Renée (Émile ZOLA)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 16 avril 1887.

 

Personnages

 

ARISTIDE SACCARD

MAXIME

BÉRAUD DE CHATEL

LARSONNEAU

GERMAIN

BERNARD

RENÉE

MADEMOISELLE CHUIN

ELLEN MAASS

ADÈLE

 

 

ACTE I

 

Le cabinet de Béraud du Chatel. Grande pièce sévère, tendue de vieilles tapisseries. Meubles Louis XIII. Au fond, deux larges fenêtres donnant sur la Seine ; quand on les ouvre, on voit l’enfilade des quais et des ponts, puis, tout au bout, le Louvre et les Tuileries. Portes latérales. Cheminée à gauche.

 

 

Scène première

 

BÉRAUD, MADEMOISELLE CHUIN

 

Au lever du rideau, une lampe, près de s’éteindre, charbonne sur le bureau, à droite. Béraud, écrasé dans son fauteuil, dort de lassitude et de douleur. Le feu s’est éteint, demi-jour.

MADEMOISELLE CHUIN, entrant.

Il ne s’est pas couché...

Éveillant Béraud.

Monsieur !... Monsieur, ce n’est pas raisonnable, vous vous tuerez. Il faut être plus fort contre le chagrin.

BÉRAUD.

Ah ! c’est vous, mademoiselle Chuin... J’ai passé la nuit à vérifier des comptes.

MADEMOISELLE CHUIN.

Et votre feu qui est mort ! Il gelait, au lever du soleil.

Elle va ouvrir les volets des fenêtres, le grand jour entre ; on aperçoit Paris.

BÉRAUD.

Quelle heure est-il ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Près de neuf heures, Monsieur.

BÉRAUD.

Neuf heures... Est-ce que cet homme est là ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Non, pas encore... Il va venir, sûrement. Je l’ai revu hier soir...

Elle éteint la lampe, puis, après un silence.

Monsieur, si mes services auprès de Mademoiselle, depuis la mort de Madame, m’ont donné quelque droit, permettez-moi de m’adresser à votre bonté Dans cet affreux malheur, Mlle Renée est plus une victime qu’une coupable. Puisque, aujourd’hui, l’homme qui a si aveuglément abusé d’elle, va lui donner son nom, ne pouvez-vous pardonner à cette pauvre enfant ? Voici trois jours que vous l’avez chassée de votre présence, et qu’elle est là, dans sa chambre, raide et blanche comme une morte.

BÉRAUD, debout.

Je n’ai pas de pardon à lui accorder, j’ai des explications à lui fournir. Je voulais la voir, avant que cet homme fût ici... Dites à Mademoiselle que je l’attends.

MADEMOISELLE CHUIN.

Bien, Monsieur.

BÉRAUD, la rappelant.

Et, dès que cet homme arrivera, prévenez-moi.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

BÉRAUD, puis RENÉE

 

BÉRAUD, seul.

Mon Dieu, mon Dieu !... Ah ! que de souffrance ! que de honte !...

Il est retombé dans son fauteuil, sanglotant, le visage couvert de ses mains. Mais il se calme, par un effort de volonté ; et, lorsque Renée entre, muette, très pâle, il la reçoit d’un visage dur et fermé.

Approchez. Il faut que je vous parle.

RENÉE.

Mon père...

BÉRAUD.

Non, ne dites rien, c’est inutile.

RENÉE.

Mon père, pourquoi avez-vous refusé de m’écouter ? Je vous dois ma confession. Peut-être me trouverez-vous moins coupable, lorsque vous saurez à quelles circonstances...

BÉRAUD.

Non, taisez-vous, je préfère ne rien savoir. Un homme vous a séduite. Je vous le donne. Cela suffit. Je ne veux pas entrer dans vos amours...

Renée fait un mouvement pour se retirer.

Restez, il faut que je vous parle. J’ai des choses graves à vous dire.

RENÉE, s’asseyant.

Je vous écoute, mon père.

BÉRAUD.

Cette maison a été bâtie, il y a deux siècles, par un Béraud Du Châtel, membre du Parlement. Tous nos aïeux y sont nés, j’y suis né moi-même, et vous y êtes née, ma fille. Pendant soixante ans, j’y ai vécu, continuant notre race, m’efforçant de vous léguer nos traditions d’honneur, magistrat à mon tour, jusqu’à l’heure où de grands chagrins et une grande lassitude m’ont fait donner ma démission de président... Vous saviez toutes ces choses, Renée, mais je vous les répète, car vous les avez certainement oubliées.

RENÉE, baissant la tête.

Épargnez-moi.

BÉRAUD.

Oui, j’ai eu de grands chagrins, et le jour est venu où vous devez en connaître la cause... Vous aviez huit ans, vous étiez alors en pension, lorsque, un matin, je suis allé vous dire que votre mère était morte. Eh bien ! je mentais. Votre mère s’était enfuie de cette maison avec un amant, un secrétaire à mon service, un laquais...

RENÉE, se levant frémissante.

Mon père !

BÉRAUD.

Asseyez-vous... Vous n’êtes plus une jeune fille, Renée : vous êtes une femme. Désormais, vous pouvez tout entendre... J’adorais votre mère, je l’avais prise pauvre, dans une famille de petits commerçants. Elle me devait sa fortune, je comptais sur son cœur... Plus tard, j’ai su qu’il y avait des vices dans cette famille, tout un détraquement cérébral ; et, depuis ce temps, j’ai pardonné, en comprenant que votre mère était une malade. Mais, les premiers jours, quelles crises de colère et de désespoir ! Elle emportait ma vie, elle laissait derrière elle la maison vide et souillée. Ce n’était pas la trahison seulement, c’était le scandale. Pendant trois années, j’ai pu la suivre à la trace de ses amours. Puis, elle est morte, dans de telles hontes...

RENÉE.

Je vous en supplie... Vous me torturez.

BÉRAUD, se levant.

Si vous n’aviez pas failli vous-même, jamais je ne vous aurais parlé de ces choses, car j’aurais craint de vous salir... Vous me restiez seule, et toutes mes tendresses se reportèrent sur vous. J’avais pris cette demoiselle Chuin, en qui je mettais ma confiance, et dont je doute à présent : elle semblait vous aimer, peut-être vous a-t-elle vendue. Souvent, des peurs me glaçaient, devant votre innocence de gamine. Vous ressembliez à votre mère, oh ! d’une ressemblance troublante pour moi, avec ses cheveux, son regard, jusqu’à son rire. Un soir – vous aviez dix ans –, en vous entendant tout à coup rire derrière une porte, j’ai ouvert, bouleversé, et je suis demeuré tremblant, sous la gaieté de vos yeux, où luisait son regard. Alors, j’ai été plein d’angoisse et de sévérité. À mesure que vous deveniez femme, je croyais la voir renaître, dans son charme et sa folie. Puis, c’étaient des joies, les jours où je reconnaissais mon sang, à un geste, à un mot... Je me suis rassuré, vous étiez très raisonnable et très fière... Et l’homme est venu, et vous vous êtes donnée comme une fille !...

Violemment.

Tiens ! malheureuse, tu es du sang de ta mère !

RENÉE.

Pardon ! Oh ! Pardon !

BÉRAUD.

La tache est donc ineffaçable ? Je t’aurai veillée dans ton petit lit, plus tard je t’aurai ménagé une à une les rudesses de l’existence, pour que, brusquement, la tache reparaisse et te gâte en un jour !... Oui, j’ai vu cela cent fois, dans ma vie de magistrat. Ce sont les fatalités de la chair : la lésion est au fond, on a beau vouloir la guérir par des années d’éducation et de bons exemples, elle demeure, elle détraque les plus fortes, quand les circonstances le veulent. Toi, tu as recommencé la faute ancienne, tu m’as fait pleurer Les mêmes larmes ; et, cette fois, j’ai souffert davantage, car je n’ai plus d’espoir, notre race est finie.

RENÉE.

Pardon !

Elle tombe à ses genoux.

BÉRAUD.

Maintenant, que feras-tu ? La honte va-t-elle continuer ? Te voilà mariée, dans des conditions qui m’épouvantent. Écoute, la faute recommencera, tu trahiras ton mari. Ne te défends pas, tu as bien trahi ton père ! Puis, n’est-ce pas logique ? Cet amant qui t’épouse sera chassé par un autre amant. Mais relève-toi donc ! Ne pleure plus, ne me regarde plus ! Ta mère, un jour, est venue se traîner à mes genoux, et tu me regardes comme elle, et tu sanglotes comme elle !

RENÉE, révoltée, debout.

Je suis votre fille, mon père. Vous verrez que je serai digne. Pourquoi m’accablez-vous, lorsque vous ne voulez rien savoir de ma faute ?

MADEMOISELLE CHUIN, entrant.

Excusez-moi, Monsieur. La personne que vous attendez...

BÉRAUD, se calmant, très froid.

C’est bien, Renée... Je n’ai plus rien à vous dire. Vous pouvez vous retirer.

Renée sort.

 

 

Scène III

 

BÉRAUD, MADEMOISELLE CHUIN

 

MADEMOISELLE CHUIN.

La personne que Monsieur attend est là...

Voyant Béraud pâlir et s’appuyer au dossier d’un fauteuil.

Qu’avez-vous ? Je savais bien que vous vous rendriez malade. Faut-il faire entrer ?

BÉRAUD.

Tout à l’heure...

Après un silence.

Oui, faites entrer et dites d’attendre... Je reviens à l’instant.

Il sort en chancelant.

 

 

Scène IV

 

MADEMOISELLE CHUIN, SACCARD

 

MADEMOISELLE CHUIN, à la porte.

Entrez...

Saccard entre avec lenteur et regarde autour de lui d’un air curieux.

Voyons, puisque le père ne vous reçoit pas encore, convenons bien de tout, une dernière fois... Vous connaissez notre malheur. La pauvre demoiselle a été violentée, à la campagne, chez une dame très respectable, par le mari d’une de ses amies, qui naturellement ne peut l’épouser. Le père serait mort de cette honte, sans réparation possible. Alors, c’est moi qui ai songé à lui avouer une partie de la vérité et à vous présenter comme le séducteur.

SACCARD, froidement.

Oui, vous êtes venue me tenter avec cette infamie.

MADEMOISELLE CHUIN.

Oh ! une infamie ! Je n’accepte pas ce vilain mot. La vérité, cher monsieur, est que vous sauvez une famille du désespoir. Et laissez-moi vous dire que j’ai fait tout cela un peu pour vous. On aurait pu trouver d’autres expédients, plus commodes et moins compliqués. Mais je vous connaissais, j’étais si peinée de voir un garçon de votre mérite se débattre dans une misère ridicule, que j’ai arrangé ce mariage avec la pauvre demoiselle, qui avait perdu la tête. Vous voilà lancé... Vous me remercierez plus tard.

SACCARD.

Je vous remercie tout de suite... Vous savez bien que nous compterons ensemble.

MADEMOISELLE CHUIN.

J’aime tant notre Renée ! Il y a dix ans, cher monsieur, que je remplace sa mère auprès d’elle. Allez, je n’ai épargné ni les soins, ni les veilles. C’est bien l’enfant la plus aimable, la plus loyale...

SACCARD.

Taisez-vous. Voici le père.

Béraud entre silencieusement, pendant que Mlle Chuin se retire.

 

 

Scène V

 

SACCARD, BÉRAUD

 

BÉRAUD.

C’est donc vous, monsieur ?...

Il le regarde fixement ; un silence.

Quel est votre nom ?

SACCARD.

Aristide Saccard.

BÉRAUD.

Vous êtes veuf, vous avez un fils ?

SACCARD.

Oui, un garçon de douze ans, qui est chez un de mes frères, dans le Midi.

BÉRAUD, après un nouveau silence.

Monsieur, vous avez commis une action lâche.

SACCARD, baissant la tête.

Pardonnez-moi.

BÉRAUD, cédant peu à peu à la violence.

Une action lâche... Il n’y a que les voleurs qui s’introduisent ainsi dans les maisons.

SACCARD.

J’ai mérité votre colère.

BÉRAUD.

Ma fille avait une belle dot. Il était habile de la séduire, de profiter d’une faiblesse, puis de venir faire le cœur généreux auprès de moi, en consentant à une réparation... C’est une fortune gagnée aisément, c’est un guet-apens où vous étiez sûr de prendre la fille et le père.

SACCARD.

Cependant, monsieur, permettez...

BÉRAUD.

Quoi ? Que voulez-vous que je permette ?... Ce n’est pas à vous de parler ici. Je vous dis ce que je dois vous dire et ce que vous devez entendre, puisque vous venez à moi comme un coupable. Ne sentez-vous pas, dans cette maison, une tradition de dignité et de respect ? Eh bien ! monsieur, vous avez souffleté tout cela. J’ai failli mourir, et, voyez ! à cette heure, mes mains tremblent, comme si j’avais vieilli de dix années en un jour... Taisez-vous et écoutez-moi.

SACCARD.

J’ai perdu la tête, je n’ai pu voir Mlle Renée...

BÉRAUD, terrible.

Taisez-vous ! Je ne veux rien savoir... Que ma fille soit allée vous chercher, ou que ce soit vous qui soyez venu à elle, cela ne me regarde pas. Je ne lui ai rien demandé, je ne vous demande rien. Gardez tous les deux vos confessions : c’est une ordure où je refuse d’entrer. Pour moi votre faute est la même...

Un silence, puis il reprend d’un ton calme.

Je vous demande pardon de mon emportement, monsieur. Je m’étais bien promis de garder mon sang-froid. Ce n’est pas vous qui m’appartenez, c’est moi qui vous appartiens, puisque je suis à votre discrétion. Vous êtes ici pour m’offrir une transaction devenue nécessaire. Transigeons, monsieur... Veuillez vous asseoir.

Il se place devant son bureau. Saccard s’assoit, de l’autre côté.

SACCARD.

Parlez, exigez, j’obéirai.

BÉRAUD, prenant des papiers sur le bureau.

Mlle Renée Béraud Du Châtel, à la mort de sa mère, a hérité d’une somme de trois cent mille francs, qu’elle ne devait toucher que le jour de son mariage. Cette somme a déjà produit des intérêts. Voici mes comptes de tutelle... J’ai passé la nuit à les revoir, avant de vous les communiquer.

SACCARD, refusant de prendre les papiers.

C’est inutile.

BÉRAUD, le forçant à les prendre.

Vérifiez, je l’exige. Il faut bien que vous connaissiez la fortune de votre femme... Ce n’est pas tout. Une tante de Renée lui a également légué des terrains, rue Popincourt, estimés à deux cent mille francs. Ils sont loués à des maraîchers, mais ils produisent fort peu. Voici, d’ailleurs, un état de cette propriété, avec les placements des loyers déjà échus.

SACCARD.

Tout est en règle... Je vous obéis, monsieur ; seulement, veuillez remarquer que je n’ai pas à m’occuper de cette fortune, car je demande que le mariage ait lieu sous le régime dotal, de façon à laisser ma femme maîtresse absolue de sa dot.

BÉRAUD.

Sans doute... Il me reste à régler votre propre situation. Je vous reconnaîtrai, dans le contrat que dressera mon notaire, un apport de cinq cent mille francs. Je sais que vous n’avez rien. Vous toucherez les cinq cent mille francs chez mon banquier, le lendemain du mariage.

SACCARD.

Mais je ne veux pas de votre argent, je ne demande que votre fille.

BÉRAUD.

Ma fille ne saurait épouser un homme moins riche qu’elle. Je vous donne la dot que je lui destinais, voilà tout. Ne me remerciez pas... Peut-être comptiez-vous sur une somme plus forte, mais on me croit beaucoup plus riche que je ne le suis réellement, monsieur. Il se lève et sonne.

SACCARD, se levant, très pâle, à part.

Ah ! il faut plus de courage que je ne pensais !

BÉRAUD, à Mlle Chuin, qui se présente.

Priez mademoiselle de venir.

À Saccard, qui veut se retirer.

Restez.

Renée entre. Elle et Saccard sont face à face, immobiles.

 

 

Scène VI

 

SACCARD, BÉRAUD, RENÉE

 

BÉRAUD, entre les deux.

Ma fille, voici cet homme chez moi. Nous sommes d’accord. Le mariage aura lieu dans le délai légal.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

SACCARD, RENÉE

 

RENÉE, après un silence.

Alors, monsieur, cette affaire est terminée ?

SACCARD.

Oui, madame.

RENÉE, méprisante.

Tant mieux ! Je craignais de ne trouver personne pour un pareil marché.

SACCARD, très poli.

Pardon, madame, je crois que vous vous méprenez sur la situation que nous fait à tous deux ce que vous appelez si justement un marché... Tout à l’heure, j’ai pu baisser la tête devant votre père, cet honnête homme que je trompais, mais, devant vous, c’est autre chose, car vous êtes ma complice... J’entends que, dès aujourd’hui, nous vivions sur un pied d’égalité...

RENÉE.

