Claire d’Albe (Jean-François Alfred BAYARD - Nicolas-Paul DUPORT)
Comédie en trois actes, mêlée de couplets.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 25 décembre 1830.
Personnages
D’ALBE, négociant
CLAIRE D’ALBE
LAJAUNAY, propriétaire de forges
MADAME LAJAUNAY
ALFRED DE SURGY
MARGUERITE
La Scène se passe, au premier acte, à la campagne de Lajaunay. Aux deux derniers, à Paris, chez d’Albe.
ACTE I
Le Théâtre représente un salon, dont les fenêtres donnent sur un jardin. Une porte d’entrée au fond ; deux latérales ; l’une communiquant au jardin, l’autre aux appartements.
Scène première
LAJAUNAY, MADAME LAJAUNAY
MADAME LAJAUNAY.
Et moi, je vous répète que vous n’avez pas le sens commun.
LAJAUNAY.
En vérité, Madame, un étranger, qui entrerait tout d’un coup, se douterait-il que c’est à moi, à votre mari, que vous parlez comme cela ?
MADAME LAJAUNAY.
Du moins on ne pourrait m’accuser de n’être pas sincère.
LAJAUNAY.
Oh ! vous l’êtes toujours, Mesdames, quand vous dites du mal de vos maris ; à moins peut-être que vous n’en disiez pas encore autant que vous en pensez.
MADAME LAJAUNAY.
Eh ! Monsieur, les femmes qui en pensent le plus de mal, sont presque toujours celles qui en disent le moins.
LAJAUNAY.
Mais moi, Madame...
MADAME LAJAUNAY.
Air du premier Prix.
Oh ! vous, Monsieur, je vous estime ;
Car vous êtes un bon mari,
Un honnête homme ; et tout mon crime,
C’est que de vous par fois j’ai ri.
J’ai pu le faire sans scrupules ; Cela,
Monsieur, vous apprendra
À vous créer des ridicules ;
C’est bien assez de ceux qu’on a.
LAJAUNAY.
Des ridicules ! je voudrais bien savoir lesquels. Est-ce de tenir à ce qu’il ne coure pas de mauvais propos sur mon compte ? Et certainement ce que Soufflot m’a dit hier...
MADAME LAJAUNAY.
Monsieur Soufflot !... Pouvez-vous attacher de l’importance à ses paroles ?... un médisant de profession !
LAJAUNAY.
Mais, Madame, son caractère ne fait rien à l’exactitude de son récit. Ce qu’il m’a dit est-il vrai ? voilà la question.
MADAME LAJAUNAY.
Certainement, Monsieur, c’est vrai ; mais d’une vérité toute simple, sans mystère, qui ne prouve rien. J’ai été avant hier chez madame d’Albe, ce qui m’arrive souvent, et c’est bien naturel ! Cette bonne Claire, si jeune, et retenue par son deuil dans la solitude, qui donc la distraira de son ennui, si ce n’est moi, sa meilleure amie ? Je comptais que nous passerions la soirée ensemble... J’y trouve M. Alfred de Surgy... ce n’est pas ma faute. Au bout d’une demi-heure, Claire se plaint d’une migraine affreuse... Je lui conseille de prendre du repos ; je la laisse... Je n’avais demandé ma voiture que pour dix heures ; il était encore grand jour... M. Alfred me propose son bras... pouvais-je refuser ? Nous sommes revenus ensemble... M. Soufflot nous a rencontrés sur le boulevard ; cela prouve que nous ne nous cachions pas.
LAJAUNAY.
Belle preuve !
MADAME LAJAUNAY.
Ah ! c’en est trop !... Savez-vous que c’est moi qui vais me fâcher à mon tour ?
LAJAUNAY.
Par exemple !... Tenez, ma bonne amie, je ne voudrais pas ressembler aux maris de Molière... ça n’est plus au niveau de la civilisation. Mais le fait est que le mariage a toujours été une position fort embarrassante... pour les maris. Car enfin, on se moque de ceux qui sont con fians ; on crie contre ceux qui sont jaloux... Alors, qu’est ce qu’il faut que nous soyons ?
MADAME LAJAUNAY, riant.
Dam !...
LAJAUNAY.
Allons vous riez de tout.
MADAME LAJAUNAY.
Puisque vous voulez du sérieux, écoutez-moi, M. Lajaunay, et connaissez votre femme. Quand on m’a donné à vous, je ne vous ai pas choisi.
Mouvement de Lajaunay.
Doucement, doucement... si vous m’interrompez déjà...
LAJAUNAY.
Voilà un commencement qui promet.
MADAME LAJAUNAY.
Non, Monsieur, je ne vous ai pas choisi ; mais je vous ai accepté, et je ne m’en repens pas... Je suis heureuse avec vous... parfaitement heureuse, beaucoup plus peut être que si j’eusse fait un mariage de passion ; car, je le sens, des passions, j’aurais pu en avoir tout comme une autre... j’avais un caractère ardent, décidé, énergique ; et, avec ces dispositions là, si j’avais adoré mon mari, j’au rais été une petite femme bien malheureuse. Grâce au ciel, j’en ai un qui n’est pas adorable !...
Mouvement de Lajaunay.
mais que j’aime... que j’aime raisonnable ment, et voilà pourquoi je suis gaie... Ça ne m’est pas venu tout de suite. Dans mes premiers jours de liberté, de mariage, comme vous voudrez, j’ai vu s’empresser au tour de moi tous ces galants de profession, qui s’attachent à une jolie femme, dès qu’elle est prise, comme les solliciteurs à une place, dès qu’elle est vacante. Ils étaient aimables, je l’avoue... Leur langage, leurs flatteries ne me laissaient pas sans émotion. Je sortais de leur cercle, rêveuse, agitée... Bientôt je me mis à réfléchir... je me dis : Les amants, ah ! bien oui... c’est agréable... c’est peut-être du bonheur...
LAJAUNAY.
Comment, Madame, du bonheur ?
MADAME LAJAUNAY.
Là... vous m’arrêtez à l’endroit le plus intéressant... Oui, Monsieur, du bonheur... d’abord... dans les premiers jours... et, quoiqu’en puisse dire une morale de convention, les séductions seraient plus rares, si elles n’avaient rien de... séduisant. Mais à la longue, mais quand les illusions s’effacent, que l’enivrement se dissipe, car ce doit être comme ça, à leur place arrivent les inquiétudes, le repentir, la nécessité de feindre et de se cacher, la honte de rougir à ses propres yeux, la crainte de rougir à ceux des autres, le tourment d’être négligée, trahie peut-être par l’amant auquel on a tout sacrifié... Sans compter la catastrophe, la découverte du secret, quand il se découvre, et cela s’est vu... Oh ! je me suis représentée ce tableau là... je m’en suis fait horreur ; j’en ai eu mal aux nerfs. Oui, Monsieur, oui, toute frivole que je vous parais, je suis capable d’avoir mal aux nerfs sérieusement, et dès lors ma résolution a été fixée ; rire avec tous les séducteurs, pour n’en pas écouter un seul. J’en ai pris l’habitude, et à présent, c’est fini ; ils ne produisent pas la plus légère impression sur moi... Vous-même, vous avez beau me chercher des querelles, me paraître quelquefois maussade, tyrannique, insupportable, vous n’y gagnerez rien, vous ne me ferez pas prendre un amant : je n’en veux pas.
LAJAUNAY, avec bonhomie.
Au fait, cette franchise... Eh bien ! j’y crois, n’en parlons plus.
Il lui tend la main.
J’aurai confiance... Revenons à ma fête de ce soir ; dites-moi, sera-t-elle brillante ? le dîner somptueux ?...
MADAME LAJAUNAY, vivement.
Vous m’avez promis d’avoir confiance... Laissez-moi faire.
LAJAUNAY.
À la bonne heure. C’est que moi, l’un des principaux propriétaires de forges de la France, j’ai besoin de folie dans mes plaisirs, pour prouver la sagesse de mes opérations. Ah ! ça, dans la liste des invitations vous n’avez oublié personne ?
MADAME LAJAUNAY, lui montrant la liste.
Tenez, regardez vous-même.
LAJAUNAY, lisant.
Bien ! très bien ! à merveille !... Qu’est-ce que je vois là ? Alfred de Surgy ?... Comment, ma chère, vous l’avez invité ? un jeune homme que je déteste !
MADAME LAJAUNAY.
Dam’ ! vous lui faites politesse dans le monde.
LAJAUNAY.
Raison de plus. Je suis bien aise que nous soyons en froid avec lui, et que cela ait l’air de venir de vous.
MADAME LAJAUNAY.
Oh ! vous avez peur de vous faire un ennemi.
LAJAUNAY.
Air de Turenne.
Vous vous trompez, je suis très brave ;
Je n’ai jamais connu l’effroi ;
De l’honneur, avant tout esclave,
Lui seul est ma suprême loi ;
Oui, l’honneur est ma seule loi.
Plein du courage qu’il m’inspire,
Pour un moi douteux, de ce pas
J’irais me battre... aussi je neveux pas
M’exposer à l’entendre dire.
Mais de votre part, un oubli, cela n’aurait pas eu d’inconvénient.
MADAME LAJAUNAY.
Je vous demande pardon, cela en aurait eu beaucoup. M. de Surgy est un jeune officier, aimable, instruit, et dont tout le mérite n’est pas dans son épée. L’année dernière, nous le rencontrions tous les jours dans la maison de M. d’Albe, et il va souvent encore en visite chez Claire, depuis qu’elle ne reçoit plus à jour fixe, à cause de son deuil. Il passe pour être au moins une de nos connaissances familières ; vous-même vous lui avez toujours parlé de ce ton là, et en même temps vous aviez la maladresse de laisser voir la jalousie qu’il vous inspirait. La malignité a recueilli vos soupçons mal déguisés ; et si j’affectais d’éloigner un jeune homme dont on vous croit jaloux, il n’en faudrait pas davantage : nos prétendus amours seraient bientôt une nouvelle reconnue, avérée, officielle. Avec ça que la société, où la charité est aujourd’hui de mode, est si peu charitable, si avide de vous surprendre, ou de vous supposer en faute. C’est à qui épiera son voisin, se tiendra à l’affût de sa faiblesse, tâchera de tout deviner pour tout redire, souvent même ce qu’il n’a pu deviner... Et cette société-là, mais c’est tout le monde ; c’est l’homme qui vous serre la main, la femme qui vous adresse un sourire, ce cercle d’amis que vous attendez chez vous... Et tenez, la voilà en abrégé... C’est M. Soufflot.
LAJAUNAY, à sa femme.
Chut donc !
Scène II
SOUFFLOT, LAJAUNAY, MADAME LAJAUNAY
SOUFFLOT, après avoir salué.
Bonjour, Lajaunay... Madame... Comment personne encore... c’est charmant... Un peu de médisance... Vous savez, tant pis pour ceux qui se font attendre ; c’est pour ça que j’arrive toujours avant les autres.
LAJAUNAY.
Qu’est-ce que vous nous direz ?
SOUFFLOT.
Je ne sais rien de neuf.
MADAME LAJAUNAY.
C’est étonnant, vous qui en faites.
SOUFFLOT.
Oui, quelque fois.
À part.
De l’ironie.
Haut.
Ah ! ça, que je vous fasse mon compliment. J’ai entrevu votre jardin... un séjour délicieux... et puis à une demi-lieue de Paris, sur la grand’route... Il est vrai qu’on a des arbres tout blancs de poussière, des fleurs desséchées, pas d’eau, pas de vue, et beaucoup de bruit ; mais c’est campagne, ce mot là répond à tout.
LAJAUNAY.
Toujours plaisant, comme disait ma femme à l’instant même.
SOUFFLOT.
J’occupais les pensées de Madame... Privilège bien flatteur, s’il était exclusif... malheureusement il ne l’est pas.
LAJAUNAY.
Heim !
SOUFFLOT.
Sans doute. Je suis persuadé que quand Madame est au près de vous, elle pense à vous. Ce cher Lajaunay !... À propos, je viens de rencontrer sur la route Alfred de Surgy.
MADAME LAJAUNAY.
Nous l’attendons.
SOUFFLOT.
Ah ! ce pauvre jeune homme !... je ne sais ce qu’il a... mais je gagerais que c’est de l’amour...
Regardant madame Lajaunay.
On saura pour qui... Le fait est qu’il avait mis sa petite jument au pas, et qu’il relisait une lettre, que j’ai cru même lui voir approcher de ses lèvres... C’est drôle !
À Lajaunay.
Vous ne riez pas ?
LAJAUNAY.
Si fait.
À part.
Que le diable l’emporte.
Se retournant.
Et tenez, le voilà, avec nos amis.
Scène III
SOUFFLOT, LAJAUNAY, ALFRED, MADAME LAJAUNAY, LA SOCIÉTÉ
Air : Avec ivresse. (de la Saint-Valentin.)
LAJAUNAY, MADAME LAJAUNAY et SOUFFLOT.
Oui, notre fête
Sera complète.
CHŒUR.
Pour que la fête
Soit bien complète,
Nous voilà tous
Au rendez-vous.
Ah ! quel plaisir pour nous !
Combien ce jour est doux !
Point de tristesse ;
Et qu’aujourd’hui
Notre allégresse
Trompe l’ennui.
ALFRED, prenant la main à Lajaunay.
Mon cher monsieur Lajaunay, que vous êtes aimable de m’avoir invité... par la main de Madame... Quel plaisir de se retrouver à la campagne, au milieu de tous ses amis !
À part.
Elle n’est pas encore arrivée !
LAJAUNAY, à part.
Voilà une poignée de main qui me fait mal.
Alfred, en se retournant, se trouve en face de Soufflot.
SOUFFLOT.
Eh bien ! monsieur de Surgy, comment vont les amours ?
ALFRED.
Moi ? Je ne sais ce que vous voulez dire.
SOUFFLOT.
Toujours discret.
Bas à une dame qui est près de lui.
Avez-vous remarqué madame Lajaunay, qui ne salue pas Alfred ?... Au fait, c’est politique.
ALFRED, à part, à madame Lajaunay.
Madame, voici le duo, dont nous avons parlé avant hier.
MADAME LAJAUNAY, de même.
Ah ! donnez... c’est charmant.
Elle parcourt avec lui le papier.
SOUFFLOT, bas à Lajaunay, lui montrant Alfred.
Dites donc, Lajaunay, vrai, c’est en ami que je vous fais remarquer... non pas que je suppose... mais ça fait chuchoter.
LAJAUNAY, se plaçant entre sa femme et Alfred.
Heim ! qu’est-ce donc ?
MADAME LAJAUNAY.
De la musique, un duo que M. Alfred veut bien chanter avec moi.
ALFRED.
Il est fort joli ; et je suis sûr que dans la bouche de Madame, il prendra une grâce, une expression...
LAJAUNAY.
Ah ! c’est vrai.
SOUFFLOT, à part.
Ah ! du moment que ça lui fait plaisir...
MADAME LAJAUNAY.
Et cette bonne Claire ? Quelqu’un a-t-il eu de ses nouvelles aujourd’hui ?... Monsieur Alfred, vous n’êtes pas passé la voir ?
ALFRED.
Moi ?... Oh ! non, non, Madame ; ni aujourd’hui, ni hier.
SOUFFLOT.
Oh non ! ce n’est pas de ce côté là que M. Alfred...
ALFRED.
Ah ! ça, Monsieur, je vous prierai de vous mêler de ce qui vous regarde.
SOUFFLOT.
Allons donc ! si on ne peut pas rire...
ALFRED.
Madame d’Albe vit si retirée depuis six mois...
LAJAUNAY.
Je l’ai vue, moi... Toujours triste... et comme je lui parlais, j’ai remarqué en elle une émotion...
Regardant sa femme.
