Vieux ménage (Octave MIRBEAU)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Grand-Guignol, le 29 octobre 1909.
Personnages
LE MARI, soixante-cinq ans, grand, maigre, figure sèche et sanguine dans des favoris grisonnants et durs, la tenue et l’allure d’un ancien magistrat
LA FEMME, soixante ans, infirme, presque paralysée, énorme, les cheveux tout blancs, visage bouffi de graisse maladive
LA FEMME DE CHAMBRE, jeune, jolie, effrontée
Le théâtre représente la terrasse d’une maison de campagne dans les environs de Paris. Sur la terrasse, une table de jardin, des fauteuils d’osier, des fauteuils américains, chaises et pliants.
Au lever du rideau, la femme, conduite et soutenue par sa camériste, descend le perron de la maison et marche, péniblement, en soufflant, en criant, vers la table. Le mari vient derrière qui porte, sur son bras, des couvertures de laine chaude. La femme est tout entière enveloppée d’un manteau. Son visage disparaît sous les plis d’une dentelle blanche. Bien qu’elle soit aidée par la femme de chambre, elle s’appuie, lourdement, à chaque pas qu’elle fait, sur une canne à béquille. De temps en temps, elle s’arrête et se plaint.
C’est le soir, après le dîner, un soir d’été qui tombe, silencieux, calme et très clair, sur le jardin, dont les massifs, sur le ciel pur, sans nuages, s’assombrissent. Les fenêtres du rez-de-chaussée de la maison sont éclairées par une lumière rouge.
Scène première
LA FEMME, LE MARI, LA FEMME DE CHAMBRE
LA FEMME, à la femme de chambre.
Pas si vite... pas si fort... Vous me faites mal... Comme vous êtes brusque, mon Dieu !... Mais faites donc attention...
LA FEMME DE CHAMBRE, la voix brève.
C’est à peine si je touche Madame... On ne sait jamais, comment faire avec Madame...
LA FEMME.
Vous allez... vous allez... Laissez-moi un peu respirer... Et vos mains !... Ah ! vos mains !... Mais qu’est-ce que vous avez donc dans les mains ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Il faut pourtant que je tienne Madame avec quelque chose... Je ne puis pourtant pas laisser tomber Madame...
LA FEMME.
Taisez-vous... Vous avez toujours des raisons... Je vous dis que vous allez trop vite... que vous me serrez le bras... Arrêtez-vous... Oh ! ah !... Laissez-moi respirer... Je n’en puis plus...
Elle souffle et se plaint.
Qu’est-ce que vous dites ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Je ne dis rien, Madame...
LA FEMME.
C’est heureux... Oh ! ce perron... ces marches... c’est atroce...
Elle pousse un cri aigu.
LE MARI.
Quoi ?... Qu’y a-t-il ?...
LA FEMME.
Mes pauvres genoux... mes pauvres genoux !... C’est comme un fer rouge qui me passe dans les genoux...
LE MARI.
Veux-tu que je te soutienne de l’autre côté ?...
LA FEMME.
Non... non... Toi aussi tu es trop brusque... Tu me fais mal chaque fois que tu me touches... Tu as des mains comme des pierres...
LE MARI.
Naturellement... Si tu aimes mieux souffrir... je n’y peux rien...
LA FEMME, d’une voix plus plaintive.
Pourquoi aussi m’obliger à venir, tous les soirs, sur la terrasse ? Tu sais que cela m’est défendu... tu sais que cela ne me vaut rien. L’air humide du soir redouble mes douleurs, et me donne la fièvre... me donne plus de fièvre...
LE MARI.
C’est une idée que tu as... L’air n’a jamais fait de mal à personne... au contraire...
LA FEMME.
Peut-on dire des choses pareilles !...
LE MARI.
Tu as une hygiène déplorable... Tu t’entêtes à rester, toute la journée, étendue dans des pièces closes et surchauffées... C’est cela, parbleu, qui te fait du mal... Et, grosse comme tu es, il n’y a rien de plus malsain. Moi qui suis maigre et qui me porte bien, je mourrais de cette immobilité et de cette chaleur... Mais tu ne veux rien entendre et t’acharnes à ne faire que ce qui te plaît... Je te l’ai dit cent fois... il faut te remuer... marcher... te fatiguer même... De l’exercice, voilà...
LA FEMME.
Mon Dieu !... mon Dieu !... Est-il possible de souffrir comme ça ? Qu’ai-je fait au bon Dieu pour souffrir comme ça ! Me remuer... marcher !... Comme si je le pouvais !... Tu en parles à ton aise...
La femme de chambre aide sa maîtresse à s’asseoir. Celle-ci pousse de petits cris. À la femme de chambre, d’une voix entrecoupée.
Mais qu’est-ce que vous avez donc dans les mains pour me briser le corps ainsi ?... Oh ! oh !... mes pauvres reins... mes pauvres jambes... ma pauvre tête !... Que j’ai chaud !... que j’ai froid !...
