Une Femme qui se jette par la fenêtre (Eugène SCRIBE - Gustave LEMOINE)
Comédie-Vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 19 avril 1847.
Personnages
M. D’HAVRECOURT DE LAGNY, manufacturier
RAOUL, son neveu
GABRIELLE, femme de Raoul
LA MARQUISE ATHÉNAIS DE LESPARRE, mère de Gabrielle
JEANNE SHOPPEN (Prononcer Choppe), fermière de Raoul
À gauche, sur le premier plan, un pavillon élégant à l’extrémité d’un parc, avec une petite porte s’ouvrant sur la campagne. Au premier étage du pavillon, un large balcon en pierre soutenu par deux colonnes, et à la suite du pavillon, les murs du parc. À droite, l’entrée d’une ferme. Au fond, la grande route ; le clocher et les maisons d’un village dans le lointain. À droite et près de la porte de la ferme, un arbre, au pied duquel est un banc de gazon. Au troisième plan, une petite barrière en charmille, qui va de la porte de la ferme à la moitié du théâtre.
Scène première
D’HAVRECOURT, venant de la route, à droite, et parlant à la cantonade
Le maladroit !... me verser à deux pas du château et dans un chemin superbe, la grande route de Lille...
Ayant l’air d’écouter le postillon.
Il y avait un fossé... eh bien ! il fallait le voir... au lieu de regarder en l’air...
Il entre en scène.
Il n’y a plus de postillons maintenant, les chemins de fer les ont découragés... ils n’étudient plus...
Retournant vers la cantonade.
Qu’est-ce qu’il fait ? qu’est-ce qu’il fait ? ne veut-il pas relever la voiture à lui tout seul...
Montrant la porte à droite.
Demande plutôt un coup de main aux gens de la ferme... et quant au château... je peux bien m’y rendre à pied... Voilà, si je ne me trompe, le petit pavillon qui est à l’extrémité du parc... et en un quart d’heure, en suivant les murs, j’arriverai à la grande grille... à la cour d’honneur...
Voyant la porte du pavillon s’ouvrir.
À moins de traverser le parc, ce qui sera encore plus court... Voilà justement la porte du petit pavillon qui s’ouvre comme exprès pour moi...
Scène II
JEANNE, sortant du pavillon, à gauche, et tenant une lettre à la main, D’HAVRECOURT
JEANNE, à la cantonade.
Soyez donc tranquille, Monsieur, la lettre sera remise, sans qu’on sache de qui ça vient... Jeanne Shoppen n’est pas une bête !
D’HAVRECOURT, s’avançant.
Mademoiselle Jeanne Shoppen.
JEANNE.
Ah ! mon Dieu !... ce monsieur que je ne voyais pas et qui sait mon nom...
D’HAVRECOURT.
N’est-ce pas la le parc... et le château de Lesparre, où demeure M. Raoul d’Havrecourt ?
JEANNE.
M. Raoul ne demeure pas au château.
D’HAVRECOURT.
Comment ?
JEANNE.
Je veux dire qu’il n’y demeure plus.
D’HAVRECOURT.
Et depuis quand ?
JEANNE.
Depuis un mois qu’il habite là, dans ce pavillon.
D’HAVRECOURT.
Tiens, cette idée !
Scène III
JEANNE, D’HAVRECOURT, RAOUL, sortant du pavillon
RAOUL, à Jeanne avec impatience.
Eh bien ! qu’as-tu à causer là... avec ce monsieur ?...
Poussant un cri de joie et se jetant dans les bras de d’Havrecourt.
Mon oncle... mon bon oncle...
JEANNE, étonnée.
Tiens ! c’est son oncle !...
Air des Comédiens ou de Giselle.
Ô doux instant ! ô jour d’heureux présage,
Ah ! quel plaisir enfin de se revoir...
Eh bien ! ma lettre ?
JEANNE.
On y va ! quel dommage !
J’aimerais mieux rester pour tout savoir !
RAOUL, se retournant avec impatience.
Mais cette lettre...
JEANNE.
Oh ! n’ayez rien à craindre !
Votre messag’, Monsieur, sera rendu,
Je cours si bien, qu’à la cour’s j’ puis atteindre...
Atteindre tout! oui! jusqu’au temps perdu.
