Une Promenade à Vaucluse (Jean-François BAYARD)
Vaudeville en un acte.
Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 12 juillet 1821.
Personnages
ALPHONSE, Comte de Provence
BLANCHE, Comtesse de Toulouse, promise à Alphonse
LE SÉNÉCHAL de la Comtesse
LORRIS, Page du Comte
LE BAILLI de Vaucluse, personnage d’un sentimental ridicule
LAURETTE, jeune Villageoise de Vaucluse, maligne et rusée
VILLAGEOIS
SUITE DU COMTE
SUITE DE LA COMTESSE
La Scène est à Vaucluse.
Le Théâtre représente, de chaque côté, quelques maisons d’un joli hameau : devant celle de Laurette est un banc de gazon, ombragé par de beaux arbres et par un saule pleureur. Dans le fond, une colline et la fontaine de Vaucluse.
Scène première
LE BAILLI, LAURETTE, LES VILLAGEOIS
LE BAILLI[1].
Oui, mes enfants, le Comte de Provence arrive aujourd’hui dans ces lieux.
Avec importance.
J’apprends que Monseigneur va au-devant de son auguste fiancée, la Comtesse de Toulouse, et doit, sur son passage, visiter ce vallon délicieux, où Pétrarque et Laure... Ah ! dieux !
Il s’attendrit.
heureux vallon ! tu vas de nouveau posséder deux illustres amants ! plus heureux encore le Bailli sensible,
Il regarde Laurette.
ah ! oui, trop sensible, qui doit les complimenter.
Air : Que n’avons-nous la verve heureuse. (Amour et Mystère.)
Modeste au sein de la fortune,
Monseigneur, ce soir, au hameau,
Fuyant une pompe importune,
Doit arriver incognito.
LAURETTE.
Ah ! que de gens, malgré leur importance,
Pourraient encor bien mieux, dit-on,
Incognito voyager dans la France,
Sans pour cela changer de nom.
LE BAILLI, aux Villageois.
Je prépare à Monseigneur une petite fête improvisée, à laquelle je rêve depuis trois jours ; je vous en ferai part en temps et lieu. Allez.
Les Villageois sortent.
CHŒUR.
Air : À chanter, à danser. Que chacun s’apprête. (Le Château et la Chaumière.)
Pour fêter c’t’heureux jour,
Préparons d’avance
Tout c’qu’inspire tour-à-tour
La r’connaissance
Et l’amour.
Scène II
LE BAILLI, LAURETTE
LE BAILLI, retenant Laurette qui veut sortir.
Laurette, j’ai un secret à vous dire.
LAURETTE.
À moi, monsieur le Bailli ?
LE BAILLI, à part.
Diable ! par où commencer ?
Haut.
Laurette, comment me trouvez-vous sous cet habit ?
LAURETTE.
Mais...
À part.
Allons, voilà ses folies qui vont recommencer.
LE BAILLI.
Vois, j’ai quitté pour toi mon costume de Bailli ; cette couleur sombre et triste effarouche les amours ; j’en ai pris un plus galant.
LAURETTE.
Eh bien ?
LE BAILLI, à part.
Elle ne m’entend pas encore.
Haut.
Laurette, tu as un cœur ?
LAURETTE.
Belle demande !
LE BAILLI.
Tu as un cœur, c’est certain, tu as un cœur... Ah ! si j’étais Pétrarque.
À part.
C’est embarrassant.
Haut.
Je t’ai choisie pour être présentée à monsieur le Comte.
À part.
Ma foi ! ça doit s’entendre.
LAURETTE.
Monsieur le Bailli, je vous en remercie.
LE BAILLI, à part.
Elle m’a compris ; décidément je n’y tiens plus.
Air : Vaudeville des deux Edmond.
Premier couplet.
En ce beau jour, ma jeune amie,
Que ta mine est fraîche et jolie !
Que tes regards sont séduisants !...
LAURETTE.
Je vous comprends. (bis.)
LE BAILLI.
Ah ! quand je te vois, je vois Laure ;
Pétrarque en moi respire encore...
Et je brûle pour tes appas...
LAURETTE.
Je ne vous comprends pas. (bis.)
Deuxième couplet.
LE BAILLI.
Mais bientôt l’hymen qui t’appelle,
Va t’offrir un mari fidèle,
Dans le plus tendre des amants.
LAURETTE.
Je vous comprends. (bis.)
LE BAILLI, au comble de l’amour.
Le vois-tu cet amant, ma chère,
Ivre du bonheur qu’il espère,
Déjà te presser dans ses bras...
Il passe son bras autour de Laurette.
LAURETTE, le repoussant.
Je ne vous comprends pas. (bis.)
LE BAILLI.
C’en est fait. Écho sentimental de Vaucluse, réjouis-toi ; Laure et Pétrarque vivent encore... Ma Laurette, dès ce moment, je vais graver nos chiffres sur tous les arbres que je rencontrerai ; c’est sous leur frais ombrage que les jours, les heures... Ah ! diable ! à propos d’heure, le devoir m’appelle ; adieu ; le sentiment, la nature... tu m’entends, tu me comprends.
À part, en sortant.
Elle m’adore ou je ne m’y connais pas.
Il sort.
Scène III
LAURETTE, seule
Tu m’entends, tu me comprends : le vieux fou ! à son âge ! je suis sûre qu’il se dit : est-elle innocente ! est-elle simple, cette petite Laurette ! Simple ! allez, monsieur le Bailli, quand vous voudrez plaire, ressemblez à Lorris, le page de Monseigneur. Il n’en dit pas tant, lui, mais... Ce vieux Bailli, avec son amour... et puis ma mère, avec ses sermons... des sermons, ah !...
Elle s’assied sur le banc de gazon, et se met à filer.
Air de Doche.
Il faut, nous dit-on, respecter
L’expérience d’une mère,
Et toujours, sans lui résister,
Devant elle je sais me taire.
Dans le village, dieu merci !
On connait mon obéissance...
Mais, hélas ! quand pourrai-je aussi
Avoir un peu d’expérience !
Il y a huit jours que je ne l’ai vu. Ma mère est au château ; il aurait bien dû le deviner. S’il était là...
