Émile (Jean-François Alfred BAYARD - DUMANOIR)

Sous-titre : six têtes dans un chapeau

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 18 juin 1839.

 

Personnages

 

MONSIEUR DE SANCERRE, propriétaire

MADAME DE RIEUX, sa fille

ALINE, sœur de Madame de Rieux

ÉMILE GRAND-JEAN

TIBURCE, prétendu de Madame de Rieux

FROMENTAL, colonel

UN DOMESTIQUE

 

La scène est chez Monsieur de Sancerre, à la campagne, près de Laon.

 

Le théâtre représente un salon de campagne. Quatre portes latérales. Au fond, au milieu, une cheminée garnie. À droite de l’acteur, au dernier plan, la porte d’entrée donnant sur le jardin. Du même côté, au premier plan, l’appartement de Madame de Rieux. À gauche de l’acteur, au dernier plan, une porte conduisant aux appartements. Du même côté, sur le premier plan, un cabinet. Une table chargée de livres, à droite de l’acteur. À gauche, entre les deux portes, un piano.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DE SANCERRE, MADAME DE RIEUX, MONSIEUR FROMENTAL, TIBURCE, ALINE, puis UN DOMESTIQUE

 

Au lever du rideau, M. de Sancerre, en veste de chasse, casquette et guêtres, visite un fusil ; M. Fromental lit un journal ; Aline est au piano, et Tiburce, à genoux devant Madame de Rieux, tient un écheveau de soie qu’elle dévide.

DE SANCERRE.

Enfin, voilà mon fusil en état... la matinée est superbe, et, en suivant les grands fossés du pare. je vous promets de rapporter ce lièvre qui m’a tant fait courir hier.

FROMENTAL.

Et qui a couru plus vite que vous... mais vous êtes un chasseur intrépide.

DE SANCERRE.

C’est le mot... La chasse, oh ! la chasse, c’est ma vie, c’est mon bonheur !... et je remercie tous les jours la nature de m’avoir taillé tout exprès pour ce plaisir-là... je ne vois guère que mes lévriers qu’elle ait plus favorisés que moi. Venez-vous, colonel ?

FROMENTAL.

Impossible, il faut que je retourne au chef-lieu... Gouverneur par intérim de notre bonne ville de Laon, je ne dois pas rester trop longtemps éloigné de mon poste ; même d’une lieue et demie... et,

Regardant Madame de Rieux et Aline.

malgré tous les motifs qui me rendraient bien excusable...

DE SANCERRE.

C’est juste, colonel, le devoir et la consigne militaire avant tout. Eh bien ! et vous, mon cher Tiburce ?

TIBURCE.

Également impossible : vous voyez bien que je suis très occupé... à l’heure qu’il est.

Air : Vaudeville du premier prix.

Je tiens l’écheveau que dévide
Cette main blanche comme lait :
Ça me donne un faux air d’Alcide
Aux pieds d’Omphale qui filait.
À ce tableau mythologique
Il ne manque, pour être bien,
Que les fuseaux de forme antique...

ALINE, le regardant aux jambes.

Alors, il ne vous manque rien.

TIBURCE.

Plaît-il, mademoiselle ?...je ne comprends pas.

FROMENTAL.

Voilà les petits soins qui doivent devancer la signature du contrat.

TIBURCE.

Vous entendez, madame, vous entendez les paroles de monsieur... L’impatience me dessèche à vue d’œil, le soupir m’épuise... Allons, voyons, ma belle future, une bonne résolution... bah !... Et vous, papa Sancerre, mêlez-vous-en donc... Que diable laissez là votre fusil, et si vous tenez à avoir pour gendre le premier fabricant de sucre de betteraves du département...

Madame de Rieux cesse de dévider.

DE SANCERRE.

Eh ! mon cher, je suis guêtré, coiffé et lesté pour attraper un lièvre, et non pas un gendre... Et puis, moi, j’ai mon système d’autorité paternelle : je laisse mes deux filles parfaitement libres dans le choix de leurs maris, en se renfermant dans le cercle des hommes de cent cinquante à deux cent mille francs, juste prix... le reste les regarde, l’âge, le caractère, la figure, les...

Il cherche.

le mot m’échappe. Ma fille aînée est là pour vous dire que c’est elle seule qui avait choisi feu M. de Rieux, votre cousin, dont vous vous prétendez l’héritier... Seulement, elle n’a pas eu la main heureuse : le pauvre homme n’a duré que dix-huit mois... Maintenant qu’elle est veuve, que son second mari soit monsieur Tiburce, ici présent, ou tout autre, d’une fortune égale, doué pareillement d’une fabrique de sucre de betteraves, je suis prêt à serrer la main de mon nouveau gendre, quel qu’il soit, jeune ou vieux, beau ou laid, spirituel ou... le mot m’échappe.

TIBURCE.

Eh bien ! je vous remercie de la préférence... merci bien, papa Sancerre.

DE SANCERRE.

J’en dis autant à ma fille cadette, à ma bonne petite Aline, qui depuis le déjeuner n’a pas quitté son piano.

ALINE.

Dam ! mon père, à la campagne, il faut bien employer son temps.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Ma sœur, que bientôt on marie,
A, vous voyez, un amoureux ;
Ça l’occupe et la désennuie...
Il faut bien qu’en attendant mieux,
J’en cherche un dans quelque romance,
Bien beau, bien bon...

DE SANCERRE.

Ces maris-là,
Ça n’épouse pas.

ALINE.

Non, papa ;
Mais ça fait prendre patience.

LE DOMESTIQUE.

Les lettres et les journaux.

S’approchant de Fromental.

Monsieur le colonel, celle-ci est pour vous ; c’est votre domestique qui vient de l’apporter.

FROMENTAL.

Ah ! donne.

Il prend la lettre, et va la live dans le fond.

LE DOMESTIQUE.

Il vient d’arriver aussi une caisse à l’adresse de madame de Rieux.

MADAME DE RIEUX, laissant son ouvrage.

Quel bonheur !... des modes, sans doute.

ALINE.

Ou de la musique nouvelle.

Le domestique sort.

DE SANCERRE, qui a parcouru une lettre.

Encore lui !... Ah ! parbleu ! voilà de l’obstination ; je dirai même, de la... le mot m’échappe.

TOUS.

Quoi donc ? qu’y a-t-il ?

DE SANCERRE.

Regarde, Aline ; toi qui cherches des amoureux en musique, en voilà un en réalité qui se présente.

ALINE.

Pour moi ?... ah ! que c’est gentil !

TOUS.

Qui donc ?

DE SANCERRE, à Mme de Rieux.

Vois la signature, tu dois bien la connaître

MADAME DE RIEUX.

Émile Grand-Jean !

TIBURCE.

Ah ! lui... qui avait osé aspirer a la main de ma future, du temps de mon cousin.

MADAME DE RIEUX.

Je l’ai refusé positivement, et à deux reprises.

DE SANCERRE.

Le fait est que tu y as mis un bel entêtement.

TIBURCE.

Est-ce qu’il aurait l’inconvenance de réitérer ses prétentions, de mon vivant ?

DE SANCERRE.

Précisément... mais elles ont pris une autre direction... et voici la seconde lettre qu’il m’écrit, pour me demander ma petite Aline.

ALINE.

Moi, mon père ?

MADAME DE RIEUX.

Ma sœur !... quelle audace !... après trois refus !

TIBURCE.

Ça fera quatre... quelle impertinence !... Le fils d’un fermier... pouah !

MADAME DE RIEUX.

Fi donc un monsieur Grand-Jean !

DE SANCERRE.

Grandjean, c’est vrai... Son père, quand il prit ma ferme, s’appelait Jean tout court... on le nommait Gros Jean dans le pays, et sa femme Jeannette... le fils fut monsieur Grand Jean.

TIBURCE.

Oui, Grand Jean, Petit Jean, Jeannot, Jeanneton... il n’y a pas de raison pour que ça finisse, avec ces gens-là !

Le domestique reparaît, portant une petite caisse.

MADAME DE RIEUX.

Ah ! la caisse qui m’est adressée !...ouvrez vite, Julien.

FROMENTAL, revenant en scène, pendant que le domestique ouvre la boîte.

Julien, vous ferez seller mon cheval.

LE DOMESTIQUE.

Oui. monsieur.

Retirant un portrait encadré.

C’est un portrait.

DE SANCERRE.

Que vois-je !

ALINE.

Le portrait de ma sœur

FROMENTAL.

Et d’une ressemblance parfaite.

TIBURCE.

Votre portrait !... Comment ! votre portrait ?

MADAME DE RIEUX.

Ah ! j’y suis... je devine... En vérité, c’est d’une galanterie !

TIBURCE.

Une galanterie ? c’en est une ?

MADAME DE RIEUX.

D’un jeune artiste, que j’ai rencontré au bal de la préfecture, dont je ne sais même pas le nom, et qui, en me faisant danser, a sollicité comme une faveur la permission de faire ce portrait... de mémoire.

ALINE.

C’est un roman.

TIBURCE.

De mémoire ?... il faut qu’il vous ait bien regardée... Et un jeune peintre encore !... Si ç’avait été un vieillard, un peintre mûr, je ne dis pas... mais ces jeunes artistes sont quelquefois d’un laisser-aller... dans l’étude des détails !... A-t-il une barbiche, ce monsieur ?

MADAME DE RIEUX.

Oh ! celui-là, le meilleur ton, les manières les plus distinguées, une douceur...

TIBURCE.

Allons, bien ! comblez cet inconnu d’éloges... faites-moi de la peine. MADAME DE RIEUX.

Vous êtes fou.

DE SANCERRE.

Des disputes d’amants ?... je me sauve.

FROMENTAL.

Attendez-moi, je vous accompagne jusqu’à la route... voici une lettre qui m’annonce des ordres arrivés de Paris.

DE SANCERRE.

Vous revenez dîner ?

ALINE.

Et nous, nous restons pour causer de cette lettre, puisque ces messieurs nous laissent.

TIBURCE.

Oui, ces messieurs nous laissent.

