUR.
J’apprends qu’il est arrivé à la résidence...
CORNÉLIE.
Le roi !... il est arrivé !...
LE RÉGISSEUR.
Et j’irai le supplier d’assister demain à un nouveau triomphe... Hein ? quel honneur !
CRAMMER.
C’est-à-dire quelle recette, gaillard !...
CORNÉLIE.
Et mieux que cela... il faut que ma voix le séduise... et lui arrache la grâce de mon père !...
CRAMMER.
Bonne fille !...
CORNÉLIE.
Mais on le dit si aimable !...
LE RÉGISSEUR.
Charmant !... protecteur éclairé des artistes... quand elles sont jolies !... on assure même qu’il va les féliciter dans les coulisses... dans leurs loges... comme un simple bourgeois.
CORNÉLIE.
Tiens ! il est aimable ce roi-là.
LE RÉGISSEUR.
Air de Turenne.
C’est une royauté sans faste,
Qui cache son sceptre avec soin.
CRAMMER.
Fuyant la cour et cherchant le contraste,
De nos plaisirs il veut être témoin.
CORNÉLIE.
Ce pauvre roi ! pour lui, c’est un besoin.
Il doit s’ennuyer... Dieu sait comme !
Faut-il qu’au moins, libre de préjugé,
De temps en temps il se donne un congé,
Pour se rappeler... qu’il est homme.
LE RÉGISSEUR.
Il vous donnera son portrait... peut-être mieux... Son portrait ?
CRAMMER.
Le régisseur. Entouré de diamants !...
CRAMMER.
Oh ! les diamants, nous n’y tenons pas !
CORNÉLIE.
C’est selon !... s’il est jeune, s’il est bien, à la bonne heure... mais, s’il n’est pas beau. les diamants sont indispensables.
Scène III
LES MÊMES, FRICK
FRICK.
Où est-il ?... l’avez-vous vu ?... il s’est glissé par ici ?
CRAMMER.
Qui donc ?
CORNÉLIE.
Quelle figure effarée !
FRICK.
Vous trouvez !
LE RÉGISSEUR.
Quoi donc ?
FRICK, cherchant.
Vous ne l’avez pas vu ?
CRAMMER.
Mais, à qui en as-tu ?
FRICK.
Mais à lui !... à lui !... Est-ce que je ne vous ai pas dit... Dans le corridor qui communique à l’escalier de votre loge, un inconnu...
CORNÉLIE, à part.
Grand Dieu !
FRICK, vivement.
Ça vous fait quelque chose !...
CORNÉLIE.
Je ne sais ce que vous voulez dire...
CRAMMER.
Quel inconnu ?
FRICK.
Il a fui devant moi... comme à Florence... c’est le même peut-être.
CORNÉLIE, à part.
Aïe ! il y est !
CRAMMER.
Ce n’est pas vrai ?
FRICK, bas.
Comme hier, quand je l’ai surpris qui s’échappait de votre loge.
CORNÉLIE.
Chut ! vous avez vu !...
FRICK, bas.
Chut ! j’ai vu ! je suis entré au moment où il sortait par cette petite porte...
Le régisseur remonte.
CRAMMER.
Mais à qui en a-t-il ?...
CORNÉLIE.
N’écoutez pas... il est fou !...
FRICK.
Comment, je suis fou !...
CRAMMER.
Ou bête !...
FRICK.
Comment, je suis bête... malheureux vieux !...
CRAMMER.
Voyons, tu viens de la salle... Elle est belle ?...
FRICK.
Elle est affreuse !... du monde partout !...
CORNÉLIE.
Ah ! il m’avait fait peur !...
LE RÉGISSEUR.
Toutes les loges brillantes ?
FRICK, soupirant.
Hélas ! oui !... excepté deux... deux petites, dont la grille est restée fermée.
Mouvement de Cornélie.
LE RÉGISSEUR.
Ah ! bah !... je vais savoir...
À Cornélie.
Tenez-vous prête... je reviens vous prendre pour votre entrée.
Il sort en courant.
CRAMMER.
Et toi... vite à l’orchestre !
FRICK, éclatant.
À l’orchestre !... moi !... non, non, non !..
CRAMMER, effrayé.
Ah ! mon Dieu !
CORNÉLIE.
Que dit-il ?
FRICK.
Non !
CORNÉLIE, s’approchant de lui.
Et pourquoi cela, mon petit Frick... Moi d’abord, si je n’entends pas votre flûte...
FRICK.
Ma flûte ! ça vous est bien égal ! vous vous en moquez, bien de ma flûte !... quand la salle est pleine, quand on vous applaudit, quand j’étouffe ! Il y a trois ans que ça dure !... j’en perds l’esprit.
CRAMMER.
C’est donc pour ça !
FRICK.
Dès que vous êtes là... je ne peux plus tenir à l’orchestre !... parce que je suis jaloux !... parce que je vous aime !...
Mouvement de Crammer.
Parce que je l’aime, mon oncle !...
CRAMMER.
Malheureux ! je te défends...
CORNÉLIE.
Tiens ! pourquoi donc ça ?... Laissez-le faire, laissez-le m’aimer... Allez, Frick, allez... je n’empêche pas, moi.
À part.
Pauvre garçon !...
CRAMMER.
Mais qu’est-ce que tu espères ?
FRICK.
Ce que je... Ah ! il est bon, mon oncle !... ce que je... Mais son cœur !... mais sa main !... mais tout !
CRAMMER.
Toi !
FRICK.
Pourquoi donc pas ?... on a vu des musiciens épouser des cantatrices... et les rendre parfaitement heureuses.
CRAMMER.
Par exemple !... une jeune fille dont la vertu m’est confiée !...
Crammer remonte.
FRICK.
Oh ! sa vertu !...
CORNÉLIE, avec effroi.
M. Frick !...
FRICK.
Elle commençait à m’aimer avant notre voyage à Florence...
CORNÉLIE.
C’est vrai !
FRICK.
C’est qu’elle ne l’avait pas vu l’autre !...
CRAMMER.
Mais quel autre !...
CORNÉLIE.
C’est que vous m’aimiez comme à l’Ave-Maria... quand vous adoriez tout le couvent en masse !
FRICK.
Oh ! j’aurais mieux fait de m’en tenir... à votre amie !... à Sophie !...
CORNÉLIE.
Mon Dieu ! retrouvez-la ! aimez-la !...
FRICK.
Oui, oui... je la retrouverai, coquette !
CORNÉLIE.
Jaloux !...
CRAMMER.
Mais veux-tu te taire !...
LE RÉGISSEUR, accourant.
À vous ! à vous ! votre entrée !
CRAMMER.
Bien !... nous y sommes !...
Il remonte.
CORNÉLIE.
Me voilà !...
Bas.
Avec vos indiscrétions méchant !...
CRAMMER.
Hein ?
CORNÉLIE, lui tendant la main.
Rien... rien !... a Memphis ! mon peuple m’attend !...
CRAMMER.
À l’orchestre, nigaud !
Il entraîne Cornélie.
Scène IV
FRICK, puis DEUX INCONNUS, CORNÉLIE
FRICK, seul, criant.
Non ! je n’irai pas à l’orchestre !... je n’irai pas à Memphis, moi !... Elle a rougi !... elle m’a compris !... Allez donc jouer de la flûte avec des idées pareilles !...
Plus calme.
C’est vrai ! dès que je lève les yeux de mon pupitre, que je la vois là, devant moi, que je l’entends chanter... j’ai la chair de poule... je veux jouer... j’ai des crispations dans les doigts... je veux souffler... je manque l’embouchure, je souffle de travers... et ma flûte exhale des sons non prévus... qu’on a surnommés des couacs... Voilà les effets de l’amour sur un instrument à vent !...
À sa flûte.
Je ne t’en veux pas, ce n’est pas ta faute, au contraire ! c’est toi qui me console de tout !... car, lorsque la passion m’étouffe, je te porte à mes lèvres,
Il fait le mouvement.
je souffle, et...
Au moment de jouer, il s’arrête en voyant la petite porte de droite s’ouvrir. Deux hommes inconnus paraissent, l’un porte un petit coffre, l’autre une corbeille de fleurs.
Hein ?... qu’est-ce que ça ?
L’UN DES HOMMES, s’arrêtant.
Oh !
FRICK.
Vous vous trompez...
LES DEUX HOMMES.
Ah !
Ils font un mouvement pour sortir.
FRICK.
C’est ici la loge, le petit salon de Mlle Cornélie.
LES DEUX HOMMES, revenant.
Oh !
Un des hommes pose la corbeille sur une table à gauche, l’autre, le coffre sur la table à droite.
FRICK.
Mais non, ce n’est pas...
Regardant.
Une corbeille de fleurs !... un écrin ! quelle horreur ! D’où ça vient-il ?
Les deux hommes le saluent et vont pour sortir.
Comment ! ils me saluent... Mais je veux savoir...
LES DEUX HOMMES, souriant.
Ah !
Ils vont pour sortir.
FRICK, leur barrant le passage.
Mais vous ne sortirez pas avant de m’avoir dit...
LES DEUX HOMMES.
Oh !
Ils continuent leur mouvement vers la droite.
FRICK, furieux.
Comment, oh !... comment, ah !... Mais vous ne sortirez pas, vous dis-je !... ou vous me passerez à travers le corps !
Il se tient sur le seuil de la porte.
LES DEUX HOMMES.
Ah !
Ils poussent Frick dehors, ferment la porte sur lui, et sortent vivement par le fond au moment où Cornélie entre ; ils la saluent.
CORNÉLIE, les regardant avec surprise.
Qu’est-ce donc ?
Frick rouvre précipitamment la porte et se jette sur Cornélie, croyant retrouver les deux inconnus.
Scène V
CORNÉLIE, FRICK
FRICK, hors de lui.
Oh ! oh ! oh ! misérables !
CORNÉLIE.
Ciel !
FRICK, la reconnaissant.
Tiens ! c’est vous !
CORNÉLIE, riant.
Ah ! ah ! ah !... la bonne figure !
FRICK.
Vous trouvez qu’elle est bonne, la figure, Madame !
CORNÉLIE.
Oh ! mon Dieu ! à qui en avez-vous ? Qu’y a-t-il encore ?...
FRICK, furieux.
Il y a !... il y a !... Que voulaient-ils ?... D’où venaient-ils ?... où vont-ils ?
CORNÉLIE.
Mais qui donc ?
FRICK.
Mais ces valets... ces ignobles... Je cours !...
Il va pour sortir.
CORNÉLIE.
Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?
FRICK, revenant.
Ce qu’ils m’ont dit !... ce qu’ils... Ah ! oh ! ah !...
CORNÉLIE, riant.
Ah ! ah ! ah !... Vous les connaissez ?...
FRICK.
Moi !... moi !... les voleurs ?
CORNÉLIE.
Hein ?... Ils ont pris...
FRICK, lui apportant le coffret.
Au contraire !... voyez...
CORNÉLIE, l’ouvrant.
Ah ! ils ont apporté... Vous appelez ces gens-là des voleurs, vous !... Regardez donc, quels diamants !
Elle va reporter le coffret sur la table à droite.
FRICK, d’un ton solennel.
Voleurs de vertu, Madame !
CORNÉLIE.
