Tancrède (VOLTAIRE)

Tragédie en cinq actes.

Représentée, pour la première fois, par les Comédiens Français ordinaires du Roi, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 3 septembre 1760.

 

Personnages

 

ARGIRE, chevalier

TANCRÈDE, chevalier

ORBASSAN, chevalier

LORÉDAN, chevalier

CATANE, chevalier

ALDAMON, soldat

AMÉNAÏDE, fille d’Argire

FANIE, suivante d’Aménaïde

PLUSIEURS CHEVALIERS, assistant au conseil

ÉCUYERS

SOLDATS

PEUPLE

 

La scène est à Syracuse, d’abord dans le palais d’Argire, et dans une salle du conseil, ensuite dans une place publique sur laquelle cette salle est construite. L’époque de l’action est de l’année 1005. Les Sarrasins d’Afrique avaient conquis toute la Sicile au neuvième siècle ; Syracuse avait secoué leur joug. Des gentilshommes normands commencèrent à s’établir vers Salerne, dans la Pouille. Les empereurs grecs possédaient Messine ; les Arabes tenaient Palerme et Agrigente.

 

 

À MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR

 

Madame,

 

Toutes les épîtres dédicatoires ne sont pas de lâches flatteries, toutes ne sont pas dictées par l’intérêt : celle que vous reçûtes de M. Crébillon, mon confrère à l’académie, et mon premier maître[1] dans un art que j’ai toujours aimé, fut un monument de sa reconnaissance ; le mien durera moins, mais il est aussi juste. J’ai vu dès votre enfance[2] les grâces et les talents se développer ; j’ai reçu de vous, dans tous les temps, des témoignages d’une bonté toujours égale. Si quelque censeur pouvait désapprouver l’hommage que je vous rends[3], ce ne pourrait être qu’un cœur né ingrat. Je vous dois beaucoup, madame, et je dois le dire. J’ose encore plus, j’ose vous remercier publiquement du bien que vous avez fait à un très grand nombre de véritables gens de lettres, de grands artistes, d’hommes de mérite en plus d’un genre.

Les cabales sont affreuses, je le sais ; la littérature en sera toujours troublée, ainsi que tous les autres états de la vie. On calomniera toujours les gens de lettres comme les gens en place ; et j’avouerai que l’horreur pour ces cabales m’a fait prendre le parti de la retraite, qui seul m’a rendu heureux. Mais j’avoue en même temps que vous n’avez jamais écouté aucune de ces petites factions, que jamais vous ne reçûtes d’impression de l’imposture secrète qui blesse sourdement le mérite, ni de l’imposture publique qui l’attaque insolemment. Vous avez fait du bien avec discernement, parce que vous avez jugé par vous-même ; aussi je n’ai connu ni aucun homme de lettres, ni aucune personne sans prévention, qui ne rendît justice à votre caractère, non seulement en public, mais dans les conversations particulières, où l’on blâme beaucoup plus qu’on ne loue. Croyez, madame, que c’est quelque chose que le suffrage de ceux qui savent penser.[4]

De tous les arts que nous cultivons en France, l’art de la tragédie n’est pas celui qui mérite le moins l’attention publique ; car il faut avouer que c’est celui dans lequel les Français se sont le plus distingués. C’est d’ailleurs au théâtre seul que la nation se rassemble ; c’est là que l’esprit et le goût de la jeunesse se forment : les étrangers y viennent apprendre notre langue ; nulle mauvaise maxime n’y est tolérée, et nul sentiment estimable n’y est débité sans être applaudi ; c’est une école toujours subsistante de poésie et de vertu.

La tragédie n’est pas encore peut-être tout-à-fait ce qu’elle doit être ; supérieure à celle d’Athènes en plusieurs endroits, il lui manque ce grand appareil que les magistrats d’Athènes savaient lui donner.

Permettez-moi, madame, en vous dédiant une tragédie, de m’étendre sur cet art des Sophocle et des Euripide. Je sais que toute la pompe de l’appareil ne vaut pas une pensée sublime, ou un sentiment ; de même que la parure n’est presque rien sans la beauté. Je sais bien que ce n’est pas un grand mérite de parler aux yeux ; mais j’ose être sûr que le sublime et le touchant portent un coup beaucoup plus sensible, quand ils sont soutenus d’un appareil convenable, et qu’il faut frapper l’âme et les yeux à la fois. Ce sera le partage des génies qui viendront après nous. J’aurai du moins encouragé ceux qui me feront oublier.

C’est dans cet esprit, madame, que je dessinai la faible esquisse que je soumets à vos lumières. Je la crayonnai dès que je sus que le théâtre de Paris était changé,[5] et devenait un vrai spectacle. Des jeunes gens de beaucoup de talent la représentèrent avec moi sur un petit théâtre que je fis faire à la campagne. Quoique ce théâtre fût extrêmement étroit, les acteurs ne furent point gênés ; tout fut exécuté facilement ; ces boucliers, ces devises, ces armes qu’on suspendait dans la lice, faisaient un effet qui redoublait l’intérêt, parce que cette décoration, cette action devenait une partie de l’intrigue. Il eût fallu que la pièce eût joint à cet avantage celui d’être écrite avec plus de chaleur, que j’eusse pu éviter les longs récits, que les vers eussent été faits avec plus de soin. Mais le temps[6] où nous nous étions proposé de nous donner ce divertissement ne permettait pas de délai ; la pièce fut faite et apprise en deux mois.[7]

Mes amis me mandent que les comédiens de Paris ne l’ont représentée que parce qu’il en courait une grande quantité de copies infidèles.[8] Il a donc fallu la laisser paraître avec tous les défauts que je n’ai pu corriger. Mais ces défauts mêmes instruiront ceux qui voudront travailler dans le même goût[9].

Il y a encore dans cette pièce une autre nouveauté qui me paraît mériter d’être perfectionnée ; elle est écrite en vers croisés. Cette sorte de poésie sauve l’uniformité de la rime ; mais aussi ce genre d’écrire est dangereux, car tout a son écueil. Ces grands tableaux, que les anciens regardaient comme une partie essentielle de la tragédie, peuvent aisément nuire au théâtre de France, en le réduisant à n’être presque qu’une vaine décoration ; et la sorte de vers que j’ai employés dans Tancrède approche peut-être trop de la prose. Ainsi il pourrait arriver qu’en voulant perfectionner la scène française, on la gâterait entièrement. Il se peut qu’on y ajoute un mérite qui lui manque, il se peut qu’on la corrompe.

J’insiste seulement sur une chose, c’est la variété dont on a besoin dans une ville immense, la seule de la terre qui ait jamais eu des spectacles tous les jours. Tant que nous saurons maintenir par cette variété le mérite de notre scène,[10] ce talent nous rendra toujours agréables aux autres peuples ; c’est ce qui fait que des personnes de la plus haute distinction représentent souvent nos[11] ouvrages dramatiques en Allemagne, en Italie, qu’on les traduit même en Angleterre, tandis que nous voyons dans nos provinces[12] des salles de spectacle magnifiques, comme on voyait des cirques dans toutes les provinces romaines ; preuve incontestable du goût qui subsiste parmi nous, et preuve de nos ressources dans les temps les plus difficiles. C’est en vain que plusieurs de nos compatriotes s’efforcent d’annoncer[13] notre décadence en tout genre.[14] Je ne suis pas de l’avis de ceux qui, au sortir du spectacle, dans un souper délicieux, dans le sein du luxe et du plaisir, disent gaiement que tout est perdu ; je suis assez près d’une ville de province, aussi peuplée que Rome moderne, et beaucoup plus opulente, qui entretient plus de quarante mille ouvriers, et qui vient de construire en même temps le plus bel hôpital du royaume, et le plus beau théâtre. De bonne foi, tout cela existerait-il si les campagnes ne produisaient que des ronces ?

J’ai choisi pour mon habitation un des moins bons terrains qui soient en France ; cependant rien ne nous y manque : le pays est orné de maisons qu’on eût regardées autrefois comme trop belles ; le pauvre qui veut s’occuper y cesse d’être pauvre ; cette petite province est devenue un jardin riant. Il vaut mieux, sans doute, fertiliser sa terre que de se plaindre à Paris de la stérilité de sa terre.[15]

Me voilà, madame, un peu loin de Tancrède : j’abuse du droit de mon âge, j’abuse de vos moments, je tombe dans les digressions, je dis peu en beaucoup de paroles. Ce n’est pas là le caractère de votre esprit ; mais je serais plus diffus si je m’abandonnais aux sentiments de ma reconnaissance. Recevez avec votre bonté ordinaire, madame, mon attachement et mon respect, que rien ne peut altérer jamais.

 

Ferney en Bourgogne, 10 d’octobre 1759.[16]

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

Assemblée des CHEVALIERS, rangés en demi-cercle

 

ARGIRE.

Illustres chevaliers, vengeurs de la Sicile,

Qui daignez, par égard au déclin de mes ans,

Vous assembler chez moi pour chasser nos tyrans,

Et former un état triomphant et tranquille ;

Syracuse en ses murs a gémi trop longtemps

Des desseins avortés d’un courage inutile.

Il est temps de marcher à ces fiers musulmans,

Il est temps de sauver d’un naufrage funeste

Le plus grand de nos biens, le plus cher qui nous reste,

Le droit le plus sacré des mortels généreux,

La liberté : c’est là que tendent tous nos vœux.

Deux puissants ennemis de notre république,

Des droits des nations, du bonheur des humains,

Les Césars de Byzance, et les fiers Sarrasins,

Nous menacent encor de leur joug tyrannique.

Ces despotes altiers, partageant l’univers,

Se disputent l’honneur de nous donner des fers.

Le Grec a sous ses lois les peuples de Messine ;[17]

Le hardi Solamir insolemment domine

Sur les fertiles champs couronnés par l’Etna,

Dans les murs d’Agrigente, aux campagnes d’Enna ;

Et tout de Syracuse annonçait la ruine.

Mais nos communs tyrans, l’un de l’autre jaloux,

Armés pour nous détruire, ont combattu pour nous ;

Ils ont perdu leur force en disputant leur proie.

À notre liberté le ciel ouvre une voie ;

Le moment est propice, il en faut profiter.

La grandeur musulmane est à son dernier âge ;

On commence en Europe à la moins redouter.

Dans la France un Martel, en Espagne un Pelage,

Le grand Léon[18] dans Rome, armé d’un saint courage,

Nous ont assez appris comme on peut la dompter.

Je sais qu’aux factions Syracuse livrée

N’a qu’une liberté faible et mal assurée.

Je ne veux point ici vous rappeler ces temps

Où nous tournions sur nous nos armes criminelles,

Où l’état répandait le sang de ses enfants.

Étouffons dans l’oubli nos indignes querelles.

Orbassan, qu’il ne soit qu’un parti parmi nous,

Celui du bien public, et du salut de tous.

Que de notre union l’état puisse renaître ;

Et, si de nos égaux nous fûmes trop jaloux,

Vivons et périssons sans avoir eu de maître.

ORBASSAN.

Argire, il est trop vrai que les divisions

Ont régné trop longtemps entre nos deux maisons :

L’état en fut troublé ; Syracuse n’aspire

Qu’à voir les Orbassans unis au sang d’Argire.

Aujourd’hui l’un par l’autre il faut nous protéger.

En citoyen zélé j’accepte votre fille ;

Je servirai l’état, vous, et votre famille ;

Et, du pied des autels, où je vais m’engager,

Je marche à Solamir, et je cours vous venger.

Mais ce n’est pas assez de combattre le Maure ;

Sur d’autres ennemis il faut jeter les yeux :

Il fut d’autres tyrans non moins pernicieux,

Que peut-être un vil peuple ose chérir encore.

De quel droit les Français, portant partout leurs pas,

Se sont-ils établis dans nos riches climats ?

De quel droit un Coucy[19] vint-il dans Syracuse,

Des rives de la Seine aux bords de l’Arétuse ?

D’abord modeste et simple, il voulut vous servir ;

Bientôt fier et superbe, il se fit obéir.

Sa race, accumulant d’immenses héritages,

Et d’un peuple ébloui maîtrisant les suffrages,

Osa sur ma famille élever sa grandeur.

Nous l’en avons punie, et, malgré sa faveur.

Nous voyons ses enfants bannis de nos rivages.

Tancrède,[20] un rejeton de ce sang dangereux,

Des murs de Syracuse éloigné dès l’enfance,

A servi, nous dit-on, les Césars de Byzance ;

Il est fier, outragé, sans doute valeureux ;

Il doit haïr nos lois, il cherche la vengeance.

Tout Français est à craindre : on voit même en nos jours

Trois simples écuyers,[21] sans bien et sans secours,

Sortis des flancs glacés de l’humide Neustrie,[22]

Aux champs Apuliens[23] se faire une patrie ;

Et, n’ayant pour tout droit que celui des combats,

Chasser les possesseurs, et fonder des états.

Grecs, Arabes, Français, Germains, tout nous dévore ;

Et nos champs, malheureux par leur fécondité,

Appellent l’avarice et la rapacité

Des brigands du Midi, du Nord, et de l’Aurore.

Nous devons nous défendre ensemble et nous venger.

J’ai vu plus d’une fois Syracuse trahie ;

Maintenons notre loi, que rien ne doit changer ;

Elle condamne à perdre et l’honneur et la vie

Quiconque entretiendrait avec nos ennemis

Un commerce secret, fatal à son pays.

À l’infidélité l’indulgence encourage.

On ne doit épargner ni le sexe ni l’âge.

Venise ne fonda sa fière autorité

Que sur la défiance et la sévérité :

Imitons sa sagesse en perdant les coupables.

LORÉDAN.

Quelle honte en effet, dans nos jours déplorables,

Que Solamir, un Maure, un chef de musulmans,

Dans la Sicile encore ait tant de partisans !

Que partout dans cette île et guerrière et chrétienne,

Que même parmi nous, Solamir entretienne

Des sujets corrompus, vendus à ses bienfaits !

Tantôt chez les Césars occupé de nous nuire,

Tantôt dans Syracuse ayant su s’introduire,

Nous préparant la guerre, et nous offrant la paix,

Et pour nous désunir soigneux de nous séduire !

Un sexe dangereux, dont les faible ? esprits

D’un peuple encor plus faible attirent les hommages,

Toujours des nouveautés et des héros épris,

À ce Maure imposant prodigua ses suffrages.

Combien de citoyens aujourd’hui prévenus

Pour ces arts séduisants que l’Arabe cultive ![24]

Arts trop pernicieux, dont l’éclat les captive,

À nos vrais chevaliers noblement inconnus.

Que notre art soit de vaincre, et je n’en veux point d’autre.

J’espère en ma valeur, j’attends tout de la vôtre ;

Et j’approuve surtout cette sévérité

Vengeresse des lois et de la liberté.

Pour détruire l’Espagne, il a suffi d’un traître :[25]

Il en fut parmi nous ; chaque jour en voit naître.

Mettons un frein terrible à l’infidélité ;

Au salut de l’état que toute pitié cède ;

Combattons Solamir, et proscrivons Tancrède.

Tancrède, né d’un sang parmi nous détesté,

Est plus à craindre encor pour notre liberté.

Dans le dernier conseil un décret juste et sage

Dans les mains d’Orbassan remit son héritage,

Pour confondre à jamais nos ennemis cachés,

À ce nom de Tancrède, en secret attachés ;

Du vaillant Orbassan c’est le juste partage,

Sa dot, sa récompense.

CATANE.

Oui, nous y souscrivons.

Que Tancrède, s’il veut, soit puissant à Byzance ;

Qu’une cour odieuse honore sa vaillance ;

Il n’a rien à prétendre aux lieux où nous vivons.

Tancrède, en se donnant un maître despotique,

A renoncé lui-même à nos sacrés remparts ;

Plus de retour pour lui ; l’esclave des Césars

Ne doit rien posséder dans une république.

Orbassan de nos lois est le plus ferme appui,

Et l’état, qu’il soutient, ne pouvait moins pour lui ;

Tel est mon sentiment.

ARGIRE.

Je vois en lui mon gendre ;

Ma fille m’est bien chère, il est vrai ; mais enfin

Je n’aurais point pour eux dépouillé l’orphelin :

Vous savez qu’à regret on m’y vit condescendre.

LORÉDAN.

Blâmez-vous le sénat ?

ARGIRE.

Non ; je hais la rigueur,

Mais toujours à la loi je fus prêt à me rendre,

Et l’intérêt commun l’emporta dans mon cœur.

ORBASSAN.

Ces biens sont à l’état, l’état seul doit les prendre.

Je n’ai point recherché cette faible faveur.

ARGIRE.