La femme de chambre prend les couvertures des mains du mari, en enveloppe les genoux, les jambes de sa maîtresse qui, haletante, les coudes sur la table, se tamponne les lèvres de son mouchoir pour ne pas crier.
C’est affreux... c’est à mourir... Avez-vous bientôt fini ?...
LA FEMME DE CHAMBRE.
Na !... Madame est bien maintenant ?
LA FEMME.
Que j’ai chaud !... Cette terrasse me tuera...
LE MARI.
Mais non... mais non... Je parie que tu ne souffres plus.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Madame n’a plus besoin de moi ?
LA FEMME.
Où avez-vous mis mon flacon de sels ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Sur la table, près de Madame.
LA FEMME.
Donnez-le moi...
La femme de chambre passe le flacon de sels.
Avez-vous donné à manger aux chats ?
LA FEMME DE CHAMBRE.
Oui, Madame.
À part.
Les sales bêtes !...
LA FEMME.
Arrangez mes couvertures... Vous voyez qu’elles glissent... Vous faites toujours les choses à demi.
LA FEMME DE CHAMBRE.
Elles glissent parce que Madame remue...
Elle arrange les couvertures.
LA FEMME.
Doucement... doucement... donc...
LA FEMME DE CHAMBRE.
Je puis me retirer ?
LA FEMME.
Comme vous êtes pressée !... C’est bien... allez... Je vous appellerai... mais ne vous éloignez pas... restez dans le petit salon...
LA FEMME DE CHAMBRE, très brève.
Madame sait que je n’ai pas dîné ?
LA FEMME, amère.
Ah ! oui !... vous n’avez pas dîné... Vous n’avez jamais dîné, quand j’ai besoin de vous... Enfin, allez...
LA FEMME DE CHAMBRE.
Bien, Madame...
Elle sort.
Scène II
LA FEMME, LE MARI
LA FEMME.
Comme elle me traite !... Comme elle me parle !
Silence.
Comme ils me parlent tous !
Nouveau silence.
Pas dîné... Elle n’a pas dîné... Toujours la même chose... Ah ? ne soyez jamais malade...
Silence. Elle essuie son front où la sueur coule.
LE MARI, il s’est assis confortablement dans un fauteuil d’osier, les jambes croisées, la tête vers le ciel.
On est, ma foi, très bien ici...
LA FEMME.
Ah ! tu trouves ?...
LE MARI.
Mais oui... L’air est doux... pas le moindre vent... pas la moindre humidité. Et vois comme le ciel est beau !... Il n’y a rien que j’aime autant que ces calmes soirées, sur la terrasse...
Il se balance.
Mon Dieu ! je ne suis pas plus poétique qu’un autre... mais... je ne sais pas... cette pureté... ce vague... ce silence... tout cela me met dans l’âme une plénitude... une douceur... une émotion... ma foi, oui !... une émotion qui repose et qui berce...
Il accentue son balancement.
LA FEMME.
Tu es heureux, toi !...
LE MARI.
Et toi... je suis sûr que tu te sens très bien, maintenant ?... Parbleu ! c’est évident... Et si tu m’écoutais ?... Était-ce la peine de tant crier, de tant protester ?...
Il allume un cigare.
LA FEMME.
Ah ! tu fumes ?
LE MARI.
Certainement, je fume... cela te gêne ?
LA FEMME.
Voyons... tu le sais bien...
LE MARI.
C’est bon...
Il se dirige, en grognant, vers la porte du jardin.
LA FEMME.
Où vas-tu ?
LE MARI.
Puisque cela te gêne... je vais fumer ailleurs... je vais fumer dans le jardin...
LA FEMME.
Reste ici, je t’en prie... Je n’aime pas être seule, le soir, sur la terrasse...
LE MARI.
Ma chère, tu avoueras que je suis patient... que je fais tout ce que je peux, que je fais l’impossible même, pour te bien soigner, pour respecter tes manies... tes lubies... J’impose à mes habitudes, à mes goûts, à mes besoins, à toute ma manière de vivre, des sacrifices quotidiens... des sacrifices énormes...
LA FEMME.
Ah !
LE MARI.
Énormes, oui... et je le répète, quotidiens... Tu le reconnais toi-même, quand tu es raisonnable... Mais enfin, il y a une limite à tout... Et, véritablement, tu abuses de mon dévouement et de ta position...
LA FEMME.
André... reviens... Je ne t’ai pas vu de toute la journée... Je n’ai vu personne, de toute la journée... Toute la journée, j’ai été seule, seule, comme une pauvre chienne... André !...
LE MARI.
Est-ce de ma faute ?... Tu ne tiens compte de rien, ni de mes tristesses... ni de ma vie gâchée, de mon intérieur détruit, de mes amitiés perdues... Toutes les bonnes volontés autour de toi, tu les décourages et tu te les aliènes... Et tu te plains !... Ça n’est pas juste... Je ne te reproche rien... mais enfin, il faut que je te le dise... tu exagères tes souffrances, et tu les rends insupportables... aux autres...
