Les Voisins (Louis-Benoît PICARD)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Cité, le 9 juillet 1799.
Personnages
DURMONT, ancien négociant
ARMAND, commis chez un négociant
MONTBRUN, voisin de Durmont
MALINVAL, voisin de Durmont
LAMBERT, voisin de Durmont
CÉCILE, fille de Durmont
UN DOMESTIQUE de Durmont
La scène est à Auteuil, dans la maison de campagne de Durmont.
Le théâtre représente un salon donnant sur un jardin.
PRÉFACE
Tous mes amis s’accordent à regarder les Voisins comme une de mes meilleures comédies en un acte. Je suis de leur avis, et j’en tirerais bien plus d’orgueil si la pièce était tout entière de moi. Mais outre la Maison de Campagne de Dancourt, dont le fond a quelque ressemblance avec celui des Voisins, je suis obligé d’avouer que le rôle de Malinval, mon principal personnage, se trouve plus qu’indiqué dans un proverbe de Carmontelle, intitulé le Sot Ami. Suivant son usage, Carmontelle n’a fait que dessiner le caractère : je crois lui avoir donné une couleur vive et comique ; mais, enfin je ne suis pas le peintre. Ce qui est vraiment à moi, ce sont les caractères des deux autres voisins. Lambert, homme personnel, mais ne croyant pas l’être, prodiguant de bonne foi les promesses, les offres de services, et s’arrêtant tout-à coup quand il est pris au mot, trouvant des obstacles, craignant de se compromettre, faisant d’ailleurs l’empressé, la mouche du coche, et accusant la lenteur ou la maladresse des autres, me paraît un bon caractère de comédie. Il ne sert ici que d’ornement à la pièce. Le rôle de Montbrun me paraît aussi comique et plus heureuse ment placé pour l’action. Égoïste actif, ne se bornant pas à ne rien faire pour les autres, cherchant à nuire pour s’avancer, il vient réparer la gaucherie de Malinval par une gaucherie d’un autre genre, et qui fait le bien de son rival : ce qui produit un bon dénouement, sortant bien du fond du sujet et du jeu des caractères. La situation de Durmont reconnaissant Armand pour le fils de son bienfaiteur tient un peu du roman, et je suis tout près de tomber dans le drame ; mais comme cette reconnaissance s’opère par l’entremise de Montbrun, qui croit faire merveille contre Armand en disant son véritable nom, le lecteur y trouvera peut-être encore quelque comique.
Il me semble que les mensonges officieux de Malinval, et les vérités inofficieuses de Montbrun sont un moyen de satire assez ingénieux contre les mœurs de l’époque où je a donnai l’ouvrage.
Les calembours, les madrigaux, les romans noirs d’Anne Radcliffe et les chevaux de Franconi se partageaient la vogue sur nos différents théâtres. On voyait sur la scène et dans le monde des adultères et des voleurs intéressants et délicats ; les faillites commençaient à de venir un moyen de fortune ; les scrupules de probité commençaient à devenir ridicules ; la soif de s’enrichir et la passion du jeu étaient presque générales. On ne se faisait aucun scrupule d’avouer qu’on avait de l’argent placé dans des maisons de jeu clandestines, ou tolérées. Presque toutes nos dames portaient l’amour de la dépense jusqu’à la fureur. Quelques-unes d’entr’elles avaient con tracté, pendant le système des assignats, l’habitude du commerce et du courtage, et on les voyait courir Paris le matin en cabriolet, pour obtenir à des amis reconnaissants des radiations, des places ou des fournitures.
C’est à cette pièce que je crois avoir pris l’habitude d’un style en prose, qui a sa couleur, son cachet, s’il m’est permis de me servir de cette expression, et que j’ai conservé depuis dans tous les ouvrages que j’ai donnés. Ce style a ses défauts et ses qualités. Son principal défaut, je suis obligé de l’avouer, c’est une imitation trop exacte de la conversation qui le rend souvent diffus, et qui m’amène des locutions trop familières. Son principal mé rite, je crois pouvoir le dire, c’est le naturel et quelquefois une espèce de naïveté satirique.
Scène première
DURMONT, CÉCILE, assis près d’une table ronde, achevant de déjeuner
DURMONT.
Еh bien ! ma chère enfant, comment trouves-tu ma petite maison ?
CÉCILE.
Charmante, mon père ! Ainsi donc nous voilà fixés à Auteuil, et vous renoncez tout-à-fait aux affaires et à Paris ?
DURMONT.
Oui, mon enfant. Je suis content de la fortune que j’ai acquise ; cette maison est agréablement située : j’y veux vivre tranquille, heureux avec ma fille et les amis que j’inviterai. J’ai pour voisins, dit-on, quelques ennuyeux personnages ; mais que m’importe ? je n’irai pas chez eux, et j’espère bien qu’il ne viendront pas chez moi. Tu dois être enchantée de mon plan, toi, ma Cécile, qui déteste tant le ton du monde et le fracas de la ville ! toi qui aimes tant la campagne et la solitude !
CÉCILE.
Oh ! sans doute... Convenez cependant que toutes les sociétés de Paris ne sont pas bruyantes, frivoles ou ennuyeuses : par exemple, ne regrettez-vous pas la maison de cet honnête Dupré ?
DURMONT, en souriant.
Ce jeune Armand, qui travaille chez lui, est bien intéressant, n’est-ce pas ?
CÉCILE.
C’est vous-même qui m’avez répété plus d’une fois qu’il était fort aimable.
En soupirant.
Il n’est pas favorisé de la fortune.
DURMONT, soupirant comme sa fille.
C’est bien dommage. Au surplus, ma fille, en renonçant aux affaires, je n’en oublierai pourtant pas une qui te regarde, et à laquelle il est bientôt temps de songer.
CÉCILE.
De quoi s’agit-il donc, mon père ?
DURMONT.
Mais de te marier, ma fille.
CÉCILE.
Oh ! je ne suis pas pressée, mon père.
DURMONT.
Fort bien : voilà ce qu’une jeune personne répond toujours.
CÉCILE.
C’est que sans doute, suivant l’usage, en me cher chant un mari, vous allez d’abord songer à la fortune.
DURMONT.
Aurais-je tort, à ton avis ?
CÉCILE.
Eh ! mon Dieu ! ne vaudrait--il pas mieux un homme pauvre, mais honnête, mais aimable...
DURMONT.
J’aurais bien mauvaise grâce, mon enfant, à me montrer difficile pour la fortune, moi qui, comme tu le sais, ne dois l’aisance dont je jouis qu’à mes travaux et aux bienfaits d’un riche tel qu’on n’en voit guère malheureusement.
CÉCILE.
Oui, vous m’avez raconté bien souvent la source de votre fortune, et, à votre place, mon père, je crois que je voudrais pour ainsi dire rencontrer dans le mari de ma fille un homme qui partît du même point que moi.
DURMONT.
C’est cela : un esprit d’ordre, des mœurs douces, une honnête industrie, voilà tout ce que j’exige de mon gendre. Revenons à ce jeune Armand : veux-tu que je te dise ce que j’ai remarqué depuis quelque temps ?
CÉCILE.
Quoi donc ?
DURMONT.
Qu’il t’aime, sans oser te le dire.
CÉCILE.
Vous croyez ?
DURMONT.
Et que toi, tu ne serais pas éloignée de répondre à ses sentiments.
CÉCILE.
Vous avez vu tout cela, mon père ?
DURMONT.
Je suis bien clairvoyant, n’est-ce pas ?
CÉCILE.
Mais oui, car vous avez vu...