Elle soupire.
Filons en l’attendant.
Scène IV
LA COMTESSE, LE SÉNÉCHAL arrivent sur la scène en descendant du coteau que l’on aperçoit dans le fond, LAURETTE, file dans le bosquet et d’abord n’aperçoit pas la Comtesse
LE SÉNÉCHAL
Ouf ! je n’en puis plus, et si Votre Altesse veut le permettre, nous nous reposerons un instant.
LA COMTESSE.
En vérité, Sénéchal, vous êtes un bien mauvais marcheur ! déjà fatigué ! au milieu de la promenade la plus délicieuse, et de ce vallon charmant de Vaucluse, où tout semble parler encore des deux amants qui naguère l’ont rendu célèbre !
LE SÉNÉCHAL.
Que Votre Altesse songe que nous n’avons pas encore déjeuné, et depuis deux heures qu’elle a quitté sa suite pour parcourir ce vallon, nous serions arrivés déjà au château voisin, où doit se célébrer incessamment votre hymen avec le comte de Provence, et où, sans doute, nous attend un repas splendide.
LA COMTESSE.
Eh bien ! pour terminer gaîment notre promenade, je veux faire ici un déjeuner champêtre. Entrons dans cette chaumière.
LE SÉNÉCHAL.
Dans cette chaumière ! qu’y trouvera-t-on ? nous y mourrons de faim. De grâce, pensez à votre rang ! qui reconnaîtrait sous ce costume l’héritière du comte de Toulouse ? et moi-même, qui me prendrait ainsi déguisé pour le Sénéchal de Votre Altesse.
LA COMTESSE.
Mon dieu ! Sénéchal.
Air : Vent brûlant d’Arabie.
Pourquoi cet étalage,
Ce faste, ces apprêts ?
Un grand doit au village
Briller par ses bienfaits.
L’habit n’est rien.
LE SÉNÉCHAL.
De grâce !...
Pour vous c’est fort bien dit :
Mais que de gens en place
Ont besoin de l’habit !
LA COMTESSE, apercevant Laurette.
Voici justement une jeune fille ; elle aura peut-être des fruits et du laitage ; que nous faut-il de plus ?
LE SÉNÉCHAL, à part.
Quel déjeuner pour un Sénéchal !
Laurette, cachée jusqu’alors par le bosquet, aperçoit la Comtesse et le Sénéchal, et veut se retirer.
LA COMTESSE.
Ne craignez rien, mon enfant ; vous voyez deux personnes un peu fatiguées d’une charmante promenade qu’elles viennent de faire dans ces environs, et qui...
LE SÉNÉCHAL.
Et qui meurent de faim.
LA COMTESSE.
N’avez-vous rien à nous offrir ?
LAURETTE.
Oh ! pardon, Madame.
Air nouveau de Doche.
Pour vous servir,
Nous avons un bois solitaire,
Je l’ombrage, de la fougère,
Des fruits et des fleurs à choisir,
Se tournant vers le Sénéchal.
Et tous les ans une rosière,
Elle fait la révérence.
Pour vous servir.
LE SÉNÉCHAL, faisant la grimace.
C’est très restaurant... Voilà tout ce que vous avez ?
LAURETTE.
Même Air.
Pour vous servir,
Ce soir nous avons une fête.
Pour le bal déjà tout s’apprête ;
Nous danserons... Oh ! quel plaisir !
Se tournant vers la Comtesse.
Paul sait jouer de la musette,
Pour vous servir.
LE SÉNÉCHAL.
C’est un bien joli talent, quand on a bien dîné.
LA COMTESSE, souriant de la naïveté de Laurette.
J’accepte vos fruits, mon enfant ; et nous nous reposerons un instant dans ces lieux, car nous sommes encore éloignés du château.
LAURETTE, vivement.
Du château ? madame serait-elle de la cour ?
LE SÉNÉCHAL, avec importance.
Oui, nous en sommes.
LAURETTE, vivement.
Ah !
La Comtesse fait signe au Sénéchal de garder l’incognito.
LA COMTESSE.
Y connaîtriez-vous quelqu’un ?
LAURETTE, regardant autour d’elle.
Chut ! oui.
LA COMTESSE.
Quelque parente ?
LAURETTE, soupirant.
Oh non !
LE SÉNÉCHAL, ironiquement.
Quelque amant, vous allez voir cela.
LAURET"TE.
Non, Monsieur, je n’ai pas d’amant ; mais le page du Comte...
LA COMTESSE, souriant.
Ah ! c’est la personne qui vous y intéresse.
LE SÉNÉCHAL.
Un page ! peste de l’innocente !
LAURETTE.
Oh ! ce n’est point un étourdi : il aura bientôt vingt ans ; si vous saviez combien il m’aime !
LA COMTESSE.
Mais votre mère...
LAURETTE.
Elle ne le connaît pas ; mais chut ! S’il avait de l’esprit, il viendrait aujourd’hui. Hélas ! il y a huit jours qu’il n’est venu à Vaucluse...
LE SÉNÉCHAL.
Huit jours ! encore un infidèle.
LAURETTE.
Vous croyez.
LA COMTESSE.
Mais un page...
LAURETTE.
Oh ! je ne le crois pas, moi ; mais je vais bien le savoir.
Elle détache de son sein une marguerite. Lorris parait dans le fond et se cache derrière le bosquet.
Air : Dans la vigne à Claudine.
Viens, blanche marguerite,
Révéler mon destin.
Je l’effeuille, et plus vite
Mon cœur bat sous ma main.
Mon page est-il fidèle ?
M’a-t-il gardé son cœur ?
Avec douleur.
Plus ne viendra, dit-elle.
LORRIS, sortant du bosquet et accourant près d’elle.
L’oracle est un menteur.
Scène V
LA COMTESSE, LE SÉNÉCHAL, LAURETTE, LORRIS
LAURETTE.
C’est lui !
D’un air fâché.
Ah ! vous m’avez fait une peur !
LORRIS, d’un air inquiet.
Ma Laurette !...
LAURETTE.
Ah ! mon Dieu ! quelle tristesse !
LORRIS.
Il faut sortir du hameau ; il faut te cacher.
LAURETTE.