Ah ! voilà une femme qui est vraiment attachée...
SOUFFLOT, l’interrompant.
Charmante personne !... C’est peut-être même, à l’exception des dames ici présentes, la seule femme de Paris dont on ne dise rien, pas même son ancien portier, que j’ai placé chez moi... Il est vrai qu’elle a une autre porte sur le jardin ; et cette rue Saint-Lazare est si isolée...
Mouvement d’Alfred.
MADAME LAJAUNAY.
Comment ! Monsieur, que signifie ?...
SOUFFLOT.
Oh ! rien... je suis le chevalier de madame d’Albe... Est-ce qu’elle ne viendra pas ?
LAJAUNAY.
J’en doute. J’ai passé chez elle ce matin ; elle n’était pas bien décidée. ་
Air de la Robe et des Bottes.
Elle a depuis huit jours à peine
Pris le demi deuil, et ce soir,
Je doute beaucoup qu’elle vienne.
SOUFFLOT.
Ça dépendra de son miroir.
Si sa parure, à ses regards offerte,
Lui découvrait qu’elle embellit, je crois
Qu’elle viendrait : c’est une découverte
Qu’on ne garde jamais pour soi.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Madame d’Albe !
Mouvement d’Alfred ; il s’arrête. Tout le monde va vers la porte.
SOUFFLOT, se frottant les mains.
Heim ! j’en étais sûr !... La coquetterie...
À Alfred.
Je ne me trompe jamais.
ALFRED, à part.
Le fat ! comme j’aurais du plaisir à le jeter par la fenêtre !
Scène IV
ALFRED, LAJAUNAY, CLAIRE D’ALBE, MADAME LA JAUNAY, SOUFFLOT, LA SOCIÉTÉ
Tout le monde, après l’entrée de Claire, redescend le théâtre, de manière à empêcher Alfred d’être vu.
MADAME LAJAUNAY.
Cette bonne Claire ! que c’est aimable d’être venue... nous commencions à désespérer...
CLAIRE, jetant un coup d’œil sur toute la société.
Est-ce que toutes les personnes que vous attendez sont arrivées ?
LAJAUNAY.
Mais oui... toutes.
CLAIRE, d’une voix altérée.
Ah ! c’est différent... Je vous en demande pardon... mais c’est que... moi... je ne suis venue qu’en visite.
Elle se retourne, voit Alfred qui la salue.
ALFRED, à part.
Elle m’a vu !
CLAIRE.
Mais c’est égal, avec des amis... on est si bien !... Décidément, je ne vous quitterai pas.
MADAME LAJAUNAY.
À la bonne heure, donc... Allons, Messieurs, la main à ces dames, une promenade dans le jardin... Quant aux chanteurs, qu’ils se ménagent ; on fera de la musique ce soir.
SOUFFLOT.
C’est ça, concert d’amateurs ; une véritable exécution...
Bas.
pour nos oreilles.
ALFRED, à part.
Allons, Lajaunay va s’emparer d’elle, à présent.
LAJAUNAY, achevant de parler, bas à Claire.
Oui, Madame, je vous en prie encore ; parlez-lui... pour mon repos... je vais le faire rester avec vous.
CLAIRE, bas.
Mais, Monsieur...
LAJAUNAY, bas.
Ah ! vous me l’avez promis.
Haut.
Madame d’Albe est fatiguée, elle reste ici... quelqu’un lui tiendra compagnie.
SOUFFLOT.
Oui... moi... avec plaisir.
LAJAUNAY.
Non, Soufflot, j’ai besoin de vous pour faire les honneurs ; vous êtes l’âme des fêtes... mais
Montrant Alfred.
Monsieur, par exemple...
Surprise d’Alfred.
CLAIRE.
De grâce !
LAJAUNAY, bas.
Laissez donc... c’est spirituel, ce moyen là, ça n’a pas l’air...
ALFRED.
Je suis à vos ordres, Monsieur, et si Madame veut me permettre...
CLAIRE.
Pardon... je ne voudrais pas... c’est peut-être indiscret.
ALFRED, hésitant.
Madame...
LAJAUNAY.
Eh ! non, au contraire.
Bas.
N’insistez donc pas.
Haut.
Il doit me remercier, même.
ALFRED, à part.
À la bonne heure, je reste.
SOUFFLOT, offrant la main à madame Lajaunay.
Madame, si à défaut d’une autre plus agréable...
Elle lui lance un coup d’œil dédaigneux, et prend la main d’une autre personne, qui s’est approchée. À part.
Oh ! oh ! quel regard ! elle aussi, elle est furieuse !... Bravo ! de la jalousie, du dépit, des contrariétés ; délicieux, divin ! comme c’est champêtre !
Reprise du CHŒUR.
Plus de tristesse, etc.
Tout le monde sort, Lajaunay fait un signe d’intelligence à Claire.
Scène V
ALFRED, CLAIRE D’ALBE
ALFRED, gaiement, après avoir regardé partout.
L’excellent homme que Lajaunay ! nous laisser ensemble !... C’est une ruse de vous, j’en suis sûr.
CLAIRE.
Chut ! je vous dirai cela.
ALFRED.
Oh ! nous sommes seuls... Eh bien ! depuis ce matin, comment vous trouvez-vous ?
CLAIRE.
Oh ! bien inquiète ; je tremblais que ma lettre ne vous fût pas parvenue à temps.
ALFRED.
Oh si ! la voilà... Dix fois je l’ai relue, je l’ai pressée contre mes lèvres. Mais pourquoi cet ordre ? Je suis parti, j’ai obéi sans hésiter... Cependant nous ne devions pas venir... Et ce rendez-vous dans le pavillon ?
Mouvement de Claire.
Ah ! nous en étions convenus.
CLAIRE.
Il est vrai... C’est M. Lajaunay qui m’a tourmentée ; j’avais presque refusé d’abord... et puis une réflexion, une crainte involontaire...
ALFRED.
Laquelle ?
CLAIRE.
Je n’ose la dire... Vous me trouverez bien folle ; n’importe, pas de secrets avec vous... Eh bien ! un mouvement de jalousie.
ALFRED.
Comment ?
CLAIRE.
Oui ; il assure que vous êtes amoureux de sa femme.
ALFRED.
Moi ! de madame Lajaunay ?
CLAIRE.
Elle est bien jolie !
ALFRED, la regardant.
Mais non, je ne trouve pas... Et vous avez pu croire...
CLAIRE.
Oh ! j’ai ri d’abord de cette idée ; et puis, après son départ, elle m’est revenue à l’esprit... elle s’est emparée de moi ; je n’y tenais plus, j’avais besoin de vous voir, de vous observer avec elle
ALFRED.
Air d’Aristippe.
Et maintenant êtes-vous rassurée ?
CLAIRE.
Un peu, je crois. Mon ami, loin de vous,
Par des soupçons je me sens déchirée :
Mon cœur vous rêve infidèle ; entre nous,
Il aime trop pour n’être pas jaloux.
Mais je vous vois, je crois à la constance.
Si mon bonheur, que la crainte troubla,
Fut incertain, hélas ! en votre absence,
Il ne l’est plus dès que vous êtes là.
ALFRED.
Ainsi, la complaisance de ce bon Lajaunay, qui éloigne tout le monde ensemble ?...
CLAIRE.
Vous ne comprenez pas ?... Il veut que je cause avec vous, que je pénètre vos secrets, que je sache si vous aimez sa femme... et pour cela, il nous ménage un tête à tête... Au dîner, au concert, au bal, il vous placera près de moi ; c’est une grâce qu’il me demande.
Lui tendant la main.
Dois-je refuser ?
ALFRED, lui baisant la main.
Que je suis heureux !
CLAIRE.
Vrai !... plus que si vous étiez près de madame Lajaunay ?
ALFRED.
Quelle idée ! Oh ! non, mon cœur est sincère, et tu ne peux douter...
CLAIRE, avec effroi.
Ô ciel ! Monsieur, y pensez-vous !... ici !... Je ne doute pas de votre amour... je serais trop malheureuse !...
ALFRED.
Jamais ! jamais par moi... C’est à vos pieds que...
CLAIRE.
On vient !
Ils se séparent vivement.
ALFRED, prenant un livre sur une table.
Ah ! ce livre...
Claire s’assied de l’autre côté.
Scène VI
ALFRED, SOUFFLOT, CLAIRE D’ALBE
SOUFFLOT, riant.
Ah ! ah ! ah ! que je vous conte... Tiens, qu’est-ce que vous faisiez donc là ?...
ALFRED.
Madame m’avait prié...
SOUFFLOT.
De lire ?... Oui, je comprends... Dam ! si vos pensées étaient ailleurs... peut-être que vous laissiez languir la conversation... en revanche, je viens d’en entendre une diablement animée. Devinez, Madame.
CLAIRE, se levant.
Oh ! je ne suis pas curieuse.
SOUFFLOT.
Alors, je vais vous la dire. Figurez-vous... Je descendais l’escalier... au bout d’un grand corridor sombre... j’aime assez les corridors, parce qu’au besoin on peut dire : je passais... Tout-à-coup, j’entends dans une chambre les voix de Monsieur et madame Lajaunay... j’écoute.
ALFRED.
Comment ?... aux portes ?
SOUFFLOT.
Bah ! à la campagne !... D’ailleurs, tout n’arrivait pas à mon oreille ; quelques phrases tout au plus.
Changeant de voix.
« Non, Madame, vous ne chanterez pas. – Mais, Monsieur, rien qu’un duo. – Du tout, pas une note. – C’est une indignité !... » Alors ils ont élevé le ton, et je n’ai plus distingué les paroles.
CLAIRE.
Comment ?
SOUFFLOT.
Il paraît que Monsieur ne veut pas que Madame chante... Il a peut-être raison... les duos, vous concevez, c’est traître... et puis une jolie femme, un jeune homme... un aimable jeune homme...
CLAIRE, avec inquiétude.
Et qui devait donc chanter avec elle ?
SOUFFLOT, se tournant vers Alfred.
Qui !... parbleu... Ah ! les voici.
ALFRED, à part.
Le bavard !
Scène VII
ALFRED, MADAME LAJAUNAY, LAJAUNAY, CLAIRE D’ALBE, SOUFFLOT
LAJAUNAY.
Eh bien ! s’amuse-t-on ici... comme là-bas ? comment va le plaisir ?
Bas à sa femme.
Allons, un air riant.
MADAME LAJAUNAY, bas.
C’est une horreur !
SOUFFLOT.
Oh ! tout le monde est d’une gaieté... Dam ! on prend exemple sur les maîtres de la maison.
LAJAUNAY.
Et vous, monsieur Alfred... vous qui avez une si jolie voix, nous préparez-vous quelque chose ?...
Bas à sa femme.
Voilà votre transition... Allez, allez.
ALFRED.
Monsieur...
CLAIRE, à part.
C’était lui !
SOUFFLOT, bas à Claire.
Vous comprenez... le danger...
LAJAUNAY, bas à sa femme.
Allez donc, allez donc.
MADAME LAJAUNAY.
Ah ! monsieur Alfred... il avait été question d’un duo que vous m’avez apporté.
ALFRED.
Oui, j’espérais...
LAJAUNAY, bas à Claire.
Heim !
MADAME LAJAUNAY.
Eh bien ! je n’avais pas pensé à vous le dire tout de suite ; mais depuis hier, un enrouement... Il m’est défendu de chanter.
LAJAUNAY, bas.
Bien ! bien !...
Haut.
Bah ! pourquoi donc ça, bonne amie ?... Allons, un petit effort.
SOUFFLOT, riant.
Un petit effort !
MADAME LAJAUNAY.
Non, non, je sens que ça m’irriterait.
LAJAUNAY.
Ah ! c’est dommage... Comment ?... rien qu’un duo ?...
MADAME LAJAUNAY, bas à son mari.
Finissez, ou je chante.
LAJAUNAY, vivement.
Enfin, ma chère amie, je n’insisterai pas ; je ne veux pas avoir cela à me reprocher.
MADAME LAJAUNAY, à Alfred.
Monsieur excusera...
ALFRED.
Comment donc, Madame ?...
Rencontrant un regard de Claire. À part.
Allons, un retour de jalousie !...
SOUFFLOT.
Eh ! mais, nous réclamons...
À Claire.
N’est-ce pas, Madame ?... On nous a promis un duo...
MADAME LAJAUNAY.
Mon dieu ! rien de plus simple... quelqu’autre personne peut chanter avec Monsieur.
LAJAUNAY.
Certainement.
Montrant Claire.
Madame, par exemple... N’est-il pas vrai, vous consentez ?...
CLAIRE, préoccupée.
À quoi ?
ALFRED, à Claire.
Il s’agit d’un duo qu’on vous propose de chanter avec moi...
Avec intention.
Et je crois deviner... vous êtes inquiète... À une première vue on peut se tromper...on a peur... on se trouble... mais si nous avions quelques instants pour nous entendre...
LAJAUNAY.
Pour répéter ?... C’est trop juste. Ma femme et moi nous retournons au jardin rejoindre tout le monde.
Bas à Claire.
Eh bien ! vous avez parlé ?... N’est-ce pas qu’il y a quelque chose ?
CLAIRE, très agitée.
Je ne crois pas encore...
LAJAUNAY, bas.
Vous dites cela pour me flatter.
MADAME LAJAUNAY.
Venez-vous, mon ami ?
Ensemble.
SOUFFLOT.
Air de la jeune Coquette.
Bravo c’est charmant !
Quel enjouement !
Chacun s’y prête,
Chacun est content.
Douce harmonie ! accord touchant !
CLAIRE et LAJAUNAY.
Mon cœur agité
N’a pas dompté
Sa peur secrète.
Pour moi quel tourment !
Combien je souffre en ce moment !
MADAME LAJAUNAY et ALFRED.
Son cœur agité
N’a pas dompté, etc.
Lajaunay sort avec sa femme ; Soufflot les suit.
Scène VIII
CLAIRE D’ALBE, ALFRED
CLAIRE, cachant sa figure.
Alfred ! Alfred !
ALFRED.
Que vois-je ? des larmes !
CLAIRE.
Cette jalousie de Lajaunay... l’’émotion de sa femme... ce duo... Ah ! malgré moi...
ALFRED.
Claire, qu’ai-je donc fait ? quel est mon crime ? pourquoi suis-je ici ? Je n’y voulais pas venir. Quelle différence de soirée !... Mais c’est vous, c’est votre lettre...
CLAIRE.
Était-ce moi, avant hier soir, quand vous vous êtes offert de vous-même à la reconduire.
ALFRED.
Pouvais-je faire autrement ? Puisque, pour l’éloigner vous preniez le prétexte d’une migraine, il fallait bien sortir avec elle ; et c’est en chemin... je ne savais que dire... je lui ai parlé musique... ce maudit duo... Je vous ai tout conté une heure après... Nous en avons ri ensemble.
CLAIRE.
Mais ici, à mon arrivée, tout le monde est venu au devant de moi... Vous seul, pas un regard...
ALFRED.
Vous m’accusez quand vous devriez me plaindre ! Est ce que sans cesse je ne dois pas être sur mes gardes ? Et ici même encore, il n’y a qu’un instant, dieu ! ai-je souffert !... Cet infernal Soufflot ! ne dirait-il pas du mal de vous ?
CLAIRE, avec effroi.
De moi !
ALFRED.
Oui, cette seconde porte, dans le jardin...
CLAIRE.
Ciel !
ALFRED.
À propos... la clef... je l’ai perdue.
CLAIRE, la montrant.
Je l’ai trouvée.
Alfred veut la prendre.
Non, non, Monsieur, on peut savoir... Grand dieu !... si un tel homme !...
ALFRED.