DURMONT.
Ce que tu n’osais pas voir toi-même peut-être : et bien ! moi, mes enfants, je ne demande pas mieux que de vous unir.
CÉCILE.
En vérité, mon père ?
DURMONT.
La confiance que Dupré lui témoigne me donne la meilleure opinion du jeune homme ; cependant je le connais encore bien peu... Tu ne trouveras donc pas mauvais qu’avant tout je prenne les informations les plus exactes sur son compte : Il y a même un point qui m’inquiète : j’ai entendu dire que le nom qu’il porte n’est pas le sien.
CÉCILE.
Il aurait changé de nom ?
DURMONT.
Peut-être pour la chose du monde la plus simple, la plus innocente ; mais encor faut-il savoir pourquoi. S’il te convient, puis-je jamais trop tôt faire le bonheur de ma fille ?
CÉCILE.
Ah ! mon père !... je pense comme vous. Nous n’avons pas de temps à perdre, et j’ai un pressentiment à que vous n’aurez qu’à vous féliciter de vos recherches.
DURMONT.
Je l’espère comme toi ; mais quelqu’un vient : c’est lui sans doute.
CÉCILE.
Comment, lui ! Armand
DURMONT.
Oui. Comme je suis bien aise, avant tout, d’avoir une conversation particulière avec lui, je l’ai invité à venir passer cette journée avec nous. En serais-tu fâchée !
CÉCILE.
Je ne dis pas cela, mon père.
Scène II
DURMONT, CÉCILE, LE DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE.
Il y a là un monsieur qui veut absolument vous voir ; il se dit votre voisin, et très connu de vous : il se nomme Lambert.
CÉCILE.
Lambert !
DURMONT.
Lambert ! précisément un de ces ennuyeux voisins dont je parlais tout à l’heure. Qu’il attende.
LE DOMESTIQUE.
Il paraît qu’il ne sait pas attendre. Je lui ai dit que vous étiez dans le salon qui donne sur le jardin : tant mieux, m’a-t-il dit, nous nous promènerons ensemble ; et le voilà qui me suit.
Il sort.
CÉCILE.
Là ! c’est au moment où vous vous félicitez d’être à l’abri des importuns...
Scène III
DURMONT, CÉCILE, LAMBERT
LAMBERT.
C’est monsieur Durmont que j’ai l’honneur de saluer ?
DURMONT.
Lui-même.
LAMBERT.
Vous ne me remettez pas ?
DURMONT.
Pardonnez-moi... Je me rappelle confusément.
LAMBERT.
Lambert, d’Orléans, l’ami intime de votre cousin. Voilà sans doute votre aimable fille. Comme elle est grandie ! je ne l’aurais pas reconnue. J’apprends à l’instant même que c’est vous qui avez acheté cette jolie maison : parbleu ! me suis-je dit, il faut que je l’aille voir sur-le-champ.
DURMONT.
Bien enchanté.
LAMBERT.
Nous ne nous connaissons encore que légèrement ; mais je me ferai bientôt connaître. C’est que nos humeurs, nos goûts s’accordent si bien ! Vous fuyez la ville ; moi je ne vais à Paris que pour les affaires des autres, car elles m’occupent plus que les miennes : vous aimez la retraite, l’étude ; moi de même. Enfin nous nous convenons parfaitement,, et je ne veux pas qu’il s’écoule un jour sans que je vienne passer une heure ou deux avec vous, pour le moins.
DURMONT.
C’est beaucoup trop d’honneur que vous me ferez.
CÉCILE, à part.
Avec quelle aisance il s’établit chez les gens !
LAMBERT.
Si je puis vous obliger d’ailleurs, disposez de moi, je vous en prie, je vous en conjure : on sait dans le monde que je suis de ces gens sur lesquels on peut compter, et vous voyez en moi un homme tout au service de ses amis.
DURMONT.
Je n’en doute pas.
LAMBERT.
Ah çà ! je vous gêne peut-être ?
CÉCILE, à part.
Sûrement, il nous gêne.
DURMONT.
Mais... non.
LAMBERT.
En ce cas-là je reste ; mais chassez-moi, je vous en prie, dès que je serai de trop.
DURMONT, à part.
Maudite politesse ! qui nous fait dire précisément le contraire de ce que nous pensons.
Scène IV
DURMONT, CÉCILE, LAMBERT, LE DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE.
Un autre voisin est là qui veut absolument vous voir. Monsieur Malinval.
DURMONT, à part.
Encore ! mais c’est donc une gageure.
CÉCILE, à part.
Et celui qu’on attend est le seul qui n’arrive pas.
LAMBERT.
Malinval ! Vous connaissez Malinval ?
DURMONT.
Très peu, comme vous.
LAMBERT.
Prenez garde à cet homme-là ; c’est un officieux qui, pour vous rendre service, vous mettra dans l’embarras. Il a la rage d’obliger, et il est d’une mal adresse ! Du reste assez brave homme ; il fait du mal à tout le monde sans le vouloir.
Scène V
DURMONT, CÉCILE, LAMBERT, MALINVAL
MALINVAL.
Eh ! bonjour, mon cher Durmont. Ah ! c’est vous, Lambert ; ici déjà, voisin ? vous êtes alerte !
LAMBERT.
Demandez, nous disions bien du mal de vous.
MALINVAL.
Trop honnête, en vérité ! Mademoiselle veut-elle bien agréer mes respectueux hommages ? Il y a longtemps que le cher papa et moi nous nous connaissons. Que de folies nous avons faites ensemble, quand il était chez ce gros banquier de la rue Saint-Denis, et moi chez ce petit procureur de la rue des Marmouzets ! Vous en souvenez-vous ?
DURMONT.
Il s’est passé tant de choses depuis ce temps-là !
MALINVAL.
Moi, je m’en souviens comme si tout cela s’était passé hier. Toujours bonne mémoire ! Oh ! je n’ai pas changé. Plus actif et plus obligeant que jamais.
LAMBERT.
C’est ce que je disais quand vous êtes entré.
Bas à Durmont.
Vous ai-je trompé ?
MALINVAL.
Je vous rends également justice, mon cher Lambert, et tout en venant chez Durmont, j’avais un pressenti ment de vous y trouver, tant je vous connais bien.
Bas à Durmont.
Sa visite n’est pas ce qui pouvait vous arriver de plus heureux.
DURMONT.
Plaît-il ?
MALINVAL.
C’est qu’il est également serviable à sa manière.
Bas à Durmont.
L’égoïste le plus déterminé.
DURMONT.
Bon !
MALINVAL.
Sa bourse, son crédit, tout est au service de ses amis.
Bas à Durmont.
Prenez-le au mot, vous ne trouverez plus personne.
LAMBERT.
Je suis confus de vos politesses, mon cher Malinval.
Bas à Durmont.
Je voudrais pouvoir en dire autant de lui.
MALINVAL.
Si jamais il vous arrive quelque malheur, il donnera l’éveil à tout le monde ; vous l’entendrez s’écrier : Allons, voyons, il faut agir, il faut se montrer.
Bas à Durmont.
Et il ne bougera pas.
LAMBERT.
C’est dans le malheur qu’on connaît ses amis.
MALINVAL.
Vous avez bien raison !
DURMONT, à part.
Qu’est-ce que c’est donc que ces deux originaux-là ?
MALINVAL.
Ah çà, mon cher Durmont, il faut nous voir, mais nous voir beaucoup. À la campagne on en use sans façon ; c’est ma manière à moi ; aussi je viens vous demander à dîner.
CÉCILE.
À dîner !
DURMONT.