Me cacher un jour de fête ! pourquoi donc ?
LORRIS.
Si on voulait m’enlever ton cœur... si quelque seigneur voulait te séduire.
LE SÉNÉCHAL.
Un petit jaloux.
LA COMTESSE, au Sénéchal.
Ils m’intéressent.
LE SÉNÉCHAL, avec un souris forcé.
Ils sont charmants.
Il se retourne avec dépit.
LA COMTESSE, avec bonté.
Mais ne puis-je rien pour vous ?
LE SÉNÉCHAL.
Oui, nous vous protégerons.
LORRIS.
Eh quoi ! Madame, vous pourriez ?...
LA COMTESSE.
Je pourrais peut-être lui parler, à ce seigneur ; mais avant tout, son nom.
LORRIS.
Son nom ? surtout du mystère ! c’est le comte de Provence.
LA COMTESSE, piquée, et LAURETTE, avec un mouvement d’amour-propre.
Le comte de Provence !
LE SÉNÉCHAL, stupéfait.
Le... le... le...
LORRIS.
Hélas ! oui, lui-même : le bruit de ta beauté est venu jusqu’à lui. À peine arrivé dans ces lieux pour son entrevue avec la comtesse de Toulouse, aujourd’hui même il veut te voir. C’est moi qu’il a chargé de savoir si l’éclat de ta beauté répond à l’éloge qu’on lui en a fait partout. Je l’ai devancé de quelques instants ; et, sans plus tarder, il faut te dérober à ses regards.
LA COMTESSE, rêvant.
Ah ! monsieur le Comte !... une idée !...
À Laurette.
Votre mère est absente ?
LAURETTE.
Oui, Madame. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! le Comte... mais c’est fort embarrassant.
LORRIS.
Juge si je dois trembler.
LA COMTESSE, toujours rêvant.
On pourrait...
Au Sénéchal.
Sénéchal, que ma suite n’approche pas de ces lieux.
LE SÉNÉCHAL.
Madame...
LA COMTESSE.
Allez.
LE SÉNÉCHAL, sortant.
Je ne serai pas du secret ; maudit incognito !
LA COMTESSE, au Sénéchal.
Allez donc !
LE SÉNÉCHAL.
Encore un déjeuner flambé !
Il sort.
LA COMTESSE.
Pourquoi pas ?...
LORRIS, tristement.
Il est difficile de tromper le Comte ; mais, Madame, qui êtes-vous enfin pour oser l’entreprendre ?
LA COMTESSE.
Mon nom !... voici mon projet, qui ne vous intéresse pas moins que moi.
LAURETTE.
J’écoute.
LORRIS.
On vient, c’est lui !
LA COMTESSE.
Qui ?
LORRIS.
Le Comte lui-même... Laurette, Madame, dérobez-vous à ses regards.
LA COMTESSE.
Ah ! monsieur le Comte, la veille d’un mariage, vous cherchez encore des bonnes fortunes ! nous verrons.
Morceau d’ensemble.
LA COMTESSE, LAURETTE, LORRIS.
Trio de Doche.
Le Comte s’avance :
Déjouons ses vains projets ;
Pour { femme qu’on offense,
{ page
Que la vengeance a d’attraits !
LORRIS, tristement.
Il est aimable, il est galant.
LAURETTE.
Ah ! s’il me voit, je suis perdue !
LA COMTESSE.
Je devais espérer pourtant
Une plus douce entrevue.
Ils reprennent en chœur les quatre premiers vers.
LAURETTE, sortant.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Scène VI
LORRIS, seul
Il vient... je tremble ! s’il veut la voir... cruel embarras. Allons, mon tour est arrivé.
Air de Doche.
Page galant, de belle en belle,
J’ai porté mon cœur et mes vœux,
Et près de femme peu cruelle,
J’ai ri de l’époux malheureux.
Mais quand à mon tour il faut craindre
D’être au nombre des attrapés,
Ah ! combien je commence à plaindre
Tous les maris que j’ai trompés !
Scène VII
LE COMTE, LORRIS
LE COMTE.
Eh bien ! mon cher Lorris, tu l’as vue ? que tu es heureux ! si l’on m’a bien instruit, qu’elle doit être belle : c’est là qu’elle habite, sans doute ; entrons.
LORRIS, se jetant au-devant de lui.
Monseigneur... vous devez être fatigué... après une chasse aussi longue.
LE COMTE.
Fatigué près de cette beauté, de cette autre Laure, digne aussi, dit-on, par ses charmes, d’illustrer à jamais Vaucluse.
Il veut entrer de nouveau.
LORRIS, se jetant encore au-devant de lui.
Eh ! Monseigneur, qu’est-ce que cette simple villageoise, auprès de ce que la renommée publie de la comtesse de Toulouse ? Bientôt, heureux époux de cette aimable princesse, vous venez dans un village...
LE COMTE.
La Comtesse de Toulouse... elle n’a rien, je parie, que de fort ordinaire ; d’ailleurs ne doit-elle pas être ma femme ? mais Laurette ! mon cœur me dit que la nature n’a jamais rien formé de plus parfait ; tiens, je l’adore déjà.
LORRIS, à part.
C’est cela, il l’adore.
Haut.
Tout chez elle est gauche, maladroit.
LE COMTE.
Eh ! quel bonheur plus doux que de former un cœur novice, de l’habituer peu à peu à vous connaître, à n’aimer que vous.
LORRIS.
Son œil n’exprime rien.
LE COMTE.
L’amour l’animera.
LORRIS.
Elle est fière.
LE COMTE.
On la soumettra.
LORRIS, à part.
Allons, il en est fou.
LE COMTE.
Je brûle de la voir ; entrons.
LORRIS, faisant un nouveau mouvement pour l’empêcher d’entrer.
Monseigneur !
LE COMTE.
Eh mais ! quelqu’un sort ; c’est elle sans doute.
LORRIS.
Je suis perdu !
Apercevant les déguisements.
Que vois-je ! pourquoi ces déguisements ?
Scène VIII
LA COMTESSE, sous les habits de Laurette, LAURETTE, déguisée en vieille, LE COMTE, LORRIS
LA COMTESSE, bas à Laurette.