Ensemble.
JEANNE.
Je pars, Monsieur, mais vraiment c’est dommage !
Car volontiers, moi, j’aime à tout savoir ;
Mais Monsieur l’ veut, j’ vais porter son message,
Primo d’abord, faut remplir son devoir.
Elle sort par le fond.
D’HAVRECOURT.
Ô doux instant ! ô jour d’heureux présage
Dont je n’osais plus conserver l’espoir !
Moi qui, jadis, élevais ton jeune âge.
Combien je suis heureux de te revoir !
RAOUL.
Ô doux instant, ô jour d’heureux présage,
Ah ! quel plaisir enfin de se revoir !
Oui, son aspect m’a rendu le courage
Et dans mon cœur a ramené l’espoir !
Scène IV
D’HAVRECOURT, RAOUL
RAOUL.
Si vous saviez, mon cher oncle, combien ces trois mois d’absence m’ont paru longs !
D’HAVRECOURT.
Merci !... merci !... je reconnais là l’affection d’un neveu, d’un fils... et c’est d’autant mieux à toi... que tu devais m’en vouloir un peu...
RAOUL.
Moi, mon oncle !
D’HAVRECOURT.
Oui !... je n’ai pas rempli mes devoirs de grand parent... c’est moi qui, lors de ton mariage, aurais dû te servir de père... de témoin... que veux-tu ! On est oncle... mais on est manufacturier. Impossible dans ce moment-là de quitter mes ouvriers... une émeute... presque une révolte... non pas que ces braves gens ne me soient dévoués... à moi qui les nourris... mais les mauvais conseils...
RAOUL.
Et vous avez cédé...
D’HAVRECOURT.
Moi !... jamais !... tu es comme tant d’autres... tu ne me connais pas. Dans le monde, je le sais...
Air de Préville et Taconnet.
On me croyait bien fier de ma naissance,
De mes aïeux et du nom paternel.
Mais le marquis, voisin de l’indigence,
Sans hésiter, s’est fait industriel ;
Une fabrique avec deux cents fenêtres,
Brille où croulait notre antique donjon,
Et sur ces murs où poussait le gazon,
J’ai, demandant pardon à mes ancêtres.
Ôtant son chapeau.
Par le travail redoré mon blason.
De même dans ma famille !... on ne m’y connaît pas davantage, à commencer par toi. En ma qualité d’oncle, on me regardait, je ne dis pas comme un Géronte... mais comme un bon homme qui n’a pas de volonté, et qui se laisse mener facilement.
RAOUL.
Ah ! mon oncle...
D’HAVRECOURT.
Eh bien ! oui... je me laisse mener... mais où je veux aller... et jusqu’où cela me plaît ; c’est ce que j’ai prouvé à mes ouvriers... Plutôt que de céder, j’aurais abandonné et laissé désertes toutes mes fabriques... Mais du jour où ils sont revenus raisonnables et repentants, du jour où ils se sont soumis sans conditions, j’ai pardonné... je suis redevenu bon...
RAOUL, vivement.
En vérité !
D’HAVRECOURT.
Et je profite de ma liberté pour venir embrasser ma nouvelle nièce... elle doit être charmante.
RAOUL, avec embarras.
Ah ! oui, mon oncle !
D’HAVRECOURT.
Elle a de qui tenir !... la marquise de Lesparre, sa mère, était autrefois, dans nos Flandres, célèbre par sa beauté... beauté fière et superbe... caractère idem...
RAOUL, vivement.
Vous l’avez connue ?...
D’HAVRECOURT.
J’ai failli l’épouser !... mais sa passion de dominer, de commander !...
RAOUL.
Vous avez bien raison !
D’HAVRECOURT.
En tout cas, ce n’est pas elle que tu as épousée... c’est sa fille, dont chacun m’a vanté la douceur et la bonté.
RAOUL, avec embarras.
Aussi, mon oncle... je l’aime, je l’adore !
D’HAVRECOURT.
Oh ! je l’ai bien vu, dès le début... par les quatre pages... de passion, de descriptions et points d’admiration, que je recevais de toi chaque jour. Je n’ai pas osé te le dire, mais cela m’effrayait.
RAOUL.
Et pourquoi ?
D’HAVRECOURT.