N’en parlons plus : hâtons cet heureux hyménée ;

Qu’il amène demain la brillante journée

Où ce chef arrogant d’un peuple destructeur,

Solamir, à la fin, doit connaître un vainqueur.

Votre rival en tout, il osa bien prétendre,

En nous offrant la paix, à devenir mon gendre ;[26]

Il pensait m’honorer par cet hymen fatal.

Allez... dans tous les temps triomphez d’un rival :

Mes amis, soyons prêts... ma faiblesse et mon âge

Ne me permettent plus l’honneur de commander ;

À mon gendre Orbassan vous daignez l’accorder.

Vous suivre est pour mes ans un assez beau partage ;

Je serai près de vous ; j’aurai cet avantage ;

Je sentirai mon cœur encor se ranimer ;

Mes yeux seront témoins de votre fier courage,

Et vous auront vus vaincre avant de se fermer.

LORÉDAN.

Nous combattrons sous vous, seigneur ; nous osons croire

Que ce jour, quel qu’il soit, nous sera glorieux ;

Nous nous promettons tous l’honneur de la victoire,

Ou l’honneur consolant de mourir à vos yeux.

 

 

Scène II

 

ARGIRE, ORBASSAN

 

ARGIRE.

Eh bien ! brave Orbassan, suis-je enfin votre père ?

Tous vos ressentiments sont-ils bien effacés ?

Pourrai-je en vous d’un fils trouver le caractère ?

Dois-je compter sur vous ?

ORBASSAN.

Je vous l’ai dit assez ;

J’aime l’état, Argire, il nous réconcilie.

Cet hymen nous rapproche, et la raison nous lie ;

Mais le nœud qui nous joint n’eût point été formé,

Si, dans notre querelle, à jamais assoupie,

Mon cœur, qui vous haït, ne vous eût estimé.

L’amour peut avoir part à ma nouvelle chaîne ;

Mais un si noble hymen ne sera point le fruit

D’un feu né d’un instant, qu’un autre instant détruit,

Que suit l’indifférence, et trop souvent la haine.

Ce cœur, que la patrie appelle aux champs de Mars,

Ne sait point soupirer au milieu des hasards.

Mon hymen a pour but l’honneur de vous complaire,

Notre union naissante, à tous deux nécessaire,

La splendeur de l’état, votre intérêt, le mien ;

Devant de tels objets l’amour a peu de charmes.

Il pourra resserrer un si noble lien ;

Mais sa voix doit ici se taire au bruit des armes.

ARGIRE.

J’estime en un soldat cette mâle fierté ;

Mais la franchise plaît, et non l’austérité.

J’espère que bientôt ma chère Aménaïde

Pourra fléchir en vous ce courage rigide.

C’est peu d’être un guerrier ; la modeste douceur

Donne un prix aux vertus, et sied à la valeur.

Vous sentez que ma fille au sortir de l’enfance,

Dans nos temps orageux de trouble et de malheur,

Par sa mère élevée à la cour de Byzance,

Pourrait s’effaroucher de ce sévère accueil,

Qui tient de la rudesse, et ressemble à l’orgueil.

Pardonnez aux avis d’un vieillard et d’un père.

ORBASSAN.

Vous-même pardonnez à mon humeur austère :

Élevé dans nos camps, je préférai toujours

À ce mérite faux des politesses vaines,

À cet art de flatter, à cet esprit des cours,

La grossière vertu des mœurs républicaines :

Mais je sais respecter la naissance et le rang

D’un estimable objet formé de votre sang ;

Je prétends par mes soins mériter qu’elle m’aime,

Vous regarder en elle, et m’honorer moi-même.

ARGIRE.

Par mon ordre en ces lieux elle avance vers vous.

 

 

Scène III

 

ARGIRE, ORBASSAN, AMÉNAÏDE

 

ARGIRE.

Le bien de cet état, les voix de Syracuse,

Votre père, le ciel, vous donnent un époux ;

Leurs ordres réunis ne souffrent point d’excuse.

Ce noble chevalier, qui se rejoint à moi,

Aujourd’hui par ma bouche a reçu votre foi.

Vous connaissez son nom, son rang, sa renommée ;

Puissant dans Syracuse, il commande l’armée ;

Tous les droits de Tancrède entre ses mains remis...

AMÉNAÏDE, à part.

De Tancrède !

ARGIRE.

À mes yeux sont le moins digne prix

Qui relève l’éclat d’une telle alliance.

ORBASSAN.

Elle m’honore assez, seigneur ; et sa présence

Rend plus cher à mon cœur le don que je reçois.

Puissé-je, en méritant vos bontés et son choix,

Du bonheur de tous trois confirmer l’espérance !

AMÉNAÏDE.

Mon père, en tous les temps je sais que votre cœur

Sentit tous mes chagrins, et voulut mon bonheur.

Votre choix me destine un héros en partage ;

Et quand ces longs débats qui troublèrent vos jours,

Grâce à votre sagesse, ont terminé leur cours,

Du nœud qui vous rejoint votre fille est le gage ;

D’une telle union je conçois l’avantage.

Orbassan permettra que ce cœur étonné,

Qu’opprima dès l’enfance un sort toujours contraire,

Par ce changement même au trouble abandonné,

Se recueille un moment dans le sein de son père.

ORBASSAN.

Vous le devez, madame ; et, loin de m’opposer

À de tels sentiments, dignes de mon estime,

Loin de vous détourner d’un soin si légitime,

Des droits que j’ai sur vous je craindrais d’abuser.

J’ai quitté nos guerriers, je revole à leur tête :

C’est peu d’un tel hymen, il le faut mériter ;

La victoire en rend digne ; et j’ose me flatter

Que bientôt des lauriers en orneront la fête.

 

 

Scène IV

 

ARGIRE, AMÉNAÏDE

 

ARGIRE.

Vous semblez interdite ; et vos yeux pleins d’effroi,

De larmes obscurcis, se détournent de moi.

Vos soupirs étouffés semblent me faire injure :

La bouche obéit mal lorsque le cœur murmure.

AMÉNAÏDE.

Seigneur, je l’avouerai, je ne m’attendais pas

Qu’après tant de malheurs, et de si longs débats,

Le parti d’Orbassan dût être un jour le vôtre ;

Que mes tremblantes mains uniraient l’un et l’autre,

Et que votre ennemi dût passer dans mes bras.

Je n’oublierai jamais que la guerre civile

Dans vos propres foyers vous priva d’un asile ;

Que ma mère, à regret évitant le danger,

Chercha loin de nos murs un rivage étranger ;

Que des bras paternels avec elle arrachée,

À ses tristes destins dans Byzance attachée,

J’ai partagé longtemps les maux qu’elle a soufferts.

Au sortir du berceau j’ai connu les revers :

J’appris sous une mère, abandonnée, errante,

À supporter l’exil et le sort des proscrits,

L’accueil impérieux d’une cour arrogante,

Et la fausse pitié, pire que les mépris.

Dans un sort avili noblement élevée,

De ma mère bientôt cruellement privée,

Je me vis seule au monde, en proie à mon effroi,

Roseau faible et tremblant, n’ayant d’appui que moi.

Votre destin changea. Syracuse en alarmes

Vous remit dans vos biens, vous rendit vos honneurs,

Se reposa sur vous du destin de ses armes,

Et de ses murs sanglants repoussa ses vainqueurs.

Dans le sein paternel je me vis rappelée,

Un malheur inouï m’en avait exilée :

Peut-être j’y reviens pour un malheur nouveau.

Vos mains de mon hymen allument le flambeau.

Je sais quel intérêt, quel espoir vous anime ;

Mais de vos ennemis je me vis la victime :

Je suis enfin la votre ; et ce jour dangereux

Peut-être de nos jours sera le plus affreux.

ARGIRE.

Il sera fortuné, c’est à vous de m’en croire.

Je vous aime, ma fille, et j’aime votre gloire.

On a trop murmuré quand ce fier Solamir,

Pour le prix de la paix qu’il venait nous offrir,

Osa me proposer de l’accepter pour gendre ;

Je vous donne au héros qui marche contre lui,

Au plus grand des guerriers armés pour nous défendre,

Autrefois mon émule, à présent notre appui.

AMÉNAÏDE.

Quel appui ! vous vantez sa superbe fortune ;

Mes vœux plus modérés la voudraient plus commune :

Je voudrais qu’un héros si fier et si puissant

N’eût point, pour s’agrandir, dépouillé l’innocent.

ARGIRE.

Du conseil, il est vrai, la prudence sévère

Veut punir dans Tancrède une race étrangère :

Elle abusa longtemps de son autorité ;

Elle a trop d’ennemis.

AMÉNAÏDE.

Seigneur, ou je m’abuse,

Ou Tancrède est encore aimé dans Syracuse.

ARGIRE.

Nous rendons tous justice à son cœur indompté ;

Sa valeur a, dit-on, subjugué l’Illyrie ;

Mais plus il a servi sous l’aigle des Césars,

Moins il doit espérer de revoir sa patrie :

Il est par un décret chassé de nos remparts.[27]

AMÉNAÏDE.

Pour jamais ! lui ? Tancrède ?

ARGIRE.

Oui, l’on craint sa présence ;

Et si vous l’avez vu dans les murs de Byzance,

Vous savez qu’il nous hait.

AMÉNAÏDE.

Je ne le croyais pas.

Ma mère avait pensé qu’il pouvait être encore

L’appui de Syracuse et le vainqueur du Maure ;

Et lorsque dans ces lieux des citoyens ingrats

Pour ce fier Orbassan contre vous s’animèrent,

Qu’ils ravirent vos biens, et qu’ils vous opprimèrent,

Tancrède aurait pour vous affronté le trépas.

C’est tout ce que j’ai su.

ARGIRE.

C’est trop, Aménaïde :

Rendez-vous aux conseils d’un père qui vous guide ;

Conformez-vous au temps, conformez-vous aux lieux.

Solamir, et Tancrède, et la cour de Byzance,[28]

Sont tous également en horreur à nos yeux.

Votre bonheur dépend de votre complaisance.

J’ai pendant soixante ans combattu pour l’état ;[29]

Je le servis injuste, et le chéris ingrat :

Je dois penser ainsi jusqu’à ma dernière heure.

Prenez mes sentiments ; et, devant que je meure,

Consolez mes vieux ans dont vous faites l’espoir.

Je suis prêt à finir une vie orageuse :

La votre doit couler sous les lois du devoir ;

Et je mourrai content si vous vivez heureuse.

AMÉNAÏDE.

Ah, seigneur ! croyez-moi, parlez moins de bonheur.

Je ne regrette point la cour d’un empereur.

Je vous ai consacré mes sentiments, ma vie ;

Mais, pour en disposer, attendez quelques jours.

Au crédit d’Orbassan trop d’intérêt vous lie :

Ce crédit si vanté doit-il durer toujours ?

Il peut tomber ; tout change, et ce béros peut-être

S’est trop tôt déclaré voire gendre et mon maître.

ARGIRE.

Comment ? que dites-vous ?

AMÉNAÏDE.

Cette témérité

Est peu respectueuse, et vous semble une injure.[30]

Je sais que dans les cours mon sexe plus flatté

Dans votre république a moins de liberté :

À Byzance on le sert ; ici la loi plus dure

Veut de l’obéissance, et défend le murmure.

Les musulmans altiers, trop longtemps vos vainqueurs,

Ont changé la Sicile, ont endurci vos mœurs :

Mais qui peut altérer vos bontés paternelles ?

ARGIRE.

Vous seule, vous, ma fille, en abusant trop d’elles.

De tout ce que j’entends mon esprit est confus :

J’ai permis vos délais, mais non pas vos refus.

La loi ne peut plus rompre un nœud si légitime :[31]

La parole est donnée ; y manquer est un crime.

Vous me l’avez bien dit, je suis né malheureux :

Jamais aucun succès n’a couronné mes vœux.

Tous les jours de ma vie ont été des orages.

Dieu puissant ! détournez ces funestes présages ;

Et puisse Aménaïde, en formant ces liens,

Se préparer des jours moins tristes que les miens !

 

 

Scène V

 

AMÉNAÏDE

 

Tancrède, cher amant ! moi, j’aurais la faiblesse

De trahir mes serments pour ton persécuteur !

Plus cruelle que lui, perfide avec bassesse,

Partageant ta dépouille avec cet oppresseur,

Je pourrais...

 

 

Scène VI

 

AMÉNAÏDE, FANIE

 

AMÉNAÏDE.

Viens, approche, ô ma chère Fanie

Vois le trait détesté qui m’arrache la vie.

Orbassan par mon père est nommé mon époux !

FANIE.

Je sens combien cet ordre est douloureux pour vous.

J’ai vu vos sentiments, j’en ai connu la force.

Le sort n’eut point de traits, la cour n’eut point d’amorce

Qui pussent arrêter ou détourner vos pas,

Quand la route par vous fut une fois choisie.

Votre cœur s’est donné, c’est pour toute la vie.

Tancrède et Solamir, touchés de vos appas,

Dans la cour des Césars en secret soupirèrent :

Mais celui que vos yeux justement distinguèrent,

Qui seul obtint vos vœux, qui sut les mériter,

En sera toujours digne ; et, puisque dans Byzance

Sur le fier Solamir il eut la préférence,

Orbassan dans ces lieux ne pourra l’emporter :

Votre âme est trop constante.

AMÉNAÏDE.

Ah ! tu n’en peux douter.

On dépouille Tancrède, on l’exile, on l’outrage :

C’est le sort d’un héros d’être persécuté ;

Je sens que c’est le mien de l’aimer davantage.

Écoute : dans ces murs Tancrède est regretté ;

Le peuple le chérit.

FANIE.

Banni dans son enfance,

De son père oublié les fastueux amis

Ont bientôt à son sort abandonné le fils.

Peu de cœurs comme vous tiennent contre l’absence.

À leurs seuls intérêts les grands sont attachés.

Le peuple est plus sensible.

AMÉNAÏDE.

Il est aussi plus juste.

FANIE.

Mais il est asservi : nos amis sont cachés ;

Aucun n’ose parler pour ce proscrit auguste.

Un sénat tyrannique est ici tout puissant.

AMÉNAÏDE.

Oui, je sais qu’il peut tout quand Tancrède est absent.

FANIE.

S’il pouvait se montrer, j’espérerais encore ;

Mais il est loin de vous.

AMÉNAÏDE.

Juste ciel, je t’implore !

À Fanie.

Je me confie à toi. Tancrède n’est pas loin ;

Et, quand de l’écarter on prend l’indigne soin,

Lorsque la tyrannie au comble est parvenue,

Il est temps qu’il paraisse, et qu’on tremble à sa vue.

Tancrède est dans Messine.

FANIE.

Est-il vrai ? justes cieux !

Et cet indigne hymen est formé sous ses yeux !

AMÉNAÏDE.

Il ne le sera pas... non, Fanie ; et peut-être

Mes oppresseurs et moi nous n’aurons plus qu’un maître.

Viens... je t’apprendrai tout... mais il faut tout oser ;

Le joug est trop honteux ; ma main doit le briser.[32]

La persécution enhardit ma faiblesse.[33]

Le trahir est un crime ; obéir est bassesse.

S’il vient, c’est pour moi seule, et je l’ai mérité :

Et moi, timide esclave, à son tyran promise.

Victime malheureuse indignement soumise,

Je mettrais mon devoir dans l’infidélité !

Non, l’amour à mon sexe inspire le courage :

C’est à moi de hâter ce fortuné retour ;

Et s’il est des dangers que ma crainte envisage,

Ces dangers me sont chers, ils naissent de l’amour.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

AMÉNAÏDE, FANIE

 

AMÉNAÏDE.

Où porté-je mes pas ?... d’où vient que je frissonne ?

Moi, des remords ! qui, moi ? le crime seul les donne...

Ma cause est juste... Ô cieux ! protégez mes desseins !

À Fanie, qui entre.

Allons, rassurons-nous... Suis-je en tout obéie ?

FANIE.

Votre esclave est parti ; la lettre est dans ses mains.

AMÉNAÏDE.

Il est maître, il est vrai, du secret de ma vie ;

Mais je connais son zèle : il m’a toujours servie.

On doit tout quelquefois aux derniers des humains.

Né d’aïeux musulmans chez les Syracusains,

Instruit dans les deux lois et dans les deux langages,

Du camp des Sarrasins il connaît les passages.

Et des monts de l’Etna les plus secrets chemins :[34]

C’est lui qui découvrit, par une course utile,

Que Tancrède en secret a revu la Sicile ;

C’est lui par qui le ciel veut changer mes destins.

Ma lettre, par ses soins, remise aux mains d’un Maure,

Dans Messine demain doit être avant l’aurore.