De l’adresse !
LAURETTE, bas à la Comtesse.
J’y suis intéressée comme vous.
Haut.
Viens, Laurette, viens ; il fait beau, je filerai et tu me chanteras un fabel.
LA COMTESSE.
Oui, ma mère.
Feignant la surprise.
Quels sont ces deux messieurs ?
LE COMTE, allant au-devant d’elle.
Deux troubadours attirés par la beauté de ces lieux ; tout ce qu’on a pu nous dire n’approche pas de la réalité.
Il se rapproche encore de la Comtesse.
LAURETTE, le séparant de la Comtesse.
Vraiment ! par ici, je vous prie. Oh ! je connais nos troubadours ! Beaux voyageurs, vous allez aux fêtes de la cour ?
LORRIS.
On ne saurait les célébrer sans nous
LAURETTE, au Comte qui cherche à se rapprocher de la fausse Laurette.
Et que dit-on du grand mariage qui se prépare ?
LE COMTE, avec un peu de distraction.
Tout le monde est dans la joie.
LAURETTE.
Et le Comte ! comme il doit aimer la Comtesse.
LE COMTE, toujours de même.
Mais il ne l’a jamais vue.
On la dit si belle.
LA COMTESSE.
Mais lui si volage !
LE COMTE.
Le Comte ! qui a pu vous abuser...
Ici le Comte profite vivement de l’occasion pour passer près de la fausse Laurette.
LAURETTE, se plaçant entre deux.
Ah ! vous croyez qu’on nous a trompées.
LORRIS.
Quelle calomnie !
LE COMTE, bas à Lorris et avec humeur.
Tais-toi.
LA COMTESSE.
Il a, dit-on, un page qui suit son exemple.
LE COMTE, étonné.
Son page !
LA COMTESSE.
On prétend qu’il vient quelquefois en secret à Vaucluse.
LE COMTE.
Voyez-vous cela.
Bas à Lorris.
Voilà donc ce grand sujet de crainte ?
LORRIS, avec malice.
Mais il suit les grands modèles.
LAURETTE.
Hélas ! messieurs les Troubadours et les Pages, vous êtes tendres et séduisants ; on vous aime ; il est si doux d’aimer ! il est si doux d’être aimé ! et dans mon temps.
LA COMTESSE.
Eh bien, ma mère, dans votre temps ?
LAURETTE.
Air de Doche.
Ah ! c’était un temps
Bien extraordinaire !
Jeunes amants,
Jeune bergère,
Ah ! c’était un temps
Bien extraordinaire,
Que le bon vieux temps !
Que j’aime à rêver, sous l’ombrage,
Au temps heureux de mes amours !
Point de traître, point de volage ;
Bien épris, on s’aimait toujours.
Belle plaisait à son aurore,
Et, fidèle à sa foi,
L’amant brûlait encore
Près d’une vieille... comme moi...
Ah ! c’était un temps
Bien extraordinaire !
Jeunes amants, etc.
LA COMTESSE, à part, apercevant le Sénéchal
Dieu ! le Sénéchal ! nous sommes perdus.
Scène IX
LA COMTESSE, LAURETTE, LE COMTE, LORRIS, LE SÉNÉCHAL
LE SÉNÉCHAL.
Les ordres de Votre Alt... de Votre Alt...
Il reste muet d’étonnement ne voyant le déguisement de la Comtesse.
LE COMTE.
Quel est cet importun ?
LORRIS.
Ah ! c’est... c’est le Bailli du village.
LA COMTESSE, vivement.
Précisément ! salut à monsieur le Bailli.
LE SÉNÉCHAL.
Moi ! mais... Mad...
LA COMTESSE.
Eh bien ! monsieur le Bailli, la fête sera-t-elle jolie ?
LE SÉNÉCHAL.
Mais je...
LA COMTESSE.
Oui, n’est-il pas vrai ?
LE SÉNÉCHAL, avec un sourire forcé.
Sans doute.
À part.
Que veut dire ceci ?
LE COMTE.
Quel original l je l’aurais reconnu entre mille pour un Bailli.
LAURETTE.
Tout le monde jouera-t-il bien son rôle dans la surprise que l’on prépare au Comte ?
LE SÉNÉCHAL.
Mais oui... excepté moi.
LE COMTE.
Oh ! je le crois ; monsieur le Bailli a tant d’occupation, élevé au premier rang, il le mérite, et son titre de Bailli.
LE SÉNÉCHAL.
Mon titre de Bailli ?
LAURETTE.
La Comtesse sera-t-elle bientôt à Vaucluse ?
LE SÉNÉCHAL.
La Comtesse ?... elle doit-être arrivée.
LE COMTE.
Comment !
LE SÉNÉCHAL.
Sans doute ; elle visite, dit-on, ces beaux lieux incognito avec son Sénéchal, las, affamé, et...
À part.
Je n’y comprends rien.
LORRIS.
En ce cas elle pourrait bien rencontrer le Comte Alphonse ; on le dit aussi à Vaucluse.
LA COMTESSE.
Le Comte ! qui peut l’attirer en ces lieux ?
LE COMTE, bas à Lorris.
Ah ! traître
LAURETTE.
Je gagerais qu’il cherche quelque beauté.
LE COMTE.
Mais on dit qu’il l’a trouvée.
LA COMTESSE.
La fête va bientôt commencer ; allons nous préparer.
LAURETTE.
Oui, rentrons.
LE SÉNÉCHAL, à part.
Je m’y perds.
Air : Quatuor des Deux Jaloux.
LE SÉNÉCHAL, à part.
Mais qui m’expliquera
Ce caprice de la Comtesse ?
LA COMTESSE, au Sénéchal.
Pour la fête déjà
Au village on s’empresse ;
Adieu, le temps nous presse.
LAURETTE.
Adieu, le temps nous presse.
LORRIS, à part.
Je ris de leur adresse.
LE COMTE.
Quels yeux ! quelle finesse !
Je l’adore déjà.
LAURETTE.
Mais on vous reverra.
LORRIS.
Il s’enflamme déjà.
LA COMTESSE.
Je triomphe déjà.
LE SÉNÉCHAL.
Que veut dire cela ?
