Le Sac de Carthage (Jean PUGET DE LA SERRE)
Tragédie en cinq actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1642.
Personnages
SCIPION
CATON
LÉLIE
ASDRUBAL
AMILCAR
CLIPHAX
CLÉOBULE
LUCIUS
LE CENTURION
UN SOLDAT
SOPHRONICE, femme d’Asdrubal
CLORISBÉ, leur fille aînée
FAUSTINE, sa sœur
À MADAME LA MARQUISE DE COISLIN
MADAME,
C’est à la Vertu aussi bien qu’a vous à qui je dédie cet Ouvrage : Vous êtes unies ensemble d’un si étroit lien, que la mort même qui désunit toutes choses ici bas en doit rendre l’union éternelle. En effet, MADAME, toutes les fois que je parle de vous, mon esprit est si persuadé de cette grande Réputation que vous vous êtes acquise, que je pense toujours parler de la Vertu même. Aussi ne vous regarde-je pas, MADAME, comme fille de ce grand Chancelier, qui portant les caractères de la Justice dans l’âme, en imprime l’image en toutes ses actions. Ni comme alliée de ce fameux Cardinal, qui tenant abattus et l’Aigle et le Lion sous les pieds de notre invincible Monarque, a contraint aujourd’hui ses ennemis d’ériger un Autel à sa valeur sur les ruines mêmes des Colonnes d’Hercule. Je vous considère séparée de toutes ces Grandeurs étrangères, pour m’attacher a l’admiration de celles qui font nées avec vous. C’est votre Piété, MADAME, que je loue extrêmement parce qu’elle n’est pas commune . C’est votre Prudence que je ne saurais assez estimer, parce que les plus sages de votre sexe en font jalouses : Et c’est votre Générosité qui me ravit, avec tous ceux qui ont l’honneur d’être connus de vous. De donner des Éloges à votre Esprit, ce doit être un ouvrage de sa façon, si l’on n’en peut connaître la grandeur que par sa propre lumière. Je ne veux point parler aussi de votre Beauté, puis qu’elle porte encore le deuil de celui qui seul la pouvait louer publiquement sans vous faire rougir : le même voile qui lui couvre le front me ferme la bouche : Mais c’est après vous avoir assuré, que si les termes me manquent pour exprimer dignement vos perfections, je trouve le même défaut à vous témoigner jusques à quel point je suis,
MADAME,
Votre très humble, et très obéissant serviteur,
PUGET DE LA SERRE.
ACTE I
Scène première
SCIPION, CATON avec tous les Officiers de l’Armée Romaine
SCIPION.
Enfin l’orgueil de cette superbe Carthage est rabaissé jusques à nos pieds, puisque nous marchons aujourd’hui sur ses cendres. Qu’on ne l’appelle plus l’effroi de ses voisins ; mais plutôt celui des Passants, la voyant ensevelie sous ses propres ruines. Ce n’est plus cette redoutable qui voulait faire la loi à ses ennemis, c’est cette désolée qui la doit recevoir de tout le monde. Trois ans de siège ont changé sa domination en servitude sans lui laisser d’autre empire que celui de ce petit fort, où le reste des habitants défend encore sa misérable vie mais la résistance est inutile. Les Dieux ont conjuré leur perte, et pour la rendre infaillible ils nous ont donné la même espérance qu’ils leur ont ôtée. Je veux que Rome voit Carthage ensevelie, faisant traîner après moi est le dernier de ses habitants, et la première pierre du fondement de ses murailles.
CATON.
Il faut que tu immoles aujourd’hui tous les Carthaginois sur la sépulture de ces Pères pour apaiser leurs Mânes et venger le Sénat. Il faut, dis-je, en exterminer la race pour exécuter de siècle en siècle les généreux sentiments de la tienne. Ta gloire ne peut durer qu’autant que leur malheur, puisque tu as pris à tâche leur ruine. Ensevelis donc leur mémoire, si tu veux éterniser ton nom.
LÉLIE.
Fameux Héros ne t’arrête point un seul moment au milieu de ta carrière puisque la victoire t’attend au bout. Je veux que ta valeur t’ait acquis un nombre infini de lauriers, la Fortune qui t’en fait des couronnes ne te les donnera que dans ce Fort, comme le plus haut trône de ta gloire. Ce n’est pas assez d’avoir pris Carthage, tu dois ensevelir ses ruines mêmes dans un tombeau si profond, que nos Neveux la cherchant au milieu de ses enceintes soient contraints de douter si elle a été autrefois.
SCIPION.
Il n’est pas nécessaire de me persuader mon devoir dans des actions où la gloire du Sénat et mon honneur particulier se trouvent également intéressés. Je ne veux point de victoire sans triomphe : Et comment puis-je entrer triomphant dans Rome, si l’Épitaphe du dernier des Carthaginois ne fait l’éloge de mon entrée. Mes desseins ont prévenu vos conseils.
CATON.
Je sais bien qu’étant amoureux passionné de ta propre renommée, il faut aussi de nécessité que tu en fois passionnément jaloux. Mais t’appréhende que tu ne te lasses à la fin de vaincre et de triompher, comme si tu croyais être accablé du fardeau de tes couronnes. Les Carthaginois ne sont point vaincus puisqu’ils nous disputent la victoire à force de compassion, ne pouvant l’emporter d’autre sorte. Il faut que tu fermes l’oreille à leurs plaintes, si tu veux que le Sénat les ouvre aux louanges que tu crois mériter.
LÉLIE.
Je serais honteux, Scipion, de t’animer à la ruine des ennemis du Sénat, puisque ton salut est attaché à leur perte. Considère seulement que leurs soumissions sont des préceptes que le désespoir leur a donnés, pour essayer de te vaincre au milieu de tes triomphes, ou par leurs soupirs, ou par leurs larmes. Encore que la douleur soit muette, son visage est si éloquent qu’il persuade la pitié aux cœurs les plus insensibles. Mais si le tien en est touché, souviens toi des cruautés que ces perfides ont exercées. Un crime public demande un châtiment exemplaire, afin que la justice serve de leçon à la postérité.
SCIPION.
Je goûte vos raisons : puisque la mienne ma déjà persuadé d’exécuter tout ce que vous m’avez proposé. Qu’un donne les ordres seulement pour l’assaut général, et j’en donnerai le signal paraissant le premier à l’escalade.
Scène II
LES MÊMES, UN SOLDAT
SOLDAT.
Seigneur, les Députes du Fort de Carthage sont à la porte du Palais qui demandent audience.
SCIPION.
Qu’on les fasse entrer : Ils veulent sans doute éprouver notre clémence, n’ayant pu résister à notre valeur : mais je ne fuis absolu que pour leur ruine, s’ils demandent la vie qu’ils vivent esclaves, je n’ai que des fers et des chaînes à leur donner. Les voici qui viennent leurs funestes livrées font déjà paraître au dehors la douleur qu’ils portent dans l’âme.
Scène III
LES MÊMES, AMILCAR
Harangue des Députés du Fort de Carthage à Scipion.
AMILCAR.
Souverain Capitaine, puisque cette qualité que tu portes nous fait voir tout le Sénat en ta seule personne, nous nous plaignons de lui pour tirer raison de toi. Tu sais qu’il a violé les promesses qu’il nous a faites, de se contenter du tribut qu’il nous avait imposé, nous forçant par un excès d’injustice, aussi bien que de bonheur, à lui donner nos éléphants, brûler nos vaisseaux, et lui laisser encore nos femmes et nos enfants en otage, pour nous tenir toujours enchaînés par les entrailles, comme si notre ruine ne nous rendait pas assez captifs. Et de cette tyrannie passant à une cruauté toute nouvelle et inconnue à notre siècle, il a assiégé Carthage, l’a forcée, l’a prise, l’a brûlée, et l’a changée en cimetière, pour y ensevelir tous ses habitants, après avoir fait pendre les uns, égorger les autres, noyer ceux-ci dans leur propre sang, et étouffer ceux-là sous le monceau des corps, dont ses soldats faisaient un continuel carnage. Il l’a assiégée, dis-je, trois ans entiers, qui a été un terme bien long pour faire mourir des agonisants. Il l’a forcée avec toute la violence que la rage peut vomir : il l’a prise avec toute l’espérance des vaincus et l’a brûlée par des flammes éternelles puisque le feu n’en est pas encore éteint. De sorte que tu vois Carthage dans ce petit fort, qui est la seule place que nous avons marquée pour notre sépulture. Et tu peux conter tout le reste des Carthaginois à ma suite, n’ayant laissé qu’Asdrubal dedans pour t’en ouvrir la porte. Que peut donc prétendre aujourd’hui le Sénat ne trouve-t-il pas le comble de son ambition dans celui de notre ruine. Il voulait que Carthage fut tributaire, ses cendres lui ont payé le dernier tribut. Il avait résolu de rendre esclaves tous ses habitants ; qu’il enserre les os de peur que la poudre ne s’envole, tous font morts pour le contenter. Que si les Dieux nous ont garanti du trépas, c’est pour éterniser ta réputation en te laissant toucher à l’excès de nos misères. Tu connais nos maux, Scipion, puisque tu les as rendus incurables ; Fais nous donc ressentir ta Bonté, puisqu’elle est aussi grande que notre douleur. Tes pieds, où ton Destin et notre fort nous tiennent enchaînés, sont aujourd’hui nos Autels de refuge ? Voudrais tu permettre que la Fortune nous immolât dessus en ta présence. Ce n’est pas que nous te demandions la vie ; tu nous as réduit en état de nous l’ôter à nous-mêmes, si tu étais assez cruel de nous la laisser ; Permets, permets nous seulement d’expirer à loisir de la plaie mortelle que nous avons reçue. Ha ! Scipion, fais nous justice, si nous ne te faisons pas pitié. Le vent emporte tous les jours les cendres de Carthage dans Rome, pour assouvir la fureur du Sénat. Désaltère ta colère, ou dans notre sang, ou dans nos larmes, afin que vous soyez tous contents. Nous ne te prions point de nous rendre nos femmes nos enfants ni nos biens : ceux qui n’ont plus d’espoir ne sont point capables d’envie. Nous conjurons seulement ta générosité, qui n’eut jamais d’exemple, de même que notre malheur, de nous laisser ce petit Fort pour y être ensevelis dedans. Les Dieux te l’ordonnent, comme justes ; le Sénat y consent, comme désintéressé, et nous t’en supplions par la voix et de nos soupirs et de nos larmes. Ce qui nous fait croire que Scipion le persuade déjà à lui-même, s’y sentant forcé par la raison, s’y voyant obligé par son devoir, et se trouvant vaincu par nos misères, puisque son excès triomphe de tous nos ennemis,
Ils rentrent.