Claire, Claire, calmez-vous, il ne le croyait pas... il ne faisait que le dire : Mais jugez de mon supplice, ne pouvoir même défendre celle qu’on aime ! N’importe ! un autre jour, ailleurs, je trouverai quelque bonne occasion pour lui chercher querelle, lui apprendre à se taire, le tuer.
CLAIRE.
Je vous le défends.
ALFRED.
J’obéirai, à une condition, c’est que vous ne serez plus jalouse.
Il lui baise la main.
Oh ! c’est fort mal !
CLAIRE.
Alfred, il faut me pardonner un peu de faiblesse, quand tout se réunit pour m’alarmer.
ALFRED, l’observant.
Est-ce que vous avez reçu des lettres de Hambourg ?
CLAIRE, vivement.
Oh ! non, pas encore.
ALFRED.
Ce silence, depuis dix jours, c’est singulier ; et vous croyez toujours impossible qu’avant cinq ou six mois nous ayons à craindre de ce côté là.
CLAIRE.
Oh ! cet héritage, ce procès, tout paraissait si e brouillé...
ALFRED.
Ah ! oui, oui, tant mieux ! ce sera long, dès que la justice s’en mêle... Six mois, ma Claire, six mois !... Que vous êtes belle ! À propos, ce matin, j’ai reçu votre lettre, et voici la mienne.
CLAIRE.
Donnez... c’est charmant !... Être ensemble ou s’écrire, c’est le même bonheur.
ALFRED.
Vous croyez ?
Air : Encore un mot, ô ma Lucette ! (Romance de Berton fils.)
J’ose espérer bien davantage.
Quand je vous réponds de ma foi,
De la vôtre il me faut un gage.
La clé !
CLAIRE.
Qu’attendez-vous de moi ?
ALFRED.
La clé ! cédez, donnez-la moi.
CLAIRE.
Non, non, non, non, quelle imprudence !
Si quelqu’un venait à savoir...
ALFRED, lui prenant la main et s’emparant de la clé.
Quoi ! vous tremblez ! Moi j’ai l’espoir
De vous rendre la confiance ;
Oui, oui, ma Claire, à ce soir ;
Je vous rendrai la confiance.
Adieu, ma Claire, adieu, à ce soir.
La cloche du dîner !
CLAIRE.
Sitôt !
ALFRED.
Convenons de tout. Ce soir, vous partez à neuf heures moi, à huit et demi... le premier, ça vaut mieux : je n’ai pas l’air de vous suivre... Je vais prévenir mon domestique pour qu’il soit prêt... Adieu !
CLAIRE, gaiement.
Et notre duo ?
ALFRED, riant.
Ah ! oui, n’oubliez pas que nous venons de le répéter... comme si nous ne l’avions pas chanté dix fois dans votre pavillon.
CLAIRE.
Surtout, Monsieur, de la prudence.
Même air que le précédent.
Que votre voix soit moins touchante,
Et n’attachez pas sur mes yeux
Ce regard qui me rend tremblante,
Quand nous chanterons tous les deux,
Promettez-le-moi, je le veux.
ALFRED.
Non, non, non, non, c’est impossible.
CLAIRE.
Si les témoins allaient savoir...
ALFRED.
Sans être ému puis-je vous voir ?
CLAIRE.
Eh ! mais est-ce donc si pénible ?
Loin d’eux on peut se revoir...
C’est le prix d’un effort pénible.
Adieu, Monsieur, adieu, à ce soir.
ENSEMBLE.
À ce soir... à ce soir...
Alfred sort ; elle le suit des yeux.
Scène IX
CLAIRE D’ALBE, MADAME LAJAUNAY
MADAME LAJAUNAY.
Ah ! Claire !... Comment seule ?... et votre chanteur ?
CLAIRE, sortant de sa rêverie.
Mon chanteur ?... Ah ! M. Alfred ?... il est sorti, je crois. Le dîner...
MADAME LAJAUNAY.
Ah ! pas encore... Une voiture vient de paraître à l’entrée de l’avenue... M. Lajaunay ne se doute pas qui c’est ; il est allé au-devant... Et cette musique, vous l’avez dé chiffrée, n’est-ce pas ?
CLAIRE.
Oui, en un instant... je chanterai...
L’observant.
Mais vous y teniez, peut-être...
MADAME LAJAUNAY.
Moi... Oh ! fort peu... du moment que cela déplaît à quelqu’un... Ah ! ma chère, que vous êtes heureuse ! Vous n’êtes pas forcée aux enrouements, vous... Vous n’avez jamais connu ces persécutions-là... Je crois bien, cet excellent M. d’Albe... quel bon mari !... Tout occupé de son commerce, raisonnable, confiant pour sa femme...
Mouvement de Claire.
Mais, pardon, j’ai tort... je réveille votre chagrin...
Air du Baiser au Porteur.
Mais il faut nous faire une étude
De cacher à tous nos amis,
Moi l’ennui, vous l’inquiétude
Que nous devons à nos maris...
Nous les devons à nos maris.
N’importe ! prenons l’une et l’autre
L’air aussi riant aujourd’hui
Que si vous étiez près du vôtre,
Et que le mien fût loin d’ici.
Scène X
CLAIRE, LAJAUNAY, MADAME LAJAUNAY
LAJAUNAY, à la cantonade.
C’est bien... un couvert de plus ! tout le monde, est arrivé !
MADAME LAJAUNAY.
Eh bien ! cette voiture... cette visite...
LAJAUNAY.
Oh ! rien, rien, ma chère amie.
Bas.
Cette pauvre Claire, après huit mois d’absence, je crains l’effet de la surprise...
MADAME LAJAUNAY.
Vous dites...
LAJAUNAY, bas.
Silence !... Avez-vous là votre flacon ?
CLAIRE.
Eh, mais, monsieur Lajaunay, qu’avez-vous donc ?... Cet air d’embarras...
LAJAUNAY.
Moi, madame ! je suis bien aise de vous trouver ici. Qu’est-ce que vous me donneriez, si je vous faisais une belle surprise ?...
CLAIRE.
À moi ?...
LAJAUNAY.
Oui... par exemple...
À part.
J’y suis.
Haut.
Si je vous annonçais l’arrivée inattendue...
Claire.
CLAIRE, à part.
Je tremble !
LAJAUNAY.
L’arrivée de votre jeune nièce... vous savez... la fille de cette belle-sœur d’Allemagne, dont vous portez le deuil.
CLAIRE, l’observant avec inquiétude.
Ah !... on me l’envoie... Mais, si jeune... elle ne vient pas seule ?
MADAME LAJAUNAY.
Non, sans doute !...
LAJAUNAY.
Allons... il ne faut pas vous émouvoir...
Scène XI
CLAIRE, ALFRED, LAJAUNAY, MADAME LAJAUNAY
L’orchestre se fait entendre doucement jusqu’à la chute du rideau.
ALFRED, entrant gaiment.
Ah ! mesdames, je suis heureux d’arriver le premier, pour vous offrir la main...
À Claire qui est pâle, agitée.
Mais que vois-je ! Quelle émotion !...
Lajaunay lui fait des signes.
Scène XII
CLAIRE, ALFRED, LAJAUNAY, MADAME LAJAUNAY, SOUFFLOT, MONSIEUR D’ALBE, TOUTE LA SOCIÉTÉ
SOUFFLOT, accourant.
Le voilà !... c’est lui !... M. d’Albe !...
À Claire.
M. d’Albe !
CLAIRE.
Mon mari !...
Madame Lajaunay court à elle pour la soutenir. Alfred, qui s’est éloigné vivement, reste immobile de l’autre côté. M. d’Albe paraît à la porte du fond, au milieu de tout le monde, et il tend la main à Lajaunay qui va au-devant de lui...
ACTE II
Le Théâtre représente un salon très simple chez M. d’Albe.-Sur la droite un cabinet, garni d’un rideau vert comme la caisse d’un commerçant. À gauche, une porte qui conduit chez Claire ; la porte d’entrée au fond. À droite, une table, et tout ce qu’il faut pour écrire. À gauche un guéridon, chaises et fauteuils, etc.
Scène première
MONSIEUR D’ALBE, seul
Il parcourt des livres de comptabilité.
À merveille ! tous les comptes sont en règle. Partout un ordre, une exactitude !... grâce à sa surveillance... Si ce n’était ce qui m’entoure, et mon vieux drapeau que j’ai retrouvé, je m’apercevrais à peine d’une absence de huit mois. Qui croirait qu’une femme si jeune ?... oui, mais si bonne !... c’est elle qui m’a consolé d’une vie entière de malheurs. Enfant, j’avais perdu ma famille et mon patri moine... soldat, j’avais vu périr gloire, armée, espérance !... Forcé, à quarante ans, de laisser là l’épée pour devenir commerçant, manufacturier, que de peines ! que d’alternatives avant le succès !
Air du Passepartout.
Mais l’avenir s’offre enfin sans nuages ;
J’arrive au port, dans mes foyers je vois
Une fortune à l’abri des orages,
Et pour en jouir avec moi,
J’ai là quelqu’un, ce qui vaut mieux, je crois.
Comme l’amour, si prompt à nous séduire,
Quand on est seul la fortune souvent
À nos vœux ne saurait suffire :
On la double en la partageant.
Oui, de tout ce qui m’a été cher au monde, il ne me reste plus qu’elle, elle seule !
Scène II
MARGUERITE, MONSIEUR D’ALBE
MARGUERITE.
Me voici, Monsieur, me voici. J’ai donné vos instructions à tout le monde. Un grand dîner, une soirée... ça nous étourdit un peu... dam’ ! nous en avons perdu l’habitude... Pendant votre absence on voyait si peu de monde ici !
D’ALBE.
Ma femme est-elle réveillée ?
MARGUERITE.
Elle n’a pas encore sonné. Mais, soyez tranquille, le secret sera bien gardé : ils me l’ont tous promis.
À part.
Air de Partie et Revanche.
Que Madame sera surprise !
D’ALBE.
Gardez surtout qu’en cette occasion,
Votre air mystérieux n’en dise
Autant qu’une indiscrétion.
Surtout point d’indiscrétion.
MARGUERITE.
Rassurez-vous, Monsieur... Mieux que personne
Je sais tout voir... et par moi vos secrets,
Comme les miens sont gardés.
D’ALBE.
Oui, ma bonne,
Et c’est pour ça qu’ils ne le sont jamais !
MARGUERITE.
À présent, ce qui m’inquiète, ce sont les invitations... Comment prévenir assez tôt ?...
D’ALBE.
C’est fait, d’hier soir, à la campagne de Lajaunay, où j’ai été rejoindre Claire, malgré ma fatigue, tant j’étais impatient de l’embrasser. Oh ! ce n’est pas une soirée, une fête... on n’y pense guère en ce moment. C’est un dîner d’amis, voilà tout, et je compte sur les miens.
MARGUERITE.
Ils y seront tous, Monsieur. Il n’y a pas à Paris un négociant, un citoyen plus aimé, plus estimé que vous... vous êtes si bon !...
Mouvement de d’Albe.
Oh ! Monsieur, nous le savons, et les malheureux aussi.
D’ALBE.
Assez, assez, Marguerite, tu vas me faire rougir.
MARGUERITE.
Dam’ ! ça doit m’être permis, à moi, votre vieille Marguerite, qui vous doit tant ! c’est vous qui m’avez recueillie avec mes enfants, et voilà de ces choses qu’une mère n’oublie jamais ! c’est au point que... Madame, je l’ai vue naître, je l’ai élevée, et Dieu sait si je l’aime !... Eh bien ! il y a des moments où il me semble que je vous aime encore davantage.
D’ALBE.
Bonne Marguerite ! va, je reçois tes éloges avec plaisir. Tu es sincère, toi ; tu me grondes souvent.
MARGUERITE.
C’est vrai, Et tenez, pendant que j’y suis, j’ai bien envie, avec votre permission...
D’ALBE.
Tu as quelque reproche à me faire ?
MARGUERITE.
Mais, oui... Hier, en vous voyant, j’éprouvais une joie...
D’ALBE.
Je m’en suis aperçu.
MARGUERITE.
Mais vous l’avez troublée presqu’aussitôt... Vous avez fait du chagrin à Madame... J’ai vu des larmes dans ses yeux le soir même de votre arrivée, ça n’est pas bien... on attend un peu.
D’ALBE.
Oui, j’ai eu tort... un moment de vivacité...
MARGUERITE.
Vous avez quelquefois de ces moments-là...
D’ALBE.
Je n’en aurai plus, je te le promets... Laissons cela... Dis-moi, Marguerite, on doit apporter ce matin deux caisses d’étoffes, d’objets précieux... ce sont, en grande partie, des cadeaux pour ma femme... tu conçois, encore du mystère !... Tu feras déposer tout cela dans le pavillon du jardin... Claire n’y va jamais.
MARGUERITE.
Mais au contraire, Madame y va d’habitude.
D’ALBE.
Ah ! vraiment !
MARGUERITE.
Oui, c’est là qu’elle passe toutes ses soirées ; elle y a fait transporter un piano, des livres, de la musique...
D’ALBE.
C’est singulier, j’avais voulu le faire arranger pour elle, elle ne s’en souciait pas... Ah ! un caprice... elle est si jolie !... Mais c’est l’asile qu’elle préfère, tant mieux, cela sert mes projets. Donne-moi la clef du jardin.
MARGUERITE.
La clé de la petite porte ?
D’ALBE.
Qui ouvre sur la rue Saint-Lazare...
Montrant le cabinet.
Elle doit être là, dans ma caisse. Allons, dépêche-toi, ma bonne Marguerite.
MARGUERITE.
J’y vais, Monsieur, j’y vais.
Elle s’arrête. D’Albe la regarde.
Mon dieu ! que je suis aise de vous revoir !...
D’Albe lui tend la main.
Plus de moments de vivacité.
D’ALBE.
Non, sois tranquille.
Marguerite entre dans le cabinet.
Elle a raison, je suis souvent brusque, impatient, comme si j’avais encore mes épaulettes. Hier au soir, par exemple, ma femme... mais c’était sa faute. Son accueil n’a pas été aussi affectueux que je l’espérais. Je ne sais ; elle avait l’air incertain, préoccupé ; elle ne m’appelait que Monsieur... Au point qu’il a fallu me fâcher... Eh bien ! j’ai eu tort... Allons donc ! moi me montrer grondeur, ombrageux, ridicule...
Air du Vaudeville de l’Insouciant.
Vers la vieillesse à grands pas je m’avance ;
Sachons dompter mes mouvements jaloux,
Ma brusquerie et mon impatience...
De mes défauts, enfin, corrigeons-nous.
À mes bontés Claire oublierait, je gage,
Mes cinquante ans ; car, il faut y songer,
De mes défauts, le premier, c’est mon âge,
Et celui-là ne peut se corriger.
Marguerite sort du cabinet.
Eh bien, Marguerite ?
MARGUERITE.
Monsieur, je viens de visiter toutes les clés, mais celle de la petite porte du jardin, je ne la trouve pas.
D’ALBE.
Comment ! vous ne la trouvez pas ? c’est que vous cherchez mal... Voyons...
Il prend le trousseau de clés.
Non, elle n’y est pas.
Vivement.
Qu’est-ce que cela signifie ?
MARGUERITE.
Mais, dam’ ! ça signifie qu’elle manque.
D’ALBE.
Et où est-elle ? qui peut l’avoir prise ? pourquoi ?... Allons, quand vous resterez là !... Cherchez ! tâchez de vous rappeler...
MARGUERITE.
Mais, Monsieur, que voulez-vous ?
D’ALBE, s’échauffant de plus en plus.
Je veux, je veux qu’on ait du soin... Toute autre clé passe encore ; mais celle là !... On n’est pas en sûreté chez soi...
MARGUERITE.
Mais, Monsieur...