J’ai toujours peur des excès !
RAOUL.
Est-ce qu’on peut trop aimer sa femme ?
D’HAVRECOURT.
Mais oui !... en ménage, vois-tu bien... il faut tout économiser... même l’amour... parce qu’à la longue... les plus riches n’y tiendraient pas.
RAOUL.
Ah ! mon oncle... vous raisonnez en garçon... en vieux garçon !
D’HAVRECOURT.
Non... mais en homme prudent qui sait compter et prévoir l’avenir. C’est dès le premier mois, dès la lune de miel, qu’il faut se montrer en ménage, tel qu’on sera toujours ; et si vous êtes trop aimable, trop complaisant, trop obéissant... malheur à vous ! On en prend acte... on se persuade que cela doit toujours être ainsi, et s’il vous arrive de vous ralentir
En confidence.
ou de vous négliger, on s’écrie :
Voix de femme.
Il est changé, il ne m’aime plus !
RAOUL.
Vous croyez ?
D’HAVRECOURT.
C’est immanquable... mais si ton système t’a réussi... n’en parlons plus ! reçois-en mes compliments et présente-moi à ta femme...
Faisant un pas vers le pavillon.
Eh bien ! est-ce que cela t’embarrasse ?... est-ce qu’on ne peut pas voir ta femme ? est-ce que l’excès de la passion t’aurait rendu jaloux... jaloux de moi ?...
RAOUL, avec embarras.
Non, mon oncle... je ne sais comment vous dire que je n’habite plus le château, mais ce pavillon... où, à présent, je suis seul...
D’HAVRECOURT, étonné.
Pour le jour seulement... cabinet de travail.
RAOUL.
Eh non ! la nuit aussi !
D’HAVRECOURT.
Par exemple !
RAOUL, avec chaleur.
Oui, mon oncle... mon bon oncle.
Air : Restez, restez, troupe jolie.
Vous pensiez voir ici l’emblème
Du bonheur sur terre... Eh bien, non !
Mon ménage... c’est l’enfer même !
Je suis malheureux !
D’HAVRECOURT.
Parle donc !
Dis-moi tout ! à moi vieux garçon !
Si j’ai su fuir du mariage
Les orages et les dangers,
Le pressant dans ses bras.
J’y compatis, et du rivage
Je tends la main aux naufragés.
Allant s’asseoir sur le banc de gazon.
Allons, allons, viens me conter cela.
RAOUL, avec agitation, et s’asseyant près de lui.
Eh bien ! mon oncle... vous savez que lorsque j’épousai Gabrielle, il y avait un an et plus que je lui faisais la cour, et j’étais devant elle en admiration... en extase ; j’étais si heureux de l’avoir obtenue et de pouvoir dire : Ma femme ! qu’il me semblait impossible de payer un tel bonheur par trop de complaisance et de dévouement.
D’HAVRECOURT, froidement, et prenant une prise de tabac.
Première faute.
RAOUL.
Mais non... car tous ses caprices me semblaient à moi adorables, il ne m’en coûtait rien d’y céder... au contraire, je trouvais dans l’empire qu’elle exerçait sur moi un charme inexprimable... j’étais content de lui obéir, d’être son esclave, de passer ma vie à ses pieds.
D’HAVRECOURT, de même.
Seconde faute.
RAOUL.
C’est possible... mais Gabrielle était si belle, si séduisante... elle avait des coquetteries conjugales si charmantes, des petites mutineries si délicieuses... Vous ne savez pas, mon oncle, ce que c’est qu’une jeune et jolie femme qui, penchée sur votre épaule, vous dit, moitié riant, moitié suppliant :
Imitant sa femme.
Si vous m’aimez, Monsieur... si vous m’aimez !...
D’HAVRECOURT, imitant la voix de femme.
Vous serez extravagant ! vous serez absurde !
Voix naturelle.
troisième faute !
RAOUL.
Ah ! ne les comptez plus, mon oncle... vous ne pourriez pas en venir à bout. Le second mois seulement, je m’aperçus que Gabrielle (que, jusqu’alors, j’avais crue parfaite...) pouvait bien avoir...
Cherchant.
quelques légers... défauts.
D’HAVRECOURT.
Parbleu !... elle avait tous ceux que tu lui avais donnés.