SCIPION.
Retirez-vous, j’ai entendu vos plaintes, vous saurez bientôt ma résolution. La raison et la pitié me touchent également en faveur de ces Carthaginois. Il y a quelque justice dans leurs reproches, et beaucoup de sujet de compassion dans leurs malheurs. Je ne puis les sauver, et je ne saurais me résoudre à les perdre.
CATON.
Si les raisons de ces perfides te touchent la tienne a déjà donc condamné le Sénat de les avoir châtiés. Oublie tu les misères que ta Patrie a souffertes pour te souvenir des maux que tu as fait à ses ennemis. Je sais bien qu’on t’a laissé le pouvoir de ruiner Carthage, mais on t’a ôté la liberté de donner grâce aux Carthaginois. Ta puissance est limitée de ton devoir, tu n’es absolu que pour bien faire, et cette qualité que tu portes de souverain ne pouvant effacer les caractères de ta servitude tu dois rendre compte demain, de toutes les actions que tu fais aujourd’hui. Prends donc conseil de la prudence plutôt : que de la pitié, si tu n’en veux être l’objet toi-même par un excès de faiblesse.
LÉLIE.
Scipion, je donnerais des louanges à ta bonté si son excès n’était le plus grand de tes ennemis. Tu ne saurais pardonner aux Carthaginois le crime de perfidie dont ils sont accusés, sans en être convaincu. Le Sénat ne connaît la raison que pour se maintenir, sa justice est dans ses armes, et son bonheur dans ta victoire : mais si ta prudence ne l’enchaîne aujourd’hui avec les vaincus, on te peut mettre déjà du nombre puisqu’en perdant l’occasion de triompher tu célébreras sans y penser ta propre défaite.
SCIPION.
Si la justice du Sénat est dans ses armes, ne faut- il pas que je me serve de sa balance pour peser les intérêts des Carthaginois, après m’être servi de son glaive pour réparer le dommage que nous en avons reçu. Un ennemi vaincu et soumis change de nom en changeant de fortune et c’est un commencement de tyrannie de lui refuser la grâce d’un crime dont il se repent, après en avoir été puni.
CATON.
Tu fais de nouvelles lois pour exercer ta générosité. Quand tu auras vaincu tes ennemis particuliers on te laissera la liberté d’user de ta clémence. Mais tu verras à tes pieds les meurtriers de tes aïeux, les assassins du Sénat, et les voleurs de la gloire de ta Patrie, et tu te laisseras toucher à la compassion de leurs misères, demeurant insensible à l’horreur de leurs cruautés. Fais ce qu’il te plaira ; mais si tu manques à faire ce que tu dois, bien que je sois témoin de tes actions je ferai un jour ta partie et ton juge, pour te vaincre et te condamner.
LÉLIE.
Encore que la soumission d’un ennemi vaincu, nous fasse tomber les armes des mains notre générosité doit céder à la raison et les sentiments de la Nature aux maximes d’État. Si tu laisses à sa place une feule pierre des murailles de Carthage, elle pourra servir de fondement pour en rebâtir des nouvelles. Travaille donc à sa ruine et vois la fin de ton ouvrage ou celle de tes jours si tu veux en éterniser la mémoire.
SCIPION.
Quand le Sénat m’a mis les armes à la main pour vaincre ses Ennemis, il m’a laissé le pouvoir d’user modérément de ma victoire. Je vois des misérables réduits à ma merci, cet objet de pitié désarme ma colère. Je veux qu’ils soient criminels, si les maux qu’ils ont soufferts effacent la moitié de leurs crimes, le repentir de les avoir commis les absout de l’autre. Et après tout, il suffit d’être Romain pour faire grâce à ceux qui la demandent.
CATON.
Tu ne saurais imposer d’autres lois aux vaincus que celles qu’on t’a déjà prescrites. Ce n’est pas que tu ne doives commander avec souveraineté mais c’est toujours en obéissant à ceux qui t’en ont donné la puissance. Le repos du Sénat gît dans la sépulture des Carthaginois.
SCIPION.
Comment, puis-je violer la foi que je leur ai donnée.
CATON.
La parole d’un sujet relève toujours de son Prince.
SCIPION.
Mais si mon honneur sert de caution à mes promesses je demeure seul intéressé en ne les tenant pas.
CATON.
La nécessité de ton obéissance en cette occasion te mettra à couvert de toute force de reproche. La raison ne nous oblige jamais qu’à la mesure de notre pouvoir.
SCIPION.
Il me suffit de me voir contraint à me servir et du glaive et du feu, pour parachever le sacrifice que nous avons commencé. Renvoie donc ces Députés dans leur Fort, puisque ce doit être l’autel où ils serviront bientôt de victime. Mais représente leur pour ma satisfaction qu’on exerce sur moi la même violence que je leur fais, et que je prête le bras plutôt que le cœur au dessein de leur ruine.
ACTE II
Scène première
SOPHRONICE, femme d’Asdrubal, avec ses deux filles, CLORISBÉ et FAUSTINE
SOPHRONICE.
C’est en vain, mes Filles, que nous implorons le secours des Dieux : nos crimes, ou leur impuissance, les rendent sourds à toutes nos plaintes ; Carthage n’est plus qu’en notre mémoire et tous ses habitants égorgez couvrent encore de leurs ombres la place où elle a été autrefois. La Tyrannie règne avec les Romains : votre père est vaincu, et vous voyez votre mère réduite à une telle extrémité que l’espérance lui est ôtée plutôt que la vie. Mais faisons voir dans notre malheur que nous femmes maîtresses de la Fortune puisqu’en suivant notre devoir plutôt que ses désirs nous allons au devant du péril dont elle nous menace. Il faut, il faut mourir généreusement, et faire mener en triomphe nos ennemis jusques au bord de notre sépulture par la curiosité de nous voir ensevelies dedans à l’aide de nos seuls courages : un généreux trépas donne le droit d’immortalité.
CLORISBÉ.
Madame, il est vrai que dans le déplorable état où le malheur nous a réduites aujourd’hui, nous ne devons attendre du secours que de nos propres forces. Mais encore que la Fortune nous ait tout ôté, nos courages nous peuvent persuader que nous n’avons rien perdu, puisque nous sommes résolues à nous perdre nous-mêmes et comme vos volontés règlent nos destinées nous vous suivrons aveuglément jusques à la mort.
FAUSTINE.
Madame, si les Dieux tiennent le parti de nos ennemis, il n’est plus temps de faire de vœux que pour notre ruine : mais au moins cette consolation nous demeure, de pouvoir mourir quand il nous plaira, conservons-en la volonté puisque notre naissance nous en donne le courage, en attendant le retour d’Amilcar : nos tombeaux font toujours ouverts, le premier pas que nous ferons en avant nous peut mettre à l’abri de toutes forces d’orages.
SOPHRONICE, leur mère.
Que pouvons-nous espérer de son retour si toutes nos espérances sont entre les mains de nos ennemis. Croyez-vous qu’ils aient travaillé si longtemps à notre ruine sans être résolus de parachever leur ouvrage.
CLORISBÉ.
Madame, ne refusons point à la prudence qui nous reste dans notre malheur, ce peu de moments dont elle nous conseille de prolonger nos jours en l’attente d’Amilcar. Notre mort est résolue, vous en pouvez faire sonner l’heure quand il vous plaira.
SOPHRONICE.
On ne doit jamais retarder l’exécution d’un généreux dessein, quand elle dépend de notre volonté, puisque chaque moment en diminue la gloire.
FAUSTINE.
Mais si nous vivons encore pour autrui, Madame, laissons lui, disposer absolument de ce dernier jour qui nous éclaire ; je veux qu’Amilcar et ses compagnons ne manquent point de courage, le nôtre remportera toujours cet honneur de leur avoir frayé en leur présence le chemin qu’ils doivent tenir.
SOPHRONICE.
Il ne faut pas s’arrêter au milieu d’une carrière quand l’honneur nous attend au bout, notre sang répandu sera aussi éloquent que l’action de le répandre pour leur persuader ce que nous aurons exécuté, tournons visage du côté de la mort : Voici Amilcar qui nous vient annoncer de sa part l’heure de notre retraite.