ALINE, avec intention.

Tous ces messieurs.

TIBURCE.

Je comprends, c’est une manière de me dire d’aller me... Bien ! bien ! mais je reviendrai.

Air : Allez, que ma chère Eudoxie (du Chevalier d’Éon, 2e acte).

C’est une affaire de famille,
Je vous laisse, puisqu’il le faut.

DE SANCERRE, à Aline.

Songe à la réponse, ma fille,
Il faut l’envoyer et bientôt.

MADAME DE RIEUX.

Je vous la promets, ferme et sage.

ALINE.

Oui, ma sœur, que toujours je crois,
A passé par le mariage...
Elle s’y connaît mieux que moi.

Reprise ENSEMBLE.

C’est une affaire de famille, etc.

TIBURCE, en sortant, à Mme de Rieux.

Oh ! je reviendrai !

Aline et Madame de Rieux restent seules.

 

 

Scène II

 

MADAME DE RIEUX, ALINE

 

ALINE.

Oh ! comme il te dit ça, M. Tiburce !

MADAME DE RIEUX.

Du ton d’un amant qui peut vous faire un procès, et le gagner... s’il est éconduit.

ALINE.

Oui, singulier amour !... il te demande la bourse ou la vie.

MADAME DE RIBUX, tenant le portrait.

Mais vois donc, quel fini ! quelle délicatesse de touche !... je suis vraiment fière d’avoir si bien inspiré ce jeune peintre... Il m’avait annoncé ce portrait, à notre dernière contre-danse.

ALINE.

Et tu l’avais accepté ?

MADAME DE RIEUX.

Il faut bien encourager le talent.

ALINE.

Et puis, le moyen de refuser quelque chose à un artiste qui vous fait danser ?... avec ça que les artistes sont si complaisants !... Tiens, j’en ai connu un...

MADAME DE RIEUX.

Toi !

ALINE.

Oui, à Paris, chez ma tante Dervière ; un jeune musicien, qui nous faisait danser, nous chantait des romances, nous en composait même... et d’une gaité charmante.

MADAME DE RIEUX.

Comme mon jeune peintre.

ALINE.

Tu y penses beaucoup... Le fait est que cette manière de se rappeler au souvenir de la femme qu’on aime...

Mouvement de Madame de Rieux.

(il t’aime, peut-être...) vaut mieux qu’une lettre : celle-ci, par exemple.

MADAME DE RIEUX, riant.

Ah ! oui, l’épitre de M. Grand-Jean.

ALINE.

Ce jeune homme qui me demande en mariage.

MADAME DE RIEUX.

À mon refus...Il paraît qu’il tient à entrer dans la famille... mais j’espère bien qu’il n’y réussira pas, et tu vas lui répondre...

ALINE.

Tout ce que tu voudras, pourvu cependant que la lettre soit polie. Dam ! ce n’est pas un crime de nous demander en mariage.

MADAME DE RIEUX.

Un sot qui ne te connaît pas, qui ne t’a jamais vue.

ALINE.

C’est encore mieux a lui de m’aimer... s’il me voyait, le beau mérite !... c’est comme si tu l’avais refusé sans le connaître, sans le voir.

MADAME DE RIEUX.

Le voir !...je m’en serais bien gardée : c’eût été lui donner de l’espérance peut-être, encourager son audace... Par bonheur, il était loin d’ici, chez un oncle, un vieux curé de campagne qui l’ava : t élevé...assez mal, je présume. If me suffisait de savoir son nom, sa naissance... M. Grand-Jean ! Gros-Jean, que sais-je le fils de notre fermier, d’un paysan !... Aussi, ma réponse ne se fit pas attendre... Eh bien, il ne s’est pas tenu pour battu...il paraît qu’il me connaissait, qu’il m’avait vue...Il a persisté, il a redoublé ses instances...et pour avoir la paix, j’épousai de dépit et de colère M. de Rieux, un homme que je n’ai jamais pu souffrir.

ALINE.

C’était ton mari !

MADAME DE RIEUX.

C’est peut-être pour ça... Enfin, au bout de dix-huit mois, je fus veuve, et je me croyais heureuse, quand M. Grand-Jean, devenu officier, reparut sur la brèche. il m’écrivit la supplique la plus pressante et la plus folle, qui lui attira de ma part une réponse bien froide, bien ironique, dont son amour-propre dut être cruellement humilié... Je lui en veux, je le hais... Aussi, juge de mon indignation, lorsqu’il y a un mois, mon père reçut une première lettre, dans laquelle il osait demander ta main !

ALINE.

Une première lettre ?... je n’en ai rien su.

MADAME DE RIEUX.

C’était inutile : j’étais là pour dicter la réponse ; il a dû me reconnaître au style... Tu dois sentir que ce mariage serait inconvenant, ridicule... tu as le cœur trop bien placé, pour ne pas comprendre qu’il vaudrait mieux être Mademoiselle de Sancerre toute sa vie, que de devenir Madame Grand-Jean.

ALINE.

Tu crois ?... Rester tille toute ma vie !... c’est bien long pourtant.

MADAME DE RIEUX.

Tu trouveras mieux... cent fois mieux... quelque jeune gentilhomme du pays.

ALINE.

Ils sont bien laids... Et moi, j’ai toujours rêvé un mari si jeune, si beau, si... Mais laissons cela.

Air de Julie.

Tu me marieras, je l’espère,
Quelque jour... bientôt, si tu peux !

MADAME DE RIEUX.

Eh ! mais ! fais comme moi, ma chère :
J’attends.

ALINE.

Toi, ma sœur, c’est bien mieux :
Veuve d’un premier mariage,
Tu touches au second... je crois
Que j’attendrais bien comme toi,
Si j’en étais à mon veuvage.

MADAME DE RIEUX.

Eh ! mon Dieu ! tiens, je ne suis pas égoïste... je te cède M. Tiburce.

ALINE, vivement.

Merci ; tu es trop bonne... et il t’aime tant !... D’ailleurs, ton mari te l’a laissé dans sa succession, avec les charges... ça te revient... Ah ! mon Dieu ! le voici...Hein ? comme une ombre, il erre autour de toi... Allons il faut en avoir pitié... Venez donc !

TIBURCE, accourant.

On me rappelle !

ALINE, bas.

Courage, beau-frère !...

MADAME DE RIEUX, à demi-voix.

Au contraire, reste... Il m’ennuie.

ALINE.

Je ne veux pas y être de moitié... Oh ! je ne suis pas égoïste non plus, moi... je suis bonne sœur.

À Tiburce.

Courage, beau-frère !

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

TIBURCE, MADAME DE RIEUX

 

TIBURCE, s’avançant vivement.

Beau-frère !... Comment, madame... est-ce vous qui lui avez dit...

MADAME DE RIEUX.

Rien du tout, je vous assure.

TIBURCE.

Rien ?... Parole décevante !... N’aurez-vous pas enfin pitié de l’état où vous m’avez réduit ?... Je n’ose plus me regarder dans ma glace ; je me fais peur... je deviens diaphane, comme une bougie de l’Étoile... Et ce matin encore, j’entendais la petite jardinière s’écrier : Oh ! qu’il est jaune ! Le fait est que je suis jaune, comme une bougie du Mans... Il faut que cela finisse, madame, et que vous me rendiez enfin ma gaieté, mes couleurs et mon appétit... mon appétit surtout... j’y tiens... Dam ! si vous voulez que je vive...

MADAME DE RIEUX.

À quoi bon ?

TIBURCE.

Comment, à quoi bon ?

MADAME DE RIEUX.

Que me demandez-vous ?

TIBURCE.

Je vous demande que vous fixiez enfin le jour de notre mariage... car enfin, il m’est dû, ce mariage...

Mouvement de Madame de Rieux.

Il m’est parbleu du, puisqu’il résout la difficulté qui s’élève au sujet de la succession de feu M. de Rieux, mon cousin et votre mari, à la mode de Bretagne...

Se reprenant.

C’est-à-dire...

MADAME DE RIEUX.

Serait-ce une menace ?

TIBURCE.

Du tout... Je ne veux pas plaider, je veux me marier... Que diable ! il y a huit jours, nous étions si bien d’accord... Mes avantages personnels ne vous trouvaient pas indifférente... Il est vrai qu’alors vous n’aviez pas reçu ce chef-d’œuvre de je ne sais quel barbouilleur...

MADAME DE RIEUX.

Ah ! mon portrait.

TIBURCE.

Une croûte !

MADAME DE RIEUX.

Plaît-il ?

TIBURCE.

Oui, une croûte, refusée au salon de 1839... et c’est jouer de malheur.

MADAME DE RIEUX.

Mais...

TIBURCE.

Oh ! vous allez le défendre... C’est tout simple... l’artiste est de vos amis ; vous faites son éloge... et si vous osiez...

MADAME DE RIEUX, éclatant de rire.

Ah ! ah ! ah ! de la jalousie !... c’est charmant !...

TIBURCE.

Oh ! riez, riez !... Si jamais je le rencontre face à face...

DE SANCERRE, en dehors.

Prenez donc garde, corbleu !

MADAME DE RIEUX.

Qu’est-ce donc ?... Mon père !... déjà !

TIBURCE.

C’est ça... je vais m’expliquer.

MADAME DE RIEUX.

Ah ! mon Dieu ! il se soutient à peine.

 

 

Scène IV

 

TIBURCE, MADAME DE RIEUX, MONSIEUR DE SANCERRE, s’appuyant sur le bras de son domestique

 

DE SANCERRE.

Oh ! oh ! prenez donc garde... plus doucement... Aïe !...

MADAME DE RIEUX.

Ô ciel ! qu’est-il arrivé ?

TIBURCE.

Vous êtes blessé ?

DE SANCERRE, s’asseyant.

Oh ! là ! là !...oh ! les jambes !...oh ! les reins !... Une chute affreuse, mon garçon... un lièvre que je poursuivais, et qui m’a conduit droit à un fossé... le misérable !

MADAME DE RIEUX.

Vous y êtes tombé ?

DE SANCERRE.