Quel ton solennel ! ah ! ah ! ah !
FRICK, riant aussi de colère.
Ah ! ah ! ah !... Des fleurs, passe encore... mais des diamants, c’est bien leste !... Aussi, je les rejoins... et je les assomme... et je les écrase !
CORNÉLIE, le retenant.
Grand Dieu ! du scandale !
FRICK.
Oui ! j’en veux, du scandale... j’en veux ! j’en suis affamé !... Hou !... Je vais tout dire à mon oncle !
CORNÉLIE.
Ô ciel !... mon petit Frick !
FRICK.
Laissez-moi !
Il sort.
CORNÉLIE, le suivant.
Mais je vous défends... Au fait, que m’importe ?... Je suis ma maîtresse... Pauvre Frick !... il m’aime... et moi aussi. Il a raison !... j’ai cru un moment que cela viendrait... lorsqu’il était seul auprès de moi... ah ! J’ai bien peur que maintenant... mais ces bijoux, mais ces fleurs, comment tout cela est-il entré ici ?...
Elle s’assied ; pendant qu’elle parle, Georges ouvre doucement la petite porte ; il s’approche d’elle sans être vu.
Scène VI
CORNÉLIE, GEORGES
GEORGES.
Comme moi, peut-être.
CORNÉLIE.
Ciel !... Monsieur !... si l’on vous surprenait... comme à Florence...
GEORGES.
Oh ! je serai plus heureux... on ne vous enlèvera pas à mon amour !
CORNÉLIE.
Mais cette imprudence...
GEORGES.
Rassurez-vous... mêlé dans la salle à vos admirateurs ; je n’ai pu résister à mon émotion au milieu des applaudissements de la foule !...
CORNÉLIE.
Ah ! vous étiez là ?... dans la petite loge fermée, à droite !...
GEORGES.
Votre cœur m’avait deviné.
CORNÉLIE.
Je crois que oui...
GEORGES.
Vous ne chantiez plus, que je croyais vous entendre encore, et ce charme magique m’a conduit jusqu’à vous... comme hier !
CORNÉLIE.
Je vous attendais.
GEORGES.
Grand Dieu !...
CORNÉLIE, se levant.
Mais, Monsieur... ces présents qu’on a déposés ici !...
GEORGES.
Quoi donc ?... Quelques bijoux qui manquent au diadème de la reine d’Égypte.
CORNÉLIE.
Il y a des dons qu’on ne reçoit que d’un ami !... et je ne vous connais pas.
GEORGES.
Vous ne me connaissez pas !... Vous pouviez à peine me le dire à Florence lorsque, voyageur inconnu, je n’ai pu vous cacher cet amour que j’avais emporté du couvent et que l’absence n’a fait qu’augmenter encore !... Mais aujourd’hui... nous sommes déjà de vieux amis.
Il lui prend la main.
CORNÉLIE, la retirant avec émotion.
Vos amitiés vieillissent vite !
GEORGES, continuant.
Oubliez-vous cette simple couronne de feuillage que j’ai posée sur votre jeune front... et qui vous a porté bonheur... puisqu’elle s’est changée en couronne royale.
CORNÉLIE, souriant.
Hélas ! de loin c’est quelque chose, et de près, c’est du faux. Mais vous-même, M. le conseiller, cela vous a-t-il porté bonheur ?
GEORGES.
Oui... oui.
CORNÉLIE.
Oh ! tant mieux... car, moi aussi j’ai fait des vœux pour vous ! Vous avez eu de l’avancement.
GEORGES.
Mais... un peu.
CORNÉLIE.
Ah ! je comprends, l’avènement du nouveau roi d’Angleterre vous aura poussé... auprès de lui peut-être ?
GEORGES.
Vous y êtes, mais ivre d’amour et d’espoir, j’oublie à vos côtés mon titre, mon rang !...
CORNÉLIE.
Votre rang !... conseiller !
GEORGES.
Mieux que cela.
CORNÉLIE.
Ministre !
GEORGES.
Mieux que cela !
CORNÉLIE.
Prince !
GEORGES.
De tous les courtisans qui entourent le roi Georges, je suis peut-être le seul sur lequel il doive compter... et
S’approchant d’elle.
si vous vouliez m’aimer un peu... je suis sûr qu’il en serait reconnaissant.
CORNÉLIE.
Vrai ?...
Air : Faisons la paix.
Au nom du roi,
Vous exigez que l’on vous aime ?
GEORGES.
Puis, un peu, par amour pour moi...
Mais tout cela revient au même.
Soit ! aimez-moi,
Au nom du roi :
Moitié pour lui, moitié pour moi.
CORNÉLIE.
Oh ! j’y suis toute disposée... d’abord, un peu pour vous, vous le savez bien !... et puis, pour le roi, qui pourrait me rendre si heureuse !
GEORGES.
Je crois qu’il ne demande pas mieux !
CORNÉLIE.
Ô ciel ! comment savez-vous...
GEORGES.
Il vient de me le dire.
CORNÉLIE.
Il vous a parlé de moi !...
GEORGES.
À l’instant même !... Il est arrivé d’hier, incognito.
CORNÉLIE.
Oh ! j’y suis... je devine... il était dans la salle avec vous...
Elle se lève.
Il y est encore !... oui... cette petite loge fermée... Oh ! vous le nieriez en vain... je chante devant le roi...
GEORGES.
Eh ! mais... puisqu’il faut l’avouer...
CORNÉLIE.
J’en étais sûre !... Oh ! que je suis heureuse... c’était toute mon ambition ! Je me sens en verve !...
GEORGES.
Pour lui !...
CORNÉLIE.
Oh ! ne soyez pas jaloux !... je veux lui plaire !... je veux qu’il ne puisse me refuser...
GEORGES.
Quoi donc ?
CORNÉLIE.
Mais, d’abord, le retour de mon père... et puis, une compagne que je n’ai point oubliée... la fille d’un vieux gentilhomme... Sophie de Zell... dont je vous recommandai autrefois la pétition... Vous m’aiderez à la retrouver !...
GEORGES.
Eh ! mais, son amitié ferait tort à mon amour, peut-être...
CORNÉLIE.
Oh ! non ! Je veux qu’elle doive à mon talent, à mes succès, la justice ou la faveur du roi... Car je lui serai présentée, n’est-ce pas ?
GEORGES.
Dès ce soir.
CORNÉLIE.
Il va venir ?
GEORGES.
Oh ! non... ici ! impossible ! Mais, la jeune noblesse de ce pays lui donne, dans quelques heures, le spectacle d’une chasse aux flambeaux.
CORNÉLIE.
Ah ! cela doit être curieux !
GEORGES.
Vous en serez.
CORNÉLIE.
Moi ?... Oh ! quel bonheur.
GEORGES.
Avec moi !
CORNÉLIE, lui tendant la main.
C’est bien comme cela que je l’entends !
GEORGES.
Cornélie !...
À part.
Elle est à moi !...
Haut.
Une voiture viendra vous prendre à la porte du théâtre... Vous y monterez...
CORNÉLIE.
Avec mon bon vieux maître Crammer.
GEORGES, à part.
Ah ! diable ! ce n’est pas mon affaire !
CORNÉLIE.
Mais, vous me faites oublier que le roi est là !... que je vais paraître devant lui !... et qu’il faut que ma voix obtienne...
GEORGES.
Tout ce que vous voudrez !... Mais vous... ayez donc confiance en moi, votre ami...
CORNÉLIE.
Puisque j’irai !...
GEORGES.
Seule !... Oh ! je vous le demande en grâce !...
CORNÉLIE.
Seule !... et Crammer...
Crammer paraît.
Là ! vous voyez bien !... Il ne me quitte jamais !...
Scène VII
CORNÉLIE, GEORGES, CRAMMER
CRAMMER, au fond.
Frick ne m’a pas trompé !
À Cornélie.
Mademoiselle !...
Allant à Georges.
Qu’est-ce que demande Monsieur ?
GEORGES.
Ce n’est pas vous, mon cher.
CRAMMER, avec colère.
Ah ! mais...
Changeant de ton, à part.
Ah bah ! J’ai vu cette figure-là quelque part !
GEORGES, bas.
Un de mes gens se présentera pour vous conduire...
CRAMMER.
Mais, Monsieur...
GEORGES, continuant, bas.
Le mot d’ordre sera : Cornélie.
CORNÉLIE.
Cornélie !
CRAMMER.
Monsieur... On n’entre pas ici !... à moins qu’on ne veuille...
À part.
Je suis sûr d’avoir vu cette figure-là quelque part.
GEORGES, sans l’écouter.
Ainsi, j’ai votre promesse...
CRAMMER.
Hein ?... Ah ça ! Monsieur, je me fais l’honneur de vous répéter que...
Il s’arrête en le regardant.
GEORGES, riant.
Que...
CORNÉLIE.
Que...
CRAMMER, criant.
Que j’ai vu votre figure quelque part.
GEORGES, riant.
Ah ! ah ! ah !
CORNÉLIE, de même.
Ah ! ah ! ah !
LE RÉGISSEUR, en dehors.
Nous sommes perdus !... Où est-il ?...
FRICK, de même, riant aux éclats.
Ah ! ah ! ah !
CRAMMER, à Georges.
Sortez, Monsieur, sortez !...
Se mettant devant la petite porte.
Pas par ici !... pas de mystère !... On saura que vous êtes chassé par elle.
GEORGES.
Mais non !
CORNÉLIE, courant à Crammer.
Crammer ! mon ami !... Si vous saviez !... ce qu’il m’a dit !
GEORGES, qui allait pour sortir par le fond.
On vient !... oh ! ma foi !...
Il se jette dans le cabinet de toilette à gauche, sans être vu, au moment où les autres personnages entrent.
Scène VIII
CORNÉLIE, CRAMMER, FRICK, LE RÉGISSEUR, PLUSIEURS ACTEURS et CHORISTES
FRICK, très joyeux et se frottant les mains.
Bravo !... m’en voilà quitte pour ce soir... et elle aussi !
LE RÉGISSEUR.
Mais c’est impossible !
CORNÉLIE.
Qu’y a-t-il ?
FRICK, empêchant le régisseur de parler.
Il y a... il y a que la représentation va manquer !
CRAMMER.
Ah bah !
CORNÉLIE.
Grand Dieu !
FRICK, de même.
Que vous ne reparaîtrez pas devant ce public indécent !
CORNÉLIE.
Expliquez-moi donc...
LE RÉGISSEUR.
C’est l’esclave qui apporte l’aspic à la reine !... en descendant de sa loge...
FRICK, riant.
Il a dégringolé l’escalier !
LE RÉGISSEUR.
Il s’est foulé le pied !
CRAMMER, vivement.
Il faut en avoir un autre !...
CORNÉLIE.
Qui entrera à sa place... Et tout de suite !...
LE RÉGISSEUR.
Et chanter ?...
FRICK.
Voilà !...
CRAMMER.
Ah ! c’est juste !... c’est lui qui chante cette belle phrase dans le duo... en apportant l’aspic.
Ô grande reine,
Auguste souveraine.
CORNÉLIE.
Et moi... mes projets, mon bonheur, mes espérances, tout serait perdu !
FRICK.
Tenez, il n’y a qu’un moyen d’en sortir...
TOUS LES TROIS.