Scène II
LES MÊMES, AMILCAR, député des Carthaginois
AMILCAR.
Madame, je n’aurai pas beaucoup de peine à vous persuader qu’il faut mourir puisque nous respirons continuellement dans des mortelles agonies. On nous en a prononcé l’Arrêt, Scipion veut entrer par la brèche dans le Fort qui nous reste. Mais il faut que le jour de nos funérailles précède celui de son triomphe, afin que notre renommée partage avec la sienne l’honneur qu’elle y prétend.
SOPHRONICE.
Vous ne m’avez jamais annoncé de plus agréables nouvelles : la vie m’est un si pesant fardeau qu’il y a longtemps que je le traîne, n’ayant pas la force de le porter. Mourons puisque les Dieux l’ordonnent mais mourons promptement, afin que notre défaite volontaire ôte à Scipion le surnom de notre vainqueur.
AMILCAR.
Je suis honteux de vous dire encore : qu’un serviteur d’Asdrubal nous a assuré tout maintenant qu’il est dans l’armée des Romains, et qu’on le soupçonne de tenir leur parti, à sa honte, et à notre dommage.
SOPHRONICE.
Quand Asdrubal serait dans l’Armée de nos ennemis, il a le cœur trop généreux pour en augmenter le nombre, la Fortune lui peut faire changer de condition mais non pas de courage. Croyez-vous qu’il osât porter avec la qualité de mon mari celle de traître ; la moitié de ma vie vous peut bien répondre de l’autre, je serai toujours sa caution.
AMILCAR.
Quand Asdrubal abandonnerait notre parti, il n’en serait pas plus faible, si vous le soutenez de toutes vos forces : votre seule présence anime tellement nos soldats au combat, qu’ils cherchent leur gloire dans votre salut, au hasard d’y trouver leur perte. Nous sommes trop heureux dans nos malheurs d’avoir votre générosité pour appui, et votre prudence pour conseil : conservez-nous cette bonne volonté, j’en vais porter des nouvelles assurances à nos compagnons, afin d’accroître leur courage en modérant leur crainte.
Scène III
SOPHRONICE, femme d’Asdrubal continue de parler à se filles
Il faut de nécessité que je voie Asdrubal, et que son visage me die plutôt que sa bouche la trahison de son cœur, s’il a eu l’esprit assez lâche d’en concevoir la pensée. Le Trompette que j’ai déjà envoyé sur le même avis que j’ai reçu, me frayera le chemin avec sûreté. Je vois déjà les Romains assemblés pour se déterminer d’une commune voix au dessein de notre ruine : Mais allons au devant : Que puis-je appréhender si l’impatience en l’attente de la mort est la plus grande de toutes mes peines.
Scène IV
SCIPION, CATON, LÉLIE et ASDRUBAL
SCIPION.
Quelle faveur prétends-tu de moi, Asdrubal ? Consulte l’état de ta condition et le devoir de ma charge, et tu apprendras d’eux la réponse que je te puis faire.
ASDRUBAL.
Après avoir employé inutilement les derniers soins de mon industrie et de mes veilles pour le salut de ma Patrie ; après, dis-je, avoir éprouvé et à ma honte, et à ma confusion la grandeur de ton courage, et la force de tes armes, l’Amour et la Nature plus puissants que toi, me contraignent aujourd’hui de me rendre à ta valeur et à ta fortune pour sauver ma femme et mes filles : Je te ferai entrer sans brèche dans le fort, si tu les en laisses sortir sans dommage : et saches que l’avantage nous sera commun, puis que tu peux éviter la perte de tes meilleurs soldats, en sauvant ces trois personnes.
SCIPION.
Encore que mes armes victorieuses me fassent déjà une nouvelle porte pour entrer dans le Fort au milieu de des remparts, j’aime mieux en recevoir les clefs de ta soumission, et te faire connaître ma clémence : Je ne suis point ménager de la vie de mes soldats dans le chemin du triomphe, puisqu’ils en partagent la gloire : tiens moi ta parole, et j’accomplirai tes désirs.
CATON.
Sers-toi du temps, Asdrubal, pour tirer ton salut de ta perte : les Dieux obéissent à la nécessité aussi bien que les hommes ; que si ces lois te semblent trop dures, fais aujourd’hui ce qu’elle te doit imposer demain, et emprunte de ton courage la force qu’elle te pourrait donner.
LÉLIE.
Je suis fort aise, Asdrubal, que ta prudence égale ta valeur et que tu ne sacrifies point inutilement à la mémoire de Carthage et ta femme et tes filles. Après avoir été fidèle Citoyen, fais voir que tu es bon mari et sage père.
Scène V
LES MÊMES, UN CENTURION
LE CENTURION.
Seigneur, la femme d’Asdrubal demande audience.
SCIPION.
Qu’on la laisse entrer.
Scène VI
SCIPION, SOPHRONICE, femme d’Asdrubal
SOPHRONICE.
Fameux et Invincible Capitaine, je ne viens pas ici persuader ta clémence de soulager mes maux, il me suffit de savoir que la mort seule en doit être le remède. La curiosité m’y a conduite pour m’enquérir d’Asdrubal avec ta permission, du sujet de son voyage.
SCIPION.
Ton sexe et ta qualité favorisent tes desseins, et je veux croire que ta discrétion et ma présence t’ont appris ce que tu as à lui dire, je te permis de lui parler.
Scène VII
SOPHRONICE, SCIPION, CATON, LÉLIE, ASDRUBAL
SOPHRONICE, parlant à son mari en présence de Scipion, de Caton, et de Leslie.
Je m’étonne Asdrubal de te voir à la veille de nos funérailles parmi ceux qui travaillent encore à notre tombeau, les ruines de ta patrie t’ont-elles déjà fait oublier son nom ? As-tu envie d’être Romain parce que tu es le dernier des Carthaginois, je veux que ta perte soit inévitable dans ce commun naufrage, tu perdras bien peu si tu sauves ton honneur. Quelle consolation te sera-ce dans tes misères de soutenir tout seul contre un monde d’ennemis, la gloire de Carthage. Que si les Dieux t’ont destiné pour victime cet avantage te demeurera en leur obéissant, de t’être satisfait le premier. Les hommes de ta naissance et de ton mérite ne vivent que pour autrui : tes actions regardent l’avenir puisque la postérité en doit être le juge : Tu as vieilli dans les combats avec beaucoup d’honneur que si tu es vaincu en ce dernier, fais voir que ton courage sait tirer raison de la Fortune, demeurant invincible dans ta défaite, pour suivre les lois de ton devoir, plutôt que celles de la nécessité.
ASDRUBAL, son mari.
Tu t’étonnes de me voir à la veille de nos funérailles parmi ceux qui travaillent encore à notre tombeau. Saches que c’est pour les empêcher qu’il ne parachèvent leur ouvrage, dans la résolution où je suis de te sauver.
SOPHRONICE, sa femme.
Il semble que tu ne me connaisse pas, je ne cherche mon salut que dans celui de ma Patrie.
ASDRUBAL, son mari.
Et si sa perte est inévitable, pourquoi veux-tu courre aveuglément à la mort.
SOPHRONICE.
Par ce qu’il n’est plus temps de vivre.
ASDRUBAL.
Que deviendront tes filles.
SOPHRONICE.
Elles mourront avec moi.
ASDRUBAL.
Si tu leur es marâtre, je veux leur être père.
SOPHRONICE.
Dis plutôt leur bourreau, puisque tu n’auras que des chaînes à leur donner.
ASDRUBAL.
La servitude n’est pas honteuse quand la nécessité nous y réduit.
SOPHRONICE.
Non, mais le trépas est beaucoup plus glorieux quand l’espérance nous manque.
ASDRUBAL.
Dis tout ce que tu voudras ta colère, ta rage ne me sauraient ôter le sentiment de mari ni de père.
SOPHRONICE.
Fais ce qu’il te plaira ta perfidie et ta lâcheté ce priveront pour jamais, et de ta femme, et de ces filles.
ASDRUBAL.
N’es-tu pas honteuse de m’accuser d’un crime que tu me forces de commettre.
SOPHRONICE.
Et ne parais-tu pas insensé de vouloir être ménager du peu de temps qui te reste aux dépens de ta réputation.
ASDRUBAL.
Pourquoi récompenses-tu un excès d’amour d’un excès de mépris, en l’état où je me trouve.
SOPHRONICE.
Pourquoi payes-tu d’une extrême ingratitude les extrêmes bienfaits dont ta Patrie t’a comblé.
ASDRUBAL.
Quels services ne lui ai-je pas rendus.
SOPHRONICE.
Quels honneurs ne t’a elle point faits.
ASDRUBAL.
N’ai-je pas vieilli dans les soins de procurer son salut.
SOPHRONICE.
Qui t’empêche de mourir dans la volonté d’éviter sa perte.
ASDRUBAL.
J’ai fait ce que j’ai pu.
SOPHRONICE.
Fais maintenant ce que tu dois.
ASDRUBAL.
Où trouveras-tu des Juges si indulgents à ta passion, qui condamnent un mari et un père pour avoir préféré toutes choses au salut de fa femme et de ses enfants.
SOPHRONICE.
Et où peux-tu chercher une femme et des filles si lâches, selon tes désirs qui trahissent leur patrie, et vendent leur liberté pour suivre la fortune d’un mari et d’un père également coupable et malheureux.
ASDRUBAL.