À dîner ! Et vous aussi peut-être ?
LAMBERT.
Je ne venais pas dans cette intention ; mais puisque vous le voulez absolument...
DURMONT.
Comment ! puisque je le veux !
LAMBERT.
Allons, ne vous fâchez pas. Je reste.
CÉCILE, à part.
Voyez donc comme c’est désagréable !
LAMBERT.
J’espère bien que nous aurons notre tour.
MALINVAL.
Je me ferai un vrai plaisir de vous recevoir.
CÉCILE, à part.
Oh ! je n’irai certainement pas, moi.
MALINVAL.
À propos, je crois pouvoir vous annoncer un troisième convive.
DURMONT, à part.
Oh ! c’est trop fort !
MALINVAL.
Le propriétaire de cette grande maison, en arrivant, à gauche, Montbrun. Vous le connaissez ?
DURMONT.
Moi !
MALINVAL.
Il a fait plusieurs affaires avec votre intime ami Dupré.
CÉCILE.
Dupré ! celui chez lequel demeure le jeune Armand ?
MALINVAL.
Précisément. Vous connaissez Armand ?
DURMONT.
Nous l’attendons à dîner.
MALINVAL.
Je serai enchanté de le voir. Un garçon charmant, de Montbrun.
LAMBERT.
Qui nous a donné des soupers délicieux.
MALINVAL.
Plein d’esprit ; il est si riche ! Il ne pourra venir qu’après la bourse.
LAMBERT.
Mais il sera bientôt ici ; il a un cabriolet qui va comme le vent.
MALINVAL.
C’est moi qui l’ai engagé à venir vous voir.
DURMONT.
Bien obligé.
Scène VI
DURMONT, CÉCILE, LAMBERT, MALINVAL, LE DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE.
Encore un jeune homme qui veut entrer. Celui-ci dit que c’est vous qui l’avez invité ; il se nomme Armand.
CÉCILE.
Ah ! c’est fort heureux.
DURMONT.
Il dit vrai : qu’il entre.
MALINVAL.
Oui, sans doute, qu’il entre. Mais le voici.
Scène VII
DURMONT, CÉCILE, LAMBERT, MALINVAL, LE DOMESTIQUE, ARMAND
MALINVAL, continuant.
Eh ! bonjour, mon cher. Armand, soyez le bienvenu ; nous vous attendions avec impatience.
DURMONT.
Fort bien ! le voilà qui fait les honneurs de ma maison.
MALINVAL.
Mon cher Durmont, voulez-vous permettre que je vous présente ce jeune homme, digne à tous égards...
DURMONT.
Votre recommandation, sans doute, est très précieuse, mon voisin ; mais Armand n’en a pas besoin. Je vous sais bon gré, mon jeune ami, de répondre aussi bien à mon invitation.
ARMAND.
Combien elle m’est agréable ! Mademoiselle veut-elle me permettre de la saluer ?
CÉCILE.
Tous nos amis sont en bonne santé ?
ARMAND.
Ils m’ont tous chargé de vous faire part de leurs regrets ; ils craignent de vous avoir perdus pour longtemps.
DURMONT.
Oh ! nous les reverrons.
MALINVAL.
Oui, sans doute, nous les reverrons ; mais c’est que la campagne a tant d’agréments ! ma foi, vive la campagne pour l’aisance, la liberté ! À Paris, on est tourmenté, harcelé par mille importuns, mille fâcheux.
LAMBERT.
Oh ! l’on en trouve partout ; n’est-il pas vrai, Dur mont ?
MALINVAL.
Vous avez bien raison ; mais enfin quels sont les plaisirs de Paris ? Dans les promenades publiques, une foule, un vacarme, des filous, des petits chiens.
LAMBERT.
Ne me parlez pas des spectacles-, des calembours pour de l’esprit, des madrigaux pour du sentiment, des fripons qui font les délicats, des adultères qui font de la morale, et des voleurs qui font de la sensibilité.
DURMONT.
Que voulez-vous, la comédie est la peinture du monde.
MALINVAL.
Des tombeaux, des spectres, des prisons, des hommes qui se battent, des chevaux qui dansent, les petites maisons du Parnasse, qui nous ont été apportées avec les nouveaux romans.
DURMONT.
Marchandises anglaises qu’on aurait dû prohiber avec les autres.
LAMBERT.
Mœurs scandaleuses, égoïsme poussé à l’excès ; chacun songe à soi, oublie l’univers ; il s’est établi un nouveau commerce de faillites, qu’on appelle des malheurs ; et de malheur en malheur, on achète des terres, des maisons, et l’on marie ses enfants.
DURMONT.
Les restaurateurs font fortune, les libraires sont ruinés. Mais puisque vous en agissez sans façon avec moi, mes chers voisins, vous me permettrez de me conduire de même : promenez-vous dans le jardin ; nouveau propriétaire, je ne connais pas encore mes domaines.
LAMBERT.
Oh ! je les connais, moi ; je m’y suis promené si souvent avec votre prédécesseur.
MALINVAL.
Ah ! c’est bien vrai.
Bas à Durmont.
Ce sont ses importunités qui ont dégoûté cet ancien propriétaire.
DURMONT.
Vraiment !
LAMBERT.
Venez, je vais vous montrer des endroits délicieux !
DURMONT.
Permettez ; ce n’est pas sans motif que j’ai invité Armand, il faut que je cause avec lui...
LAMBERT.
Ah ! point d’affaires avant de nous mettre à table ; nous avons si peut de temps à passer ensemble : vous causerez tout à votre aise après dîner. Venez, venez, cela nous donnera de l’appétit. Ma belle demoiselle, voulez-vous bien accepter ma main ?
DURMONT.
Allons, puisqu’ils le veulent : à tantôt, Armand ; mais soyez persuadé d’avance que vous avez un ami dans le père de Cécile.
CÉCILE.
Vous l’entendez, Armand ?
Lambert sort avec Durmont et Cécile.
ARMAND.
Oui, sans doute, et je vais...
Scène VIII
MALINVAL, ARMAND
MALINVAL, retenant Armand.
Eh ! non, restez ; je ne suis pas fâché qu’ils nous aient laissés seuls : je suis bien aise aussi de causer avec vous.
ARMAND.
Avec moi ?
MALINVAL.
Oui, avec vous ; mais dites, avez-vous jamais vu un homme plus acharné après les gens que ce Lambert ? Je ne conçois pas, moi, comment on ne s’aperçoit pas qu’on est de trop quelque part.
ARMAND.
À merveille ! mais nous voilà seuls.
MALINVAL.
C’est tout ce que je désirais. Écoutez-moi, mon cher Armand : il y a peu de temps que je vous connais, mais véritablement, votre figure, votre maintien, votre conversation préviennent en votre faveur ; vous paraissez avoir du sens, de l’esprit, des sentiments, et je veux absolument que vous me procuriez l’occasion de vous rendre service.
ARMAND.
Bien sensible à ces marques d’attachement que je voudrais mériter ; mais dans ce moment je n’ai besoin de rien.
MALINVAL.
Pardonnez-moi, on a toujours besoin d’un ami comme moi, et surtout quand on est dans votre position ; et vraiment je la connais : vous êtes jeune, sans état, sans fortune, par conséquent je puis vous être utile, n’est-il pas vrai ?
ARMAND.
Mais peut-être, en effet...
À part.
Si j’osais lui confier mes secrets sentiments !
MALINVAL.
Ah çà ! parlez-moi franchement ; je vous trouve in quiet, vous avez quelque chose qui vous occupe ?
ARMAND.