RAOUL.
Et le premier jour où je hasardai un autre avis que le sien... le mot que vous avez prononcé tout à l’heure et qui m’a fait tressaillir... ce mot fatal s’échappa de ses lèvres : Ah ! Raoul... vous ne m’aimez plus !... Moi ! m’écriai-je... ah ! fais plutôt tout ce que tu voudras... commande, ordonne...
D’HAVRECOURT.
Ah ! c’est fini ! anarchie complète, plus de gouvernement possible !
RAOUL.
Sa mère, qui me donnait toujours tort, sa mère était venue passer quelques jours au château avec nous.
D’HAVRECOURT, effrayé.
Avec vous !
Ils se lèvent.
RAOUL.
Air de Turenne.
Impossible de s’y soustraire,
Ma femme, hélas ! a si bon cœur !
Elle avait voulu que sa mère
Fût témoin de notre bonheur !
D’HAVRECOURT, raillant.
Le témoin de votre bonheur !
Très bon moyen pour que la paix s’en aille,
Témoin pareil à ceux du bon vieux temps !...
Qui prenaient soin d’armer les combattants...
Riant.
Et se mêlaient à la bataille !
RAOUL.
Aussi, depuis ce jour il n’y a plus eu moyen de s’entendre ! et honteux enfin de ma faiblesse, je résolus de saisir la première occasion, n’importe laquelle, de montrer du caractère et de reprendre mon autorité.
D’HAVRECOURT.
Bonne idée !
RAOUL.
Bien mauvaise, mon oncle. Nous étions invités dans un château voisin à une fête, à un bal... où devait se trouver madame de Nanteuil, une jeune et jolie femme dont Gabrielle était jalouse... grâce à ma belle-mère, car je ne la regardais seulement pas. Gabrielle refusa de paraître à ce bal... et me défendit d’y aller.
D’HAVRECOURT.
C’était dans l’ordre.
RAOUL.
Mais je tins bon.
D’HAVRECOURT, s’animant.
Bravo !
RAOUL, s’animant aussi.
Je dis que manquer tous deux à cette invitation était une impolitesse ; que ma femme était libre de rester, si tel était son bon plaisir, mais que pour moi, j’irais à ce bal et que j’irais seul.
D’HAVRECOURT, qui approuve du geste.
Je n’aurais pas mieux dit !
RAOUL.
La marquise s’écria que j’étais un tyran !... que je ferais mourir sa fille de chagrin.
D’HAVRECOURT.
Les phrases de rigueur...
RAOUL, avec colère.
J’envoyai, avec respect, promener la marquise.
D’HAVRECOURT.
Je n’aurais pas mieux fait... moi, vieux gentilhomme...
RAOUL.
Et le soir venu...
Avec force.
je m’habillai...
D’HAVRECOURT.
Bien !...
RAOUL.
Gabrielle ne disait plus rien... et, malgré moi, ce silence m’inquiétait.
D’HAVRECOURT, tournant le dos.
Ah ! tu faiblissais déjà !
RAOUL, vivement.
Non, vraiment... et la preuve, c’est qu’aussitôt l’heure sonnée je me disposai à partir. Alors Gabrielle s’élança vers la croisée... qu’elle ouvrit toute grande, et me dit froidement que si je faisais un pas de plus...
D’HAVRECOURT, riant.
Elle se jetait par la fenêtre ?... Allons donc...
RAOUL.
Oui, mon oncle... oui, c’est comme je vous le dis... avant que j’aie pu la retenir,
Mouvement de d’Havrecourt.
elle se précipita... et sans un hasard... providentiel... sans une meule de foin prête à rentrer... qui était là, depuis la veille... sous cette fenêtre...
Il montre le balcon.
D’HAVRECOURT, souriant avec ironie.
Une meule de foin ! ah ! il y avait des foins !... sur lesquels elle est tombée...
RAOUL.
Sans se faire mal, grâce au ciel.
D’HAVRECOURT.
Ah ! c’est bien différent.
RAOUL, insistant.
Mais non, mon oncle, c’est exactement la même chose.
D’HAVRECOURT.
C’est possible... Une idée !
RAOUL.
Laquelle ?
D’HAVRECOURT.