Ah ! vraiment !

SACCARD.

Oui, sur un pied d’égalité parfaite... Vous avez besoin d’un nom pour cacher une faute que je ne me permets pas de juger, et je vous donne le mien. De mon côté, j’ai besoin d’une certaine position sociale, pour lancer de grandes entreprises, dont vous verrez un jour les résultats, et vous m’apportez la position que je souhaite... Nous voilà par conséquent deux associés, dont les apports se balancent, et qui doivent simplement se remercier pour le service mutuel qu’ils se rendent.

RENÉE.

C’est bien... Vous connaissez mes conditions ?

SACCARD.

Non, madame. Mais veuillez me les dicter, je m’y soumets d’avance.

RENÉE.

Nos existences resteront distinctes et séparées. J’entends garder une liberté absolue. Vous abandonnerez tous vos droits sur moi, et je n’aurai aucun devoir envers vous.

SACCARD.

Si je croyais devoir être galant, je vous dirais que ces conditions me désespèrent, car vous êtes belle, madame, oh ! d’une beauté que je n’avais pas rêvée. Mais nous sommes au-dessus de compliments pareils. Je suis très heureux de vous voir le courage de nos situations respectives. Nous entrons dans la vie par un sentier où l’on ne cueille pas de roses... Je ne vous demande qu’une chose, c’est de ne point user de la liberté que je vous laisserai de façon à rendre mon intervention nécessaire.

RENÉE.

Monsieur !

SACCARD, s’inclinant respectueusement.

Je vous supplie de ne pas vous blesser. Nous devons tous deux tolérer certaines allusions, sans quoi notre bonne entente devient impossible.

Après un silence, d’un ton brusquement amical et bonhomme.

Tenez ! madame, nous ne nous connaissons pas, mais nous aurions vraiment tort de nous détester ainsi, à première vue. Je vois bien que vous me méprisez : c’est que vous ignorez qui je suis et ce que je veux.

RENÉE.

Je sais que vous êtes le petit-fils d’un paysan.

SACCARD.

Oui, nous étions trois frères, et notre mère avait de l’orgueil pour nous. L’aîné s’est ouvert la route à coups de hache. Moi, après ma sortie du collège, j’ai vieilli rageusement à Marseille, dans un emploi obscur. Le dimanche, quand je me promenais seul, je me sentais du génie. Ce n’était pas une envie basse, non ! c’était le sentiment très net d’une intelligence et d’une volonté. J’avais une phrase favorite, je répétais toujours : « Je suis une force ! » et l’on riait, lorsqu’on me voyait avec ma mince redingote noire, craquée aux épaules, et dont les manches remontaient au-dessus des poignets... Vous n’écoutez pas, madame. J’ai bien souffert, pourtant.

RENÉE.

Si, je vous écoute.

SACCARD.

Dès que je l’ai pu, je suis accouru à Paris. Oh ! Paris flambait dans mes désirs ! Je croyais n’avoir qu’à allonger les mains pour y trouver une situation digne de moi. J’avais des lettres de recommandation. Partout, on m’a éconduit. Pendant deux mois, j’ai vu les portes se fermer une à une. Il ne me restait que vingt francs, et j’ai vécu tout un mois encore, ne mangeant plus que du pain, battant la ville du matin au soir, revenant me coucher sans lumière, brisé de fatigue, toujours les mains vides... Ah ! ces courses éternelles, cette ville immense et imbécile qui me repoussait, qui ne sentait pas ma force !

RENÉE.

Plus bas, monsieur ! Nos domestiques peuvent entendre.

SACCARD.

Un soir, le soir où votre Mlle Chuin est venue, je rentrais sans avoir mangé, ayant achevé la veille mon dernier morceau de pain... Une pluie fine tombait, une de ces pluies de Paris qui sont si froides. Trempé jusqu’aux os, j’étais allé inutilement à Bercy, puis à Montmartre, où l’on m’avait indiqué des emplois... Au retour, j’ai marché lentement, hébété, coudoyé, ne pouvant comprendre pourquoi je ne trouvais pas à vivre, quand tout un peuple vivait autour de moi, dans ce vacarme et dans ce luxe. Comme je restais planté devant la boutique d’un changeur, une voiture m’a éclaboussé. Place du Carrousel, un passant m’a traité de brute. Sur le pont des Saints-Pères, une petite fille a failli me faire tomber... Alors, je suis rentré en courant, la gorge crevant de sanglots. Et je voulais me tuer, et Mlle Chuin est venue... J’ai consenti.

RENÉE, intéressée.

Elle ne m’avait pas dit ces choses... Il est temps encore, monsieur.

SACCARD.

Non, non, je ne regrette rien !... Aucune besogne pourtant ne m’aurait fait peur, et j’agonisais dans un coin, garrotté, réduit à l’impuissance. Non, non, voyez-vous, c’était illogique et injuste ! Je serais mort de rage... Eh bien ! ils l’ont voulu. Qu’importe le jugement de la foule, quand on met le pied sur elle ! Dans ce monde, il n’y a que la force. Je serai fort. Le bonheur est là tout entier...

Allant à l’une des fenêtres.

Tenez ! regardez ce Paris. C’est vous qui me le donnez. Maintenant, il m’appartient... Ce grand innocent, comme il est immense et comme il s’éveille gaiement au soleil ! Il ne se doute guère de l’armée de pioches qui l’attaqueront bientôt... Oui, ce sont des affaires que j’ai devinées et qui feront couler chez nous un fleuve d’or.

RENÉE.

Elle est bien petite, toute cette force, pour de l’argent.

SACCARD.

Eh ! ne me croyez pas platement intéressé. Votre fortune n’est à mes yeux qu’un moyen de monter très haut... Si vous saviez les nuits ardentes que j’ai passées à recommencer le même rêve d’ambition, sans cesse emporté par la réalité du lendemain, vous seriez fière de vous appuyer à mon bras, en vous disant que vous allez faire un homme du misérable que j’étais hier. Voyons, voulez-vous être ma femme, Renée ?

RENÉE.

Votre femme, jamais !... Ainsi, mon mari de nom seulement, nos existences complètement distinctes, une liberté absolue.

SACCARD, redevenant très froid.

C’est signé, madame.

Ils se saluent, Renée sort.

 

 

Scène VIII

 

SACCARD, seul

 

Comment ai-je pu céder à l’envie sotte de convaincre cette femme ? Elle est très belle, il vaut mieux que je ne l’aime pas...

Il remonte et regarde par une fenêtre.

Enfin, enfin, Paris est à moi !

 

 

ACTE II

 

Le cabinet de Saccard. Pièce très riche, pas de bibliothèque et pas d’œuvres d’art. Un grand bureau à gauche. Un canapé et un fauteuil à droite, devant la cheminée. Porte au fond et portes latérales.

 

 

Scène première

 

SACCARD, GERMAIN

 

Au lever du rideau, Saccard écrit, assis devant le bureau. Il pose sa plume et sonne.

SACCARD, au valet qui entre par le fond, un papier à la main.

Germain, est-ce que mon fils est sorti, après le déjeuner ?

GERMAIN.

Non, Monsieur... Je crois que M. Maxime est encore à l’hôtel.

SACCARD.

Assurez-vous-en et dites-lui que je le demande...

Le rappelant.

Attendez. Y a-t-il beaucoup de monde ?

GERMAIN.

Oh ! oui, Monsieur, l’antichambre est pleine.

SACCARD.

Donnez-moi votre liste, ce sera plus tôt fait...

Lisant.

« Mme Hartmann ; le préfet de Saône-et Loire ; le prince Woronoff ; Boussard, garde champêtre à Souvigny ; le président du tribunal d’Ajaccio ; Finet, fabricant de savon... » Mais on m’assomme ! Je ne puis pas, il faut que je sorte... Ah ! écoutez, Germain, si Son Excellence le ministre des Finances se présentait, vous feriez entrer sur-le-champ... Tous les noms sont sur la liste ?

GERMAIN.

Tous, sauf celui de M. Larsonneau.

SACCARD.

Comment, Larsonneau est là !... Faites-le entrer.

GERMAIN, hésitant.

C’est que M. Larsonneau est arrivé le dernier, et les autres...

SACCARD.

Les autres attendront... Allez !

GERMAIN, à la porte du fond, appelant.

Monsieur Larsonneau.

 

 

Scène II

 

SACCARD, LARSONNEAU, puis BERNARD

 

LARSONNEAU.

Bonjour, cher maître.

SACCARD.

Vous voilà donc... Une seconde, permettez.

Allant à la porte de gauche et appelant.

Bernard !

BERNARD, entrant avec des papiers à la main.

Monsieur !

SACCARD.

Il y a là un tas de gens. Questionnez-les, tâchez d’en congédier le plus possible.

BERNARD.

Bien, Monsieur...

Lui remettant les papiers.

Ce sont des dépêches.

SACCARD, feuilletant les dépêches.

Un million à Bordeaux... Huit cent mille francs à Roubaix... Deux millions à la Société du Crédit parisien... Ah ! Larsonneau, la baisse s’est produite sur le marché de Vienne. Nous sommes les maîtres, aujourd’hui. Qu’est-ce donc ? Les entrepreneurs du quartier de Chaillot demandent du temps. Mais jamais ! Nous les tenons, il faut qu’ils marchent. Faites le nécessaire, Bernard.

BERNARD.

Bien, Monsieur.

Il sort par la porte du fond.

 

 

Scène III

 

LARSONNEAU, SACCARD

 

LARSONNEAU.

Toujours accablé, cher maître... Ah ! vous avez bâti en dix ans une formidable machine !

SACCARD.

Un commencement, pas davantage.

LARSONNEAU.

Moi qui vous ai connu rue Saint-Jacques, vous vous souvenez ?... Maintenant, assis à ce bureau, vous n’avez qu’à prendre une plume pour envoyer des dépêches qui réjouissent ou consternent les marchés de l’Europe ; vous tenez Paris par vos chantiers, où tout un peuple d’ouvriers travaille ; vous êtes le moteur intelligent d’une colossale mécanique dont les rouages donnent le branle à la France et aux pays voisins... C’est beau, d’être une pareille force !

SACCARD.

Oui, mais il faut travailler encore, il faut monter plus haut... Voyons, causons sérieusement. Je vous ai écrit pour une petite affaire que vous seul pouvez terminer. Vous allez dresser un acte par lequel vous vous rendrez acquéreur des terrains de la rue Popincourt... Vous entendez, vous êtes mon prête-nom, c’est moi qui achète.

LARSONNEAU, surpris.

Vous achetez les terrains de votre femme ?... Quelle somme faudra-t-il mettre ?

SACCARD.

Cent cinquante mille francs.

LARSONNEAU.

Oh ! ils en valent aujourd’hui trois cent mille ; et, avec les prochaines expropriations, ils doubleront encore.

SACCARD, violemment.

Quoi ? De quelles expropriations parlez-vous ?... Mon cher, je veux bien vous employer, et si vous apprenez ici des choses utiles à votre fortune, tant mieux pour vous, profitez-en. Seulement, le jour où je saurai que vous colportez ces choses au-dehors, nous nous fâcherons...

Il est allé allumer une cigarette et il revient près de Larsonneau.

L’affaire est simple. Ma femme a des dettes et éprouve de grands besoins d’argent. Comme il lui faut vendre, autant que ce soit moi qui profite de l’occasion. Dans le cas où un nouveau boulevard couperait les terrains en deux, ce qui est possible, mais ce que tout le monde ignore, je triplerais mes capitaux... Rien de plus logique, rien de plus légal.

LARSONNEAU.

Sans doute, cher maître... L’acte sera à votre disposition quand vous voudrez.

SACCARD, se faisant bonhomme.

Larsonneau, je vous aime. Oui, vous êtes gentil. Je vous ai vu à l’œuvre, et ce n’est pas un imbécile qui se serait tiré de votre trou de la rue Saint-Jacques, ce petit cabinet d’affaires du rez-de-chaussée, un endroit bien sale et bien dangereux... Or, écoutez un conseil pratique : si votre femme est riche, tâchez qu’elle se ruine le plus tôt possible. Une femme riche ne vous appartient pas, tandis que vous faites tout ce que vous voulez d’une femme qui n’a pas le sou.

 

 

Scène IV

 

LARSONNEAU, SACCARD, MAXIME

 

MAXIME, entrant par la porte de droite.

Tu me demandes ?

SACCARD.

Attends, je suis à toi...

À Larsonneau.

Un acte de vente à votre nom, cent cinquante mille francs, et le congé immédiat aux maraîchers... Je dois vous inviter à dîner, un de ces jours-ci. Vous m’apporterez l’acte tout prêt à être signé.

LARSONNEAU.

Entendu, cher maître.

Il salue Maxime, qui allume une cigarette, et sort par la porte du fond.

 

 

Scène V

 

SACCARD, MAXIME

 

MAXIME, qui a écouté.

Tu vends et tu achètes donc toujours ?

SACCARD.

Rien, une bagatelle... Dis, Maxime, pourquoi ne m’as-tu pas attendu, hier soir, chez Blanche ?

MAXIME.

J’y ai passé une heure, c’est déjà trop. On s’y ennuie à périr... Comment peux-tu garder cette fille ? Elle est inepte.

SACCARD.

Pour ce que j’en fais ! Si je la lâchais, on dirait demain à la Bourse que je suis ruiné... Celle-là ou une autre !

MAXIME.

C’est vrai, toutes des oies... Tu as à me parler ?

SACCARD.

Oui, il s’agit de ce mariage.

MAXIME.

Je t’avais prié de cesser cette plaisanterie... Quelle rage as-tu donc de vouloir me marier ?

SACCARD.

Maxime, je suis ton père...

MAXIME, riant.

Oh ! si peu !

SACCARD.

C’est cela, manque-moi de respect, fais-moi repentir de la camaraderie dans laquelle nous vivons... Tiens ! donne-moi du feu.

Il rallume sa cigarette éteinte à celle de son fils.

Mlle Ellen Maass est suédoise, riche, orpheline, sans autre parent qu’un oncle, le baron Maass, attaché ici à l’ambassade... Attends ! j’ai sa photographie...

Il prend une photographie sur le bureau, tous deux la regardent.

Hein ? des yeux, une taille ! Tout à fait Clarisse Beaujour, quand elle a débuté.

MAXIME.

Clarisse était moins maigre.

SACCARD.

Enfin, une jolie fille... Voyons, mon garçon, l’affaire est faite ?

MAXIME, qui a gardé la photographie.

Clarisse était moins maigre, et elle avait la taille mieux prise.

SACCARD, insistant.

Hein ! l’affaire est faite ?

MAXIME, jetant la photographie sur le bureau.

Eh ! non, je ne veux pas !...

Riant.

Que diable ! spécule sur les terrains, démolis Paris et rebâtis-le, mais ne trafique pas de ton fils comme d’un tas de pavés !... Est-ce singulier que tu ne puisses avoir quelque chose sous la main sans vouloir le vendre ! Voilà, maintenant, que tu me maries pour mettre un pied en Suède et pour lancer ces mines d’argent que la jeune personne possède là- bas, près de Sala... Ne dis pas non.

SACCARD, tranquillement.

Mais sans doute... Où est le mal ? Elles sont exploitées par des ânes, ces mines d’argent... J’ai reçu un rapport que je te montrerai. Un gisement superbe, à peine entamé. Des millions dans la terre. Tu seras bien à plaindre, quand j’aurai fait de toi un des gaillards les plus riches de Paris... Oh ! nous partagerions !

MAXIME.

Merci...

Changeant de ton.

Mon cher père, ne compte pas sur moi pour te rendre ce service. Tu vois, je ne plaisante plus, je suis très sérieux... Je ne veux pas me marier.

SACCARD.

Pourquoi ?... Moi qui ai rendez-vous avec le baron ! Je devrais être déjà à l’ambassade. Enfin, donne-moi des raisons ! Ce n’est pas la petite Lucy ?

MAXIME.

J’ai rompu il y a huit jours.

SACCARD.

C’est vrai, elle est venue se plaindre à moi... Alors, tu en as fait une nouvelle chez Blanche ? Non... Regarde-moi donc en face. Mais tu es amoureux !

MAXIME.

Pourquoi me tourmentes-tu ? Tu sais bien que je n’aime personne. Je suis las des femmes... J’ai grandi dans leurs jupes. Toutes m’assomment.

SACCARD, prenant un air grave.

Tu as tort. Il n’y a que le mariage de sérieux dans l’existence.

MAXIME, surpris.

En es-tu bien convaincu ?

SACCARD.

Absolument.

MAXIME.

Pourtant, il me semble que toi...

SACCARD.

Ah ! moi, c’est différent. Il faut toujours me mettre à part. Renée vit de son côté, et moi du mien, pour des raisons exceptionnelles... Mais nous perdons notre temps. Je cours à mon rendez-vous, et je dis au baron que tu acceptes.

MAXIME.

Je t’en prie, attends encore. Tu abuses, car tu sais qu’au fond je suis faible. Je me lasse, je me donne.