LA FEMME.
André !...
LE MARI.
Aujourd’hui, tu voudrais m’empêcher de fumer... demain, tu me défendras de me balancer sur ce fauteuil... Et ce sera, tous les jours, quelque chose de nouveau... Si je sors, ce sont des pleurs, des scènes irritantes et pénibles... Si je reste près de toi, ce sont des reproches aigres, ou d’éternelles lamentations... Alors, qu’est-ce que tu veux ?... Tes caprices, tes exigences s’attaquent à mes plus impérieux besoins, comme à mes plaisirs les plus innocents... Dans ta chambre, mon Dieu !... je comprends, à la rigueur, que la fumée du tabac puisse t’incommoder... mais, ici... à l’air... dans le jardin ?... C’est de la persécution...
LA FEMME.
Eh bien, reste... et fume... Ça, de plus ou de moins, mon Dieu !
LE MARI.
Ça, quoi ?... Ça, quoi !... Explique-toi !... Ma parole, on dirait que je te martyrise...
LA FEMME.
André... ne sois pas méchant... Je suis si malade... et je suis si seule, toujours... Ne me parle pas avec cette voix-là... Tu ne peux pas savoir à quel point cela me torture. Je t’en prie, reviens auprès de moi et fume tant que tu voudras...
LE MARI.
Merci... Pour que tu me reproches, pendant huit jours, ce méchant cigare... Oh ! je te connais...
LA FEMME.
Tu n’es pas juste, André... et vraiment, tu devrais avoir un peu pitié de moi...
LE MARI.
J’ai pitié de toi, certainement... mais dans la mesure où je dois avoir pitié d’une malade qui, en somme, n’en est pas une...
LA FEMME.
Mon Dieu !...
LE MARI.
Certainement... Tu es malade, oui... Mais tu te crois beaucoup plus malade que tu ne l’es en réalité... Tu t’habitues à te jouer à toi-même la comédie de la maladie incurable et mortelle... et tu en arrives à exploiter ma tendresse, à faire bon marché de mon existence à moi et de l’existence de tous ceux qui te servent et te soignent... Eh bien, non... À la fin, je proteste...
LA FEMME.
C’est monstrueux ce que tu dis là...
LE MARI, haussant les épaules.
Tout cela, pour quelques petits rhumatismes... Car, enfin, ce ne sont que des rhumatismes... Mais tout le monde en a, aujourd’hui, des rhumatismes... Mais moi, tout le premier, j’en ai des rhumatismes... Est-ce que je me plains ?... Est-ce que je crie ?... Est-ce que je mets la maison sens dessus dessous ?... Cette nuit, encore, je me suis réveillé avec des douleurs aux reins... Eh bien, voilà tout... Je tâche de les dompter par un régime rationnel, par un exercice approprié... Je fais ce qu’il faut... Mais je ne tyrannise pas tout le monde avec ça....
LA FEMME.
Des rhumatismes !... des rhumatismes !... Tu appelles des rhumatismes l’état affreux dans lequel je suis depuis dix ans... Des rhumatismes... cette agonie lente... cet abominable supplice... cette torture continue qui me tenaille la chair et me broie les membres... Ah ! comment oses-tu dire une chose pareille ?... Et comment as-tu le cœur, le triste et horrible courage de la penser, seulement ? ... Enfin qu’est-ce que tu veux ?... Fume... fume... Ce sera plus tôt fini...
LE MARI, il va, vient sur la terrasse, impatient.
Naturellement... Les grands mots... les grandes phrases... le drame – ah ! je l’attendais – au lieu de raisonner et de répondre aux arguments précis que je te donne... Et de tout ainsi... Tiens... c’est comme les lilas... les lys... les rosiers, qui étaient la joie de mon jardin... et que tu as fait arracher... Ils ne fumaient pourtant pas, eux... Non, vraiment, est-ce qu’ils fumaient ?...
LA FEMME.
Mais puisque je ne puis en supporter l’odeur... Puisque la moindre odeur me donne des syncopes...
LE MARI.
Allons donc !...
LA FEMME.
Tu le sais bien... Ce n’est pas une chose que j’invente... Tu l’as vu par toi-même plus de vingt fois...
LE MARI.
Parce que tu te complais dans ton mal... au lieu d’y résister... Parce que tu es pire qu’une enfant, que tu n’as pas la moindre volonté, la moindre énergie... que tu ne veux rien faire... rien faire pour te guérir... Dans ces conditions, ma chère, tu dois comprendre qu’il devient difficile de vivre... qu’il devient impossible de vivre...
LA FEMME.