Si je trahis ceux de mon parti c’est pour t’être fidèle, de quoi te plains-tu ?
SOPHRONICE.
De cela même : car comment veux-en que ta trahison me donne des preuves de ta fidélité.
ASDRUBAL.
En peux-tu souhaiter une plus forte que celle de vendre mon honneur pour acheter ta vie.
SOPHRONICE.
Et m’en saurais-tu laisser une plus honteuse, que celle d’acheter de ce renom immortel que tu as acquis, une vie malheureuse comme celle, que je traîne.
ASDRUBAL.
J’aime.
SOPHRONICE.
Ô cruelle amour ! de prolonger mes jours pour accroître les misères.
ASDRUBAL.
As-tu déjà oublié que je suis ton époux.
SOPHRONICE.
Te persuades-tu que je sois encore ta femme.
ASDRUBAL.
Il faut bien que je le croie puisque je vis.
SOPHRONICE.
Je te compte déjà au nombre des morts, ton infidélité m’a rendue veuve.
ASDRUBAL.
Si je ne suis plus ton mari, ne veux-tu pas que je sois père, et que je songe à la fortune de mes filles.
SOPHRONICE.
Ta lâcheté les rend orphelines me faisant mourir de regret de te voir enseveli et dans la honte et dans l’infamie. Comment peux-tu vivre en repos et te souvenir de tes méchancetés, si la mémoire de nos crimes forge les premiers instruments de leur supplice ? Ose-tu paraître au jour avec un cœur à tant de replis, et avec une âme toute noire de perfidie ? Si le Soleil t’éclaire, c’est pour te montrer le chemin du tombeau, si la Terre te porte ce n’est que pour exposer ta tête aux foudres du Ciel, puisque sa justice en demande les cendres. Scipion, quelle assurance peux-tu prendre d’un homme qui a trahi tout a la fois sa patrie, sa femme et ses filles. Une âme lâche comme la sienne est aux gages de la fortune. Si la tienne changeait demain de visage, tu ne connaîtrais plus le tien, tant il serait différent de celui qu’il porte aujourd’hui. Ne crois pas que mon seul ressentiment me force à parler de la sorte, la vérité m’y contraint. Je le dis ce que je sais plutôt que ce que je sens. Que si tu es témoin de sa lâcheté, les Dieux en seront bientôt les juges, et lui-même le bourreau, comme forcé de punir son crime de sa main propre pour en expier l’horreur.
ASDRUBAL.
Je suis plus sensible à ton malheur qu’a tes reproches : Tu as beau courre ta perte, je te ferai trouver dans mon naufrage le port que tu fuis.
SOPHRONICE.
Et j’ai plus de pitié de ton honneur que de ta fortune. Tu as beau faire des vœux pour mon salut, si tu n’étais mort au monde e te prierais tout maintenant à mes funérailles, puis que de ce pas, j’en vais faire les préparatifs. Scipion donne-moi la liberté de sortir de ton camp, avec la même assurance que j’y suis entrée.
SCIPION.
Lélie, faites la conduire en sûreté jusques dans le Fort, avec la Trompette qui l’a accompagnée.
Scène VIII
SCIPION, CATON, ASDRUBAL
SCIPION, continue de parler à Asdrubal.
Ne t’étonne pas, Asdrubal des discours d’une femme, ce texte timide et léger refuse aujourd’hui ce qu’il donnera demain. La présence de la mort lui fera bientôt changer de langage, et toute extrémité, tu trouveras cette consolation dans sa perte, d’avoir cherché toutes sortes de moyens pour la sauver : je te donne sa vie et celle de tes filles, apprends-moi seulement le plus court chemin du triomphe, le temps dans sa longueur est un redoutable ennemi.
CATON.
Un esprit résolu comme le tien Asdrubal, n’a pas besoin de conseil. Carthage est ruinée et le fort qui te reste serait ton cercueil, si la bonté de Scipion n’en faisait un Autel de refuge. Sers toi de ton courage pour vaincre ton malheur, et ne consulte que tes propres sentiments, comme les seuls oracles de ta fortune.
ASDRUBAL.
Ma femme fera ce qui lui plaira, et moi ce que je dois. Elle est maîtresse de sa vie, mais non pas du fort : il est vrai je trahis ma patrie mais c’est pour être fidèle a moi-même : il faudrait m’arracher le cœur du sein, pour m’ôter le sentiment de mari et de père. Si l’Amour m’a bandé les yeux, lui-même me bouche les oreilles pour n’entendre point tes conseils de la Raison.
SCIPION.
Si la prise du fort que nous assiégeons aujourd’hui n’était infaillible, on te pourrait accuser de trahison : mais n’étant plus en état de me résister tu ne fais qu’avancer d’un moment sa ruine ; et tu témoignes beaucoup plus de prudence que d’amour, de subir des lois que tu ne peux violer.
CATON.
Les Sages ne connaissent point le pouvoir de la nécessité parce que leur prévoyance en évite toujours la contrainte : suis-donc leur exemple, Asdrubal, en cette rencontre et accorde à nos prières ce que tu ne peux refuser à nos commandements.
ASDRUBAL.
Je t’apprendrai en particulier, Scipion, le moyen de te rendre maître du Fort sans brèche et sans assaut, ne pouvant me résoudre de voir immoler devant mes yeux, ce que j’ai de plus cher dans le monde.
SCIPION.
Termine mes conquêtes, et je donnerai fin à tes malheurs.
ACTE III
Scène première
ASDRUBAL, seul
Que j’ai l’esprit inquiété, je croyais trouver mon repos en cherchant le salut de ma femme et de mes filles, et je n’ai travaillé qu’à notre commune ruine : N’est-ce pas ouvrir la porte du Fort à nos ennemis pour nous faire égorger tous ensemble, que de leur avoir enseigné le moyen de nous réduire à leur merci. Je veux que les Soldats aient ordre de leur sauver la vie l’occasion de mourir leur paraîtra si belle dans un sacrifice si public, que leur générosité leur bruira de bourreau pour accroître le nombre des victimes. Il faut que je demande à Scipion cette nouvelle grâce, de parler à mes filles avant qu’on exécute le conseil que j’ai donné, et que j’emploie toutes les forces de l’Amour de la Nature pour vaincre leur désespoir : Mais comment les éloignerai-je de ce funeste autel où ma perfidie les veut immoler, si leur destin les y tient enchaînées. Un père tendra les bras pour les sauver, et une mère armera les siens pour les détruire : l’un les appellera au port par la voix de ses larmes et l’autre leur préparera le naufrage dans leur propre sang, par la force de ses conseils. En cette extrémité mon âme partagée entre l’espérance et la crainte se livre à la douleur, et regarde la mort comme l’objet de son attente. Marchons donc hardiment dans cette pénible carrière où je fuis entré : Mais voici Scipion qui me servira de guide.
Scène II
ASDRUBAL, SCIPION, CATON et LÉLIE
SCIPION.
Asdrubal, ton visage et ta solitude me persuadent que tu te repens de m’avoir décelé ton secret : mais ton courage et ma parole doivent soulager tes ennuis et modérer ton inquiétude : Tu peux tout espérer du Sénat et de Scipion, et tu dois tout craindre et de ta femme et de tes filles. Elles seules maintenant te déclarent la guerre, sers toi des armes que tu voudras pour vaincre leur opiniâtreté ; dans un combat de cette nature je n’ai que des vœux a t’offrir.
ASDRUBAL.
Mon visage et ma solitude ne te sauraient parler que de mon malheur, dans la misérable condition où je me trouve. Je ne suis pas d’humeur à me repentir de ce que je t’ai dit puisque je le redirai encore si tu l’as oublié : Donne-moi seulement la liberté de parler à mes filles avant que tes soldats entrent dedans le Fort. C’est une grâce qu’un père te demande ; et comme tu partages cette qualité avec moi nos communs sentiments t’obligent à me l’accorder.
SCIPION.
Je te permets de leur parler : mais il faut que Lélie t’accompagne, afin que ce témoin de tes paroles soit juge de mes actions.
CATON.
Encore que l’innocence n’ait pas besoin de témoins, tu ne dois point trouver mauvais, Asdrubal, que Scipion en use de la sorte. On ne doute pas de ta fidélité, mais l’état chancelant ou les reproches de ta femme, et l’amour de tes filles te peuvent réduire, nous fait craindre pour toi, comme tu espères pour nous.
LÉLIE.
Ma présence, Asdrubal ne te peut être qu’utile, si tu es résolu à nous être fidèle. Une action généreuse demande le jour, puisque la lumière est la plus évidente preuve de son mérite.
ASDRUBAL.
Je ne prescris point des lois a Scipion, quand je lui demande la grâce de parler à mes filles ; qu’il me l’accorde à telle condition qu’il lui plaira, il peut commander et je sais obéir.
SCIPION.
Lélie, accompagne Asdrubal en ce dessin, je le laisse sous ta conduite.
Scipion s’en va.
ASDRUBAL.
Mes filles sont averties de l’envie que j’ai de leur parler ; elles paraîtront bientôt sur les murailles du Fort, avançons nous Lélie.
LÉLIE.
J’appréhende que ta femme ne découvre leur dessein, et comme elle n’a jamais approuvé les tiens, que nos espérances ne soient inutiles.
ASDRUBAL.
Elle ne leur défendra pas de me parler : mais bien d’exécuter ce que nous pourrons avoir résolu : si faut-il voir la fin de mon entreprise : en voici un heureux commencement, je les aperçois sur le haut de la muraille.