D’ALBE, s’emportant.
C’est une négligence impardonnable !
Scène III
MARGUERITE, CLAIRE, MONSIEUR D’ALBE
CLAIRE, entrant à gauche.
Quel bruit !... Qu’y a-t-il donc ?
D’ALBE, se contraignant.
Ah ! c’est vous, ma bonne amie, vous arrivez à propos ; je crois que j’allais me mettre en colère.
MARGUERITE.
Vous croyez ?
CLAIRE.
Et pourquoi donc ?
D’ALBE.
Il ne faut pas m’en vouloir, c’était pour vous... Quel danger vous auriez pu courir, vous qui passez vos soirées dans le pavillon du jardin !
CLAIRE, baissant les yeux.
Ah ! vous savez ?...
MARGUERITE.
Mais, Monsieur, elle n’est pas perdue, cette maudite clé.
CLAIRE, effrayée.
La clé du jardin ?
D’ALBE.
Vous avez beau dire, on ne la trouve pas... Il faut que quelqu’un l’ait dérobée.
CLAIRE, avec effort.
Dérobée ! Non, non, ne soupçonnez personne, c’est... c’est moi qui l’ai prise.
MARGUERITE.
Là, vous voyez bien...
D’ALBE.
Vous ? À la bonne heure, me voilà sans inquiétude, Marguerite, apporte-nous à déjeuner. Pardon, ma bonne, pardon de ma vivacité.
MARGUERITE.
Ah ! Monsieur, encore une !...
Elle sort par le fond.
D’ALBE.
Je t’ai donné là un triste bonjour, ma Claire ?
CLAIRE.
Ah ! je n’ai pas le droit de me plaindre.
D’ALBE.
Si fait, si fait... La manière dont vous me le dites... vous m’en voulez un peu... Mais si je répare mes torts bientôt... dans la journée... Ah ! j’oubliais... cette clé, ma chère amie, j’en ai besoin... Donnez-la-moi.
CLAIRE.
Cette clé ?... oui, oui.
D’ALBE.
La clé du jardin, où est-elle ?
CLAIRE.
Monsieur, je ne sais... Dernièrement des dames... Madame Lajaunay, je l’ai reconduite, et cette clé...
D’ALBE.
Mon dieu ! quel trouble !...
CLAIRE.
Moi ?... Oh ! non... je verrai... je chercherai...
D’ALBE.
Elle est égarée peut-être ? Et vous voilà toute tremblante !... Ah ! Claire, combien j’ai honte de mes emportements ; mais je les vaincrai ; je le dois, je le veux... et tout me sera possible plutôt que de vous voir encore en ma présence un seul moment de chagrin ou d’effroi.
À Marguerite qui pose un plateau sur le guéridon.
Marguerite, vous ferez changer cette serrure.
CLAIRE, très vivement.
Oui, aujourd’hui... ce matin même...
MARGUERITE, bas à M. d’Albe.
Ou demain, parce que les apprêts...
D’ALBE lui fait signe de se taire et dit à Claire.
Mettons-nous à table...
À Marguerite.
Ah ! encore un mot... Dites à Joseph d’aller prévenir M. de Surgy que je l’attends dan la matinée, que j’ai à lui parler, à lui parler d’une affaire importante.
Mouvement de Claire.
MARGUERITE.
Tout de suite, Monsieur. À présent il n’habite plus le faubourg Saint-Germain... il est venu se loger près d’ici, dans le quartier des banquiers.
D’ALBE.
C’est bien.
Scène IV
CLAIRE, MONSIEUR D’ALBE
CLAIRE, à part.
Alfred !
D’ALBE, observant Claire.
Air : T’en souviens-tu ?
Elle paraît inquiète et pensive.
CLAIRE, à part.
Alfred ! grand dieu ! que peut-il lui vouloir ?
D’ALBE, s’approchant.
Auprès de moi, d’où vient qu’elle est craintive ?
CLAIRE, à part.
Est-ce un soupçon qu’il a pu concevoir ?...
D’ALBE, avec tendresse.
Ma chère, allons, quel trouble vous agite ?...
Pardonnez-moi, j’avais tort, j’en conviens...
CLAIRE, à part.
C’est son pardon, hélas ! qu’il sollicite,
Quand je voudrais lui demander le mien !
Pendant ces deux vers, d’Albe s’assied près du guéridon.
D’ALBE.
Eh bien ! Claire, vous ne vous mettez pas à table ? Vous ne venez pas, comme autrefois préparer le thé ?... Est-ce que vous avez oublié toutes ces habitudes de ménage qui m’étaient si douces ? Ah ! ne cherchez pas à me faire sentir qu’elles ont été trop longtemps interrompues... je les ai si souvent regrettées !... et toi ?
CLAIRE, s’asseyant.
Moi, Monsieur ?
D’ALBE.
Monsieur !... encore ?... ce n’est pas bien.
CLAIRE.
Pardon... mon ami.
D’ALBE.
À la bonne heure ! Mon dieu ! que je suis bien là, en face de vous ! Que de fois, dans l’absence, j’ai pensé au moment où nous nous retrouverions ainsi !... Et jamais sans que les larmes m’en vinssent aux yeux d’espérance et de joie. On n’est bien, on n’existe que dans son ménage.
CLAIRE.
Oui, vous avez raison.
D’ALBE.
De quel air tu me dis cela... Tiens, c’est un bonheur que tu ne sens pas comme moi.
CLAIRE.
Mais je vous assure...
D’ALBE.
Je t’assure que non ; et je sais bien pourquoi... Oh ! je ne suis pas injuste... je conviens qu’une femme de ton âge ne peut attacher la même importance à ces plaisirs, un peu monotones, qu’on goûte chez soi.
Il lui prend la main ; elle la retire vivement ; il se rapproche en souriant.
Oh ! vous n’en méritez pas moins ma confiance, et je vais vous en donner la plus grande preuve.
CLAIRE.
À moi ?
D’ALBE.
Je vous l’avoue, ce que j’ai résolu aujourd’hui, il y a huit mois, je ne l’aurais pas osé... Je me disais : son cœur est bon, toutes ses pensées sont pures ; mais cette imagination, si calme dans l’indifférence, un rien suffirait pour l’exalter. Que de dangers, si elle ne trouvait pas toujours près d’elle un guide, un protecteur, un appui !...
CLAIRE.
Vous disiez cela ?
D’ALBE.
Sans doute !
CLAIRE.
Et vous avez pu me quitter ainsi, me laisser seule ?...
D’ALBE.
Des reproches ?... Eh bien ! je ne les mérite pas... Une sœur mourante m’appelait près d’elle... Pouvais-je me dispenser de partir ?
CLAIRE, se levant.
Il fallait m’emmener.
D’ALBE, se levant.
Pourquoi ? À présent, au contraire, je suis tenté de me féliciter d’une année d’épreuves, qui m’apprend à te mieux connaître. La retraite où tu vivais, l’ordre que je retrouve dans mes affaires... Je croyais n’avoir qu’une femme aimable et jolie, et je vois que j’ai encore une maîtresse de maison, simple, active, économe, une excellente mère de famille enfin. Ma pauvre nièce, ma petite Jenny, c’est à toi que je la confie... elle n’a plus de mère... je ne suis qu’un soldat ; ce n’est pas moi qui l’élèverai...
Air de la Sentinelle.
À cet enfant ouvre aujourd’hui tes bras.
Qu’elle retrouve en toi sa pauvre mère.
C’est un dépôt qu’au monde tu rendras...
Sois son appui, son guide tutélaire !
Ce monde est plein de pièges imprévus
Qui me faisaient trembler pour elle ;
Grâce à toi, je ne les crains plus...
Oui, le digne prix des vertus,
C’est d’en être un jour le modèle.
UN DOMESTIQUE, annonçant par le fond.
Monsieur Alfred de Surgy.
M. d’Albe va à sa rencontre ; Claire va s’asseoir à gauche.
Scène V
ALFRED, D’ALBE, CLAIRE D’ALBE
ALFRED, à M. d’Albe.
Vous m’avez fait demander, Monsieur ; je me rends à vos ordres...
À Claire.
Madame...
Il la salue. Claire est assise de manière à lui tourner le dos ; elle incline légèrement la tête, et prend sa broderie sans le regarder.
D’ALBE.
Pardon, mon cher Surgy, de vous avoir dérangé. Que voulez-vous ? c’est le privilège de mon âge.
ALFRED.
Comment donc, Monsieur, c’est un honneur...
D’ALBE.
Hein ?... Un plaisir, à la bonne heure.
ALFRED.
Monsieur...
D’ALBE.
Monsieur ! Monsieur !... Allez-vous aussi prendre avec moi ce ton froid et cérémonieux que je reprochais à ma femme.
CLAIRE, s’efforçant de sourire.
À moi ?
D’ALBE.
En vérité, vous me feriez croire que je n’ai plus d’amis, et que mon absence...
ALFRED, vivement, d’un air enjoué.
Comment donc ? Je suis toujours le même, je vous assure ; et je serais désolé de vous donner des idées...
D’ALBE.
Eh bien ! c’est cela... je vous retrouve. N’ai-je plus les mêmes titres à votre confiance ? est-ce que vous n’avez plus cette gaieté que nous aimions eu vous ?
ALFRED, de même.
Si fait, si fait... je suis très gai.
À part.
Ah ! quel supplice !
D’ALBE.
Oh ! je sais que vous êtes toujours un peu étourdi, un peu léger, mais non pas en amitié... Vous gardez cela pour vos amours.
ALFRED, avec inquiétude.
Mais... je ne comprends pas...
D’ALBE, souriant.
Parbleu ! vous allez faire croire à votre constance... Oh ! quand vous prendrez votre air inquiet...
ALFRED, affectant une grande gaieté.
Moi ! pas du tout, je vous assure... je vois que vous voulez plaisanter, et moi-même...
D’ALBE, toujours gaiement.
Comme si je n’avais rien appris pendant mon voyage...
CLAIRE, à part.
Grand dieu !
ALFRED.
Monsieur, Monsieur, je ne sais ce que vous voulez dire...
D’ALBE.
Air du Baiser au Porteur.
Eh mais, d’où vient ce trouble extrême ?
ALFRED.
Qui, moi, troublé !... Vous vous trompez, je crois...
D’ALBE.
Dans vos amours n’êtes-vous plus le même ?
ALFRED.
Il se pourrait...
CLAIRE, à part.
Je meurs d’effroi.
ALFRED.
Un cœur à des chaines rebelle,
Par le bonheur n’était pas éprouvé,
Pour le chercher, il était infidèle ;
Regardant Claire à la dérobée.
Il ne l’est plus sitôt qu’il l’a trouvé !...
D’ALBE.
Je crois comprendre... un amour raisonnable... tant mieux... c’est justement pour cela que je vous ai fait appeler. En revenant de Hambourg, j’ai passé dernièrement à Metz, où vous avez été élevé, je me suis arrêté dans votre famille, chez les amis de votre mère, et j’ai même vu la fille de l’un d’eux, du général Delmare... ah ! une jeune demoiselle charmante, sans flatterie.
Mouvement de Claire.
ALFRED, à part.
Ciel !...
Haut et troublé.
Monsieur, nous reparlerons de cela plus tard... ailleurs... Ces affaires de famille... devant madame...
D’ALBE.
Pourquoi donc ?... Claire ne sera pas indifférente à la nouvelle de votre futur établissement... N’est-il pas vrai, ma bonne amie ?
CLAIRE.
Ah !... monsieur va se marier ?
ALFRED, vivement avec trouble.
Moi, madame... je ne crois pas... C’est-à-dire, il n’y a rien de décidé...
D’ALBE.
Oh ! permettez... On m’a fait lire votre dernière lettre... Vous demandez du temps, des délais... Du reste, de grandes protestations d’attachement pour la famille, de fidélité à la jeune personne... Elle y croit... Vous n’avez pas voulu la tromper ?... oh ! non...
LAJAUNAY, dans la coulisse.
Non, non, s’il est en affaires, je reviendrai plus tard.
D’ALBE.
C’est Lajaunay... il s’en va... Quel enfantillage !... Mon ami, mon ami...
Il sort vivement.
ALFRED, à Claire, très bas.
Un instant d’entretien !...
CLAIRE, se levant, et laissant tomber sa broderie.
Jamais !...
ALFRED.
Pour me justifier...
CLAIRE.
Vous me perdez, monsieur...
Scène VI
ALFRED, MONSIEUR D’ALBE, LAJAUNAY, CLAIRE
LAJAUNAY.
Non, si tu es en affaires...
D’ALBE.
Entre donc, te dis-je... tu ne peux jamais être de trop chez nous...
LAJAUNAY, entrant.
Mon Dieu ! madame, je suis bien indiscret... de si bon matin...
D’ALBE.
Prends donc garde ; tu marches sur la broderie de ma femme.
LAJAUNAY.
Ah ! madame, pardon... j’ai la tête si préoccupée de mes chagrins d’hier... vous savez...
Il se retourne et aperçoit Alfred. À part.
Allons, le voilà... je le trouverai partout !
D’ALBE.
Quoi donc ?... Quels chagrins ?...
LAJAUNAY.
Oh ! rien... une bagatelle... un détail de ménage.
D’ALBE.
En ce cas, je ne me gênerai pas, pour reprendre mon entretien avec Surgy... Aussi bien, ça ne doit pas être un secret pour toi ! J’étais chargé de t’en parler, par un de nos anciens camarades d’études... un de nos amis de Metz, le général Delmaze, le futur beau-père d’Alfred.
LAJAUNAY, très vivement.
Comment ! comment ! il se marie, M. Alfred.
Allant à la droite d’Alfred.
Air : J’en guette un petit de mon âge.
Je prends, jeune homme, une part bien sincère,
A vos projets... Mariez vous !... Je veux
Presser aussi cet hymen salutaire...
C’est le plus doux, le plus cher de mes vœux...
Mais que surtout votre union soit prompte.
D’ALBE.
Quel intérêt ! qu’il est bon !
LAJAUNAY.
J’en conviens,
C’est son bonheur qu’on veut faire, et j’y tiens,
Comme si c’était pour mon compte.
Ça se fera-t-il bientôt ?
D’ALBE.
Je l’espère... mais il cherche à prolonger encore quel que temps son séjour à Paris.
LAJAUNAY.
Pas possible ?
ALFRED.
Monsieur, je vous le répète, des affaires, des intérêts particuliers...
D’ALBE.
Allons, allons, c’est tout au plus ce qu’on peut dire à un beau-père... mais à nous, à des amis... Et d’ailleurs le général lui-même, croyez-vous qu’il en soit la dupe ? Du tout... Vous êtes jeune, Alfred, et la discrétion n’est pas la vertu favorite de votre âge... Vous avez à Metz des correspondances moins graves que le général, et il paraît que dans quelques lettres vous avez laissé échapper...
CLAIRE, à part.
Qu’entends-je ?
LAJAUNAY, à part.
Je frissonne.
Haut.
Et le nom de la dame ?... Est-ce qu’on saurait ?...
ALFRED.
Non, non, ne le croyez pas... moi ! trahir celle que j’aime !... l’exposer !...
D’ALBE.
Ah ! vous avouez donc ?...
LAJAUNAY, à part.
Il avoue !...
D’ALBE.
Écoutez-moi, Alfred ! votre père et moi, nous avons été quinze ans compagnons d’armes... Deux fois nous nous sommes dû la vie l’un à l’autre ! Il est mort dans mes bras, sur un champ de bataille, en vous recommandant à notre amitié. Aussi je vous regarde comme un fils...
Lui tendant la main.
ALFRED, avec embarras.
Monsieur...
Il laisse aller sa main, Claire jette sur eux un regard à la dérobée.
LAJAUNAY, à part.
C’est cela, un ton paternel ?