Des Maures et des Grecs les besoins mutuels

Ont toujours conservé, dans cette longue guerre,

Une correspondance à tous deux nécessaire ;

Tant la nature unit les malheureux mortels !

FANIE.

Ce pas est dangereux ; mais le nom de Tancrède,

Ce nom si redoutable, à qui tout autre cède,

Et qu’ici nos tyrans ont toujours en horreur,

Ce beau nom que l’amour grava dans votre cœur,

N’est point dans cette lettre à Tancrède adressée.

Si vous l’avez toujours présent à la pensée,

Vous avez su du moins le taire en écrivant.

Au camp des Sarrasins votre lettre portée

Vainement serait lue, ou serait arrêtée.

Enfin, jamais l’amour ne fut moins imprudent,

Ne sut mieux se voiler dans l’ombre du mystère,

Et ne fut plus hardi sans être téméraire.

Je ne puis cependant vous cacher mon effroi.

AMÉNAÏDE.

Le ciel jusqu’à présent semble veiller sur moi ;

Il ramène Tancrède, et tu veux que je tremble ?

FANIE.

Hélas ! qu’en d’autres lieux sa bonté vous rassemble.

La haine et l’intérêt s’arment trop contre lui :

Tout son parti se tait ; qui sera son appui ?

AMÉNAÏDE.

Sa gloire. Qu’il se montre, il deviendra le maître.

Un héros qu’on opprime attendrit tous les cœurs ;

Il les anime tous quand il vient à paraître.

FANIE.

Son rival est à craindre.

AMÉNAÏDE.

Ah ! combats ces terreurs,

Et ne m’en donne point. Souviens-toi que ma mère

Nous unit l’un et l’autre à ses derniers moments ;

Que Tancrède est à moi ; qu’aucune loi contraire

Ne peut rien sur nos vœux et sur nos sentiments.

Hélas ! nous regrettions cette île si funeste,

Dans le sein de la gloire et des murs des Césars ;

Vers ces champs trop aimés, qu’aujourd’hui je déteste,

Nous tournions tristement nos avides regards.

J’étais loin de penser que le sort qui m’obsède

Me gardât pour époux l’oppresseur de Tancrède,

Et que j’aurais pour dot l’exécrable présent

Des biens qu’un ravisseur enlève à mon amant.

Il faut l’instruire au moins d’une telle injustice ;

Qu’il apprenne de moi sa perte et mon supplice ;

Qu’il hâte son retour et défende ses droits.

Pour venger un héros je fais ce que je dois.

Ah ! si je le pouvais, j’en ferais davantage.

J’aime, je crains un père, et respecte son âge ;

Mais je voudrais armer nos peuples soulevés

Contre cet Orbassan qui nous a captivés.

D’un brave chevalier sa conduite est indigne :

Intéressé, cruel, il prétend à l’honneur !

Il croit d’un peuple libre être le protecteur !

Il ordonne ma honte, et mon père la signe !

Et je dois la subir, et je dois me livrer

Au maître impérieux qui pense m’honorer !

Hélas ! dans Syracuse on hait la tyrannie ;

Mais la plus exécrable, et la plus impunie,

Est celle qui commande et la haine et l’amour,

Et qui veut nous forcer de changer en un jour.

Le sort en est jeté.

FANIE.

Vous aviez paru craindre.

AMÉNAÏDE.

Je ne crains plus.

FANIE.

On dit qu’un arrêt redouté

Contre Tancrède même est aujourd’hui porté :

Il y va de la vie à qui le veut enfreindre.

AMÉNAÏDE.

Je le sais ; mon esprit en fut épouvanté :

Mais l’amour est bien faible alors qu’il est timide.

J’adore, tu le sais, un héros intrépide ;

Comme lui je dois l’être.

FANIE.

Une loi de rigueur

Contre vous, après tout, serait-elle écoutée ?

Pour effrayer le peuple elle paraît dictée.

AMÉNAÏDE.

Elle attaque Tancrède, elle me fait horreur.

Que cette loi jalouse est digne de nos maîtres !

Ce n’était point ainsi que ses braves ancêtres,

Ces généreux Français, ces illustres vainqueurs,

Subjuguaient l’Italie, et conquéraient des cœurs.

On aimait leur franchise, on redoutait leurs armes ;

Les soupçons n’entraient point dans leurs esprits altiers.

L’honneur avait uni tous ces grands chevaliers :

Chez les seuls ennemis ils portaient les alarmes ;

Et le peuple, amoureux de leur autorité,

Combattait pour leur gloire et pour sa liberté.

Ils abaissaient les Grecs, ils triomphaient du Maure.

Aujourd’hui je ne vois qu’un sénat ombrageux.

Toujours en défiance, et toujours orageux,

Qui lui-même se craint, et que le peuple abhorre.

Je ne sais si mon cœur est trop plein de ses feux ;

Trop de prévention peut-être me possède ;

Mais je ne puis souffrir ce qui n’est pas Tancrède :

La foule des humains n’existe point pour moi ;

Son nom seul en ces lieux dissipe mon effroi,

Et tous ses ennemis irritent ma colère.

 

 

Scène II

 

AMÉNAÏDE, FANIE, sur le devant, ARGIRE, LES CHEVALIERS, au fond

 

ARGIRE.

Chevaliers... je succombe à cet excès d’horreur.

Ah ! j’espérais du moins mourir sans déshonneur.

À sa fille, avec des sanglots mêlés de colère.

Retirez-vous... sortez...[35]

AMÉNAÏDE.

Qu’entends-je ? vous, mon père !

ARGIRE.

Moi, ton père ! est-ce à toi de prononcer ce nom,

Quand tu trahis ton sang, ton pays, ta maison ?

AMÉNAÏDE, faisant un pas, appuyée sur Fanie.

Je suis perdue !...

ARGIRE.

Arrête... ah, trop chère victime !

Qu’as-tu fait ?

AMÉNAÏDE, pleurant.

Nos malheurs...

ARGIRE.

Pleures-tu sur ton crime ?

AMÉNAÏDE.

Je n’en ai point commis.

ARGIRE.

Quoi ! tu démens ton seing ?

AMÉNAÏDE.

Non...

ARGIRE.

Tu vois que le crime est écrit de ta main.

Tout sert à m’accabler, tout sert à te confondre.

Ma fille !... il est donc vrai ?... tu n’oses me répondre.

Laisse au moins dans le doute un père au désespoir.

J’ai vécu trop longtemps... Qu’as-tu fait ?...

AMÉNAÏDE.

Mon devoir.

Aviez-vous fait le vôtre ?

ARGIRE.

Ah ! c’en est trop, cruelle :

Oses-tu te vanter d’être si criminelle ?

Laisse-moi, malheureuse ; ôte-toi de ces lieux :

Va, sors... une autre main saura fermer mes yeux.

AMÉNAÏDE sort presque évanouie entre les bras de Fanie.

Je me meurs.

 

 

Scène III

 

ARGIRE, LES CHEVALIERS

 

ARGIRE.

Mes amis, dans une telle injure...

Après son aveu même... après ce crime affreux...

Excusez d’un vieillard les sanglots douloureux...

Je dois tout à l’état... mais tout à la nature.

Vous n’exigerez pas qu’un père malheureux

À vos sévères voix mêle sa voix tremblante.

Aménaïde, hélas ! ne peut être innocente ;

Mais signer à-la-fois mon opprobre et sa mort,

Vous ne le voulez pas... c’est un barbare effort :

La nature en frémit, et j’en suis incapable.

LORÉDAN.

Nous plaignons tous, seigneur, un père respectable ;[36]

Nous sentons sa blessure, et craignons de l’aigrir :

Mais vous-même avez vu cette lettre coupable ;

L’esclave la portait au camp de Solamir ;

Auprès de ce camp même on a surpris le traître,

Et l’insolent Arabe a pu le voir punir.[37]

Ses odieux desseins n’ont que trop su paraître.

L’état était perdu. Nos dangers, nos serments,

Ne souffrent point de nous de vains ménagements :

Les lois n’écoutent point la pitié paternelle ;

L’état parle, il suffit.

ARGIRE.

Seigneur, je vous entends.

Je sais ce qu’on prépare à cette criminelle.[38]

Mais elle était ma fille... et voilà son époux...

Je cède à ma douleur... Je m’abandonne à vous...

Il ne me reste plus qu’à mourir avant elle.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LES CHEVALIERS

 

CATANE.

Déjà de la saisir l’ordre est donné par nous.

Sans doute il est affreux de voir tant de noblesse,

Les grâces, les attraits, la plus tendre jeunesse,

L’espoir de deux maisons, le destin le plus beau,

Par le dernier supplice enfermés au tombeau.[39]

Mais telle est parmi nous la loi de l’hyménée ;

C’est la religion lâchement profanée.

C’est la patrie enfin que nous devons venger.

L’infidèle en nos murs appelle l’étranger !

La Grèce et la Sicile ont vu des citoyennes,

Renonçant à leur gloire, au titre de chrétiennes,

Abandonner nos lois pour ces fiers musulmans,

Vainqueurs de tous cotés, et partout nos tyrans ;

Mais que d’un chevalier la fille respectée,

À Orbassan.

Sur le point d’être à vous, et marchant a l’autel,

Exécute un complot si lâche et si cruel !

De ce crime nouveau Syracuse infectée

Veut de notre justice un exemple éternel.

LORÉDAN.

Je l’avoue en tremblant; sa mort est légitime :

Plus sa race est illustre, et plus grand est le crime.

On sait de Solamir l’espoir ambitieux,

On connaît ses desseins, son amour téméraire,

Ce malheureux talent de tromper et de plaire,

D’imposer aux esprits, et d’éblouir les yeux.

C’est à lui que s’adresse un écrit si funeste,

« Régnez dans nos états » : ces mots trop odieux

Nous révèlent assez un complot manifeste.

Pour l’honneur d’Orbassan je supprime le reste ;

Il nous ferait rougir. Quel est le chevalier

Qui daignera jamais, suivant l’antique usage,

Pour ce coupable objet signaler son courage,

Et hasarder sa gloire a le justifier ?

CATANE.

Orbassan, comme vous nous sentons votre injure ;

Nous allons l’effacer au milieu des combats.

Le crime rompt l’hymen : oubliez la parjure.

Son supplice vous venge, et ne vous flétrit pas.

ORBASSAN.

Il me consterne, au moins... et, coupable ou fidèle,

Sa main me fut promise... On approche... C’est elle

Qu’au séjour des forfaits conduisent des soldats...

Cette bonté m’indigne autant qu’elle m’offense :

Laissez-moi lui parler.

 

 

Scène V

 

LES CHEVALIERS, sur le devant, AMÉNAÏDE, au fond, entourée de gardes

 

AMÉNAÏDE, dans le fond.

Ô céleste puissance !

Ne m’abandonnez point dans ces moments affreux.

Grand dieu ! vous connaissez l’objet de tous mes vœux ;

Vous connaissez mon cœur ; est-il donc si coupable ?

CATANE.

Vous voulez voir encor cet objet condamnable ?

ORBASSAN.

Oui, je le veux.

CATANE.

Sortons. Parlez-lui, mais songez

Que les lois, les autels, l’honneur, sont outragés :

Syracuse à regret exige une victime.

ORBASSAN.

Je le sais comme vous : un même soin m’anime.

Éloignez-vous, soldats.

 

 

Scène VI

 

AMÉNAÏDE, ORBASSAN

 

AMÉNAÏDE.

Qu’osez-vous attenter ?

À mes derniers moments venez-vous insulter ?

ORBASSAN.

Ma fierté jusque-là ne peut être avilie.

Je vous donnais ma main, je vous avais choisie ;

Peut-être l’amour même avait dicte ce choix.

Je ne sais si mon cœur s’en souviendrait encore,

Ou s’il est indigné d’avoir connu ses lois ;

Mais il ne peut souffrir ce qui le déshonore.

Je ne veux point penser qu’Orbassan soit trahi

Pour un chef étranger, pour un chef ennemi,

Pour un de ces tyrans que notre culte abhorre :

Ce crime est trop indigne ; il est trop inouï :

Et, pour vous, pour l’état, et surtout pour ma gloire,

Je veux fermer les yeux, et prétends ne rien croire.

Syracuse aujourd’hui voit en moi votre époux :

Ce titre me suffît ; je me respecte en vous ;

Ma gloire est offensée, et je prends sa défense.

Les lois des chevaliers ordonnent ces combats ;

Le jugement de Dieu[40] dépend de notre bras ;

C’est le glaive qui juge et qui fait l’innocence.

Je suis prêt.

AMÉNAÏDE.

Vous ?

ORBASSAN.

Moi seul ; et j’ose me flatter

Qu’après cette démarche, après cette entreprise[41]

(Qu’aux yeux de tout guerrier mon honneur autorise),

Un cœur qui m’était dû me saura mériter.

Je n’examine point si votre âme surprise

Ou par mes ennemis, ou par un séducteur,

Un moment aveuglée eut un moment d’erreur,

Si votre aversion fuyait mon hyménée.

Les bienfaits peuvent tout sur une âme bien née ;

La vertu s’affermit par un remords heureux.

Je suis sûr, en un mot, de l’honneur de tous deux.

Mais ce n’est point assez : j’ai le droit de prétendre

(Soit fierté, soit amour) un sentiment plus tendre.

Les lois veulent ici des serments solennels ;

J’en exige un de vous, non tel que la contrainte

En dicte à la faiblesse, en impose à la crainte,

Qu’en se trompant soi-même on prodigue aux autels :

À ma franchise altière il faut parler sans feinte :

Prononcez. Mon cœur s’ouvre, et mon bras est armé.

Je puis mourir pour vous ; mais je dois être aimé.

AMÉNAÏDE.

Dans l’abîme effroyable où je suis descendue,

À peine avec horreur à moi-même rendue,

Cet effort généreux, que je n’attendais pas,

Porte le dernier coup à mon âme éperdue,

Et me plonge au tombeau qui s’ouvrait sous mes pas.

Vous me forcez, seigneur, à la reconnaissance ;

Et, tout près du sépulcre où l’on va m’enfermer,

Mon dernier sentiment est de vous estimer.

Connaissez-moi ; sachez que mon cœur vous offense ;

Mais je n’ai point trahi ma gloire et mon pays :

Je ne vous trahis point, je n’avais rien promis.

Mon âme envers la vôtre est assez criminelle ;

Sachez qu’elle est ingrate, et non pas infidèle...

Je ne peux vous aimer ; je ne peux à ce prix

Accepter un combat pour ma cause entrepris.

Je sais de votre loi la dureté barbare,

Celle de mes tyrans, la mort qu’on me prépare.

Je ne me vante point du fastueux effort

De voir, sans m’alarmer, les apprêts de ma mort...

Je regrette la vie... elle dut m’être chère.

Je pleure mon destin, je gémis sur mon père ;[42]

Mais, malgré ma faiblesse, et malgré mon effroi,

Je ne puis vous tromper ; n’attendez rien de moi.

Je vous parais coupable après un tel outrage ;

Mais ce cœur, croyez-moi, le serait davantage,

Si jusqu’à vous complaire il pouvait s’oublier.

Je ne veux (pardonnez à ce triste langage)

De vous pour mon époux, ni pour mon chevalier.

J’ai prononcé ; jugez, et vengez votre offense.[43]

ORBASSAN.

Je me borne, madame, à venger mon pays,

À dédaigner l’audace, à braver le mépris,

À l’oublier. Mon bras prenait votre défense :

Mais, quitte envers ma gloire, aussi bien qu’envers vous,

Je ne suis plus qu’un juge à son devoir fidèle ;

Soumis à la loi seule, insensible comme elle.

Et qui ne doit sentir ni regrets ni courroux.[44]

 

 

Scène VII

 

AMÉNAÏDE, SOLDATS, dans l’enfoncement

 

AMÉNAÏDE.

J’ai donc dicté l’arrêt... et je me sacrifie !

Ô toi, seul des humains qui méritas ma foi,

Toi, pour qui je mourrai, pour qui j’aimais la vie,

Je suis donc condamnée !... Oui, je le suis pour toi ;

Allons... je lai voulu... Mais tant d’ignominie,

Mais un père accablé, dont les jours vont finir !

Des liens, des bourreaux... Ces apprêts d’infamie !

Ô mort ! affreuse mort ! puis-je vous soutenir ?

Tourments, trépas honteux... tout mon courage cède...

Non, il n’est point de honte en mourant pour Tancrède.

On peut m’ôter le jour, et non pas me punir.

Quoi ! je meurs en coupable !... un père, une patrie !

Je les servais tous deux, et tous deux m’ont flétrie !

Et je n’aurai pour moi, dans ces moments d’horreur,

Que mon seul témoignage, et la voix de mon cœur !

À Fanie, qui entre.

Quels moments pour Tancrède ! Ô ma chère Fanie !