 

 

Scène VI

 

SACCARD, MAXIME, MADEMOISELLE CHUIN, puis RENÉE

 

MADEMOISELLE CHUIN.

Pardon, c’est Renée qui demande Maxime.

MAXIME.

Bien, j’y vais.

RENÉE, entrant en coup de vent.

Non, reste. Ça n’en finit plus, quand je te veux. J’aime mieux venir.

À Mlle Chuin.

Dès que la robe arrivera, avertissez-moi, ma bonne Chuin.

MADEMOISELLE CHUIN.

Tout de suite.

Elle sort. Saccard s’est remis à son bureau, où il classe des papiers.

 

 

Scène VII

 

SACCARD, MAXIME, RENÉE

 

RENÉE, en toilette de ville très élégante, un peu excentrique, sans chapeau.

Dis, est-ce vraiment bien ?

Elle se plante devant Maxime.

On m’apporte ce costume, et il me faut ton avis... Oh ! je ne sors pas avec, si tu le condamnes !

MAXIME.

Il est très bien.

RENÉE.

Tu sais, sois franc.

MAXIME, l’examinant.

Parole d’honneur ! très bien. La tunique a une coupe originale... J’aime beaucoup les galons.

RENÉE.

N’est-ce pas ? Délicieux, les galons. Une idée à moi !

MAXIME.

On dirait que le col fait un pli. Non, c’est une épingle qui est restée... Attends.

Il enlève l’épingle.

SACCARD.

Ma chère, allez-vous ce soir au bal du ministère de la Marine ?

RENÉE.

Certainement. Maxime m’accompagnera...

À Maxime.

Imagine-toi, je suis furieuse contre Rousset. Il m’avait promis pour hier ce costume et la robe de ce soir. Hier, pas de Rousset... Enfin, il vient de m’envoyer le costume, en me faisant dire que la robe sera ici dans une heure.

MAXIME.

Là !... Tu es à ravir.

RENÉE.

Alors, nous sortons, je t’emmène au Bois, veux-tu ?

MAXIME.

Non, pas aujourd’hui.

SACCARD.

Eh ! si, ma chère, emmenez-le...

Il se lève.

Allez, allez donc, les enfants ! Prenez du plaisir, jouissez de votre jeunesse. Moi, je cours à mes affaires...

À Renée.

À propos, j’ai une réunion ce soir. Je crains de ne pouvoir me rendre à ce bal.

RENÉE, qui se regarde dans la glace.

Mais nous n’avons pas besoin de vous, Maxime me ramènera.

Brusquement.

Eh bien ! non, il a beau dire, il manque quelque chose...

Elle se retourne vers les deux hommes.

Regardez, c’est incomplet, bien sûr.

SACCARD.

On pourrait échancrer un peu...

RENÉE.

Taisez-vous, ce n’est pas ça... Je l’ai sur le bout de la langue. Un rien, un ruban... Où donc ? Où donc ?

MAXIME.

Moi, je voudrais un bijou, là, sur la gorge.

RENÉE.

C’est cela, une grande croix !... Il n’y a que lui pour habiller les femmes !

 

 

Scène VIII

 

SACCARD, MAXIME, RENÉE, ADÈLE, entrant par la porte de gauche

 

ADÈLE.

Madame, on apporte la robe.

RENÉE.

Bon ! Faites-la mettre chez moi... Elle est là ? Eh bien ! montrez tout de suite.

À Saccard.

Je vous demande pardon de vous envahir.

SACCARD, galamment.

Vous êtes chez vous. D’ailleurs, je vous laisse.

Bas à Maxime, en sortant.

Sois tranquille, je ne t’engagerai pas. Je vais tout simplement inviter le baron et sa nièce à dîner pour un jour de la semaine prochaine.

Il sort. Adèle est rentrée, apportant la robe dans une caisse.

 

 

Scène IX

 

MAXIME, RENÉE, ADÈLE

 

ADÈLE.

Madame veut-elle l’essayer ?

RENÉE.

Pas ici.

Adèle se retire. Renée sort la robe de la caisse et l’étale sur le bureau.

Il n’a pas ajouté les nœuds que je lui ai demandés. Est-il entêté, ce Rousset !

À Maxime.

La trouves-tu bien ?

MAXIME.

Pas mal.

RENÉE.

C’est drôle, ces robes ! On s’en occupe, on se passionne, on croit qu’elles vont révolutionner les gens, et quand elles sont là, elles semblent si ordinaires !

ADÈLE, rentrant avec un carton.

Le fleuriste apporte la coiffure.

Elle donne le carton à Renée et se retire.

 

 

Scène X

 

RENÉE, MAXIME

 

RENÉE.

Ah ! voyons !

Elle sort une branche de fleurs du carton.

MAXIME.

Des muguets et des roses, c’est bourgeois.

RENÉE.

Tu as raison. Une idée sotte que j’ai eue !...

Elle jette la coiffure sur le bureau et devient sombre.

Mon Dieu ! que je me sens lasse !

MAXIME.

Tu étais si gaie. Que t’arrive-t-il ?

RENÉE.

Mais rien, en vérité.

MAXIME.

Es-tu souffrante ?

RENÉE.

Non, ne fais pas attention. Tu sais comme je suis.

MAXIME.

Nous devions sortir. Et ce bal de ce soir qui t’enflammait ?

RENÉE.

Je n’irai pas, je veux me coucher de bonne heure...

Un silence. Elle s’est assise sur le canapé et rêve.

Dimanche, n’est-ce pas ? tu as dîné avec nous chez mon père. Comme ce vieil hôtel est froid ! Dès l’escalier, une fraîcheur vous prend aux épaules, et c’est un silence, une ombre si large, que l’on croirait entrer dans une église... Quand j’étais jeune fille, j’y tremblais de peur en plein jour, avec des révoltes contre cette sévérité de cloître. J’aurais sauté par les fenêtres, répugnée, prise d’une horreur physique. Quelle singulière chose ! Aujourd’hui, lorsque j’ai un chagrin, lorsqu’un dégoût me prend, c’est toujours à ce froid du vieil hôtel de mon enfance que je songe, et je cours me baigner tout entière dans ce souvenir, et cela me calme, oh ! profondément, comme dans une eau pure et tranquille.

MAXIME.

Ton père ne devait pas être tendre ?

RENÉE.

Tendre ? Peut-être. Il souffrait. Longtemps, lui aussi m’a terrifiée. Maintenant, je ne sais pourquoi, je ne puis aller le voir, sans être émue aux larmes. Il vient si rarement ici ! Il m’aime pourtant... Oui, il y a comme deux femmes en moi : une femme très vieille et très paisible, qui rêve une vie dans une chambre close, avec des meubles anciens, une vie toute passée à l’accomplissement d’un devoir, et une femme très jeune, lasse déjà, révoltée contre les autres et contre elle-même, ayant besoin de l’étourdissement du monde, se grisant, se jetant toujours à l’inconnu.

MAXIME, riant.

Bon ! tu es aujourd’hui la femme très vieille.

RENÉE.

Ce n’est pas de ton père que je me plains. J’ai pu d’abord le juger fort mal, puis, je l’ai vu si actif, si intelligent, que je l’ai compris et admiré.

MAXIME, riant.

Tu te plains de moi, peut-être ?

RENÉE.

De toi, Maxime !... Te rappelles-tu le jour où nous nous sommes vus pour la première fois ? Tu arrivais de ton collège du Midi, tu étais fagoté, mais fagoté ! les cheveux tondus, le pantalon trop court sur des souliers énormes. Et drôle avec ça !

MAXIME.

Nous nous sommes tutoyés tout de suite. Je te prenais pour une grande sœur... Et, plus tard, les bonnes parties !

RENÉE.

Oui, tu m’as menée partout, même dans des endroits où je n’aurais pas dû te suivre. Tu m’as tout dit, et je ne t’ai rien caché. Nous sommes déjà de vieux camarades.

MAXIME.

Voyons, de qui te plains-tu, alors ?

RENÉE.

Oh ! de tous et de tout ! Je m’ennuie, je m’ennuie à sangloter seule, le soir, la face dans mon oreiller, prise d’une rage d’impuissance... Comme tout reste plat et commun ! Jamais rien de rare et d’exquis, sans cesse les mêmes jours qui déroulent les mêmes fêtes ! Ah ! ce déjà vu, ce déjà senti, ce continuel recommencement dans la splendeur et dans la toute-puissance menteuse de nos fortunes !

MAXIME.

Ça, tu as raison.

RENÉE, se levant.

Ainsi, ce bal de ce soir, pourquoi irais-je ? Je sais déjà comment j’entrerai, ce qu’on me dira et avec quelle lassitude je reviendrai me coucher. Ce sera splendide et imbécile... Mes amies ? Tu les connais, elles ne m’aiment pas plus que je ne les aime. Nous nous déchirons toutes. Elles sont d’un monde qui craque sous elles, et dont elles hâtent la pourriture.

MAXIME.

Reste M. de Saffré... Il t’adore, il t’assassine de bouquets et de lettres.

RENÉE.

Ah ! tu sais cela... Écoute, nous sommes assez libres ensemble pour que tu me croies. Dans ma situation avec ton père, sais-tu ce qui m’a toujours empêchée de prendre un amant ? C’est le mépris et le dégoût de ces amours qui tous se ressemblent, qui tous commencent et finissent dans le même ennui. Pourquoi M. de Saffré plutôt que les vingt autres que j’ai refusés ? Ils se valent, ils ne sont que le plaisir vulgaire, la liaison banale à la portée de chacune.

Après un silence rêveur.

Non, vois-tu, Maxime, je veux autre chose.

MAXIME, rêveur également.

Oui, autre chose... Parfois, j’ai cherché.

RENÉE.

Autre chose... Quelque chose d’extraordinaire, de surhumain, une joie que personne ne connût, un bonheur rare qui m’enlevât au-dessus du contentement de la foule.

MAXIME.

Oui, mais quoi ?

RENÉE.

Ah ! je ne sais pas. Si je savais !

Elle rêve. Un silence. Sa main rencontre, sur le bureau, la photographie, qu’elle prend et qu’elle regarde, d’abord machinalement.

Tiens ! cette photographie !... N’est-ce pas cette jeune Suédoise ?

MAXIME, gêné.

Oui.

RENÉE.

Pourquoi est-elle là ?

MAXIME.

Un projet de mon père... Il veut me la faire épouser.

RENÉE, avec violence.

Toi, te marier ! mais je te le défends !... Te marier ! En voilà une bêtise ! Et tu as cru que je consentirais ?

MAXIME.

Cependant...

RENÉE.

Jamais !... Et moi ? Ce serait fini, nous ne sortirions plus, nous n’irions plus partout, nous ne serions plus toujours ensemble, pour nous distraire dans nos mauvais moments, comme tout à l’heure... Allons donc !

MAXIME.

Il faudra bien en venir là.

RENÉE.

Eh ! plus tard, tu as le temps... N’es-tu pas heureux avec nous ? Que te manque-t-il ? T’ai-je fait de la peine ? Je sais, je suis insupportable souvent avec mes caprices, mais je serai bonne, tu verras, et ce sera une vie si charmante... D’ailleurs, je ne veux pas, non ! je ne veux pas !

MAXIME.

Oh ! rien n’est terminé.

RENÉE.

Vrai ? Tu me le jures ? Alors, laisse-moi arranger cela... Mon Dieu ! tu m’as fait une peur !...

À Germain qui a ouvert la porte du fond.

Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ?

 

 

Scène XI

 

RENÉE, MAXIME, GERMAIN

 

GERMAIN.

Je regardais si Monsieur était rentré... Son Excellence est là.

RENÉE.

Quoi, Son Excellence ?

GERMAIN.

Son Excellence le ministre des Finances.

RENÉE.

Ah ! un ministre... Que voulez-vous que ça me fasse ?

GERMAIN.

C’est que Son Excellence attend déjà depuis cinq minutes.

RENÉE.

Très bien. Qu’elle attende encore... Laissez-nous.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

RENÉE, MAXIME, puis MADEMOISELLE CHUIN

 

RENÉE.

Dépêchons. On a dû atteler. Je t’emmène au Bois.

MAXIME.

Tu refusais de sortir.

RENÉE.

Moi ! par ce beau soleil ! Non, non, j’ai besoin d’air, j’étouffe toujours... Et, ce soir, n’oublie pas de venir me prendre à minuit.

MAXIME.

Nous irons donc à ce bal ?

RENÉE.

Sans doute.

MAXIME, après une hésitation.

On fait tout ce que tu veux, on t’aime quand même.

RENÉE, nerveusement.

N’est-ce pas ? Oh ! nous serons gais !...

Elle prend le bras de Maxime et l’emmène vers la porte de gauche.

Voyons, ne trouves-tu pas ça plus gentil ? Sois tranquille, je parlerai à ton père. D’ailleurs, tu sais qu’elle est laide, ta Suédoise !

MADEMOISELLE CHUIN, paraissant à la porte de droite.

Vous sortez, Renée ?

RENÉE.

Oui, nous allons au Bois.

Ils sortent au bras l’un de l’autre.

 

 

Scène XIII

 

MADEMOISELLE CHUIN, SACCARD, puis ADÈLE

 

MADEMOISELLE CHUIN.

Un joli désordre ! Toujours des chiffons qui traînent !

Elle va à la porte de droite et appelle.

Adèle !... Ah ! oui, personne !

Comme elle revient, elle aperçoit Saccard qui est entré et qui pose son chapeau.

Justement, voilà Monsieur.

SACCARD.

Les enfants sont sortis ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Ils sortent... Faut-il courir ?

SACCARD.

Non, pourquoi ?

Regardant autour de lui.

Seulement, qu’on me débarrasse.

MADEMOISELLE CHUIN.

J’ai déjà appelé Adèle...

Elle sonne. À Adèle qui entre.

Portez cette caisse et ce carton dans la chambre de Madame.

ADÈLE.

Tout de suite, mademoiselle.

SACCARD, qui s’est assis devant le bureau, couvert à demi par la robe.

Et cette robe ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Ah ! pardon !

Elle ôte la robe. Adèle emporte la caisse et le carton par la droite.

 

 

Scène XIV

 

SACCARD, MADEMOISELLE CHUIN

 

SACCARD.

C’est bien... J’ai à travailler.

MADEMOISELLE CHUIN, posant la robe sur le canapé.

Monsieur, j’aurais deux mots à vous dire, et puisque nous voilà seuls... Vous avez toujours été très bon pour moi. Si j’ai pu vous être utile, autrefois, vous avez compris que la récompense la plus douce à mon cœur serait de rester près de ma chère Renée.

SACCARD.

Après ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Vous m’avez laissé entendre dernièrement que vous seriez bien aise d’être renseigné.

SACCARD.

Allez au fait... Que savez-vous ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Eh bien ! Monsieur, Renée me paraît en danger. Elle est très nerveuse, jamais je ne l’ai vue si agitée ni si fantasque... Depuis quelque temps, elle reçoit chaque matin un bouquet de roses blanches, et je l’ai aperçue hier qui lisait une lettre.

SACCARD.

Ensuite ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Ensuite... Mon Dieu ! rien, pour le moment.

SACCARD.

Continuez à veiller et dites-moi tout.

MADEMOISELLE CHUIN, qui a repris la robe.

C’est par dévouement pour Renée et pour vous, Monsieur.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène XV

 

SACCARD, GERMAIN

 

GERMAIN.

Comment ! Monsieur est là !... Son Excellence qui attend depuis un quart d’heure !

SACCARD.

Son Excellence ? Vite, faites entrer !

GERMAIN, annonçant.

Son Excellence le ministre des Finances !

Saccard remonte vers la porte, pour recevoir le ministre, et le rideau baisse.

 

 

ACTE III

 

Un jardin d’hiver. Serre superbe, pleine de grandes plantes vertes, éclairée par des lampes cachées dans les feuillages. À droite, la porte du cabinet de Saccard. À gauche, la porte du salon. Sièges et canapés rustiques.

 

 

Scène première

 

MADEMOISELLE CHUIN, RENÉE, MAXIME

 

Renée est à demi couchée sur un canapé, évanouie. Mlle Chuin lui fait respirer des sels.

MADEMOISELLE CHUIN.

C’est une de ses crises... Mais comment cela est-il arrivé ?

MAXIME.

Pendant le dîner, je l’ai trouvée singulière. J’étais placé à côté de Mlle Ellen Maass, en face d’elle, et elle ne nous quittait pas des yeux, s’énervant, se mêlant à notre conversation, chaque fois que cette jeune fille, qui est très gaie, riait avec moi de quelque histoire... Et c’est pendant qu’on prenait le café au salon, qu’elle est venue s’évanouir, là... Je n’ai eu que le temps d’appeler.

MADEMOISELLE CHUIN.

Renée, comment vous sentez-vous ?...

À Maxime.

Voilà ses mains qui se détendent... La pauvre enfant est si nerveuse, depuis quelques jours surtout !