André... ne me dis pas des paroles injustes et méchantes... je t’en supplie !... Ça n’est pas généreux... Ça n’est pas digne d’un homme comme toi... Il y a des moments où tes yeux m’épouvantent, où tes paroles m’entrent dans le cœur comme des coups de couteau... Et c’est de cela que je meurs, vois-tu, plus que de la mort qui est dans mes veines... Par pitié, André, réfléchis une minute à ce que tu me dis... et tâche qu’il n’y ait plus de haine dans ton regard... Si je souffre, ce n’est pas de ma faute... et il y a tant de choses, autour de moi... tant de choses qui me font du mal... Je suis ennuyeuse... exigeante... fantasque ?... C’est bien possible... il ne faut pas m’en vouloir... Pense à ce que j’étais autrefois... à ce que je suis maintenant... à l’affreuse et pitoyable ruine que je suis maintenant... Tu m’as aimée, rappelle-toi... Nous avons été heureux l’un par l’autre... J’ai eu une bouche avec des baisers... des bras avec des étreintes... un cœur avec toutes les tendresses, avec toutes les ivresses de l’amour... Il ne se peut pas que tu l’aies oublié... Et je n’ai plus rien aujourd’hui... Tout le monde m’abandonne... jusques à mes enfants !... On me laisse mourir comme une bête...
Elle pleure.
comme une bête !... André... André...
Elle pleure plus fort.
Reviens près de moi... et fume, je t’en prie. Je tâcherai de n’être pas incommodée...
LE MARI, il paraît gêné.
Ah ! les larmes, maintenant ! Après les reproches, les larmes... On ne peut pas être tranquille un instant...
Il fait un geste plus violent.
Ça n’est pas une vie... ça n’est pas une vie...
LA FEMME.
Tu n’en as plus pour longtemps, va !... De jour en jour, de minute en minute, je sens la mort qui vient plus près de moi... Tu seras bientôt délivré...
LE MARI.
Allons... bon !... Voilà la mort... toujours la mort... On ne peut rien faire... on ne peut rien dire, sans qu’on vous jette tout de suite à la figure... quoi ?... La mort !... Ah ! non... ça n’est pas une vie...
LA FEMME.
Eh bien... reviens t’asseoir dans ce fauteuil... près de moi... Je ne te dirai plus rien de tout cela... Je ne t’ennuierai plus jamais... de mes plaintes... je te le promets...
Sur un mouvement du mari.
Puisque je te le promets... Allons... viens... Tu as raison, mon ami... mes souffrances ne regardent personne... ne regardent que moi...
LE MARI.
Je n’ai pas dit ça... À t’entendre on dirait que je me désintéresse de ta maladie... J’en souffre beaucoup, au contraire...
LA FEMME, continuant.
Jamais plus te ne t’en parlerai... Je ne sais pas où j’avais la tête et ce qui m’a pris, tout à l’heure, de t’en parler... C’est absurde... Et cela me fait du mal à moi-même...
LE MARI.
Ah !... tu vois bien...
LA FEMME.
Et puis, je voudrais te dire...
Le mari fait un mouvement brusque et prend une expression de méfiance.
Non... non... ne crains rien... c’est fini... Il ne s’agit pas de moi... de mon état... il s’agit de toi... et de choses agréables à quoi j’ai pensé tantôt, toute seule, dans ma chambre... Je voudrais que nous causions en bons amis.
LE MARI.
Enfin... te voilà devenue un peu plus raisonnable... Si j’ai eu des paroles brusques, un peu sévères... tu dois comprendre que c’était uniquement dans ton intérêt...
LA FEMME.
Certainement...
LE MARI.
Tu le laisses aller, sans raison, à un découragement que rien ne justifie... Et c’est très mauvais... Tu as besoin d’être remontée de temps à autre... Qui te remonterait, sinon moi ?
LA FEMME, d’une voix légèrement amère.
Mais oui... mais oui... Et je te remercie...
Il revient.
Approche ce fauteuil plus près de moi... encore plus près... comme ça, oui... Je te verrai mieux, maintenant... Oh ! je suis contente... Et ton cigare qui est éteint... Allons, rallume-le, grand bébé...
LE MARI.
Enfin... Puisque tu le veux...
Le mari rallume son cigare, s’assoit dans le fauteuil, et, bien calé des coudes, des reins, des épaules, les jambes allongées, la tête confortablement renversée sur le dossier, il souffle de lents, de longs, de gros jets de fumée, qu’une petite brise pousse vers le visage de la femme. Un silence.
LA FEMME, qui toussote, mais n’ose faire un geste. Résignée.
André ?
LE MARI.
Je t’écoute.
LA FEMME, embarrassée.
Promets-moi de ne pas te fâcher ?
LE MARI.
Qu’y a-t-il encore ?... Ce n’est donc pas des choses agréables que tu as à me dire ?
LA FEMME.
Si... si... je t’assure... Mais tu vas te fâcher ?
LE MARI.
Parle toujours... Nous verrons ensuite.
LA FEMME.
Eh bien...
Un temps.
notre jolie voisine...
Un temps.
Cette dame si élégante qui met en rumeur tout le pays... tu sais ce que je veux dire ?...
LE MARI.
Oui... Et puis ?
LA FEMME.
Je me suis informée, aujourd’hui...
LE MARI.
Ah !... des potins, maintenant.