Lequel ?
FRICK.
C’est de rendre l’argent.
LE RÉGISSEUR, furieux.
Rendre l’argent !
CORNÉLIE, rêvant, avec agitation.
Attendez !...
FRICK.
Oui, rentrons chacun chez nous... Rendez l’argent.
LE RÉGISSEUR, lui sautant au collet.
Rendre l’argent ! mais c’est infâme, ce que vous dites là !... Non, ne rendons jamais l’argent, entendez-vous !... Et quand vous devriez chanter vous-même !...
FRICK.
Moi !...
CRAMMER, riant.
Frick !
CORNÉLIE.
Ah !... vous avez raison !... On ne rendra rien du tout... Écoutez-moi !...
Elle parle bas au régisseur.
LE RÉGISSEUR.
Bravo !... Nous sommes sauvés !
Il sort en courant.
FRICK.
Où va-t-il ?
CRAMMER.
Faire une annonce, pour dire au public...
CORNÉLIE.
Eh ! non, mes amis... Ce rôle si court... cette phrase si belle... Vous la savez, vous, mon bon Crammer.
CRAMMER.
Si je la sais ?...
Chantant.
Ô grande reine,
Auguste souveraine,
Ton esclave tremblant...
Est-ce que je ne sais pas tous les opéras que vous chantez ?...
CORNÉLIE.
Bravo !... Vous qui m’avez déjà donné la main pour reparaître devant le public qui me rappelait..
FRICK.
À Florence...
LE RÉGISSEUR, rentrant, portant un costume et suivi de deux employés.
Vite ! vite ! M. Crammer !...
CRAMMER.
Vous dites ?...
CORNÉLIE.
Vite ! ce costume.
CRAMMER.
Plaît-il ?
LE RÉGISSEUR.
On ne rendra pas l’argent !
CRAMMER.
Moi !... abomination !... N’approchez pas !
LE RÉGISSEUR.
Et vous, Mademoiselle... votre entrée... Prenez garde.
Il remonte.
CORNÉLIE.
Oui, oui... Dépêchez-vous donc.
CRAMMER, se débattant contre les deux employés.
Si vous osez !...
FRICK.
Mon oncle !... en Égyptien !... Ah ! ah ! ah !
CRAMMER.
Un ancien maître à chanter de l’Ave-Maria !...
CORNÉLIE.
Vous voulez donc me laisser dans l’embarras... moi !... votre élève chérie !... en présence de cette magnifique assemblée !... lorsqu’il est là, lui ! lui !
FRICK.
Qui, lui ?...
CORNÉLIE, se reprenant.
Eh bien ! vous ne savez pas, je ne vous ai pas dit...
Bas.
Le roi !
CRAMMER.
Hein ?... le...
CORNÉLIE.
Silence !... c’est un secret !... Il m’écoute, il me juge... Et le retour de mon père en dépend !...
CRAMMER.
Ah ! mon Dieu ! le... Mais je ne pourra jamais !
Ô grande reine...
FRICK.
Il chantera faux !
CRAMMER.
Faux, moi ! faux !... Ah ! tu m’en délies !
Chantant.
Ô grande reine,
Auguste souveraine...
CORNÉLIE.
C’est cela !... Vous serez parfait... Mieux que le chef d’emploi.
CRAMMER, chantant.
Ton esclave tremblant...
FRICK.
C’est faux !...
CRAMMER.
Ce n’est pas vrai !...
LE RÉGISSEUR, qui guettait au fond.
Dieu !... Mademoiselle !... La ritournelle de votre air !
CORNÉLIE.
Oh ! j’allais manquer mon entrée !...
À Crammer.
Si vous m’abandonnez, plus d’espoir pour moi, pauvre fille !... Je quitte le théâtre !
Elle sort précipitamment.
CRAMMER, criant.
T’abandonner !... toi !... mon élève !... quand le roi peut...
Chantant à pleine voix, pendant qu’on ajuste son costume.
Ton esclave tremblant !...
FRICK.
Mais vous allez faire des couacs affreux !...
CRAMMER, s’asseyant sur une chaise qu’apporte le régisseur.
Ils vont me cribler de sifflets !... et Sa Majesté qui est là !
FRICK.
Sa Majesté... qui !...
CRAMMER.
Moi, je n’ai pas dit... Déguisez-moi bien !
LE RÉGISSEUR.
La coiffure !
CRAMMER.
Qu’est-ce que vous me mettez sur la tête ?...
Ton esclave...
FRICK.
Mais il se laisse faire !
CRAMMER.
Ô grande reine...
Mettez-moi du rouge !
LE RÉGISSEUR.
Voilà, voilà.
CRAMMER.
Partout ! mettez-m’en partout !... barbouillez-moi !... qu’on ne me reconnaisse pas !...
Ton esclave tremblant...
FRICK, riant.
Air : Adieu, je vous fuis, bois charmants.
Vous allez être affreux, vraiment !
CRAMMER.
Tais-toi, malheureux ! je l’ordonne :
De cet horrible événement
Ne parle jamais à personne.
Avec invocation.
Et toi... toi, qui du haut des cieux,
Depuis cinquante ans sur moi veilles,
Mon saint patron, ferme les yeux !
FRICK, de même.
Et surtout ferme les oreilles !
On entend les applaudissements et les acclamations du public.
LE RÉGISSEUR.
M. Crammer !...
CRAMMER.
Voilà ! voilà !
LE RÉGISSEUR.
L’air est fini !... C’est à vous !...
CRAMMER.
À moi !... non ! Je ne pourrai jamais !... Je n’y vois plus !...
FRICK.
Bon ! il se trouve mal !
LE RÉGISSEUR, entraînant Crammer.
Nous n’avons pas le temps !... Venez !
FRICK, tirant de l’autre côté.
Lâchez !... Il n’ira pas !
CRAMMER.
Mais vous me faites mal !...
Chantant.
Ô grande reine !...
Ô Cornélie, c’est pour toi que je...
FRICK.
Mon oncle !...
LE RÉGISSEUR, l’entraînant.
Mon sauveur !
Le régisseur entraîne Crammer qui chante à pleine voix.
Ô grande reine,
Auguste souveraine...
Ils disparaissent.
Scène IX
FRICK, puis GEORGES
FRICK, au fond.
Il va manquer son entrée !... Dieu ! si on pouvait le siffler !... pour les dégoûter du théâtre tous les deux !... Oh ! j’y cours !... Je veux jouir de...
GEORGES.
Ils sont tous partis !...
FRICK.
D’où vient-il, celui-là ?...
GEORGES.
Eh ! vite, je vais donner des ordres pour qu’on vienne la prendre...
Il ferme la porte.
FRICK.
C’est lui que j’ai vu par derrière !... Je reconnais ses traits !...
GEORGES, allant pour gagner la petite porte.
Elle est à moi ! Je vais...
Apercevant Frick.
Du monde !
FRICK.
Que faites-vous là, Monsieur ?
GEORGES, le regardant et riant légèrement.
Eh ! mais... je ne me trompe pas...
À part.
Le petit !... la flûte !
FRICK, élevant la voix.
Qu’est-ce que vous vouez, Monsieur ?
GEORGES, riant un peu plus fort.
Ah ! ah ! ah !
FRICK, à part.
Oh ! je me contiens !...
Très haut.
Qui êtes-vous, Monsieur ?
GEORGES, partant d’un éclat de rire.
Ah ! ah ! ah !
FRICK, exaspéré.
Ah ! c’est trop fort !... et je vous forcerai bien...
Il s’élance vers Georges.
GEORGES.
Laissez-moi passer, mon cher.
FRICK.
Votre cher, non ! votre cher, non !...
Georges veut passer, il va pour porter la main sur lui.
Je saurai...
GEORGES, faisant un pas en arrière et avec force.
Malheureux !...
Mettant son chapeau sur sa tête.
Le roi !
FRICK, chancelant.
Le... le... roi !...
Georges est sorti par la petite porte à droite.
Ah ! mon Dieu !
Il se laisse tomber sur un siège.
Scène X
FRICK, CORNÉLIE
CORNÉLIE, entrant.
Bravo ! bravo ! applaudissez-le, Allez, il l’a bien mérité !...
Apercevant Frick qui est resté immobile.
Ah ! Frick, mon ami !... Si vous saviez, votre oncle...
FRICK, accablé.
Il se pourrait !
CORNÉLIE.
Il a été magnifique !... Et moi je n’en puis plus de joie, de bonheur et de fatigue... On nous a couverts de bouquets, de couronnes !...
FRICK, se levant.
Et vous ne me l’aviez pas dit !...
CORNÉLIE.
Mais puisque je vous le dis !... On l’entoure, on l’embrasse, il en perd la tète !...
FRICK, avec explosion.
C’était le roi !...
CORNÉLIE.
Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce qui vous prend !... quelle figure vous avez !...
FRICK.
Cette figure est la mienne !... Le roi, ici !...
CORNÉLIE.
Ah ! vous savez... Eh bien ! oui, dans la salle...
FRICK.
Eh ! non !... ici, dans votre loge !...
CORNÉLIE.
Hein ?
FRICK.
Et vous ne m’en disiez rien !...
CORNÉLIE.
Mais de quel roi me parlez-vous ?...
FRICK.
Mais de celui que j’ai vu là... tout à l’heure !...
CORNÉLIE.
Frick !... expliquez-vous, de grâce... Cet inconnu d’hier, de tout à l’heure...
FRICK.
Le roi !
CORNÉLIE.
Mais vous êtes fou !
FRICK.
Niez-le donc !... niez-le donc !... puisqu’il me l’a déclaré lui-même... en personne !... de sa bouche !... de son auguste bouche.
CORNÉLIE.
Le roi !...
FRICK.
Au moment où j’allais... Oh ! j’en tremble encore !... je n’ai plus de jambes !...
Il retombe assis.
CORNÉLIE, très agitée et à part.
Mais, en effet... il me l’a dit... Plus que conseiller... plus que ministre... Et cet incognito en Italie !... c’était lui ! le roi !... il me trompait donc !... quand je l’aimais !...
FRICK, se levant.
Hein ? vous l’aimez !...
CORNÉLIE, de même.
Mais par amour encore !... il voulait être aimé pour lui-même... Oh ! mon cœur... ma pauvre tête !... Et tant d’amour pour moi !... Oh ! oui, il m’aime !... il ne m’a pas trompée... Et moi, c’est lui qui le premier a fait battre mon cœur !... c’est lui !... Oh ! je suis folle !
FRICK.
Voilà !... La tête n’y est plus !... mais je ne vous quitte pas !... ça m’est égal !
Scène XI
CORNÉLIE, FRICK, CRAMMER, LE RÉGISSEUR, ACTEURS et CHORISTES
Crammer est entouré et comme porté par eux ; il est chargé de bouquets et de couronnes ; il en a une sur la tête.
TOUS.
Bravo ! bravo !
LE RÉGISSEUR.
Le voilà ! le voilà !
CRAMMER, la tête perdue.
Oh ! que c’est beau, le théâtre !... Embrasse-moi, Frick !... Que tout le monde m’embrasse ! Je suis fou !
FRICK.
Lui aussi !...
CRAMMER.
Écoutez... chut !... je crois qu’ils applaudissent encore...