Parbleu !

TIBURCE.

Parbleu ! quand on est adroit.

DE SANCERRE.

Ma première pensée a été de me croire mort... d’autant plus que mon fusil est parti, et a tué une perdrix au vol... Je croyais m’être fracassé la... le... le mot m’échappe... Aïe !...

MADAME DE RIEUX.

Eh ! vite, monsieur Tiburce, montez à cheval.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Il faut que l’on coure à la ville,
Chez le docteur...

TIBURCE.

Certainement !

DE SANCERRE.

Eh ! non, restez ! c’est plus facile :
J’en amène un...

MADAME DE RIEUX.

Eh quoi ! vraiment ?

TIBURCE.

Un docteur ?...

DE SANCERRE.

Oui, de gré, de force,
Le ciel, qui ne fait rien en vain,
Tout juste à côté de l’entorse
Avait placé le médecin.

Un jeune homme qui passait à cheval... Il a mis pied à terre, m’a tiré de mon fossé... et après m’avoir replacé sur ma bête, il nous a ramenés tous les deux par la bride.

MADAME DE RIEUX.

Et ce jeune homme ?...

DE SANCERRE.

Juge si le hasard est heureux !... C’est un jeune docteur... qui est en train de donner des ordres pour les premiers soins.

MADAME DE RIEUX.

Ah ! je cours savoir de lui...

 

 

Scène V

 

TIBURCE, MADAME DE RIEUX, MONSIEUR DE SANCERRE, ÉMILE

 

ÉMILE, à la cantonade.

Hâtez-vous ; que tout cela soit prêt dans quelques minutes.

DE SANCERRE.

Eh ! tiens... le voilà !

ÉMILE.

Ce ne sera rien... et dans une heure...

MADAME DE RIEUX.

Que vois-je !...

ÉMILE, saluant.

Madame...

TIBURCE.

Ah ! bah !... vous connaissez...

MADAME DE RIEUX.

Monsieur ?... Sans doute... l’artiste dont je vous parlais... l’auteur de ce portrait.

TIBURCE.

De cette croûte.

ÉMILE, saluant.

Merci.

DE SANCERRE.

Lui ?... Allons donc ! c’est un médecin.

MADAME DE RIEUX.

C’est un peintre.

TIBURCE, à part.

C’est un massacre !

ÉMILE.

Ni l’un, ni l’autre... ou tous les deux à la fois.

DE SANCERRE.

Sans doute... Vous m’avez dit...

ÉMILE.

Que quelques connaissances en médecine, acquises par des études à peine ébauchées, me permettaient de venir au secours de mes amis... Pardon... c’est un titre que je serais trop heureux d’avoir un jour auprès de vous...

À Madame de Rieux, gaiement.

En un mot, madame, je fais de la médecine à peu près comme de la peinture... en amateur.

TIBURCE, piqué.

C’est fort bien, assurément... Et quand vous auriez poussé vous-même M. de Sancerre dans ce fossé... la tête la première...

DE SANCERRE.

Hein !... qu’est-ce qu’il dit ?... qu’est-ce qu’il dit ?...

ÉMILE, riant.

Ah ! ah ! ah ! ce serait plaisant !

MADAME DE RIEUX.

Tiburce !... je vous prie...

TIBURCE.

Laissez donc... un prétexte !... Comme c’est malin !

 

 

Scène VI

 

TIBURCE, MADAME DE RIEUX, MONSIEUR DE SANCERRE, ÉMILE, ALINE

 

ALINE, accourant effrayée.

Ô ciel ! est-il possible !... blessé ! blessé !... Ah ! mon père !...

Elle se jette à son cou.

DE SANCERRE.

Prends donc garde ! tu vas me jeter par terre.

MADAME DE RIEUX.

Ce n’est rien, je l’espère... Monsieur, d’ailleurs, est là pour nous rassurer.

ALINE, sans lever les yeux.

Monsieur ?...

ÉMILE.

Sans doute, mademoiselle... trop heureux...

ALINE, frappée de surprise.

Ah !

TIBURCE.

Hein !

MADAME DE RIEUX.

Que veut dire ?...

ÉMILE, à M. de Sancerre, sans faire attention à cette exclamation.

Cela va déjà mieux, n’est-ce pas ?... une légère foulure, qui n’aura pas de suites... si vous prenez le bain que j’ai fait préparer, et qui vous attend.

DE SANCERRE.

Eh ! vite, Tiburce, votre bras.

TIBURCE.

Tout de suite, je suis à vous.

ÉMILE.

Permettez... appuyez-vous sur moi...

MADAME DE RIEUX.

Marchez doucement, mon père.

ALINE, regardant Émile, à part.

C’est bien lui !

DE SANCERRE.

Merci, mon cher Esculape... comptez sur mon amitié, sur... le mot m’échappe...

Il va jusqu’au fond, appuyé sur Émile. Pendant ce temps, Madame de Rieux s’approche d’Aline, sans apercevoir Tiburce, qui revient les écouter.

MADAME DE RIEUX, à demi-voix.

Eh mais ! d’où vient ta surprise ?... Ne dirait-on pas que tu connais ce médecin ?

ALINE, riant.

Un médecin !... lui !

MADAME DE RIEUX.

Un peintre, si tu veux.

ALINE.

Eh ! non, c’est un musicien.

TIBURCE.

Ah bah !

MADAME DE RIEUX, effrayée.

Ah ! que vous m’avez fait peur !

MONSIEUR DE SANCERRE, dans le fond.

Eh bien, Tiburce, venez-vous ?

TIBURCE.

Pardon, pardon... Mademoiselle dit ?...

MADAME DE RIEUX.

Hâtez-vous.

TIBURCE.

J’y vais, que diable !... mais monsieur nous dira...

DE SANCERRE, l’entraînant.

C’est bien, c’est bien, bavard ennuyeux, insupportable, et... le mot m’échappe.

TIBURCE.

Merci, c’est assez comme ça.

Aux dames.

Je reviendrai.

À Sancerre.

Vous ne savez pas ?...

Il sort par la droite avec M. de Sancerre, en lui parlant bas.

C’est un musicien.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE RIEUX, ÉMILE, ALINE

 

ÉMILE, gaiement.

Comme il me regarde, ce petit monsieur !... on dirait qu’il est en colère contre moi.

MADAME DE RIEUX.

Ah ! un peu de surprise, sans doute... et entre nous, elle est assez naturelle... car ma sœur, qui vient de vous reconnaître...

ÉMILE.

Mademoiselle votre sœur ?

ALINE.

Oui, monsieur, oui... je ne vous avais point oublié... Vous aviez tant de bonté, de complaisance pour moi... et tenez, cette romance, qui est votre ouvrage, et que nous répétions ensemble... Tenez, la voilà, je la chantais encore ce matin.

ÉMILE, avec surprise, prenant la romance.

Mademoiselle !... Eh ! oui, je me rappelle, une très jolie voix.

ALINE, à part, tristement.

Ah ! il ne me reconnaissait pas.

MADAME DE RIEUX.

Ainsi, monsieur, vous voilà convaincu de nous avoir trompés... à moins que vous ne fassiez de la musique, comme de la peinture, en amateur.

ÉMILE.

Eh ! mon Dieu, oui : peintre et musicien, comme tant d’autres, qui ne respectent ni la toile, ni le papier blanc... Mais vous voyez que j’ai la main heureuse... et ces deux arts me seront plus chers f désormais, puisque je leur dois de vous connaître, madame, et d’être reconnu par mademoiselle.

ALINE.

Mais oui...ce n’est pas comme vous, qui oubliez bien vite vos écoliers.

ÉMILE, vivement.

Mais non, je vous assure...

Revenant à Madame de Rieux.

Pas plus que mes modèles... dont les traits m’ont laissé le souvenir de tant de grâce et de bonté... Il y a des personnes qu’on oublie si peu, qu’elles sont toujours là, présentes à nos yeux, à notre pensée... et qu’en les retrouvant un jour, il semble qu’on ne les ait jamais quittées.

MADAME DE RIEUX.

Monsieur...

ALINE, à part.

On dirait qu’il parle à ma sœur, et c’est moi qu’il regarde.

ÉMILE, reprenant vivement, à Madame de Rieux, qui le regarde.

Et puis, dans la vie, pour un artiste... (pardon, mais aujourd’hui on l’est à bon marché...) il y a tant de mécomptes, tant de chagrins...

MADAME DE RIEUX.

Des chagrins !...

ALINE.

Ce n’est pas pour vous.

ÉMILE.

Si fait !... Mais à mon piano, à mon chevalet, je ne les crains plus... toujours gai, toujours heureux, je demande à mes pinceaux une figure charmante que j’ai rêvée dans mes songes... et dont un sourire doit payer mon travail... ou je jette sur le papier quelque romance bien tendre, et je me dis en souriant : Qui sait si quelque jeune fille ne donnera pas un soupir à celui qui l’a composée pour elle ?

Il rend la romance à Aline.

ALINE, à part.

Là !... voilà qu’il me parle en regardant ma sœur, à présent.

ÉMILE, changeant de ton.

Et là-dessus, le cœur plein de souvenirs et d’espérances, je me mets en campagne, errant à l’aventure, sans but, sans projet... Je cours après le bonheur, à pied ou à cheval... comme ce matin, comme toujours...

MADAME DE RIEUX.

Toujours ?

ÉMILE.

Quand on est seul, isolé, quand on n’est pas de ceux que le bonheur retient au logis, que peut-on faire de mieux ? Car je me dis : Ce bonheur qui n’est pas chez moi, il est quelque part.

Air de Madame Favart.

Marchant au hasard, sur ma route,
Ne puis-je pas le rencontrer ?...
Une voix, que mon cœur écoute,
Me dit tout bas de l’espérer ;
Qui sait ? ce bonheur que j’implore
Ne me fuit pas toujours, je crois ;
Et lorsque je le cherche encore,
Il est peut-être auprès de moi.

Il n’y a pas dans le monde que des caprices, et...