LA FEMME.
Mais non...
LE MARI.
Tu es malade... tu ne quittes pas la maison... tu te plains de ne voir personne... et tu trouves, tout de même, le moyen de savoir tout ce qui se passe ici...
LA FEMME.
Il est très naturel, vraiment, que je désire savoir qui sont les gens qui habitent auprès de nous... Et je ne vois pas que ce soient là des potins...
LE MARI.
Eh bien ?
LA FEMME.
Eh bien... je sais qui est... cette belle personne...
LE MARI, indifférent.
Ah !...
LA FEMME.
C’est une femme divorcée...
LE MARI.
Ça ne m’étonne pas...
LA FEMME.
On prétend qu’elle a eu pas mal d’histoires...
LE MARI.
Elle en a bien l’air...
LA FEMME.
Elle s’appelle... Madame Bardin... ou Fardin... ou Cardin... je ne sais pas au juste... Son mari était quelque chose... dans l’armée...
LE MARI.
Que veux-tu que cela me fasse ?
LA FEMME.
On l’a vue, cet après-midi... qui passait à cheval, devant la grille... Elle est tout ce qu’il y a de plus gracieux...
LE MARI, ironique.
Oh ! alors !...
LA FEMME.
Quand elle est arrivée ici... il paraît qu’elle avait trente-quatre malles.
LE MARI.
Fichtre !
LA FEMME.
Pourquoi dis-tu « fichtre ! » sur ce ton-là ?... Avec ça qu’elle ne te plaît pas...
LE MARI.
Moi, grand Dieu ?... Ah ! par exemple !... Je m’occupe bien de cette dame... de son cheval... et de ses malles... de ses trente-quatre malles...
LA FEMME.
Pourquoi te cacher de moi ?... Voyons... tu sais que je ne suis pas jalouse...
LE MARI.
Mais c’est fou... Tu perds la tête, en vérité... Il ne s’agit pas que tu sois jalouse ou non... Cette dame... je l’ai rencontrée... comme tout le monde, sur là route... Et elle m’a si peu intéressé que... maintenant... je ne saurais dire si elle est blonde ou brune... grasse ou maigre... laide ou jolie...
LA FEMME.
Jolie... oui... très... très jolie... et délicieusement blonde...
LE MARI.
Eh bien... tant mieux pour elle...
Un silence.
LA FEMME, après un moment de réflexion.
Écoute, André... Ce n’est pas gai ici... je m’en rends compte... Je comprends parfaitement toute la tristesse de ta vie,... et j’en souffre autant que de l’irréparable douleur de la mienne... Une malade... telle que je suis... ça éloigne les gens, comme un crime... Les amis ont vite fait d’oublier le chemin d’une maison où il y a toujours quelqu’un qui pleure... Tant qu’on peut leur offrir de la joie... du plaisir... ou de la vanité... on en a plus qu’on ne voudrait... Mais dès que le malheur a franchi le seuil de la maison... elle est vite abandonnée... Toi aussi tu es très seul, à cause de moi... Et ce n’est pas juste... Pense que personne n’est venu nous voir, cet été... Pense que nos enfants eux-mêmes trouvent sans cesse à leur absence des excuses et des prétextes, dont l’invraisemblance ingénue ne me trompe pas... ni toi, non plus, j’imagine...
LE MARI.
Dame !... Après tout... Ils n’aiment pas la tristesse... ils sont jeunes...
LA FEMME.
Et sans cœur... Mais je ne veux pas les juger... Du reste, comprends-moi bien... En ce moment... je ne parle pas pour moi, qui ne suis plus guère de ce monde... mais pour toi, si plein de vie et d’activité... qui as gardé toute la force... toutes les ardeurs de la jeunesse... à qui il faut du mouvement... de la distraction... des plaisirs violents... Je sens tout ce que notre situation a pour toi d’anormal et de pénible...
Le mari fait un geste de résignation vague.
Eh bien, pourquoi ne la recevrions-nous pas notre jolie voisine ? Elle apporterait ici un peu de gaieté, un peu de charme... un sourire... je ne sais pas, moi... un petit froufrou... un petit bruit de chiffon... un petit parfum de vie...
Sur un mouvement du mari.
Je sais qu’elle ne demande pas mieux...
LE MARI.
Comment le sais-tu ?
LA FEMME, après hésitation.
Elle est venue tantôt déposer sa carte.
LE MARI.
Sa carte ?... Elle a déposé sa carte, chez nous ?... Alors, qu’est-ce que tu me chantes ?... Tu connais son nom... Est-ce Bardin... Fardin... Cardin ?...
LA FEMME.
Bardin... Geneviève Bardin...
LE MARI.
Eh bien ! elle ne manque pas de toupet, Madame Geneviève Bardin...
LA FEMME.
Une voisine... Elle est polie, voilà tout...
LE MARI.
C’est du propre... Une femme divorcée !...
LA FEMME, avec un petit ton mystérieux.
Une femme divorcée... c’est moins difficile...