Vous devinez cela ?
MALINVAL.
Croyez-vous donc qu’on soit parvenu à mon âge impunément ? Si bien donc que les chagrins qu’on a au vôtre viennent presque toujours de quelque penchant... Vous vous troublez... vous rougissez... m’y voilà !
ARMAND.
Ah ! gardez-vous bien de révéler... et surtout dans ces lieux...
MALINVAL.
Soyez tranquille, je suis discret. Mais pourquoi cette crainte ? je vous examinais tout à l’heure pendant que notre fâcheux était là : me tromperais-je ? c’est ici qu’est l’objet de votre passion ! c’est la petite Durmont que vous aimez ! maintenant je devine le reste : vous n’osez la demander au père ?
ARMAND.
Il est si riche, et moi si pauvre !
MALINVAL.
Vous n’osez peut-être pas même vous déclarer à l’objet aimé ?
ARMAND.
Je suis si timide, et j’ai si peu d’espoir !
MALINVAL.
Je conçois cela.
ARMAND.
Cependant je me trouve tellement encouragé par les bontés de Durmont, que je suis tenté de lui avouer...
MALINVAL.
Ah ! gardez-vous-en bien.
ARMAND.
Et pourquoi donc cela ?
MALINVAL.
Vous ne connaissez donc pas ces gens riches ?
ARMAND.
C’est lui qui m’a invité à venir le voir.
MALINVAL.
Cela ne prouve rien...
ARMAND.
J’aurais pensé, d’après ses discours...
MALINVAL.
Oh ! voilà bien les jeunes gens ! ils s’imaginent que tout va leur réussir ; fiez-vous-en à moi, mon jeune ami, et croyez qu’avant de risquer un aveu qui peut être sera mal reçu,, il faut qu’un ami sage, adroit, prudent, prépare les voies, parle pour vous au père, à la fille.
ARMAND.
Je sens cela.
MALINVAL.
Eh bien ! je serai cet ami-là, moi.
ARMAND.
Vous !
MALINVAL.
Moi.
ARMAND.
Quoi ! vraiment, vous auriez la complaisance de vous charger...
MALINVAL.
Pourquoi pas ?
ARMAND.
Je n’aurais pas osé vous en prier...
MALINVAL.
C’est m’obliger que de me procurer l’occasion de rendre service.
ARMAND.
Je n’ai pas besoin de vous dire que, dans une affaire aussi délicate, il ne faudrait qu’une maladresse...
MALINVAL.
Qu’appelez-vous, une maladresse ? pour qui me prenez-vous ? Allez, allez, je connais le monde, j’ai de l’expérience, et je ne fais pas de maladresse.
ARMAND.
Pardon ; mais enfin daignez me dire ce que vous allez faire.
MALINVAL.
Ce que je vais faire ? ah !... je n’en sais rien, parce qu’il faut réfléchir avant de savoir ce qu’on fera ; mais j’aurai bientôt combiné... j’y suis. Ne perdez pas de temps, allez retrouver Durmont, tâchez de le débarrasser de cet importun Lambert ; envoyez-le-moi ici, je l’attends.
ARMAND.
J’y vais. Quelle reconnaissance ne vous devrai-je pas, si vous parvenez...
MALINVAL.
C’est bon.
ARMAND.
Surtout n’oubliez pas de dire à Durmont que l’intérêt n’entre pour rien dans ma recherche, que c’est l’amour le plus pur...
MALINVAL.
Nous savons tout cela.
ARMAND.
Dites bien à l’aimable Cécile que la timidité seule, la crainte de lui déplaire...
MALINVAL.
C’est entendu.
ARMAND.
Enfin n’oubliez pas que mes intérêts les plus chers, que mon sort, que ma vie sont entre vos mains.
Il sort.
Scène IX
MALINVAL seul
Or çà ! comment nous y prendre pour décider ‘ce. Durmont ? C’est un homme riche qui doit toute sa for tune à ses spéculations ; ce n’est pas le cœur qu’il faut attaquer avec un homme comme celui-là ; non que je ne le croie très honnête, mais de ces honnêtes gens du monde, qui ne voient que l’argent : sans argent, point de salut avec eux. Cela me suffit, je sais ce que j’ai à dire.
Scène X
MALINVAL, DURMONT
DURMONT, se croyant seul.
Ah ! Dieu merci ! j’en suis donc délivré, je respire.
Apercevant Malinval.
Voici l’autre à présent.
MALINVAL.
Eh bien ! ce malheureux Lambert a donc consenti à vous laisser aller ?
DURMONT.
Armand est venu généreusement prendre ma place.
MALINVAL.
Bien ! fort bien ! il a parfaitement joué son rôle, le jeune homme.
DURMONT.
Comment ?
MALINVAL.
C’est moi qui l’ai chargé d’aller vous délivrer, parce qu’il faut que je vous parle.
DURMONT.
Que vous me parliez ? c’est que dans ce moment-ci...
MALINVAL, le retenant.
Il faut que je vous parle d’une affaire très importante qui vous regarde, qui regarde mademoiselle votre fille, et qui regarde aussi ce jeune Armand.
DURMONT.
Ce jeune Armand ! Vous le connaissez donc ?
MALINVAL.
Très particulièrement.
DURMONT, à part.
Ah ! ah ! peut-être pourrait-il me donner les renseignements...
MALINVAL.
C’est un jeune homme très intelligent, dont je fais le plus grand cas.
DURMONT.
Moi de même.
MALINVAL.
Oh çà ! il faut venir au fait tout d’un coup ; moi, je ne sais pas aller par deux chemins. Il aime mademoiselle votre fille.
DURMONT.
Je le sais.
MALINVAL.
Ah ! vous vous en êtes aperçu comme moi. Or, vous ne voulez donner votre fille qu’à un homme riche ?
DURMONT.
Qui vous a dit cela ?
MALINVAL.
Est-ce que nous ne connaissons pas le train du monde ? Est-ce que nous ne savons pas qu’en fait de mariage les parents songent toujours à la fortune, et en cela : ils n’ont pas tort ; parce que, comme on dit, sans argent, mauvais ménage ; mauvais ménage rend les époux malheureux ; les époux malheureux élèvent mal leurs enfants ; les enfants mal élevés font damner les pères et mères ; de là tous les malheurs qui s’ensuivent, et qu’on peut voir dans les romans comme dans les philosophes.
DURMONT.
C’est fort bien raisonné. Après ?
MALINVAL.
Il n’est pas riche, ce jeune Armand.
DURMONT.
Non, vraiment.
MALINVAL.
Mais il a tout ce qu’il faut pour le devenir.
DURMONT.
Mais je le crois comme vous. Des mœurs, du sens, de l’esprit.
MALINVAL.
Bah ! des mœurs, de l’esprit ! c’est fort beau ! mais pour faire son chemin, cela ne suffit pas.
DURMONT.
Comment ?
MALINVAL.
Ah ! mon ami, si tout le monde avait nos principes, cela serait charmant ! mais les vices... la corruption !... l’immoralité !... Que vous dirai-je ? il faut bien suivre l’exemple général, et c’est ce qui fait que vous et moi, et tous les honnêtes gens qui nous ressemblent, nous avons pris notre parti, et que nous sentons qu’un excès de scrupule serait fort déplacé dans un moment où si peu de gens s’en piquent.
DURMONT.
Que dites-vous ?
MALINVAL.
Vous comprenez bien que tout cela est sujet à quelques modifications ; mais enfin qu’est-ce qu’il faut pour faire fortune aujourd’hui ? Acheter à bas prix pour vendre fort cher, placer au plus haut intérêt ; en un mot, faire des affaires, n’est-il pas vrai ?