Je puis me tromper, et ce n’est pas là la question... il s’agit de toi...
RAOUL, avec chaleur.
La marquise avait emmené sa fille au château ! j’y courus, mais vainement. Ma belle-mère, plus altière, plus superbe que jamais, me déclara que, par respect pour l’honneur de sa maison, elle cacherait à tout le monde ce qui s’était passé... mais que ma vue pouvait tuer ma femme, et qu’elle me défendait de chercher à la voir, si je ne voulais être...
Appuyant.
deux fois son assassin.
D’HAVRECOURT, froidement.
Eh bien ?...
RAOUL.
Eh bien ! mon oncle, depuis ce jour, c’est-à-dire depuis près d’un mois,
Soupirant.
je n’ai pas vu ma femme !
D’HAVRECOURT, froidement.
Ce n’est pas un mal !
RAOUL, vivement.
Mais si ! car je meurs d’envie de la voir.
D’HAVRECOURT, de même.
Soit.
RAOUL.
De me jeter a ses genoux... de lui demander pardon.
D’HAVRECOURT, vivement.
Halte-là. C’est ce que je ne souffrirai pas ! tous les torts sont de son côté. Si réellement elle voulait se tuer, si elle voulait, pour une invitation de bal condamner un mari qui l’adore à des regrets et à une douleur éternels... c’est impardonnable ! mais si, comme je l’espère, cette scène de drame était une comédie...
RAOUL, avec indignation.
Quoi, vous pourriez douter un instant ?
D’HAVRECOURT, froidement.
À mon âge on doute de tout, comme au tien, mon neveu, on ne doute de rien...
Scène V
JEANNE, RAOUL, D’HAVRECOURT
RAOUL, avec embarras, à part.
Dieu !... c’est Jeanne !
JEANNE.
Ouf !... j’ai joliment couru... mais, ce qui m’a retardée... c’est que j’ai rencontré...
RAOUL, lui faisant signe de se taire.
C’est bien !... nous parlerons de ça... plus tard...
Il remonte un peu.
D’HAVRECOURT.
Eh ! c’est ma gentille Flamande de ce matin... mademoiselle Jeanne.
JEANNE, gaiement.
Ah ! bien oui, Mam’selle !... mieux que ça, je m’en vante ! madame Shoppen !... mariée depuis un an, aujourd’hui... jour pour jour... c’est notre anniversaire, à telle enseigne que nous voulions le célébrer à la ferme... et que d’avance nous avions invité des villages voisins tous nos parents et amis... un fameux repas... un repas de noces... et plus gai encore... parce que
Hésitant.
On n’a plus peur... au contraire !...
D’HAVRECOURT.
Un tableau de Téniers !... bravo ! j’aime que l’on se divertisse.
JEANNE.
Ah bien !... Monsieur, votre neveu n’est pas comme vous !... parce qu’il est triste et ne voit personne... il ne veut, ni qu’on boive... ni qu’on chante, ni qu’on danse... ni qu’on fasse rien... quoi ! c’ n’est pas assez, ça ! Des canards superbes qui sont là tout plumés... et qui attendent... les pauvres bêtes !...
Elle descend à gauche.
D’HAVRECOURT.
Comment, c’est toi qui t’oppose à la joie de ces braves gens, tes fermiers ?
RAOUL.
Non, mon oncle... mais c’est impatientant... ce bruit... ces dames que l’on entendra d’ici !... et puis Jeanne est toujours auprès de son mari... à lui faire des agaceries et des mines...
Il remonte.
JEANNE, avec aplomb.
Tiens ! c’est notre homme !... il est à moi...
Changeant de ton.
M. le curé le permet !
D’HAVRECOURT, à Raoul.
Elle a raison !... si tu ne veux pas du bonheur, n’en dégoûte pas les autres !... Je prends tout sur moi, madame Shoppen ; mon neveu consentira, et je m’invite, moi, au banquet et au bal.
JEANNE, sautant de joie.
Ah ! quel brave homme !...
Vivement.
et quel plaisir !... d’autant plus que voilà nos parents qui arrivent... ce sont eux que j’ai rencontrés, en allant porter c’te lettre au château ?
RAOUL, avec impatience.
Je t’ai dit de te taire.
D’HAVRECOURT, fronçant le sourcil.