Scène III
ASDRUBAL, CLORISBÉ, FAUSTINE
ASDRUBAL, parle à ses filles.
Mes filles la clémence du Sénat et la bonté de Scipion vous pardonnent le crime de votre résistance, si votre repentir en demande la grâce.
CLORISBÉ.
Si notre résistance fait notre crime nous sommes disposées d’en mourir de joie, plutôt que de regret.
ASDRUBAL.
Je ne saurais vous aimer, et consentir à votre perte.
FAUSTINE.
Et nous ne pouvons vous obéir, et sauver notre réputation.
ASDRUBAL.
Ne vous est-ce pas beaucoup d’honneur de pouvoir suivre tout à la fois, et le conseil de la raison, et la fortune de votre père.
CLORISBÉ.
Ne vous sera-ce point un plus grand contentement de nous voir triompher de tant d’ennemis avec le seul courte que vous nous avez donné.
ASDRUBAL.
Il y a plus d’imprudence que de hardiesse de se précipiter dans un péril qui nous est connu.
FAUSTINE.
Il y a plus de cruauté que d’amour de nous prolonger la vie pour nous faire vieillir dans une honteuse prison.
ASDRUBAL.
Quand la nécessité nous impose des lois, elle en ôte la honte pour en adoucir la peine.
CLORISBÉ.
Quand la fortune intéresse notre honneur, il nous oblige à nous venger d’elle sur nous-mêmes.
ASDRUBAL.
C’est un lâche dessein de tirer raison de ton malheur par un coup de désespoir.
FAUSTINE.
La résolution est bien honteuse de traîner longtemps une chaîne qu’on peut rompre.
ASDRUBAL.
Pourquoi me voulez vous quitter dans les misères ou votre seule considération m’a engagé.
CLORISBÉ.
Et pourquoi nous abandonnez-vous dans le misérable état où la ruine de notre patrie nous a réduites.
ASDRUBAL.
Si j’ai change de parti c’est pour faire changer de visage à notre fortune.
FAUSTINE.
Et si nous sommes fidèle aux Carthaginois, c’est pour vous laisser cette gloire d’avoir été père de filles qui les ont protégés dans leur malheur.
ASDRUBAL.
Ils le peuvent sauver avec vous, la clémence du Sénat n’est point limitée.
CLORISBÉ.
Leur courage l’est encore moins, ils cherchent la mort pour trouver leur repos, et nous voulons suivre leur exemple.
ASDRUBAL.
Suivez plutôt mes conseils avez-vous oublié que je suis votre père.
FAUSTINE.
Comment le pouvons-nous oublier si le souvenir qui nous en demeure fait, la plus sensible de nos douleurs : Nous voulions suivre le conseil de la Raison.
ASDRUBAL.
Puisque mes prières ne vous peuvent toucher, soyez sensible à l’amour que j’ai pour vous, ou à la peine que j’endure.
CLORISBÉ.
Puisque votre honneur ne vous est point en considération, laissez-nous la liberté de faire notre devoir.
ASDRUBAL.
Hé quoi, après vous avoir donné la vie, êtes vous résolues à conjurer ma mort.
FAUSTINE.
Encore que vous ayez dressé l’Autel du sacrifice que nous devons faire, vous n’en serez que le témoin, et nous les victimes.
ASDRUBAL.
Croyez-vous que je puis demeurer immobile sur le bord du précipice où vous serez ensevelies.
CLORISBÉ.
Et vous persuadez-vous que votre désespoir nous console, après nous avoir contraintes à le prévenir.
ASDRUBAL.
Ha ! Mes filles, sauvez votre honneur.
FAUSTINE.
Ha ! Mon père recouvrez le vôtre.
ASDRUBAL.
Vous avez mauvaise grâce de me reprocher mon crime et mes infortunes, si je ne suis coupable et malheureux que pour vous trop aimer.
CLORISBÉ.
Et vous suivez un mauvais conseil, de vous précipiter inutilement dans un péril que vous avez prévu.
ASDRUBAL.
Évitons en tous ensemble le dommage, la Nature vous en conjure par ces larmes, l’Amour par ces soupirs.
FAUSTINE.
Donnez ces larmes a votre faute, et réservez ces soupirs pour votre malheur.
ASDRUBAL.
Puisque votre désobéissance force mon destin à se servir de votre bouche pour prononcer mon Arrêt de mort, laissez-moi mourir tout seul : dans l’innocence où vous vivez, il n’est pas juste que vous partagiez la peine de mon crime.
CLORISBÉ.
Ha ! Que vous êtes puissant contre des personnes qui ne se défendent qu’avec les seules armes que vous leur avez données.
FAUSTINE.
Pourquoi nous attaquez-vous avec tant d’effort, vous ne sauriez nous vaincre sans triompher de vous-même.
ASDRUBAL.
Tirez l’avantage de votre défaite, et laissez-moi la honte du triomphe.
CLORISBÉ.
J’y consens.
FAUSTINE.
J’obéis.
Scène IV
LES MÊMES, SOPHRONICE
SOPHRONICE.
Que dites-vous, mes filles, il semble que vous manquiez de courage à défendre votre honneur, il faut, il faut mourir généreusement pour votre patrie, et faire voir, en suivant l’exemple de votre mère plutôt que le conseil de ce nouveau Romain, que vous ne connaissez point des lois inviolables que celles de votre devoir.
CLORISBÉ.
Madame, si la présence d’un père malheureux nous a touché, ce n’est que pour pleurer sa faute plutôt que pour la commettre.
FAUSTINE.
Si nous sommes coupables par l’oreille nos cœurs se justifieront bientôt par la main.
ASDRUBAL.
Pourquoi veux-tu désaltérer ta fureur et ta rage dans le sang de tes filles.
SOPHRONICE.
Afin qu’elles le répandent aussi sur qu’elles l’ont reçu.
ASDRUBAL.
Le Sénat leur laissera la vie.
SOPHRONICE.
Il n’aura jamais le pouvoir de la leur ôter.
ASDRUBAL.
Scipion leur conservera l’honneur.
SOPHRONICE.
Le tombeau en sera un plus fidèle dépositaire.
ASDRUBAL.
Quoi ! on te sacrifiera en ma présence, nos filles courront un même sort, et tu veux que je sois témoin d’un spectacle si funeste.
SOPHRONICE.
Qui t’empêche de prévenir ce malheur par une mort aussi belle que ta vie ? que si le courage te manque en cette extrémité regarde nous faire, ouvre les yeux pour animer ta main, nous mourrons les premières afin que notre exemple t’apprenne ton devoir.
ASDRUBAL.
Qui te porte avec tant de fureur à les priver du jour que tu leur as donné.
SOPHRONICE.
Le dessein de rendre leur renommée immortelle.
ASDRUBAL.
Il n’appartient qu’aux esprits faibles de se laisser vaincre à la Fortune.
SOPHRONICE.
Et c’est le propre des âmes lâches de survivre à leur réputation.
ASDRUBAL.
Puisque le désespoir est ton conseiller, je t’abandonne à ta destinée.
SOPHRONICE.
Et puisque ta perfidie tient esclave ta raison je te livre à ton repentir.
Elles s’en vont toutes trois.
Scène V
ASDRUBAL, LÉLIE
ASDRUBAL.
Que faut-il que je fasse, Lélie, en l’état où tu me vois réduit.
LÉLIE.
Ton devoir.
ASDRUBAL.
Qui me l’apprendra ?
LÉLIE.
La Nécessité.
ASDRUBAL.
Tu me rends savant en peu de mots, mais mille obstacles s’opposeront à mes entreprises.
LÉLIE.
Comment est-il possible qu’un grand courage comme le tien se cherche au besoin inutilement.
ASDRUBAL.
S’il se cherche dans mon malheur, il se trouvera bientôt dans ma mort, et c’est là où je l’attends.
LÉLIE.
L’occasion de mourir s’offre à tous moments, pense seulement au salut de ta femme et de tes filles.
ASDRUBAL.
À quoi servent ces pensées, si les Dieux ou leur destin les rendent inutiles.
LÉLIE.
Poursuis toujours ton chemin : que si la mort arrête tes pas, tu trouveras la fin de tes désirs au bout de ta carrière.
ASDRUBAL.
Quels services n’ai-je pas rendu à ma patrie ? Quels devoirs ai-ie refusé à ma femme ? Quel amour ai-je témoigné à mes filles ? Et toutefois, Lélie, ces services, ces devoirs et cet amour ne m’ont acquis aujourd’hui que le titre de perfide : Mais je prends le Ciel à témoin de l’innocence de mes actions si la ruine de ma patrie est inépuisable, ne dois-je pas sauver en la perdant, tout ce qui me reste de plus précieux.
LÉLIE.
La bonté de Scipion t’en offre les moyens, si ta parole a été inviolable, ses promesses seront infaillibles.
ASDRUBAL.
Je vais le supplier tout maintenant de faire en sorte que ses commandements modèrent la fureur des soldats en présence de ma femme et de mes filles, afin de les sauver malgré elles, ou plutôt pour ne me perdre pas puisque ma vie dépend de la leur. Lélie j’ai besoin de ta protection.
LÉLIE.
Ton mérite t’a prévenu à me la demander, je la lui ai promise, viens en voir les effets.
ACTE IV
Scène première
AMILCAR, CLIPHAX, LUCIUS et CLÉOBULE, Carthaginois
AMILCAR.