DURMONT.
Mais, en effet, c’est la route la plus commune.
MALINVAL.
Or, pour faire des affaires, qu’est-ce qu’il faut ? De l’activité, de l’intelligence et de la délicatesse... suivant le cours du jour.
DURMONT.
Mais où voulez-vous en venir ?
MALINVAL.
À vous persuader que ce jeune Armand est abondamment pourvu de toutes ces qualités.
DURMONT,
Armand !
MALINVAL.
Du reste, jeune homme parfaitement honnête. Bon ton, de l’esprit, bienfaisant, exact dans les affaires, faisant payer ses débiteurs.
DURMONT.
Allons donc ! je ne croirai jamais... Un jeune homme employé dans une maison de commerce se mêlerait !... Cependant que signifie ce changement de nom ?
MALINVAL.
Un changement de nom ! Ah ! il a deux noms ? Précisément, je suis au fait.
DURMONT.
Plaît-il ?
MALINVAL.
Ne me trahissez pas ! Sous cet autre nom, que je ne connais pas, mais qu’il vous dira, il a un intérêt... dans une maison de jeu.
DURMONT.
Une maison de jeu ?
MALINVAL.
Très bien composée. Cela rapporte beaucoup.
DURMONT.
Mais vous moquez-vous de moi ?
MALINVAL.
Permettez donc, mon cher voisin, il me semble que, lorsque je dis une chose... Je suis l’ami d’Armand, il est vrai ; mais quelque intérêt que je lui porte, je ne voudrais pas... Et tenez, ne m’en croyez pas ; ce Montbrun qui va venir vous demander à dîner, et que nous attendons, le connaît très particulièrement ; ils ont fait je ne sais combien d’affaires ensemble : interrogez-le.
DURMONT.
Oui certainement je l’interrogerai ; mon dessein était déjà de prendre des renseignements sur ce jeune homme : mais si ce que vous me dites est vrai, vous m’aurez rendu un grand service. Ignorant ses principes et sa conduite, j’étais sur le point...
MALINVAL.
De le congédier ! je m’applaudis d’avoir parlé à temps, pour empêcher une rupture qui eût été fatale à tous deux. Ah çà ! tout est conclu, si les informations...
DURMONT.
Pas tout-à-fait encore. Pardon, il faut que je vous quitte.
MALINVAL.
Oh ! liberté, liberté tout entière. Je ne suis pas comme ce Lambert, qui ne sait pas quitter les gens ; moi, je ne les cherche que pour leur rendre service à eux et aux autres ; et quand notre affaire est finie, adieu, je les rends à eux-mêmes.
DURMONT, à part.
Se pourrait-il que je me fusse trompé à ce point sur ce jeune homme ? Je ne suis pas fâché que Montbrun vienne dîner avec nous. Oh ! il n’a pas encore épousé ma fille !
À Malinval.
Sans adieu, mon cher voisin.
Scène XI
MALINVAL, seul
Le père est à nous. Nous avons un peu le talent des négociations. Il s’agit maintenant de gagner l’esprit de la jeune personne. C’est élevé à Paris, dans le grand monde, je vois ce que c’est son caractère doit être le fruit de son éducation ; elle doit être coquette, vaine : il faut commencer par piquer sa jalousie. Elle sera flattée de la conquête du jeune homme, et elle ne demandera pas mieux que d’en faire son mari, si elle espère trouver en lui les qualités que nos chères Parisiennes désirent à leurs époux. Tâchons de la trouver seule ; mais justement la voici.
Scène XII
MALINVAL, CÉCILE
CÉCILE, à part.
Regardez donc un peu ce voisin Lambert ! il ne quitte mon père que pour s’emparer d’Armand, et me voilà toute seule encore !
MALINVAL.
Mademoiselle, me voilà prêt à vous tenir compagnie.
CÉCILE.
Ah ! pardon, je craindrais de vous déranger.
MALINVAL.
Me déranger ! jamais. Je suis enchanté de vous voir. Il faut que je vous parle.
CÉCILE.
À moi ! Et qu’avons-nous à démêler ensemble, s’il vous plaît ?
MALINVAL.
Rien, malheureusement. Autrefois, près d’une jeune personne, charmante comme vous, je me serais bien gardé de parler pour un autre.
CÉCILE.
Venons au fait.
MALINVAL.
Vous parliez tout à l’heure, à part vous, du jeune Armand ; c’est de lui que je veux vous entretenir.
CÉCILE.
De lui ! comment ?
MALINVAL.
Il vous adore.
CÉCILE.
Il m’adore !
MALINVAL.
N’est-ce pas là le terme dont ils se servent pour dire qu’ils sont amoureux ? Enfin il brûle de vous épouser ; et comme il est fort timide, il m’a chargé de parler à votre père. Je l’ai fait.
CÉCILE.
Il n’avait pas besoin, je crois, de votre entremise.
MALINVAL.
Pardonnez-moi ; il connaît ma finesse, mon talent ; il s’est donc adressé à moi, et il a bien fait, car j’ai décidé votre père en sa faveur.
CÉCILE.
Cela n’était pas bien difficile.
MALINVAL.
Pardonnez-moi, très difficile, parce que la richesse de votre père... Mais enfin j’ai peint le jeune homme sous des couleurs si avantageuses, si intéressantes...
CÉCILE.
Vous le connaissez donc ?
MALINVAL.
Beaucoup, et je l’aime de tout mon cœur. Il ne me reste plus qu’à servir mon jeune ami auprès de vous. Je vous dirai d’abord que c’est un jeune homme à qui les sacrifices ne coûteront rien pour s’attacher à vous.
CÉCILE.
Comment ! les sacrifices ? Que voulez-vous dire ?
MALINVAL.
Qu’à son âge il est impossible qu’on n’ait pas quel que intrigue ; et je sais de bonne part qu’il a été en grand commerce de galanterie avec une très aimable dame.
CÉCILE.
Que dites-vous ? Quoi ! Armand, ce jeune homme si délicat, que je me flattais d’avoir rendu sensible ; il se pourrait...
MALINVAL, à part.
Bon ! la voilà jalouse ; elle l’aimera.
CÉCILE.
Mais êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ?
MALINVAL.
Vous entendez fort bien qu’on n’avance pas des faits de cette importance sans les preuves les plus positives ; mais soyez tranquille, il sait comme un galant homme doit se conduire ; la belle vous est déjà sacrifiée.
CÉCILE.
Et vous dites que cet homme-là m’aime ?
MALINVAL.
Oui, sans doute, il vous aime ; raisonnablement, non pas comme dans les tragédies, mais comme on aime pour épouser. Quand on vous a vue, quand on vous connaît, comment cesser de vous aimer ? c’est ce qui paraîtra toujours inconcevable ; mais vous savez qu’un caprice, une fantaisie... Et puis, un jeune homme... Enfin on ne peut répondre de rien dans ce bas monde ; mais au moins à l’égard des procédés, c’est un homme vraiment rare. C’est que vous êtes loin d’avoir en lui un de ces tyrans jaloux, toujours enfermant leurs femmes sous les verrous ; un de ces maris avares, qui ne laissent pas à une femme de quoi satisfaire ce goût si innocent de la parure et de la bien séance.
CÉCILE.
Eh mais ! je suis bien loin de jamais prétendre...
MALINVAL.