Il se trouve en face de Tiburce, qui est entré sur les dernières phrases, et s’est approché sans être vu. Madame de Rieux et Aline baissent les yeux. Émile continue à leur parler avec émotion.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE RIEUX, ÉMILE, ALINE, TIBURCE

 

TIBURCE, entre Madame de Rieux et Émile.

Hein ?

MADAME DE RIEUX.

Ah !

ALINE.

Monsieur Tiburce !

TIBURCE.

Rien... c’est moi... Je vous dérange ?... oui ?... j’en suis fâché.

ALINE, avec intention.

Vous en êtes fâché ?...alors, c’est bien simple...

TIBURCE.

Plaît-il ?... Vous disiez quelque chose.

ÉMILE, étouffant un éclat de rire.

Ah ! ah ! ah ! la bonne figure !

TIBURCE.

Monsieur ajoute ?...

MADAME DE RIEUX.

Mon Dieu ! parlez... que voulez-vous ? pourquoi venir ainsi nous effrayer ?

TIBURCE.

J’ai l’air effrayant, à présent... il ne manquait plus que cela !... Au fait, si j’ai l’air effrayant, vous êtes en trop bonne compagnie pour avoir peur... et monsieur...

ÉMILE, sérieusement.

Vous dites...

TIBURCE, changeant de ton.

Voici ce que c’est... M.de Sancerre demande ces dames, à l’instant même.

ALINE.

Ô ciel ! est-ce qu’il serait plus mal ?

TIBURCE.

Eh ! non, ce n’est pas cela... Il s’agit encore de M. Grand-Jean, qui est arrivé à la ville voisine, et qui demande à se présenter au château...

À Émile.

M. Grand-Jean, un manant, qui est amoureux de l’une de ces dames, et peut-être de toutes les deux.

ÉMILE.

Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait, à moi ?

MADAME DE RIEUX.

Ma sœur sait ce qu’elle doit répondre.

TIBURCE.

Pour vous, madame, je viens de m’expliquer chaudement, et je crois que monsieur votre père veut vous parler, au sujet de notre prochain mariage...

Se tournant vers Émile en appuyant sur ces mots.

de notre prochain mariage... je ne sais pas si c’est clair.

ÉMILE.

Ah ! très bien !

TIBURCE.

Et quant à monsieur, que nous avons dérangé de ses affaires, je vais faire seller son cheval... un cheval café-au-lait, qui est maigre... oh ! maigre ! on n’a jamais vu de bête maigre comme ça.

ÉMILE.

Mais si... il y en a.

TIBURCE, à part.

Flatteur !

MADAME DE RIEUX, passant près d’Émile.

Ah ! monsieur va nous quitter ?

ALINE.

Déjà !

ÉMILE, vivement.

Mademoiselle...

À Madame de Rieux.

Eh ! mais, madame, je ne quitte pas ainsi mes malades.

TIBURCE.

Le vôtre va comme un charme.

ÉMILE.

Alors, raison de plus pour que je reste... il m’a invité à dîner.

Air : Voulant, par ses œuvres complètes.

Par son malade, c’est l’usage,
Le médecin est invité.

MADAME DE RIEUX.

Et monsieur accepte ?

TIBURCE.

J’enrage !

ALINE, vivement.

Eh ! oui ! vous avez accepté.

ÉMILE.

C’est encor l’usage.

TIBURCE, à part.

Elle insiste !

ÉMILE.

J’accepte, comme médecin.

TIBURCE, à part.

Il ne lui manque plus enfin
Que de manger comme un artiste.

MADAME DE RIEUX.

En ce cas, monsieur... nous vous laissons un instant seul ici.

TIBURCE.

Seul... avec moi.

ALINE.

Ne vous ennuyez pas trop.

ÉMILE.

Oh ! non, je penserai...

MADAME DE RIEUX, le saluant.

Monsieur...

À part.

Ah ! il est bien aimable.

Elle sort par la première porte à droite.

ALINE, à part.

Il regarde toujours ma sœur... mais c’est égal, je suis bien aise qu’il reste.

Elle sort par la gauche.

TIBURCE.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ?... la petite aussi !

 

 

Scène IX

 

ÉMILE, TIBURCE

 

ÉMILE, fredonnant un air.

La, la, la, la, la !

TIBURCE, à part.

Oh ! il chante... a-t-il l’air fat !

Chantant aussi.

Ut, mi, sol, ut, sol, mi, ut.

Émile s’assied.

Le voilà installé !... à merveille ! on est ici d’une légèreté...

Émile prend un livre.

Bon ! il va lire... comme s’il était chez lui... C’est sans gêne, c’est artiste... Allons, allons, il faut que l’inconnu se fasse connaître et qu’il s’explique sur ses intentions... Que diable ! causons.

Il boutonne son habit, tousse et s’approche d’Émile.

Monsieur !...

ÉMILE.

Monsieur...

TIBURCE, saluant.

J’ai bien l’honneur...

ÉMILE, se levant à demi.

De tout mon cœur.

Il le salue en souriant, et reprend sa lecture.

TIBURCE, à part.

S’il ne dit que ça, les renseignements seront bien vagues.

Haut.

Monsieur me permettra-t-il de lui adresser une question... plusieurs questions ?

ÉMILE, posant son livre.

Oui.

TIBURCE.

Je suis curieux.

ÉMILE.

Comment l’entendez-vous ?

TIBURCE, comme à lui-même.

Que c’est bête !

ÉMILE.

C’est ce que je voulais dire.

TIBURCE.

Il n’y a pas longtemps que monsieur habite le département ?

ÉMILE.

Non.

TIBURCE.

Monsieur compte s’y fixer ?

ÉMILE.

Eh ! eh !... peut-être.

TIBURCE.

Eh ! eh !... comme peintre ?

ÉMILE, souriant.

Ah !

TIBURCE.

Comme médecin ?

ÉMILE, de même.

Ah ! ah !

TIBURCE.

Ou pour donner des leçons de musique ?

ÉMILE, de même.

Oh ! oh ! oh !

TIBURCE, à part.

Le dialogue de ce monsieur est agaçant en diable... il porte aux nerfs.

Haut.

À moins que monsieur ne soit pas ce qu’il paraît ?

ÉMILE.

C’est possible.

TIBURCE, vivement.

Alors, vous cachez donc ce que vous êtes ?

ÉMILE.

C’est probable.

TIBURCE.

Vous avez des raisons pour cela ?

ÉMILE.

C’est certain.

TIBURCE, à part.

Oh ! les nerfs ! les nerfs !... ma figure se contracte... je dois être effroyablement laid.

Haut.

Permettez, cela peut paraître suspect... dans une maison, où il y a deux jeunes femmes...

ÉMILE.

Charmantes.

TIBURCE.

Et sur lesquelles on pourrait vous supposer des intentions...

ÉMILE.

C’est juste.

TIBURCE.

Vous pensez peut-être à épouser...

ÉMILE.

Ah !

TIBURCE.

Laquelle ?

ÉMILE.

Ah ! ah !

TIBURCE, à part.

Eh ! eh ! oh ! oh ! ah ! ah !... Je vais avoir une convulsion, c’est sûr.

Haut.

Je serai plus communicatif, moi, monsieur...Je suis négociant... fabrique de sucre de betteraves...riche et considéré... J’aime l’une de ces dames... l’aînée... la moins jeune... celle qui est veuve.

ÉMILE.

Je sais.

TIBURCE.

Et je déclare que si un rival se présentait... j’ai une tête, voyez-vous.

ÉMILE, le regardant.

Parbleu !

TIBURCE, à part.

Il m’agace...

Haut.

Mais une tête...détestable.

ÉMILE, le regardant toujours.

C’est bien comme cela que je l’entends.

TIBURCE, saisissant une chaise avec impatience.

Il faudrait qu’il se coupât la gorge avec moi...

ÉMILE.

Vrai ?

TIBURCE, s’emportant

Aussi vrai que je fais sauter cette chaise en l’air !

Il jette la chaise violemment.

 

 

Scène X

 

ÉMILE, TIBURCE, MADAME DE RIEUX

 

MADAME DE RIEUX.

Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?

TIBURCE.

Vous arrivez à propos... j’allais me mettre en colère.

ÉMILE.

Et la colère de monsieur est très dangereuse...

Ramassant la chaise.

pour les meubles.

TIBURCE.

Brisons, monsieur, brisons.

ÉMILE, riant.

Encore !

MADAME DE RIEUX.

Messieurs !

TIBURCE, à Madame de Rieux.

Monsieur n’est pas dans ce pays sans but, sans projet...Ce n’est pas pour peindre les habitants... ils sont laids.

ÉMILE.

C’est galant.

TIBURCE.

Je parle des hommes.

ÉMILE.

Alors, nous sommes d’accord.

TIBURCE.

C’est bien heureux... Pour la musique... nous n’avons pas d’oreille.

ÉMILE.

Vous vous flattez.

TIBURCE.

Monsieur est peut-être organiste ?... C’est ça, monsieur touche de l’orgue le dimanche à la paroisse... mais nous n’en avons pas.

ÉMILE.

De paroisse ?

TIBURCE.

D’orgue !... Quant aux médecins, nous en avons deux, et des malades, tout juste ce qu’il leur en faut.

ÉMILE.

Bah ! quand il y a pour deux, il y a toujours...

TIBURCE.

Non, monsieur ! ce n’est pas ce qui vous amène, ici surtout... madame le sait aussi bien que moi.

MADAME DE RIEUX.

Tiburce !

TIBURCE.

Oui, oui, madame, vous le savez... Que diable ! j’y vois clair... cette rencontre au bal, ce portrait, cette visite, cet air de mystère... tout cela cache des intentions... un amour...

MADAME DE RIEUX, l’interrompant.

Vous êtes fou.

ÉMILE, observant Madame de Rieux.

Eh ! monsieur, de quel droit révélez-vous ainsi un secret, que j’ai dû cacher au fond de mon cœur ?...Je n’osais pas croire qu’il fût approuvé ; et j’allais partir, en l’emportant avec moi... mai puisque, grâce à vous, madame vient de tout apprendre, je vous en remercie, et j’attends ses ordres.