Mes compagnons, nous sommes trahis, Asdrubal a vendu nos vies, pour racheter celles de sa femme et de ses filles : mais quoi que son honneur soit compris le premier en cette vente, il faut sacrifier le marchand pour nous venger de sa trahison.
CLIPHAX.
On ne doit plus douter de sa perfidie ni de sa lâcheté, il a vendu nos vies : mais comme c’est à nous à les livrer, nos courages les peuvent revendre si cher à nos ennemis, qu’ils se repentiront de leur marché.
AMILCAR.
Asdrubal s’est trompé dans son dessein s’il a cru en vendant le Fort, livrer tous ceux qui sont dedans, il n’a fait marché que de lui-même, son honneur et sa vie seront le seul butin de ses ennemis.
CLÉOBULE.
Si les Dieux ont conjuré notre perte, que nous importe-t-il qu’Asdrubal en soit l’instrument ; tous les chemins qui s’offrent à nos yeux aboutissent au tombeau, ne songeons plus qu’à mourir généreusement chacun est maître de son sort.
AMILCAR.
Si faut-il toutefois en mourant venger notre patrie, Asdrubal s’est sauvé mais nous tenons sa femme et ses filles entre nos mains, et comme elles sont complices de son crimes, elles en doivent partager la peine.
CLIPHAX.
Quelles preuves a-t-on de leur infidélité, Sophronice a fait toujours profession d’honneur.
AMILCAR.
Elle est sortie du Fort à notre déçu, pour aller trouver son mari dans le camp des ennemis où ils ont fait en secret le complot de notre ruine : Faut-il d’autre témoin que ces actions pour l’accuser, et pour la convaincre de perfidie.
LUCIUS.
Courrons donc aux armes, et immolons promptement à notre juste fureur ces nouveaux Monstres d’Afrique quelle même y a fait naître pour sa désolation. Allons, dis-je, allons répandre de nos mains propres le sang de ces infidèles Carthaginois sur les ruines de Carthage pour venger son malheur en punissant leur trahison : Notre paresse semble contribuer quelque chose à leur crime.
CLÉOBULE.
Il faut les poignarder dans leur maison, après avoir attiré le peuple à notre suite, pour le rendre témoin d’un sacrifice agréable aux Dieux : Qui peut arrêter nos pas dans un dessein dont les seules pensées méritent des couronnes ?
AMILCAR.
Allons publier leur crime après avoir trouvé des nouveaux juges pour les condamner à mort, exécutons-en tous ensemble l’arrêt. Qu’un chacun s’arme d’un poignard, j’ai laissé un soldat en sentinelle qui nous avertira quand il sera temps. Le voici de retour.
Scène II
LES MÊMES, UN SOLDAT
LE SOLDAT.
Sophronice et les filles sont sur le point de sortir de leur maison pour aller à la place, où le peuple s’est déjà assemblé.
AMILCAR.
Servons-nous de l’occasion : il les faut devancer.
Scène III
SOPHRONICE, CLORISBÉ, FAUSTINE
SOPHRONICE.
Allons mes filles, allons chercher des témoins de nos dernières actions, afin que notre mort anime les plus lâches à suivre notre exemple.
CLORISBÉ.
Puisque nos veines ne sont remplies que de votre sang, ces ruisseaux tariront bientôt si vous en épuisez la source ; la plus petite de vos blessures nous sera mortelle, nos passions naissent de vos désirs, et notre sort dépend absolument de votre fortune.
FAUSTINE.
Je crois que vous ne doutez pas, Madame, ni de notre courage, ni de notre fidélité, puisque nous tenons et l’un et l’autre de vous. Nos corps suivrons votre ombre de si près que les traces de vos pas seront toujours foulées des nôtres ; Vivez ou mourez, vous faites seule notre destin.
SOPHRONICE.
Nous voilà tantôt au bout de la carrière, ce jour qui nous éclaire comprend dans sa courte étendue la longueur de toutes nos années, puisque sa lumière guide nos pas au chemin du triomphe, et l’honneur travaille aux couronnes que lui-même nous doit offrir : mais il faut que nos mains les parachèvent, ce que notre sang les mette hors de prix.
CLORISBÉ.
Vos paroles ont tant de vertu qu’elles impriment dans nos âmes la vérité de tous vos sentiments nous ne sommes capables que de vous obéir.
FAUSTINE.
En effet, Madame, votre présence nous anime si fort à exécuter vos desseins que les périls ont aujourd’hui des appas pour nous, et la mort même se fait désirer, au lieu de se faire craindre.
SOPHRONICE.
Allons donc à la place défendre le fort, et faisons voir que la valeur est le partage de notre sexe, aussi bien que la pudicité.
Scène IV
SOPHRONICE, CLORISBÉ, FAUSTINE, GOBRIAS, leur serviteur domestique
GOBRIAS.
Madame, le peuple révolté de l’obéissance qu’il vous doit vous accuse de trahison, et déjà il s’assemble en divers lieux avec dessein d’en tirer vengeance.
SOPHRONICE.
Que leur générosité me plaît ; je suis coupable véritablement comme femme d’Asdrubal ; si l’on veut croire l’Amour, puisqu’il le peut persuader a tout le monde : mais je suis innocente comme fille de Siphax, si l’on ajoute foi à sa Renommée, puisqu’elle le publie hautement. Pourquoi dois-je me justifier durant ma vie, ne vaut-il pas mieux dans la nécessité de mourir, que je sois la victime des Carthaginois plutôt que des Romains. Il faut subir sans murmurer les lois de ma destinée.
CLORISBÉ.
Madame, il est nécessaire pour notre commune satisfaction que vous fassiez connaître votre innocence, allons à la mort mais tenons le chemin de la gloire.
FAUSTINE.
En effet, Madame, vous devez effacer cette tâche de calomnie dont on veut noircir votre réputation, si vous voulez que votre vie soit couronnée.
SOPHRONICE.
Ma mort en sera le Juge, la louange ni le blâme ne font point changer de visage à la vertu, une âme innocente se satisfait toujours d’elle-même, et les différentes opinions des hommes ne sauraient troubler son repos.
CLORISBÉ.
Mais pourquoi ne voulez vous pas que vos paroles justifient vos actions, on attaque votre honneur, que lui-même se défende.
SOPHRONICE.
Ces attaques sont inutiles, mon honneur est immortel aussi bien que mon âme, que puis-je appréhender.
FAUSTINE.
Le péril dont on vous menace.
SOPHRONICE.
Si je suis sensible à la crainte ce n’est que pour vous ; évitez cet écueil.
CLORISBÉ.
Et si nous sommes capables d’amour ce n’est que pour vous-même, votre ombre est notre port.
SOPHRONICE.
Ne savez vous pas que votre présence me fera mourir deux fois : fuyez et ne me blessez pas les premières à force de compassion.
FAUSTINE.
Et doutez vous que votre absence nous soit moins mortelle ; sauvons-nous toutes ensemble , ou laissez-nous aller au devant du danger qui vous fuir.
SOPHRONICE.
Si j’avais à combattre les Carthaginois je voudrais que vous fussiez mes compagnes, et dans le péril, et dans la gloire : mais en cette rencontre vous mourrez innocentes sans honneur, et moi malheureuse sans crime.
CLORISBÉ.
Nous ne redonnons point dans le péril où vous êtes nous sommes résolues à vous sauver, ou à nous perdre.
SOPHRONICE.
Pourquoi voulez-vous prendre les armes contre mon destin, laissez-moi mourir en repos.
FAUSTINE.
Pourquoi nous défendez-vous de nous intéresser dans votre malheur laissez-nous la liberté de vous rendre ce que nous vous devons.
SOPHRONICE.
Méprisez-vous de la sorte mes derniers commandements.
CLORISBÉ.
Faites-vous si peu de cas de nos dernières prières.
Scène V
SOPHRONICE, CLORISBÉ, FAUSTINE, UN SOLDAT
UN SOLDAT, parlant à Sophronice.
Mesdames, Amilcar, Cliphax, Théoxis, et Cléobule, suivis d’une grande foule de peuple vous cherchent partout, et j’appréhende que leur dessein ne soit funeste.
SOPHRONICE.
Mon innocence me met déjà à couvert, j’appréhende plus la vie que la mort, ou sont ces fidèles Carthaginois qui prennent les armes pour venger leur patrie, allons au devant.
LE SOLDAT.
Les voici, Madame.
Scène VI
LES MÊMES, AMILCAR, CLIPHAX
AMILCAR.
Avançons, je commencerai le sacrifice.
SOPHRONICE.
Il est temps, puis que les victimes vous attendent sur l’autel ouvrez, ouvrez leur promptement le sein, afin que vous voyez dans leurs entrailles la fidélité que la Nature y a gravée.
Les poignards leur tombent des mains. Elle continue à parler.
Les armes vous tombent des mains en voici d’autres : offrez aux Dieux le sang innocent de cette femme, pour expier le crime de son mari, et n’épargnez pas celui de ces filles, pour les punir de la trahison de leur père.
AMILCAR.
Madame, votre innocence nous paraît avec tant d’éclat, qu’en éblouissant nos yeux elle nous a fait tomber véritablement les armes des mains, et c’est elle même encore qui nous obligerait à les reprendre pour nous punir de l’avoir calomniée, si nos vies n’étaient nécessaires à votre conservation. Nous avons cru de léger, Madame, mais c’est par un excès de fidélité et de la même bouche que nous confessons notre faute nous publierons votre bonté fi vous nous la pardonnez.