Attendez, attendez, vous n’y êtes pas. Vous recevrez la belle compagnie ; vous irez partout, dans les fêtes, les bals, les concerts ; la plus grande liberté dans votre toilette : vous vous habillerez à la turque, à la grecque, à la romaine ; votre mari sera homme à payer vos dettes, pourvu qu’elles ne s’élèvent pas trop haut ; il aurait tort d’ailleurs de faire le difficile : la dot que vous lui apporterez, et les affaires qu’il fera... car je suis bien aise de vous dire qu’avec lui, si vous voulez augmenter votre fortune, il ne tiendra qu’à vous ; il vous mettra au courant. Vous saurez à propos assiéger les bureaux, solliciter les gens en place : cela fait bien ; on en retire toujours des bijoux, des diamants, des cadeaux ; ce que les gens du métier appellent des épingles pour madame.
CÉCILE.
Je vous écoute, et je ne suis pas encore revenue de mon étonnement ! Quelle idée a-t-il donc de moi ? et quelle idée en avez-vous vous-même qui venez m’étaler ainsi complaisamment...
MALINVAL.
L’idée d’une femme charmante qui cherche à jouir des douceurs de la vie ; mais honnête, attachée à ses devoirs.
CÉCILE.
Que ce portrait d’Armand est loin de celui que je m’en étais fait d’avance !
MALINVAL.
Je suis charmé de pouvoir vous le peindre au naturel.
CÉCILE, à part.
Je ne sais où j’en suis ; ce Malinval met une telle assurance dans ses discours ! Je tremble qu’il ne m’ait peint ce malheureux Armand sous de trop véritables couleurs.
Elle s’assied toute pensive.
MALINVAL, à part.
La voilà qui rêve profondément ; mes discours ont fait leur effet ; tout va bien. Allons chercher notre jeune ami : mais c’est lui que son bon destin m’envoie.
Scène XIII
MALINVAL, CÉCILE, ARMAND
ARMAND.
Eh bien ! qu’avez-vous fait ?
MALINVAL.
Des merveilles !j’ai parlé au père, je lui ai vanté vos talents, vos lumières ; il est transporté. J’ai parlé à la fille ; je lui ai vanté votre douceur, votre complaisance : elle est aux anges ! La voilà, c’est à vous à parler à présent.
ARMAND.
Ah ! cher Malinval, quelle reconnaissance ne vous dois-je pas ?
MALINVAL.
Ne parlez donc pas de cela ; je serai trop heureux moi-même si vous l’êtes : je vous laisse seul avec l’objet aimé ; à présent que tout est arrangé, je vais songer aux couplets que je veux faire pour votre noce. Vous verrez, vous verrez comme vous allez être reçu !
Il sort.
Scène XIV
ARMAND, CÉCILE
ARMAND.
Serait-il vrai, mademoiselle ? L’heureux Armand pourrait-il enfin se déclarer à vous ; et surmontant sa timidité...
CÉCILE.
C’est lui, retirons-nous.
ARMAND.
Eh quoi ! vous voudriez me fuir ?
CÉCILE.
Savez-vous ce que Malinval vient de me dire ?
ARMAND.
Ce qu’il vous a dit est la pure expression de mes sentiments ; c’est le fond de mon âme qu’il vous a découvert.
CÉCILE.
J’en doutais encore ; lui-même il me confirme... Allez, Armand, je vous estimais ; oui, je ne crains pas de le dire maintenant, j’avais pour vous un penchant secret...
ARMAND.
Ah ! de grâce, répétez encore ces mots charmants.
CÉCILE.
Mais après ce que je viens d’apprendre, et les principes dans lesquels vous vivez...
ARMAND.
Oh ciel ! que dites-vous ?
Scène XV
ARMAND, CÉCILE, DURMONT
DURMONT.
Ma fille avec Armand ! approchons.
CÉCILE.
Mon père !
ARMAND.
Votre père ? eh bien ! c’est en sa présence que j’exige l’explication des mots dont vous venez de m’accabler. Monsieur, vous avez daigné me témoigner quelque amitié ; les discours de Malinval ont dû fortifier la bonne opinion que vous avez bien voulu concevoir de moi.
DURMONT.
Ainsi, vous avouez donc Malinval dans tout ce qu’il m’a dit sur votre compte ?
ARMAND.
Assurément.
DURMONT.
C’en est assez.
ARMAND.
Point du tout. Permettez que j’ose exiger de votre part...
DURMONT.
Jeune homme, il ne m’appartient de blâmer la conduite de personne. Mais l’homme qui a une façon de penser comme celle dont vous vous glorifiez ne sera jamais mon gendre.
ARMAND.
L’ai-je bien entendu !
CÉCILE.
Mais, mon père !...
DURMONT.
Venez, suivez-moi, ma fille.
Il sort avec Cécile.
Scène XVI
ARMAND, seul
Si c’est là ce que Malinval appelle une réception encourageante ! Serait-ce donc ce Malinval qu’il faudrait accuser de mon malheur ?
Scène XVII
ARMAND, LAMBERT
LAMBERT, qui a entendu la dernière phrase d’Armand.
N’en doutez pas, c’est lui-même...
ARMAND.
Ah ! c’est vous, Lambert ?
LAMBERT.
Moi-même : qu’avez-vous donc ? vous voilà tout troublé. Vous m’inquiétez.
ARMAND.
Vous voyez le plus malheureux des hommes !
LAMBERT.
Ne vous désespérez donc pas comme cela. Un peu de philosophie. N’avez-vous pas des amis ?
ARMAND.
Des amis ! où sont-ils ?
LAMBERT.
Ah ! vous avez bien raison. L’égoïsme !... Mais ne me confondez pas, de grâce, avec ces hommes personnels.
ARMAND.
Nous nous connaissons bien peu.
LAMBERT.
N’importe ! si je puis vous obliger, vous n’avez qu’un mot à dire. Faut-il voler à Paris ? faut-il de l’argent, du crédit, ma personne ? Voilà comme je suis pour les gens que j’aime, moi...
ARMAND.
Eh bien ! je vous prends au mot.
LAMBERT.
Ah ! parbleu ! c’est me faire plaisir. Voyons, de quoi s’agit-il ?
ARMAND.
Vous saurez, car il ne m’est plus permis de le cacher, que j’aime la fille de monsieur Durmont.
LAMBERT.
Je m’en étais douté. Après ?
ARMAND.
Il paraît qu’on a répandu sur moi des propos calomnieux qui ont détruit la bonne opinion que la jeune personne avait conçue de moi.
LAMBERT.
Malinval ! je vois cela.
ARMAND.
Si vous daigniez la voir et lui parler en ma faveur ?
LAMBERT.
N’est-ce que cela ? j’y cours.
ARMAND.
Quelle reconnaissance !
LAMBERT.
Permettez cependant : parler à une jeune personne en faveur d’un jeune homme, et pour affaires d’amour ! Ne serais-je pas un peu gauche ? et puis cela convient il à mon âge ? Demandez-moi tout autre chose.
ARMAND.
Au moins voyez Durmont.
LAMBERT.
Ah ! vous êtes donc aussi brouillé avec le père ?
ARMAND.
Vraiment oui.
LAMBERT.
Ah diable ! c’est fâcheux ! C’est que je suis fort bien avec lui, moi ; et si en lui parlant pour vous j’allais me mettre mal dans son esprit !
ARMAND.
Je vois que vous ne vous compromettrez pas pour servir vos amis.
LAMBERT.
Oh ! ne vous fâchez pas. Mais ce Malinval, lui qui vous connaît si particulièrement, que fait-il à présent ? est-ce qu’il ne devrait pas vous servir ?
ARMAND.
Eh ! c’est lui qui m’a plongé dans l’embarras où je suis.