MADAME DE RIEUX, à part, avec joie.

Ah !

TIBURCE.

Eh ! mais, Dieu me pardonne, c’est une déclaration, à mon nez, à ma... Ça devient trop artiste !... Répondez, madame... que monsieur parte ; autrement, morbleu !...

ÉMILE.

Eh bien, monsieur ?

TIBURCE.

C’est à moi de partir, et nous plaiderons.

ÉMILE.

Je ne vous conseille le pas... Madame gagnera.

TIBURCE.

Qui vous a dit cela, monsieur ?... quand on connaît l’affaire...

ÉMILE.

Je la connais.

MADAME DE RIEUX.

Vous, monsieur ?

TIBURCE.

Ah ! bah !...

ÉMILE.

M. de Sancerre m’a tout conté, et je puis dire ce que j’en pense... en ma qualité d’avocat.

MADAME DE RIEUX, stupéfaite.

Avocat !

TIBURCE.

Encore !... Ah çà, mais il est donc tout, cet être-là ?

ÉMILE.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Avocat bavard au palais,
Depuis longtemps j’ai fait mes preuves ;
Et, comme un chevalier français,
Je défends la cause des veuves.

TIBURCE.

Et monsieur, après le procès,
Compte sur certains honoraires...

ÉMILE, lui frappant sur l’épaule.

Oui, vraiment... et je ne les fais
Payer que par mes adversaires.

TIBURCE.

Ah ! mais !... ne me touchez pas.

ÉMILE, gaiement.

Et de plus, je suis retors comme un vieux pro cureur, et je vous prouverai...

Parlant vite.

Code civil, livre III, titre II, des Testaments... qu’on n’est pas tenu des conditions impossibles ou immorales... Je prouverai par...

TIBURCE.

Permettez, permettez...

ÉMILE.

Par les lois civiles et humaines, qu’un mariage forcé...

TIBURCE, avec impatience.

Mais que diable ! monsieur, est-ce que madame vous demande votre avis ?

ÉMILE.

Comment donc !... au fait, c’est une idée... si madame daigne accepter une consultation... ici, à l’instant...

TIBURCE.

Mais non ! mais non !

MADAME DE RIEUX.

Pourquoi pas ?

TIBURCE.

Plaît-il ? plaît-il ? vous refusez ?...

MADAME DE RIEUX.

J’accepte.

TIBURCE.

Oui ?... Eh bien !... bien.

ÉMILE, en souriant.

C’est une conférence.

TIBURCE.

Oh ! soyez tranquille... conférez, conférez !... ! Moi, je vais déclarer à M. de Sancerre que ce mariage... si vous croyez que j’y tienne ?... ah ! oui...

À part.

Allons donc ! avocat, médecin, peintre, organiste !... c’est un aventurier, voilà tout.

Haut.

Plaidons, j’aime mieux ça.

À Émile.

Monsieur...

ÉMILE.

Monsieur...

TIBURCE, changeant de ton.

J’ai bien l’honneur...

ÉMILE, saluant.

De tout mon cœur.

Tiburce est sorti.

 

 

Scène XI

 

MADAME DE RIEUX, ÉMILE

 

ÉMILE, riant.

Ah ! ah ! ah ! il est plaisant, avec cet air étonné.

MADAME DE RIEUX.

Eh ! mais, monsieur... moi-même... je ne sais comment vous exprimer... Avocat !...

ÉMILE.

Oh ! licencié en droit, tout au plus ; et assez fort pour donner un conseil, que vous ne suivrez pas... car enfin, ce mariage qui doit vous rapprocher de M. Tiburce...

MADAME DE RIEUX.

Oh ! je n’y tiens pas.

ÉMILE, vivement.

Permettez ; il y tient, lui, et je le conçois... on ne renonce pas ainsi à des espérances de bonheur et d’amour... Je sens qu’à sa place je ne perdrais pas, sans le défendre, un bien qui me serait plus cher que la vie... oh ! oui, que la vie !... parce qu’il vaudrait mieux mourir cent fois, si c’était possible, que de...

S’apercevant qu’elle le regarde avec émotion.

Mais celui dont votre cousin est jaloux n’a jamais eu de bonheur, ni dans ses amours, ni dans ses projets...

MADAME DE RIEUX.

Quelle émotion !

ÉMILE, continuant.

Et, refoulant au fond de son âme des pensées qui le perdraient, il partira d’ici sans avoir trouvé un cœur qui réponde au sien, sans qu’un mot, un regard lui ait dit : Espère.

MADAME DE RIEUX, souriant.

Vous croyez, monsieur ?... c’est qu’il est difficile peut-être de donner de l’espoir à qui...

ÉMILE, achevant sa pensée.

N’en demande pas ?... Ah ! si vous saviez combien il y a quelquefois d’humiliation dans un refus !

MADAME DE RIEUX.

Il peut y avoir trop de modestie à le craindre.

ÉMILE.

Ou trop d’orgueil à le braver... Aussi, en approchant de cette maison, je sentais mon cœur battre avec violence : il me semblait que ma vie allait recommencer plus heureuse et plus belle ; que mon sort était dans les mains d’une femme, dont je n’approchais qu’en tremblant... moi, d’une naissance obscure, artiste par fantaisie, sans état...

MADAME DE RIEUX.

Vous en avez quatre !

ÉMILE.

Presque sans famille.

En souriant.

Avouez, madame, qu’il y aurait trop d’audace à espérer en trouver une ici.

MADAME DE RIEUX.

Mon père vous aime beaucoup, monsieur, et vos secours lui ont été bien précieux.

ÉMILE.

Sans doute... il m’a invité à revenir souvent ; il n’a même retenu.

MADAME DE RIEUX.

Il a bien fait.

ÉMILE.

Vous croyez, madame ?... Prenez garde, vous allez me donner du courage, et je n’arrêterai plus sur mes lèvres ma pensée qui s’échappe... je parlerai.

MADAME DE RIEUX, allant pour sortir.

Si c’est une menace...

ÉMILE.

Restez... Je ne dirai rien qu’une amie, une sœur ne puisse entendre.

MADAME DE RIEUX.

Une sœur ! une amie !... parlez, monsieur, parlez.

ÉMILE.

Ces titres, vous ne les repoussez pas ?

MADAME DE RIEUX.

Puisque je reste.

ÉMILE.

Ah ! madame ! tant de bonté m’enhardit, et je puis...

TIBURCE, dehors.

Mais venez, venez donc.

ÉMILIE.

Ciel ! monsieur Tiburce !... Oh ! un mot... un mot... Que je puisse vous revoir encore... ici... dans une demi-heure...

MADAME DE RIEUX.

Monsieur !...

ÉMILE, vivement.

Oui... dans une demi-heure, c’est convenu.

MADAME DE RIEUX.

Mais non... je n’ai pas dit...

ÉMILE, se mettant au piano.

Ne faites pas attention.

 

 

Scène XII

 

MADAME DE RIEUX, ÉMILE, MONSIEUR DE SANCERRE, TIBURCE, ALINE

 

ÉMILE, s’accompagnant.

Tra, la, la, etc.

DE SANCERRE.

Eh ! non, vous dis-je, non, vous me cassez la tête.

TIBURCE.

Tenez, tenez... Bon ! il touche du piano, à présent !... Mais demandez à madame, elle vous dira elle-même...

MADAME DE RIEUX.

Quoi donc, monsieur ? Qu’y a-t-il ?

TIBURCE.

Il y a, madame...

À Émile qui joue toujours.

Mais taisez-vous donc !... vous jouez d’une force !...

ÉMILE.

Mais oui, je suis assez fort.

TIBURCE, à Madame de Rieux.

Il y a, que j’avais perdu pour vous ma liberté.

MADAME DE RIEUX.

Que je vous rends.

TIBURCE, à M. de Sancerre.

Hein !... vous entendez !... Ah ! ah ! ah ! parce que je suis fabricant de sucre de betteraves, on croit me traiter comme une... non, non !

DE SANCERRE.

Allez-vous-en au diable !... On dirait que tout le monde s’est donné le mot pour me faire enrager... il n’y a pas jusqu’à cette petite folle

Émile se tait et écoute.

qui me fait écrire une lettre pour refuser un prétendant ; et au moment de la faire partir, elle balance, elle n’ose plus.

Émile se lève.

MADAME DE RIEUX.

Et pourquoi donc ?

ALINE, avec candeur.

Mais dam !... j’ai peur de lui faire de la peine, à ce jeune homme.

TIBURCE, vivement.

Ce n’est pas un jeune homme !...c’est un paysan.

MADAME DE RIEUX.

Voilà bien des façons pour un M. Grandjean.

ÉMILE, se rasseyant avec indifférence.

Ah ! oui, le manant dont monsieur parlait tout à l’heure.

TIBURCE.

Précisément.

À part.

Il ne se trouvera pas ici quelqu’un pour donner un soufflet à cette figure-là !

Haut.

Cependant il faut prendre un parti... il vaut mieux...

Le piano va plus fort.

Mais taisez-vous donc !... Il vaut mieux refuser tout de suite...

Le bruit augmente.

Mais taisez-vous donc ! mais taisez-vous donc ! mais taisez-vous donc !... c’est d’une impolitesse !

ÉMILE, à M. de Sancerre.

Pardon ! monsieur.

TIBURCE.

Bon ! il m’étrangle la parole, et il fait ses excuses là-bas !

DE SANCERRE.

Au fait, on attend ta réponse.

MADAME DE RIEUX.

Sans doute.

ALINE, regardant Émile.

Mon Dieu ! ma sœur, c’est qu’un mari...

MADAME DE RIEUX.

Je ne te comprends pas... De la pitié, des égards, c’est fort bien... mais enfin, on ne prend pas un mari par compassion, et pour l’obliger.

ÉMILE.

Madame a raison.

TIBURCE.

A-t-elle raison ?

À part.

Intrus !

DE SANCERRE.

Un homme qui nous persécute...

TIBURCE.

Qui veut entrer dans une habitation malgré les habitants...