MAXIME.

Elle rouvre les yeux.

RENÉE, s’agitant, hallucinée.

Empêchez-les, je ne veux pas que tous deux se parlent à voix basse... Mon père est là ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Calmez-vous, ma chère.

RENÉE, regardant autour d’elle.

Mon père... il était là...

MADEMOISELLE CHUIN.

Mais non... Vous avez été un peu souffrante, une de vos crises, vous savez bien.

RENÉE.

Ah ! il n’est pas là. Je l’entendais... Je lui ai écrit pourtant. Mon Dieu ! que je suis brisée !

MADEMOISELLE CHUIN, bas, à Maxime.

C’est fini...

À Renée.

Voulez-vous que je prévienne ?

RENÉE.

Non, personne. Tout à l’heure, je retournerai au salon... C’est ridicule, de n’être pas plus forte.

Elle se lève.

 

 

Scène II

 

MADEMOISELLE CHUIN, RENÉE, MAXIME, SACCARD

 

SACCARD, sortant du salon.

Qu’y a-t-il donc ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Renée a été prise d’un de ses malaises.

SACCARD.

Et elle ne dit rien !

RENÉE.

À quoi bon ? C’est passé déjà. Je n’ai plus besoin que de marcher un peu... Ne vous inquiétez pas, mon ami, et ne parlez pas de cette misère, qui mettrait notre monde en fuite. Je reviens.

Elle disparaît entre les arbustes.

SACCARD, la regardant s’éloigner, bas à Mlle Chuin.

Savez-vous quelque chose ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Rien encore, Monsieur.

SACCARD, rudement.

Il faut que vous sachiez. J’attends.

MADEMOISELLE CHUIN.

Monsieur, je tâcherai.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

SACCARD, MAXIME

 

MAXIME.

Je voulais te dire... De grâce, ne m’engage pas davantage. La jeune fille a beau être charmante, je préfère ne pas me marier.

SACCARD.

Eh bien ! mon garçon, comme il te plaira.

MAXIME.

Vrai, ça ne te contrarie pas trop ?

SACCARD.

Ça me contrarie beaucoup. Nous manquons tous les deux une jolie affaire. Mais, au fond, tu as raison peut-être. Certains jours, je ne sais plus où est la vérité... Ne te marie pas.

MAXIME.

Merci.

SACCARD.

Rentre au salon, on pourrait s’étonner...

Larsonneau paraît.

Justement, j’ai à causer avec Larsonneau.

Maxime rentre dans le salon.

 

 

Scène IV

 

SACCARD, LARSONNEAU

 

LARSONNEAU.

Il m’a été impossible de vous parler avant le dîner... Je vous apporte cet acte, pour la vente des terrains de votre femme. Et, pensant vous être utile, j’ai fait prendre des renseignements sur les dettes qu’elle peut avoir. Cent quatre-vingt mille francs environ, dont soixante-dix mille chez son couturier... Dame ! rien que la toilette de ce soir !

SACCARD, à demi-voix.

Elle est bien belle, dans toutes ces guipures blanches !

LARSONNEAU.

Allons, vous paierez les dettes, en bon mari... Une femme qui a des dettes, mais c’est une sécurité, de nos jours !

SACCARD.

Hein ! pas d’esprit avec moi, I.arsonneau !... Vous voulez insinuer que ma femme pourrait faire payer ses dettes par un amant. Eh bien ! je ne veux pas qu’on dise cela, et on ne le dira pas, je vous le jure !

LARSONNEAU, souriant.

Vous êtes amoureux, je l’ai bien vu, pendant le dîner.

SACCARD.

Moi !

LARSONNEAU.

Oui, vous aimez votre femme. Comment diable a-t-elle pu vous conquérir ?

SACCARD.

Non, je ne l’aime pas... Vous savez tout, vous êtes le seul à qui je parle franchement de ces choses... Je l’aime en camarade, mais je ne souffrirai pas qu’un caprice de sa tête folle me rende ridicule et me dérange, dans ma terrible vie d’affaires.

LARSONNEAU.

C’est cela, vous aurez vu quelque soupirant rôder autour d’elle, et vous l’aimez. Le coup de foudre !

SACCARD.

Non, non, je ne l’aime pas, je ne veux pas l’aimer... Me prenez-vous pour un enfant ? Jusqu’à ce jour, j’ai mis ma supériorité dans mon dédain des passions qui vous agitent tous, et j’irais compromettre ma fortune par une lâcheté de cœur ! Non, jamais !

Renée reparaît dans le fond.

LARSONNEAU, baissant la voix.

Prenez garde, la voici... J’ai donc sur moi l’acte que votre femme devra signer. Mais je désirerais vous le lire et remplir certaines formules.

SACCARD.

Passez dans mon cabinet. Je vous y rejoins à l’instant.

Larsonneau entre dans le cabinet, à droite. Renée est venue s’asseoir, d’un air d’accablement.

 

 

Scène V

 

RENÉE, SACCARD

 

RENÉE, se croyant seule.

Qu’ai-je donc, mon Dieu ? Tout me répugne et m’écrase. L’abominable soirée ! Ah ! qu’il me tarde d’être seule dans ma chambre, pour y pleurer les larmes qui m’étouffent !

SACCARD, qui s’est approché.

Ma chère...

RENÉE, levant la tête.

C’est vous !

SACCARD.

Oui, vos tristesses m’inquiètent, vous étiez si gaie autrefois !... Ne sommes-nous pas de vieux camarades ? Parlez-moi franchement. Il ne vous manque rien, j’espère ?

RENÉE.

Rien.

SACCARD.

Vous ne désirez rien ?

RENÉE.

Non, rien.

SACCARD.

Si vous aviez des soucis, vous auriez tort de ne pas me les confier.

RENÉE.

Je n’ai pas de soucis.

SACCARD.

Enfin, je me mets à votre disposition... Nous n’avons, je pense, aucun reproche à nous adresser mutuellement. J’ai tenu ma parole, comme vous avez tenu la vôtre. Vous êtes la femme la plus fêtée, la plus enviée. De mon côté, je vous suis reconnaissant de l’éclat que vous donnez à ma maison... Par grâce, continuons cette bonne entente. Et, si je puis faire davantage, si vous rêviez d’une autre existence...

RENÉE.

Merci... Vous m’avez comblée, en effet. Il ne me reste rien à souhaiter, au milieu de ces plaisirs.

SACCARD.

Vous raillez.

RENÉE.

Pourquoi m’interrogez-vous ? Pourquoi voulez-vous savoir ce qui me manque ? Est-ce que je le sais moi-même !... Je souffre, je suis malade. Vous avez bien vu que, pendant tout ce dîner, j’ai lutté contre mon mal. C’est une torture à la fin ! Tenez ! allez dire à vos invités que j’ai dû remonter chez moi, car j’ai peur d’éclater en sanglots devant tous.

SACCARD.

Renée, calmez-vous.

RENÉE.

Je ne vous suis d’aucune utilité pour ce mariage. Du reste, il n’y a là que cette jeune fille. Puisque l’oncle n’a pu venir dîner, il faut l’attendre.

SACCARD.

Ce mariage ne se fera pas.

RENÉE, tressaillant.

Ah !... Parlez donc ! Vous ne voulez plus ?

SACCARD.

C’est Maxime.

RENÉE.

Maxime !

SACCARD.

Oui, il m’a prié de le dégager, et comme, ma foi ! nous n’en sommes qu’aux politesses avec les Maass, et que j’ai toujours laissé cet enfant faire ce qu’il a voulu...

RENÉE.

Mais certainement ! Chacun doit être le maître de son bonheur. Il connaît la vie, il est très pratique, sous ses caprices et ses abandons... Ah ! il refuse !

SACCARD.

Vous n’approuviez pas ce mariage ?

RENÉE.

Moi ! je ne l’approuvais ni ne le désapprouvais. Que vouliez-vous que ce mariage me fît ? Je ne m’en occupais pas... Mais je suis ravie pour Maxime qu’il ait préféré garder sa liberté. Si j’avais été homme, je serais certainement resté garçon.

SACCARD.

Avez-vous besoin de Mlle Chuin, pour vous accompagner dans votre chambre ?

RENÉE.

Non, merci, je vais mieux...

Gaiement.

Est-ce ridicule, ces bobos de femmes ! J’étais à la mort, et me voilà toute rajeunie. C’est l’air qui m’aura fait du bien. Vraiment, il y a longtemps que je n’ai été si vaillante, et je regrette que nous n’ayons pas plus de monde : on aurait dansé.

SACCARD.

Vous êtes toujours vaillante, toujours belle, d’une beauté qui n’a fait que grandir... Écoutez, Renée, je sais que vous avez des tracas. Voulez-vous me permettre d’aller en causer avec vous, un de ces matins ? Tenez ! demain par exemple... J’ai fait préparer l’acte de vente dont je vous ai parlé. Nous vous débarrasserons de tous vos ennuis... Ah ! si vous le vouliez, comme vous seriez heureuse !

RENÉE, souriant.

Mais je veux être heureuse.

SACCARD.

Alors, à demain, chez vous.

RENÉE.

C’est cela...

À Mlle Chuin qui paraît.

Ne vous inquiétez pas, ma bonne Chuin. Je me sens tout à fait remise...

À Saccard, qui rentre dans le salon.

Je vous suis.

 

 

Scène VI

 

RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN

 

MADEMOISELLE CHUIN.

C’est vrai, pourtant... Vous voilà avec vos joues roses et vos yeux luisants de belle santé... Que vous arrive-t-il ?

RENÉE.

Mais rien... Mon Dieu ! que la vie est douce parfois ! Je voudrais sortir, oui, je voudrais ne pas m’enfermer, quand ce monde sera parti. Il est dix heures, la nuit est superbe, pleine d’étoiles ! Et Paris est si profond, à cette heure, quand on le traverse en voiture, le visage dans le vent tiède des rues !... Nous roulerions toujours, nous regarderions les cafés se fermer, les trottoirs devenir déserts, les maisons s’endormir...

Béraud paraît au fond de la serre.

Ah ! que je l’aime, ce grand Paris, avec tout ce qui frissonne et soupire dans son ombre ! Voyez-vous, ma bonne Chuin, c’est lui qui me grise, lorsque j’ai respiré l’air de ses places et de ses boulevards.

MADEMOISELLE CHUIN.

Pardon, Renée, je venais vous dire... Votre père est là.

RENÉE, pâlissant.

Mon père !

MADEMOISELLE CHUIN.

Il arrive à l’instant, et comme il désire ne voir que vous... Mais, tenez ! le voici.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

BÉRAUD, RENÉE

 

BÉRAUD.

En rentrant chez moi, tout à l’heure, mon enfant, j’ai trouvé une lettre de toi, qui m’a beaucoup inquiété, et je suis accouru.

RENÉE.

C’est vrai, je vous ai écrit.

BÉRAUD.

Pourquoi ces quatre pages de plaintes, de menaces vagues ? Pourquoi ce désordre et ces adieux, comme si tu devais nous quitter ?

RENÉE.

Je ne sais plus... J’étais malade.

BÉRAUD.

N’es-tu pas heureuse ? Si je vous ai pardonné, à toi et à ton mari, c’est que tu m’avais convaincu de votre bonheur. Je ne viens pas vous voir ici, parce que l’existence que vous menez n’est point la mienne. Mais j’avais fini par rendre justice à l’intelligence et à l’activité de ton mari. Enfin, je n’avais plus d’inquiétude de votre côté, je vous croyais bien ensemble, sauvés l’un et l’autre de toutes mes craintes d’autrefois... Et tu m’écris cette lettre ! Qu’y a-t-il donc ?

RENÉE.

Mais rien, je vous assure.

BÉRAUD.

Tu es toute pâle... Tu trembles...

RENÉE, balbutiant.

Non... non...

BÉRAUD.

Pourquoi te recules-tu ? Je te fais donc peur ?

RENÉE.

Mon père...

BÉRAUD.

Je te fais peur, je te fais peur... Tu ne m’attendais plus, n’est-ce pas ? et tu allais te perdre... Ne dis pas non, je lis au fond de tes yeux, je t’ai assez veillée jadis, quand je redoutais de voir se rallumer, dans tes regards d’enfant, les folies dont j’ai tant souffert... Oui, tu as ce soir les yeux fous de celle que je ne veux plus nommer.

RENÉE.

Eh bien ! oui, je sens que je deviens folle. Mais tout m’écrase, je suis à bout... Si je vous disais quelle existence vide et imbécile, quel monde gâté, quelles provocations continuelles ! Et je suis seule, et je n’ai personne là-dedans, avec ma tête qui se détraque !

BÉRAUD.

C’est bien le monde où tu vis, qui fait ma crainte. Enfin, tu as voulu ces choses.

RENÉE.

Je les ai voulues, et les autres, plus encore, les ont voulues pour moi. Jamais je n’aurais dû sortir de ce vieil hôtel, où vous m’avez élevée, où vous vivez encore, dans la dignité et le respect de toute une vie d’honneur... Mais comprenez donc que, si je souffre, c’est que j’ai de votre sang ! Ah ! si j’étais une simple coquine, si un peu de votre honnêteté ne me gênait pas, par là, dans un coin, comme ce serait drôle, comme je m’amuserais ! Il y a tant de mes amies qui ont le crime bien portant !

BÉRAUD.

Voyons, dis-moi tout... Quelle faute allais-tu commettre ?

RENÉE.

Je ne sais pas... Je m’effraie moi-même. Il y a en moi des choses qui sont plus fortes que moi.

BÉRAUD.

Tu as tort de ne pas te confesser. Cela te soulagerait.

RENÉE.

Je vous jure que je ne sais pas. Tout cela est vague et monstrueux au fond de mon être, une lutte obscure dont je souffre à en mourir... Ce que je sais, c’est qu’il y a un instant, quand vous êtes entré, je me suis sentie coupable, car vous êtes ma conscience, mon père.

BÉRAUD.

Eh bien ! puisque je suis ta conscience, cherchons ensemble. Laisse-moi t’interroger.

RENÉE.

Oh ! de grand cœur. Je serai franche... Si vous pouviez me faire voir clair en moi, si je pouvais guérir !

BÉRAUD.

Je t’avais prédit que la faute ancienne recommencerait... C’est un amant sans doute ?

RENÉE.

Non ! sur mon âme !... Je n’ai pas succombé encore, je le jure !

BÉRAUD.

Alors, tu allais succomber, tu aimes quelqu’un ?

RENÉE, cherchant.

J’aime quelqu’un ? Non, non, je n’aime personne ! Qui pourrais-je aimer ? Je ne vois aucun homme autour de moi, je les ai tous repoussés par fatigue et mépris, pas un ne reste dont la présence me soit tolérable... Non, non, je n’aime personne, je ne puis aimer personne !

BÉRAUD.

Cette lettre pourtant que tu m’as écrite... Elle était d’un cœur éperdu, tremblant de défaillir, et appelant au secours, dans sa détresse.

RENÉE.

Vous avez raison... J’avais besoin de vous, je me sentais menacée. De quoi ? Je ne saurais le dire au juste. Je vous assure que je fais tous mes efforts pour savoir. Mais c’était une de ces souffrances, une de ces terreurs où l’on n’ose descendre.

BÉRAUD.

Et, lorsque je te croyais en larmes, je t’ai trouvée joyeuse, la fièvre au visage. Tu riais, puis tu as tremblé à ma vue. Pourquoi ce revirement ? Que s’est-il donc passé ?

RENÉE, les yeux fixes.

Ce qu’il s’est passé ? Attendez, il faut que je m’interroge, car ma mémoire se brouille. Voyons, que s’est-il donc passé ? Voilà que la peur me prend de me souvenir... Il s’est passé que j’ai beaucoup souffert pendant ce dîner, oui ! de choses qu’on faisait devant moi et qui me déchiraient le cœur. Ensuite, je me suis évanouie, je vous ai rêvé, mon père : vous m’emportiez d’ici, vous me couchiez dans la terre, où je voulais mourir... Oh ! j’étais triste, j’étais triste ! Et puis, on m’a annoncé une nouvelle, qui, brusquement, m’a inondée de bonheur. Attendez ! il faut que je voie...

Elle recule devant ce qu’elle voit, hagarde.

Oui, je vois, c’est bien cela. Il m’échappait, et il m’a été rendu, tout mon sang en a brûlé d’allégresse... Grand Dieu ! voilà le crime, je n’y songeais pas, et il était là, qui nous enveloppait. Ah ! Misérable ! Ah ! c’est infâme !...

Elle se jette dans les bras de son père.

Ô mon père, prenez-moi, gardez-moi, sauvez moi !

BÉRAUD.

De qui parles-tu ? Qui aimes-tu ?... Achève.

RENÉE.

Non, non, une abomination, un cauchemar, quelque chose qui ne peut pas être. L’horreur en glacerait mes lèvres... Je n’aime personne, personne, entendez-vous !

BÉRAUD.

Tu recules devant tes pensées... Seras-tu forte, au moins ?