Fanie lui baise la main en pleurant, et Aménaïde l’embrasse.

La douceur de te voir ne m’est donc point ravie !

FANIE.

Que ne puis-je avant vous expirer en ces lieux !

AMÉNAÏDE.

Ah !... je vois s’avancer ces monstres odieux...

Les gardes qui étaient dans le fond s’avancent pour l’emmener.

Porte un jour au héros à qui j’étais unie

Mes derniers sentiments, et mes derniers adieux,

Fanie... il apprendra si je mourus fidèle.[45]

Je coûterai du moins des larmes à ses yeux ;

Je ne meurs que pour lui... ma mort est moins cruelle.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TANCRÈDE, suivi de deux écuyers qui portent sa lance, son écu, etc., ALDAMON

 

TANCRÈDE.

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !

Qu’avec ravissement je revois ce séjour !

Cher et brave Aldamon, digne ami de mon père,

C’est toi dont l’heureux zèle a servi mon retour.

Que Tancrède est heureux ! que ce jour m’est prospère !

Tout mon sort est changé. Cher ami ! je te dois

Plus que je n’ose dire, et plus que tu ne crois.

ALDAMON.

Seigneur, c’est trop vanter mes services vulgaires,

Et c’est trop relever un sort tel que le mien ;

Je ne suis qu’un soldat, un simple citoyen...

TANCRÈDE.

Je le suis comme vous : les citoyens sont frères.

ALDAMON.

Deux ans dans l’Orient sous vous j’ai combattu ;

Je vous vis effacer l’éclat de vos ancêtres ;

J’admirai d’assez près votre haute vertu ;

C’est là mon seul mérite. Élevé par mes maîtres,

Né dans votre maison, je vous suis asservi.

Je dois...

TANCRÈDE.

Vous ne devez être que mon ami.

Voilà donc ces remparts que je voulais défendre,

Ces murs toujours sacrés pour le cœur le plus tendre,

Ces murs qui m’ont vu naître, et dont je suis banni !

Apprends-moi dans quels lieux respire Aménaïde.[46]

ALDAMON.

Dans ce palais antique où son père réside ;

Cette place y conduit : plus loin vous contemplez

Ce tribunal auguste, où l’on voit assemblés

Ces vaillants chevaliers, ce sénat intrépide,

Qui font les lois du peuple, et combattent pour lui,

Et qui vaincraient toujours le musulman perfide,

S’ils ne s’étaient privés de leur plus grand appui.

Voilà leurs boucliers, leurs lances, leurs devises,

Dont la pompe guerrière annonce aux nations

La splendeur de leurs faits, leurs nobles entreprises.

Votre nom seul ici manquait à ces grands noms.

TANCRÈDE.

Que ce nom soit caché, puisqu’on le persécute ;

Peut-être en d’autres lieux il est célèbre assez.

À ses écuyers.

Vous, qu’on suspende ici mes chiffres effacés ;

Aux fureurs des partis qu’ils ne soient plus en butte ;

Que mes armes sans faste, emblème des douleurs,

Telles que je les porte au milieu des batailles,

Ce simple bouclier, ce casque sans couleurs,

Soient attachés sans pompe à ces tristes murailles.

Les écuyers suspendent ses armes aux places vides, au milieu des autres trophées.

Conservez ma devise, elle est chère à mon cœur ;

Elle a dans mes combats soutenu ma vaillance ;[47]

Elle a conduit mes pas, et fait mon espérance ;

Les mots en sont sacrés ; c’est l’amour et l’honneur.

Lorsque les chevaliers descendront dans la place,

Vous direz qu’un guerrier, qui veut être inconnu,

Pour les suivre au combat dans leurs murs est venu,

Et qu’à les imiter il borne son audace.

À Aldamon.

Quel est leur chef, ami ?

ALDAMON.

Ce fût depuis trois ans,

Comme vous l’avez su, le respectable Argire.

TANCRÈDE, à part.

Père d’Aménaïde !...

ALDAMON.

On le vit trop longtemps

Succomber au parti dont nous craignons l’empire.

Il reprit à la fin sa juste autorité :

On respecte son rang, son nom, sa probité ;

Mais l’âge l’affaiblit. Orbassan lui succède.

TANCRÈDE.

Orbassan ! l’ennemi, l’oppresseur de Tancrède ![48]

Ami, quel est le bruit répandu dans ces lieux ?

Ah ! parle, est-il bien vrai que cet audacieux

D’un père trop facile ait surpris la faiblesse,

Que sur Aménaïde il ait levé les yeux,

Qu’il ait osé prétendre à s’unir avec elle ?

ALDAMON.

Hier confusément j’en appris la nouvelle.

Pour moi, loin de la ville, établi dans ce fort

Où je vous ai reçu, grâce à mon heureux sort.

À mon poste attaché, j’avouerai que j’ignore

Ce qu’on a fait depuis dans ces murs que j’abhorre :

On vous y persécute, ils sont affreux pour moi.

TANCRÈDE.

Cher ami, tout mon cœur s’abandonne à ta foi ;

Cours chez Aménaïde, et parais devant elle ;

Dis-lui qu’un inconnu, brûlant du plus beau zèle

Pour l’honneur de son sang, pour son auguste nom,

Pour les prospérités de sa noble maison,

Attaché dès l’enfance à sa mère, à sa race,

D’un entretien secret lui demande la grâce.

ALDAMON.

Seigneur, dans sa maison j’eus toujours quelque accès ;

On y voit avec joie, on accueille, on honore

Tous ceux qu’à votre nom le zèle attache encore.

Plût au ciel qu’on eût vu le pur sang des Français

Uni dans la Sicile au noble sang d’Argire !

Quel que soit le dessein, seigneur, qui vous inspire,

Puisque vous m’envoyez, je réponds du succès.

 

 

Scène II

 

TANCRÈDE, SES ÉCUYERS au fond

 

TANCRÈDE.

Il sera favorable ; et ce ciel qui me guide,

Ce ciel qui me ramène aux pieds d’Aménaïde,

Et qui, dans tous les temps, accorda sa faveur

Au véritable amour, au véritable honneur,

Ce ciel qui m’a conduit dans les tentes du Maure,

Parmi mes ennemis soutient ma cause encore.

Aménaïde m’aime, et son cœur me répond

Que le mien dans ces lieux ne peut craindre un affront.

Loin des camps des Césars, et loin de l’Illyrie,

Je viens enfin pour elle au sein de ma patrie,

De ma patrie ingrate, et qui, dans mon malheur,

Après Aménaïde est si chère à mon cœur !

J’arrive : un autre ici l’obtiendrait de son père !

Et sa fille à ce point aurait pu me trahir !

Quel est cet Orbassan ? quel est ce téméraire ?

Quels sont donc les exploits dont il doit s’applaudir ?

Qu’a-t-il fait de si grand qui le puisse enhardir

À demander un prix qu’on doit à la vaillance.

Qui des plus grands héros serait la récompense.

Qui m’appartient du moins par les droits de l’amour ?

Avant de me l’ôter, il m’ôtera le jour.

Après mon trépas même elle serait fidèle.[49]

L’oppresseur de mon sang ne peut régner sur elle.

Oui, ton cœur m’est connu, je n’en redoute rien,

Ma chère Aménaïde, il est tel que le mien,

Incapable d’effroi, de crainte, et d’inconstance.

 

 

Scène III

 

TANCRÈDE, ALDAMON

 

TANCRÈDE.

Ah ! trop heureux ami, tu sors de sa présence :

Tu vois tous mes transports ; allons, conduis mes pas.

ALDAMON.

Vers ces funestes lieux, seigneur, n’avancez pas.

TANCRÈDE.

Que me dis-tu ? les pleurs inondent ton visage !

ALDAMON.

Ah ! fuyez pour jamais ce malheureux rivage ;

Après les attentats que ce jour a produits,

Je n’y puis demeurer, tout obscur que je suis.

TANCRÈDE.

Comment ?...

ALDAMON.

Portez ailleurs ce courage sublime :

La gloire vous attend aux tentes des Césars ;

Elle n’est point pour vous dans ces affreux remparts

Fuyez ; vous n’y verriez que la honte et le crime.

TANCRÈDE.

De quels traits inouïs viens-tu percer mon cœur !

Qu’as-tu vu ? que t’a dit, que fait Aménaïde ?

ALDAMON.

J’ai trop vu vos desseins... Oubliez-la, seigneur.

TANCRÈDE.

Ciel ! Orbassan l’emporte ! Orbassan ! la perfide !

L’ennemi de son père, et mon persécuteur !

ALDAMON.

Son père a ce matin signé cet hyménée ;

Et la pompe fatale en était ordonnée...

TANCRÈDE.

Et je serais témoin de cet excès d’horreur !

ALDAMON.

Votre dépouille ici leur fut abandonnée,

Vos biens étaient sa dot. Un rival odieux,

Seigneur, vous enlevait le bien de vos aïeux.

TANCRÈDE.

Le lâche ! il m’enlevait ce qu’un héros méprise.

Aménaïde, ô ciel ! en ses mains est remise ?

Elle est à lui ?

ALDAMON.

Seigneur, ce sont les moindres coups

Que le ciel irrité vient de lancer sur vous.

TANCRÈDE.

Achève donc, cruel, de m’arracher la vie ;

Achève... parle... hélas !

ALDAMON.

Elle allait être unie

Au fier persécuteur de vos jours glorieux ;

Le flambeau de l’hymen s’allumait en ces lieux,

Lorsqu’on a reconnu quelle est sa perfidie :

C’est peu d’avoir changé, d’avoir trompé vos vœux,

L’infidèle, seigneur, vous trahissait tous deux.

TANCRÈDE.

Pour qui ?

ALDAMON.

Pour une main étrangère, ennemie,

Pour l’oppresseur altier de notre nation,

Pour Solamir.

TANCRÈDE.

Ô ciel ! ô trop funeste nom !

Solamir !... Dans Byzance il soupira pour elle :

Mais il fut dédaigné, mais je fus son vainqueur ;[50]

Elle n’a pu trahir ses serments et mon cœur ;

Tant d’horreur n’entre point dans une âme si belle ;

Elle en est incapable.

ALDAMON.

À regret j’ai parlé ;

Mais ce secret horrible est partout révélé.

TANCRÈDE.

Écoute : je connais l’envie et l’imposture :

Eh ! quel cœur généreux échappe à leur injure !

Proscrit dès mon berceau, nourri dans le malheur,

Mais toujours éprouvé, moi qui suis mon ouvrage,

Qui d’états en états ai porté mon courage,

Qui partout de l’envie ai senti la fureur,

Depuis que je suis né, j’ai vu la calomnie

Exhaler les venins de sa bouche impunie,

Chez les républicains, comme à la cour des rois.

Argire fut longtemps accusé par sa voix ;

Il souffrit comme moi : cher ami, je m’abuse,

Ou ce monstre odieux règne dans Syracuse ;

Ses serpents sont nourris de ces mortels poisons

Que dans les cœurs trompés jettent les factions.

De l’esprit de parti je sais quelle est la rage :

L’auguste Aménaïde en éprouve l’outrage.

Entrons : je veux la voir, l’entendre, et m’éclairer.

ALDAMON.

Ah ! seigneur, arrêtez : il faut donc tout vous dire ;

On l’arrache des bras du malheureux Argire ;

Elle est aux fers.

TANCRÈDE.

Qu’entends-je ?

ALDAMON.

Et l’on va la livrer,

Dans cette place même, au plus affreux supplice.

TANCRÈDE.

Aménaïde !

ALDAMON.

Hélas ! si c’est une justice,

Elle est bien odieuse ; on ose en murmurer,

On pleure ; mais, seigneur, on se borne à pleurer.

TANCRÈDE.

Aménaïde ! ô cieux !... Crois-moi, ce sacrifice,

Cet horrible attentat ne s’achèvera pas.

ALDAMON.

Le peuple au tribunal précipite ses pas :

Il la plaint, il gémit, en la nommant perfide ;

Et d’un cruel spectacle indignement avide,

Turbulent, curieux avec compassion,

Il s’agite en tumulte autour de la prison.

Étrange empressement de voir des misérables !

On hâte en gémissant ces moments formidables.

Ces portiques, ces lieux que vous voyez déserts,

De nombreux citoyens seront bientôt couverts.

Éloignez-vous, venez.

TANCRÈDE.

Quel vieillard vénérable

Sort d’un temple en tremblant, les yeux baignés de pleurs ?

Ses suivants consternés imitent ses douleurs.

ALDAMON.

C’est Argire, seigneur, c’est ce malheureux père...

TANCRÈDE.

Retire-toi...[51] surtout ne me découvre pas.

Que je le plains !

 

 

Scène IV

 

ARGIRE, dans un des côtés de la scène, TANCRÈDE, sur le devant, ALDAMON, loin de lui, dans l’enfoncement

 

ARGIRE.

Ô ciel ! avance mon trépas.

Ô mort ! viens me frapper ; c’est ma seule prière.

TANCRÈDE.

Noble Argire, excusez un de ces chevaliers

Qui, contre le croissant déployant leur bannière,

Dans de si saints combats vont chercher des lauriers.

Vous voyez le moins grand de ces dignes guerriers.

Je venais... Pardonnez... dans l’état où vous êtes,

Si je mêle à vos pleurs mes larmes indiscrètes.

ARGIRE.

Ah ! vous êtes le seul qui m’osiez consoler ;

Tout le reste me fuit, ou cherche à m’accabler.

Vous-même pardonnez à mon désordre extrême.

À qui parlé-je ? hélas !

TANCRÈDE.

Je suis un étranger,

Plein de respect pour vous, touché comme vous-même,

Honteux, et frémissant de vous interroger ;

Malheureux comme vous... Ah ! par pitié... de grâce,

Une seconde fois excusez tant d’audace.

Est-il vrai ?... votre fille !... est-il possible ?...

ARGIRE.

Hélas !

Il est trop vrai, bientôt on la mène au trépas.

TANCRÈDE.

Elle est coupable ?

ARGIRE, avec des soupirs et des pleurs.

Elle est... la honte de son père.

TANCRÈDE.

Votre fille !... Seigneur, nourri loin de ces lieux,

Je pensais, sur le bruit de son nom glorieux,

Que si la vertu même habitait sur la terre,

Le cœur d’Aménaïde était son sanctuaire.

Elle est coupable ! ô jour ! ô détestables bords !

Jour à jamais affreux !

ARGIRE.

Ce qui me désespère,

Ce qui creuse ma tombe, et ce qui chez les morts

Avec plus d’amertume encor me fait descendre,

C’est qu’elle aime son crime, et qu’elle est sans remords.

Aussi nul chevalier ne cherche à la défendre :

Ils ont en gémissant signé l’arrêt mortel ;

Et, malgré notre usage antique et solennel,

Si vanté dans l’Europe, et si cher au courage,

De défendre en champ clos le sexe qu’on outrage,

Celle qui fut ma fille à mes yeux va périr,[52]

Sans trouver un guerrier qui l’ose secourir.

Ma douleur s’en accroît, ma honte s’en augmente ;

Tout frémit, tout se tait, aucun ne se présente.

TANCRÈDE.

Il s’en présentera ; gardez-vous d’en douter.

ARGIRE.

De quel espoir, seigneur, daignez-vous me flatter ?

TANCRÈDE.

Il s’en présentera, non pas pour votre fille,

Elle est loin d’y prétendre et de le mériter.

Mais pour l’honneur sacré de sa noble famille,

Pour vous, pour votre gloire, et pour votre vertu.

ARGIRE.

Vous rendez quelque vie à ce cœur abattu.

Eh ! qui, pour nous défendre, entrera dans la lice ?

Nous sommes en horreur, on est glacé d’effroi ;

Qui daignera me tendre une main protectrice ?

Je n’ose m’en flatter... Qui combattra ?

TANCRÈDE.

Qui ? moi.

Moi, dis-je ; et, si le ciel seconde ma vaillance,

Je demande de vous, seigneur, pour récompense,

De partir à l’instant sans être retenu,

Sans voir Aménaïde, et sans être connu.

ARGIRE.

Ah ! seigneur, c’est le ciel, c’est Dieu qui vous envoie.

Mon cœur triste et flétri ne peut goûter de joie ;

Mais je sens que j’expire avec moins de douleur.

Ah ! ne puis-je savoir à qui, dans mon malheur,

Je dois tant de respect et de reconnaissance ?

Tout annonce à mes yeux votre haute naissance :

Hélas ! qui vois-je en vous ?

TANCRÈDE.

Vous voyez un vengeur.

 

 

Scène V

 

ORBASSAN, ARGIRE, TANCRÈDE, CHEVALIERS, SUITE

 

ORBASSAN, à Argire.