Regardant Émile.

Fi donc !

Appuyant.

fi donc !

ÉMILE.

C’est d’un ridicule !...

MADAME DE RIEUX.

Un soldat fort mal appris, sans grâce...

ÉMILE.

Ah ! ah !

TIBURCE.

Sans esprit.

ÉMILE.

Bah ! de l’esprit... qui est-ce qui en a ?

Il remonte la scène.

TIBURCE.

Comment ! qui est-ce qui...

À M. de Sancerre.

Dites donc, il vous trouve bête.

DE SANCERRE, sans l’écouter.

Décide-toi.

MADAME DE RIEUX.

Un homme qui est amoureux de votre fortune.

TIBURCE.

Un intrigant !

ÉMILE, descendant vivement.

Ah ! morbleu ! cela n’est pas... cela ne saurait être !... Grandjean est un honnête homme, un homme d’honneur !

TIBURCE.

Eh ! mais, l’inconnu s’enflamme.

DE SANCERRE.

Quelle chaleur !

ALINE.

Monsieur...

MADAME DE RIEUX.

Vous le connaissez donc ?

ÉMILE.

Nous servions au même régiment.

MADAME DE RIEUX.

Comment ?

DE SANCERRE, surpris.

Vous avez donc été militaire ?

ALINE et MADAME DE RIEUX.

Militaire !

TIBURCE.

Allons, bon ! voilà autre chose !

ÉMILE.

Un jeune capitaine ! tromper M. de Sancerre, le meilleur des hommes !...

TIBURCE, à part.

Flagorneur, va !...

ÉMILE, continuant.

Outrager une jeune fille qui mérite les hommages de tout ce qui l’entoure !...

ALINE.

Je n’ai pas dit...

ÉMILE, continuant.

Ah ! ce serait d’un lâche, d’un homme sans foi !

Air : De la Prima Donna (Tiens, prends ma main).

Un capitaine de mon âge
Peut manquer d’un nom comme il faut,

Aux dames.

De grâce... c’est votre partage...

À Tiburce.

D’esprit... monsieur, c’est votre lot.
Mais l’honneur, voilà sa noblesse,
Bien qu’on ne peut lui disputer !...
Puisque c’est le seul qu’on lui laisse,
Il faut du moins le respecter !

Avec calme.

Mais, madame, je m’emporte là comme un étourdi... Je n’ai pas été maître d’un mouvement de vivacité pour un frère d’armes, qui me rendrait au besoin le même service... Pardonnez-moi de m’être mêlé à une affaire de famille... je me retire, en réclamant un peu plus de bienveillance pour mon pauvre camarade absent...

On fait un mouvement pour le retenir.

De grâce...

Il salue et sort : ils restent tous stupéfaits.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE RIEUX, MONSIEUR DE SANCERRE, TIBURCE, ALINE

 

DE SANCERRE.

Je reste ébahi ; je suis... Ma foi !... le mot m’échappe.

TIBURCE.

Et cette fois-ci, il y a de quoi. En voilà un... d’original !

ALINE.

Vous trouvez ?

DE SANCERRE.

C’est qu’au fait, quand j’y pense, personne ici ne le connait positivement... Qu’est-ce qu’il est ?

TIBURCE.

Dites-donc qu’est-ce qu’il n’est pas ?

DE SANCERRE.

Médecin !

ALINE.

Peintre !

MADAME DE RIEUX.

Musicien !

TIBURCE.

Avocat !

DE SANCERRE.

Militaire !

TIBURCE.

Je n’ai jamais vu d’individu aussi compliqué... ça tourne au logogriphe.

MADAME DE RIEUX.

Ensuite, ce mystère qui l’entoure a je ne sais quoi de piquant...

ALINE.

N’est-ce pas, ma sœur ?

TIBURCE.

Vous trouvez ça piquant ?... ça ne m’étonne pas... un roman. Pour moi, ce monsieur m’est désagréable au dernier point, et j’ai toute espèce de raisons pour croire que c’est un intrigant.

ALINE, vivement.

Lui, monsieur, lui !... un si honnête jeune homme !... cela ne se peut pas, c’est impossible !... un intrigant !

MADAME DE RIEUX.

Ah ! vous avez une manière de vous exprimer !

TIBURCE.

Mais permettez donc...

ALINE.

Oui, oui, c’est très mal !

TIBURCE.

Mais...

MADAME DE RIEUX.

Très mal !

TIBURCE.

Mais...

DE SANCERRE.

Vous avez tort.

TIBURCE, hors de lui.

Ah ! si je ne peux pas dire un mot...

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE RIEUX, MONSIEUR DE SANCERRE, TIBURCE, ALINE, FROMENTAL

 

FROMENTAL.

Enfin ! me voilà de retour !

TIBURCE, fuyant à l’autre bout.

Ah ! bon ! je croyais que c’était l’autre... Ils me feront mourir !

FROMENTAL.

Je ne sors plus d’ici.

DE SANCERRE.

Eh ! arrivez donc, mon cher Fromental... Parbleu ! je suis fâché que vous soyez retourné à la ville.

FROMENTAL.

Et moi donc pour ce que j’avais à y faire... Me déranger, me faire aller là-bas pour une affaire qui regarde le maire et la gendarmerie !

TOUS.

Quoi donc ?

FROMENTAL.

Eh ! mon Dieu ! une bagatelle... C’est l’ordre qui nous arrive de surveiller et d’arrêter à la frontière une espèce d’aventurier, qui vient exploiter notre département, et chercher des dupes parmi quelques imbéciles.

TIBURCE, comme inspiré.

Oh ! des dupes, des imbéciles !... ça vous regarde.

DE SANCERRE.

Hein !

ALINE.

Eh ! mais, monsieur Tiburce, parlez pour vous.

MADAME DE RIEUX.

Qu’est-ce que vous dites ?

TIBURCE.

Je dis que c’est lui, c’est votre homme !

FROMENTAL.

Quel homme ?

TIBURCE, triomphant.

Eh bien, lui, notre inconnu, qui n’est pas plus peintre, musicien, militaire, avocat, médecin et homme d’esprit que cet honnête M. de Sancerre... c’est votre aventurier !... À moins que ce ne soit un gendarme.

TOUS.

Hein ?

TIBURCE.

C’est un gendarme !

MADAME DE RIEUX.

Taisez-vous donc... Un aventurier !... je crois que j’en ai peur.

ALINE.

Ô ciel !

DE SANCERRE.

Et moi donc ! quand je pense que je lui ai abandonné ma jambe ! et les remèdes qu’il m’a appliqués !...

TIBURCE.

Ah ! bon ! il vous a joliment arrange.

FROMENTAL.

Ah çà ! à qui diable en avez-vous ?... si j’y comprends un mot...

MADAME DE RIEUX.

Silence ! le voici... De grâce, messieurs...

FROMENTAL.

Mais qui donc ?... qui donc ?... un aventurier ? si c’est le mien, je l’arrête.

DE SANCERRE.

Chez moi !

FROMENTAL.

Sans pitié !

Regardant.

Ce jeune homme qui vient vers nous ?... C’est singulier !...

DE SANCERRE.

Il faut le confondre.

TIBURCE.

Il faut l’arrêter.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE RIEUX, MONSIEUR DE SANCERRE, TIBURCE, ALINE, FROMENTAL, ÉMILE

 

FROMENTAL.

Eh ! mais c’est lui !

ÉMILE, courant à Fromental.

Fromental !

FROMENTAL.

Mon cher capitaine !

ÉMILE.

Mon brave colonel !

TIBURCE.

Capitaine !

ÉMILE.

Vous ici !

TIBURCE, stupéfait.

Ah bah ! ah bah !

ALINE.

Vous voyez bien, ils se connaissent... et M. Fromental ne connait que de très honnêtes gens.

MADAME DE RIEUX.

Vous avez des idées d’un ridicule !

DE SANCERRE.

Le fait est que ça n’avait pas le sens commun.

TIBURCE.

Hein ! c’est ça, ils vont tous tomber sur moi !

ÉMILE, à Fromental, en redescendant la scène.

Quel heureux hasard.

Se retournant.

Pardon, mesdames ; je suis si ému !... c’est que lorsqu’on retrouve un ami, un frère d’armes, un brave camarade !...

FROMENTAL.

Je suis vraiment enchanté... Ah çà ! comment se porte votre femme ?

TOUS.

Sa femme !

DE SANCERRE.

Il est marié !

TIBURCE, avec joie.

Marié !

MADAME DE RIEUX.

Marié !

ALINE, avec douleur.

Marié !

TIBURCE.

Bravo ! encore un état !

DE SANCERRE.

Et celui-là est certainement le plus... le mot m’échappe.

FROMENTAL.

Ah çà, mais qu’est-ce donc ? vous avez tous des figures étonnées, un air mystérieux... on dirait que je tombe ici comme un accident.

DE SANCERRE.

Mais un peu...

Mouvement de Fromental.

c’est-à-dire non, pas vous.

ÉMILE, souriant.

C’est moi peut-être qui ai troublé une conversation...

TIBURCE.

Au contraire, vous avez très bien fait.

Regardant Madame de Rieux.

Marié !

FROMENTAL, à Émile.

Mais par quel heureux hasard dans cette maison ?... j’étais si loin de m’attendre...

DE SANCERRE, passant près de Fromental.

Ah ! oui, je vous conterai cela...Une chute, mon cher, une chute indigne... et monsieur s’est trouvé là tout à point pour me retirer de mon fossé.

FROMENTAL.

Ah ! mon Dieu !

DE SANCERRE.

Donnez-moi votre bras ; passons dans la salle à manger.

À Émile.

Venez-vous, mon jeune ami ?

ÉMILE.

Je vous suis.

FROMENTAL.

À bientôt... nous avons à causer.

DE SANCERRE.

Et nous aussi.

Il sort avec Fromental.

ÉMILE, près de Madame de Rieux.

J’ai offert à madame le secours de mes faibles lumières, pour le procès dont on la menace,

Bas à Madame de Rieux.

et je réclame le rendez-vous promis.