RENÉE.

Forte, oui ! j’en fais le serment... Ah ! que vous êtes bon d’être venu ! C’est vous qui me sauvez, c’est là, contre votre cœur, que je me sens redevenir votre fille. J’aurai votre dignité et votre courage, mon père.

BÉRAUD.

Garde donc ton secret, puisque tu n’oses le dire tout haut... Je te sais fière, que ta fierté te défende.

RENÉE.

Vous me défendrez, vous, ma conscience... Regardez-moi, je n’ai plus mes yeux mauvais, n’est-ce pas ? ces yeux de folie, que j’avais à votre arrivée et qui vous effraient tant... Vous pouvez vous en aller tranquille. Ne restez pas dans cette maison, où l’on étouffe. Je vous promets que, tout de suite, à jamais, je vais rendre la faute impossible, et s’il fallait en mourir, j’en mourrais.

BÉRAUD.

C’est juré ?

RENÉE.

C’est juré.

BÉRAUD.

Au revoir, mon enfant.

Il l’embrasse.

RENÉE.

Au revoir, mon père.

Béraud sort.

 

 

Scène VIII

 

RENÉE, MAXIME

 

MAXIME, sortant du salon.

Tu souffres donc toujours ? On s’inquiète. Mon père disait que c’était fini, que tu étais très gaie.

RENÉE.

Oui, très gaie, merci... Je vais tout à fait bien.

MAXIME.

Alors, ne reste pas là... Presque tout notre monde est parti.

RENÉE.

Attends, Maxime. Je voulais te donner un conseil. Elle est charmante, cette demoiselle Ellen ; elle m’a complètement séduite. Si tu m’en crois, tu l’épouseras.

MAXIME, étonné.

Mon père ne t’a donc pas dit... ?

RENÉE.

Il m’a dit que tu rompais, mais j’ai pensé que vous plaisantiez... Pourquoi ne te maries-tu pas ? Tu ne trouveras certainement pas mieux. Elle est belle, riche. Vous serez adorables ensemble.

MAXIME.

Voyons, que te prend-il ? Tu t’emportais, tu me détournais de ce mariage.

RENÉE.

J’avais tort, j’ai réfléchi... Il faut l’épouser, Maxime.

MAXIME.

Eh ! non, jamais ! Cela me fait peur. Pourquoi l’épouserais-je ? Je ne l’aime pas.

RENÉE.

Tu ne l’aimes pas, tu ne l’aimes pas... Ne me dis point cela, je t’en prie. À la fin, tu me mettrais en colère... Écoute, Maxime : je veux !

MAXIME.

Tu veux ?

RENÉE.

Oui, je veux ! Tu sais bien que tu m’as toujours obéi. Quand tu ne voulais pas, je n’avais qu’à te prendre les mains et à te regarder.

Elle lui prend les mains et le regarde. Un silence.

Je veux, entends-tu ? C’est moi qui dois faire ce mariage.

 

 

Scène IX

 

RENÉE, MAXIME, SACCARD, ELLEN

 

SACCARD.

Ma chère, Mlle Ellen vient prendre congé de vous, puisqu’on ne peut vous avoir.

ELLEN.

On nous a caché votre malaise... Vous me pardonnerez d’avoir insisté pour prendre de vos nouvelles, avant de partir.

RENÉE.

C’est moi qui ai des excuses à vous présenter.

ELLEN.

Oh ! vous êtes tout excusée, madame...

Regardant autour d’elle.

Elle est superbe, cette serre !

Elle remonte avec Maxime.

Tiens ! vous avez là un pied de vanille !... Et cette collection d’azalées !

MAXIME.

Elles sont d’une variété de couleurs...

ELLEN.

Délicieuse !

Ils se promènent dans le fond de la serre.

RENÉE, qui les regarde, bas à Saccard.

Pourquoi donc ne les mariez-vous pas ?

SACCARD.

Moi ? Je ne demande pas mieux... Ils sont charmants.

RENÉE.

Charmants.

SACCARD.

Et quelle affaire !

Un silence.

Renée, vous devriez arranger ce mariage. Vous seule pouvez convaincre Maxime.

RENÉE.

Je veux bien.

SACCARD.

Vraiment, vous consentez ? Êtes-vous aimable !...

À Germain qui paraît.

Qu’y a-t-il ?

GERMAIN.

M. Larsonneau attend Monsieur.

Il se retire.

SACCARD.

C’est juste, je l’oubliais !...

À Renée.

Fiancez-les tout de suite. C’est pour votre bonheur à tous.

RENÉE.

Oui, pour notre bonheur.

Saccard entre dans le cabinet, à droite.

 

 

Scène X

 

RENÉE, MAXIME, ELLEN

 

ELLEN, redescendant.

Toute la flore de l’Afrique, de l’Inde et de la Chine... Dans le Nord, nous avons la passion de ces plantes du soleil.

MAXIME.

Je vous avouerai que j’évite de rester longtemps dans cette serre. L’air y est si lourd et si chargé de violents parfums, que parfois je m’y sens défaillir.

ELLEN, riant.

Comment ! vous seriez femme à ce point !

RENÉE, rêveuse et frissonnante.

Moi, je vivrais ici. Je viens m’y réfugier, quand je veux être seule. On est bien, dans cet air brûlant, et ce sont des rêves de pays lointains, de jouissances inconnues, qui m’enlèvent à la monotonie de mes journées.

MAXIME.

Oui, cela te réussit, parlons-en ! Tu en sors avec des migraines atroces, les yeux allumés de fièvre.

ELLEN.

En effet, ce n’est pas toujours sain.

MAXIME.

N’est-ce pas, mademoiselle ?

ELLEN.

Je parle pour les nerveuses... Moi, j’ai la tête solide. Rien ne la fait tourner. Dans mon pays, l’hiver, quand on patine, il faut voir les jeunes filles filer comme des oiseaux, avec de continuels détours. Elles penchent, et jamais elles ne tombent. Oh ! le froid, le grand froid, que c’est bon ! C’est lui, j’imagine, qui nous fait bien portantes et courageuses... Mais je bavarde, et me voici restée la dernière. Il faut que je vous laisse.

RENÉE.

Certes pas avant que votre oncle soit venu vous chercher.

ELLEN, gaiement.

Ah bien ! si j’attendais mon oncle !

RENÉE.

Il a promis de venir.

ELLEN.

Sans doute, il promet, mais il ne vient pas... Il m’oublie chaque soir, dans les maisons où je vais. Des affaires graves, paraît-il. Enfin, je suis assez grande fille pour retrouver mon chemin. Je sais, cela vous blesse, en France, Mais, que voulez-vous ? J’ai perdu mes parents de bonne heure, j’ai couru les ambassades de l’Europe dans les papiers de mon oncle, et, ma foi ! j’ai vu tant de pays, que cela m’a rendue très brave.

RENÉE.

Attendez quelques minutes encore...

Ellen s’assoit sur le canapé.

Vous avez beaucoup voyagé ?

ELLEN.

Depuis l’âge de douze ans, et j’en ai bientôt vingt... J’ai appris au moins une chose, dans ces voyages, c’est que chacun doit faire son bonheur et le défendre.

RENÉE.

Il faut vous marier.

ELLEN, riant.

Me marier, sans doute. Seulement, vos jeunes Français m’inquiètent. Ils sont à la fois trop gourmés et trop fats. Chez nous, quand on se plaît, on se met la main dans la main, en camarades.

RENÉE.

Ce sont des mœurs charmantes.

ELLEN, gaiement, à Maxime.

Vous, asseyez-vous là !

Il hésite, puis s’assoit près d’Ellen, obéissant au regard fixe de Renée.

Oui, je vais vous dire vos vérités. Vous n’êtes pas plus mauvais qu’un autre, et pourtant vous prenez des airs vides et fatigués, comme si vous étiez dans la diplomatie. À votre âge !... Vous n’aimez donc pas la vie ?

MAXIME.

La vie, sans doute... Si vous l’aimez, je l’aime.

ELLEN.

Mais, certainement, je l’aime, et je voudrais voir tout le monde l’aimer ! On n’est fort, on n’est bon, que lorsqu’on aime la vie... Donnez-moi votre main.

Riant.

À Vienne, j’ai eu une femme de chambre qui était sorcière, et j’ai un peu appris...

Étudiant la main, pendant que Renée, frémissante, s’écarte.

La ligne de chance est à peine visible... Ah ! mais, voilà les sentiments affectifs très développés...

À Renée.

Voyez donc, madame !

RENÉE, balbutiante.

Vraiment !

MAXIME.

Vous vous moquez de moi.

ELLEN, continuant.

Seulement, pas de volonté...

Elle lâche la main de Maxime.

Allons, il faudra qu’on vous force au bonheur, comme tant d’autres !...

Elle se lève.

Cette fois, je m’en vais.

MAXIME, bas à Renée.

Renée, je t’en prie, laisse-la partir.

RENÉE, bas.

Non, je veux !...

Haut.

Mon enfant, c’est que nous attendions votre oncle.

ELLEN, souriant.

Ah !

RENÉE.

Nous devions causer...

ELLEN.

Chut ! je sais... Mais mon oncle n’est pas là, je ne puis attendre.

RENÉE.

N’avez-vous pas dit que chacun doit faire son bonheur et le défendre ?... Me permettez-vous de brusquer les choses ?

ELLEN, gaie et confuse.

Ah ! faites tout de suite, ou je sens que je vais ne plus être brave !

RENÉE.

Nous nous sommes permis de songer à vous, pour Maxime... Et si, de votre côté, vous acceptez une alliance...

ELLEN.

Oui, bravement, j’accepte.

RENÉE.

Dans votre pays, n’est-ce pas ? on se met la main dans la main... Donnez-moi votre main.

Elle met la main d’Ellen dans la main de Maxime.

ELLEN, à Maxime.

Alors, comme chez nous, en camarades ?

MAXIME.

En camarades.

RENÉE.

Maintenant, accompagne Ellen à sa voiture... Au revoir, mon enfant.

ELLEN.

Merci, madame.

Elle l’embrasse, puis s’en va lentement avec Maxime, pendant que Renée, chancelante, les regarde s’éloigner.

Si je renonce à voyager, je ne veux pourtant pas m’enfermer à jamais dans votre Paris... Nous aurons, quelque part, un coin de parc, avec de vieux arbres.

MAXIME.

Tout ce qu’il vous plaira.

ELLEN.

Et il faudra bien que vous n’ayez plus vos airs désolés... Ah ! vous riez déjà ! Vous verrez, vous verrez !

Ils disparaissent.

RENÉE, seule.

Mon Dieu ! je ne peux plus ! je ne peux plus !...

Elle se dirige vers la chaise longue, à droite.

Mes oreilles bourdonnent, mes yeux se ferment, tout mon être s’en va... Ah ! si c’était la mort !

Elle est tombée sur la chaise longue et elle s’y évanouit.

 

 

Scène XI

 

RENÉE, SACCARD, LARSONNEAU, GERMAIN

 

SACCARD.

Passez par ici, Larsonneau. Notre monde est parti...

À Germain qui paraît dans le fond.

Vous pouvez éteindre, Germain.

GERMAIN.

Bien, Monsieur.

À mesure que s’éteignent les lampes, au fond, la serre s’obscurcit. Saccard et Larsonneau traversent la scène, en causant, sans voir Renée évanouie.

LARSONNEAU.

Tous les papiers sont en règle.

SACCARD.

J’aurai demain la signature de ma femme... Pourquoi riez-vous ? Je vous jure que vous m’exaspérez, avec cette plaisanterie d’un goût douteux.

LARSONNEAU.

Pardonnez-moi.

SACCARD.

Le jour où j’aimerai Renée, je le lui dirai, parbleu ! et elle m’aimera, parce que ma volonté sera qu’elle m’aime. On peut tout ce qu’on veut.

LARSONNEAU.

Et ma commission ?

SACCARD.

Vous la toucherez dès que l’affaire sera terminée... Plus tard, nous triplerons la valeur des terrains, par une série de ventes fictives.

Leurs voix se perdent, ils disparaissent, à gauche, dans le salon. Toutes les lampes sont éteintes. Un rayon de lune, qui entre par les vitres, fait un demi-jour bleuâtre et détache les grandes plantes en noir.

 

 

Scène XII

 

RENÉE, MAXIME

 

MAXIME.

Renée, es-tu là ?...

Il remonte et cherche.

Elle se sera attardée comme toujours, dans cette serre, où elle se fait du mal... Réponds-moi, Renée !

Il redescend, il l’aperçoit sur la chaise longue.

Qu’est-ce donc ? Mon Dieu ! c’est elle !... Tombée là, évanouie !... De grâce, parle-moi ! Un mot, pour me rassurer !

RENÉE, sortant de son évanouissement, éclatant en larmes.

Ah ! que je souffre, ah ! que je souffre !

MAXIME.

C’est moi, Renée. Je suis près de toi.

RENÉE.

Oui, oui, c’est toi, je te sens...

Étranglée par les sanglots.

C’est toi ! C’est toi !

MAXIME.

Il ne faut pas rester ici, l’odeur de ces plantes te rend folle.

RENÉE, le serrant contre elle.

Non, laisse ! nous sommes bien, et que le vertige nous prenne !... Mais, vois-tu, je ne pouvais plus, je ne pouvais plus !

MAXIME.

Qu’avais-tu donc, ce soir ? Pourquoi me forcer à aimer Ellen ?... Je la connaissais mal, et elle a été si charmante...

RENÉE, violemment.

Elle n’est plus là, n’est-ce pas ? Tu l’as mise à la porte... Jure que tu ne la reverras jamais, jamais ! Mon Dieu ! j’ai cru que je pourrais, et je ne peux pas, je ne peux pas !...

Dans un long sanglot.

Je t’aime !

 

 

ACTE IV

 

Le boudoir de Renée. Un petit salon très luxueux. On y sent la femme frileuse, détraquée et de goût délicat. Au fond, la cheminée et la porte d’entrée. À droite, la porte de la chambre à coucher. À gauche : au premier plan, une porte, au second, une fenêtre. Une petite table. Une chaise longue. Des sièges.

 

 

Scène première

 

MADEMOISELLE CHUIN, ADÈLE

 

ADÈLE, agenouillée devant la cheminée, allumant du feu.

Je vous disais bien, cette nuit, que vous aviez tort de ne pas me garder avec vous... Alors, elle a été très malade ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Très malade.

ADÈLE.

Il était deux heures quand je suis montée me coucher... Et ça l’a tenue jusqu’à ce matin ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Elle s’est un peu calmée à l’aube... Voyons, Adèle, dépêchez-vous d’allumer ce feu. Elle se lève, elle a froid.

ADÈLE.

Froid au mois de septembre ! Ah bien ! en voilà un sang glacé !

MADEMOISELLE CHUIN.

Maintenant, poussez la chaise longue devant la cheminée. Je vais lui dire que tout est prêt. Elle a voulu s’habiller à la lumière. Les rideaux ne sont pas même encore ouverts dans sa chambre.

 

 

Scène II

 

MADEMOISELLE CHUIN, ADÈLE, RENÉE

 

RENÉE, entrant en peignoir blanc, les cheveux défaits, très pâle.

Oh ! ce grand jour !

Elle se couvre la face de ses mains. Un silence. À voix plus basse, avec un frisson.

Il me fait peur.

MADEMOISELLE CHUIN.

Voulez-vous qu’on ferme, Renée ?

RENÉE.

Non, il faut que j’aie le courage de le revoir... Il est si clair qu’il me pénètre...

Allant à la fenêtre.

Le ciel est donc beau, aujourd’hui ?

ADÈLE.

Un soleil superbe, Madame.

RENÉE.

Du soleil, quelle tristesse ! C’est toujours ainsi, un beau soleil, quand on souffre... Ah ! que ne fait-il un temps de novembre, un temps sale et noir de pluie !

MADEMOISELLE CHUIN, à demi-voix.

Taisez-vous, mon enfant !...

Haut.

Adèle, vous pouvez nous laisser... Si Madame avait besoin de quelque chose, elle sonnerait.

ADÈLE.

Bien, mademoiselle.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène III

 

RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN

 

RENÉE, à elle-même.

En entrant, il m’a semblé que ce grand jour me déshabillait et m’éclairait devant tous, avec cette tache... Oh ! que j’ai froid !

MADEMOISELLE CHUIN.

Soyez prudente, ma chère, surveillez vos paroles.

RENÉE, la regardant fixement.

J’ai eu le délire ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Oui.

RENÉE.

J’ai parlé ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Oui.

RENÉE.

Et l’on a entendu ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Moi... Aux premiers mots, j’ai renvoyé Adèle... Moi seule, Renée.

RENÉE, tombant écrasée sur la chaise longue.

Mon Dieu !

MADEMOISELLE CHUIN.

Ne vous inquiétez pas. Il vaut mieux que je sache tout.

RENÉE.