Allant à son neveu.
Frick, ils m’ont applaudi !...
FRICK.
Vous, mon oncle ! allons donc !
CRAMMER.
Ils m’ont applaudi !... demande plutôt...
TOUS.
Oui, oui.
CRAMMER, à Cornélie.
N’est-ce pas que j’ai été...
CORNÉLIE.
Superbe !
FRICK.
Et pendant ce temps-là... moi...
CORNÉLIE, l’arrêtant.
Frick !...
CRAMMER, continuant avec exaltation.
Bon public !... brave parterre !... Voilà des connaisseurs !...
Pleurant presque.
Ils m’ont applaudi !...
Criant.
Bravo !...
FRICK.
Bon ! il s’applaudit lui-même !
CRAMMER.
Aussi, vois les bouquets, les couronnes...
CORNÉLIE.
Ah ! pour le coup, ce soir, il a gagné la sienne.
CRAMMER.
Elle est tombée juste sur mon front... Vlan ! qu’elle y reste... je ne la quitte plus... Je souperai avec elle, je coucherai avec elle, je...
TOUS, riant.
Ah ! ah ! ah !...
FRICK.
Mais mon oncle, vous ne savez pas...
CORNÉLIE, à part, très troublée.
Et ce rendez-vous !... cette voiture qui doit venir me prendre... Ah ! mon Dieu !...
Elle s’assied à gauche.
LE RÉGISSEUR, à Cornélie.
Et puis, je vous préviens d’une surprise que l’orchestre vous prépare... une sérénade.
CRAMMER.
Une sérénade !... j’en mourrai !...
FRICK, criant.
Mais ce n’est pas pour vous.
CRAMMER.
Si fait !... Et nos couronnes... donnez-les toutes ! toutes !... Chargez-en Frick.
CORNÉLIE, à part.
Le roi !...
FRICK, repoussant la couronne.
Mais mon oncle...
CRAMMER.
Tiens de toutes les couleurs... vois donc ! vois donc !...
CORNÉLIE, à part.
Oh ! je le sens... je suis perdue... si personne ne vient à mon secours !...
Crammer s’est arrêté à la vue d’une couronne de feuilles desséchées ; il la sépare des autres.
CRAMMER.
Qu’est-ce que c’est que çà ?
FRICK.
Tiens ! une couronne de lauriers, fanée, des séchée !...
CORNÉLIE, qui est arrivée près d’eux.
Hein ?... comment se fait-il ?...
FRICK, riant.
C’est pour vous, mon oncle... c’est...
CRAMMER, furieux.
Si je le croyais... je...
Il va pour déchirer la couronne et s’arrête.
Un papier !...
FRICK.
Un billet !...
CORNÉLIE, le prenant vivement.
Donnez...
Hésitant.
Mais je ne sais si je dois lire... je tremble !...
FRICK.
C’est de lui, peut-être !...
Cornélie ouvre vivement le papier.
CRAMMER, portant les couronnes sur la table.
Lui... qui ?...
CORNÉLIE, poussant un cri.
Sophie !...
CRAMMER et FRICK.
Sophie !...
CORNÉLIE, lisant.
« Il y a cinq ans... et tu m’as oubliée !... » Sophie ! elle était là !...
FRICK.
Dans la salle !
CRAMMER.
La petite Sophie !...
CORNÉLIE, baisant la couronne.
Mon amie, ma sœur !... Et cette couronne, celle que je lui ai donnée en échange de la sienne, à l’Ave-Maria !...
Regardant le billet.
Cinq ans !... Oui... à pareil jour... le 25 août... c’est aujourd’hui... Cinq ans !... Et ce rendez-vous où nous devions nous trouver ensemble... Je l’ai oublié... Oh ! c’est mal !...
FRICK, bas.
Dame ! un roi fait oublier bien des amis !...
CORNÉLIE.
Ah ! taisez-vous ! taisez-vous !... Mais ce n’est pas tout...
Lisant à part.
« Si la reine d’Égypte veut faire à une ancienne camarade l’honneur de souper chez elle... on se présentera ce soir, à sa loge, avec le mot d’ordre : Sophie, pour la conduire à cet autre rendez-vous ; à moins qu’elle ne l’oublie comme le premier. » Oh ! non, non... Mais si elle était ici dans la salle ; elle doit y être encore... Crammer ! Frick ! mes amis, oh ! courez !... informez-vous !...
CRAMMER.
Hein ?... plaît-il ?...
FRICK.
Oui... c’est elle que j’aimerai !
CORNÉLIE.
Allez donc !
Ils font un mouvement de sortie.
LE RÉGISSEUR, entrant tout effaré, suivi d’un des inconnus.
De la part du roi !
CORNÉLIE.
Du roi !...
CRAMMER.
Du roi !...
FRICK.
Du roi !... Je suis arrêté !...
On entend, en dehors, la sérénade qui commence.
LE RÉGISSEUR.
Entendez-vous la sérénade que l’orchestre vient vous donner ?...
FRICK.
Oui, elle tombe bien, la sérénade !...
CRAMMER.
Va donc faire ta partie de flûte !
FRICK, avec colère.
Moi !
LE RÉGISSEUR.
Chut !...
L’INCONNU, qui s’est avancé.
Une lettre de Sa Majesté... pour M. Crammer.
FRICK.
Pour mon oncle !...
CRAMMER, stupéfait.
Pour moi !...
Le régisseur a montré Crammer à l’inconnu, qui lui remet une lettre, et s’approche ensuite de Cornélie.
L’INCONNU, bas, à Cornélie.
La voiture vous attend...
Cornélie le regarde avec surprise ; il la salue, en ajoutant plus bas.
Cornélie.
CORNÉLIE.
Le mot convenu !...
CRAMMER, après avoir lu.
Ah ! mes amis... soutenez-moi... Je suis mandé ou palais, à l’instant.
CORNÉLIE.
Que dit-il ?...
FRICK, bas, à Cornélie.
C’est ça... pour l’éloigner d’elle !...
CRAMMER, ému.
Sa Majesté parle là de mon talent, de ma gloire !... Oh ! le grand roi ! l’immense roi !...
FRICK.
Pauvre vieux ! on lui dore la pilule.
La petite porte s’ouvre, un valet paraît ; tout le monde recule.
Que veut-il, celui-là ?...
LE VALET, à demi-voix, à Cornélie.
La voiture attend...
Cornélie le regarde avec surprise ; il salue.
Sophie.
CORNÉLIE, regardant le billet qu’elle tient.
Comme dans son billet !...
L’INCONNU, à droite, lui montrant le fond.
Madame...
LE VALET, lui montrant la petite porte.
Madame...
CORNÉLIE, à part, hésitant.
Oh !...
Avec orgueil.
Le roi !...
Avec émotion.
Sophie !...
CRAMMER, hors de lui.
Quelle gloire !... je suis mandé au palais !...
FRICK, s’élançant près de Cornélie.
Je ne vous quitte pas, moi...
Pendant toute cette fin d’acte, la sérénade donnée en dehors a été toujours en augmentant, et finit par un bruyant forte.
ACTE III
La scène se passe dans une résidence royale, à deux lieues de la ville de Hanovre. Riche salon. Entrée principale au fond. Portes latérales. Le salon est éclairé par un lustre.
Scène première
LE ROI GEORGES, LA REINE SOPHIE
Sophie est assise près d’une petite table, et Georges, debout à ses côtés, tient une couronne royale qu’il s’apprête à poser sur son front.
GEORGES.
Je vous jure, ma chère Sophie, que cette couronne vous ira à ravir... Nos états de Hanovre vous ont fait là un merveilleux présent.
Il la pose.
Elle n’est pas lourde ?
SOPHIE, l’ôtant et la posant sur la table à gauche.
Cela dépend de vous, Georges... Que votre amour me la rende légère.
GEORGES, avec impatience.
Oh ! un soupir, encore !... En vérité !...
SOPHIE, vivement.
Non, non...
Avec tendresse.
Mais c’est que je vous aime !
GEORGES.
Et moi... tu l’oublies donc toujours ?... Duc de Hanovre, futur roi d’Angleterre, toutes les maisons souveraines avaient quelque altesse à m’offrir... C’est à la noblesse de mes états que j’ai demandé une femme... Sans écouter de vains bruits qui lui donnaient d’autres amours...
Mouvement de Sophie.
j’ai fait Sophie de Zell duchesse de Hanovre, et Dieu l’a faite reine d’Angleterre.
SOPHIE, jetant un voile sur la couronne.
Le ciel m’est témoin, Georges, que je ne désirais pas tant de grandeur...
L’observant.
et que votre amour seul...
GEORGES.
Eh bien ! cet amour... n’est-il pas toujours le même ?
SOPHIE.
Toujours le même !... Non.
GEORGES, à part.
Oh ! des reproches ! et il faut que je parte !
SOPHIE, cachant ses larmes.
Autrefois... naguère encore, avant notre départ de Londres, j’étais de tous vos plaisirs, de tous vos secrets !... et depuis notre retour en Allemagne... depuis deux jours, surtout, vous êtes préoccupé, distrait...
GEORGES.
Oh ! les affaires...
SOPHIE.
Vous vous absentez sans cesse... et cette nuit...
GEORGES.
Cette nuit... c’est différent... je ne puis refuser à ma jeune noblesse de Hanovre d’assister à cette chasse aux flambeaux... Allons, donne-moi un baiser avant mon départ.
SOPHIE.
Et vous ne m’avez pas permis de vous suivre !
GEORGES.
Oh ! avant une présentation solennelle... c’est impossible !
SOPHIE.
Ou, plutôt, vous cherchez à m’échapper !... Mon amour vous est importun.
GEORGES.
Vous êtes jalouse !...
SOPHIE.
Air d’Aristippe.
Jalouse !... oui, j’en conviens sans peine,
Si vous courez quelque danger,
Si quelque plaisir vous entraine,
C’est à moi de les partager.
GEORGES.
Les soins les plus doux t’environnent !
SOPHIE.
Oh ! je vous crois !... Mais, en ce jour,
Le bonheur que d’autres vous donnent,
Est un vol fait à mon amour !
GEORGES, à part.
Oh ! des larmes !...
Haut.
Il est bientôt minuit !
SOPHIE.
Minuit ?...
À part.
Ah ! mon Dieu !
GEORGES, à part.
Elle va s’efforcer de me retenir.
SOPHIE, vivement.
C’est juste !... Vous n’avez pas de temps à perdre.
GEORGES.
Hein ?
À part.
Elle veut me renvoyer !
Haut.
Oh ! je puis encore...
SOPHIE.
Partez, mon ami, partez.
GEORGES, à part.
Elle me renvoie !
Haut.
Vous êtes inquiète, Sophie... Avouez-le, et vous me pressez vous-même de partir... c’est bien !
SOPHIE.
Oh ! une chasse aux flambeaux !
GEORGES.
Oui, sans doute... Mais voyez un peu... un autre à ma place se croirait en droit d’être aussi inquiet... et qui, sait ? jaloux. SOPHIE. Vous, infidèle peut-être... et jaloux !
GEORGES, souriant.
Non, je ne le suis pas...
L’observant.
Mais, enfin, le comte de Kœnigsmark est dans ce pays... cet ami d’enfance...
SOPHIE.