MADAME DE RIEUX.

Monsieur...

TIBURCE, se plaçant entre eux.

Hein ? permettez... c’est inutile : voici l’heure où madame, ma belle future, fait de la musique avec moi ici, dans ce salon... et nous allons rester.

MADAME DE RIEUX.

Pardon, je ne ferai pas de musique aujourd’hui. Vous êtes tout-à-fait libre, je me retire.

Elle jette un regard à Émile.

ÉMILE, à part.

Elle viendra.

TIBURCE, regardant Émile.

Voulez-vous mon bras, ma cousine ?

MADAME DE RIEUX.

Merci, je rentre chez moi.

Elle sort par la droite.

ÉMILE, à Tiburce.

Faisons-nous de la musique ?

Tiburce sort avec colère.

 

 

Scène XVI

 

ALINE, ÉMILE

 

ALINE, allant vers la gauche.

Allons, puisqu’on le veut, envoyons ma lettre... Marié !

ÉMILE, la retenant.

Mademoiselle !... vous aussi, vous sortez, vous me laissez seul ?

ALINE.

Pardon, monsieur, cette lettre qu’il faut fermer et faire partir...

ÉMILE.

La faire partir !... Eh quoi ! mademoiselle, vous êtes donc décidée...

ALINE.

À suivre les avis de ma sœur.

ÉMILE.

Ainsi, sa haine pour ce jeune homme qu’elle n’a jamais vu, pour ce jeune homme, dont elle a troublé le bonheur, la vie toute entière, par son orgueil et ses caprices...

Mouvement d’Aline ; il se reprend.

Ah ! mademoiselle, c’est votre sœur, je la respecte assurément, mais je l’ai entendue... là, attaquer M. Grand-Jean dans son honneur.

ALINE.

Oui, et vous l’avez défendu, vous, avec une chaleur... dont je vous sais gré, quoique je ne le connaisse pas.

ÉMILE.

Vous ne le connaissez pas ; et vous allez d’un mot détruire ses plans de bonheur, lui ôter sa dernière espérance... il serait si malheureux !

ALINE.

Oh ! je ne le crois pas.

ÉMILE.

Si fait... et maintenant que je vous ai vue, moi, que j’ai pu comprendre tout ce qu’il y a en vous de grâce, de bonté...

ALINE.

Monsieur...

ÉMILE.

Je sais de quel prix est cette main, objet de son ambition, de ses désirs, et pour moi, je sens que, s’il fallait vous perdre...

ALINE, vivement.

Oh ! vous êtes marié, vous.

ÉMILE.

Sans doute... aussi, c’est pour lui que je parle.

ALINE, le regardant avec émotion.

Eh ! que m’importe ? épouser celui-là ou un autre... oh ! maintenant, cela m’est bien indifférent.

ÉMILE.

Que voulez-vous dire ?... maintenant...

ALINE.

Rien, rien, monsieur... je ne veux pas me marier... jamais.

ÉMILE, souriant.

Jamais ?... c’est bien long... Après tout, si vous n’avez rien à y perdre, si vous n’aimez personne.

ALINE.

Moi !

Elle baisse les yeux timidement.

ÉMILE.

Mais il faut quelquefois songer aux autres... et s’il vous aime, ce pauvre Grand-Jean ?...

ALINE.

Lui ?... non, cela ne se peut pas.

ÉMILE.

Vous resteriez insensible à son amour, sans doute, vous partagez des préventions...

ALINE.

Oh ! non, monsieur, non... Des préventions ; mais pourquoi en aurais-je ?... Bien au contraire, loin de mépriser sa naissance, je suis bien aise pour lui qu’il tienne au nom de son père, qui était un brave homme je l’ai dit souvent à ma sœur. Je le plaignais, quand elle lui répondait avec amertume, quand elle lui fermait ce château avec tant de sévérité... Oh ! il me semblait que je n’aurais pas eu ce courage.

ÉMILE.

Vraiment !

ALINE.

Je lui aurais dit : « Eh bien, oui, venez, qu’on vous voie, qu’on vous juge »

En souriant.

Dame ! pour condamner les gens, il faut bien les entendre.

ÉMILE.

Vous permettez donc qu’il vienne ?

ALINE, vivement.

Je n’ai pas dit cela.

Air d’Yelva.

Se peut-il que si vite on aime ?
Un cœur peut-il changer ainsi ?
Je ne le crois pas, et moi-même,
Si j’étais faible comme lui,
Pour quelqu’un que j’ai pu connaître,
Si j’aimais enfin... je le sens,
Ça viendrait moins vite peut-être ;
Mais ça durerait plus longtemps.
L’amour serait moins prompt peut-être,
Mais il durerait plus longtemps.

ÉMILE.

Mademoiselle !... Alors, j’entends, vous enverrez votre lettre.

ALINE.

Assurément.

ÉMILE.

Et... si cela me contrariait beaucoup ?

ALINE.

Vous ! mais pourquoi ?... On dirait que vous voulez marier tout le monde, parce que vous êtes marié.

ÉMILE.

Marié !... est-ce que cela vous fait de la peine ?

ALINE.

À moi ?... Mon Dieu, si vous êtes heureux, je suis contente... Quant à M. Grand-Jean, c’est ma sœur qu’il a aimée.

ÉMILE.

Je vous jure...

ALINE.

Il l’aime sans doute encore.

ÉMILE.

Eh quoi ! cette pensée...

ALINE.

Je vais mettre l’adresse à ma lettre.

ÉMILE, vivement.

Là ! dans ce cabinet !

ALINE.

Mais non.

ÉMILE.

Ah ! je vous en prie... j’ai tant de choses à vous dire !... Vous les entendrez.

Toujours vivement, à voix basse.

Vous me refusez ?

ALINE, étonnée.

Écouter, c’est mal... très mal... mais c’est égal, si ça vous fait plaisir...

ÉMILE.

Entrez, entrez...

Elle se laisse conduire et entre ; il ferme la porte au moment où Madame de Rieux paraît.

 

 

Scène XVII

 

ÉMILE, MADAME DE RIEUX

 

ÉMILE, à part.

J’étais sûr qu’elle viendrait.

MADAME DE RIEUX, sans paraître le voir.

Où sont donc mes romances ?

ÉMILE, à part.

Oh ! un prétexte.

Elle cherche.

MADAME DE RIEUX, de même.

Je croyais les avoir laissées ici.

ÉMILE, à part.

Elle me voit parfaitement...

S’approchant.

Madame...

MADAME DE RIEUX, comme effrayée.

Ah ! monsieur... je ne vous voyais pas.

ÉMILE.

C’est ce que je me disais, madame...

MADAME DE RIEUX.

Pardon... je cherchais ma musique, et je suis... pressée de rentrer.

ÉMILE.

Et cette consultation, sur ce mariage auquel on veut vous condamner ?...

MADAME DE RIEUX.

Et que vous importe, monsieur ?... Vous êtes bien désintéressé dans la question.

ÉMILE.

Ah ! oui... vous me dites cela, à cause de mon mariage que Fromental vient de vous apprendre.

MADAME DE RIEUX.

Et qui ne nous a causé qu’une surprise de plus... car vous ne nous les avez pas ménagées.

ÉMILE.

Il y aurait de la présomption à croire que la dernière vous ait été moins agréable que les autres.

MADAME DE RIEUX.

Et quand cela serait... qu’y pourriez-vous ?

ÉMILE.

Oh ! c’est qu’alors il serait facile de vous détromper.

MADAME DE RIEUX.

Qu’entends-je !... Mais votre ami... le colonel...

ÉMILE.

S’il avait dit vrai...si j’étais marié... comme il le croit... vous aurais-je dit moi-même, ce matin, que j’étais seul, isolé, malheureux ?

MADAME DE RIEUX.

Mais, en effet... je ne comprends pas... Ah ! parlez, expliquez-moi...

ÉMILE, allant au piano comme pour prendre les romances.

Pardon... c’est un roman bien long pour l’instant ; et je n’oublie pas que vous venez chercher cette musique, et que vous êtes pressée de...

MADAME DE RIEUX.

Non, non, je reste... je suis venue ici...

ÉMILE, élevant la voix et regardant la porte.

Pour moi ?

MADAME DE RIEUX.

J’en ai peur.

ÉMILE.

À la bonne heure, donc... il ne s’agit que de s’entendre.

MADAME DE RIEUX, écoutant.

Eh bien !... monsieur...

ÉMILE.

Eh bien ! madame, cette confidence, qui, après tant de chagrins et d’humiliations, devait être un bonheur pour moi... je n’ose vous la faire, je tremble...

Se décidant.

Mais vous saurez tout... J’aimais, par caprice, une jeune fille que j’avais aperçue à peine... Elle était belle, et d’un rang dont elle était fière... Elle me repoussa, sans vouloir me connaître... me voir même.

Souriant.

Sans vanité, je crois qu’elle avait tort... Elle me repoussa, à cause de ma famille, qu’elle voyait avec dédain... de mon nom, qui blessait son orgueil... Ses mépris irritèrent mon amour ; je jurai qu’elle serait ma femme...

Appuyant.

Je le jurai.

Elle le regarde, il reprend en souriant.

Vous saurez que je suis très entêté... Alors, quittant des études de médecine, que j’avais commencées malgré moi, je voulus me faire avocat... cela mène à tout... et j’espérais lui offrir un titre qui rapprochait les distances et flattait sa vanité... Mais pas du tout, tandis que je cherchais à m’élever, j’appris qu’un autre, plus heureux que moi, parce que son nom sonnait mieux que le mien, un homme sot et vain, devenait l’époux de celle qui n’avait même pas voulu m’admettre en sa présence !... Jugez de mon dépit, de mon désespoir... car je l’aimais... Oui, madame, oui, je l’aimais... j’avais trop rêvé ce mariage, pour ne pas être malheureux de ses mépris, de la perte de toutes mes espérances.

MADAME DE RIEUX, le regardant avec émotion.

Oui, je vous crois... et je vous plains.

ÉMILE.