LAMBERT.
C’est pour cela même qu’il devrait chercher à vous en tirer. Le voici, laissez-moi faire ; je vais le tancer d’importance.
ARMAND.
Oui, cela m’avancera beaucoup !
Scène XVIII
ARMAND, LAMBERT, MALINVAL
MALINVAL.
Eh bien ! Vous ai-je trompé ? Tout ne va-t-il pas à merveille ?
LAMBERT.
À merveille, en effet ! Ah ! quel homme !
MALINVAL.
Et pour mettre le comble à votre félicité, j’ai fait mes couplets.
LAMBERT.
Oui, c’est bien de chansons qu’il s’agit maintenant !
MALINVAL.
Comment donc ? qu’y a-t-il ?
ARMAND.
Ce qu’il y a ?
LAMBERT.
Concevez-vous encore sa tranquillité ? Il y a, que ce jeune homme se serait fort bien passé de votre belle médiation.
MALINVAL.
Non, je n’ai pas bien arrangé les choses !
ARMAND.
Oh ! oui, si bien...
LAMBERT.
Que le père et la fille sont dans une colère épouvantable contre lui, et viennent de le maltraiter...
MALINVAL.
Pas possible !
LAMBERT.
Allons, il ne le croira pas.
ARMAND.
Qui vous avait prié de vous mêler de mes affaires ? Elles étaient en si bon train !
LAMBERT.
Et voilà qu’il vient tout gâter par son mauvais génie.
MALINVAL.
Oui ! vous le prenez sur ce ton-là ! savez-vous bien que je ne me mêlerai plus de tout ce qui vous regarde ?
ARMAND, très vivement.
Votre parole d’honneur ?
LAMBERT.
Il ne s’agit pas de cela, il faut remédier au mal que l’on a causé ; je fais ce que je peux, moi, vous le voyez ; mais ce que je peux n’est rien.
ARMAND, à Malinval.
Écoutez : songez qu’il est de votre devoir de détruire les calomnies que vous avez répandues sur mon compte, et de me rendre l’estime des honnêtes gens dans l’esprit desquels vous m’avez nui.
MALINVAL.
Moi ! je ne dirai plus un mot pour vous.
ARMAND.
Pourquoi donc cela ?
MALINVAL.
Je gâterais tout.
ARMAND.
Comment ?
MALINVAL.
Ne me l’avez-vous pas dit tout à l’heure ?
LAMBERT.
Voilà du nouveau à présent.
MALINVAL.
Que ne vous en mêlez-vous, vous qui parlez ?
Ici on entend Montbrun parlant du dehors.
MONTBRUN.
Mettez le cheval à l’écurie, le cabriolet sous la remise ; je passe la journée ici.
LAMBERT.
Ah ! voilà Montbrun qui arrive enfin. Il va vous aider à sortir d’embarras.
MALINVAL.
Oui ! un égoïste d’un autre genre.
LAMBERT.
Il vous connaît, il est lié avec Dupré, il peut rendre témoignage...
ARMAND.
Ah ! laissons là ces amis froids ou maladroits ; courons chercher Durmont et sa fille : ils ne pourront refuser de m’entendre. Ah ! je vois bien que dans ce monde, que dans ce siècle, ce n’est que sur soi qu’on peut compter.
Il sort.
MALINVAL.
Suivons-le. Tuez-vous donc pour les gens, en voilà la récompense ; je suis curieux de voir comment il va s’y prendre.
Il sort.
LAMBERT, à Armand et à Malinval.
Attendez-moi, attendez-moi ; je dis un mot à Montbrun, et je vous rejoins ; je ne vous quitte pas.
Scène XIX
LAMBERT, MONTBRUN
MONTBRUN.
Eh bien ! qu’est-ce que c’est donc ? Comment, personne ici ! mais c’est incroyable. Ah ! Lambert, de grâce, enseignez-moi où je pourrai trouver le maître de la maison ?
LAMBERT.
C’est vous, Montbrun ? vous arrivez bien tard !
MONTBRUN.
Est-ce qu’on dîne avant cinq heures ?
LAMBERT.
Ah ! mon ami ! vous venez bien à propos. Vous nous voyez dans un grand embarras, dans une affaire...
MONTBRUN.
Qu’est-ce que c’est donc ?
LAMBERT.
Vous pourrez rendre service à ce pauvre Armand ; vous le connaissez ?
MONTBRUN.
Comment ! si je le connais ? beaucoup. Un joli petit sujet.
LAMBERT.
Il aime la fille de Durmont : tout allait le mieux du monde ; Malinval a voulu s’en mêler, il a tout gâté comme à son ordinaire ; il s’agit de tout réparer. Suivez-moi, suivez-le : voilà le cas d’agir, de parler ; enfin, vous êtes témoin de la peine que je me donne, j’en suis tout en nage ; mais je compte sur vous pour me seconder.
Il sort.
Scène XX
MONTBRUN, seul
Oui certainement, vous pouvez y compter ; je serai charmé de lui être utile ; je l’aime de tout mon cœur ; c’est une très bonne affaire pour lui, qui lui convient... Eh mais ! attendez-donc... qui ne me conviendrait pas mal à moi qui parle ; j’y avais déjà pensé : c’est un excellent parti. La fortune de Durmont est solide ; la mienne ne l’est pas beaucoup ; et j’irais parler pour un autre, quand je puis si bien parler pour moi ! Fi donc ! ce serait une sottise.
Scène XXI
MONTBRUN, DURMONT, CÉCILE
DURMONT, en entrant, à sa fille.
Oui, te dis-je ; Montbrun nous donnera des éclaircissements... Ah ! le voilà.
CÉCILE.
Je tremble qu’il ne confirme...
MONTBRUN.
Enchanté du plaisir de vous voir ! mais comme elle est embellie, votre chère demoiselle ! C’est un astre d’honneur, qui va éclipser les plus jolies femmes des environs !
CÉCILE.
Monsieur...
Bas à son père.
Interrogez-le donc sur Armand, mon père ?
DURMONT.
Pardon, si je vais tout d’un coup au fait. Vous connaissez Armand ?
MONTBRUN.
Beaucoup.
DURMONT.
On m’a fait des propositions pour lui.
MONTBRUN.
De mariage avec mademoiselle ?
DURMONT.
Qui vous a dit...
MONTBRUN.
Suffit que je sais tout.
DURMONT.
Eh bien ! qu’en pensez-vous ?
MONTBRUN.
Faut-il vous parler franchement ? vous ne me trahirez pas : ce jeune homme ne vous convient pas.
DURMONT.
Comment donc cela ?
MONTBRUN.
C’est une espèce de philosophe sauvage qui se pique d’une rigidité de principes, d’une délicatesse de je ne sais quel siècle, qui l’empêchera de faire son chemin ; un petit génie, à qui j’ai voulu procurer des places excellentes ; mais qui ne sait pas en tirer autre chose que ses appointements ; cela n’a pas du tout l’esprit des affaires ; il n’a rien, et n’aura jamais rien.
DURMONT.
En vérité ! Vous m’enchantez en me parlant de la sorte.
MONTBRUN.
Ce serait une folie que de lui donner votre fille.
CÉCILE.
Croyez-vous donc qu’une femme soit malheureuse avec lui ?
MONTBRUN.
Très malheureuse : pour se bien conduire avec une femme, il faut connaître le monde, avoir de l’expérience ; c’est tout neuf, ce petit jeune homme : il sera fort amoureux, fort exigeant, et puis il vous cloîtrera dans votre ménage ; vous n’aurez pas plutôt un ou deux enfants, adieu tous les plaisirs ; il vous faudra veiller vous-même à leur éducation : cela ne se fait plus, vous le savez ; la perspective n’est pas fort agréable.