Ah ! Georges !...
GEORGES.
Non, non ! Mais ce soir, vous avez quitté cette résidence... je le sais !
SOPHIE, l’observant.
Oui... c’est vrai... une promenade... et malgré votre défense, j’avais grande envie d’entrer dans la ville... où vous étiez.
GEORGES.
Vous auriez eu tort... On y prépare votre réception pour demain.
SOPHIE, vivement.
Incognito ! un grand voile... un carrosse sans armes, sans livrée... personne n’aurait su...
GEORGES.
On pouvait vous reconnaître !
SOPHIE.
C’est que... il me tardait de revoir mon couvent de l’Ave-Maria, qui m’est toujours si cher ! Ah ! c’est là que je vous ai vu pour la première fois... Et vous rappelez-vous cette jeune fille... Cornélie...
GEORGES.
Une jeune fille ?... Je ne sais ce que vous voulez dire...
SOPHIE.
Une de mes compagnes... qui chante, je crois, au théâtre de Hanovre.
GEORGES.
Ah ! j’ignore...
À part.
Je vais me trahir !
SOPHIE.
J’aurais eu tant de plaisir à la revoir !
GEORGES.
Vous, reine d’Angleterre !
À part.
C’est ce que j’empêcherai !
SOPHIE.
Mais...
GEORGES.
Assez, assez !... Je vous défends de penser à cela.
SOPHIE, à part.
Quel ton sévère !... Oh ! s’il savait...
GEORGES, se radoucissant.
Qu’est-ce donc ? qu’avez-vous ?
SOPHIE.
Rien, rien...
Montrant la pendule.
Il est minuit !
GEORGES, à part.
Décidément, c’est elle qui me renvoie !
SOPHIE, à part.
C’est lui, maintenant qui veut rester !
Haut.
N’entendez-vous pas le signal du départ ?
La porte du fond s’ouvre.
GEORGES.
Oui, oui... mais cet empressement...
SOPHIE, avec embarras.
C’est que... vous aviez promis à ces jeunes seigneurs... et la parole d’un roi...
Scène II
GEORGES, SOPHIE, JEUNES SEIGNEURS, CRAMMER, DEUX VALETS, LES DEUX INCONNUS du deuxième acte, puis, UN PAGE
GEORGES.
Qu’est-ce ?
PREMIER VALET.
Sire, les nobles chasseurs qui doivent accompagner Votre Majesté...
GEORGES.
C’est bien.
À Sophie.
Je vais vous les présenter... Ce sera un à-compte sur la cérémonie de demain...
À part.
Kœnigsmarck !... oh ! quelles sottes idées !...
Il fait signe au premier valet, qui sort.
SOPHIE, à part.
Le tromper... c’est mal !
GEORGES, au deuxième valet, bas.
Mes ordres ?
LE VALET.
Exécutés.
GEORGES.
Mlle Cornélie ?
LE VALET.
Est montée dans la voiture de la cour.
GEORGES.
Et Crammer ?
LE VALET.
Enlevé... conduit dans la chapelle du château.
GEORGES.
Chut !...
Les jeunes seigneurs, en costume de chasse, entrent sur un chœur.
CHŒUR.
Air de M. Eugène Déjazet.
Partons, la nuit est belle,
Et le ciel étincelle ;
Le cor, qui nous appelle,
Retentit dans les bois.
Allons, faisons carnage !
La chasse, qui ravage,
De la guerre est l’image
Et le plaisir des rois.
GEORGES.
Messieurs, la Reine veut bien recevoir vos hommages.
Les seigneurs s’approchent de la reine qu’ils saluent. Tout-à-coup, on entend des cris.
Des cris !...
CRAMMER, entrant tout en désordre et repoussant le valet qui veut le retenir.
Laissez-moi ! laissez-moi donc !... Le roi ! je veux parler au roi !...
GEORGES.
Qu’est-ce donc ?
SOPHIE.
Qu’y a-t-il ?
CRAMMER.
M’enfermer ! moi ! me...
SOPHIE, le reconnaissant, à part.
M. Crammer !
GEORGES, à part.
Aïe ! le maître de chant !
LES SEIGNEURS, avançant sur lui.
Quel insolent !
GEORGES.
Arrêtez !...
Regardant les valets.
Maladroits !
CRAMMER, les repoussant.
Eh oui, arrêtez, que diable !...
Allant à Georges.
Mons...
À part, en le regardant.
Tiens ! j’ai vu cette figure-là quelque part !
Haut.
Le roi, Monsieur ? est-ce ici ?... Y est-il ?... Il faut que je lui parle absolument !
GEORGES, aux seigneurs.
Chut !
Bas, à Crammer.
Taisez-vous !
CRAMMER, élevant la voix.
Que je me taise ! quand on attente à ma personne !...
Regardant toujours Georges, à part.
Oui, je l’ai vu !...
Reprenant.
Quand on m’enlève nuitamment ! quand on m’enferme !
GEORGES, bas.
Silence donc !
CRAMMER, avec colère.
Comment, silence ?... Quand je vous dis, Monsieur...
S’écriant.
Ah ! c’est au théâtre !... Parbleu ! mon cher, vous me direz... car je vous reconnais !
GEORGES.
Moi !...
SOPHIE, à part.
Qu’entends-je ?
TOUS.
Malheureux !... c’est le roi !
CRAMMER.
Ah ! grand Dieu !
Saluant et balbutiant.
Pardon, Sire... pardon... je... mais, alors...
GEORGES, bas.
C’est bien... plus un mot !
CRAMMER.
Ah !
SOPHIE, qui a observé tous ces mouvements.
Mais, qu’est-ce donc ?... Sire, de grâce, daignez lui permettre de s’expliquer... M. Crammer, dites-nous...
CRAMMER.
Pardon, Madame... c’est que...
La reconnaissant.
Ah ! mon Dieu !...
Reprenant.
Voici ce que... Ah ! ces traits !... Non ! si fait !... Sophie !...
Courant à elle.
Comment, mon enfant, c’est vous !... Ah ! que je suis content !... Laissez-moi vous embrasser !
TOUS.
Malheureux ! c’est la reine !...
CRAMMER.
Ah ! juste ciel !...
Saluant et balbutiant.
Pardon, Madame... je... vous... je...
SOPHIE.
Remettez-vous, M. Crammer... N’ayez pas peur... et apprenez-nous donc enfin...
Crammer regarde le roi qui lui fait signe de se taire.
Je tiens à savoir...
CRAMMER, à part.
La Reine me dit : « Parle ! » et le Roi me dit : « Chut ! » Tire-toi de là !
SOPHIE.
Eh bien ?
Crammer regarde encore le roi.
GEORGES.
Allons, puisque M. Crammer en a tant dit, il faut donc tout vous avouer... C’est, en effet, par mes ordres qu’il a été enlevé et conduit ici.
CRAMMER.
Ah ! Monsieur...
Se reprenant.
Non... Sire ! excusez, Monsieur...
S’inclinant.
Sire ! c’est un honneur... dont je suis... bouleversé.
GEORGES.
Je savais que M. Crammer était le premier musicien de l’Allemagne... mais que, par un excès de modestie qui sied aux grands talents, il évitait avec soin toute occasion de briller au grand jour... Il a donc fallu avoir recours à la violence pour le décider à composer, cette nuit même, une marche pour la cérémonie de demain.
CRAMMER.
Qu’entends-je ?... Moi !
GEORGES.
Me réservant le plaisir de récompenser ce travail en le nommant maître de chapelle.
CRAMMER, enivré de joie.
Maître de chapelle ! moi !... Ah ! Sire, vous voulez donc que...
Suffoquant.
j’étouffe !
SOPHIE.
Ah ! Georges ! que de bonté !... Je vous en remercie... C’est lui, Crammer, mon vieux maître de chant au couvent de l’Ave-Maria.
GEORGES.
Vraiment ? Je l’ignorais.
SOPHIE.
Vous ne l’avez pas reconnu ?
CRAMMER.
Ah bah !... Mais c’est donc pour moi que vous...
GEORGES, bas.
Vous ne me connaissez pas !
À part.
Elle m’attend !
SOPHIE.
Oh ! quoique son élève lui fasse peu d’honneur, elle ne l’a jamais oublié !
CRAMMER.
Vrai, mon enfant ?... Madame... non... Ah ! je n’y suis plus !...
SOPHIE, à mi-voix.
Restez... J’ai à vous parler.
GEORGES, à part.
Ah ! diable !
UN PAGE, s’approchant de la reine.
Elle est arrivée.
SOPHIE, à part.
Cornélie !...
GEORGES.
Allons, M. Crammer, à l’œuvre, sur-le-champ !... Je le veux, et votre gloire l’exige...
Aux deux valets.
Que l’on conduise M. Crammer dans la salle de concert, et qu’on dispose un clavecin...
Baissant la voix.
Enfermez-le à double tour !
CRAMMER.
Que de bontés, ô mon roi !... Si j’avais su que c’était pour ça !...
GEORGES, à part.
De cette façon, il ne me gênera pas là-bas, et il ne me trahira pas ici.
Haut.
Qu’on sonne le départ !... Partons, Messieurs !...
Il s’approche de Sophie et lui baise la main.
À demain, au point du jour !
SOPHIE.
Demain !...
Lui tendant la main.
Vous êtes bon, Georges !...
À demi-voix.
Demain... j’aurai un pardon à vous demander, peut-être !
GEORGES, la regardant avec surprise.
Un pardon !...
CRAMMER, emmené par les valets.
Ô Apollon, inspire-moi !
On sonne le départ.
CHŒUR.
Partons la nuit est belle, etc.
Crammer est emmené par la droite. Le roi sort avec les chasseurs par le fond.
Scène III
SOPHIE, LE PAGE
SOPHIE, à part.
Il me quitte !... Son départ me rend malheureuse... et pourtant... j’étais impatiente qu’il partit.
Apercevant le page, qui est descendu près d’elle.
Ah !... elle est ici ?...
LE PAGE.
Tout s’est passé selon les ordres de Votre Majesté...
La Reine sonne. Le page continue.
Le carrosse vient de s’arrêter au bas de l’escalier de service...
SOPHIE.
Bien !...
La petite porte de droite s’ouvre.
Elle n’a vu personne de la Résidence ?...
LE PAGE.
Personne, Madame... mais elle est suivie d’un valet de chambre, sans doute.
SOPHIE.
Ah !... Mais vous ne lui avez rien dit ?
LE PAGE.
Rien... malgré ses questions... et moi-même, enveloppé d’un manteau, je n’étais pour elle qu’un simple valet.
SOPHIE.
C’est bien !... qu’elle vienne...
Le page sort.
CORNÉLIE, en dehors.
Comment ! qu’il reste... et pourquoi ?
Deux valets apportent une table richement servie.
SOPHIE.
Retirez-vous, sortez !...
Scène IV
CORNÉLIE, SOPHIE
Sophie, en parlant, a remonté la scène de manière à ne pas être vue de Cornélie quand elle entre.
CORNÉLIE, entrant.
Eh ! mais, où me conduisez-vous ?... Mais, conduisez-moi donc près d’elle !... Par où ?...
Elle se retourne et aperçoit Sophie, qui lui tend les bras ; elle pousse un cri et court à elle.