D’ALBE.
Mon ami, il est des choses que je ne dois pas approfondir, que je veux même ignorer. Si vous êtes tombé dans quelques unes de ces faiblesses, qu’à vingt ans on appelle encore le bonheur, je crois, je suis certain même qu’elles ne coûtent rien du moins à votre honneur, et à votre délicatesse. Mais ce n’est pas assez... Croyez-moi, croyez en mon expérience, il n’y a de satisfaction réelle, de plaisirs vrais, que près d’une compagne dont la confiance est un abri, une consolation assurée contre tous les chagrins. Pour moi, je le sens, et, s’il fallait jamais y renoncer. ah ! j’en suis sûr... je n’y survivrais pas...
ALFRED.
Monsieur...
CLAIRE, se levant.
Que dit-il ?
LAJAUNAY, à part.
Il n’y survivrait pas ! Ni moi non plus.
À Alfred.
Allons, Monsieur, cédez au langage de la raison, de la vérité, et de la saine morale ; sacrifiez votre passion, si vous en avez une... et il paraît que vous en avez une ; sacrifiez-là à votre avenir, à la satisfaction de vos amis et de vos connaissances ; je dirai plus encore, au repos de la femme égarée...
ALFRED.
Ah ! ça, Monsieur, finirez-vous cette plaisanterie ?
D’ALBE.
Tu vas trop loin.
LAJAUNAY.
Du tout, du tout... Oui, jeune homme, nous ne vous quitterons pas que nous n’ayons obtenu de vous une promesse, une parole solennelle, et que vous n’ayez même fixé le jour de votre mariage, ou du moins de votre départ, car c’est là l’essentiel.
Passant près de d’Albe.
Mon ami, viens à mon secours ; de l’éloquence et de l’esprit... Tu es heureux, toi, tu en as.
Passant près de Claire.
Et vous, madame d’Albe, vous qui soyez ce que je pense de Mon sieur, joignez-vous à moi, à votre mari, pour exiger...
CLAIRE.
Ah ! de grâce... c’est de moi, sans doute, moins que de tout autre, que Monsieur s’attend à recevoir des conseils sur un sujet semblable !... Mais j’aurais une prière à lui adresser... Des engagements sacrés, un mariage convenu, vont, je pense, hâter son départ... S’il en était autrement, s’il était retenu par des motifs que je condamne au fond du cœur, le recevoir chez moi, ce serait approuver sa conduite... Aussi j’espère que, désormais, il jugera lui-même à propos de m’épargner l’embarras de lui faire les honneurs de cette maison, et voudra bien s’en tenir aux visites qu’il croira devoir à l’ancien ami de son père.
Elle fait une révérence, et rentre chez elle.
D’ALBE, la suivant des yeux, avec surprise.
C’est singulier...
Scène VII
ALFRED, MONSIEUR D’ALBE, LAJAUNAY
LAJAUNAY.
Très bien ! très bien !... À la bonne heure ! voilà une femme !
ALFRED, avec émotion.
Monsieur, j’ai dû tout entendre et me taire... Permettez-moi de me retirer...
D’ALBE.
Allons, il ne faut pas vous piquer, parce que ma femme a pris au sérieux les interprétations maladroites de Lajaunay.
LAJAUNAY.
Comment ! comment ! maladroites ?
D’ALBE.
Assurément... Alfred... cette agitation !...
ALFRED.
Moi, agité ? mais non...
Se reprenant.
Au surplus... c’est possible ; un peu de trouble, peut-être... Après ces attaques, ces reproches... je suis coupable... mais seul ! et quels que soient mes torts, je n’ai pas tous ceux dont on me soupçonne... Oui, je me justifierai, il le faut, je le dois... et ensuite, tous les sacrifices, oui, tous... je les ferai, j’en aurai le courage... dussé-je mourir de désespoir.
LAJAUNAY.
Est-il exalté !
D’ALBE.
Air : La voix de la Patrie. (de Wallace.)
Quel trouble involontaire
Égare votre esprit ?
En moi voyez un père.
ALFRED.
Monsieur, qu’avez-vous dit ?
Votre indulgence... elle m’accable...
D’ALBE.
Remettez-vous !...
ALFRED.
Non... laissez-moi ;
Oui, je le sens... je fus coupable !
À part.
Mais, Claire. Ah ! jamais envers toi...
Ensemble.
M’exiler loin de Claire,
Est un devoir sacré...
Mais avec sa colère !...
Non, je la reverrai !
D’ALBE.
Quel trouble involontaire
De lui s’est emparé !...
Quel est donc ce mystère ?
Je le pénétrerai.
LAJAUNAY.
Son trouble involontaire
M’a vraiment pénétré ;
Et, malgré ma colère,
J’en ai presque pleuré.
Alfred sort dans le plus grand trouble. D’Albe reste immobile.
Scène VIII
D’ALBE, LAJAUNAY
LAJAUNAY, à part.
Quelles passions elle fait pourtant, ma malheureuse femme !
D’ALBE, plongé dans ses réflexions, à part.
Sa confusion devant moi, ce trouble... l’émotion de Claire !... Aurait-il, au mépris de mon amitié ?... Ah ! je ne puis croire...
LAJAUNAY.
Mon ami, tu as bien fait de le laisser partir avant que les choses fussent poussées jusqu’à un éclat qui pouvait avoir les conséquences les plus sinistres.
D’ALBE.
Encore ? finiras-tu ?... Je ne puis souffrir que tu portes à ce point l’exagération dans une affaire qui, après tout, ne te regarde pas.
LAJAUNAY, à part.
Qui ne me regarde pas !... Il en parle bien à son aise.
Haut.
Mon ami, les femmes sont légères ; elles sont bien légères, les femmes !
D’ALBE.
Hein ?...
À part.
Est-ce que par hasard ses soupçons ?...
LAJAUNAY, à part.
Vous verrez qu’il se doute de ce qui m’arrive ; comme c’est agréable !
D’ALBE, à part.
En effet, tout à l’heure ses instances auprès d’Alfred, ses reproches énigmatiques...
À Lajaunay.
Mon ami...
LAJAUNAY.
Mon cher ami...
D’ALBE.
N’as-tu rien à me dire sur tout ce qui s’est passé ici, pendant mon voyage ?
LAJAUNAY.
Si fait... peut-être...
D’ALBE.
Et pourquoi, entre nous, le moindre détour ? Pourquoi hésiter à nous ouvrir franchement l’un à l’autre ?
LAJAUNAY.
Dans le fait, il est sûr que la franchise...
À part.
Et pourtant il y a des choses...
D’ALBE.
Tu n’es pas sans avoir formé quelques conjectures sur le secret de ce jeune insensé ?
LAJAUNAY, à part.
Nous y voilà... il se doute...
Haut.
Et si ce n’étaient pas des conjectures ?
D’ALBE.
Comment ?
LAJAUNAY.
Si c’étaient des preuves ?
D’ALBE.
Il se pourrait ?... Oui, de ses torts à lui... je veux le croire.
LAJAUNAY.
Mais elle !... Ah ! mon ami.
D’ALBE.
Elle !... c’est impossible !
LAJAUNAY.
Ça te plaît à dire.
D’ALBE.
Lajaunay, je t’en prie...
LAJAUNAY.
Eh bien ! apprends donc le plus grand secret... aussi bien tu le saurais de tout le monde... Car voilà ce qui me tue... c’est le ridicule... je ne puis m’accoutumer à être ridicule... C’est plus fort que moi... Et pourtant, je parie que je le suis... Ainsi, mon ami, conseille-moi : faut-il me battre ? S’il le faut, je me battrai.
D’ALBE.
Qu’entends-je ! ce serait ta femme ?
LAJAUNAY.
Oui, mon ami ; je n’en suis pas sûr, malheureusement... car alors tu conçois, tout serait fini... Mais n’importe ! elle ne m’en expose pas moins, par sa légèreté, à être montré au doigt, ou bien à aller risquer mes jours contre un jeune écervelé, capable de me tuer par étourderie. C’est égal... tu seras mon témoin, n’est-ce pas ? j’aime mieux te choisir que tout autre ; c’est une marque d’estime ; et puis tu es un homme sage, un homme prudent... et au moins, quand nous serons sur le terrain... Enfin, je compte sur ton amitié... On saura que j’ai satisfait à l’honneur.
D’ALBE.
Un éclat ! du scandale !... Et quelles preuves as-tu ?
LAJAUNAY.
Je n’en ai pas... Dieu ! si j’en avais ?... Tiens, mon ami, mets-toi à ma place ; que ferais-tu ?
D’ALBE.
Ce que je ferais ?... ne me parles pas de cela... Tout à l’heure, une idée, qui m’a traversé l’esprit... Ah ! je sens tout ce que tu dois souffrir. Mais, crois-moi, il faut y regarder plus d’une fois, avant d’admettre un doute qui doit flétrir, empoisonner tous les instants de la vie. Je t’admire ; tout ce que tu crains, c’est le ridicule, comme si on n’était pas toujours à même de le faire disparaître avec du sang. Mais le charme de l’intimité détruit, la confiance perdue, un froid mépris, une haine mal déguisée, succédant à l’amour, à l’estime ; voilà le vrai malheur, celui qui est affreux, irréparable, qui ne laisse pas de choix entre deux partis. Oui, une fois convaincu, on n’a plus à délibérer.
Air de Téniers.
Mais jusque là soupçonner ce qu’on aime,
À l’accuser mettre tout son esprit,
Hélas ! crois-moi, c’est s’avilir soi-même,
Bien plus encor que celle qu’on flétrit.
Que dans nos cœurs, à nos femmes fidèles,
De vains soupçons ne soient pas écoutés.
Il faut savoir nous respecter en elles,
Si nous voulons en être respectés.
LAJAUNAY.
Eh bien ! mon ami ; allons, tu me décides : je me respecterai ; nous verrons l’effet que ça produira sur madame Lajaunay. En attendant, je te remercie toujours... Ah ! ce n’est pas tout, j’oubliais le motif de ma visite ; un service à te demander.
D’ALBE.
Lequel ?
LAJAUNAY.
Il se présente pour moi la plus brillante spéculation... car il faut bien songer à augmenter sa prospérité au dehors, ne fût-ce que pour oublier qu’on n’en est pas plus heureux chez soi... Tu crois donc qu’il ira se marier à Metz ?
D’ALBE.
Eh ! sans doute... Mais tu me parlais...
LAJAUNAY.
Ah ! oui, de mes forêts, de mes usines... Une acquisition superbe ! Il faut que je fasse le premier paiement... une cinquantaine de mille francs... j’en ai la moitié...
D’ALBE.
Bien ! c’est vingt-cinq mille francs qui te manquent... Quand les veux-tu ?
LAJAUNAY.
Oh ! je ne suis pas pressé... Aujourd’hui, si tu veux.
D’ALBE.
Aujourd’hui, soit.
LAJAUNAY.
À la bonne heure ; alors j’y compte. Je vais t’envoyer mon caissier, avec mon billet.
D’ALBE.
C’est bon, c’est bon.
LAJAUNAY.
Si fait, si fait... Allons, me voilà tranquille... Parce que d’un côté, tu m’assures que ma femme... De l’autre, une bonne opération que je vais faire... Ainsi, à tantôt.
Il va pour sortir.
Scène IX
SOUFFLOT, LAJAUNAY, D’ALBE
SOUFFLOT, qui s’est arrêté un instant dans le fond.
Pardon, vous êtes en affaires... Je n’ai pas voulu qu’on m’annonçât, de peur de déranger...
LAJAUNAY.
Du tout, du tout, je m’en allais.
SOUFFLOT.
Ah ! vous sortez quand j’arrive ; ce n’est pas bien... Et tenez, j’allais passer chez vous.
LAJAUNAY.
Chez moi ?
SOUFFLOT.
Eh ! oui ; il m’est revenu que vous étiez... je crois... en difficulté d’argent... avec M. de Barmont ?
LAJAUNAY.
Tiens ! d’où le savez-vous ?
SOUFFLOT.
C’est donc vrai ?... Je l’ai entendu dire.
LAJAUNAY, bas à d’Albe.
Je n’en ai parlé qu’à toi. Il devine tout.
SOUFFLOT.
Sur-le-champ, ce matin, j’ai couru chez mon notaire, pour lui retirer une centaine de mille francs qu’il avait à moi, et vous les offrir.
LAJAUNAY.
Vous ! un pareil dévouement !...
Bas à d’Albe.
Je n’au rais jamais cru cela de lui.
SOUFFLOT.
Malheureusement, un coup de foudre... Le maladroit venait de me les placer à huit pour cent, première hypothèque... Ah ! c’est désolant, des contrariétés comme ça.
D’ALBE, bas à Lajaunay.
Vois-tu ?
SOUFFLOT.
Mais il m’est venu une idée qui pourra vous servir... Comme je sortais de l’étude, Alfred entrait...
Regardant d’Albe.
Alfred de Surgy, vous savez ?... Il venait retirer une somme assez forte... Et j’ai pensé que, dans votre position respective, il ne pouvait vous refuser...
LAJAUNAY.
Plaît-il, Monsieur ?... Qu’est-ce que cela veut dire ?
SOUFFLOT.
Est-ce qu’il n’est pas de vos amis intimes ? de ceux de Madame ?... admis chez vous, accueilli par elle ?
LAJAUNAY, bas à d’Albe.
Comprends-tu ? Voilà ce qui me fait mal... Il y a deux mois qu’il fait rire à mes dépens... Ah ! si tu ne m’avais pas conseillé de me respecter...
D’ALBE, bas à Lajaunay.
Allons donc avec un pareil homme ?
SOUFFLOT.
Eh bien ! vous sourit-elle, mon idée ?
LAJAUNAY.
Du tout, Monsieur, je n’ai pas besoin d’argent ; je n’en emprunte pas... Et d’ailleurs, je ne mêle jamais ma femme dans mes arrangements.
SOUFFLOT.
Oui, et réciproquement...
LAJAUNAY.
Qu’est-ce à dire ?
SOUFFLOT.
Vous avez raison ; un mari doit être le maître chez lui,
Avec intention.
avoir toutes les clés, et surtout prendre bien garde de les perdre.
D’ALBE.
Hein ?
LAJAUNAY, bas à d’Albe.
Allons... qu’est-ce qu’il parle de clés, à présent ?
D’ALBE, bas.
Est-ce qu’il faut faire attention ?...
LAJAUNAY.
C’est juste, c’est juste, je ne ferai pas attention.
À part.
Je m’en vais rentrer chez moi, et visiter toutes les serrures.
Haut.
Adieu, mon ami ; adieu, monsieur Soufflot...
À part, en sortant.
Diable d’homme, va... Quelle clé ça peut-il être ?
Scène X
SOUFFLOT, D’ALBE
SOUFFLOT, le suivant.
Eh bien ! quoi donc ? qu’est-ce que ça signifie ?
D’ALBE, sèchement.
Monsieur Soufflot !
SOUFFLOT.
Monsieur d’Albe !
D’ALBE.
Comme parent du tuteur de ma femme, vous êtes venu chez moi, et c’est là que vous avez connu Lajaunay... C’est mon ami, un ami de collège... Qu’il ait quelques manies, de légers travers, soit... mais c’est un homme solide, sûr, et incapable de la moindre méchanceté ; on n’en peut pas dire autant de tout le monde. Quant à sa femme, je crois l’avoir bien jugée, et j’ai la plus haute es time pour son caractère et sa conduite. Je ne puis donc apprendre, sans en être blessé, des insinuations qui portent une égale atteinte à son repos, et à l’honneur de mon ami. Si de pareilles calomnies se propagent, Monsieur, vous ne remettrez plus les pieds chez moi... Du reste vous êtes le maître de parler sur mon compte, tout comme vous l’entendrez ; je n’ai pas la faiblesse de vous craindre.