Qu’est-ce que c’est ?... une lettre de mon neveu... au château ?
JEANNE, à Raoul.
Eh ! oui, Monsieur, quand vous me ferez des signes... il n’y a pas de mal à cela... au contraire...
À d’Havrecourt.
Une lettre pour sa femme... qui est ma marraine...
D’HAVRECOURT, passant à Raoul.
Comment ! dis donc, dis donc... Tu as écrit à ta femme ?...
RAOUL, baissant la tête.
C’est vrai !...
D’HAVRECOURT, avec indignation.
Et comme tu me le disais tout à l’heure... pour lui demander grâce ?
JEANNE, à part.
Est-il possible !
RAOUL, d’un ton décidé.
Écoutez donc, mon oncle, cela vous est facile à dire ! mais, moi, j’aime ma femme... elle est jeune, elle est jolie... elle est ravissante... demandez à Jeanne ? et depuis que nous sommes brouillés... et séparés... il me semble que je l’aime deux fois plus ! oui, ce mois de guerre m’a paru un siècle. J’aime mieux la paix... la paix à tout prix... Mais vous, mon oncle, vous ne comprendrez jamais cela.
D’HAVRECOURT.
C’est possible ! je n’entends rien en mariage, mais je m’entends en émeute et en révolte ! je t’ai parlé de celle de mes ouvriers...
RAOUL.
Oui, mon oncle !... mais il n’y a là aucun rapport...
D’HAVRECOURT.
Mais au contraire ! c’est exactement la même chose. Je n’aimais pas plus que toi la guerre... car elle me ruinait ! mais, si j’avais cédé, elle aurait recommencé tous les jours... si j’avais demandé grâce, tout le monde aujourd’hui dans ma manufacture serait maître, excepté moi...
Froidement.
Exemple pour ton ménage...
À Jeanne.
Voyons, qu’a-t-on répondu ?
JEANNE.
Rien... ma marraine n’était pas seule... elle était avec sa mère... madame la marquise, laquelle s’est emparée de la lettre.
RAOUL, avec indignation.
Par exemple !
D’HAVRECOURT.
Tu vois ?...
JEANNE.
Mais, Madame, que je lui ai dit... c’est de Monsieur... Monsieur qui est notre maître... Monsieur qui écrit à sa femme... et pas à une autre.
D’HAVRECOURT, frappant avec sa canne.
Très bien, madame Shoppen.
JEANNE.
Là-dessus et sans me répondre, elle m’a jeté un de ses regards
Changeant de ton.
de six pieds et demi de haut... tout en décachetant la lettre... puis, en la parcourant... elle a haussé les épaules... comme ça... et en souriant d’un air...
Plus bas.
que si j’osais jamais sourire ainsi devant M. Shoppen... j’en aurais longtemps les marques...
Au public.
car il est très fort, M. Shoppen... oui qu’il est fort !
RAOUL, avec impatience.
Eh bien ?...
JEANNE.
Eh bien !... la belle-mère s’est mise à une espèce de pupitre et a griffonné... un carré de papier qu’elle m’a donné, en disant avec majesté : Tenez... c’est mon p’tit mat’homme. J’ai dit un p’tit mat’homm !... ça doit être fameux ! je l’ai mis dans ma poche... et le voilà...
Elle tend la lettre à Raoul.
D’HAVRECOURT.
Eh bien !... prends donc ?... est-ce que tu trembles même devant son écriture ?...
RAOUL, hésitant.
Non ! mais il me semble que cette lettre contient mon arrêt.
D’HAVRECOURT, prenant la lettre.
Je ne suis pas fâché, tu permet ? de connaître le style de la marquise, et ce que madame Shoppen appelle son... p’tit mat’homme.
JEANNE.
Il n’a peur de rien, ce vieux-là !
D’HAVRECOURT, ouvrant la lettre.
Oh ! oh ! Jeanne a raison.
Lisant.
« Ceci est notre ultimatum.
Pause.
Ma fille ne consentira à vous recevoir qu’à une seule condition ; c’est que, reconnaissant vos torts, vous viendrez au château,
Appuyant.
faire des excuses, devant moi, à votre femme... »
RAOUL, avec indignation.
Des excuses !...
JEANNE, de même.