C’est infâme. J’avais le mépris de l’homme. Je ne connaissais de lui que la violence, et, pendant dix années, je l’ai repoussé avec horreur, protégée par l’affreux souvenir... Puis, brusquement, je tombe dans ce crime.

MADEMOISELLE CHUIN.

Ma chère, vous avez tant d’excuses !

RENÉE.

Lui ! Presque mon fils !

Se relevant.

Et c’était fini pourtant, je venais de le marier. Oui, j’avais eu cette force... Ensuite, je ne me souviens plus, j’ai été foudroyée. Quelque chose de terrible nous a pris tous les deux et nous a emportés. Ah ! Misérable !

Elle est retombée sur une chaise, à droite.

MADEMOISELLE CHUIN.

Calmez-vous à la fin ! Que vais-je devenir, moi, si vous perdez ainsi la tête ? Tout arrive et tout s’arrange dans la vie. Nous irons à la campagne, cela vous fera du bien. Vous savez que j’ai acheté une maison, à Viroflay, pour m’y retirer. Quand je dis acheté, je ne l’ai pas encore payée, hélas ! Il me faudrait une dizaine de mille francs... Si vous voulez, nous irons demain à Viroflay.

RENÉE, qui ne l’a pas écoutée, à elle-même.

Ah ! misérable, ah ! Misérable !

MADEMOISELLE CHUIN.

Nous irons, c’est chose entendue... Je vous savais gênée d’argent et j’hésitais à vous quitter. Mais on m’a appris que vous vendiez vos terrains, alors, j’ai pensé... Enfin, vous me direz si la maison vous plaît.

RENÉE.

Oui, tout ce que vous voudrez...

Se relevant, à demi-voix.

Et je n’ai pas le courage d’en finir !

MADEMOISELLE CHUIN.

En finir ! mais pourquoi... Vivez donc heureuse ! On a tant de misère. Vous n’ignorez pas combien je vous suis dévouée, personne au monde ne saura rien... Puisque votre mari est un simple camarade pour vous, puisqu’il n’entre jamais dans votre appartement.

Adèle paraît à la porte du fond.

Qu’est-ce donc ?

 

 

Scène IV

 

RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN, ADÈLE

 

ADÈLE.

Pardon, c’est Monsieur.

RENÉE, frémissante.

Lui !

MADEMOISELLE CHUIN, à Adèle.

Allez, dites à Monsieur que je vais demander à Madame si elle peut le recevoir.

Adèle sort.

 

 

Scène V

 

RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN

 

RENÉE.

Lui, grand Dieu !

MADEMOISELLE CHUIN.

Soyez donc calme ! Parbleu ! il ne sait rien. Il doit venir pour quelque affaire... Rappelez-vous.

RENÉE.

Non, j’ai oublié. Ma tête est vide... Attendez, il était question d’une signature, oui, pour cette vente, c’était convenu. Mais il me semblait qu’il y avait déjà des années.

MADEMOISELLE CHUIN.

Vous voyez bien... Tâchez d’avoir une figure naturelle.

RENÉE.

Je ne veux pas, je ne peux pas le recevoir !

MADEMOISELLE CHUIN.

Renée, je vous en prie, ayez un peu de raison et de courage. Il ne faut point au contraire lui refuser votre porte.

RENÉE.

Et il me trouvera ainsi, dans cette fièvre, avec ce peignoir à peine attaché !

MADEMOISELLE CHUIN.

Je vais lui dire que vous êtes souffrante. Terminez donc tout de suite cette affaire, puisque vous avez besoin d’argent.

Elle sort.

RENÉE.

Une minute, une minute encore.

Debout devant la glace.

Aurai-je le temps de relever mes cheveux ? Ils lui diraient tout, ils ont le désordre et l’impudeur de ce que j’ai fait.

Elle relève et noue ses cheveux.

 

 

Scène VI

 

SACCARD, RENÉE

 

SACCARD.

Que m’apprend-on, chère amie ? Vous avez passé une nuit mauvaise. Mais cela devient inquiétant. Je vous en prie, soignez-vous.

RENÉE.

Merci, un peu d’insomnie, rien de plus.

SACCARD, la regardant.

Vous êtes toute pâle. Vos yeux ont un éclat de fièvre.

Il lui prend la main.

Votre main brûle.

RENÉE, retirant sa main avec un frisson.

Non, laissez, ça ne vaut pas la peine... Vous venez pour cette affaire, n’est-ce pas ?

SACCARD.

Je viens avant tout pour prendre de vos nouvelles. Vous souffrez, je ne vais certainement pas vous casser la tête avec mes chiffres. Nous parlerons de ces choses un autre matin...

Elle s’assoit sur la chaise longue ; lui, reste debout, le dos à la cheminée.

Renée, vous doutez trop de l’affection que j’ai pour vous. Après dix ans de vie côte à côte, nous devrions être au moins de bons amis. Et vous voilà malade, sans qu’on me prévienne seulement. Si cette affaire ne m’avait pas amené, je n’aurais rien su.

RENÉE.

En vérité, pour un malaise, il serait ridicule de vous déranger.

SACCARD.

Me déranger ! Mais je suis tout à vous. Je ne viens pas vous voir ici, parce que j’ai peur d’être importun. Puis, j’ai eu, dans les commencements, de terribles tracas... Aujourd’hui, Renée, je m’appartiens, j’ai fait cette haute fortune que je rêvais, et chaque jour, quand je pense à vous, je me demande...

RENÉE, l’interrompant.

Je connais votre amitié pour moi... Si nous terminions notre affaire ?

SACCARD, s’asseyant près d’elle.

Non, vraiment, vous ne me croyez pas aussi bon homme que je le suis. Pourquoi ne causerions-nous pas quelquefois, comme nous le faisons en ce moment, les pieds sur les chenets ? Nous nous entendrions très bien ensemble, j’en suis sûr. Nous nous donnerions des conseils. Vous verriez peut-être qu’après tout je n’ai pas un pavé dans la poitrine, et moi, je serais heureux de rendre un hommage à votre beauté, oh ! le plus discret que vous exigeriez.

RENÉE.

Je vous en prie... C’est simplement un acte à signer, n’est-ce pas ?

SACCARD.

Un acte à signer, pas davantage...

Rapprochant sa chaise.

Nous n’avons pas d’intimité, je ne vous vois jamais que dans la cérémonie de vos toilettes, et vous êtes si adorable ainsi, dans cet abandon, avec vos cheveux à peine noués...

Il veut lui prendre la main.

RENÉE, se levant brusquement.

Cet acte, donnez-moi donc cet acte !

Un silence.

SACCARD, se levant à son tour.

Vous le voulez absolument ? Voici l’acte de vente...

Il le tire de sa poche et le lui remet.

Vous le lirez, vous le signerez à loisir.

RENÉE.

À quel prix avez-vous trouvé acquéreur pour ces terrains ?

SACCARD.

À cent cinquante mille francs seulement. C’est peu, mais comme j’ai cru deviner que vous étiez pressée...

RENÉE.

Les terrains valent au moins le double. Enfin, puisqu’il faut être volée !... Et qui achète ?

SACCARD.

Larsonneau, que vous connaissez... Je l’avais justement invité à dîner, hier, pour en finir. Je crois qu’il a derrière lui un industriel, qui veut établir là-bas une fabrique... Vous ferez toucher chez lui, ou il vous apportera l’argent, à votre choix.

RENÉE.

Vous le prierez de me l’apporter... Je vous remercie mille fois de votre obligeance, dans tout ceci.

Elle se dirige vers la porte de sa chambre.

SACCARD, après un silence, la rappelant.

Renée, si vous me demandiez conseil, je vous empêcherais de conclure cette affaire.

RENÉE, revenant.

Pourquoi donc ?

SACCARD.

Parce qu’on vous vole, comme vous l’avez senti... Tenez ! voulez-vous que nous jetions cet acte au feu ?

RENÉE.

Non, laissez. Je ne puis faire autrement.

SACCARD.

Ah ! vous manquez de confiance. J’attendais votre confession, je sais vos embarras depuis longtemps. Oui, vous avez cent quatre-vingt mille francs de dettes, et là-dessus vous en devez surtout soixante-dix mille à votre couturier, qui vous tracasse. Il y a trois jours, il vous menaçait d’un procès, d’un éclat.

RENÉE.

J’ai une fortune personnelle, je le paierai... Quels reproches avez-vous à m’adresser ?

SACCARD.

Des reproches ! moi, grand Dieu ! Mais je veux que vous dépensiez plus encore ! Il n’y a rien de trop beau, rien de trop riche pour vous. Paris doit être à vos pieds. Ce sont des millions qu’il faut à votre beauté, ma chère. Et voilà pourquoi ces cent cinquante mille francs me semblent odieux. Ils ne vous acquitteront seulement pas.

RENÉE.

Sans doute, mais où voulez-vous que je frappe ?

SACCARD, après un silence.

Et moi ?... Ne suis-je pas votre mari ?

RENÉE.

Vous !

SACCARD.

Dites un mot, un seul...

Un silence, puis, ardemment, à demi-voix.

Renée ! Oh ! Renée, je vous aime !

RENÉE, reculant.

Non ! Non !

SACCARD.

Je vous aime, Renée, je vous aime... Cela est venu, je ne sais comment, tout d’un coup. Oh ! j’ai lutté, je me rappelais notre premier entretien, je trouvais cela indigne de moi. Mais, aujourd’hui, je souffre trop, il faut que je vous dise.

RENÉE.

Rien, je vous en supplie !

Elle tombe assise, près de la table, à droite.

SACCARD.

Il n’y a plus ici d’homme fort, il n’y a plus qu’un homme qui pleure... C’est l’effondrement de mes croyances. Je mettais toute ma foi dans la force, et me voici devant vous, devant une femme, aussi faible, aussi désarmé qu’un enfant... Pourtant, la situation que j’ai voulue est conquise. Vous savez d’où je suis parti, ce que j’ai dû accepter, ce qu’il m’a fallu vaincre. Eh bien ! à cette heure, vous ne m’aimez pas, et cela suffit à détruire mon triomphe... Je n’entends plus l’or qui sonne dans mes bureaux, j’oublie ce peuple qui s’écrase à ma porte, je refuse le pouvoir qu’il me restait à ambitionner. Oui, j’ai tout, et rien ne compte plus, si je ne vous ai point, vous que je dédaignais. La force n’est pas. C’est vous, Renée, c’est vous seule qui existez, qui importez, dans le monde !

RENÉE, se levant et passant à gauche.

Ne me touchez pas, il est trop tard !

SACCARD, la suivant.

Tout ce que je fais maintenant, je le fais pour vous. Longtemps, c’est vrai, vous n’avez pas compté, je travaillais pour la satisfaction de mon orgueil. Puis, vous êtes devenue l’unique but de mon effort. J’ai espéré que je vous fléchirais, le jour où je mettrais à vos pieds ma puissance. Dites, ne croyez-vous pas que je vous ai enfin gagnée ? Ne me méprisez plus, Renée, je vous en conjure !

RENÉE.

Je n’en ai pas le droit, il est trop tard !

SACCARD.

Et, si vous trouvez que je n’ai pas fait un effort assez grand, que je dois monter plus haut, eh bien ! dites-le, et attendez. Je monterai plus haut, je serai ce qu’il vous plaira que je sois... Oui, je vous promets de si grandes choses, que je saurai bien vous toucher... Ne me désespérez pas, ne dites pas jamais !

Il tombe à genoux.

RENÉE.

Jamais ! il est trop tard !... Retirez-vous, par pitié !

Un silence. Saccard se relève, se dirige vers la porte, puis, il s’arrête et revient.

SACCARD.

Si je voulais pourtant !

RENÉE, effrayée.

Laissez-moi.

SACCARD.

Tu n’as donc pas de cœur, pour ne pas comprendre, quand je me traîne ainsi à tes genoux !... Et c’est toi qui me résistes, lorsque tout le monde m’obéit ! Je peux tout et je ne pourrai t’avoir, moi dont les désirs sont des ordres. Je n’ai plus qu’un désir, à présent, et ce désir ne sera jamais contenté, parce que tu te refuses, toi si faible !

RENÉE.

Vous me faites peur. Allez-vous-en !

SACCARD.

Non, tu es ma femme, je te veux, c’est mon droit.

Il la prend violemment dans ses bras.

RENÉE, se débattant.

Vous me torturez, mon Dieu ! Si vous pouviez comprendre ! Je n’ai plus de mépris, tout ce que vous me dites me bouleverse. Vous m’aimez, vous êtes fort, vous êtes bon... Mais c’est impossible, je vous jure que c’est impossible !

SACCARD.

Pourquoi ?... Rien qu’un baiser !

Il la baise sur les cheveux.

RENÉE, affolée, se dégageant.

Non, non, pas à cette place ! C’est un crime !...

Elle court à la fenêtre.

Je vous jure que je me tue devant vous !... Ah ! misérables que nous sommes ! Non, jamais, jamais !

À ses cris, Mlle Chuin entre par le fond.

 

 

Scène VII

 

SACCARD, RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN

 

MADEMOISELLE CHUIN.

Je croyais que vous appeliez, Renée... Est-ce que vous êtes plus souffrante ?

RENÉE.

Oui, ce feu m’étouffe, maintenant.

MADEMOISELLE CHUIN.

Attendez, je vais ouvrir la fenêtre.

Elle entrouvre la fenêtre. Un silence.

SACCARD.

Eh bien ! Renée, c’est convenu. Lisez tranquillement cet acte, signez-le, et je reviendrai le chercher dans un instant ; de sorte que, si vous aviez quelque explication à me demander, je vous la donnerais. À tout à l’heure !

Il sort.

MADEMOISELLE CHUIN.

Excusez-moi... Je suis accourue à vos cris.

RENÉE.

Vous avez bien fait... Merci, ma bonne Chuin.

MADEMOISELLE CHUIN.

Et puis, j’avais peur.

RENÉE.

Peur ! Pourquoi ?

MADEMOISELLE CHUIN.

C’est que...

RENÉE.

Parlez donc !

MADEMOISELLE CHUIN.

C’est que Maxime est là, dans votre chambre.

RENÉE.

Maxime à présent !

MADEMOISELLE CHUIN.

Oui, il vous supplie de le recevoir. Songez qu’il serait prudent de vous concerter. Je veillerai... Le voici.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

MAXIME, RENÉE

 

RENÉE.

Va-t’en, oh ! va-t’en, par pitié !

MAXIME.

Tu étais avec mon père ?

RENÉE.

Ne me demande rien... Va-t’en !

MAXIME.

Écoute-moi seulement, je n’approcherai pas. Renée, je voulais te voir. On te disait souffrante, et je te connais, j’ai redouté quelque malheur... Renée, je le jure, nous ne sommes pas coupables.

RENÉE.

Oui, cela devait arriver... Je me souviens. Nous n’avions rien de secret, je te questionnais sur tes escapades de garçon, et tu savais tout de moi. Puis, sont venues nos lassitudes, nos dégoûts de ce déjà vu, de ce déjà senti, qui emplissait nos journées. Nous souhaitions autre chose.

MAXIME.

Pourtant, je puis le dire, dans le trouble que tu me causais, dans cette lente possession pleine de charme et de malaise, jamais je n’avais songé...

RENÉE.

J’y avais songé, moi.

MAXIME.

Tu m’aimais !

RENÉE.

Je ne sais pas. J’aurais tué cette jeune fille qui voulait t’épouser.

MAXIME, après un silence.

Et, maintenant, Renée, je t’aime.

RENÉE.

Ne dis pas cela. Notre faute n’est qu’une surprise, l’abandon d’une minute.

MAXIME.

Je t’aime, Renée.

RENÉE.

Tais-toi ! Je ne veux pas t’entendre. M’aimes-tu réellement ? Crois-tu devoir me dire ces choses ? Tu n’as jamais été qu’un enfant, tu ne pourrais seulement porter un pareil amour.

MAXIME.

Mets-moi à l’épreuve. Que dois-je faire ?

RENÉE.

Épouse Ellen, je l’exige... Moi, je m’en irai.

MAXIME.

Est-ce possible à présent, ce que tu me demandes là ? Tu m’aimes et tu te débats pour m’empêcher de t’aimer. C’est toi qui es faible.

RENÉE, reculant.

Non, non, n’approche pas.

MAXIME.

Pourquoi me repousses-tu ? Ne m’as-tu pas répété vingt fois que tu étais libre ?

RENÉE, violemment.

Écoute... Ton père sort d’ici.

MAXIME.

Eh bien ?

RENÉE.

Il paraît qu’il m’aime, comprends-tu cela !... Oui, il venait me parler d’affaires, et il s’est mis à genoux, et il m’a dit, je ne sais plus quoi : que l’amour était le plus fort, qu’il me voulait, qu’il ferait des prodiges pour m’avoir, enfin, des choses qui tombaient sur mon crâne, comme des coups de marteau... Tu ne le reconnais plus, n’est-ce pas ?

MAXIME.

Non.

RENÉE.