SOPHRONICE.
Votre repentir me satisfait : quoi que votre faute m’ait été agréable mon visage n’a jamais démenti mon cœur et la Nature m’a toujours fait porter sur le front toutes les marques d’honneur qu’elle m’a données dès ma naissance, si mes penses seulement eussent été coupables de la trahison d’Asdrubal, j’en fusse morte à l’instant même ou de regret, ou de honte la gloire est mon seul élément.
CLIPHAX.
Madame, l’amour que vous avez pour notre patrie vous doit faire pardonner la haine que nous avions conçue contre vous, le dessein de vous ôter la vie s’est changé en cette résolution de mourir pour vous la conserver : si vous considérez notre zèle vous excuserez notre audace.
SOPHRONICE.
Vous attendez la grâce d’une action qui me demande des louanges, puis qu’en me voulant punir d’une trahison imaginaire, vous m’avez fait connaître une fidélité incomparable. Je ne saurais me plaindre que de votre repentir.
AMILCAR.
Il est vrai, Madame, que le crime d’Asdrubal nous a persuadés que vous étiez coupable, et l’amour que vous aviez pour lui était un témoin irréprochable contre vous. Mais votre innocence vous faisant mépriser la mort en présence même avec un courage aussi grand que votre malheur, a désarmé nos mains et humilié nos cœurs pour vous rendre les respects et les soumissions que nous devons à votre mérite.
SOPHRONICE.
Puisque j’ai épousé les intérêts de ma patrie dès le berceau, son salut m’est plus considérable que celui de mon mari. Je l’ai aimé, mais comme cette amour était juste et raisonnable, elle même m’a servi de lumière pour me faire connaître mon devoir. Que si l’on m’a vu sensible, ce n’a été que pour lui donner des larmes, ne pouvant les refuser à son malheur.
CLIPHAX.
Madame, votre fidélité nous est aussi connue que votre naissance, oubliez seulement le passé, et souffrez que nous vous donnions des preuves de nos courages à l’avenir. Nos plaintes se changent en louanges, notre haine en amour ; le dessein de nous venger en cette résolution de nous punir nous-mêmes, vous nous jugez indignes de votre grâce.
Scène VII
LES MÊMES, UN SOLDAT
UN SOLDAT.
Aux armes les ennemis sont dans le Fort.
AMILCAR.
Compagnons suivez-moi mon courage : vous frayera le chemin que vous devez tenir : Madame retirez-vous nous payerons de nos personnes.
SOPHRONICE.
Ce ne serait pas le moyen d’acquitter mes dettes : je veux mourir avec la même gloire que j’ai vécu. Mais pourquoi faut-il en me perdant vous rendre compagnes de ma ruine. Suivez mes filles, suivez la fortune de votre Père, et ne m’enviez pas ce bien parmi tant de maux, de pouvoir guérir de tous ensemble par une seule mort.
CLORISBÉ.
Que nous suivions la fortune de notre père ? voulez vous nous combler d’infamie, après nous avoir élevés dans l’honneur. Nous faisons une partie de vous-mêmes : on ne saurait vous blesser sans nous attendre du même coup.
FAUSTINE.
Quelles marques de crainte ou de faiblesse avez-vous vu dans nos actions ou dans nos paroles pour nous persuader à suivre le parti des Romains ; Vous ne sauriez douter de nos courages, sans vous méfier du vôtre en nous enseignant, à vivre, vous nous avez appris à mourir.
SOPHRONICE.
Mais si mes cendres peuvent apaiser la colère des Dieux, laissez-moi suivre les lois de mon sort et subissez celles de votre fortune.
CLORISBÉ.
Nous portons gravés dans le sein aussi bien que sur le front les caractères de notre Destinée, puisque d’un cœur invincible, et d’un visage sans peur nous allons à votre suite au devant de la mort.
SOPHRONICE.
J’ai du regret de consentir a votre perte.
FAUSTINE.
Nous aurions bien plus de honte de songer a notre salut.
SOPHRONICE.
Vivez pour consoler votre père.
CLORISBÉ.
Nous aimons mieux mourir pour conserver notre honneur.
SOPHRONICE.
Mourons donc, mes filles, les ennemis nous appellent au combat : mais nous allons au devant de la victoire, puisque nous la tenons enchaînée a la pointe de ces poignards.
ACTE V
Scène première
SCIPION, CATON
SCIPION.
C’est aujourd’hui qu’il faut ériger des Autels aux Dieux sur les ruines de Carthage, puisque les derniers de ses habitants en doivent être les victimes. L’Empire de l’univers n’est plus partagé, Rome peut imposer des Lois absolues à toute la terre, et ses ennemis vaincus par leur désespoir, aussi bien que par nos armes, rendent leur délice sans ressource et notre triomphe sans pareil. Mais j’appréhende que la fureur de mes Soldats n’ait violé les lois du respect que je leur ai imposes en faveur de la femme et des filles d’Asdrubal le déplaisir de leur défaite modérerait le contentement de ma victoire, me trouvant engagé d’honneur, l’étant de parole, à lui tenir ce que je lui ai promis.
CATON.
Nous ne hommes pas Maîtres des événements de la fortune, les Dieux en disposent comme il leur plaît. Si tes ordres n’ont pas été exécutés tes soldats véritablement en sont coupables mais ils n’en doivent pas être punis. Comment eut-il été possible que leur généreuse colère se fut donnée elle-même des limites dans un combat où Rome et Carthage disputaient encore une dernière fois le dernier prix de la victoire. Si la femme et les filles d’Asdrubal ont couru le sort des vaincus, leur désespoir en a fait le dessein, et leur courage l’a exécuté ; de quoi se peut-il plaindre.
SCIPION.
Si faut-il s’intéresser dans son malheur, puisque nous en sommes la cause, on n’est entré dans le Fort que par la seule porte que son industrie en a ouverte : ne devons-nous pas cette reconnaissance à ses services de prendre part à sa douleur, après nous être justifiés de ses reproches.
CATON.
Quand les effets n’auraient point suivi tes paroles, ta probité aussi connue que ta valeur, lui doit imposer silence : Goûtons purement les délices de la victoire et ne mêlons point les soupirs de la compassion parmi les allégories du triomphe.
SCIPION.
Le ressentiment qu’on peut avoir des infortunes d’autrui paraît si juste en toute saison, qu’il se rend contagieux aux âmes généreuses, et quelque sujet qu’elles aient de réjouissance, la modération en cette rencontre leur est un accroissement d’honneur. J’attends avec impatience des nouvelles d’Asdrubal aussi bien que de sa femme et de ses filles : Mais voici un de nos soldais qui m’en apprendra.
Scène II
SCIPION, CATON, UN SOLDAT
LE SOLDAT.
Seigneur, le seul bruit de ton nom a rendu nos armes victorieuses.
SCIPION.
Fais-moi le récit du combat.
LE SOLDAT.
Asdrubal ne nous a pas plutôt frayé un chemin tout nouveau et inconnu pour entrer dans le Fort, que nous trouvant tout à coup au milieu de la Place, où tes ennemis étaient rangés en bataille, nous les avons attaqués avec plus de courage que de force. D’abord la mêlée a été sanglante et funeste de tous côtés, et si nous étions animés de l’espérance de la Victoire, nos ennemis ne l’étaient pas moins du désespoir de leur salut. De sorte que dans la nécessité de mourir, ils vendaient si chèrement leur vie qu’on ne pouvait vaincre leur valeur que par le nombre ou par la longueur du temps. En effet, Seigneur, comme dans ce dernier combat, Carthage disputait encore à Rome le prix de la conquête du monde, les plus lâches Carthaginois devenaient tout à coup si vaillants ou par devoir, ou par exemple, que tous paraissaient des Capitaines, se donnant eux-mêmes l’ordre de vaincre, ou de mourir, à la même place où ils combattaient. Asdrubal cependant, a résolu de sauver sa femme et ses filles, qui toutes couvertes de poudre et de sang cherchaient la mort en la donnant à tous ceux qui s’offraient à leur rencontre, s’opposait faiblement à leurs attaques, pour se prévaloir peu à peu de leur lassitude : mais la prévoyance de son dessein les faisant songer à leur retraite, elles se sont sauvées dans une tour, où tu trouveras le moyen, en tenant ta parole, de les mettre hors de danger. Les ennemis se défendaient toujours mais comme le courage cède à la force, la leur se diminuant à mesure que la nôtre augmentait, nous avons eu ce plaisir de les immoler et à ta gloire, et à notre vengeance : Et pour parachever le sacrifice en quittant l’épée nous avons pris le flambeau, et réduit en cendres cette dernière forteresse amoncelant de la sorte ruines sur ruines, pour en faire un théâtre d’horreur, où la Renommée représentera à nos Neveux de siècle en siècle l’Histoire de tes faits immortels.
SCIPION.
La justice des Dieux s’est servie aujourd’hui de l’épée des Romains pour punir la perfidie des Carthaginois. Leur sort est déplorable mais il apprendra à tous les peuples de la terre de préférer les maximes de la Raison à celle d’État.
CATON.
La malice des hommes a forgé les foudres des Dieux, et s’ils ne se disaient publiquement vengeurs de nos crimes, l’innocence ne trouverait point d’abri ici bas. Le droit des gens est la première loi qu’on doit imposer dans une République, Carthage la violée, mais ses ruines en jetterons des nouveaux fondements : ses habitants ont suivi son exemple, mais leur mort laissera sur la terre des marques éternelles de leur repentir.