LE COMTE, à part.
Elle rentre ; si j’osais la suivre... guettons au moins l’instant de la trouver seule.
Il la suit.
Scène X
LAURETTE, LORRIS
LORRIS.
Le Comte est parti ! comme il est joué !
LAURETTE.
Ah ! Lorris, c’est mal ; il paraît si doux.
LORRIS.
Lui !...
LAURETTE.
Je me repens de l’avoir trompé.
LORRIS.
Quoi ! déjà des regrets ? ah ! Laurette...
LAURETTE.
Il faut quitter ce costume.
LORRIS.
Que dis-tu ? garde-t’en bien ; tu sais qu’il cherche à te voir, qu’il t’aime avant de te connaître, qu’il te croit la plus belle...
LAURETTE, avec coquetterie.
Il me croit la plus belle ?
Air : Mais, ma mère, est-ce que j’sais ça.
Ce n’est qu’à moi qu’il veut plaire,
C’est moi qu’il cherche en ces lieux.
LORRIS.
Trompé par cette étrangère,
Il ne trouble point nos feux.
LAURETTE.
Mais c’est pour moi qu’il soupire
Et qu’il lui prouve sa foi ;
Il est bien triste de dire :
Tout cela, c’était pour moi !
LORRIS, à part.
Allons, elle va l’aimer.
Haut.
Laurette, garde ce déguisement encore un instant, je t’en supplie.
Il se jette à ses genoux.
LAURETTE.
Le voici !
Le Comte paraît dans le fond, et aperçoit son page aux pieds de la fausse vieille.
LORRIS, toujours aux genoux de Laurette.
Ne nous trahissons pas.
Air : Gentille fiancée. (du Fou de Péronne.)
Bonne vieille, j’implore
Le serment de ta foi ;
Aline, je t’adore.
LAURETTE.
Je n’aimerai que toi.
LORRIS.
Ah ! d’un baiser bien tendre,
Payons ce double aveu.
LAURETTE.
Je puis le laisser prendre
Puisque ce n’est qu’un jeu.
Ensemble.
LE COMTE.
J’admire son courage.
Quel honneur pour un page,
De réduire en servage
Un cœur de soixante ans !
Quels baisers ! quels moments !
LORRIS et LAURETTE.
Il rit de { mon courage ;
{ ton
Il { me plaint, je le gage,
{ te
D’être en si doux servage.
Il l’embrasse encore.
Ah ! pour moi quels moments !
Deuxième couplet.
LORRIS.
Donne-moi cette rose.
LAURETTE.
Le Bailli grondera.
LORRIS.
Mon Aline...
LAURETTE.
Je n’ose.
LE COMTE, riant.
La rose y passera.
LORRIS, arrachant la rose.
Cesse de la défendre.
LE COMTE.
Elle y passe, morbleu !
LAURETTE.
Je puis la laisser prendre
Puisque ce n’est qu’un jeu.
Ensemble.
LE COMTE.
J’admire son courage.
Quel honneur, pour un page,
De réduire en servage
Un cœur de soixante ans !
Quels baisers ! quels moments !
LORRIS et LAURETTE.
Il rit de { mon courage ;
{ ton
Il { me plaint, je le gage,
{ te
Ah ! pour moi quels moments !
Le Comte s’approche d’eux, Laurette feignant d’être effrayée de sa présence pousse un cri et s’enfuit.
LAURETTE.
Ah !
Scène XI
LE COMTE, LORRIS
LE COMTE, ironiquement.
Aux pieds de cette bonne vieille, séducteur.
LORRIS, jouant la crainte.
Monseigneur, je... je lui parlais.
LE COMTE.
Avec quel feu !
LORRIS.
C’est que... c’est que je l’aime.
LE COMTE, riant.
Tu l’aimes, malheureux !
LORRIS.
Air nouveau.
Ma vieille doit me plaire ;
J’ai son premier amour,
Et mon cœur la préfère
Aux grâces de la cour.
Allez, les demoiselles
De ce beau pays-là,
Plus brillantes, plus belles,
N’ont pas tout ce qu’elle a.
Monseigneur, je l’adore ; elle est d’une grâce, d’une amabilité... elle n’a pas soixante ans.
LE COMTE.
Air : De cet amour vif et soudain. (Caroline.)
Entre nous, le choix est galant :
Quelle conquête pour un page !
LORRIS.
Pour mon cœur sensible et brûlant,
Ma bonne vieille n’a point d’âge :
D’amour tels sont les doux exploits ;
S’il efface la laideur même,
Monseigneur, on peut bien, je crois,
Rajeunir près de ce qu’on aime.
LE COMTE, riant.
Quoi ! sérieusement...
LORRIS.
Sérieusement.
LE COMTE.
Eh bien, tu l’épouseras.
LORRIS.
Quoi ! Monseigneur.
LE COMTE.
Oui, tu l’épouseras, j’y consens, je le veux ; et pour tes noces je renonce à tous mes droits,
Bas.
même au droit du seigneur.
LORRIS.
Ah ! Monseigneur, que de bontés.
LE COMTE.
Encore un importun !... sortons ; car je ne puis m’occuper que de Laurette.
À Lorris.
Toi, débarrasse-nous de cet original.
LORRIS, à part.
Dieux ! le Bailli !
Scène XII
LE BAILLI, LORRIS
LE BAILLI, à part.
Ah ! voici sans doute quelqu’un de la suite de Monseigneur.
À Lorris.
Dites-moi, mon ami, je crois enfin l’avoir aperçu...
Avec mystère.
Il vient par ici !
LORRIS, à part.
De qui diable veut-il parler ?
LE BAILLI.
Malgré son déguisement, j’ai tout de suite reconnu monsieur le Comte.
LORRIS.
Vraiment !
LE BAILLI.
Je suis physionomiste.
Air : Voulant par ses œuvres complètes. (Voltaire chez Ninon.)
Je reconnais un grand du monde
À son air un peu suffisant,
Au ton fier qu’il prend à la ronde,
À son esprit creux et pédant,
À l’orgueil qu’il laisse paraître ;
Toujours impérieux, tranchant...
LORRIS.
Mon ami, vous devez souvent
Prendre le valet pour le maître.