L’état est en danger, songeons à lui, seigneur.

Nous prétendions demain sortir de nos murailles ;

Nous sommes prévenus. Ceux qui nous ont trahis

Sans doute avertissaient nos cruels ennemis.

Solamir veut tenter le destin des batailles ;

Nous marcherons à lui. Vous, si vous m’en croyez,

Dérobez à vos yeux un spectacle funeste,

Insupportable, horrible à nos sens effrayés.

ARGIRE.

Il suffit, Orbassan ; tout l’espoir qui me reste

C’est d’aller expirer au milieu des combats.

Montrant Tancrède.

Ce brave chevalier y guidera mes pas :

Et, malgré les horreurs dont ma race est flétrie,

Je périrai du moins en servant ma patrie.

ORBASSAN.

Des sentiments si grands sont bien dignes de vous.

Allez aux musulmans porter vos derniers coups ;

Mais, avant tout, fuyez cet appareil barbare,

Si peu fait pour vos yeux, et déjà qu’on prépare.

On approche.

ARGIRE.

Ah ! grand dieu !

ORBASSAN.

Les regards paternels

Doivent se détourner de ces objets cruels.

Ma place me retient, et mon devoir sévère

Veut qu’ici je contienne un peuple téméraire :

L’inexorable loi ne sait rien ménager ;

Tout horrible qu’elle est, je la dois protéger.

Mais vous, qui n’avez point cet affreux ministère,

Qui peut vous retenir, et qui peut vous forcer

À voir couler le sang que la loi va verser ?

On vient ; éloignez-vous.

TANCRÈDE, à Argire.

Non, demeurez, mon père.

ORBASSAN.

Et qui donc êtes-vous ?

TANCRÈDE.

Votre ennemi, seigneur,

L’ami de ce vieillard, peut-être son vengeur,

Peut-être autant que vous à l’état nécessaire.

 

 

Scène VI

 

La scène s’ouvre : on voit, AMÉNAÏDE au milieu des gardes, LES CHEVALIERS, LE PEUPLE, remplissent la place

 

ARGIRE, à Tancrède.

Généreux inconnu, daignez me soutenir ;

Cachez-moi ces objets... C’est ma fille elle-même.

TANCRÈDE.

Quels moments pour tous trois !

AMÉNAÏDE.

Ô justice suprême !

Toi qui vois le passé, le présent, l’avenir.

Tu lis seule en mon cœur, toi seule es équitable ;

Des profanes humains la foule impitoyable

Parle et juge en aveugle, et condamne au hasard.

Chevaliers, citoyens, vous qui tous avez part[53]

Au sanguinaire arrêt porté contre ma vie,

Ce n’est pas devant vous que je me justifie.

Que ce ciel qui m’entend juge entre vous et moi.

Organes odieux d’un jugement inique,

Oui, je vous outrageais ; j’ai trahi votre loi ;

Je l’avais en horreur, elle était tyrannique :

Oui, j’offensais un père, il a forcé mes vœux ;

J’offensais Orbassan, qui, fier et rigoureux,

Prétendait sur mon âme une injuste puissance.

Citoyens, si la mort est due à mon offense,

Frappez ; mais écoutez, sachez tout mon malheur :

Qui va répondre à Dieu parle aux hommes sans peur.[54]

Et vous, mon père, et vous, témoin de mon supplice,

Qui ne deviez pas l’être, et de qui la justice

Apercevant Tancrède.

Aurait pu... Ciel ! ô ciel ! qui vois-je à ses côtés ?

Est-ce lui ?... je me meurs.

Elle tombe évanouie entre les gardes.

TANCRÈDE.

Ah ! ma seule présence

Est pour elle un reproche ! il n’importe... Arrêtez,

Ministres de la mort, suspendez la vengeance ;

Arrêtez, citoyens, j’entreprends sa défense,

Je suis son chevalier : ce père infortuné,

Prêt à mourir comme elle, et non moins condamné.

Daigne avouer mon bras propice à l’innocence.

Que la seule valeur rende ici des arrêts ;

Des dignes chevaliers c’est le plus beau partage ;

Que l’on ouvre la lice à l’honneur, au courage ;

Que les juges du camp fassent tous les apprêts.

Toi, superbe Orbassan, c’est toi que je défie ;

Viens mourir de mes mains ou m’arracher la vie ;

Tes exploits et ton nom ne sont pas sans éclat ;

Tu commandes ici, je veux t’en croire digne,

Je jette devant toi le gage du combat.

Il jette son gantelet sur la scène.

L’oses-tu relever ?

ORBASSAN.

Ton arrogance insigne

Ne mériterait pas qu’on te fît cet honneur :

Il fait signe à son écuyer de ramasser le gage de bataille.

Je le fais à moi-même ; et, consultant mon cœur,

Respectant ce vieillard qui daigne ici t’admettre,

Je veux bien avec toi descendre à me commettre,

Et daigner te punir de m’oser défier.

Quel est ton rang, ton nom ? ce simple bouclier

Semble nous annoncer peu de marques de gloire.

TANCRÈDE.

Peut-être il en aura des mains de la victoire.

Pour mon nom, je le tais, et tel est mon dessein ;

Mais je te l’apprendrai les armes à la main.

Marchons.

ORBASSAN.

Qu’à l’instant même on ouvre la barrière ;

Qu’Aménaïde ici ne soit plus prisonnière

Jusqu’à l’événement de ce léger combat.

Vous, sachez, compagnons, qu’en quittant la carrière,

Je marche à votre tête, et je défends l’état.

D’un combat singulier la gloire est périssable ;

Mais servir la patrie est l’honneur véritable.

TANCRÈDE.

Viens ; et vous, chevaliers, j’espère qu’aujourd’hui

L’état sera sauvé par d’autres que par lui.

 

 

Scène VII

 

ARGIRE, sur le devant, AMÉNAÏDE, au fond, à qui l’on a ôté les fers

 

AMÉNAÏDE, revenant à elle.

Ciel ! que deviendra-t-il ? Si l’on sait sa naissance,

Il est perdu.

ARGIRE.

Ma fille...

AMÉNAÏDE, appuyée sur Fanie, et se retournant vers son père.

Ah ! que me voulez-vous ?

Vous m’avez condamnée.

ARGIRE.

Ô destins en courroux !

Voulez-vous, ô mon Dieu qui prenez sa défense,

Ou pardonner sa faute, ou venger l’innocence ?

Quels bienfaits à mes yeux daignez-vous accorder ?

Est-ce justice ou grâce ? Ah ! je tremble et j’espère.

Qu’as-tu fait ? et comment dois-je te regarder ?

Avec quels yeux, hélas !

AMÉNAÏDE.

Avec les yeux d’un père.

Votre fille est encore au bord de son tombeau.

Je ne sais si le ciel me sera favorable :

Rien n’est changé, je suis encor sous le couteau.

Tremblez moins pour ma gloire, elle est inaltérable ;

Mais si vous êtes père, ôtez-moi de ces lieux ;

Dérobez votre fille, accablée, expirante,

À tout cet appareil, à la foule insultante

Qui sur mon infortune arrête ici ses yeux,

Observe mes affronts, et contemple des larmes,

Dont la cause est si belle... et qu’on ne connaît pas.

ARGIRE.

Viens ; mes tremblantes mains rassureront tes pas.

Ciel ! de son défenseur favorisez les armes,

Ou d’un malheureux père avancez le trépas.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

TANCRÈDE, LORÉDAN, CHEVALIERS

 

Marche guerrière : on porte les armes de Tancrède devant lui.

LORÉDAN.

Seigneur, votre victoire est illustre et fatale :

Vous nous avez privés d’un brave chevalier,

Dont le cœur à l’état se livrait tout entier,

Et de qui la valeur fut à la votre égale ;

Ne pouvons-nous savoir votre nom, votre sort ?

TANCRÈDE, dans l’attitude d’un homme pensif et affligé.

Orbassan ne l’a su qu’en recevant la mort ;

Il emporte au tombeau mon secret et ma haine.

De mon sort malheureux ne soyez point en peine ;

Si je puis vous servir, qu’importe qui je sois ?

LORÉDAN.

Demeurez ignoré, puisque vous voulez l’être ;

Mais que votre vertu se fasse ici connaître

Par un courage utile et de dignes exploits.

Les drapeaux du croissant dans nos champs vont paraître ;

Défendez avec nous notre culte et nos lois ;

Voyez dans Solamir un plus grand adversaire :

Nous perdons notre appui, mais vous le remplacez.

Rendez-nous le héros que vous nous ravissez ;

Le vainqueur d’Orbassan nous devient nécessaire.

Solamir vous attend.

TANCRÈDE.

Oui, je vous ai promis

De marcher avec vous contre vos ennemis ;

Je tiendrai ma parole : et Solamir peut-être

Est plus mon ennemi que celui de l’état.

Je le hais plus que vous : mais, quoi qu’il en puisse être,

Sachez que je suis prêt pour ce nouveau combat.

CATANE.

Nous attendons beaucoup d’une telle vaillance ;

Attendez tout aussi de la reconnaissance

Que devra Syracuse à votre illustre bras.

TANCRÈDE.

Il n’en est point pour moi, je n’en exige pas ;

Je n’en veux point, seigneur ; et cette triste enceinte

N’a rien qui désormais soit l’objet de mes vœux.

Si je verse mon sang, si je meurs malheureux,

Je ne prétends ici récompense ni plainte,

Ni gloire ni pitié. Je ferai mon devoir ;

Solamir me verra, c’est là tout mon espoir.

LORÉDAN.

C’est celui de l’état ; déjà le temps nous presse.

Ne songeons qu’à l’objet qui tous nous intéresse,

À la victoire ; et vous, qui l’allez partager,

Vous serez averti quand il faudra vous rendre

Au poste où l’ennemi croit bientôt nous surprendre.

Dans le sang musulman tout prêts à nous plonger,

Tout autre sentiment nous doit être étranger.

Ne pensons, croyez-moi, qu’à servir la patrie.

Les chevaliers sortent.

TANCRÈDE.

Qu’elle eu soit digne ou non, je lui donne ma vie.

 

 

Scène II

 

TANCRÈDE, ALDAMON

 

ALDAMON.

Ils ne connaissent pas quel trait envenimé

Est caché dans ce cœur trop noble et trop charmé.

Mais, malgré vos douleurs, et malgré votre outrage,

Ne remplirez-vous pas l’indispensable usage

De paraître en vainqueur aux yeux de la beauté

Qui vous doit son honneur, ses jours, sa liberté,

Et de lui présenter de vos mains triomphantes

D’Orbassan terrassé les dépouilles sanglantes ?

TANCRÈDE.

Non sans doute, Aldamon, je ne la verrai pas.

ALDAMON.

Eh quoi ! pour la servir vous cherchiez le trépas,

Et vous fuyez loin d’elle ?

TANCRÈDE.

Et son cœur le mérite.

ALDAMON.

Je vois trop à quel point son crime vous irrite ;

Mais pour ce crime, enfin, vous avez combattu.

TANCRÈDE.

Oui, j’ai tout fait pour elle, il est vrai, je l’ai dû.

Je n’ai pu, cher ami, malgré sa perfidie,

Supporter ni sa mort ni son ignominie ;

Et, l’eussé-je aimé moins,[55] comment l’abandonner ?

J’ai dû sauver ses jours, et non lui pardonner.

Qu’elle vive, il suffît, et que Tancrède expire.

Elle regrettera l’amant qu’elle a trahi,

Le cœur qu’elle a perdu, ce cœur qu’elle déchire...

À quel excès, ô ciel ! je lui fus asservi !

Pouvais-je craindre, hélas ! de la trouver parjure ?

Je pensais adorer la vertu la plus pure ;

Je croyais les serments, les autels moins sacrés

Qu’une simple promesse, un mot d’Aménaïde...

ALDAMON.

Tout est-il en ces lieux ou barbare ou perfide ?

À la proscription vos jours furent livrés ;

La loi vous persécute, et l’amour vous outrage.

Eh bien ! s’il est ainsi, fuyons de ce rivage :

Je vous suis au combat ; je vous suis pour jamais,

Loin de ces murs affreux, trop souillés de forfaits.

TANCRÈDE.

Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle

L’image des vertus que je crus voir en elle !

Toi, qui me fais descendre avec tant de tourment

Dans l’horreur du tombeau dont je t’ai délivrée,

Odieuse coupable... et peut-être adorée !

Toi, qui fais mon destin jusqu’au dernier moment ;

Ah ! s’il était possible, ah ! si tu pouvais être

Ce que mes yeux trompés t’ont vu toujours paraître !

Non, ce n’est qu’en mourant que je puis l’oublier ;

Ma faiblesse est affreuse... il la faut expier,

Il faut périr... mourons, sans nous occuper d’elle.

ALDAMON.

Elle vous a paru tantôt moins criminelle.

L’univers, disiez-vous, au mensonge est livre ;

La calomnie y règne.

TANCRÈDE.

Ah ! tout est avéré,

Tout est approfondi dans cet affreux mystère :

Solamir en ces lieux adora ses attraits ;

Il demanda sa main pour le prix de la paix.

Hélas ! l’eût-il osé, s’il n’avait pas su plaire ?

Ils sont d’intelligence. En vain j’ai cru mon cœur,

En vain j’avais douté ; je dois en croire un père :

Le père le plus tendre est son accusateur ;

Il condamne sa fille ; elle-même s’accuse ;

Enfin mes yeux l’ont vu ce billet plein d’horreur :

« Puissiez-vous vivre en maître au sein de Syracuse,[56]

« Et régner dans nos murs, ainsi que dans mon cœur ! »

Mon malheur est certain.

ALDAMON.

Que ce grand cœur l’oublie,

Qu’il dédaigne une ingrate à ce point avilie.

TANCRÈDE.

Et pour comble d’horreur, elle a cru s’honorer !

Au plus grand des humains elle a cru se livrer !

Que cette idée encor m’accable et m’humilie !

L’Arabe impérieux domine en Italie ;

Et le sexe imprudent, que tant d’éclat séduit,

Ce sexe à l’esclavage en leurs états réduit.

Frappé de ce respect que des vainqueurs impriment,

Se livre par faiblesse aux maîtres qui l’oppriment !

Il nous trahit pour eux, nous, son servile appui,

Qui vivons à ses pieds, et qui mourons pour lui !

Ma fierté suffirait, dans une telle injure,

Pour détester ma vie, et pour fuir la parjure.

 

 

Scène III

 

TANCRÈDE, ALDAMON, PLUSIEURS CHEVALIERS

 

CATANE.

Nos chevaliers sont prêts ; le temps est précieux.

TANCRÈDE.

Oui, j’en ai trop perdu : je m’arrache à ces lieux ;

Je vous suis, c’en est fait.

 

 

Scène IV

 

TANCRÈDE, AMÉNAÏDE, ALDAMON, FANIE, CHEVALIERS

 

AMÉNAÏDE, arrivant avec précipitation.

Ô mon dieu tutélaire !

Maître de mon destin, j’embrasse vos genoux.

Tancrède la relève, mais en se détournant.

Ce n’est point m’abaisser ; et mon malheureux père

À vos pieds, comme moi, va tomber devant vous.

Pourquoi nous dérober votre auguste présence ?

Qui pourra condamner ma juste impatience ?

Je m’arrache à ses bras... mais ne puis-je, seigneur,

Me permettre ma joie, et montrer tout mon cœur ?

Je n’ose vous nommer... et vous baissez la vue...

Ne puis-je vous revoir, en cet affreux séjour,

Qu’au milieu des bourreaux qui m’arrachaient le jour ?

Vous êtes consterné... mon âme est confondue ;

Je crains de vous parler... quelle contrainte, hélas !

Vous détournez les yeux... vous ne m’écoutez pas.[57]

TANCRÈDE, d’une voix entrecoupée.

Retournez... consolez ce vieillard que j’honore ;

D’autres soins plus pressants me rappellent encore.

Envers vous, envers lui, j’ai rempli mon devoir,

J’en ai reçu le prix... je n’ai point d’autre espoir :

Trop de reconnaissance est un fardeau peut-être ;

Mon cœur vous en dégage... et le votre est le maître

De pouvoir à son gré disposer de son sort.

Vivez heureuse... et moi, je vais chercher la mort.[58]

 

 

Scène V

 

AMÉNAÏDE, FANIE

 

AMÉNAÏDE.

Veillé-je ? et du tombeau suis-je en effet sortie ?

Est-il vrai que le ciel m’ait rendue à la vie ?

Ce jour, ce triste jour éclaire-t-il mes yeux ?

Ce que je viens d’entendre, ô ma chère Fanie !

Est un arrêt de mort, plus dur, plus odieux,

Plus affreux que les lois qui m’avaient condamnée.