CÉCILE.
Ah ! je respire.
DURMONT.
Mais qu’est-ce donc que ce Malinval est venu me conter ?
MONTBRUN.
Est-ce que vous l’écoutez ? à peine connaît-il ce jeune homme ; je le connais mieux que personne, moi, et je sais son véritable nom.
DURMONT.
Et mais ! pourquoi ce changement de nom ?
MONTBRUN.
Pourquoi ? c’est qu’il craint de rougir au seul nom de son père : c’est le fils d’un certain Valbert.
CÉCILE.
Valbert !
DURMONT.
Valbert ! dites-vous ? un négociant de Nantes, qui passa au Cap il y a à peu près vingt ans ?
MONTBRUN.
Précisément.
CÉCILE.
Se pourrait-il ? Celui dont vous m’avez parlé si souvent, mon père ?
DURMONT.
Eh ! pourquoi donc rougir de porter le nom de Valbert ?
MONTBRUN.
On n’est pas bien aise d’être connu pour le fils d’un homme qui s’est ruiné par une bienfaisance mal en tendue, et qui, en arrangeant les affaires des autres, a considérablement dérangé les siennes.
DURMONT.
Dites plutôt qu’il craint de faire rougir plus d’un ingrat, autrefois obligé par le père, et laissant aujourd’hui le fils dans l’indigence et dans l’oubli.
MONTBRUN.
Cela se peut ; mais le fait est que ce Valbert n’a pas laissé une brillante fortune.
Scène XXII
DURMONT, CÉCILE, MONTBRUN, MALINVAL, ARMAND, LAMBERT
LAMBERT.
Tenez, tenez, le voilà Durmont ; voilà sa fille.
MALINVAL.
Il va tout gâter.
ARMAND.
Mademoiselle, monsieur Durmont, après les marques d’amitié que ce matin encore vous m’avez données, il m’est impossible de supporter votre froideur ; si ma présence vous déplaît, je saurai vous en délivrer.
DURMONT.
Non, mon ami, vous resterez ; pardonnez-moi d’avoir pu croire un instant aux discours de Malinval ; mais ne nous plaignons pas : si l’un vous a nui en voulant vous servir, l’autre, en voulant vous nuire, vous a bien mieux servi.
ARMAND.
Mais au moins qu’il me soit permis de vous expliquer comment ce changement de nom, dont je sais que vous êtes instruit, n’a rien que d’honorable.
DURMONT.
Je le sais, je sais tout : vous vous nommez Valbert, et vous êtes le fils de mon bienfaiteur, de celui qui, au moment de s’embarquer à Nantes, me força d’accepter pour moi, pour ma mère, les premiers mille écus que j’aie possédés et qui ont été la source de ma fortune ; je voulais le remercier : Ne croyez pas, me dit-il, que je vous donne cette somme, je vous la prête ; lorsque vous serez assez riche pour vous en passer, vous la rendrez, non pas à moi, mais au premier honnête homme que vous trouverez dans une position semblable à la vôtre[1].
MALINVAL.
Un beau trait !
LAMBERT.
Un homme rare !
MONTBRUN.
Il paraît que je contribue à une reconnaissance pathétique...
DURMONT.
C’est vous, jeune homme, que je reconnais pour mon créancier. Recevez donc la main de ma fille et trente mille francs outre sa dot ; ces trente mille francs, vous les porterez sur le contrat de mariage.
ARMAND.
Mais c’est beaucoup plus...
DURMONT.
Et les intérêts de vingt ans ! À les prendre au cours d’aujourd’hui, je me trouve encore votre débiteur : ma fille... je vous la donne : mais l’argent ! je ne fais que vous le prêter aux mêmes conditions que celles qui m’avaient été imposées par votre père.
MALINVAL.
Toujours aimable, toujours gai, le cher Durmont.
ARMAND.
Quelle reconnaissance ne vous dois-je pas ? Mademoiselle, c’est à vous maintenant à confirmer...
CÉCILE.
Surtout, Armand, cherchons bien vite à nous acquitter de la dette de votre père.
ARMAND.
Et que, d’âge en âge, cette somme remplisse scrupuleusement l’intention du fondateur.
DURMONT.
Bien, mes enfants !
MONTBRUN.
Parfaitement bien !
LAMBERT.
Ah ! Dieu merci, nous en sommes venus à notre bonheur ; voilà une affaire qui nous a donné bien de la peine.
ARMAND.
Oui, et je vous ai à tous trois beaucoup d’obligation.
MONTBRUN.
Oh ! point du tout.
MALINVAL.
Sans rancune, mon cher, et croyez qu’en toutes les occasions vous me trouverez comme vous m’avez trouvé aujourd’hui ; que je vous servirai avec le même zèle, la même intelligence.
LAMBERT.
Moi de même.
DURMONT.
Armand et moi nous vous en dispensons.
MALINVAL.
Ah ! j’entends bien ; parce qu’il y en a beaucoup qui font les empressés... Convenez cependant qu’il est bien agréable d’avoir des voisins comme nous. Mais · parbleu, puisque nous en sommes sur ce chapitre, en attendant qu’on serve, faites-moi l’amitié de me dire votre avis sur une petite chanson que j’ai faite sur les Voisins.
DURMONT.
Ah ! voyons, voyons.
MALINVAL.
La voilà.
Vaudeville.
MALINVAL.
Entre voisins c’est la coutume,
Tous les soirs on se réunit.
On politique, on boit, on fume,
On joue, on chante ou l’on médit.
Le voisin lorgne la voisine ;
A mille petits jeux malins
On rit, on triche, on se lutine,
Ah ! qu’on s’amuse entre voisins !
LAMBERT.
Jean craint que, pendant son voyage,
Sa femme ne meure d’ennui ;
Comme si jamais du veuvage
Les femmes mouraient aujourd’hui.
Un jour, deux jours on se chagrine ;
Il n’est point d’éternel chagrin :
Le troisième jour la voisine
Se console avec le voisin.
MONTBRUN.
Ma voisine toujours sommeille,
Près d’elle veille le voisin :
Pour qu’il dorme et qu’elle s’éveille,
Je fais chez eux porter mon vin :
J’en verse un verre à la voisine,
Mais j’en verse douze au voisin :
Mon vin réveille la voisine,
Mon vin fait dormir le voisin[2].
ARMAND, au public.
Officieux, gens malhabiles,
Vains, empressés et sots amis,
Importuns qui font les utiles,
C’est ce qu’on voit en tout pays.
Aimez-vous cette œuvre badine ;
Pour la revoir, qu’après demain
Chacun amène sa voisine,
Chaque voisine son voisin.
[1] On attribue ce trait à Franklin. Voilà ce qu’il dit, m’a-t-on assuré, à un homme honnête et malheureux qu’il obligeait de sa bourse suivant ses moyens. J’ai grossi la somme prêtée ou plutôt donnée, en vertu du privilège que les auteurs comiques s’arrogent de distribuer dans leurs comédies l’or et l’argent à pleines mains.
[2] Ce couplet est fort joli ; mais il n’est pas de moi. J’étais à la tête d’un théâtre qui ne pouvait se soutenir que par des nouveautés. Je trouvai plus expéditif de changer quelques mots à un couplet de Dufresny que d’en chercher un nouveau. Je me le reprochai, je m’en accuse, et c’est pour me punir que j’imprime le couplet, en l’accompagnant de cette note.