Un mari !
D’HAVRECOURT, raillant.
« À ce prix nous pourrons, peut-être, pardonner.
« Marquise Athénaïs de Lesparre. »
RAOUL, s’emparant de la lettre qu’il lit.
Non... non... je n’y puis croire.
JEANNE, avec colère.
C’est trop fort...
D’HAVRECOURT, à Raoul qui lit.
Eh bien ! comprends-tu maintenant ce que l’on gagne à céder... nouvelle humiliation, que tu dois à ta soumission de ce matin...
JEANNE, appuyant.
C’est juste !
D’HAVRECOURT.
Et plus tu accorderas... plus on exigera...
JEANNE, de même.
C’est vrai !
D’HAVRECOURT.
Ce qui te prouve que le chef de la communauté doit seul commander.
JEANNE, plus fort.
Très bien.
D’HAVRECOURT.
Et se faire obéir.
JEANNE, plus fort.
Le vieux a raison...
À d’Havrecourt.
Ah ! pardon, Monsieur.
Raoul remonte la scène et va s’asseoir sur le banc de gazon.
D’HAVRECOURT, souriant.
Vous trouvez, madame Shoppen ?
JEANNE, pendant que Raoul, assis, regarde toujours la lettre.
Ma foi oui !... dans les commencements, moi, j’aimais à me divertir et à être belle, j’aurais tout dépensé en ajustements, et M. Shoppen
D’un air avantageux.
était si amoureux, que j’espérais qu’il ne ferait pas de résistance... ah ! bien oui !... halte-là, qu’il a dit. « Jeanne, tout le monde t’obéira dans la ferme, parce que t’es la maîtresse, mais tu m’obéiras à moi, parce que je suis le maître ! » et le maître c’est le plus fort !
Au public avec conviction.
et il est très fort, M. Shoppen... Pour lors j’ai baissé la tête, et j’ai dit : c’est bon !
Avec gaieté.
Air : À l’âge heureux de quatorze ans.
Depuis ce temps, dès le matin,
Chacun d’ nous est à son ouvrage ;
Viv’ le travail ! et point d’ chagrin ;
Chaqu’ jour, j’ nous aimons davantage.
Le jour de fête va venir.
Ou s’ fait bell’ ! ou dans’ sous l’ vieux chêne !
L’ dimanche nous avons l’ plaisir,
Finement.
Et l’ bonheur toute la semaine.
RAOUL, assis sur le banc.
En vérité !
JEANNE.
M. Shoppen est un si bon garçon, toujours gai, toujours à son affaire... ne s’occupant que de sa ferme et de sa femme ; n’aimant que Jeanne et la bière de Louvain !
Changement de ton.
Mais en revanche, quand il a dit un mot, il n’y a pas à répliquer ; aussi, il faut voir dans la ferme comme chacun le respecte, et ça fait que soi-même, on l’estime et on le considère davantage, parce que celui-là qui cède à toutes nos volontés, comme de juste, on en profite, mais à part soi, quasiment on s’en moque !
RAOUL, laissant à ses derniers mots tomber la lettre qu’il tenait.
Ô ciel !
D’HAVRECOURT.
Bravo, madame Shoppen ! vous êtes sublime de morale et de bon sens. Venez m’embrasser !
JEANNE, voulant l’arrêter.
Et M. Shoppen !
D’HAVRECOURT.
Il n’est pas là, et mon admiration est pour lui sans danger.
Il l’embrasse.
JEANNE, après s’être essuyé le front.
Je l’aime, moi, ce vieux-là !
D’HAVRECOURT, se retournant vers son neveu.
Eh bien, si tu veux me déléguer pendant quelque temps tes droits, qui ne servent à rien, si tu veux me laisser faire, et t’en rapporter entièrement à moi, je te réponds qu’avant peu ton ménage sera semblable en tout point à celui de M. et madame Shoppen.
JEANNE, faisant la révérence.
Dieu ! quel honneur pour nous !
RAOUL, avec feu.
Tout ce que vous voudrez, mon oncle, si vous me rendez Gabrielle.
D’HAVRECOURT.
Je te la rendrai douce, aimante, et plus encore... soumise.
Signe d’incrédulité de Raoul à Jeanne.
Toi, Jeanne...