Vous êtes bien bonne... Aussi, dans ma colère, je quittai brusquement ce monde, où mon amour propre avait tant souffert... je songeai à un état plus aventureux, plus brillant... J’entrai au service, je parvins à me distinguer et à gagner mes épaulettes... C’est une noblesse qui en vaut bien une autre.

MADAME DE RIEUX.

Qui vaut mieux.

ÉMILE.

N’est-ce pas ?... Répétez donc...

MADAME DE RIEUX.

Oui, mieux !

ÉMILE.

Merci... Enfin, j’avais un état, un titre... je pouvais porter plus haut des vœux, qu’on n’aurait pas dédaignés peut-être... quand j’appris qu’elle était veuve.

MADAME DE RIEUX.

Veuve !

ÉMILE.

Mon Dieu, oui, veuve... et alors, je ne puis vous dire quelle espérance rentra dans mon cœur !... c’était de l’orgueil, de la vanité, de l’entêtement...

Gaiement.

Je vous ai dit que j’étais fort entêté... Je pris cela pour de l’amour... D’ailleurs, c’était une conquête à faire, et un moment, j’espérai avoir réussi... On parla pour moi a cette femme, que j’aimais toujours de loin, sans pouvoir me montrer à elle...

MADAME DE RIEUX, l’examinant avec surprise.

Monsieur...

ÉMILE.

Et sur quelques mots que l’on me dit, pour ne pas me décourager, je quittai le service...Mon ambition était satisfaite... J’annonçai à mes amis... (Fromental en était...) que j’allais me marier, que j’épousais cette femme dont je leur avais parlé souvent... et j’accourais mettre à ses pieds la fortune de mon père, dont j’avais hérité, et mon nom, qui n’était plus celui d’un fermier...

MADAME DE RIEUX, baissant les yeux et très émue.

Grand Dieu !...

ÉMILE.

Mais elle était aussi entêtée que moi... son indifférence était devenue de la haine, et mes efforts pour la vaincre avaient élevé entre nous une barrière, que rien ne pouvait renverser... Le château me fut fermé... vous le savez, madame... et vous savez aussi par quelle lettre cruelle, impitoyable, on ne craignit pas de m’humilier, de me faire rougir !... La voilà !... la reconnaissez-vous ?

MADAME DE RIEUX.

Ah ! monsieur !

ÉMILE.

Ah ! j’en serais mort de dépit et de rage, si les arts, que j’avais cultivés, les arts, mes seules amours, ne fussent venus me consoler... En ce moment encore je leur dois des espérances, un bonheur... que vous ne me disputerez pas.

MADAME DE RIEUX, très émue.

Monsieur, je n’ose lever les yeux devant vous... j’ai été coupable, oh ! je le sens... et si vous avez voulu m’éprouver, soyez content.

ÉMILE.

Vous ne méprisez plus mon nom, ma naissance ?... vous ne serez plus inexorable ?

MADAME DE RIEUX, avec tendresse.

Vous me le demandez ?

ÉMILE, regardant la porte du cabinet.

Ainsi, cette jeune fille que j’ai rencontrée dans le monde et dont le nom m’a fait tressaillir, parce qu’il me rappelait le vôtre... cette jeune fille si naïve, si bonne...

MADAME DE RIEUX.

Aline ! ma sœur !

ÉMILE.

Quelques talents en musique m’avaient rapproché d’elle, comme plus tard la peinture me rapprocha de vous... je crus être aimé, et moi, j’aimais !... ce n’était plus du dépit, de l’orgueil blessé... mais un amour vrai, un amour que je n’avais pas encore éprouvé...

Elle le regarde vivement, il baisse les yeux.

J’en conviens... Je la demandai... mais mon ennemie intime se trouvait encore là pour dicter la réponse... c’était une guerre...

MADAME DE RIEUX.

Ah ! monsieur !

ÉMILE.

Non pas à mort pourtant...

MADAME DE RIEUX, confuse.

Quelle vengeance !

ÉMILE.

Vous parlez de vengeance !... Si c’en était une, madame, elle ne devrait pas s’arrêter là... Pour être complète, il faudrait que je fusse payé de tout ce que j’ai souffert...

D’un ton expressif.

il faudrait que j’eusse réussi à me faire aimer... aimer de vous...

MADAME DE RIEUX, avec émotion.

Monsieur... vous croiriez !...

ÉMILE.

Non, madame, non, je n’ai pas la vanité de le croire...

Regardant le cabinet.

Ce que je veux avoir conquis, c’est la bienveillance de l’amitié, rien de plus... j’en attends une preuve.

MADAME DE RIEUX, avec amertume.

Quelle preuve, monsieur ? que voulez-vous dire ?

ÉMILE.

C’est d’approuver d’autres espérances.

MADAME DE RIEUX.

Et moi, monsieur, je serais la fable, la risée de tout le monde ici !

ÉMILE.

Ah ! du dépit... Permettez...

MADAME DE RIEUX.

Non ; je leur dirai à tous...

ÉMILE, souriant.

Que vous m’aviez donné un rendez-vous ?

MADAME DE RIEUX.

Ils ne le croiront pas... Je parlerai à ma sœur...

ÉMILE, montrant le cabinet.

Elle est là.

MADAME DE RIEUX.

Là ! monsieur !

 

 

Scène XVIII

 

ÉMILE, MADAME DE RIEUX, MONSIEUR DE SANCERRE, TIBURCE, FROMENTAL

 

TIBURCE, accourant.

Eh bien eh bien... il est ici... le voilà !

À Madame de Rieux.

Pardon, madame, si je vous dérange... Je sais tout.

MADAME DE RIEUX.

Vous savez...

TIBURCE.

Eh ! parbleu ! il fallait donc recommander à M. de Fromental de ne pas laisser échapper de nom de monsieur... Émile Grand-Jean !

Il rit, Émile lui serre la main, il reprend son sérieux.

DE SANCERRE, entrant avec Fromental.

Laissez donc, cela ne se peut pas... c’est impossible !

FROMENTAL.

Mais quand je vous dis...

MADAME DE RIEUX.

Ciel !

TIBURCE, à Émile.

Puisque M. Fromental nous a révélé votre nom...

ÉMILE, gaiement.

Que je n’ai caché à personne ici... Oui, monsieur, Émile Grand-Jean, fils d’un fermier de M. de Sancerre... Peintre, pour dessiner les traits de Madame de Rieux... musicien, pour donner quelques conseils à Mademoiselle Aline... demi-médecin, comme tant d’autres, pour relever un chasseur malheureux... demi-avocat, pour vous engager à ne pas plaider contre madame, ce qui serait bien maladroit... camarade de garnison de ce cher Fromental ; et enfin, monsieur, votre serviteur, si vous voulez bien le permettre.

TIBURCE, reculant.

Merci !... merci, monsieur, merci.

À part.

Que le diable l’emporte !...

DE SANCERRE.

En vérité je n’en reviens pas !... Ma foi, mon cher, je n’aurais jamais deviné...

TIBURCE.

C’était une mystification pour tout le monde.

Mouvement de Madame de Rieux.

ÉMILE, vivement.

Oui... excepté pour madame.

TIBURCE.

Plaît-il ?

ÉMILE.

Pour madame, qui a bien voulu approuver mon projet, et m’aider à détruire des préventions qu’elle ne partageait plus.

DE SANCERRE.

Bah ! tu en étais toi ?

Madame de Rieux le regarde en s’efforçant de sourire. Aline sort du cabinet, les yeux baissés et la lettre à la main.

TIBURCE.

Ah çà, mais, à ce compte-là, il n’est donc pas marié ?... l’affaire s’explique, et l’émotion de madame m’annonce assez qu’elle donne son consentement...

 

 

Scène XIX

 

ÉMILE, MADAME DE RIEUX, MONSIEUR DE SANCERRE, TIBURCE, FROMENTAL, ALINE

 

ÉMILE, montrant Aline qui n’ose avancer.

À tout ce que fera Mademoiselle Aline, qui tient mon sort entre ses mains... Elle est libre de faire partir sa lettre, qui contient un refus définitif...

Aline, pour toute réponse, déchire la lettre qu’elle tient, et regarde Émile avec émotion.

Ah ! mademoiselle !...

DE SANCERRE.

Voilà qui est clair... Tu l’aimes donc, depuis une heure ?

ALINE.

Oh ! il y a plus longtemps !

MADAME DE RIEUX, à part, cachant son émotion.

J’ai le cœur serré... j’étouffe !

TIBURCE, à Madame de Rieux, poussé par Émile et d’un air confus.

C’est mal... non, c’est mal... vous amuser à me faire enrager !... Oh ! vous avez réussi... je m’en suis donné... j’ai été inconvenant... Vengez-vous donc, vengez-vous cruellement.

MADAME DE RIEUX, tendant la main à Tiburce.

Tenez !

FROMENTAL.

Ah çà !...

À Sancerre.

Comprenez-vous ?

DE SANCERRE.

Je n’en suis pas bien sûr... Mais je ne suis pas mécontent de ma chasse, puisque j’y ai attrapé un gendre... Voilà mes deux filles mariées, et sans que je m’en sois mêlé, c’est une justice à me rendre.

À Tiburce.

Je vous accepte, vous, avec vos sucres de betteraves.

À Émile.

Quant a vous, mon cher, avec tous vos talents, vous serez... le mot m’échappe.

TIBURCE.

Le Maître Jacques de la famille.

CHŒUR FINAL.

Air : Contre-danse du Domino.

De nos débats voici le terme ;
Enfin, ce jour si doux, si beau
Unit à l’enfant de la ferme
La demoiselle du château.

ALINE, au public, en montrant Émile.

Air de Téniers.

Peintre, avocat, musicien, militaire
Et médecin !... Que d’états, de travaux,
Pour ennoblir le nom de son vieux père...
Et mériter surtout quelques bravos !
C’est là le prix, la gloire qu’il envie,
Et qui dépend de vous seuls en ces lieux...
Mais, avec moi songez qu’il se marie,
Et tâchez d’en mettre pour deux.

Reprise du chœur.

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