FANIE.

L’un et l’autre est horrible à mon âme étonnée.[59]

AMÉNAÏDE.

Est-ce Tancrède, ô ciel ! qui vient de me parler ?

As-tu vu sa froideur altière, avilissante,

Ce courroux dédaigneux dont il m’ose accabler ?

Fanie, avec horreur il voyait son amante !

Il m’arrache à la mort, et c’est pour m’immoler !

Qu’ai-je donc fait, Tancrède ? ai-je pu vous déplaire ?

FANIE.

Il est vrai que son front respirait la colère,

Sa voix entrecoupée affectait des froideurs ;

Il détournait les yeux, mais il cachait ses pleurs.

AMÉNAÏDE.

Il me rebute, il fuit, me renonce, et m’outrage !

Quel changement affreux a formé cet orage ?

Que veut-il ? quelle offense excite son courroux ?

De qui dans l’univers peut-il être jaloux ?

Oui, je lui dois la vie, et c’est toute ma gloire.

Seul objet de mes vœux, il est mon seul appui.

Je mourais, je le sais, sans lui, sans sa victoire ;

Mais s’il sauva mes jours, je les perdais pour lui.

FAINIE.

Il le peut ignorer ;[60] la voix publique entraîne ;

Même en s’en défiant, on lui résiste à peine.

Cet esclave, sa mort, ce billet malheureux,

Le nom de Solamir, l’éclat de sa vaillance,

L’offre de son hymen, l’audace de ses feux,

Tout parlait contre vous, jusqu’à votre silence,

Ce silence si fier, si grand, si généreux,

Qui dérobait Tancrède à l’injuste vengeance

De vos communs tyrans armés contre vous deux.

Quels yeux pouvaient percer ce voile ténébreux?

Le préjugé l’emporte, et l’on croit l’apparence.

AMÉNAÏDE.

Lui, me croire coupable !

FANIE.

Ah ! s’il peut s’abuser,

Excusez un amant.

AMÉNAÏDE, reprenant sa fierté et ses forces.

Rien ne peut l’excuser...

Quand l’univers entier m’accuserait d’un crime :

Sur son jugement seul un grand homme appuyé

À l’univers séduit oppose son estime.

Il aura donc pour moi combattu par pitié !

Cet opprobre est affreux, et j’en suis accablée.

Hélas ! mourant pour lui, je mourais consolée ;

Et c’est lui qui m’outrage et m’ose soupçonner !

C’en est fait ; je ne veux jamais lui pardonner ;

Ses bienfaits sont toujours présents à ma pensée,

Ils resteront gravés dans mon âme offensée ;

Mais, s’il a pu me croire indigne de sa foi,

C’est lui qui pour jamais est indigne de moi.

Ah ! de tous mes affronts c’est le plus grand peut-être.

FANIE.

Mais il ne connaît pas...

AMÉNAÏDE.

Il devait me connaître ;

Il devait respecter un cœur tel que le mien ;

Il devait présumer qu’il était impossible

Que jamais je trahisse un si noble lien.

Ce cœur est aussi fier que son bras invincible ;

Ce cœur était en tout aussi grand que le sien,

Moins soupçonneux, sans doute, et surtout plus sensible.

Je renonce à Tancrède, au reste des mortels ;

Ils sont faux ou méchants, ils sont faibles, cruels,

Ou trompeurs, ou trompés ; et ma douleur profonde,

En oubliant Tancrède, oubliera tout le monde.

 

 

Scène VI

 

ARGIRE, AMÉNAÏDE, SUITE

 

ARGIRE, soutenu par ses écuyers.

Mes amis, avancez, sans plaindre mes tourments.[61]

On va combattre ; allons, guidez mes pas tremblants.

Ne pourrai-je embrasser ce héros tutélaire ?

Ah ! ne puis-je savoir qui t’a sauve le jour ?

AMÉNAÏDE, plongée dans sa douleur, appuyée d’une main sur Fanie, et se tournant à moitié vers son père.

Un mortel autrefois digne de mon amour,

Un héros en ces lieux opprimé par mon père,

Que je n’osais nommer, que vous avez proscrit,

Le seul et cher objet de ce fatal écrit,

Le dernier rejeton d’une famille auguste,

Le plus grand des humains, hélas ! le plus injuste ;

En un mot, c’est Tancrède.

ARGIRE.

Ô ciel ! que m’as-tu dit ?

AMÉNAÏDE.

Ce que ne peut cacher la douleur qui m’égare,

Ce que je vous confie en craignant tout pour lui.

ARGIRE.

Lui, Tancrède !

AMÉNAÏDE.

Et quel autre eût été mon appui ?

ARGIRE.

Tancrède qu’opprima notre sénat barbare ?

AMÉNAÏDE.

Oui, lui-même.

ARGIRE.

Et pour nous il fait tout aujourd’hui !

Nous lui ravissions tout, biens, dignités, patrie ;

Et c’est lui qui pour nous vient prodiguer sa vie !

Ô juges malheureux, qui dans nos faibles mains

Tenons aveuglément le glaive et la balance,

Combien nos jugements sont injustes et vains,

Et combien nous égare une fausse prudence !

Que nous étions ingrats ! que nous étions tyrans !

AMÉNAÏDE.

Je puis me plaindre à vous, je le sais... mais, mon père,

Votre vertu se fait des reproches si grands,

Que mon cœur désolé tremble de vous en faire ;

Je les dois à Tancrède.

ARGIRE.

À lui par qui je vis,

À qui je dois tes jours ?

AMÉNAÏDE.

Ils sont trop avilis,

Ils sont trop malheureux. C’est en vous que j’espère ;

Réparez tant d’horreurs et tant de cruauté ;

Ah ! rendez-moi l’honneur que vous m’avez ôté.

Le vainqueur d’Orbassan n’a sauvé que ma vie ;

Venez, que votre voix parle et me justifie.

ARGIRE.

Sans doute, je le dois.

AMÉNAÏDE.

Je vole sur vos pas.

ARGIRE.

Demeure.

AMÉNAÏDE.

Moi rester ! je vous suis aux combats.

J’ai vu la mort de près, et je l’ai vue horrible ;

Croyez qu’aux champs d’honneur elle est bien moins terrible

Qu’à l’indigne échafaud où vous me conduisiez.

Seigneur, il n’est plus temps que vous me refusiez :

J’ai quelques droits sur vous; mon malheur me les donne.

Faudra-t-il que deux fois mon père m’abandonne ?

ARGIRE.

Ma fille, je n’ai plus d’autorité sur toi ;

J’en avais abusé, je dois l’avoir perdue.

Mais quel est ce dessein qui me glace d’effroi ?

Crains les égarements de ton âme éperdue.

Ce n’est point en ces lieux, comme en d’autres climats,

Ou le sexe, élevé loin d’une triste gêne,

Marche avec les héros, et s’en distingue à peine ;

Et nos mœurs et nos lois ne le permettent pas.

AMÉNAÏDE.

Quelles lois ! quelles mœurs indignes et cruelles !

Sachez qu’en ce moment je suis au-dessus d’elles ;

Sachez que, dans ce jour d’injustice et d’horreur,

Je n’écoute plus rien que la loi de mon cœur.

Quoi ! ces affreuses lois, dont le poids vous opprime,

Auront pris dans vos bras votre sang pour victime !

Elles auront permis qu’aux yeux des citoyens

Votre fille ait paru dans d’infâmes liens,

Et ne permettront pas qu’aux champs de la victoire

J’accompagne mon père, et défende ma gloire !

Et le sexe en ces lieux, conduit aux échafauds.

Ne pourra se montrer qu’au milieu des bourreaux !

L’injustice à la fin produit l’indépendance.[62]

Vous frémissez, mon père ; ah ! vous deviez frémir

Quand, de vos ennemis caressant l’insolence,

Au superbe Orbassan vous pûtes vous unir

Contre le seul mortel qui prend votre défense,

Quand vous m’avez forcée à vous désobéir.

ARGIRE.

Va, c’est trop accabler un père déplorable :

N’abuse point du droit de me trouver coupable ;

Je le suis, je le sens, je me suis condamné :

Ménage ma douleur ; et si ton cœur encore

D’un père au désespoir ne s’est point détourné,

Laisse-moi seul mourir par les flèches du Maure.

Je vais joindre Tancrède, et tu n’en peux douter.

Vous, observez ses pas.

 

 

Scène VII

 

AMÉNAÏDE

 

Qui pourra m’arrêter ?

Tancrède, qui me hais, et qui m’as outragée,

Qui m’oses mépriser après m’avoir vengée,

Oui, je veux à tes yeux combattre et t’imiter ;

Des traits sur toi lancés affronter la tempête,

En recevoir les coups... en garantir ta tête ;

Te rendre à tes côtés tout ce que je te doi ;

Punir ton injustice en expirant pour toi ;

Surpasser, s’il se peut, ta rigueur inhumaine ;

Mourante entre tes bras, t’accabler de ma haine,

De ma haine trop juste, et laisser, à ma mort,

Dans ton cœur qui m’aima le poignard du remord,

L’éternel repentir d’un crime irréparable,

Et l’amour que j’abjure, et l’horreur qui m’accable.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LES CHEVALIERS et LEURS ÉCUYERS, l’épée à la main, DES SOLDATS, portant des trophées, LE PEUPLE, dans le fond

 

LORÉDAN.

Allez, et préparez les chants de la victoire,

Peuple, au dieu des combats prodiguez votre encens ;

C’est lui qui nous fait vaincre, à lui seul est la gloire.

S’il ne conduit nos coups, nos bras sont impuissants.

Il a brisé les traits, il a rompu les pièges

Dont nous environnaient ces brigands sacrilèges,

De cent peuples vaincus dominateurs cruels.

Sur leurs corps tout sanglants érigez vos trophées ;

Et, foulant à vos pieds leurs fureurs étouffées,

Des trésors du croissant ornez nos saints autels.

Que l’Espagne opprimée, et l’Italie en cendre,

L’Égypte terrassée, et la Syrie aux fers,

Apprennent aujourd’hui comme on peut se défendre

Contre ces fiers tyrans, l’effroi de l’univers.

C’est à nous maintenant de consoler Argire ;

Que le bonheur public apaise ses douleurs :

Puissions-nous voir en lui, malgré tous ses malheurs,

L’homme d’état heureux quand le père soupire !

Mais pourquoi ce guerrier, ce héros inconnu,

À qui l’on doit, dit-on, le succès de nos armes,

Avec nos chevaliers n’est-il point revenu ?

Ce triomphe à ses yeux a-t-il si peu de charmes ?

Croit-il de ses exploits que nous soyons jaloux ?

Nous sommes assez grands pour être sans envie.

Veut-il fuir Syracuse après l’avoir servie ?

À Catane.

Seigneur, il a longtemps combattu près de vous ;

D’où vient qu’ayant voulu courir notre fortune

Il ne partage point l’allégresse commune ?

CATANE.

Apprenez-en la cause, et daignez m’écouter.

Quand du chemin d’Etna vous fermiez le passage,

Placé loin de vos yeux, j’étais vers le rivage

Où nos fiers ennemis osaient nous résister,

Je l’ai vu courir seul et se précipiter.[63]

Nous étions étonnés qu’il n’eût point ce courage

Inaltérable et calme au milieu du carnage,

Cette vertu d’un chef, et ce don d’un grand cœur :

Un désespoir affreux égarait sa valeur ;

Sa voix entrecoupée et son regard farouche

Annonçaient la douleur qui troublait ses esprits.

Il appelait souvent Solamir à grands cris ;

Le nom d’Aménaïde échappait de sa bouche ;

Il la nommait parjure, et, malgré ses fureurs,

De ses yeux enflammés j’ai vu tomber des pleurs.

Il cherchait à mourir ; et, toujours invincible,

Plus il s’abandonnait, plus il était terrible.

Tout cédait à nos coups, et surtout à son bras ;

Nous revenions vers vous, conduits par la victoire ;

Mais lui, les yeux baissés, insensible à sa gloire,[64]

Morne, triste, abattu, regrettant le trépas,

Il appelle en pleurant Aldamon qui s’avance ;

Il l’embrasse, il lui parle, et loin de nous s’élance

Aussi rapidement qu’il avait combattu.

« C’est pour jamais », dit-il. Ces mots nous laissent croire

Que ce grand chevalier, si digne de mémoire,

Veut être à Syracuse à jamais inconnu.

Nul ne peut soupçonner le dessein qui le guide.

Mais dans le même instant je vois Aménaïde,

Je la vois éperdue au milieu des soldats,

La mort dans les regards, pâle, défigurée ;

Elle appelle Tancrède, elle vole égarée :

Son père, en gémissant, suit à peine ses pas ;

Il ramène avec nous Aménaïde en larmes.

« C’est Tancrède, dit-il, ce héros dont les armes

« Ont étonné nos yeux par de si grands exploits,

« Ce vengeur de l’état, vengeur d’Aménaïde ;

« C’est lui que ce matin, d’une commune voix,

« Nous déclarions rebelle, et nous nommions perfide ;

« C’est ce même Tancrède exilé par nos lois. »

Amis, que faut-il faire, et quel parti nous reste ?

LORÉDAN.

Il n’en est qu’un pour nous, celui du repentir.

Persister dans sa faute est horrible et funeste :

Un grand homme opprimé doit nous faire rougir.

On condamna souvent la vertu, le mérite :

Mais, quand ils sont connus, il les faut honorer.

 

 

Scène II

 

LES CHEVALIERS, ARGIRE, AMÉNAÏDE, dans l’enfoncement, soutenue par ses femmes

 

ARGIRE, arrivant avec précipitation.

Il les faut secourir, il les faut délivrer.

Tancrède est en péril ; trop de zèle l’excite :

Tancrède s’est lancé parmi les ennemis,

Contre lui ramenés, contre lui seul unis.

Hélas ! j’accuse en vain mon âge qui me glace.

Ô vous, de qui la force est égale à l’audace,

Vous qui du faix des ans n’êtes point affaiblis,

Courez tous, dissipez ma crainte impatiente,

Courez, rendez Tancrède à ma fille innocente.

LORÉDAN.

C’est nous en dire trop : le temps est cher, volons ;

Secourons sa valeur qui devient imprudente,

Et cet emportement que nous désapprouvons.

 

 

Scène III

 

ARGIRE, AMÉNAÏDE

 

ARGIRE.

Ô ciel ! tu prends pitié d’un père qui t’adore ;

Tu m’as rendu ma fille, et tu me rends encore

L’heureux libérateur qui nous a tous vengés.

Aménaïde s’avance.

Ma fille, un juste espoir dans nos cœurs doit renaître.

J’ai causé tes malheurs, je les ai partagés ;

Je les termine enfin : Tancrède va paraître.

Ne puis-je consoler tes esprits affligés ?

AMÉNAÏDE.

Je me consolerai, quand je verrai Tancrède,

Quand ce fatal objet de l’horreur qui m’obsède

Aura plus de justice, et sera sans danger,

Quand j’apprendrai de vous qu’il vit sans m’outrager,

Et lorsque ses remords expieront mes injures.

ARGIRE.

Je ressens ton état, sans doute il doit t’aigrir.

On n’essuya jamais des épreuves plus dures.

Je sais ce qu’il en coûte, et qu’il est des blessures

Dont un cœur généreux peut rarement guérir :

La cicatrice en reste, il est vrai ; mais, ma fille,

Nous avons vu Tancrède en ces lieux abhorré ;

Apprends qu’il est chéri, glorieux, honoré :

Sur toi-même il répand tout l’éclat dont il brille.

Après ce qu’il a fait, il veut nous faire voir,

Par l’excès de sa gloire, et de tant de services,

L’excès où ses rivaux portaient leurs injustices.

Le vulgaire est content, s’il remplit son devoir :

Il faut plus au héros, il faut que sa vaillance

Aille au-delà du terme et de notre espérance :

C’est ce que fait Tancrède ; il passe notre espoir.

Il te verra constante, il te sera fidèle.

Le peuple en ta faveur s’élève et s’attendrit :

Tancrède va sortir de son erreur cruelle ;

Pour éclairer ses yeux, pour calmer son esprit.

Il ne faudra qu’un mot.

AMÉNAÏDE.

Et ce mot n’est pas dit.

Que m’importe à présent ce peuple et son outrage,[65]

Et sa faveur crédule, et sa pitié volage,

Et la publique voix que je n’entendrai pas ?

D’un seul mortel, d’un seul dépend ma renommée.

Sachez que votre fille aime mieux le trépas

Que de vivre un moment sans en être estimée.

Sachez (il faut enfin m’en vanter devant vous)

Que dans mon bienfaiteur j’adorais mon époux.