LE MARI.
Je ne comprends rien à ce que tu veux dire...
LA FEMME.
Et puis... malgré son extérieur élégant, elle ne doit pas être riche...
LE MARI.
En voilà assez... Je ne veux pas recevoir ici, chez moi, dans ma maison, une femme sans mari, dont la position sociale est au moins équivoque... une intrigante... une déclassée, enfin... et peut-être une prostituée... Est-ce clair ?...
LA FEMME.
André !...
LE MARI.
Comme ancien magistrat... comme catholique... comme conseiller général de l’opposition, j’ai des principes avec lesquels je ne veux pas... je ne peux pas transiger... Et je m’étonne que tu les méconnaisses à ce point... Mais c’est incroyable... Je tombe des nues... Il faut que tu sois devenue folle...
LA FEMME.
Tu es bien sévère, aujourd’hui... Et je ne sens aucune sincérité dans ton indignation... Voyons, André... ne joue donc pas ce jeu avec moi... Elle te plaît... tu en as envie...
Le mari proteste par gestes.
Tes désirs ?... Ah ! je les connais, va ! Et je les vois... je les ai vus, tout à l’heure, à tes yeux, à tes lèvres ; je les ai entendus dans le son de ta voix... Tu as beau faire l’indifférent... ou le dégoûté... ou le moraliste rigide... rien ne m’échappe de tes sentiments cachés... Je sais quand tu es en amour...
LE MARI, ricanant.
Charmant !...
LA FEMME.
Eh bien, j’aimerais mieux ça... Oui, oui... j’aimerais mieux ça...
LE MARI, plus brutal.
Tu aimerais mieux... quoi ?
LA FEMME.
J’aimerais mieux ça...
LE MARI.
Mais quoi ?... quoi ?... quoi ?...
LA FEMME.
Ne fais donc pas l’homme qui ne comprend point... je sais ce que je sais... je vois ce que je vois... Et quand elle serait déjà ta maîtresse, cela ne m’étonnerait pas...
Sur un mouvement du mari.
Et puisque je te le permets... puisque je te le demande... puisque j’en serais heureuse ?... Es-tu content de m’avoir forcée à te crier tout haut ce que j’aurais voulu seulement chuchoter... Ah !... quel homme !... Et pourquoi trouves-tu tant de plaisir à m’humilier... à me torturer ?... Mais ne me pousse pas à bout avec tes cruautés... ne m’oblige pas à te dire, enfin, tout ce que j’ai sur le cœur... Et j’en ai gros sur le cœur... ça, je te le jure...
LE MARI, il lève les yeux au ciel.
Mais c’est confondant... c’est de la folie... Je crois rêver, ma parole !... Tu as donc perdu toute moralité... toute pudeur ?...
LA FEMME.
La moralité... la pudeur... la vertu... voilà d’étranges paroles dans ta bouche... Invoque-les devant les autres, si tu veux... Mais entre nous ?... Ah ! non... tu devrais t’éviter ce ridicule de les prononcer... Il y a longtemps que tes sales vices les ont abolies en moi... et que tu as refait mon âme à l’image de la tienne...
LE MARI.
C’est trop de honte...
Il veut se lever.
LA FEMME.
Reste... Puisque nous sommes dans la honte, il faut que tu en entendes plus encore... Et ne te fâche pas... c’est tout à fait inutile... Je ne te demande pas l’impossible, mon Dieu !... Je sais bien que je ne suis plus une femme, que je ne puis plus être une femme pour toi... Je ne suis pas jalouse, non plus... Comment le serais-je ?... Avec ta nature de vieux passionné, j’admets... j’accepte que tu cherches, en dehors de mon lit, des plaisirs que je ne peux plus te donner... Tu vois que je suis raisonnable... que je fais la part de tout... de mes déchéances... et de tes besoins... Mais, prends garde... Tu as des ennemis, d’autant plus redoutables qu’ils masquent leur haine d’un respect hypocrite et d’une fausse soumission. On te craint, soit... Mais on te déteste plus qu’on te craint... On te déteste parce que tu es dur au monde, despotique et tracassier, implacable dans ce que tu appelles tes droits de propriétaire... Et le jour où l’on ne te craindra plus ?... Et s’il t’arrivait... demain... un malheur ?... Y as-tu songé ?... L’on jase, déjà, autour de nous...
LE MARI.
Ah ! je voudrais bien savoir qui se permet, ici, de jaser sur mon compte.
LA FEMME.
Et puis après ?... Que ferais-tu ?...
Un silence. Ils se regardent avec fixité.
Tu vois que tu n’es pas si tranquille...
LE MARI, bravant toujours, mais d’une voix moins assurée.
Oh !...
LA FEMME.
Viens ici...
Il se lève. Elle lui prend le bras.
...André !
Plus bas.