SOUFFLOT.
Comment, Monsieur ? Qu’est-ce que c’est que cette sortie-là ?
Air du Parnasse des Dames.
C’est presque me mettre à la porte ;
Nulle part encore on n’osa
Agir envers moi de la sorte.
D’ALBE.
Peut-être la mode en viendra.
SOUFFLOT.
Mais, Monsieur, le fait est notoire,
Sur vous je n’ai jamais dit rien.
D’ALBE.
Ah ! vous me flattez... Je vais croire
Qu’on n’en peut dire que du bien.
SOUFFLOT.
J’entends... Parce que je suis ouvert, expansif, que j’ai la bouche facile, vous ne regardez comme un méchant... si je l’étais, j’avais une belle occasion tout à l’heure.
D’ALBE.
Quelque nouvelle médisance ?
SOUFFLOT.
Non, non, des preuves positives ; jugez-en... Hier, un peu avant votre départ, madame Lajaunay avait quitté le grand salon avec quelques-unes de ses amies, entr’autres madame d’Albe...
D’ALBE, sévèrement.
Ne mêlez pas ma femme à tout cela, je vous prie.
SOUFFLOT.
Pas le moins du monde... Les maris étaient au jeu. Lajaunay gagnait, il gagnait beaucoup ; mais Alfred, qui avait parie contre lui, gagnait bien davantage... Il n’était plus dans le salon, depuis quelques minutes... Moi, je m’esquive, pour prendre l’air, Les médecins m’ordonnent d’aller souvent prendre l’air. Je monte au premier...
D’ALBE.
Oui, pour prendre l’air.
SOUFFLOT.
Ah ! si vous me chicanez sur les détails... Enfin, je traversais un corridor sombre, lorsqu’un léger chuchotement... J’aperçois dans les ténèbres deux personnes qui avaient ensemble un entretien fort animé... Je n’ai pas pu distinguer leurs traits... C’est tout simple... À peine même si les paroles venaient jusqu’à moi... surtout celles de la dame, qui parlait tout bas, et d’une voix tremblante... Pauvre petite femme !... « Il le faut, je le veux, rendez la moi... Si mon mari... »
D’ALBE.
Et c’était bien madame Lajaunay ?
SOUFFLOT.
Le moyen d’en douter ?... Pour le jeune homme, c’est différent ; il a eu quelques éclats de passion, qui m’ont fait reconnaître Alfred. « Vous l’exigez... Eh bien ! c’en est fait... la voici... Je n’ai plus qu’à mourir. » D’abord ils meurent tous, les amants ; c’est si commode : on meurt en amour comme on chante au théâtre, quand on ne sait plus que dire. Pour moi, trop délicat pour surprendre un secret, trop sensible pour interrompre un tête à tête, j’allais me retirer, lorsqu’au mouvement que j’ai fait, les deux amants se sont braquement séparés... et j’ai entendu à terre le son d’une clé qui tombait.
D’ALBE, vivement.
D’une clé ?
SOUFFLOT.
Oui, un passe-partout que j’ai ramassé ensuite... J’espère que ce n’est pas équivoque.
D’ALBE, très agité.
Une clé ! dites-vous ?... J’ai peine à croire, à comprendre même... Mais cette clé, monsieur Soufflot, je vous prie de me la remettre.
SOUFFLOT.
Eh bien ! eh bien ! quelle agitation !... Monsieur d’Albe, qu’avez-vous ?
D’ALBE.
Rien, rien ; donnez la moi... Pas un mot de plus ; choisissez cette clé à l’instant même, ou bien, votre heure, votre arme ?
SOUFFLOT.
Allons donc, monsieur d’Albe.
D’ALBE, lui saisissant le bras.
Pas de bruit... Cette clé !
SOUFFLOT.
Aie ! aie ! doucement... Que diable ! je ne l’ai plus... Au bout du corridor, Alfred, qui m’attendait, me l’a redemandée d’une manière aussi aimable que vous ; je lui ai répondu comme il le méritait, et je la lui ai remise, parce que je ne me soucie pas de me faire couper la gorge pour des folies qui ne me regardent pas... Je ne me mêle jamais des affaires des autres.
Se frottant le bras.
Qu’est-ce que c’est que ça, donc ?
D’ALBE.
Vous ne l’avez plus ?
SOUFFLOT.
Non, non, parole d’honneur.
D’ALBE.
Je vous crois, mais si vous me trompiez !... Soufflot, que ceci reste entre nous ; que personne ne soit compromis... qu’on ne sache pas un mot de cette aventure, pas un seul mot ; car alors vous auriez ma vie, ou j’aurais la vôtre.
Il se jette dans un fauteuil.
Une clé !...
SOUFFLOT, à part.
Par exemple, je vous demande un peu quel intérêt... Est-ce que lui aussi ?... Madame Lajaunay... C’est cela... une passion... Il faut que leur amitié ait un motif... Je ne crois pas aux amitiés de collège, moi.
Haut.
Monsieur d’Albe, je pourrais me fâcher, je le devrais ; je ne me fâcherai pas.
D’ALBE.
Air : Je saurai bien la faire marcher droit.
Que dites-vous ?
SOUFFLOT.
Vous devez le savoir,
Il faut qu’à moi l’on se confie.
Oui, c’est un tort, n’importe je l’oublie ;
Comme un ami, je reviendrai ce soir.
À part.
C’est un rival, d’Alfred, je suis au fait.
Faisons valoir ce que je viens d’entendre,
Car, s’il est doux de savoir un secret,
Le bonheur, c’est de le répandre.
Haut.
Adieu, mon cher, vous devez le savoir.
D’ALBE, à part.
Quel trouble affreux vient ici m’émouvoir ?
Eh quoi ! ma femme, mon amie !
J’aurais perdu le bonheur de ma vie,
À tous les yeux cachons mon désespoir.
Scène XI
D’ALBE, seul
Il suit Soufflot des yeux.
Comment ! est-ce qu’il oserait ?... Oh ! non, non... La soupçonner ! c’est impossible... Et pourtant oui... moi !... moi-même !...
Il cache sa tête dans ses mains.
Scène XII
MARGUERITE, D’ALBE
MARGUERITE.
Monsieur, Monsieur, tout est prêt, et quand la société arrivera...
D’ALBE, se levant.
Marguerite ! c’est vous ? Approchez.
MARGUERITE.
Ô ciel ! qu’avez-vous donc ? Vous voilà tout pâle... Monsieur Soufflot a raison, vous n’êtes pas bien.
D’ALBE.
Soufflot ?
MARGUERITE.
Il est entré chez Madame, pour l’en prévenir.
D’ALBE.
Dites-moi ; tout à l’heure, vous avez vu sortir M. de Surgy ?
MARGUERITE.
Oui, Monsieur, et il paraissait même bien triste ; c’est peut-être ce qui aura fait de la peine à Monsieur ? Vous êtes si bon, surtout pour ce jeune homme que vous aimez comme un fils... Il paraît que Madame est fâchée contre lui ?
D’ALBE.
D’où le savez-vous ?
MARGUERITE.
Ah ! voilà... C’est qu’il est venu à moi, avec un air... « Ah ! ma bonne Marguerite, qu’il m’a dit, en me prenant les mains, votre maîtresse me soupçonne d’un tort que je n’ai pas eu ; d’un mot je pourrais me justifier... Suppliez-la de me recevoir, ne fût-ce qu’une minute, une seule ; et après, je m’engage sur l’honneur à ne plus l’offenser par ma présence. »
D’ALBE.
Il a dit cela ?
MARGUERITE.
Oui, et de grosses larmes lui roulaient dans les yeux, que ça faisait mal à voir.
D’ALBE.
Après ?
MARGUERITE.
Moi, j’ai fait sa commission auprès de Madame, presque dans les mêmes termes.
D’ALBE.
Eh bien ?
MARGUERITE.
Eh bien ! Madame a répondu qu’elle ne pouvait pas le recevoir. J’ai insisté.
D’ALBE, avec violence.
Vous avez insisté, vous ?... Et de quel droit ?... qui vous a dit ?...
MARGUERITE.
Monsieur... encore de la colère !... Prenez donc garde, vous allez effrayer Madame... La voilà !
D’ALBE, avec colère.
Il suffit Marguerite, laissez-nous.
Il la conduit jusqu’au fond ; elle sort.
Scène XIII
MONSIEUR D’ALBE, CLAIRE
CLAIRE.
Que me dit-on ?... vous seriez indisposé ?... En effet, cet air souffrant...
D’ALBE.
Asseyez-vous, Claire, asseyez-vous là ; j’ai à vous parler, et je veux tâcher d’être calme... Vous, de votre côté, point d’éclat, de scènes, de larmes...
Mouvement de Claire.
Écoutez-moi ; cette explication va probablement décider du sort de notre vie ; et, si toutes les apparences, toutes les présomptions ne se sont réunies que pour m’abuser, comme je l’espère encore, du moins vous ne m’aurez pas entendu tenir un langage indigne de vous, je ne vous aurai pas offensée, vous pourrez me plaindre sans me haïr... Si au contraire vous étiez coupable...
CLAIRE, se levant avec effroi.
Monsieur... Monsieur... quel langage... je ne comprends pas...
D’ALBE, avec contrainte.
Cette clé du jardin... où est-elle ? qu’en avez-vous fait ?
CLAIRE.
Cette... clé...
D’ALBE.
Oui, dites...
CLAIRE.
Moi... je... je ne sais.
D’ALBE, s’emportant par degré, et s’approchant de Claire, qui recule toujours.
Vous ne savez ?... Elle n’a pas été remise au jeune Surgy ? de votre aveu ? par vous ? par vous-même ?... La lui avez vous redemandée hier au soir, chez Lajaunay, après mon arrivée ?... Avez-vous été interrompus ?... En vous séparant, est-elle tombée ?... Parlez !...
Dans le plus grand désordre.
il le faut ! je le veux !... Parlez donc !
CLAIRE.
Ah ! ah ! Monsieur, vous me faites peur !
D’ALBE.
Non, non, je suis calme, voyez... Ne te trouble pas, prouve-moi mon erreur.
CLAIRE.
Monsieur, une pareille humiliation... cet excès de honte...
D’ALBE.
Il n’y en a pas pour vous, si vous vous justifiez... J’écoute.
CLAIRE.
Mais... cette clé... De qui la tenez-vous ? Qui l’a mise en vos mains ?
D’ALBE.
Personne... Je ne l’ai pas ; Soufflot l’a rendue.
CLAIRE, s’efforçant de paraître rassurée.
Soufflot ?... Un pareil homme !... C’est lui qui m’accuse ?
D’ALBE.
Non pas vous ; il ne vous a pas même nommée.
CLAIRE.
Alors d’où partent vos soupçons ? Cette clé, elle était égarée, perdue ; vous le saviez de ce matin. Comment ne vous dites-vous pas qu’on peut l’avoir dérobée exprès ?... que sais-je ?... pour me nuire ?...
Mouvement de d’Albe.
Ah ! c’est possible... pourtant je n’assure pas... le hasard seul...Ah ! Monsieur, si vous aviez encore quelqu’attachement pour moi, vous m’auriez épargné le supplice de me justifier.
D’ALBE, avec une émotion progressive.
De l’attachement ! et tu peux en douter, toi, Claire ! toi !... Ah ! si je ne t’aimais plus que ma vie... Mais que dois-je croire ?... Voyez-vous même, voyez que de circonstances contre vous ! Hier, à mon retour, votre embarras, votre froideur, vos yeux qui se détournaient toujours des miens, et puis ses lettres, ses conférences... l’ajournement de son mariage... lui-même devenu votre voisin... Aujourd’hui, quand il était là, en face de vous, son émotion, la vôtre... car moi, alors je ne pouvais me rendre compte... et maintenant que je me rappelle... Ah ! s’il était vrai ! si tu m’avais trahi !... Et lui, le misérable !... Oh ! dieu ! son sang ! sa vie !...
CLAIRE.
Monsieur ! Monsieur !...
D’ALBE.
Oui, je m’égare... mais aussi l’épreuve est trop forte ! je ne supporterai pas plus longtemps cette alternative... je ne le puis pas... je n’en ai pas le courage... elle me tue. Claire !... pardonne moi, je t’aimais tant !... Cet amour, tu le sais, c’était un culte, une idolâtrie !... Il n’y avait pas dans ma vie un moment qui ne fût pour toi... Mes travaux, mes espérances n’avaient qu’un objet pour but ; ton bonheur était le mien, je n’en voulais point d’autre... Jamais femme ne fut entourée de plus de respect, de confiance, d’amour... et tout cela perdu ! perdu pour jamais !... Non, non, je ne puis le croire... et pourtant ce n’est pas une vaine jalousie... Il faut en finir, il le faut ; c’est un devoir... Par respect, par pitié pour nous-mêmes, Claire, rends-moi mon bonheur, ma confiance... guéris-moi... je souffre trop !
CLAIRE, avec égarement.
Et moi !... Que dire ? que faire ? le moyen ?...
D’ALBE.
Il en est un, un seul... il est odieux ! j’en rougis moi même !... mais il y va de ma vie, de la sienne... Tout à l’heure, ce jeune homme vous a fait demander un moment d’entretien pour se justifier... et de quoi ?...
Avec colère.
Car ce serait encore là une preuve.
Se contenant.
Mais non, non, je veux douter tant que je pourrai... Eh bien ! cet entretien, qu’il croira secret, j’en serai témoin... je serai là...
CLAIRE.
Là !... Vous voudriez ?...
D’ALBE.
Air : Simple soldat.
Je l’entendrai, je connaîtrai bientôt
Si mes soupçons n’étaient qu’un vain délire.
Mais vous, songez qu’an geste, qu’un seul mot...
CLAIRE.
Non, je ne puis, jamais...
D’ALBE.
Qu’osez-vous dire ?
Dans vos refus je verrai des aveux...
Pour le perfide alors plus de refuge.
Décidez-vous ; car il faut, je le veux,
Que je sois son juge en ces lieux,
Ou que le fer soit ailleurs notre juge.
Scène XIV
MONSIEUR D’ALBE, MARGUERITE, CLAIRE
MARGUERITE.
Monsieur, le caissier de M. Lajaunay est là qui vous demande.
D’ALBE.
Qu’il revienne plus tard ; demain.
MARGUERITE.
C’est ce que je lui ai dit...
Bas.
à cause de la soi rée...
Haut.
Mais il assure que c’est très pressé, que vous en êtes convenu avec son maître ; et comme il vous croit en affaires, voici un papier...
D’ALBE, prenant le portefeuille.
Bien... donnez, je sais ce que c’est.
MARGUERITE.
Mais, Monsieur, il attend une réponse.
D’ALBE.
Ah ! oui, c’est juste... Je passe à ma caisse.
À Claire.
C’est l’affaire d’un instant.
À Marguerite.
Attends-moi...
Regardant Claire.
Ah !...
Il entre dans le cabinet.
Scène XV
CLAIRE, MARGUERITE
CLAIRE, à part, tandis que Marguerite range la table et le plateau du déjeuner.
J’ai cru, mourir... L’enfer est là !... J’allais tomber à ses pieds... mais ces mots, ces mots affreux : « Que le fer soit notre juge ! » Jamais !... Ah !...
Elle se précipite sur la table, et écrit à la hâte.
« Mon mari... »
MARGUERITE.
Mon dieu ! Madame, qu’avez-vous ?
CLAIRE, continuant d’écrire.
Marguerite... rien... rien...
Écrivant.
« Il sera là... »
MARGUERITE.
Mais, Madame...
CLAIRE, pliant le billet.
Ma bonne Marguerite, si tu m’as jamais aimée...
Très vivement.