Ah ! Sophie !
SOPHIE.
Cornélie !... ma bonne compagne !
CORNÉLIE.
Mon amie !... ma sœur !... Oh ! que je suis heureuse !
SOPHIE.
Heureuse ?... Et tu m’avais oubliée !
CORNÉLIE, lui mettant la main sur la bouche.
Oh ! ne dis pas cela... Jamais ! jamais !... Vois, tiens, je pleure de joie... et je ris tout à la fois. Mais regarde-moi donc, Sophie !... tu es belle, maintenant.
SOPHIE.
Et toi, tu es encore embellie !...
CORNÉLIE, étourdiment.
Mais, oui, le public me le dit tous les soirs... Oh ! je ne viens pas ici pour recevoir des compliments... mais pour te demander grâce... Ce rendez-vous sacré... je n’y étais pas !
SOPHIE.
J’y étais, moi !... Oh ! tes paroles étaient restées là : « Quelque lieu que nous habitions, quelque événement qui nous sépare, dans cinq ans, à pareil jour... »
CORNÉLIE.
Oui, oui, je me rappelle !...
SOPHIE.
Ce matin, je frappais à la grande porte du couvent, te cherchant des yeux autour de moi... Je ne pouvais me résoudre à quitter ce lieu, il me semblait impossible que tu n’y vinsses pas... car j’y venais de bien loin, moi !... Enfin, après de longues heures d’attente, j’ai perdu toute espérance, et je suis rentrée, le cœur bien gros de larmes que je retenais... J’avais tant besoin de te revoir, toi, ma seule amie !... oh ! oui, toujours la seule !... Voilà pourquoi je suis allée à ce théâtre, en secret, dans une loge sombre et grillée... voilà pourquoi j’ai jeté à tes pieds cette pauvre couronne d’autrefois, si précieusement conservée...
CORNÉLIE, vivement.
Oh ! j’ai la tienne !...
SOPHIE, poursuivant.
Car, depuis hier, je savais enfin... ce que tu étais devenue.
CORNÉLIE.
Tu l’as vu ?
SOPHIE.
Actrice !
CORNÉLIE.
Voilà où mène le prix du chant !... Cantatrice, prima donna, comme disent les Italiens... ou plutôt reine... reine d’Égypte... Tu m’as vue avec mon diadème... j’ai changé de couronne !... Sans compter mes autres royaumes... mes trônes chancelants, qui s’écroulent à dix heures du soir...
Vivement.
Mais toi, toi !... oh ! le ciel m’est témoin que je ne t’avais point oubliée... Je parlais de toi aujourd’hui même à...
Avec embarras.
quelqu’un... Oh !... j’allais te chercher, te redemander partout, dès demain... car je n’ai vu personne encore... Crammer ne l’a pas voulu... avant le succès.
SOPHIE, riant.
Ah ! Crammer... notre vieux maître à chanter ?... Je l’ai vu !
CORNÉLIE, de même.
En Égyptien !
SOPHIE.
Comment ?...
CORNÉLIE.
Eh bien ! oui... cet esclave qui est venu si gauchement m’apporter l’aspic... Ah ! ah ! ah !...
SOPHIE.
C’était lui ?...
CORNÉLIE.
Puisque tu l’as vu !...
SOPHIE.
Ah ! oui, c’est vrai.
CORNÉLIE.
Mais voilà que je te parle de lui... de moi... Mais toi, Sophie !... qu’es-tu devenue ? qu’as-tu fait depuis cinq ans ?...
SOPHIE.
Je te dirai cela... plus tard... Mais, d’abord, assieds-toi là, dans ce fauteuil.
CORNÉLIE.
Apprends-moi, du moins... où je suis...
Regardant autour d’elle.
C’est très bien ici... c’est superbe !... Est-ce chez toi ?...
SOPHIE.
Mais... à peu près.
CORNÉLIE.
À peu près ?... C’est égal, je t’en fais mon compliment... Et des meubles d’une magnificence !... Ton fauteuil a l’air d’un trône !...
SOPHIE.
Eh bien !... c’est ce qu’il te faut, à toi, reine d’Égypte.
CORNÉLIE.
C’est juste... Ah ça ! mais ta famille, qui était en disgrâce...
SOPHIE.
On lui a rendu ses biens, son crédit...
CORNÉLIE.
Ah ! je te le disais bien en pension... ces vieux nobles, ça revient toujours sur l’eau !... Eh ! mais, j’y pense !... tu es mariée ?
SOPHIE, vivement.
Oui...
Se reprenant.
Non... c’est-à-dire !...
CORNÉLIE.
Comment ! Oui ?... non ?... On veut te marier... malgré toi ?
SOPHIE.
Et notre souper que nous oublions... Tiens, tu vois, tout est prêt.
CORNÉLIE.
Et, alors... je conçois... tu n’es pas heureuse ?
SOPHIE, soupirant.
Peut-être !
CORNÉLIE.
Oh ! mon Dieu ! comme tu m’as dit cela !... Pas heureuse !... Sophie !... Ah ! ce serait affreux !... Tu as peut-être de l’amour, comme moi ?...
Sophie la regarde.
Oui... si tu savais... j’ai le cœur, la tête, bien malades !... Je te dirai tout... ou à peu près... car j’ai mes secrets... Mais toi, d’abord, commence...
Air de Teniers.
Je t’apportais ma gaieté, ma folie,
Compagnes de notre amitié ;
Mais tes chagrins sont ceux de Cornélie,
Et j’en réclame la moitié !
Au rendez-vous, depuis de longues heures,
Depuis ce matin, tu m’attends ;
Mais, ce soir, tu souffres, tu pleures...
Tu vois bien que j’arrive à temps.
Ah ! Dieu merci ! j’arrive à temps !
Dis-moi...
SOPHIE.
Ah ! de grâce, j’ai mes secrets aussi... D’ailleurs, nous sommes ici pour souper bien gaiement, comme deux bonnes amies... pour nous rappeler ces petits repas, en cachette, que nous faisions à l’Ave-Maria.
CORNÉLIE, très gaiement.
Quand nous dérobions les conserves et les massepains des vieilles béguines... Dieu ! étions-nous gourmandes ! Ah ! c’était le bon temps !... Je ne mange plus.
SOPHIE.
Excepté ce soir... Je veux que tu fasses honneur à mon souper !... À table !
CORNÉLIE.
À table !...
Elles vont pour s’asseoir et s’arrêtent aux sons d’une flûte.
Ah ! mon Dieu !
SOPHIE, inquiète.
Qu’est-ce que c’est ?
CORNÉLIE, montrant la petite porte par laquelle on l’a fait entrer.
Ah ! pauvre garçon !... je l’avais oublié !
SOPHIE.
Qui donc ?
CORNÉLIE, courant ouvrir.
Vite, un couvert de plus !... Entrez, beau Céladon !
SOPHIE.
Cornélie que fais-tu ?
Apercevant Frick.
Ô ciel !...
Scène V
CORNÉLIE, FRICK, SOPHIE
FRICK, vivement, sa flûte à la main.
Oui, j’entre, et il est temps !... je gelais dans ce corridor où vous m’aviez...
Cornélie lui montre Sophie.
Ah ! c’est elle !
Courant à elle.
c’est...
SOPHIE, avec dignité.
Monsieur !
FRICK.
Pardon !... c’est que le plaisir, la surprise...
À part.
Oh ! la belle femme !
CORNÉLIE, gaiement.
Un de mes sujets, que je te présente.
SOPHIE.
Eh ! mais... je n’avais pas permis...
FRICK.
Ne vous fâchez pas !
À part.
Elle est devenue superbe !
Les regardant alternativement l’une et l’autre.
Ô Dieu ! ô Dieu !... me voilà juste comme autrefois, comme au couvent... là, entre vous deux... avec ma flûte !...
À Sophie.
Ça va bien, depuis cinq ans que je ne vous ai vue ?
SOPHIE, reculant.
En vérité !...
À part.
Que faire ?
CORNÉLIE, éclatant de rire.
Ah ! ah ! ah ! ne crains rien... Il est toujours le même !
FRICK, soupirant.
Toujours !
CORNÉLIE.
À cela près, cependant, qu’il s’est enfin décidé entre nous... et c’est moi qu’il aime définitivement.
FRICK, avec force.
Eh bien ! non !... eh bien ! non !
CORNÉLIE.
Plaît-il ?
FRICK.
Vous m’avez trop fait souffrir, vous !... vous m’avez trop fait enrager, vous !... Je cherchais l’occasion de me venger... et la voilà, je l’ai trouvée !...
Montrant Sophie.
La voilà !
SOPHIE, avec effroi.
Ah ! mon Dieu !
CORNÉLIE.
Infidèle !
FRICK, avec force.
Oui, Mademoiselle... oui, c’est vous que j’ai toujours aimée, que j’aimerai toujours, que...
S’interrompant, et très doucement.
Cela va bien, depuis cinq ans que je ne vous ai vue ?
CORNÉLIE, éclatant de rire.
Ah ! ah ! ah !
SOPHIE, riant malgré elle.
Oh ! taisez-vous !
CORNÉLIE.
Il n’a pas voulu me quitter... le petit traître ! il avait deviné son bonheur... Et le souper... Eh ! vite !... à table !
À Sophie.
Il faut que je me sépare de toi à minuit.
FRICK, avec explosion, à part.
À minuit !... pour le rejoindre, lui !... le...
Avec calme.
Mais ça m’est égal, à table !
Il va pour s’asseoir.
SOPHIE, effrayée.
Arrêtez, M. Frick !... je ne puis vous dire... vous expliquer.. mais il faut que vous sortiez.
Montrant la porte par laquelle il est entré.
Là.
CORNÉLIE.
Tu veux le mettre à la porte ?... Allons donc ! il reviendrait par dessus les murs... tu le connais.
SOPHIE.
Mais si vous saviez...
FRICK, suppliant.
Moi, qui ne demande qu’à vous servir, qu’à vous servir, qu’à vous servir !
CORNÉLIE, vivement.
C’est cela !... il sera mon page.
À Sophie.
Tu n’as plus rien à dire... la reine le veut !
SOPHIE.
La reine ?
CORNÉLIE, riant.
La reine d’Égypte.
SOPHIE.
C’est juste... Un page, soit... debout, là.
CORNÉLIE.
Soyez notre Ganymède.
Prenant un verre et le tendant à Frick.
À nos souvenirs !
SOPHIE.
À notre jeunesse !
CORNÉLIE.
À notre amitié !
Frick ne l’entend pas et regarde toujours Sophie.
FRICK, occupé de Sophie, à part.
Elle est bien plus... Il n’y a pas de comparaison !
CORNÉLIE.
Et maintenant, causons, mettons-nous à notre aise... Me la supérieure n’est plus là pour nous gronder.
Voyant Sophie un peu contrainte.
Qu’est ce donc ?... tu es triste ?... Est-ce que cela te fait peur, de souper avec une reine ?...
Mouvement de Sophie.
Il n’y a pas de quoi... Oh ! j’ai une cour, des sujets, des flatteurs...
SOPHIE, à part.
Comme moi !
CORNÉLIE, avec une gravité comique.
Mais, ma bonne Sophie, toi qui n’est qu’une simple mortelle, tu ne sais pas ce que c’est que la royauté !... Elle a ses tourments, ses chagrins...