...André... Cette gamine de pêcheur que l’on voit rôder à tous les carrefours... mendier à toutes les portes... traîner à toutes les ordures du ruisseau, comme une chienne sans maître... oui, cette petite horreur, avec sa bouche impudente... ses yeux de voleuse... son corps de bête... ose prétendre que ce n’est pas vrai ? Mais ça n’est qu’un cri dans le pays...
LE MARI.
Parbleu !... mes ennemis politiques... Ils ne savent quoi inventer pour tenter de me déshonorer...
LA FEMME.
Ce ne sont pas tes ennemis... C’est elle-même qui le raconte, partout, à tout le monde... et qui s’en vante...
LE MARI.
Elle ment... On la paie pour mentir.
LA FEMME.
On t’a vu...
LE MARI.
Où ?...
LA FEMME.
Ici même... dans le kiosque du jardin... plus de dix fois...
LE MARI.
Qui m’a vu ?...
LA FEMME.
Et qu’importe ?...
LE MARI.
Toi, sans doute ?... Toi qui ne quittes jamais ta chambre ?...
LA FEMME.
Les malades savent tout, André... Et ce qu’ils ne savent pas, ils le devinent. Et puis, je te connais, va !... J’ai respiré ton âme... l’effrayante odeur de ton âme... Tes regards... ta voix... tes aveux... tes manies... l’exaltation de tes vices... Rappelle-toi... tout cela me revient aujourd’hui et j’ai peur ! Et chaque fois que j’entends sonner à la grille... c’est plus fort que moi... mon cœur ne fait qu’un bond dans ma poitrine... Il me semble que ce sont les gendarmes... Je vis dans l’angoisse... dans la terreur de ce qui peut arriver... Comme si je n’avais pas assez de malheurs sur moi, mon Dieu !...
Elle essuie quelques larmes.
Mais proteste... dis donc quelque chose... Tu es là maintenant... comme une borne...
LE MARI.
Que veux-tu que je dise ? Contre quoi veux-tu que je proteste ?... Contre toutes ces folies ?... Ah ! ma foi non...
LA FEMME.
Tu as raison... ne dis rien... tu mentirais...
LE MARI.
Si tu veux...
Un silence. Le mari s’éloigne un peu de sa femme et se met à marcher sur la terrasse avec agitation.
C’est charmant... c’est charmant... Une femme faire cause commune avec les ennemis de son mari... Non, vraiment, il ne me manquait plus que cela... Maintenant, c’est complet...
LA FEMME.
Ne me parle pas de tes ennemis... Parle-moi plutôt de mes bonnes...
LE MARI, s’arrêtant brusquement et regardant sa femme avec une expression ignoble.
De !
LA FEMME.
De mes bonnes... j’ai bien dit... de mes bonnes... Est-ce clair ?... Car enfin, il paraît que les petites mendiantes mineures ne suffisent pas aux soixante-cinq ans de Monsieur... Il leur faut aussi mes bonnes...
LE MARI.
Oh ! mais... c’est agaçant, à la fin... c’est scandaleux... c’est abominable !... Et quoi encore ?...
Il se remet à marcher avec fureur, passant et repassant devant sa femme.
LA FEMME.
Oui, mes bonnes...
S’interrompant.
Je t’en prie, ne marche pas comme ça... assieds-toi... tu me fais mal au cœur, à marcher de la sorte...
Le mari revient s’asseoir dans le fauteuil. Il donne des signes d’irritation violente... déplace les fauteuils, frappe sur la table, affecte de ne pas écouter.
Tu t’imagines que je ne vois rien... que je ne sais rien ?... Parbleu !... on n’a pas besoin de se gêner avec une malade... Eh bien, tu te trompes... Je vois tout... et je sais tout... D’abord... ça n’est pas digne... Mais la dignité et toi... passons... Ensuite, elles ne me soignent pas... Quand j’ai besoin d’elles, elles font tout de travers... ou elles ne sont jamais là... Elles se moquent de moi... carrément, effrontément... Et si tu savais comme elles me parlent, comme elles me bousculent ?... Rien que de l’insulte dans leurs regards... de la brutalité dans leurs gestes... C’est à mourir de honte !... Et c’est juste aussi... Je ne suis rien pour elles... qu’un trouble-fête... Elles peuvent me désobéir impunément... me maltraiter... me laisser crever... Elles se sentent protégées... Elles sont les véritables maîtresses dans la maison... Cette Rosalie, tout à l’heure... qui n’avait pas dîné ?... Heu !... Est-ce croyable ?... Et tu n’as rien dit... et tu as trouvé cela très bien... et tu tolères qu’elle me parle comme à un pauvre ?... Qu’est-ce que cela me fait, à moi, qu’elle n’ait pas dîné... quand je souffre... et que j’ai besoin d’elle ?... Non, je t’assure que ça n’est pas tenable, et tu devrais avoir tout de même plus de dignité dans tes passions...
Le mari n’a pas cessé de tambouriner sur la table avec ses doigts. On sent qu’il voudrait parler, répondre, mais il fait de violents efforts pour se taire.