LE BAILLI.
On s’y trompe quelquefois.
Apercevant le Sénéchal.
Eh ! tenez, le voici !
LORRIS, à part.
Oh ! la bonne rencontre !
Haut.
Justement c’est lui.
À part.
Amusons-nous.
Scène XIII
LE BAILLI, LORRIS, LE SÉNÉCHAL
LE SÉNÉCHAL.
Allons, il est écrit que je ne pourrai pas découvrir monsieur le Comte.
À Lorris.
Dites-moi, de grâce, où pourrai-je trouver Son Altesse ?
LORRIS, bas, au Sénéchal.
Chut !... c’est lui...
Bas au Bailli.
Vous êtes physionomiste, c’est bien lui.
LE SÉNÉCHAL.
Hum !... permettez, Monseigneur...
LE BAILLI.
Monseigneur ! moi ! monsieur le Comte veut plaisanter... il sait fort bien que je ne suis que le Bailli de Vaucluse.
LE SÉNÉCHAL, à part.
J’étais Bailli tout à l’heure, me voilà comte maintenant... qu’est-ce qu’ils ont donc aujourd’hui ?
LE BAILLI.
Air : Vaudeville du Courtisan dans l’embarras.
Ah ! Monseigneur, cette tournure,
Cet air noble vous a trahi.
LE SÉNÉCHAL.
Ah ! Monseigneur, cette figure
N’annonce pas un sot Bailli.
Non, vous êtes un prince habile.
LE BAILLI.
Monseigneur se moque, je crois.
LE SÉNÉCHAL.
Un Bailli n’est qu’un imbécile.
LE BAILLI, saluant.
C’est beaucoup trop d’honneur pour moi !
LORRIS, riant.
Oh ! les bonnes dupes !
LE SÉNÉCHAL.
Même Air.
Je vois fort bien que Son Altesse
Veut s’amuser en ce moment ;
Mais je ne suis, je le confesse,
Qu’un Sénéchal, tout simplement.
LE BAILLI.
Je ris vraiment de votre excuse ;
Un Sénéchal souvent, je crois,
N’est qu’un pédant dont on s’amuse...
LE SÉNÉCHAL.
C’est beaucoup trop d’honneur pour moi !
LORRIS, au Sénéchal.
Il faudra bien qu’il se déclare.
Au Bailli.
C’est lui, ne cédez pas.
LE BAILLI, s’inclinant.
Puisque Monseigneur persiste...
LE SÉNÉCHAL.
C’est moi qui crains d’être indiscret.
LE BAILLI.
Air : Serviteur. (des Deux Valentins.)
Monseigneur,
Je suis de tout cœur
Votre serviteur.
LE SÉNÉCHAL.
J’ai le même honneur.
Serviteur !
Je serai discret
Je vous en réponds d’avance.
LE BAILLI.
Sur votre secret
Je vous promets le silence.
LORRIS.
Ils sont fous, je crois.
LE BAILLI.
Quel plaisir pour moi
De vous avoir vu !
LE SÉNÉCHAL.
De vous avoir reconnu.
LE SÉNECHAL et LE BAILLI.
Monseigneur !
Je suis de tout cœur,
Votre serviteur !...
J’ai le même honneur.
Serviteur !
Ils sortent en se saluant.
LORRIS.
Serviteur !...
À part.
Je ris de bon cœur
De leur double erreur.
J’en ris de bon cœur.
Serviteur !
Le Comte rentre.
LE COMTE, rentrant.
Elle ne paraît pas... Je suis d’une impatience...
À Lorris.
Eh bien ! Laurette...
LA COMTESSE, sortant de la chaumière.
Bon ! c’est lui.
LORRIS.
Monseigneur, la voici...
À part.
Courons exécuter mon projet !...
Scène XIV
LE COMTE, LA COMTESSE, toujours sous les habits de Laurette
LA COMTESSE, feignant de ne pas voir le Comte.
Repassons mon compliment ; j’espère que Monseigneur sera content.
LE COMTE.
Comment ne le serait-il pas ?
LA COMTESSE, jouant la surprise.
Ô ciel !
Elle veut fuir.
LE COMTE.
Vous me fuyez ? ah ! Laurette...
LA COMTESSE.
Monsieur.
LE COMTE.
Que cette parure vous sied bien !
LA COMTESSE.
Air : Une surtout fraîche et jolie. (d’une Visite à Bedlam.)
Aimables et cherchant à plaire,
Gentils bergers me font la cour :
Mais les hommes, me dit ma mère,
Sont tous perfides en amour.
LE COMTE.
Mais il en est qui près des belles
Sont plus amoureux que fidèles.
LA COMTESSE.
Tre la, tre la !
On n’est pas dupe de cela.
Deuxième couplet.
Même Air.
LE COMTE.
Si pourtant seigneur moins volage
Vous faisait un tendre serment.
LA COMTESSE.
Le croire ne serait pas sage :
Ces messieurs en font si souvent !
LE COMTE.
Oh ! oui, mais j’en sais un, ma chère,
Bien moins léger, bien plus sincère.
LA COMTESSE.
Tre la, tre la !
On n’est pas dupe de cela.
LE COMTE.
Tant d’attraits sont déplacés au village ; venez, je veux vous conduire à la cour.
LA COMTESSE.
À la cour ? oh ! non.
LE COMTE.
Quelle raison ?
LA COMTESSE.
Ma mère me dit souvent qu’il y a du danger à la cour ; les seigneurs y sont aimables ; le Comte est volage, vous m’entendez ?
LE COMTE.
Le Comte ! qui peut vous avoir prévenue contre lui ? il est jeune, il cherche à plaire : la beauté le séduit quel que soit son rang ; il s’enflamme aisément ; loin de la cour dont il hait le faste et l’étiquette, c’est au village qu’il cherche le bonheur ; sa légèreté est-elle un crime ?
LA COMTESSE.
Comme vous le défendez ! il semble que vous parliez pour vous.
LE COMTE.
Je le connais... s’il fut volage, c’est qu’aucune femme n’avait pu fixer son cœur.
LA COMTESSE.
En vérité ?
LE COMTE.