SOPHIE.
Que dis-tu ?
FRICK.
Oui, les tourments que vous causez aux autres, vous !
CORNÉLIE.
Ceux-là, ça ne me regarde pas...
À Sophie.
Ah ! si tu crois qu’on est souveraine impunément !... tu ne sais pas ce que c’est, toi, que d’être jalouse de son roi !...
Mouvement marqué de Sophie.
de ce public... si inconstant, si capricieux !... et c’est tout simple, on l’environne de séductions, parce qu’il est le maître absolu, dont on se dispute les faveurs et les moindres regards...
FRICK.
Ah ! oui !
Il s’assied à table. Sophie le regarde ; il se lève avec confusion et retourne à gauche.
CORNÉLIE, continuant.
Et vois-tu, les hommes, en masse et en détail, c’est toujours comme ça... on les gâte, et au premier petit nez retroussé qui se présente, plus de trône, plus d’amour... ils se font un plaisir de briser leur idole de la veille... Ils sont si changeants !
FRICK.
Comme le roi Georges !
SOPHIE.
Le roi... Georges !...
CORNÉLIE.
Frick !...
Continuant.
Aussi, juge quelles inquiétudes, quelles alarmes, dès que je les vois Sourire à quelque nouvelle venue, bien jolie, bien coquette !... Je me désole, je souffre...
SOPHIE, à part.
Comme moi !
CORNÉLIE.
Je pleure de rage, je...
Gaiement.
Tiens, pour bien faire, il faudrait toujours les tenir à distance, les désoler...
Ses yeux s’arrêtent sur Frick.
FRICK, s’approchant.
Bon ! c’est à cause de moi que vous dites ça !... Allez, allez... je n’y tiens plus, ainsi !...
CORNÉLIE, riant.
Ah ! ah ! ah ! Servez-nous, beau page...
À Sophie.
Et maintenant, dis-moi... tu as du crédit, je le vois.
SOPHIE.
Moi !...
FRICK.
Il se pourrait !...
CORNÉLIE, à Frick.
Hum ! comme la chance à tourné !... j’étais riche, je rêvais un bel avenir, un grand mariage, et voilà !
SOPHIE, lui donnant la main.
Oh ! que dis-tu ?...
FRICK.
Et voilà !
CORNÉLIE.
Elle, au contraire, qui était pauvre, sans espérance...
À Sophie.
C’est égal... moi aussi, j’aurai du crédit, et nous pousserons ce pauvre Frick.
Elle lui tend la main.
FRICK.
Merci ! merci !... je n’ai pas besoin d’être poussé... par vous.
SOPHIE.
Sa fortune est peu avancée ?
CORNÉLIE, riant.
Elle n’est pas avancée du tout... Sa flûte lui rapporte plus d’honneur que de florins...
FRICK, fièrement.
L’honneur me suffit !...
Changeant de ton.
Après ça, s’il s’y mêlait quelques florins... je m’y résignerais.
CORNÉLIE, continuant.
Oh ! il est devenu très fort... et au théâtre on l’applaudit... quand il n’a pas de distraction... Veux-tu, pour en juger, qu’il te donne une sérénade à lui tout seul ?
FRICK, tirant vivement sa flûte.
Oh ! avec joie... avec...
SOPHIE.
Merci !... de grâce !...
CORNÉLIE.
C’est que, s’il était possible qu’à son emploi, à l’orchestre il joignit une place dans la musique du roi...
FRICK.
Du roi ! jamais !... je ne veux être rien dans la musique du roi... rien ! rien !...
Avec indignation.
Du roi !...
SOPHIE, se levant.
Et pourquoi donc cela, M. Frick ?... Si le roi vous offrait...
CORNÉLIE, de même.
Oh ! Monsieur est jaloux...
SOPHIE, troublée.
Jaloux !... du roi ?
FRICK.
Oui, jaloux !... parce que c’est indigne à lui !... un roi, qui a tant de moyens de distractions... de me faire tort de cet amour-là !
SOPHIE, poussant un cri étouffé.
Ah !
FRICK.
À une pauvre flûte solo, qui n’en a pas d’autre !
CORNÉLIE.
Il est fou !...
SOPHIE.
De quel amour ?... Qui aime-t-il ?... Parlez !
À part.
Oh ! je le savais bien, moi !
CORNÉLIE.
Allons donc ! il ne sait ce qu’il dit.
FRICK.
Si fait ! si fait ! je le sais trop !... Il aime... la même qu’un pauvre garçon de ma connaissance.
SOPHIE.
Au théâtre !...
FRICK.
Il l’attend ce soir !
SOPHIE.
Ce soir !...
CORNÉLIE.
Frick !...
FRICK.
Oui, oui, oui, ce soir... et je suis sûr qu’elle grille d’être auprès de lui !
SOPHIE, à part.
Il est donc vrai !... Trompée !... malheureuse !...
CORNÉLIE, vivement.
Sophie !... Qu’as-tu donc ?...
SOPHIE.
Rien !... rien !... Tu la connais, toi... l’indigne !...
CORNÉLIE, troublée.
Non, non... c’est-à-dire... Tu prends intérêt...
SOPHIE.
À la reine... qu’il trahit... et qu’il ose soupçonner !
CORNÉLIE.
Vraiment !
FRICK, à Sophie.
C’est affreux !... Mais ça m’est égal... si vous voulez m’aimer pour me venger de... l’autre...
SOPHIE.
Mais qui donc ?... Parlez !...
Avec force.
Je le veux !
On entend chanter.
CORNÉLIE.
Oh ! silence ! Quelqu’un !...
SOPHIE.
Grand Dieu !...
FRICK, toujours à genoux.
Consolez-moi, je...
CRAMMER, chantant au dehors.
C’est cela !... Je le tiens !...
CORNÉLIE, étonnée.
Eh ! mais... Crammer !...
SOPHIE.
Mais levez-vous donc !...
Elle remonte la scène et va tomber dans un fauteuil à gauche au moment où Crammer entre.
FRICK, courant à lui.
Tiens ! mon oncle !...
CORNÉLIE.
Lui, ici !...
SOPHIE, essuyant ses larmes.
Oh ! mon Dieu !
Scène VI
SOPHIE, FRICK, CRAMMER, CORNÉLIE
Il entre une feuille de musique à la main, en chantant et battant la mesure.
CRAMMER.
Voici le jour !... la la la...
Voici...
Les apercevant.
Ah ! bah !... Cornélie !... Frick !... vous, mes enfants !... C’est le ciel qui vous envoie !...
FRICK.
Comment êtes-vous ici, mon oncle ?...
CORNÉLIE.
Quel hasard...
CRAMMER.
Vous ne savez pas !... on m’a enlevé ! c’est le roi !... ce bon roi !...
Sophie se lève avec inquiétude.
pour une marche triomphale... superbe ! quelle force !... J’ai cassé toutes les cordes du clavecin !... On m’avait enfermé à double tour... mais j’ai sauté par la fenêtre... J’ai besoin de chanter à quelqu’un...
Voici le jour...
Mais vous ne savez pas... Une surprise, un rêve !... dans cette résidence royale...
CORNÉLIE.
Plaît-il ?...
CRAMMER.
J’ai vu, près du roi...
FRICK.
Près du roi !...
SOPHIE, faisant des signes qu’il ne voit pas.
Le malheureux !...
CRAMMER.
Mais de mes yeux vu, là, près du roi...
Il se retourne, aperçoit Sophie, et ôte vivement son chapeau.
Ah !...
SOPHIE.
Silence !...
FRICK.
Mais c’est elle... Sophie... la petite Sophie !...
CRAMMER, le tirant par l’habit.
Chut ! imbécile !...
CORNÉLIE.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
SOPHIE.
Tu vas le savoir... Tu vas me quitter... Je ne crains plus que le respect vienne glacer ta joie... ta bonne et franche amitié...
CORNÉLIE.
Le respect !
SOPHIE, avec bonté.
Reine d’Égypte, j’étais digne de souper avec toi... car, moi aussi, j’ai échangé ma couronne de feuillage contre une couronne de reine... Je suis...
FRICK, à part.
Cantatrice !...
Il se rapproche avec familiarité.
SOPHIE, découvrant sa couronne royale.
Je suis la reine d’Angleterre !
CORNÉLIE, poussant un cri.
La reine !...
CRAMMER.
Parbleu !...
FRICK, s’éloignant tout confus.
La... la... Oh ! qu’ai-je fait !... Je n’ai plus de...
Il se laisse tomber sur une chaise ; Crammer lui fait signe, il se relève vivement.
SOPHIE, tendant la main à Cornélie, et avec émotion.
Adieu, sois plus heureuse que moi !... Ne trouve que des cœurs fidèles... On t’attendait à minuit... Adieu !
CORNÉLIE, avec éclat.
Oh ! grâce !...
Tombant aux pieds de Sophie.
Grâce !... Tu ne sais pas...
Se reprenant.
Pardon, Madame... Je reste !... Oh ! protégez-moi !
SOPHIE.
Te protéger !...
CORNÉLIE.
Ces larmes... ce chagrin... c’est moi qui suis cause !... mais je ne suis pas coupable !... Oh ! non !
SOPHIE.
Malheureuse !... toi !... Je devine... Oh ! mon Dieu !...
CRAMMER.
Quoi donc ?
UNE VOIX, en dehors, criant.
Le roi !
SOPHIE.
Le roi !
FRICK.
Le roi !
CRAMMER.
Le roi ! Eh ! vite !...
Il tire sa musique de sa poche et se met en mesure.
CORNÉLIE.
Le roi !... Oh ! grâce ! grâce !...
SOPHIE, d’une voix étouffée.
Laissez-moi !... Sortez ! sortez tous !... qu’il ne sache pas...
Avec des larmes.
Je n’ai aimé que des ingrats !
Elle sort par la droite.
CORNÉLIE.
Sophie !... Oh ! je réparerai... je veux réparer...
Elle regarde autour d’elle.
Mais, s’il me trouve ici...
Comme frappée d’une idée.
Ah !...
FRICK, tremblant.
Le roi !... Dieu ! s’il savait que j’ai osé, là, à la reine !... Il me ferait pendre !
CORNÉLIE.
Oui !...Il est infidèle, jaloux !... Pauvre Sophie !
CRAMMER.
Ah ça ! à qui diable en avez-vous ?... Je vais lui chanter mon motif.
CORNÉLIE.
Non ! non ! Sortez... Laissez-moi !...
CRAMMER.
Mais...
CORNÉLIE, montrant la gauche.
Sortez !... Je veux être seule !... Tenez, par ici.
FRICK.
Je ne demande pas mieux !
CRAMMER.
Mais il faut que je chante...
CORNÉLIE.
Sortez !...
Ils sortent, elle ferme la porte.
Le roi !... je l’aimais... et là encore, ce que j’éprouve... Sophie ! oh ! quelle inspiration du ciel de m’avoir jeté ma couronne !... Mais du courage... Je ne le connais pas !...
FRICK, rouvrant la porte.
J’ai oublié mon chapeau !...
La porte du fond s’ouvre.
UNE VOIX, plus rapprochée.
Le roi !
FRICK.
Oh !...
Il se cache derrière le rideau de la croisée de droite.