Allons, comprends une bonne fois ce que je te demande... Je ne t’adresse pas de reproches... je ne t’en veux pas... Ça n’est pas de ta faute... Tu as une nature comme ça... Mais, qu’est-ce que cela te ferait de me laisser mes bonnes ? Il y a d’autres femmes que les bonnes et que les souillons de la rue...
Plus lentement, sans aigreur.
Cette jeune femme... notre voisine... elle est vraiment très jolie... Enfin, elle vaut mieux... elle est plus flatteuse pour un homme qu’une domestique... est-ce vrai ? Avec cela, elle doit être très amoureuse... très passionnée... Et puisqu’elle te plaît... puisque j’accepte que tu la reçoives... puisque je t’en prie... puisque cela serait pour moi un repos... un soulagement... du bonheur, presque !... Tu ne peux pas me refuser cela... Et puis... elle me tiendrait société quelquefois... Voyons, il n’y a tien de déshonorant dans ce que je te propose... Nous connaissons beaucoup de ménages... et des plus respectés... qui vivent de la sorte... Ce qui est mal, c’est de faire ces choses-là... à l’insu l’un de l’autre... Eh bien, fais-les franchement... sans te cacher de moi...
LE MARI.
Tu avoueras que j’ai eu de la patience... Je t’ai laissée parler... débiter tes infamies sans t’interrompre... Mais cette patience a des limites... Elle est à bout, maintenant... ma patience...
LA FEMME.
Ta patience ? Ah ! oui, ta patience... parlons-en... Quand je me portais bien, tu ne prenais pas des airs hautains avec moi... Tu étais soumis... et tu marchais droit... tu étais un tout petit garçon... C’est depuis que je suis malade... depuis que je ne peux plus bouger de ma chaise longue... que tu oses me parler comme tu le fais, en ce moment... Ah ! cela est brave... De la brutalité... des moqueries... des reproches ignobles... des doutes odieux... de la colère... voilà tout ce que j’ai eu de toi... sans compter le tourment... l’affreux tourment que me donnent tes désirs crapuleux... et toutes les saletés de ta vie...
Le mari fait un geste violent. Énergiquement.
Oui, toutes les saletés de ta vie... homme vertueux !... Eh bien ! soit... Je ne te demande pas de la tendresse... de la consolation... de la pitié... le respect de ma souffrance... Non... de tels sentiments ne sauraient pénétrer un cœur dur comme le tien... Mais, je veux mes bonnes... je veux mes bonnes...
Avec une énergie croissante.
Je veux que tu me laisses mes bonnes... Elles ne sont pas à toi... Je ne les ai point pour que tu les écartes de leur devoir, pour que tu les débauches... pour que tu leur apprennes à me mépriser... à me détester... à m’abandonner. Je les ai pour moi... entends-tu... pour qu’elles soient toujours avec moi... pour qu’elles me servent... pour qu’elles me soignent... Moi aussi, à la fin, j’en ai assez... Et tu es un misérable... un misérable !... Va faire tes cochonneries ailleurs !
LE MARI, très sec, très dur.
C’est bien...
Il se lève.
C’est entendu...
Il fait quelques pas sur la terrasse, s’arrête un instant à peine.
Bonsoir !...
LA FEMME, elle le regarde s’éloigner. Tout à coup elle s’amollit et pleure, épuisée par le grand effort qu’elle a fait.
J’ai eu tort de m’emporter Je te demande pardon, André... mais, je suis si malheureuse !... Quand on souffre trop, vois-tu... on ne sait plus toujours ce que l’on dit... Il ne faut pas faire plus d’attention aux colères des malades... qu’à celles des petits enfants...
Le mari se dirige lentement vers le jardin sans répondre.
André... où vas-tu ? André... ne t’en va pas !... Ne me laisse pas toute seule ici... Je t’en supplie !...
Il disparaît dans le jardin. Silence.
André !... André !...
Elle écoute.
Il est parti... Il ne va pas revenir... Mais non... C’est impossible...
Elle regarde de tous les côtés.
Je suis toute seule... André !... André !... Je ne veux pas rester toute seule, le soir, sur cette terrasse... Je veux rentrer...
Elle essaie de se lever, de se redresser, mais la souffrance lui arrache des cris.
Mon Dieu ! mon Dieu !... Je veux rentrer... je veux rentrer...
Et tout à coup, prise d’épouvante, elle crie.
Rosalie !... Où êtes-vous !... Rosalie !... Rosalie !... André ! ... Ils ne viendront pas... Ils vont me laisser là !...
Un silence. Ses yeux hagards vont du jardin par où s’en est allé son mari, à la maison dont les fenêtres rougeoient davantage.) Rosalie !...
Un affreux silence succède à ce cri.
Rosalie !...
Même silence. Sanglotant, elle allonge ses bras sur la table, mais ses bras retombent, et sa tête s’incline sur son épaule, pend en dehors des coussins, sur le rebord de la chaise longue. D’une voix chétive et tremblante.
Pourquoi... pourquoi ne suis-je pas morte ?...