Tout est fini. Entre lui et toi, je perdrais la tête, car je n’ai pas l’équilibre de ces femmes qui acceptent tout. Et puis, il m’a touchée avec ses larmes, ce spéculateur qui s’humiliait, qui mettait à mes pieds ses dix années d’orgueil et de travail, en me disant que rien ne comptait plus, que seule j’existais pour lui.

MAXIME.

Tu l’aimes peut-être ?

RENÉE.

C’est cela, prends un couteau et va te tuer... Tu le vois, la vie est impossible.

MAXIME.

Eh bien, adieu !

RENÉE.

Tu épouseras cette jeune fille ?

MAXIME.

Oui, j’étais décidé hier... Elle est brave et gaie, elle me sauvera de moi-même.

RENÉE.

Moi, je partirai. Mon père paiera mes dettes.

Elle prend l’acte sur la table.

Je n’ai qu’à mettre là ma signature. Les cent cinquante mille francs de ce Larsonneau me suffiront pour quitter Paris et vivre inconnue.

MAXIME.

Mais c’est mon père qui achète tes terrains.

RENÉE.

Comment ?

MAXIME.

Larsonneau n’est que son prête-nom, dans ces sortes d’affaires : ne le sais-tu pas ? Je les ai entendus, l’autre jour, qui arrangeaient cela... Il paraît qu’on prévoit une expropriation. Les terrains quintupleront de valeur avant deux ans.

RENÉE.

Hein ? Que dis-tu ? Répète pour que je comprenne !... Alors, ton père me vole ?

MAXIME.

Oh ! il peut t’aimer et te prendre ta fortune. Il m’aime bien, moi, et il me marie, pour avoir des mines d’argent, en Suède.

RENÉE.

Mais, là, tout à l’heure, il aurait donc joué une comédie ? Il ne se serait jeté à mes genoux que pour avoir ma signature ?... Non, pourtant, il m’a prévenue qu’on me volait, il m’a offert de payer lui-même mes dettes... Ah ! tu as raison, Maxime. Il m’aime, mais il m’aime à sa manière. Un caprice, après dix ans, parce qu’il aura vu mes épaules dans un bal... Il m’achetait, entends-tu ! il m’achetait, comme une fille !

MAXIME, se dirigeant vers la porte.

Adieu, Renée !

RENÉE, violemment.

Reste !... Ah bien ! pourquoi aurions-nous des remords, maintenant ? Tu ne voyais donc pas que j’étais comme une folle, à l’idée de rompre. Que deviendrais-je, moi, si tu te mariais ?

MAXIME.

Sois prudente, on pourrait t’entendre.

RENÉE.

Eh ! Qu’importe ?... Est ce qu’on se gêne ? Vois, ton père ne se gêne guère. Il aime l’argent, et il en prend où il en trouve.

MAXIME.

Je t’assure qu’on va venir.

RENÉE.

Et puis, est-ce que, dans notre monde, partout, nous ne coudoyons pas des misérables comme moi, qui ont des millions sur leur chair et qu’on adore ?... Tu connais bien le négoce de Mme de Lauwereins, cette femme honnête qui vend ses amies, afin de ne pas avoir le dégoût de se vendre elle-même... Et Mme Haffner, qui court les ateliers de peinture, ainsi qu’une gueuse, sous prétexte de charité ! Et Mme de Lignerolles, cette bohémienne, ramassée sur un chemin, lâchée dans nos salons comme une louve... Et toutes, toutes celles dont les amants paient le luxe, celles qui paient les dettes de leurs amants... Moi seule étais une sotte. Mais me voilà guérie. Je suis des vôtres, puisque tout le veut, cette maison, cette ville, et les gens, et les choses... Reste, Maxime.

 

 

Scène IX

 

MAXIME, RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN

 

MADEMOISELLE CHUIN.

Renée, votre mari... Il revient pour ce papier.

RENÉE.

Dites que je refuse de le recevoir.

MAXIME.

Mais n’as-tu pas une réponse à lui donner ?

RENÉE.

C’est vrai, et je veux en finir... Eh bien ! laisse-nous donc, cela vaut mieux. Passe de ce côté...

Elle l’a conduit à la porte de gauche.

À ce soir, Maxime.

Il sort.

 

 

Scène X

 

RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN

 

MADEMOISELLE CHUIN, qui a pris l’acte sur la table.

Vous n’avez donc pas signé ?

RENÉE.

Non.

MADEMOISELLE CHUIN.

Vous ne signerez pas 

RENÉE.

Non.

MADEMOISELLE CHUIN.

Mais vous êtes sans argent. Comment paierez-vous ?... Et moi qui comptais sur votre bonté, que vais-je devenir ?

RENÉE.

Je ne veux pas être volée... Tenez ! dites cela à mon mari. C’est ma réponse, je préfère ne pas le voir.

 

 

Scène XI

 

MADEMOISELLE CHUIN, SACCARD

 

SACCARD, entrant.

Renée...

Renée disparaît dans sa chambre et en referme la porte.

Elle pousse le verrou...

À Mlle Chuin.

Qu’y a-t-il ?... A-t-elle signé ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Non, elle refuse.

SACCARD.

Elle était décidée... Quelqu’un est venu ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Personne.

SACCARD.

Regardez-moi... Elle a un amant ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Je vous jure...

SACCARD.

Vous aviez promis de tout me dire. Elle vous achète donc, que vous gardez le silence ? Ne protestez pas, nous nous connaissons... Voyons, je double la somme. Je paie cette maison dont vous m’avez parlé... Elle a un amant ?

MADEMOISELLE CHUIN, après une hésitation.

Oui.

SACCARD, avec violence.

J’aurais mieux fait de vous chasser, car c’est vous qui devez l’avoir vendue à cet homme, comme vous me l’avez vendue à moi-même.

MADEMOISELLE CHUIN.

Ah ! c’est ainsi, c’est sur moi que ça tombe ! Eh bien ! Monsieur, quand il vous plaira, je vous les ferai surprendre. Donnant, donnant, vous pouvez préparer les fonds... J’en ai assez, de vos vilenies ! J’ai besoin d’aller respirer à la campagne.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

SACCARD, seul

 

Allons, c’est un écroulement, ma vie est manquée. J’ai tout conquis, et Renée seule se refuse, Renée a un amant... Je tuerai cet homme.

 

 

ACTE V

 

Un petit salon très riche, ouvrant par une large baie sur la serre. De hautes portières de tapisseries ferment cette baie. À gauche, une porte donnant dans l’appartement de Renée. À droite, une porte conduisant au grand salon. Un petit secrétaire. Un canapé. Des sièges.

 

 

Scène première

 

RENÉE, BÉRAUD, LARSONNEAU, puis MAXIME

 

Au lever du rideau, les portières sont relevées, la serre est pleine d’invités, qui passent lentement entre les verdures. On danse dans le grand salon, dont la porte est ouverte, l’orchestre joue les dernières mesures d’un quadrille. Une fin de bal très éclatante. Larsonneau, debout, cause avec une dame. Renée entre, au bras de son père.

BÉRAUD.

Je t’ai attendue dimanche. Pourquoi n’es-tu pas venue ?

RENÉE.

Je n’ai pas pu, mon père.

BÉRAUD.

Les journaux annonçaient cette fête comme un de ces bals publics où tout Paris entre. J’ai voulu te voir, et, en arrivant, je t’ai aperçue sur une estrade, les épaules nues, jouant une farce.

RENÉE.

De plus grandes dames l’ont jouée avant moi. C’est la mode.

BÉRAUD.

J’ai à te parler, Renée... Tu viendras demain.

RENÉE, hésitant.

Demain, demain...

BÉRAUD.

Je le désire.

RENÉE.

Eh bien ! à demain, mon père...

Elle le quitte. À part.

Demain est loin ! Où serai-je, demain ?

Elle s’assoit sur le canapé Larsonneau s’approche d’elle.

MAXIME, qui vient d’entrer, à Béraud.

Mon père est très touché de l’honneur que vous nous faites, ce soir.

BÉRAUD.

Je sors si peu... On m’a parlé d’un mariage pour vous.

Montrant Ellen qui passe dans la serre, en compagnie d’une dame.

N’est-ce point avec cette jeune fille ?

MAXIME, gêné.

En effet. Mais rien n’est terminé... Ce mariage ne se fera sans doute pas.

Ils continuent de causer.

LARSONNEAU, à Renée.

Alors, madame, vous n’êtes pas encore décidée à signer ?

RENÉE.

Non.

LARSONNEAU.

J’avais apporté l’argent, et j’ai sur moi l’acte, que vous m’avez renvoyé. Si vous changiez d’avis, madame, vous n’auriez qu’à faire un signe.

Il la salue et remonte dans la serre. Béraud est rentré dans le salon, Maxime va le suivre, lorsque Renée, restée seule, l’appelle.

 

 

Scène II

 

RENÉE, MAXIME

 

RENÉE.

Maxime !... Assieds-toi là.

MAXIME.

On va nous voir, on va nous entendre.

RENÉE.

Je puis bien causer avec toi peut-être !...

Maxime s’assoit près d’elle. L’orchestre joue une valse, au lointain. Pendant toute la scène, des invités passent dans la serre.

Écoute, il faut que cela finisse. Je souffre trop.

MAXIME.

Je souffre autant que toi.

RENÉE.

Ce n’est plus une vie : toujours trembler, toujours feindre, et cette lutte que je soutiens contre cet homme, qui me veut, maintenant !... La nuit dernière, un meuble a craqué dans ma chambre : j’ai cru qu’il s’y était caché, j’ai regardé partout. Il peut le faire, il est le maître. Ah ! Tiens ! c’est cette idée qui me donne la continuelle fièvre dont je brûle !

MAXIME, jetant un regard vers la serre.

Tais-toi, je t’en supplie !... Nous avons voulu ces choses, il faut les accepter.

RENÉE.

Nous avons voulu être heureux. Pourquoi ne le sommes-nous pas ? Nous nous dévorons, nous nous gâtons la vie.

MAXIME.

C’est vrai.

RENÉE.

Ah ! tu as assez de moi, je le sens bien. Je t’inquiète, tu voudrais retourner en arrière... Moi, qui t’aime à en mourir, j’agonise de cet amour, comme d’un mal abominable... Nous sommes lâches, vois-tu ?

MAXIME.

Tu veux dire que nous sommes punis.

RENÉE.

Punis d’être lâches, si tu veux... Est-ce que nous devrions nous occuper des autres ? Tout à l’heure, quand je jouais cette comédie avec toi, j’ai eu l’envie de m’approcher, de te baiser sur les yeux. C’était, malgré moi, une envie ardente, devant toutes ces faces pâles, tendues vers nous.

Elle s’approche, comme attirée.

MAXIME, se levant, bas.

Non, non ! Deviens-tu folle ?... Voilà du monde qui passe. Parle haut, je t’en prie...

Élevant la voix lui-même.

Mais, ma chère, ton jeu de scène n’était pas nature. La comtesse n’a pas de ces fureurs...

Bas.

Parle donc, déroute-les.

RENÉE.

À quoi bon tout ça ? Je ne peux plus, j’en ai assez...

Elle se lève.

Nous partirons.

MAXIME.

Partir, partir ensemble... Et ce Paris qui saura tout ! Et ce scandale effroyable !

RENÉE.

Préfères-tu rester et que je meure ?

MAXIME.

Quand partirons-nous ?

RENÉE.

Bientôt.

MAXIME.

Où irons-nous ?

RENÉE.

Très loin !

MAXIME.

Et de l’argent ?

RENÉE.

Nous en aurons...

Gagnée par les larmes.

Si tu savais l’effort que je fais, en ce moment, pour ne pas pleurer ! Saccard paraît dans la serre.

MAXIME.

Voici mon père. Au nom du Ciel, tâche de sourire.

RENÉE.

Non, j’ai la gorge pleine de sanglots. Tu ne m’aimes plus, qu’importe le reste !

MAXIME.

Tu ne peux nous perdre ainsi, par bravade. Oh ! de grâce, prends un air gai, dis quelque chose.

RENÉE, après un silence, haut.

Mais, puisque la comtesse l’aime, mon cher, elle saute à son cou, c’est bien simple. Tu ne sentiras jamais la passion...

Baissant la voix.

Nous partirons, entends-tu !

Elle rentre dans le salon, pendant que Saccard descend. La musique cesse.

 

 

Scène III

 

MAXIME, SACCARD

 

SACCARD.

Qu’a-t-elle encore ? Elle pleurait.

MAXIME.

Non... Nous discutions, à propos de cette pièce.

SACCARD.

Je te cherchais, j’ai besoin d’une certitude, ce soir même... Elle te dit tout, à toi. Tu dois savoir...

Le regardant fixement.

Elle a un amant ?

MAXIME.

Mon père...

SACCARD.

Eh ! Parle ! Nous sommes dans une situation à tout nous dire... Tu n’es plus mon fils, tu es mon camarade. Je souffre, tu le vois. Dis-moi ce que tu sais.

MAXIME.

Je ne sais rien, je t’assure.

SACCARD.

Pourquoi mens-tu ?... Je sens que tu mens, oui, à ta figure, à ton embarras. As-tu peur de la vendre ? Mais vous n’avez pas de liens communs, et moi, je suis ton père. Tu ne peux me laisser dans ce doute horrible.

Sortant de sa poche un pistolet, qu’il y remet tout de suite.

Tiens ! ce soir, j’ai pris cette arme. Parle, tu éviteras peut-être un malheur.

MAXIME.

Attends au moins. Ces salons sont encore pleins de monde.

SACCARD.

Non, tous ces gens se retirent, nous allons être seuls... Ah ! quelle soirée ! Être monté si haut et souffrir à ce point ! Cela t’étonne, n’est-ce pas ? Que veux-tu ? Je suis stupide comme les autres, je l’aime ! Allons, réponds moi, qu’y a-t-il ?

MAXIME.

Mais je ne sais rien, je ne sais rien !

SACCARD.

Vous êtes toujours dans les coins, à chuchoter ensemble ; vous partez pour des après-midi entiers, vous vivez en compagnons, et tu me parais sombre depuis quelque temps, inquiet et gêné devant moi, comme si tu gardais un secret trop lourd. Dis-moi tout, Maxime.

MAXIME.

Puisque je ne sais rien, rien, mon Dieu !

SACCARD.

C’est bon, elle a un amant... Et, si tu refuses de parler, c’est que tu connais cet homme. Quelqu’un de notre monde sans doute, quelqu’un qui est ici, n’est-ce pas ?... Conseille à Renée de le bien cacher, car, si elle le laisse surprendre, je le tuerai comme un chien.

 

 

Scène IV

 

MAXIME, SACCARD, ELLEN

 

ELLEN, entrant.

Adieu !

SACCARD.

Vous partez ?

ELLEN.

Oui, mon oncle est là, dans le salon, qui prend congé de Mme Saccard.

SACCARD.

Je veux lui serrer la main.

Il sort.

 

 

Scène V

 

MAXIME, ELLEN

 

ELLEN, s’approchant de Maxime.

Adieu, monsieur Maxime... Mais comme vous êtes pâle ! Ah ! si vous me permettiez de vous gronder, de vous dire ce que vous devriez faire !

MAXIME.

Que devrais-je faire ? Dites !

ELLEN.

Je m’imagine que vous avez besoin de quitter Paris. Je vous rencontre tous les soirs, partout, de dix heures à deux heures, fourré dans les jupes, sous l’étouffement des fleurs et du gaz. Moi, je suis bien condamnée à cette asphyxie, puisque je suis une femme. Mais, pour un homme, ce n’est pas sain... Il est fâcheux que vous n’aimiez pas la chasse.

MAXIME.

Oh ! j’aimerais tout, pour avoir une seule journée de calme.

ELLEN.

On part le matin, on galope à cheval jusqu’au soir. Dame ! cela vous casserait un peu, les premiers jours. Vous n’auriez plus cet air délicat de statuette de saxe, qui fait tourner les têtes. Mais on finirait par vous aimer davantage... Et comme c’est bon d’avoir du vent plein la poitrine, de filer sous les arbres, toujours devant soi, avec la certitude qu’on a le cœur solide et sans reproches !

MAXIME.

Oui, oui !

ELLEN.

Puis, on est si tranquille, à la campagne ! Aucun bruit, pas une fièvre. Les journées coulent, on se laisse vivre. Une promenade, une lecture, une rêverie, et la soirée arrive, ces soirées si douces dans la nuit qui tombe, ces soirées si courtes qui vous endorment à dix heures d’un sommeil d’enfant.

MAXIME.

Oui, oui !... Ah ! tout ce que vous me dites m’ouvre le cœur. Et puisque vous savez où l’on est heureux...

ELLEN.

Mais on est heureux partout, quand on veut l’être.

MAXIME.

C’est que vous avez la force de vouloir, vous, tandis que moi, j’hésite toujours... Eh bien ! puisque vous avez consenti l’autre soir, je me donne à vous, mais tout de suite, car si vous m’abandonnez une heure, je me laisserai reprendre.