Tiens, tiens... sors... attends-le... remets lui ce billet toi-même, toi-même, entends-tu ? Dis-lui que c’est de moi... répète le lui... qu’il lise tout...
MARGUERITE.
Lui ! qui donc ?
CLAIRE.
Eh bien, lui... Alfred.
MARGUERITE.
M. de Surgy ?
CLAIRE.
Mon mari !... Cache donc !...
Elle tombe sur un fauteuil, comme épuisée.
Scène XVI
CLAIRE, assise, MONSIEUR D’ALBE, MARGUERITE
D’ALBE, après avoir regardé sa femme.
Tenez, Marguerite, remettez cela au caissier de Lajaunay.
MARGUERITE.
Oui, Monsieur.
Elle va pour sortir.
D’ALBE.
Attendez...
S’approchant de sa femme, et à demi voix.
Claire, avez-vous réfléchi ? à quoi vous décidez vous ?
CLAIRE, de même.
Monsieur, je vous en supplie !...
D’ALBE.
Une réponse ! notre sort en dépend !
CLAIRE avec effroi.
Ah ! puisqu’il le faut... Vous ordonnez, vous menacez... j’obéis.
D’ALBE, lui saisissant la main.
C’est bien. Marguerite, s’il vient quelqu’un... M. Lajaunay... M. de Surgy... n’importe ! Madame y est... Moi, je suis sorti pour tout le monde. Allez !
MARGURITE, sortant, avec étonnement.
Qu’est-ce que tout cela veut dire ?...
D’Albe la regarde.
Je sors ! je sors !
Scène XVII
CLAIRE, MONSIEUR D’ALBE
CLAIRE.
Enfin, nous sommes seuls ! Monsieur, avant tout, j’ai une grâce à vous demander... Quand cette entrevue aura dissipé vos soupçons, pour que rien ne les renouvelle plus, permettez-moi de m’éloigner, de vivre seule...
D’ALBE.
Un tel éclat ! et pourquoi, si vous n’êtes pas coupable ?... Oh ! non, non, tu ne l’es pas !... À cet air indigné, au calme de ton esprit, il me semble... Écoute, Claire, j’en suis sûr, tu ne saurais pas soutenir un mensonge, tu ne le pourrais pas... Fixe tes yeux sur les miens, et dis-moi seulement d’une voix ferme : « Mon ami, je n’ai rien à me reprocher. » Je te croirai.
CLAIRE, à part.
Grand dieu !
D’ALBE.
Eh bien ?
CLAIRE.
Monsieur, ce que vous avez exigé d’abord...
D’ALBE.
C’est assez. Je veux croire que la fierté...
Il s’arrête et paraît écouter. Claire prête l’oreille.
Peut-être avez-vous pitié de mes souffrances, et voulez-vous...
Comme s’il entendait du bruit.
Adieu ! mais plus de séparation... Adieu !
Il entre dans le cabinet.
CLAIRE, seule.
Ah ! j’en mourrai !
Scène XVIII
CLAIRE, ALFRED
ALFRED, entrant à gauche.
Enfin, Madame, j’ai pu arriver jusqu’à vous ! Daignez m’entendre ! c’est une faveur dont je n’abuserai pas.
CLAIRE, à part.
Je respire !... Bonne Marguerite !
ALFRED.
Vous m’avez interdit votre maison... Quelque peine que puisse me faire cette défense, je dois en respecter les motifs ; mais vous ne me croyez pas coupable... oh ! non, et je ne chercherai pas à me justifier.
CLAIRE, l’interrompant.
Il suffit, Monsieur, cela ne regarde que mon mari...
Appuyant.
Voilà, je pense, tout ce que vous aviez à me dire ?
Les yeux toujours fixés sur la porte du cabinet.
ALFRED.
Quoi ! tant de froideur ! M’éloigner sitôt de vous, et quand c’est un adieu... éternel, peut-être ! Non, je ne puis vous quitter ainsi ! et s’il faut que je renonce à vous voir... ah ! du moins qu’un regret... Claire, dites-moi que vous m’aim... !
CLAIRE, vivement.
Moi, Monsieur... j’ignore... je ne vous comprends pas.
ALFRED.
Qu’avez-vous ? Ce trouble ?... ces regards inquiets ?...
CLAIRE.
Non, non... c’est que Marguerite a peut-être oublié... Vous l’avez rencontrée en arrivant ?
ALFRED.
Ni elle, ni personne. Je craignais de n’être pas reçu, et c’est par le jardin... D’abord, j’ai couru au pavillon ; je vous y attendais comme autrefois ; enfin...
CLAIRE, dans le dernier trouble.
Monsieur, Monsieur, vous avez osé pénétrer ?...
ALFRED.
Ah ! oui... vous ne savez pas ? hier, par bonheur, après nos adieux, j’ai ressaisi dans les mains de Soufflot ce gage, de ton amour, cette clé...
CLAIRE, hors d’elle-même.
Malheureux ! Je suis perdue !
ALFRED.
Vous !...
Ici commence la ritournelle du final.
Scène XIX
CLAIRE, MARGUERITE, ALFRED, ensuite MADAME LAJAUNAY, TOUT LE MONDE, à la fin MONSIEUR D’ALBE, LAJAUNAY
MARGUERITE, dans le fond.
C’est cela, ouvrez les portes... voilà tout le monde qui arrive...
Accourant.
Monsieur ! Monsieur !... Ah !... M. Alfred ! c’est singulier, je ne l’ai pas vu, et ce billet...
ALFRED.
Quel billet ?...
Air nouveau de Doche.
Entrée du chœur.
Le plaisir nous appelle,
Accourons en ce jour,
De notre ami fidèle
Célébrer le retour !
MADAME LAJAUNAY, entrant.
Personne pour nous recevoir...
Ah ! Claire, enfin on peut vous voir !
Mais tout cela doit vous surprendre.
Où donc est votre cher mari ?
MARGUERITE.
Oui, oui, Monsieur ?...
CLAIRE, montrant le cabinet.
Là !
ALFRED, à part.
Grand dieu !
MARGUERITE.
Le voici.
M. d’Albe sort du cabinet et vient se placer à gauche de madame Lajaunay.
MADAME LAJAUNAY, à d’Albe.
Venez, venez, sans vous faire attendre,
À Claire, expliquez donc ici,
Votre fête-impromptu qu’elle ne peut comprendre.
CLAIRE.
Une fête !
Un domestique paraît une serviette à la main.
LAJAUNAY, entrant.
Mon ami, mon ami, grande nouvelle qu’on vient t’annoncer. Le dîner !
D’ALBE.
Ah ! c’est bien... Passons...
À Lajaunay.
Mon ami, donne la main à ma... à ma femme.
Reprise du chœur. Le plaisir nous appelle. M. d’Albe donne la main à madame Lajaunay, et jette un regard sur Alfred, qui est atterre. Lajaunay donne la main à Claire, et regarde aussi Alfred avec courroux.
ACTE III
Le Théâtre représente un boudoir ouvrant, dans le fond, sur un salon, éclairé et disposé pour une soirée. À gauche, une porte qui va chez Claire ; à droite, l’appartement et les bureaux de M. d’Albe.
Scène première
CLAIRE, et ensuite MARGUERITE
CLAIRE entre, regarde autour d’elle, et tombe dans un fauteuil.
Personne ! personne !... Enfin je puis respirer ! Quel supplice !... Ils sont tous là, empressés autour de moi... ils s’étonnent de mon trouble, de ma pâleur... Il faut leur parler, leur sourire... Et lui, M. d’Albe, il se taisait, il fuyait mes regards... Ah ! s’il devait contre Alfred !...
Elle se lève.
Alfred ! le malheureux !
Air de Renaud.
Ah ! qu’il parte, que loin de moi
Il cherche une chaîne nouvelle !
Il y songeait, il trahissait sa foi,
Dans quel moment !... Alfred, ah ! l’infidèle !
Mais quand je vois se briser mes liens,
Est-ce donc là ce que je devais craindre ?
D’un faux serment a-t-on droit de se plaindre
Lorsque l’on a trahi les siens ?
Marguerite entre par la gauche.
Ah ! Marguerite, où est-il ?
MARGUERITE.
Qui donc, Madame ?
CLAIRE.
M. d’Albe... mon mari.
MARGUERITE.
Il sort à l’instant avec M. Lajaunay.
CLAIRE.
Il sort !... à cette heure !... et pourquoi ?... Ah ! je tremblais de le voir, et je ne puis supporter son absence ; je devrais le fuir... Non, non, jamais !
À Marguerite qui s’est approchée.
Que faites-vous là ?
MARGUERITE, hésitant.
Pardon ! c’est que je venais parler à Madame, puisqu’elle est seule... Voici le papier de tantôt que je devais remettre à M. Alfred.
CLAIRE, vivement.
Tais-toi !
MARGUERITE.
Je ne veux pas le garder plus longtemps ; il m’a fait trop de mal !
CLAIRE.
Comment ?
MARGUERITE.
Monsieur, avant de sortir, me l’a demandé avec une violence...
CLAIRE, l’observant avec inquiétude.
Il te l’a demandé ?...
MARGUERITE.
Moi, j’ai dit que je ne l’avais plus, parce que j’ai bien vu qu’il y avait un secret...
CLAIRE.
Un secret !
MARGUERITE.
Air de Céline.
J’ai trompé le maître que j’aime.
Furieux, la mort dans ces traits,
Cachant mal son désordre extrême,
Il était là ! moi je tremblais.
Au trouble où sa douleur le plonge,
À mon triste pressentiment,
J’ai deviné que le mensonge
Était encor du dévouement.
MARGUERITE.
J’ai menti pour vous, ce qui ne me serait pas arrivé pour moi-même... Il se passe ici des choses que je ne veux pas connaître... Je vous suis trop attachée pour cela... Aussi je m’en irai, Madame.
CLAIRE.
Toi, Marguerite, qui ne m’as jamais quittée ! toi sur qui je comptais !...
MARGUERITE, baissant la voix.
Comme ce matin, peut-être !... Non, Madame, non ; ce sont là des services que je ne puis rendre à personne... Monsieur a établi mes enfants : c’est chez eux que je me retire. J’y ferai des vœux pour lui, et pour vous, Madame, qui vous préparez bien des chagrins !
CLAIRE, rappelant tout son courage.
Marguerite !
MARGUERITE.
Adieu, Madame !
Elle s’éloigne lentement.
CLAIRE.
Elle aussi... elle qui m’a élevée...
Elle regarde Marguerite, qui s’est arrêtée, et qui se précipite sur sa main pour L’embrasser.
Elle me méprise !
Scène II
MADAME LAJAUNAY, SOUFFLOT, CLAIRE
MADAME LAJAUNAY.
Non, c’en est trop !... je ne puis supporter !... Ah ! Claire, c’est vous, je vous cherchais... M. Soufflot, restez, restez, il faut que je vous parle.
SOUFFLOT.
À moi ?
MADAME LAJAUNAY.
On dit dans le salon que M. de Surgy quitte Paris demain, cette nuit peut-être...
CLAIRE.
Ah !
SOUFFLOT.
Oh ! j’en suis désolé !
MADAME LAJAUNAY.
Cela m’est parfaitement égal.
SOUFFLOT.
Et à moi aussi.
MADAME LAJAUNAY.
Ce qui ne me l’est pas, c’est que son départ me laisse exposée à des calomnies qu’il m’importe de détruire...
Mouvement de Claire.
Qui, il est question d’une intrigue dont on a les preuves, et c’est moi qui en suis l’héroïne... J’ai voulu rire d’abord de tout cela ; mais c’est plus grave que je ne pensais... Les soupçons se répandent, s’enveniment... et pour l’honneur de mon mari, pour le mien, je dois découvrir la source de ces traits insultants, et renvoyer la honte à celle qui m’a si généreusement laissé mettre à sa place.
SOUFFLOT.
Vous avez raison...
À Claire.
Madame a raison.
CLAIRE.
Y pensez-vous ?... c’est attacher beaucoup trop d’importance...
MADAME LAJAUNAY.
À ce qui me déshonore !... Vous n’étiez pas dans votre salon pour voir tout ce que j’ai souffert d’humiliation et de mépris !... J’entends le nom d’Alfred sortir de tous les groupes... À mon approche, on s’écarte, on semble me fuir... les femmes en pinçant dédaigneusement leurs lèvres ; les hommes avec un rire insultant...
SOUFFLOT.
Ah ! c’est une indignité !
MADAME LAJAUNAY.
Sans doute ! aussi M. Alfred ne s’éloignera pas avant de m’avoir accordé l’explication que j’exige de lui.
Regardant Soufflot.
Mais comme cette démarche pourrait être fort mal interprétée par des gens qui ne respectent rien, j’ai voulu qu’elle ne fût un secret pour personne... et, pour cette raison, c’est vous, M. Soufflot, que je charge d’aller trouver M. de Surgy, avant son départ... ce soir, à l’instant même... demandez-lui pour moi une heure d’entretien en présence de ma sœur et...
Tendant la main à Claire.
d’une amie... Après cela, qu’il s’éloigne, qu’il parte... c’est tout ce que je veux.
Air du Charlatanisme.
Monsieur, puis-je compter sur vous ?
Puis-je espérer ce bon office ?
SOUFFLOT.
J’y cours, Madame... Il m’est bien doux
Que vous ayez besoin d’un tel service.
Il faut, en cette occasion,
Dans l’intérêt de la morale,
Une bonne explication
Qui soit publique, et fasse explosion...
Moi, je n’aime pas le scandale.
Il sort.
Scène III
MADAME LAJAUNAY, CLAIRE
MADAME LAJAUNAY, le montrant à Claire.
Voilà nos juges ! curieux, indiscrets, menteurs, effrontés... on les méprise, mais on les écoute... Vous êtes bien heureuse d’être à l’abri de leurs attaques
CLAIRE.
Oui, en effet, vous avez raison... Mais vous, Madame, que peut-on contre votre repos ?... vous n’avez rien à vous reprocher...
MADAME LAJAUNAY.
Et voilà ce qui est affreux !... Moi qui ai toujours fermé l’oreille aux déclarations... et Dieu sait si j’en ai reçu !... Moi qui suis toujours restée fidèle à mon pauvre Lajaunay, je n’en suis pas moins compromise... et pour l’amant d’une autre encore !
CLAIRE.
Plus tard on vous rendra justice.
MADAME LAJAUNAY.
En attendant, on m’accuse... tandis que celle qui a oublié ses devoirs, trompé son mari, est plus heureuse, plus tranquille...
CLAIRE.
Heureuse ! tranquille !... Et ce cœur où vous n’avez pas lu !... songez-vous aux remords dont est déchiré ?... Pour elle, sans doute, plus de repos, plus d’espérance... Que ne donnerait-elle pas pour retrouver une heure, une seule de cette paix dont elle jouissait autrefois !... Mais non, ses devoirs oubliés, son honneur perdu... son bonheur d’un jour, tout doit être expié, tout !... Il lui semble que sa faute est écrite sur son front ; dès qu’on la regarde, elle baise les yeux, elle a honte... Un murmure, un sou rire la fait trembler ! Et si, malgré ses remords, sa faute lui est encore chère !...
Air : Peut-être encore tout plein de son outrage (de Marie Mignot).
Près d’un époux dont le regard la tue,
Si, dans le trouble où flotte son esprit,
Elle aime encor, celui qui l’a perdue,
Et qui peut-être la trahit.
De ce supplice, ah ! faites-vous l’image !
Le monde en vain respecte son honneur,
Lorsque contre elle existe un témoignage,
Et qu’il est au fond de son cœur.
MADAME LAJAUNAY.
Ah ! oui, ma chère, oui, vous avez raison... Je conçois à présent tout ce qu’elle doit souffrir... Mais, après tout, écoutez donc, c’est sa faute... Elle a tout mérité !