Il cherchait la réunion des grâces, de la beauté ; il l’a trouvée, il est heureux, il sera fidèle.
LA COMTESSE.
Sans doute, la Comtesse va le fixer.
LE COMTE.
La Comtesse ? je ne le crois pas.
LA COMTESSE, à part.
Mais c’est affreux !
Haut.
Partout on fait l’éloge de Blanche.
LE COMTE.
Une femme élevée à la cour ; qui se croit belle parce que ses courtisans n’ont cessé de le lui dire.
LA COMTESSE, à part.
Le portrait est flatteur. Mais patience !...
LE COMTE.
Ah ! si elle savait plaire comme vous.
Air.
Comme vous, jeune et belle,
Si Blanche a vos attraits,
Alphonse, heureux près d’elle,
Doit l’aimer désormais ;
L’aimer à la folie,
Et ne plus voltiger.
LA COMTESSE, à part.
Il me trouve jolie :
Il peut se corriger.
LE COMTE.
Peut-on vous voir sans vous aimer.
LA COMTESSE.
Vous m’aimez ?
LE COMTE.
À la folie... cet aveu...
LA COMTESSE.
Me fait bien plaisir.
LE COMTE.
Ah ! Laurette.
LA COMTESSE.
Puisque vous m’aimez et que vous connaissez le Comte, parlez lui donc pour son page et pour moi.
LE COMTE.
Pour son page !
À part.
C’est cela ; le traître est mon rival, et sa mère Aline... le fourbe, il l’épousera.
LA COMTESSE.
Il est aimable, n’est-ce pas ?
LE COMTE, piqué.
Et discret surtout.
LA COMTESSE.
Air : J’aime Rosine à la folie. (Musique de Fabry Garat.)
J’aime Lorris à la folie ;
Mon cœur est payé de retour ;
Lorris dit que je suis jolie,
Et ça vaut bien un peu d’amour.
Les grandeurs, si j’en crois mon page,
Cachent le mensonge et l’ennui :
Grace et beauté sont au village.
Ne pensez-vous pas comme lui ?
Aussi je l’aime à la folie ;
Mon cœur est payé de retour ;
Lorris dit que je suis jolie,
Et ça vaut bien un peu d’amour.
LE COMTE.
Fort bien... mais si l’on vous prouvait plus d’amour.
LA COMTESSE.
Oh ! non, Monsieur.
LE COMTE.
Si l’on vous offrait...
LA COMTESSE.
Je ne veux rien que de Lorris.
LE COMTE.
Mais enfin si le Comte lui-même vous disait : Laurette, viens à la cour, je t’y ferai briller ; je ne veux rien épargner pour te plaire ; bals, plaisirs...
LA COMTESSE, avec finesse.
Je lui répondrais... Monseigneur, gardez tout cela pour la Comtesse.
LE COMTE.
Mais un page n’est jamais libre ; ils sont tous trompeurs, légers.
LA COMTESSE.
La légèreté n’est pas un crime ; d’ailleurs...
Air : Non, non, jamais dans ma volière. (La Volière du Frère Philippe.)
De son humeur vive et légère,
Mon cœur ne saurait s’alarmer,
Comme à la cour il sait nous plaire,
Comme au village il sait aimer.
Il faut le voir quand il me jure (bis.)
Que pour moi seule bat son cœur... (bis.)
Ce page-là, je vous assure,
En sait autant qu’un grand-seigneur.
Au reste que ferions-nous à la cour, nous autres pastourelles ? comme vos belles dames, il faut savoir marcher, danser, se donner des airs ; mais ici...
Air : Au son des musettes. (de Jeannot et Colin.)
Le soir, sous l’ombrage,
Sans art, sans façon,
Aux bals du village
Je donne le ton.
Elle danse.
LE COMTE, à part.
Sa grâce légère
M’enivre d’amour.
Haut.
Viens, jeune bergère,
Briller à la cour.
LA COMTESSE.
Papillon volage
Ne fait que passer.
LE COMTE.
Rose du bocage
Vient de le fixer.
LA COMTESSE.
Qui pourra m’apprendre
Qu’un serment si tendre
Est fait sans détour ?
LE COMTE.
Ce baiser d’amour.
Il veut l’embrasser ; elle s’en défend ; enfin il l’embrasse. Mouvement d’étonnement en voyant Lorris et la suite du Comte. Quand ils entrent, la Comtesse pousse un grand cri et s’enfuit.
LA COMTESSE.
Ah !
Scène XV
LE COMTE, LE BAILLI, LORRIS et TOUTE LA SUITE DU COMTE, d’abord dans la coulisse
LORRIS et LE CHŒUR.
Air : Vaudeville de la Visite à Bedlam.
Que vois-je ! ô ciel ! Monseigneur
Courtisant fille jolie,
Quand près d’épouse chérie,
Déjà l’attend le bonheur !
LE COMTE.
Mon page et toute ma suite !
LORRIS.
Monseigneur, nous suivons tous
Vos leçons de bienfaisance,
Et nous volons comme vous
Au secours de l’innocence !
LE CHŒUR.
Ciel ! qu’ai-je vu ? Monseigneur
Courtisant, etc.
LE COMTE, à part.
Le traître m’a découvert.
Haut.
Par quel ordre, malgré ma défense...
LORRIS, avec malice.
Monseigneur, le désir de faire des heureux vous retenait ici incognito ; instruit que la Comtesse de Toulouse se trouvait aussi à Vaucluse, j’ai rassemblé vos Chevaliers, pensant que vous ne sauriez recevoir la princesse avec trop d’éclat et que Votre Altesse me saurait gré de mon zèle.
LE COMTE, furieux.
La Comtesse... votre zèle...
Le prenant par le bras.
Malheureux ! m’expliqueras-tu ?
LE BAILLI.
Et moi qui n’ai pas reconnu Monseigneur ! mais qu’est-ce que j’ai donc aujourd’hui ?
LORRIS.
Oui, monsieur le Bailli, sous ce modeste incognito, Monseigneur rêvait ici au bonheur de ses sujets.
LE COMTE, à part.
La Comtesse à Vaucluse !
LORRIS.
Air.