ELLEN, riant.

Tout de suite, c’est trop tôt. Vous attendrez bien à demain... Comme vous êtes singulier ! Vous ne me parlez pas de la soirée, et voici, maintenant, qu’il faudrait bâcler les choses en deux minutes !

 

 

Scène VI

 

MAXIME, ELLEN, SACCARD, puis RENÉE

 

SACCARD, sur le seuil du salon, à Ellen.

Votre oncle vous attend.

MAXIME.

Mon père, il faudrait fixer une date pour notre mariage.

SACCARD.

Ah !... Très volontiers.

MAXIME.

La plus rapprochée possible.

SACCARD.

Je vais en causer avec le baron. Deux mots suffiront.

À Ellen.

Je suis bien heureux, mademoiselle. Voilà un gaillard qui m’inquiétait et que je vous recommande.

Renée paraît dans la serre.

ELLEN, riant.

N’ayez pas peur, nous en ferons quelque chose.

Ils entrent dans le salon.

 

 

Scène VII

 

RENÉE, MAXIME, puis LARSONNEAU

 

RENÉE, descendant et arrêtant Maxime.

De quoi causiez-vous donc ensemble ?

MAXIME.

Prends garde !... Mon père sait tout.

RENÉE.

Quoi, tout ?

MAXIME.

Il m’a questionné, il sait que tu as un amant.

RENÉE.

Ah ! il sait cela... Eh bien ! ça m’arrange... Je vais en finir tout de suite...

Arrêtant Maxime.

Non, attends, j’ai à te parler. Justement, voici M. Larsonneau.

LARSONNEAU, entrant.

Madame, je viens prendre congé...

À ce moment, un valet ferme les portières du fond.

RENÉE.

Monsieur Larsonneau, j’avais peur que vous ne fussiez parti... N’avez-vous pas cet acte sur vous ?

LARSONNEAU.

Si, madame.

RENÉE.

Donnez-le-moi.

LARSONNEAU, lui remettant l’acte.

Vous vous décidez ?

RENÉE.

Oui.

Elle signe l’acte sur le tablier du petit secrétaire.

LARSONNEAU.

L’argent est toujours cher, lorsqu’on en a besoin... Voici, madame, les cent cinquante mille francs dans cette enveloppe.

RENÉE.

Bon !...

Elle met l’argent dans le secrétaire.

Monsieur Larsonneau, je ne vous remercie pas, car je suis indignement volée.

LARSONNEAU.

Madame, je vous présente mes respects.

Il salue et sort.

 

 

Scène VIII

 

RENÉE, MAXIME

 

RENÉE.

Voyons, je n’oublie rien. Cette bonne Chuin arrangera tout... Puis, je me moque bien de ce qui peut arriver.

MAXIME.

Arriver, quoi ?

RENÉE.

Nous partons.

MAXIME.

Nous partons ?

RENÉE.

Oui. Il y a un train à cinq heures pour Le Havre, et il en est bientôt quatre... Nous descendrons à pied.

MAXIME.

Nous partons tout de suite ?

RENÉE.

Le temps de mettre une robe de voyage. Nous n’emportons rien. En route, nous achèterons ce qu’il nous faudra.

MAXIME.

Mais c’est impossible !

RENÉE.

Pourquoi impossible ? Rien de plus simple, au contraire. Quand il n’y aura plus personne, tout à l’heure, nous nous sauverons par le jardin... J’ai les cent cinquante mille francs. Ton père m’a volée, ça le consolera. Allons, va t’apprêter.

MAXIME.

Mais je ne veux pas, mais je ne peux pas ! Justement, je voulais causer raison avec toi, je voulais te dire... De grâce, Renée, écoute-moi, tu perds la tête.

RENÉE.

Peut-être. En tout cas, c’est ton père et toi qui me la faites perdre. Comment veux-tu que je vive ? Désormais, j’ai besoin de toi. C’est bien simple, je m’ennuie quand tu n’es pas là, et comme je m’en vais, je t’emmène.

MAXIME.

Non ! je ne te laisserai pas commettre une pareille folie... Enfin, pourtant, je suis le maître.

RENÉE.

Le maître ! Toi, le maître ! Tu sais bien que non. C’est moi qui suis le maître.

Elle lui prend les poignets.

Je te casserais les bras si je voulais, car tu n’as pas plus de force qu’une femme... Oui, tu es joli, délicat et lâche, et c’est peut-être pour cela que je t’ai aimé, dans la perversion de tout ce qui m’entoure.

MAXIME.

Laisse-moi... Tu me fais du mal.

RENÉE, le repoussant.

Tu vois bien... Ne nous battons pas, je serais la plus forte.

 

 

Scène IX

 

RENÉE, MAXIME, MADEMOISELLE CHUIN

 

MADEMOISELLE CHUIN.

Renée, je monte, n’avez-vous besoin de rien ?

RENÉE.

Si, justement, j’ai des choses à vous dire...

À Maxime.

Toi, entre là, dans ma chambre, et attends-moi.

MAXIME.

Sois tranquille, je t’attendrai, je veux te convaincre.

RENÉE.

Non ! tu verras, j’ai raison...

Le conduisant à la porte de gauche.

Ah ! s’en aller, loin, bien loin ! Habiter quelque pays du soleil ! Recommencer sa vie dans l’inconnu, être heureuse !... Attends-moi.

Maxime entre dans la chambre.

 

 

Scène X

 

RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN

 

MADEMOISELLE CHUIN.

Que se passe-t-il donc ?

RENÉE.

Nous partons.

MADEMOISELLE CHUIN.

À cette heure... Mais il vous faut des effets, du linge.

RENÉE.

Inutile... Ne me troublez pas. J’avais des choses à vous dire... Oui, nous partons. Ce n’est plus tenable. Alors, j’ai songé à vous avertir, vous qui savez tout et qui allez rester ici. Inventez une histoire ou dites la vérité, ça m’est égal ; mais pas avant demain soir, n’est-ce pas ? Vous raconterez que j’ai la migraine, que je suis enfermée dans ma chambre.

MADEMOISELLE CHUIN.

Vous avez donc signé ?

RENÉE.

Oui, j’ai l’argent là.

Elle fouille et range des papiers dans le petit secrétaire.

MADEMOISELLE CHUIN.

Ah !...

Très affectueuse.

Ma chère enfant, c’est peut-être un adieu éternel. Oh ! je ne vous juge pas, je vous souhaite seulement beaucoup de bonheur.

RENÉE.

Merci, ma bonne Chuin.

MADEMOISELLE CHUIN.

Votre bonne Chuin, vous avez raison... Et n’oubliez pas celle qui a toujours veillé sur vous, Dieu sait avec quelle précaution et quelle tendresse !... Avant de partir, vous m’aviez promis... Vous savez ? cette petite maison de Viroflay. J’ai bien mérité cette retraite pour mes vieux jours.

RENÉE.

En ce moment, je ne puis rien faire... Nous verrons plus tard.

MADEMOISELLE CHUIN.

Vous avez l’argent pourtant.

RENÉE, se retournant.

Cet argent me rend libre. Il est sacré.

Elle se remet à ranger.

MADEMOISELLE CHUIN.

Alors, c’est fini, je ne vous reverrai plus, et voilà comme je suis récompensée, moi qui comptais sur vous !

Les dents serrées.

Eh bien ! vous avez tort, Dieu vous punira de votre mauvais cœur.

Elle se dirige vers la porte et rencontre Saccard sur le seuil. Renée est toujours occupée à fouiller dans le petit secrétaire, le dos tourné.

 

 

Scène XI

 

RENÉE, MADEMOISELLE CHUIN, SACCARD

 

MADEMOISELLE CHUIN.

C’est elle qui l’aura voulu...

Bas à Saccard.

Il y a un homme dans sa chambre.

SACCARD.

M. de Saffré ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Et elle part dans un quart d’heure avec cet homme.

SACCARD.

M. de Saffré ?

MADEMOISELLE CHUIN.

Vous verrez bien.

SACCARD, la retenant.

M. Béraud Du Châtel doit être encore là. Priez-le d’attendre.

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

RENÉE, SACCARD

 

RENÉE, fermant le secrétaire, se retournant et apercevant Saccard.

Vous !

SACCARD, après un silence.

Madame, nous sommes seuls, et il y a un homme caché là, dans votre chambre.

RENÉE, se mettant devant la porte.

Vous êtes fou, monsieur.

SACCARD.

Il y a un homme. Vous avez touché l’argent de Larsonneau, il vient de me le dire, et vous partez avec votre amant, dans un quart d’heure... Vous voyez que je sais tout.

RENÉE.

J’ai signé, c’est vrai, mais j’espérais que vous en seriez heureux. Il ne vous suffit donc plus de gagner de l’argent, monsieur ?

SACCARD.

L’argent ! Mais je n’y tiens pas, je n’en veux pas ! Je vous aurais donné tout ce que je possède... Ôtez-vous de cette porte.

RENÉE.

Non, cet appartement est le mien, je vous défends d’entrer.

SACCARD.

Je suis résolu à tout, prenez garde !

RENÉE.

Vous n’entrerez pas, je ne veux pas.

SACCARD, affolé.

Il y a un homme, il y a un homme !

RENÉE.

Puisque vous y tenez absolument, mettons qu’il y ait un homme. Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Ne suis-je pas libre ?

SACCARD.

Libre !

RENÉE.

Vraiment, vous manquez de mémoire. En m’épousant, vous avez abandonné tous vos droits sur moi, et je n’ai contracté aucun devoir envers vous. Quand on passe de ces marchés-là, il faut s’en souvenir.

SACCARD.

Ah ! ne me torturez pas : C’est vrai, il y a une heure mauvaise dans notre vie. J’ai été un misérable. Mais n’ai-je pas racheté tout cela ? Je me suis traîné à vos pieds, je vous ai dit que vous m’aviez vaincu, que je vous adorais.

RENÉE.

Il était trop tard... Je suis libre, je ne vous dois aucun compte. Allez-vous-en !

SACCARD.

Vous avouez !

RENÉE.

Non, rien ! Est-ce que je me suis inquiétée de vos maîtresses ? Vous avez vécu à votre guise, laissez-moi vivre à la mienne. Si je pars, c’est que telle est ma fantaisie, et si quelqu’un m’accompagne, c’est que je n’aime pas à voyager seule. Allez-vous-en !

SACCARD.

Madame, je vous jure que je vais tuer votre amant.

Il lui montre le pistolet qu’il a sur lui.

RENÉE.

Vous êtes armé... Eh bien ! vous n’aurez qu’une peine, ce sera de me tuer d’abord, avant de franchir cette porte ; car, sur mon âme, je ne vous laisserai pas entrer.

SACCARD.

Une dernière fois, veux-tu me livrer passage ?

RENÉE.

Non !

SACCARD.

Mon Dieu ! mon Dieu !

RENÉE.

Tuez-moi donc, vous tuerez l’autre ensuite, si vous croyez en avoir le droit... Mais votre main tremble, ce n’est pas vous qui pouvez me tuer.

SACCARD.

Tu crois que je recule devant un scandale... Ton père est là, veux-tu que je l’appelle ? Je l’ai prié d’attendre pour lui montrer ton amant. Moi, que m’importe ! J’ai été gueux pendant des années, je puis battre encore le pavé des rues. Pas de famille, aucune attache. Mon fils est marié.

RENÉE, quittant la porte, bouleversée.

Marié, comment ?

SACCARD.

Il m’a demandé de fixer la date de son mariage.

RENÉE.

Maxime ?

SACCARD.

Oui, tout est conclu.

RENÉE, la voix changée.

Attendez, j’avoue... C’est vrai, il y a un homme là ; et c’est encore vrai, nous allions partir ensemble. Mais j’avais tort, c’était trop bête... Dites, voulez-vous toujours le connaître, cet homme ?

SACCARD.

Je le connais, c’est M. de Saffré... Je le tuerai.

Il prend le pistolet.

RENÉE, le regardant fixement.

Vous le tuerez ? Je ne crois pas.

Elle ouvre brusquement la porte de la chambre et appelle.

Viens, toi !...

À Saccard.

Tenez ! le voici, mon amant !

Maxime paraît.

 

 

Scène XIII

 

RENÉE, SACCARD, MAXIME

 

SACCARD.

Maxime !... Chez moi, dans ma maison !...

Il s’avance, l’arme au poing.

Ah ! misérable enfant !

MAXIME.

Mon père !

SACCARD, reculant et laissant tomber le pistolet.

C’est la fin !... Cette fois, c’est la fin !

Il s’affaisse, écrasé, sur le canapé.

RENÉE, à Saccard.

Vous voyez bien que vous ne tuerez personne...

À Maxime.

Parle donc, tu n’as rien à craindre... Il paraît que tu te maries. Ton père m’a dit ça, et je t’ai appelé pour en causer en famille... Oui, nous sommes en famille maintenant, nous pouvons causer tranquillement de nos affaires.

MAXIME.

Tu es plus mauvaise que moi, Renée. Tu as tort de triompher ainsi.

RENÉE, entre les deux.

C’est cela, dis que je t’ai perdu, car tu es assez lâche pour le dire. À la fin, il faut que chacun prenne sa part. Vous avez eu des maîtresses communes, vous avez mené une vie débraillée de camaraderie, qui a mal tourné, et si le père, un soir, trouve le fils dans la chambre de sa femme, c’est tant pis pour vous ; il ne fallait pas tout partager, il fallait croire à autre chose qu’à la force et à l’argent.

SACCARD, à demi-voix.

Oh ! mon rêve de la force !

RENÉE.

Vous souffrez, c’est votre faute, pourquoi vous plaindrais-je ? Mais moi, qu’ai-je fait pour être ainsi écrasée entre vous deux ?

SACCARD.

Ce que vous avez fait ?

RENÉE.

Oui, je sais, j’étais perdue déjà. Allons, dites-le, soyez brutal... C’est une première violence de l’homme qui m’a jetée ici, et vous n’êtes venu qu’ensuite, je le veux bien. Du reste, c’était logique... À vous deux, vous m’avez achevée.

MAXIME.

Eh ! c’est toi qui nous heurtes l’un contre l’autre, c’est toi qui romps tous nos liens, à cette heure !

RENÉE.

Moi !...

À Saccard.

Mais dites donc la vérité ! Je n’ai été qu’un enjeu dans votre vie. Vous m’avez prise comme une valeur de portefeuille, vous m’avez accrochée comme une enseigne à votre boutique, vous m’avez poussée aux toilettes d’une nuit, aux plaisirs d’une saison, uniquement pour régner sur le pavé de Paris.

SACCARD, se levant.

Taisez-vous !

RENÉE, à Maxime.

Toi, tu avais le clair sourire, les yeux vides d’une fille. Tu te moquais de ton père, tu le trouvais bourgeois de se donner tant de peine pour gagner un argent que tu mangeais avec des rires de paresse. Tu étais entretenu.

MAXIME.

Tais-toi !

RENÉE.

Non, je dirai tout... Et c’est ainsi que, peu à peu, le père m’a rendue assez folle, assez misérable pour les baisers du fils... Maintenant, le fils refuse de me suivre : il frissonne à la pensée d’aller jusqu’au bout de son crime, il se marie... Quant au père, qui aurait dû me tuer, il m’a volée !

SACCARD.

Te tairas-tu ?

MAXIME.

C’est un supplice.

RENÉE.

Vous n’oserez pas me toucher, vous n’êtes pas même des bandits. Ah ! quel service vous me rendriez ! Voyons, je ne puis rester ainsi entre vous. Qu’allez-vous faire de moi ? Je vous connais, vous vous remettrez ensemble demain, comme des camarades. Et moi, que deviendrai-je ? Vous m’avez finie, je n’ai plus la force de rien recommencer. Répondez donc, donnez-moi une idée. Vous baissez la tête. Je suis de trop, n’est-ce pas ? Alors, que l’un de vous me tue, au moins...

Elle ramasse le pistolet sur le canapé et le présente à Saccard, qui l’écarte du geste.

Mais je veux mourir, il y a une heure que je veux mourir, ne l’avez-vous pas compris ! Tenez ! je n’ai besoin de personne. C’est trop de dégoût : Adieu !

Elle se décharge le pistolet dans la poitrine.

MAXIME.

Renée !

SACCARD.

La malheureuse !

RENÉE.

N’approchez pas... Laissez-moi mourir seule.

Elle tombe sur le canapé.

 

 

Scène XIV

 

RENÉE, SACCARD, MAXIME, BÉRAUD

 

BÉRAUD, entrant.

Qu’y a-t-il ? Renée blessée !

Il s’approche et la soulève sur son bras.

RENÉE.

Mon père, ah ! Merci... Je me suis tuée, car vous aviez raison, la faute a recommencé, les gens et jusqu’aux pavés de la ville me poussaient...

S’affaiblissant.

Mon père, pardonnez-moi. Pardonnez-moi, comme vous avez pardonné à ma mère...

Elle meurt. Son père, lentement, la baise au front.

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