CLAIRE.
Ah !
MADAME LAJAUNAY.
Qu’avez-vous donc ?
CLAIRE.
Rien, rien... quelques ordres à donner...
À part.
Ah ! sortons...
Madame Lajaunay la suit avec inquiétude. Elle sort.
MADAME LAJAUNAY, la suivant des yeux.
Comme elle est émue !... Ah ! je le vois, de la compassion... Elle est si indulgente !... Le fait est qu’elle vaut mieux que moi... Elle a raison, il faut aimer son mari ; il faut l’aimer quand même !...
Scène IV
MADAME LAJAUNAY, SOUFFLOT, ensuite LAJAUNAY
SOUFFLOT, à la cantonade.
Oui, riez, riez ! ce n’est pas une plaisanterie,
On murmure.
je vous assure... un coup d’épée.
MADAME LAJAUNAY.
Ô ciel ! un coup d’épée !... Qu’est-ce donc, M. Soufflot ?
SOUFFLOT.
Ah ! c’est vous, Madame ! Vous ne savez pas ?... Pardon, je suis tellement troublé...
MADAME LAJAUNAY.
Eh bien ! vous êtes allé de ma part...
SOUFFLOT.
Chez M. de Surgy... pauvre jeune homme ! Impossible de le voir... il venait de rentrer... c’est-à-dire, on venait de le rapporter à son hôtel.
MADAME LAJAUNAY.
Comment ?
SOUFFLOT.
Il prétend, lui, qu’il s’est blessé en tombant ; mais son domestique m’a fait entendre, en secret, que c’était une blessure très grave, un bras cassé... un duel...
MADAME LAJAUNAY.
Un duel ! Ah ! mon mari !...
Elle va pour sortir, Lajaunay paraît.
Scène V
MADAME LAJAUNAY, LAJAUNAY, SOUFFLOT
LAJAUNAY, à la cantonade.
Eh bien ! oui, c’est moi... me voilà ! je ne suis pas mort. Quand vous me regarderez...
MADAME LAJAUNAY.
Quelle peur vous m’avez faite !
LAJAUNAY.
Moi !
SOUFFLOT.
Vous n’êtes pas blessé ?
LAJAUNAY.
Hein ?... Ah ! ça, voyons, est-ce une gageure ? et tout le monde s’est-il donné le mot ? C’est à qui me demandera si je suis blessé.
MADAME LAJAUNAY.
Vous ne l’êtes pas !... ah ! tant mieux ! Mais à présent, Monsieur, je vous ferai de justes reproches...
LAJAUNAY.
Des reproches !
SOUFFLOT.
Et Madame a raison ; car enfin votre´affreux duel...
LAJAUNAY.
Plaît-il ?... Un duel, moi !
SOUFFLOT.
Parbleu ! la blessure de ce malheureux jeune homme...
LAJAUNAY.
Quel jeune homme ?
SOUFFLOT.
Dam ! ce pauvre Surgy !...
LAJAUNAY.
Il est blessé ?
Regardant sa femme.
Encore du scandale !
SOUFFLOT.
Un bras cassé... Vous devez le savoir mieux que personne, puisque c’est vous...
LAJAUNAY.
Air de l’Opéra-comique.
Monsieur, vous tairez-vous enfin ?
MADAME LAJAUNAY.
Calmez-vous, soyez raisonnable.
LAJAUNAY.
Me prendre pour un spadassin !
Moi, Monsieur, j’en suis incapable.
SOUFFLOT.
Non, ce n’est pas votre défaut.
Mais sans être brave, l’on blesse ;
Et pour être adroit il ne faut
Qu’un coup de maladresse.
Est-il entêté !... Mais vous êtes sorti ?...
LAJAUNAY.
À ce compte là, autant vaudrait dire que c’est d’Albe qui s’est battu, lui qui est sorti comme moi.
SOUFFLOT.
Eh !... au fait... ça se pourrait bien...
LAJAUNAY !
Allons donc... Quand il part ce soir.
MADAME LAJAUNAY.
Il part ?
SOUFFLOT.
Ce soir !
LAJAUNAY.
Je cours pour ça depuis une heure !... Il m’attend là dans son cabinet...
Il va pour sortir.
SOUFFLOT, à part.
Il part !... de mauvaises affaires peut-être... pourvu que le bruit ne s’en répande pas.
Il va pour sortir par le fond.
MADAME LAJAUNAY.
Son départ !... c’est singulier !... Lajaunay !...
LAJAUNAY, revenant.
Plaît-il ?
Soufflot redescend.
MADAME LAJAUNAY.
Mon ami, soyez de bonne foi, pas de détours ; c’est plus important que vous ne pensez... Entre nous est-il bien vrai que ce duel n’ait pas eu lieu avec vous ?
SOUFFLOT.
Là, est-ce bien vrai ?
LAJAUNAY.
Encore !... Allez-vous-en au diable.
Air : L’amitié vous réclame. (de l’Orpheline.)
C’est une impertinence
Dont je vais tout de bon,
Dans mon impatience,
Vous demander raison.
Vous verrez, l’aventure est neuve
Qu’il faudra, par malentendu,
Me battre, pour donner la preuve
Que je ne me suis point battu.
C’est une impertinence, etc.
MADAME LAJAUNAY, à part.
Après sa longue absence,
D’Albe part sans raison !
Et Claire !... ah ! plus j’y pense...
Quel étrange soupçon !
SOUFFLOT, à part.
Dans mon impatience,
Je cours vite au salon,
Faire la confidence
De mon nouveau soupçon.
Il sort à droite, Soufflot sort par le fond ; les portes restent ouvertes ; on voit des groupes se former dans le salon, et Soufflot aller de l’un à l’autre
Scène VI
CLAIRE, MADAME LAJAUNAY
MADAME LAJAUNAY, seule.
Comment ! il se pourrait... D’Albe... ce départ... le trouble de Claire... Oh ! non, c’est impossible ; et cependant... La voici !...
CLAIRE.
Que vient-on de m’apprendre, ma chère amie ?... M. Lajaunay de retour !
MADAME LAJAUNAY.
Oui.
CLAIRE.
Seul ?
MADAME LAJAUNAY.
Seul ! Et sa présence m’a bien rassurée... Car je craignais un nouveau malheur !
CLAIRE.
Achevez !...
MADAME LAJAUNAY.
On parlait d’un duel.
CLAIRE, troublée.
Un duel !... Grand Dieu !...
MADAME LAJAUNAY.
Jugez de mes alarmes ! le bruit court que M. de Surgy vient de se battre avec un mari outragé dans son honneur, et qu’il l’a tué.
CLAIRE, poussant un cri.
M. d’Albe !
MADAME LAJAUNAY, à part.
C’est elle !
CLAIRE, hors d’elle-même.
Ah ! mon mari !
MADAME LAJAUNAY.
Non, non ! Remettez-vous ! il vit ! C’est Alfred qui a été blessé !
CLAIRE.
Alfred !!!
MADAME LAJAUNAY.
Claire, c’est vous qui vous êtes fait un jeu de mon amitié, de mon honneur, de mon repos.
Avec amitié.
Sauvez votre réputation, j’y consens ; mais rendez-moi la mienne.
CLAIRE.
Ah ! ne m’accablez pas !
Air : Non, non, je ne partirai point.
CLAIRE.
Épargnez-moi, pour mon mari...
MADAME LAJAUNAY.
Et moi, le mien, l’ai-je trahi ?
Scène VII
LES MÊMES, LAJAUNAY, SOUFFLOT, CONVIVES dans le fond
CHŒUR, au fond.
Est-ce bien vrai ? que dites-vous ?
D’Albe s’en va ?... Nous tromper tous !
SOUFFLOT.
Quelle nouvelle affreuse !
À Lajaunay.
Vous la tenez de lui ?
LAJAUNAY.
Elle n’est point douteuse.
TOUS.
Bientôt il aura fui.
Ensemble.
CLAIRE.
Qu’entends-je ? ô ciel ! c’est mon mari !
TOUS LES CONVIVES.
Il veut partir dès aujourd’hui !
MADAME LAJAUNAY.
Je parlerai dès aujourd’hui.
TOUS LES CONVIVES.
Il a trahi, c’est une horreur !
Nos intérêts et son honneur !
LAJAUNAY.
Ce n’est que trop vrai... un coup imprévu...
SOUFFLOT.
Il fait faillite !
TOUS.
Une faillite !
CLAIRE.
Mon mari !
MADAME LAJAUNAY, bas à Claire.
Une faillite !... M. d’Albe !... Rassurez-vous... il est trop malheureux ; je ne parlerai pas.
SOUFFLOT.
Tromper ainsi ces Messieurs... ses confrères !
À part en riant.
qui demain, peut-être... ça aura des suites...
Murmure général.
CLAIRE, élevant la voix au milieu du bruit.
Messieurs, Messieurs ! je ne puis concevoir encore... Non, c’est impossible !...
Nouveaux murmures.
Mais je réponds de tout... Ma dot... mes héritages... toute ma fortune... M. Lajaunay sait qu’elle est intacte... Prenez la, je vous la livre... je vais vous en signer l’abandon ; trop heureuse de pouvoir faire ce sacrifice pour sauver l’honneur de mon mari !
D’Albe est entré sur ces derniers mots.
Scène VIII
MADAME LAJAUNAY, MONSIEUR D’ALBE, CLAIRE, LAJAUNAY, SOUFFLOT, etc.
D’ALBE.
Me sauver l’honneur !... je vous remercie, Madame...
Tout le monde se rapproche de lui.
Messieurs, vous ne perdrez rien... Demain... ce soir... à l’instant même... vous pouvez passer à ma caisse...
SOUFFLOT, à part.
Il se passe ici quelque chose...Je le saurai.
D’ALBE.
Mon caissier a des ordres... Adieu, Messieurs.
À Lajaunay.
Adieu, mon ami.
LAJAUNAY.
Adieu... Est-ce que je ne te reverrai plus ?
D’ALBE.
Jamais !
MADAME LAJAUNAY.
Ah ! d’Albe... Je devine tout...
Il lui fait signe de se taire, elle lui saisit la main.
Non, non.
À Lajaunay.
Venez, mon ami... emmenez-moi, ou je ne réponds de rien.
Toute la société s’est écoulée par le fond. Madame Lajaunay entraîne son mari, qui n’a l’air de rien comprendre. D’Albe s’approche de Claire, comme pour lui parler ; elle se retourne avec effroi, et aperçoit Soufflot.
CLAIRE.
Monsieur, Monsieur, éloignez-vous.
Soufflot sort ; Claire le suit des yeux.
Scène IX
CLAIRE, MONSIEUR D’ALBE
D’ALBE.
Vous faites bien de le craindre, Madame ; il n’aurait pas de pitié, lui.
CLAIRE.
Ah ! Monsieur, j’ai subi en silence un refus dont je méritais l’humiliation ; oui ; je le sens, je ne devais pas avoir aux yeux du monde l’honneur d’un pareil dévouement... mais du moins, à présent que nous sommes seuls, permettez-moi de vous aider en secret... à réparer... ce revers.
Mouvement de d’Albe.
Je vous en supplie à genoux.
D’ALBE, la retenant.
Madame !...
CLAIRE.
Souffrez que ma fortune serve à éteindre les dettes qui vous forcent à fuir.
D’ALBE.
Des dettes ! Je n’en ai point.
CLAIRE.
Cependant... vous partez ?
D’ALBE.
Je pars...
CLAIRE.
Bientôt ?
D’ALBE.
Cette nuit.
CLAIRE.
Et la raison ?
D’ALBE.
Vous me la demandez, vous, Madame !
Claire se cache la tête dans les mains.
CLAIRE.
Et c’est pour moi que vous renoncez au fruit de vos travaux, à votre pays, à tout ce qui vous était cher !... C’est pour moi que vous exposez votre réputation !
D’ALBE.
J’ai sauvé la vôtre.
CLAIRE.
Ah ! ce dernier coup manquait à mon désespoir... Non, Monsieur, n’ayez pas cette pitié dont je suis indigne ; que le monde soit témoin de ma honte... Elle me sera moins insupportable que votre malheur !
D’ALBE.
Grand dieu ! que dites-vous ?
Air : Ce luth galant.
Pour vous du moins que mon nom soit sacré,
Depuis trente ans ce nom est honoré ;
Dans les jours malheureux il fut mon bien suprême.
Point d’éclat !... De ce cœur
Qui vous perd, qui vous aime...
Arrachez le bonheur,
Le repos, l’espoir même !
Mais laissez-moi l’honneur !
Vous ne serez pas heureuse ; oh ! non, je crois à vos remords...Quant à moi, ne me plaignez pas ; des peines, des chagrins, j’y suis habitué... Et cette fortune, ces espérances que je vous sacrifie, ce n’était pas pour moi que je les formais... c’était... c’était... Ah ! Claire, quel cœur tu as blessé ! quel ami tu as perdu !
CLAIRE.
Monsieur !... Monsieur !... cet ami... vous me le rendrez... mes larmes vous fléchiront... Je ne veux pas vous retenir... non... arrachez-moi de ces lieux ; ils me sont odieux à moi-même... Partons, Monsieur ! partons, je vous suis !
D’ALBE.
Laissez-moi !... laissez-moi !... Non, Madame, rien ne pourra plus nous réunir... Que d’autres donnent l’exemple de ces rapprochements sans pudeur... qu’ils justifient leur déshonneur en l’acceptant... moi, jamais !...
CLAIRE.
Eh bien ! le sort auquel vous me condamnez, je l’accepterai ; je l’ai mérité... Mais vous, Monsieur !... dans l’exil, dans l’isolement, quand les années...
D’ALBE.
N’achevez pas ! cet avenir est affreux... Mais si je sen tais mon courage s’affaiblir...
Avec explosion. Claire se rapproche.
je relirai les lettres que je viens d’arracher à ce malheureux !
CLAIRE.
Grâce ! grâce !
D’ALBE, se reprenant.
Ah ! j’oublie ma résolution... je me croyais plus maître de moi... Ah ! pourquoi n’ai-je pas succombé ?
CLAIRE.
Grand dieu !
D’ALBE.
Mais il vaut mieux que je vive... pour vous... C’est un remords qui vous est épargné !... Claire, que ma mémoire ne se présente plus à votre esprit que comme celle d’un ami qu’on a trouvé dans l’infortune.
Air : En amour comme en amitié.
J’avais juré de faire ton bonheur ;
À mes serments je reste au moins fidèle !
Je te plains même... Pour ton cœur
Je sens que des remords la blessure est mortelle !
Ah ! puisse, après les jours de l’abandon,
Ce cœur, plus calme à ton heure suprême,
Te pardonner un crime que moi-même
Je couvrirai de mon pardon !
CLAIRE.
C’est trop ! c’est trop !... J’étais préparée à vos reproches, mais non pas à cette bonté qui m’accable... Laissez-moi mourir à vos pieds, de douleur et de regret.
Elle se jette à ses pieds.
D’ALBE.
Madame ! soyez calme, imitez-moi... Ne vous informez jamais de moi, c’est ma volonté dernière... Adieu, Claire.
CLAIRE.
Oh ! ne m’abandonnez pas !... D’Albe !... mon mari !...
D’Albe revient à elle, avec la plus vive émotion, et comme hésitant.
D’ALBE, avec effort.
Adieu, Madame, adieu !
Il sort précipitamment.
CLAIRE, faisant un pas pour le suivre.
Il me fuit... c’en est fait !... Seule... seule au monde !... Que du moins on ignore à jamais...
Elle se retourne, et aperçoit Soufflot qui ouvre la porte du fond, et regarde d’Albe sortir.
Ah !...
Elle pousse un cri, et tombe évanouie.