Scène VII
GEORGES, CORNÉLIE, puis FRICK
GEORGES, entrant furieux et sans la voir.
C’est un tour infâme !... Je me vengerai !...
CORNÉLIE, élevant la voix sans le regarder.
C’est une indignité... dont j’aurai vengeance !
GEORGES, se retournant.
Hein ? Plaît-il ?...
L’apercevant, et stupéfait.
Ah !...
CORNÉLIE, se retournant, et jouant la surprise.
Quelqu’un !... Ah !...
GEORGES.
Vous ici ! vous !...
CORNÉLIE.
Enfin, c’est vous, Monsieur !...
GEORGES, à part.
Monsieur !... Elle ne sait pas encore !...
CORNÉLIE.
Expliquez-moi donc...
GEORGES.
Silence !... Ne dites pas !...
FRICK, paraissant.
S’il voit mon chapeau, je suis perdu !...
Il disparaît.
GEORGES, vivement.
Imprudente ! Que venez-vous faire ici ? Qui vous y a amenée ?...
CORNÉLIE.
Comment, Monsieur, vous me le demandez !... Mais cette voiture qui est venue me prendre au théâtre... de votre part... avec le mot d’ordre... Cornélie !...
GEORGES.
Parlez bas !... Eh bien ! cette voiture, elle devait rejoindre cette maudite chasse aux flambeaux...
CORNÉLIE.
Et elle m’a conduite ici !...
GEORGES.
Mais je vous attendais !...
CORNÉLIE.
Là ! Je le disais bien, moi ! Mais j’avais beau crier... Ce n’est pas ici qu’il m’a donné rendez-vous !. c’est à l’entrée du parc !
GEORGES.
Parlez bas !...
FRICK, reparaissant.
Je voudrais bien ravoir mon chapeau.
CORNÉLIE.
Il faut que vous vous soyez mal expliqué... On m’a dit que vous étiez dans cette maison... que je ne connais pas... mais qui est assez belle... et l’on vous cherche pour vous prévenir de mon arrivée !...
GEORGES, à part.
Ils n’ont pas compris... ils me l’amènent ici !... Les maladroits !...
Haut.
Mais vous n’avez vu personne ?
CORNÉLIE.
Personne !
GEORGES.
En ce cas... Sortons de cet appartement.
CORNÉLIE.
C’est-à-dire, personne... Écoutez... Je puis vous confier...
Georges se rapproche d’elle.
GEORGES.
Qu’est-ce donc ?
CORNÉLIE, baissant la voix.
Il y a une femme dans cette maison ?...
GEORGES, embarrassé.
Une femme ?... Plusieurs, peut-être... je ne sais... Pourquoi cette question ?...
CORNÉLIE, souriant.
C’est que... j’ai dérangé un tête-à-tête...
GEORGES.
Hein ?...
Frick sort doucement pour s’approcher de la table et reprendre son chapeau.
CORNÉLIE, riant toujours.
Oui... Figurez-vous qu’on m’avait laissée dans une galerie... là-bas... Mais je n’ai pu résister à mon impatience...j’ai gagné cette porte, et comme je l’ouvrais, j’ai vu s’échapper une belle dame...
Montrant l’appartement de la reine.
Par ici.
GEORGES, avec éclat.
Par ici... Grand Dieu !...
À ce cri, Frick, qui allait reprendre son chapeau, se baisse vivement derrière la table.
FRICK, se cachant.
Oh !...
CORNÉLIE, qui l’a aperçu.
Quoi donc ?
GEORGES.
Rien, rien... continuez... Cette dame... Vous ne l’avez pas vue ?...
CORNÉLIE.
Non... elle fuyait... Mais j’ai vu le jeune homme.
GEORGES, vivement.
Le jeune homme ?... Il était blond... de haute taille... un grand cordon ?...
CORNÉLIE.
Vous le connaissez donc ?... c’est cela même.
GEORGES, très agité, à part.
Le Comte !... Elle était pressée de me voir partir... et ce secret...
Haut, avec colère.
Mais non... c’est impossible !... vous me trompez !...
CORNÉLIE, montrant le chapeau de Frick.
Voici encore son chapeau... qu’il a oublié en s’échappant.
GEORGES.
Oui... oui...
FRICK, à part, sous la table.
Mon chapeau !... qu’est-ce qu’elle dit ?
Il se cache.
GEORGES, allant pour prendre le chapeau, et apercevant un mouchoir.
Ciel ! qu’est ceci ?...
CORNÉLIE, riant.
Un mouchoir... Celui de la dame, sans doute.
GEORGES, qui a examiné vivement le mouchoir, à part.
Sophie !...
CORNÉLIE, riant.
Ah ! ah ! ah !... Il ne faut pas dire au moins...
FRICK, se montrant.
Je n’ai pas une goutte de sang dans les... Oh !...
Il se cache.
CORNÉLIE, riant toujours.
Il y a une lettre... un chiffre... Montrez-moi donc.
GEORGES.
Et vous êtes bien sûre...
CORNÉLIE.
De les avoir dérangés... Pauvres amants !... c’était un tête-à-tête... un petit souper mystérieux... voyez, deux couverts.
GEORGES, avec explosion.
Mais c’est horrible, savez-vous, ce que vous me dites là !... Mais il y va de la mort d’un infâme !...
FRICK, paraissant, pâle, défait, à part.
Je veux m’en aller.
CORNÉLIE.
Mon Dieu ! quelle agitation... Sortons d’ici, venez...
GEORGES.
Mais elle ! elle !... Ah ! elle y perdrait sa liberté !...
D’une voix étouffée.
sa couronne !...
CORNÉLIE.
Mais qu’avez-vous donc ? vous me faites peur ! Ah ! j’ai été indiscrète... Cette femme, vous la connaîtriez ?...
GEORGES.
Oui, oui... c’est possible !...
CORNÉLIE.
Ah ! mon Dieu la vôtre, peut-être !...
GEORGES.
Malheureuse ! taisez-vous !...
CORNÉLIE, élevant la voix.
Oui, la vôtre !... Vous me trompiez donc !... Vous me disiez que vous étiez libre... que je pouvais vous aimer !...
GEORGES.
Taisez-vous !
CORNÉLIE, plus haut.
Et votre nom... votre titre... Qui êtes-vous ?
GEORGES, avec explosion.
Taisez-vous donc !...
Scène VIII
CORNÉLIE, GEORGES, SOPHIE, FRICK
SOPHIE.
Ô ciel ! ces cris !...
GEORGES.
Madame !...
CORNÉLIE, poussant un cri.
Ah !...
FRICK, paraissant, sans être vu.
Oh !...
SOPHIE.
Qu’y a-t-il ?
GEORGES.
Sortez ! Mademoiselle... sortez !...
CORNÉLIE.
Non, Sire !...
GEORGES, étonné.
Vous saviez ?...
CORNÉLIE, avec respect.
Non, pas avant d’avoir obtenu mon pardon... de vous, d’abord, que j’ai traité un peu en... bourgeois, en vous faisant éprouver tous les tourments de la jalousie !...
SOPHIE.
Au roi !...
GEORGES.
Non... mais...
CORNÉLIE, reprenant vivement.
Comprenez-vous maintenant tout ce qu’a dû souffrir une pauvre jeune femme... un ange, dont l’amour se croyait trahi par vous !...
GEORGES, avec impatience.
Mademoiselle !...
SOPHIE.
Sire...
CORNÉLIE.
Il ne l’était pas...
Bas.
autant que vous l’auriez voulu...
Mouvement de Georges. Elle s’approche de Sophie.
Et je puis m’approcher sans crainte de mon ancienne amie de l’Ave-Maria.
GEORGES.
C’est la reine !...
CORNÉLIE.
Je le savais...
Tirant un papier de sa ceinture, et le lui présentant ouvert.
La reine d’Angleterre avait invité à souper la reine d’Égypte... et si j’ai préféré ce rendez-vous à une chasse aux flambeaux...
GEORGES, à part.
Grand Dieu !...
Haut.
Je vous crois... Ah ! je suis heureux de... Mais, cet homme... cet homme que vous avez vu s’échapper, et dont le chapeau est resté là...
SOPHIE.
Que voulez-vous dire ?
CORNÉLIE, prenant le chapeau.
Il n’est pas loin, peut-être... et vous ne lui refuseriez pas sa grâce, s’il vous la demandait... en musique.
On entend la flûte de Frick sous la table.
GEORGES.
Qu’entends-je !...
SOPHIE.
Frick !
Cornélie s’approche de la table, lève le tapis, et coiffe du chapeau Frick qui reste à genoux, sa flûte à la main.
CORNÉLIE.
Voilà !...
Georges et Sophie éclatent de rire.
Mon chevalier... notre page... mon mari !...
GEORGES.
Votre...
FRICK, se levant.
Il se pourrait !
SOPHIE.
Que dis-tu ?
CORNÉLIE, avec un peu d’émotion.
Je l’aime !... Ah ! maintenant je n’aime que lui !
FRICK.
Ah ! j’en étais bien sûr !...
GEORGES, à part, avec humeur.
Son mari !...
Sophie s’approche et tend la main à Cornélie qui la baise.
Scène IX
CORNÉLIE, GEORGES, SOPHIE, FRICK, CRAMMER entr’ouvre la porte de gauche et se montre à moitié
CRAMMER.
Puis-je entrer ?
GEORGES.
Crammer !...
CORNÉLIE.
Ah ! nous étions en nombre !
CRAMMER, qui s’est approché.
Puis-je faire entendre à mon roi... cette marche en ut ?... c’est superbe !
GEORGES.
Bien ! bien !...
CRAMMER, battant la mesure.
Je crois bien que c’est bien !... Écoutez...
SOPHIE.
Non, demain, M. le maître de chapelle... car, ce titre, le roi vous l’a donné, vous le garderez, vous nous suivrez à Londres...
CRAMMER.
À Londres !...
Regardant Cornélie.
Permettez.
CORNÉLIE.
Acceptez !... Moi, je pars pour Vienne... avec mon mari.
CRAMMER.
Ah bah !...
FRICK.
Oui, mon oncle... son mari !...Je suis heureux, mes moyens sont revenus... je puis jouer de la flûte, à présent !...
SOPHIE.
Tu pars !... encore !
GEORGES.
Pour oublier... vos amis !
CORNÉLIE.
Non !... au milieu de mes voyages, de mes triomphes, j’aurai, pour mes les rappeler... cette couronne de feuillage que Sophie échangea autrefois avec la mienne !...
SOPHIE, lui tendant la main.
Simples couronnes qui avaient moins d’épines peut-être que celles que nous portons aujourd’hui.
GEORGES, à Sophie.
Oh ! la tienne n’en aura plus !...
À part.
J’ai eu trop peur !
FRICK, à Cornélie, du même ton.
Oh ! la tienne n’en aura plus !... oh ! non !...
CRAMMER.
Ma mission est terminée... Il était temps !...
Soupirant.
Ah ! c’est bien beau, le théâtre !...
CORNÉLIE.
Quand on est applaudi !
CHŒUR.
Air des Trois Dimanches.
Que de l’amour,
En ce beau jour,
Le chagrin s’envole ;
Ce qui console,
C’est l’amitié !
Tout par elle est oublié.