Ma mère au lit de mort a reçu nos promesses ;

Sa dernière prière a béni nos tendresses :

Elle joignit nos mains, qui fermèrent ses yeux.

Nous jurâmes par elle, à la face des cieux,

Par ses mânes, par vous, vous, trop malheureux père,

De nous aimer en vous, d’être unis pour vous plaire,

De former nos liens dans vos bras paternels.

Seigneur... les échafauds ont été nos autels.

Mon amant, mon époux cherche un trépas funeste,

Et l’horreur de ma honte est tout ce qui me reste.

Voilà mon sort.

ARGIRE.

Eh bien ! ce sort est réparé ;

Et nous obtiendrons plus que tu n’as espéré.

AMÉNAÏDE.

Je crains tout.

 

 

Scène IV

 

ARGIRE, AMÉNAÏDE, FANIE

 

FANIE.

Partagez l’allégresse publique,

Jouissez plus que nous de ce prodige unique.

Tancrède a combattu ; Tancrède a dissipé

Le reste d’une armée au carnage échappé.

Solamir est tombé sous cette main terrible,

Victime dévouée à notre état vengé,

Au bonheur d’un pays qui devient invincible,

Surtout à votre nom qu’on avait outragé.

La prompte renommée en répand la nouvelle ;

Ce peuple, ivre de joie, et volant après lui,

Le nomme son héros, sa gloire, son appui,

Parle même du trône où sa vertu l’appelle.

Un seul de nos guerriers, seigneur, l’avait suivi ;

C’est ce même Aldamon qui sous vous a servi.

Lui seul a partagé ses exploits incroyables ;

Et quand nos chevaliers, dans un danger si grand,

Lui sont venus offrir leurs armes secourables,

Tancrède avait tout fait, il était triomphant.

Entendez-vous ces cris qui vantent sa vaillance ?

On l’élève au-dessus des héros de la France,

Des Roland, des Lisois, dont il est descendu.

Venez de mille mains couronner sa vertu,[66]

Venez voir ce triomphe, et recevoir l’hommage

Que vous avez de lui trop longtemps attendu.

Tout vous rit, tout vous sert, tout venge votre outrage ;

Et Tancrède à vos vœux est pour jamais rendu.

AMÉNAÏDE.

Ah ! je respire enfin ; mon cœur connaît la joie.

Ah ! mon père, adorons le ciel qui me renvoie,

Par ces coups inouïs, tout ce que j’ai perdu.

De combien de tourments sa bonté nous délivre !

Ce n’est qu’en ce moment que je commence à vivre.

Mon bonheur est au comble ; hélas ! il m’est bien dû.

Je veux tout oublier ; pardonnez-moi mes plaintes,

Mes reproches amers, et mes frivoles craintes.

Oppresseurs de Tancrède, ennemis, citoyens,

Soyez tous à ses pieds, il va tomber aux miens.

ARGIRE.

Oui, le ciel pour jamais daigne essuyer nos larmes.

Je me trompe, ou je vois le fidèle Aldamon,

Qui suivait seul Tancrède, et secondait ses armes ;

C’est lui, c’est ce guerrier si cher à ma maison.

De nos prospérités la nouvelle est certaine :

Mais d’où vient que vers nous il se traîne avec peine ?

Est-il blessé ? ses yeux annoncent la douleur.

 

 

Scène V

 

ARGIRE, AMÉNAÏDE, ALDAMON, FANIE

 

AMÉNAÏDE.

Parlez, cher Aldamon, Tancrède est donc vainqueur ?

ALDAMON.

Sans doute il l’est, madame.

AMÉNAÏDE.

À ces chants d’allégresse,

À ces voix que j’entends, il s’avance en ces lieux ?

ALDAMON.

Ces chants vont se changer en des cris de tristesse.

AMÉNAÏDE.

Qu’entends-je ? Ah, malheureuse !

ALDAMON.

Un jour si glorieux

Est le dernier des jours de ce héros fidèle.

AMÉNAÏDE.

Il est mort !

ALDAMON.

La lumière éclaire encor ses yeux :

Mais il est expirant d’une atteinte mortelle.

Je vous apporte ici de funestes adieux.

Cette lettre fatale, et de son sang tracée,

Doit vous apprendre, hélas ! sa dernière pensée.

Je m’acquitte en tremblant de cet affreux devoir.

ARGIRE.

Ô jour de l’infortune ! ô jour du désespoir !

AMÉNAÏDE, revenant à elle.

Donnez-moi mon arrêt, il me défend de vivre ;

Il m’est cher... Ô Tancrède ! ô maître de mon sort !

Ton ordre, quel qu’il soit, est l’ordre de te suivre ;

J’obéirai... Donnez votre lettre et la mort.[67]

ALDAMON.

Lisez donc ; pardonnez ce triste ministère.

AMÉNAÏDE.

Ô mes yeux ! lirez-vous ce sanglant caractère ?

Le pourrai-je ? il le faut... c’est mon dernier effort.

Elle lit.

« Je ne pouvais survivre à votre perfidie ;

« Je meurs dans les combats, mais je meurs par vos coups.

« J’aurais voulu, cruelle, en m’exposant pour vous,

« Vous avoir conservé la gloire avec la vie... »

Eh bien, mon père !

Elle se jette dans les bras de Fanie.

ARGIRE.

Enfin, les destins désormais

Ont assouvi leur haine, ont épuisé leurs traits :

Nous voilà maintenant sans espoir et sans crainte.

Ton état et le mien ne permet plus la plainte.

Ma chère Aménaïde, avant que de quitter

Ce jour, ce monde affreux que je dois détester,

Que j’apprenne du moins à ma triste patrie

Les honneurs qu’on devait à ta vertu trahie ;

Que, dans l’horrible excès de ma confusion,

J’apprenne à l’univers à respecter ton nom !

AMÉNAÏDE.

Eh ! que fait l’univers à ma douleur profonde ?

Que me fait ma patrie, et le reste du monde ?

Tancrède meurt.

ARGIRE.

Je cède aux coups qui m’ont frappé.

AMÉNAÏDE.

Tancrède meurt, ô ciel ! sans être détrompé !

Vous en êtes la cause... Ah ! devant qu’il expire...

Que vois-je ? mes tyrans !

 

 

Scène VI

 

LORÉDAN, CHEVALIERS, SUITE, AMÉNAÏDE, ARGIRE, FANIE, ALDAMON, TANCRÈDE, dans le fond, porté par des soldats

 

LORÉDAN.

Ô malheureux Argire !

Ô fille infortunée ! on conduit devant vous

Ce brave chevalier perce de nobles coups.

Il a trop écouté son aveugle furie ;

Il a voulu mourir, mais il meurt en héros.

De ce sang précieux, versé pour la patrie,

Nos secours empressés ont suspendu les flots.

Cette âme, qu’enflammait un courage intrépide,

Semble encor s’arrêter pour voir Aménaïde ;

Il la nomme ; les pleurs coulent de tous les yeux ;

Et d’un juste remords je ne puis me défendre.

Pendant qu’il parle, on approche lentement Tancrède vers Aménaïde presque évanouie entre les bras de ses femmes ; elle se débarrasse précipitamment des femmes qui la soutiennent, et, se retournant avec horreur vers Lorédan, dit.

AMÉNAÏDE.

Barbares, laissez là vos remords odieux.

Puis courant à Tancrède, et se jetant à ses pieds.

Tancrède, cher amant, trop cruel et trop tendre.

Dans nos derniers instants, hélas ! peux-tu m’entendre ?

Tes yeux appesantis peuvent-ils me revoir ?

Hélas ! reconnais-moi, connais mon désespoir.

Dans le même tombeau souffre au moins ton épouse ;

C’est là le seul honneur dont mon âme est jalouse.

Ce nom sacré m’est dû ; tu me l’avais promis :

Ne sois point plus cruel que tous nos ennemis ;

Honore d’un regard ton épouse fidèle...

Il la regarde.

C’est donc là le dernier que tu jettes sur elle !...

De ton cœur généreux son cœur est-il haï ?

Peux-tu me soupçonner ?

TANCRÈDE, se soulevant un peu.

Ah ! vous m’avez trahi !

AMÉNAÏDE.

Qui ! moi ? Tancrède !

ARGIRE, se jetant aussi à genoux de l’autre côté, et embrassant Tancrède, puis se relevant.

Hélas ! ma fille infortunée,

Pour t’avoir trop aimé, fut par nous condamnée,

Et nous la punissions de te garder sa foi.

Nous fûmes tous cruels envers elle, envers toi.

Nos lois, nos chevaliers, un tribunal auguste,

Nous avons failli tous ; elle seule était juste.

Son écrit malheureux qui nous avait armés,

Cet écrit fut pour toi, pour le héros qu’elle aime.

Cruellement trompé, je t’ai trompé moi-même.

TANCRÈDE.

Aménaïde... ô ciel ! est-il vrai ? vous m’aimez !

AMÉNAÏDE.

Va, j’aurais en effet mérité mon supplice,

Ce supplice honteux dont tu m’as su tirer,

Si j’avais un moment cessé de t’adorer,

Si mon cœur eût commis cette horrible injustice.

TANCRÈDE, en reprenant un peu de force, et élevant la voix.

Vous m’aimez! ô bonheur plus grand que mes revers !

Je sens trop qu’à ce mot je regrette la vie.

J’ai mérité la mort, j’ai cru la calomnie.

Ma vie était, horrible, hélas ! et je la perds

Quand un mot de ta bouche allait la rendre heureuse !

AMÉNAÏDE.

Ce n’est donc, juste Dieu ! que dans cette heure affreuse,

Ce n’est qu’en le perdant que j’ai pu lui parler !

Ah, Tancrède !

TANCRÈDE.

Vos pleurs devraient me consoler ;

Mais il faut vous quitter, ma mort est douloureuse !

Je sens qu’elle s’approche. Argire, écoutez-moi :

Voilà le digne objet qui me donna sa foi ;

Voilà de nos soupçons la victime innocente ;

À sa tremblante main joignez ma main sanglante ;

Que j’emporte au tombeau le nom de son époux.

Soyez mon père.

ARGIRE, prenant leurs mains.

Hélas ! mon cher fils, puissiez-vous

Vivre encore adoré d’une épouse chérie !

TANCRÈDE.

J’ai vécu pour venger ma femme et ma patrie ;

J’expire entre leurs bras, digne de toutes deux,

De toutes deux aimé... j’ai rempli tous mes vœux...

Ma chère Aménaïde !...

AMÉNAÏDE.

Eh bien !

TANCRÈDE.

Gardez de suivre

Ce malheureux amant... et jurez-moi de vivre...

Il retombe.

CATANE.

Il expire... et nos cœurs de regrets pénétrés...

Qui l’ont connu trop tard...

AMENAÏDE, se jetant sur le corps de Tancrède.

Il meurt, et vous pleurez...

Vous, cruels, vous, tyrans, qui lui coûtez la vie !

Elle se relève et marche.

Que l’enfer engloutisse, et vous, et ma patrie,

Et ce sénat barbare, et ces horribles droits

D’égorger l’innocence avec le fer des lois !

Que ne puis-je expirer dans Syracuse en poudre,

Sur vos corps tout sanglants écrasés par la foudre !

Elle se rejette sur le corps de Tancrède.

Tancrède ! cher Tancrède !

Elle se relève en fureur.

Il meurt, et vous vivez !

Vous vivez !... je le suis... je l’entends, il m’appelle...

Il se rejoint à moi dans la nuit éternelle.

Je vous laisse aux tourments qui vous sont réservés.[68]

Elle tombe dans les bras de Fanie.

ARGIRE.

Ah ! ma fille !

AMÉNAÏDE, égarée, et le repoussant.

Arrêtez... vous n’êtes point mon père ;

Votre cœur n’en eut point le sacré caractère :

Vous fûtes leur complice... Ah ! pardonnez, hélas !

À Tancrède.

Je meurs en vous aimant... J’expire entre tes bras,[69]

Cher Tancrède...

Elle tombe à côté de lui.

ARGIRE.

Ô ma fille ! ô ma chère Fanie !

Qu’avant ma mort, hélas ! on la rende à la vie.

 


[1] Crébillon avait dédié son Catilina à madame de Pompadour. Lorsqu’il citait ici Crébillon avec quelque éloge, Voltaire ne savait pas qu’il avait, comme censeur, donné son approbation à la comédie des Philosophes, et qu’il se fût ainsi dégradé au point d’être le receleur de Palissot (lettre à Duclos, du 11 octobre 1760). Peu après, il écrivait à madame d’Argental, le 26 novembre : « Crébillon mon maître ; bonne plaisanterie que Fréron prend pour du sérieux. »

[2] Voltaire avait connu madame de Pompadour avant qu’elle parvînt au ministère qu’avait eu madame de Châteauroux.

[3] Une lettre anonyme dénonça cette phrase comme une perfidie. Madame du Hausset, qui rapporte cette lettre dans ses Mémoires (page 357 du volume intitulé : Mélanges d’histoire et de littérature, 1827, in-8°), trouve que, par cette phrase, Voltaire avoue qu’il sent qu’on doit trouver extraordinaire qu’il dédie son ouvrage à une femme que le public juge peu estimable. Voltaire fut dès ce moment perdu dans l’esprit de madame (de Pompadour) et dans celui du roi, et il n’a certainement jamais pu en deviner la cause. Voltaire voulait, par cette dédicace, montrer aux sots que les philosophes ont autant d’appui que les persécuteurs des philosophes. Voir sa lettre à d’Argental, du 27 octobre 1760.

[4] Les éditions de Prault, petit-fils, 1761, et Duchesne, 1763, ont ici un alinéa de plus.

« Continuez, madame, à favoriser tous les beaux-arts ; ils font la gloire d’une nation ; ils sont chers aux belles âmes ; il n’y a que les esprits durs et insipides qui les dédaignent : vous en avez cultivé plusieurs avec succès, et il n’en est aucun sur lequel vous n’ayez des lumières. »

[5] Grâce au duc de Lauraguais.

[6] Dans les éditions déjà citées de Prault et de Duchesne, on lit : « Mais le temps pressait auquel on s’était proposé de donner ce nouveau spectacle. La pièce, etc. »

[7] Dans les éditions de Prault et de Duchesne déjà citées, on lit cette phrase de plus : « Elle fut jouée par des Français et par des étrangers réunis : c’est peut-être le seul moyen d’empêcher que la pureté de la langue ne se corrompe, et que la prononciation ne s’altère, dans les pays où l’on nous fait l’honneur de parler français. »

[8] Ceci nous a été confirmé par M. Wagnière. Il avait fait plusieurs copies de la pièce. Les premières qui furent envoyées à Paris y furent communiquées indiscrètement à des curieux ; elles se multiplièrent ; plusieurs furent plus ou moins altérées ou falsifiées ; celle dont se servirent d’abord les comédiens n’était pas la meilleure, et ne contenait pas les dernières corrections de l’auteur. (Note posthume de M. Decroix.)

[9] Dans les éditions de Prault et de Duchesne, on lit de plus :

« Je ne saurais trop recommander qu’on cherche à mettre sur notre scène quelques parties de notre histoire de France. On m’a dit que les noms des anciennes maisons qu’on retrouve dans Zaïre, dans le Duc de Foix, dans Tancrède, ont fait plaisir à la nation. C’est encore peut-être un nouvel aiguillon de gloire pour ceux qui descendent de ces races illustres. Il me semble qu’après avoir fait paraître tant de héros étrangers sur la scène, il nous manquait d’y montrer les nôtres. J’ai eu le bonheur de peindre le grand, l’aimable Henri IV, dans un poème qui ne déplait pas aux bons citoyens. Un temps viendra que quelque génie plus heureux l’introduira sur la scène avec plus de majesté.

« Je dois parler encore d’une petite nouveauté qui est dans Tancrède, et qui peut mériter un jour d’être perfectionnée. Cette pièce est écrite en vers croisés. Cette sorte de poésie, etc. »

[10] Dans les éditions de Prault et de Duchesne, on lit : « de notre théâtre. »

[11] Dans les éditions de Prault et de Duchesne, on lit : « nos tragédies et nos comédies dans plus d’une ville étrangère, tandis que, etc. »

[12] À Bordeaux et à Lyon.