SCIPION.
Rome n’a jamais été éclairée d’un si beau jour que celui-ci, puisque la Renommée fait le tour du monde sur les terres de son Empire de même que le Soleil, mais la Fortune toujours changeante aussi bien qu’aveugle, a mêlé les soucis parmi mes lauriers, pour me faire connaître sensiblement que la tristesse et la joie étant unies ensemble, on ne saurait goûter ici bas des plaisirs tous purs. J’ai promis a Asdrubal de sauver sa femme et ses filles ; mon honneur court le même sort que leur vie, et le sang de leurs blessures en changeant de couleur, et rejaillissant sur moi, noircira ma réputation. Les nouvelles de leur défaite me feront oublier celles de ma victoire. J’attends avec impatience un second messager : mais voici Lélie. Dis-moi promptement si la femme et les filles d’Asdrubal vivent encore.
Scène III
SCIPION, CATON, LÉLIE
LÉLIE.
La retraite qu’elles ont faite dans la tour, au plus fort du combat nous faisait espérer le succès de ton attente, mais elle se sont servies de l’occasion pour travailler à leur sépulture, puisqu’a l’instant même la mère paraissant à la fenêtre avec ses deux filles les a poignardées à nos yeux, et sans se relâcher de cette fureur donc elle était animée, elle en a terminé la violence dans mon sein en le perçant de trois coups mortels. Asdrubal blessé de l’horreur d’un si funeste spectacle, a fait enfoncer la porte de la Tour avec cette faible espérance de les secourir dans leurs agonies : mais les nouveaux obstacles des flammes dévorantes que produisait, un Bûcher, où ces victimes avaient dresser leur Autel, ont rendu ses soins et ses efforts également inutiles. Et dans le déplorable état où le malheur l’a réduit, se voyant poursuivi du désespoir, il est à craindre qu’il ne lui rende les armes, puis qu’il n’a plus le courage de lui résister.
SCIPION.
Ha ! que la Fortune me vend chèrement cette dernière victoire ; Je triomphe de mes ennemis, mais mon honneur intéressé me met au nombre des vaincus. Que dirai-je à Asdrubal pour me justifier ? ou plutôt ; que répondrai-je a moi-même pour me satisfaire ? Il a abandonne sa femme et ses filles sous la protection de ma parole, et je l’ai violée : Il a mis son cœur entre mes mains, et j’en ai fait ma proie : ne fuis-je pas contraint de prendre part à son malheur.
CATON.
Le ressentiment qui t’en demeure t’acquitte de tout ce que tu lui dois. Tu avais donné la vie à sa femme et à ses filles : mais en se donnant la mort elles ont méprisé ton présent : Les pouvais-tu forcer à le prendre.
LÉLIE.
Tu avais promis de les sauver ; n’as-tu pas tenu ta parole : Elles se sont perdues elles-mêmes : pouvais-tu retenir leurs mains, après avoir lié les bras de tes Soldats. Ils ont suivi tes ordres mais elles ont exécuté leur résolution. Tu as fait ce que tu devais, et elles ce qui leur a plu : Leur volonté était plus absolue que n’a su faire que des vœux inutiles pour leur salut.
SCIPION.
Soyons plus heureux que lui en sa faveur, et allons donner nos soins et nos conseils au soulagement de ses peines.
Scène IV
ASDRUBAL, seul
Qui suis-je, je ne me connais plus ? Où fuis-je ? la terre qui me porte m’est étrangère. Ma lâcheté me fait changer de nom, et mes malheurs de climat. On m’appelait autrefois Asdrubal, et maintenant on me nomme perfide. Hier j’étais dans Carthage comblé de joie chargé d’honneurs, et environné de trésors ; et aujourd’hui je me trouve dans Rome accablé d’ennuis, noirci de trahison, et dépouillé de toutes mes richesses. J’ai vendu ma Patrie, j’ai livré ma femme, j’ai assassiné les filles, j’ai été bourreau de tous mes amis, et je n’ai qu’une vie à perdre pour punition de tant de méchancetés. Ô Dieux ! si vous êtes justes, pourquoi laissez-vous ces crimes impunis ? Vos foudres grondent sur ma tête, à quoi tient-il que leurs feux ne la réduisent en cendres. Vos abîmes se font voir sous mes pieds, que ne les remplissez-vous de l’horreur de ma mémoire. Mais que dis-je, vous faites bien connaître votre Justice, si vous animez déjà une partie de moi-même à se venger de l’autre. Vous voulez que mes mains en m’arrachant le cœur soient les foudres de votre vengeance, et le tombeau d’oubli que mon désespoir me prépare, les abîmes de mon châtiment. Exécutons donc cet Arrêt que vous venez de prononcer, le courage qui me reste après avoir tout perdu, me donne assez de force pour l’entreprendre, en présence même de Scipion, de Caton et de Lélie, puisque vous voulez qu’ils en soient témoins.
Il paraissent tous trois.
Scène V
ASDRUBAL, SCIPION, CATON et LÉLIE
SCIPION.
Asdrubal je plains ton malheur, je regrette ta perte.
ASDRUBAL.
Tes plaintes sont inutiles, et ma perte irréparable.
SCIPION.
Que puis-je pour ta consolation.
ASDRUBAL.
M’abandonner à la merci de moi-même.
SCIPION.
Songe à ta fortune.
ASDRUBAL.
Je la porte attachée a la pointe de mon épée.
SCIPION.
Où est ton courage ?
ASDRUBAL.
Dans ma résolution.
SCIPION.
Que veux-tu faire ?
ASDRUBAL.
Ce que je dois.
SCIPION.
Quel est ton dessein ?
ASDRUBAL.
De t’obliger en immolant à tes yeux, pour comble de ta victoire, le dernier des Carthaginois.
SCIPION.
Pourquoi veux-tu m’ôter l’occasion de reconnaître ces services ?
ASDRUBAL.
Parce que tu n’es pas assez puissant pour les récompenser.
SCIPION.
J’offre à ton ambition tout ce qu’elle peut prétendre.
ASDRUBAL.
Fais lui donc préparer un tombeau.
SCIPION.
Crois-tu qu’un trépas précipité immortalise ton nom.
ASDRUBAL.
Te persuades-tu que des longues années éternisent ma mémoire.
SCIPION.
Veux-tu noircir ma vie es reproches de ta mort ?
ASDRUBAL.
Veux-tu prolonger mes jours pour diminuer ma gloire ?
SCIPION.
Si tu as failli l’amour excusera ta faute.
ASDRUBAL.
Je n’en refuse point la grâce : mais je la veux signer de mon sang, afin que la postérité l’autorise. Va dire maintenant au Sénat que tu as vu ensevelir Carthage dans le Tombeau d’Asdrubal.
Il se tue de deux coups de poignards.
SCIPION.
Qu’on lui ôte ce poignard, mais il n’est plus temps.
ASDRUBAL, mourant.
Je commence à me reconnaître, la mémoire me revient à mesure que le sang s’écoule de mes veines ; l’amour m’avait fait Romain, mais je meurs Carthaginois.
SCIPION.
Son infortune me touche, son désespoir me surprend, et sa mort m’oblige à porter secrètement le deuil au milieu de mes triomphes. L’amour lui avait ôté l’honneur, l’amour le lui a rendu, puis qu’en cherchant et sa femme et ses filles, il s’est enfin retrouvé lui-même. Encore qu’il n’ait été qu’un jour Romain, il en a conservé le courage toute sa vie, et s’il l’a noircie de trahison, il en a effacé les taches de son sang. Son sort, quoi que funeste, fera des envieux puisque ses dernières actions méritent des couronnes.
CATON.
Faisons des nouveaux feux de joie sur les cendres de nos ennemis : faisons, dis-je éclater nos Trophées sur les ruines de Carthage, et parmi l’horreur de tant de morts immortalisons la mémoire de notre Triomphe. Asdrubal a sauvé sa réputation en perdant la vie ; sauve maintenant ton honneur en perdant le souvenir des regrets que tu lui as donnez.
LÉLIE.
Ta douleur, Scipion, n’a plus de grâce sur ton visage, caches-la dans ton sein. Je sais bien qu’émane sensible à l’égal que tu es généreux, tu ne peux tout à coup donner des limites à tes plaintes : mais il faut que ta prudence en en fasse cesser le bruit de peur qu’il n’éclate dans Rome. Après t’être acquitté de ce que tu devais aux services d’Asdrubal, satisfait le Sénat, contente tes soldats, et rends nous la joie dont ta tristesse nous prive.
SCIPION.
Ma douleur est trop juste pour la cacher : mais elle n’est pas assez forte pour maîtriser ma raison. Je plains Asdrubal comme Romain puisqu’il est mort pour nous aussi bien que pour sa patrie : que si mes regrets éclatent fort haut, leur bruit s’accorde avec celui de ma Renommée, les plaintes qu’on donne aux malheurs d’autrui font des éloges pour nous-mêmes. Il est temps maintenant de songer à notre retraite, puis qu’une dernière victoire nous en a frayé le chemin. Allons célébrer les funérailles de Carthage dans Rome et menant la poudre de ses remparts avec les cendres de tes habitants, faisons voir au Sénat l’étendue de son Empire dans le petit espace où tous ceux qui lui ont résisté sont ensevelis.