Cherchant la simple vérité,
De tous les princes le modèle,
Monseigneur étend sa bonté
Jusqu’à la moindre pastourelle :
Son cœur généreux, d’un bienfait
Double le prix par le mystère ;
Et même il n’a pas encor fait
Tout le bien qu’il eût voulu faire.
LE BAILLI.
Monseigneur, depuis long-temps je vous avais reconnu ; mais je respectais votre secret.
À part.
Cela n’est pas maladroit.
LE COMTE, toujours inquiet.
La Comtesse dans ces lieux !
LORRIS.
Monseigneur, elle est charmante ; vous allez en juger vous-même : la voici.
Scène XVI
LA COMTESSE, conduite par son SÉNÉCHAL, LE COMTE, LE BAILLI, LORRIS, LAURETTE, cachée dans la foule des Villageois, SUITE DE LA COMTESSE, SUITE DU COMTE, VILLAGEOIS
LA SUITE DU COMTE et LES VILLAGEOIS.
Air de Doche.
L’amour nous appelle :
Suivons la plus belle
Qu’un amant fidèle
Fixe près de lui !
LE COMTE.
Si dans plus d’une tournée,
De l’amour je fus l’appui,
Je vois bien que l’hyménée
Prend sa revanche aujourd’hui.
CHŒUR.
L’amour nous appelle
Suivons la plus belle, etc.
LE SÉNÉCHAL veut complimenter le Comte, et reste stupéfait.
Monseigneur, je...je...
LE COMTE, reconnaissant la Comtesse.
Que vois-je ?
LE SÉNÉCHAL.
C’est le troubadour de tantôt.
LA COMTESSE.
Monsieur le Comte, je n’espérais pas si tôt vous rencontrer.
LE COMTE.
Ah ! Madame...
LE SÉNÉCHAL.
J’ai perdu le fil de mon discours.
LE COMTE, à la Comtesse.
Air : Il me faudra quitter l’empire.
Vous connaissez de mon amour fidèle,
Les doux serments que répète mon cœur ;
Ici j’étais aux pieds de la plus belle,
J’y suis encore, et toujours sans erreur.
LA COMTESSE.
Vers ce beau lieu, dans les jours d’inconstance,
Nous reviendrons rappeler vos serments ;
Et vous savez mieux qu’un autre, je pense,
Tout ce qu’il peut inspirer aux amants.
LE BAILLI, toisant le Sénéchal.
Je voyais bien que ce n’était pas monsieur le Comte.
LE SÉNÉCHAL.
Pardon, Monseigneur, si lorsque je vous ai vu... n’ayant pas l’honneur de connaître votre...
LE COMTE.
C’est bien, Sénéchal, je suis content, très content.
LE SÉNÉCHAL, à part.
Très content ! hum !
Haut.
Voyez un peu ma sottise ; prendre ce malotru pour Monseigneur !
LE BAILLI, sa harangue à la main.
Permettez, Monseigneur...
LE COMTE.
Quant à vous, Bailli, je connais votre amour, je l’approuve.
Regardant Lorris.
Je vous unis à votre Laurette.
À part.
On la verra peut-être !
À Lorris.
Pour vous, Monsieur, soyez heureux ; la mère Aline est à vous.
Le poussant par le bras.
Ah ! traître, tu l’épouseras.
LORRIS.
Monseigneur, que de bontés !
LA COMTESSE.
Vous me le promettez bien ?
LE COMTE.
Je vous le jure.
LORRIS, présentant Laurette au Comte.
Monseigneur, voici la vieille Aline.
LE BAILLI.
Dieux ! c’est ma Laurette !
LE COMTE.
Laurette ! est-ce bien elle, cette fois ?
LE BAILLI.
Et moi, Monseigneur, qui vais-je épouser dans tout cela ?
Le Sénéchal s’approche du Bailli ; jeu muet.
LE COMTE.
Bailli, pour vous consoler, je vous prends à ma cour ; je vous fais écuyer tranchant.
LE BAILLI.
Écuyer tranchant !
À part.
Me voilà dans la bouche de Monseigneur !
LE SÉNÉCHAL.
Grace au ciel, plus d’incognito, ni de déjeuner champêtre !
Vaudeville.
Air nouveau de Doche.
Premier couplet.
LE SÉNÉCHAL.
Fin courtisan de ma province,
Je suis en défaut, c’en est fait :
J’ai pris ce Bailli pour un Prince,
Et le maître pour le valet.
Désormais je veux, par prudence,
Traiter tous les sots en amis...
Ne croyons pas à l’apparence ; }
Souvent les plus fins y sont pris. } bis en chœur.
Deuxième couplet.
LAURETTE.
Qu’est-ce donc que le mariage ?
Demain je serai du secret !
Mais hélas ! je tremble ; mon page
Tiendra-t-il tout ce qu’il promet ?
Je l’accepte sans défiance ;
Mais, dit-ou, en fait de maris,
Ne croyons pas, etc.
Troisième couplet.
LORRIS.
Chez la coquette, la parure
Retient l’âge qui fuit trop tôt ;
Et l’art supplée à la nature,
Quand la nature est en défaut.
Sous la gaze de l’élégance,
Sous les fichus les mieux garnis,
Ne croyons pas à l’apparence, }
Souvent les plus fins y sont pris. } bis en chœur.
Quatrième couplet.
LE COMTE.
Voyez ce fanfaron terrible,
Toujours fier après le danger,
À l’honneur il paraît sensible ;
C’est un Achille au pied léger.
Et pourtant quel air d’arrogance !
Pour les braves que de mépris !
Ne croyons pas, etc.
Cinquième couplet.
LA COMTESSE, au Public.
Nos Auteurs affrontent l’orage
Sur un esquif un peu léger ;
Dans l’espoir d’un meilleur ouvrage,
N’allez pas les décourager.
Sur cet essai, que l’indulgence
Aujourd’hui dicte votre avis :
D’un succès qu’ils aient l’apparence }
Et nos Auteurs y seront pris. } bis.
[1] Le Bailli, à qui son amour pour Laurette tourne la tête, a quitté, pour lui plaire, son costume de Bailli, et doit être vêtu d’un costume de troubadour, mais burlesque et ridicule.