[13] Les éditions de Prault et de Duchesne portent : « d’annoncer à l’Europe. »

[14] Dans ces mêmes éditions, on lit : « J’avoue que je ne suis pas, etc. »

[15] La France était alors obérée et surchargée d’impôts, mais les campagnes étaient cultivées ; et, si l’on avait comparé la masse des impôts avec la somme du produit net des terres, peut-être l’aurait-on trouvée dans une moindre proportion que du temps de Charles IX, de Henri III, ou même de Henri IV. Si on avait comparé de même la somme de ce produit net au nombre des hommes employés à la culture, on l’aurait trouvée dans un rapport plus grand. Il résulte de cette seconde comparaison, qu’il pouvait y avoir, en 1760, plus de valeurs réelles qu’on pouvait employer à payer la main d’œuvre des travaux d’industrie et de construction, que dans des temps regardés comme plus heureux. L’impôt est injuste lorsqu’il excède les dépenses nécessaires et strictement nécessaires à la prospérité publique ; il est alors un véritable vol aux contribuables. Il est injuste encore lorsqu’il n’est pas distribué proportionnellement aux propriétés de chacun. Il est tyrannique lorsque sa forme assujettit les citoyens à des gênes ou à des vexations inutiles ; mais il n’est destructeur de la richesse nationale que lorsque, soit par sa grandeur, soit par sa forme, il diminue l’intérêt de former des entreprises de culture, ou qu’il les fait négliger. Il n’était pas encore parvenu à ce point en 1760 ; et, quoiqu’il y eût eu France beaucoup de malheureux, quoique le peuple gémît sous le poids de la fiscalité, le royaume était encore riche et bien cultivé. Tout était si peu perdu à cette époque, que quelques années d’une bonne administration eussent alors suffi pour tout réparer. Ce que dit ici M. de Voltaire était donc très vrai ; mais ce n’était en aucune manière une excuse pour ceux qui gouvernaient.

[16] Dans les éditions de Prault et de Duchesne, cette dédicace est datée du 19 octobre 1760. Elle est sans date dans les autres éditions. Voltaire, dans sa lettre à d’Argental, du 28 décembre 1760, recommande de mettre et motive la date telle que je l’ai mise. Dans sa lettre à madame d’Argental, du 25 octobre 1760, il dit qu’il ne signe pas la dédicace parce que « il est trop ridicule d’écrire une dissertation comme on écrit une lettre, avec un très humble serviteur. »

[17] Var. L’Arabe est vers l’Etna, le Grec est dans Messine.

Tous deux, grâces au ciel, l’un sur l’autre acharnés,

Se rendent tous les maux qu’ils nous ont destinés,

Et semblent préparer leur commune ruine.

[18] Léon IV, un des grands papes que Rome ait jamais eu. Il chassa les Arabes, et sauva Rome en 849. Voici comme en parle l’auteur de l’Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs des nations : « Il était né Romain ; le courage des premiers âges de la république revivait en lui dans un temps de lâcheté et de corruption, tel qu’un des beaux monuments de l’ancienne Rome qu’on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. – Les premières éditions étaient sans nom d’auteur, ainsi que Voltaire l’avait demandé par sa lettre à madame d’Argental, du 25 octobre 1760. L’Essai sur l’histoire générale est, depuis 1769, intitulé : Essai sur les mœurs. Le passage cité par Voltaire est au chap. XXVII. Les éditeurs de Kehl avaient substitué à la note de Voltaire rétablie ici, une note qu’ils avaient composée, et que voici : « Par le grand Léon, M. de Voltaire entend Léon IV, et non le pape Léon Ier, connu dans les cloîtres sous le nom de saint Léon, de Léon-le-Grand. Ce saint Léon est le premier pape qui ait approuvé le supplice des hérétiques. Il dit dans ses lettres que le tyran Maxime, en punissant de mort Priscillien, a rendu un grand service à l’Église ; et il poursuivit avec violence ce qui restait de priscillianistes en Espagne. Les légendaires racontent qu’un jour une femme lui ayant baisé la main, il sentit un mouvement de concupiscence ; qu’en conséquence il se coupa la main. Mais la Vierge la lui rendit quelques jours après, afin qu’il pût célébrer la messe. C’est depuis ce temps qu’on baise les pieds du pape, attendu que le pied étant enveloppé dans une pantoufle, le saint père court moins de risque d’être obligé de se le couper. On sent bien que ce n’est pas à ce pape que M. de Voltaire a pu donner le nom de Grand. D’ailleurs saint Léon vivait plusieurs siècles avant l’époque où la tragédie de Tancrède est placée. »

On a donné quelquefois cette note des éditeurs de Kehl pour une note de Voltaire.

[19] Un seigneur de Coucy s’établit en Sicile du temps de Charles-le-Chauve.

[20] Ce n’est pas Tancrède de Hauteville, qui n’alla en Italie que quelque temps après.

[21] Les premiers Normands qui passèrent dans la Pouille, Drogon, Bateric, et Ripostel.

[22] La Normandie.

[23] Le pays de Naples.

[24] En ce temps les Arabes cultivaient seuls les sciences en Occident, et ce sont eux qui fondèrent l’école de Salerne.

[25] Le comte Julien, ou l’archevêque Opas.

[26] Il était très commun de marier des chrétiennes à des musulmans ; et Abdélasis, le fils de Mussa, conquérant de l’Espagne, épousa la fille du roi Rodrigue. Cet exemple fut imité dans tous les pays où les Arabes portèrent leurs armes victorieuses.

[27] Decroix proposait de mettre

Banni de nos remparts.

Mais aucune édition ne donne ce texte.

[28] Voltaire avait d’abord mis :

Les étrangers, la cour, et les mœurs de Byzance

Sont à jamais pour nous des objets odieux.

Dans sa lettre à d’Argental, du 3 novembre 1760, il dit d’y substituer :

Solamir, ce Tancrède, et les cours, et Byzance,

Sont également craints, et sont tous odieux.

Enfin, à l’impression, il mit la version actuelle.

[29] On lit dans Zaïre, acte II, scène 3 :

Mon Dieu ! j’ai soixante ans combattu pour ta gloire.

[30] Voltaire avait d’abord mis, et toutes les éditions portent :

Cette témérité

Vous offense peut-être, et vous semble une injure.

La leçon adoptée est donnée par Voltaire, dans sa lettre déjà citée, du 3 novembre 1760.

[31] Les éditions de Prault et de Duchesne portent :

Rien ne saurait plus rompre un nœud si légitime.

[32] On voit par la lettre à d’Argental, du 14 octobre 1760, que l’auteur avait d’abord mis :

Viens, je te dirai tout ; mais il faut tout oser :

Le joug est trop affreux, ma main doit le briser.

[33] Dans les éditions de Prault et de Duchesne on lit :

Le seul nom de Tancrède enhardit ma faiblesse.

[34] Var. C’est lui par qui le ciel veut changer mes destins,

C’est lui qui découvrit dans une course utile

Que Tancrède en secret a revu la Sicile ;

Mais craignant de lui nuire en cherchant à le voir.

Il crut que m’avertir était son seul devoir.

Ma lettre par ses soins remise aux mains d’un Maure.

Dans les éditions de Cramer, 1761, de Prault, 1761, de Duchesne, 1763, on lit :

...La Sicile.

Hélas ! que n’a-t-il pu pénétrer jusqu’à lui !

Que d’obstacles divers m’ont toujours traversée !

Que de douleurs ! enfin la fortune est lassée

De poursuivre Tancrède et de m’ôter à lui.

Ce billet en secret remis aux mains d’un Maure,

Dans Messine, etc.

C’est dans cette scène première du second acte que se trouvaient ces deux vers rapportés dans la lettre à d’Argental, du 28 juin 1759 :

Il vous fut attache dès vos plus jeunes ans :

Vos intérêts lui sont aussi chers que la vie.

Mais de ces deux vers le premier ne rime avec aucun de ceux aujourd’hui conservés.

[35] Var.

ARGIRE, à Aménaïde.

Éloignez-vous, sortez.

AMÉNAÏDE.

Qu’entends-je ? vous ! mon père !

ARGIRE.

Vous n’êtes plus ma fille, ôtez-vous de ces lieux,

Rougissez ; et tremblez de vos fureurs secrètes :

Vous hâtez mon trépas, perfide que vous êtes ;

Allez, une autre main saura fermer mes yeux.

AMÉNAÏDE.

Où suis-je ? ô juste ciel ! quel est ce coup de foudre ?

Soutiens-moi...

Fanie l’aide à sortir.

 

Scène III

 

ARGIRE, LES CHEVALIERS

 

ARGIRE.

Mes amis, c’est à vous de résoudre

Quel parti l’on doit prendre après ce crime affreux.

De l’état et de vous je sens quelle est l’injure ;

Je dois tout à la loi, mais tout à la nature, etc.

[36] Var. Nous partageons le poids dont l’horreur vous accable ;

Mais le salut public, nos dangers, nos serments...

[37] Les éditions de Prault et de Duchesne portent :

Plutôt que de se rendre il a voulu mourir.

[38] Var. Je sais qu’on doit la mort à cette criminelle.

[39] Dans les éditions de Prault et de Duchesne on lit :

Avec tant d’infamie enfermés au tombeau,

Telle est dans nos états la loi de l’hyménée.

Dans la lettre à d’Argental, du 29 novembre 1760, le dernier de ces deux vers se lit ainsi :

Ainsi l’ordonne, hélas ! la loi de l’hyménée.

[40] On sait assez qu’on appelait ces combats le jugement de Dieu.

[41] Var. Qu’après ce que j’ai fait, après mon entreprise,

Votre cœur qui m’est dû me saura mériter.

[42] Iphigénie, près d’être immolée, dit à son père, acte IV, sc. 4 :

D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis

Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,

Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,

Tendre au fer de Calchas une tête innocente.

Cette résignation paraît exagérée : le sentiment d’Aménaïde est plus vrai et aussi touchant ; mais, dans cette comparaison, ce n’est point Racine qui est inférieur à Voltaire, c’est l’art qui a fait des progrès. Pour rendre les vertus dramatiques plus imposantes, on les a d’abord exagérées ; mais le comble de l’art est de les rendre à la fois naturelles et héroïques. Cette perfection ne pouvait être que le fruit du temps, de l’étude des grands modèles, et surtout de l’étude de leurs fautes.

[43] Dans les éditions de Prault et de Duchesne on lit :

Punissez ma franchise, et vengez votre offense.

[44] Var.

...ni courroux.

Sans daigner pénétrer au fond de ce mystère,

Je veux à vos dédains opposer mes mépris ;

À votre aveuglement vous laisser sans colère,

Marchera Solamir, et venger mon pays.

 

Scène VII

 

AMÉNAÏDE, SOLDATS, dans l’enfoncement

 

Il me faut donc mourir, et dans l’ignominie !

On croit qu’à Solamir mon cœur se sacrifie !

Cher Tancrède, ô toi seul qui méritas ma foi,

Seul objet de mes pleurs, objet de leur envie.

Je meurs en criminelle : oui, je le suis pour toi ;

Je le veux, je dois l’être. Eh quoi ! cette infamie,

Ces apprêts, ces bourreaux, puis-je les soutenir ?

Mort honteuse ! à ton nom tout mon courage cède.

Non, il n’est point de honte en mourant pour Tancrède.

On peut m’ôter le jour, et non pas me punir.

Quoi ! je parais trahir mon père et ma patrie !

...

...

Porte un jour au héros pour qui je perds la vie

Mes derniers sentiments et mes derniers adieux.

Peut-être il vengera son amante fidèle.

Enfin je meurs pour lui ; ma mort est moins cruelle.

Les quatre premiers vers de cette variante sont désavoués par Voltaire, dans sa lettre à mademoiselle Clairon, du 7 auguste 1761. Les deuxième et quatrième sont sur des rimes employées six vers plus haut. Le sixième vers est aussi renié par Voltaire comme mauvais et gâtant toute la pièce. Le septième est appelé barbare, dans la lettre à mademoiselle Clairon, du 27 auguste 1761.

[45] Var.

...si je lui fus fidèle.

Après la représentation, mais avant l’impression (voir lettre à d’Argental, du 3 novembre 1760), l’auteur disait de terminer l’acte par ces deux vers :

Peut-être il punira ma destinée affreuse...

Allons... je meurs pour lui, je meurs moins malheureuse.

Il a fait depuis d’autres changements.

[46] Dans sa lettre à Lekain, du 24 septembre 1760, Voltaire proposait :

Ce séjour adoré qu’habite Aménaïde.

[47] Decroix proposait de mettre :

Elle a dans les combats soutenu ma vaillance.

On ne trouve ce texte dans aucune édition.

[48] Voltaire avait d’abord écrit :

Le rival de Tancrède.

Voir la lettre à d’Argental, du 4 octobre 1760.

[49] Var. Elle serait fidèle, après mon trépas même !

Oui, j’ose m’en flatter ; oui, c’est ainsi qu’elle aime.

C’est ainsi que j’adore un cœur tel que le sien ;

Il est inébranlable, il est digne du mien :

Incapable d’effroi, de crainte, et d’inconstance.

[50] C’est sans doute à la place de ce vers et du suivant qu’étaient les deux malheureux vers que Voltaire rapporte dans sa lettre à d’Argental, du 24 septembre 1760 :

Car tu m’as déjà dit que cet audacieux

À sur Aménaïde osé lever les yeux, etc.

[51] L’édition de Prault, 1761, est la seule dans laquelle on lise :

Éloigne-toi.

[52] Var. Celle qui fut ma fille à mes yeux va mourir.

[53] Decroix propose :

Vous tous qui prenez part.

Mais je ne trouve ce texte dans aucune édition.

[54] Qui n’a plus qu’un moment à vivre

N’a plus rien à dissimuler.

Quinault, Atys, I, 6.

M. de Voltaire, dans la Comtesse de Givry (variante, scène 6 de l’acte III), dit, en parlant d’un vieux soldat :

Il touche au jour fatal où l’homme ne ment plus.

[55] La grammaire exigeait, aimée ; mais Voltaire excuse l’emploi du participe absolu, en poésie ; voir son commentaire sur Cinna (acte I, scène 3).

[56] Dans les éditions de Prault et de Duchesne on lit :

Puissiez-vous reconnu, chéri dans Syracuse,

Régner dans nos états...

[57] Dans Artemire, acte IV, scène 4, Voltaire avait dit :

Vous détournez les yeux, et ne m’écoutez pas.

[58] Var. Vivez heureuse... Amis, je vais chercher la mort.

[59] L’édition de Prault, 1761, porte :

Craint-il de s’expliquer ? Vous a-t-il soupçonnée ?

[60] Dans l’édition de Prault, il y a :

Eh ! peut-il le savoir ?

[61] Dans l’édition de Prault on lit :

...aidez mes faibles ans.

[62] On a cru reconnaître dans ce vers le sentiment qu’une longue suite d’injustices avait dû produire dans l’âme de l’auteur ; comme dans ceux-ci :

Proscrit dès le berceau, nourri dans le malheur,

Moi, toujours éprouvé, moi, qui suis mon ouvrage,

Qui d’états en états ai porté mon courage,

Qui partout de l’envie ai senti la fureur,

Depuis que je suis né, j’ai vu la calomnie

Exhaler les venins de sa bouche impunie

Chez les républicains comme à la cour des rois.

On a cru reconnaître encore le sentiment d’un grand homme, qui, après avoir été privé de la liberté dans sa jeunesse pour des vers qu’il n’avait point faits, forcé d’aller chercher en Angleterre un abri contre la haine des bigots, d’aller oublier à Berlin les cabales des gens de lettres, et la haine que les gens en place portent sourdement à tout homme supérieur, avait été ensuite obligé de quitter Berlin par les intrigues d’un géomètre médiocre, jaloux d’un grand poète, et retrouvait à Genève les monstres qui l’avaient persécuté à Paris et à Berlin, la Superstition et l’Envie.

Remarquons ici que c’est vraisemblablement au goût de M. de Voltaire pour l’Arioste que nous devons Tancrède. Il était impossible qu’un aussi grand artiste ne vît dans l’histoire d’Ariodant et de Genèvre un bloc précieux d’où devait sortir une belle tragédie. C’est une des pièces du Théâtre-Français qui font le plus d’effet à la représentation, et peut-être celle de toutes où l’on trouve un plus grand nombre de vers de situation et d’une sensibilité profonde et passionnée.

[63] Les éditions de Prault et de Duchesne portent :

Il voulait courir seul...

[64] Dans les éditions de Prault et de Duchesne il y a :

...insensible à la gloire.

[65] Dans les éditions de Prault et de Duchesne on lit :

Que m’importe ce peuple et son indigne outrage.

[66] Dans les éditions de Prault et de Duchesne on a imprimé :

Venez voir mille mains couronner sa vertu.

[67] Les éditions de Prault et de Duchesne portent :

...donnez : votre lettre est la mort.

[68] Dans les éditions de Prault et de Duchesne il y a :

Qui vous sont réservés.

Je me meurs !

Elle tombe dans les bras de Fanie.

ARGIRE.

Ô ma fille ! ô ma chère Fanie !

[69] Var. Je ne peux vous haïr. Que je meure en vos bras !

Que je meure...

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