JEANNE, vivement.
Qu’est-ce que j’aurai à faire ?
D’HAVRECOURT, vivement.
Va mettre les canards à la broche.
JEANNE, du même ton.
Ce n’est pas difficile.
D’HAVRECOURT, vivement.
Prépare le repas et le bal... c’est moi qui paye les violons.
JEANNE, faisant un pas vers la ferme.
C’est dit ! et donner un coup d’œil à mon ménage et à mes enfants.
D’HAVRECOURT, souriant.
Tes enfants... depuis un an de mariage ?
JEANNE.
Deux à la fois !... forts comme leur père !...
D’HAVRECOURT.
Deux ?
JEANNE.
M. Shoppen n’aime pas que l’on perde de temps.
D’HAVRECOURT, avec feu.
Jeanne, tu diras à M. Shoppen, que sans le connaître, je lui porte la plus haute estime...
JEANNE, faisant la révérence.
Vous êtes bien bon !
D’HAVRECOURT.
Air de Daranda : Oui, jurons-nous (Couder).
Tu lui diras que je veux, Dieu me damne,
Avoir l’honneur de lui serrer la main,
Et que je veux, à la santé de Jeanne,
Boire avec lui le nectar de Louvain.
JEANNE.
C’est accepté ! monsieur Schopp’, je l’atteste,
Ne r’fus’ jamais, en ses joyeux ébats,
De partager sa bouteille...
D’HAVRECOURT.
Et le reste ?
JEANNE, faisant la révérence, et plus bas.
C’est différent !... il ne partage pas !
Ensemble.
JEANNE.
Mais il saura, Monsieur, par mon organe,
Qu’ vous consentez à lui serrer la main,
Et qu’ vous voulez, à la santé de Jeanne,
Boire avec lui la bière de Louvain.
D’HAVRECOURT.
Tu lui diras, etc.
Elle sort en courant par la porte de la ferme.
Scène VI
RAOUL, D’HAVRECOURT
D’HAVRECOURT.
À nous deux, maintenant ! Qu’est-ce que tu as fait depuis un mois ?
RAOUL.
Je me suis ennuyé dans ce pavillon, refusant les invitations des châteaux voisins... aujourd’hui encore, une partie de chasse magnifique.
D’HAVRECOURT.
Et pourquoi ?
RAOUL.
Parce que c’est chez madame de Nanteuil... cette jeune dame dont Gabrielle était jalouse, et que cela pourrait lui donner de nouvelles idées... à elle ou à sa mère.
D’HAVRECOURT.
Et qu’est-ce que cela nous fait ? il faut y aller...
RAOUL.
C’est que je m’y ennuierai...
D’HAVRECOURT.
Qu’importe ? Ah çà, tu as promis de te laisser guider par moi, et avant de partir pour la chasse, tu vas faire un tour à la ferme.
RAOUL.
Mais c’est qu’il y aura là... un repas... des violons...
D’HAVRECOURT.
Tant mieux !
RAOUL.
Des jeunes filles qui dansent...
D’HAVRECOURT.
Tant mieux encore.
RAOUL.
Et paraître à une fête... dans un pareil moment ! si Gabrielle l’apprend !
D’HAVRECOURT.
Tant mieux ! cent fois tant mieux !
RAOUL.
Mais sa mère !...
D’HAVRECOURT.
Mais, aie donc confiance ! je te réponds de tout.
RAOUL, changeant de ton.
Au fait, mon oncle, votre assurance commence à me gagner.
D’HAVRECOURT, regardant dans la ferme.
C’est heureux... Tiens, vois-tu... les violons qui se mettent en place !
RAOUL, s’échauffant.
Vous avez raison ! je ne peux pas passer ma vie dans les lisières de la marquise...
D’HAVRECOURT.
Tu n’es pas son mari, toi...
RAOUL.
Et puis, voir du monde... s’amuser un peu... ce n’est peut-être pas si terrible que je me l’imagine...
D’HAVRECOURT.
Parbleu !
RAOUL.
Eh bien, c’est dit, mon oncle... je m’abandonne à vous...
D’HAVRECOURT.
Et tu t’en trouveras bien !
RAOUL.
Je veux m’étourdir... faire des folies... et tantôt à cette chasse, me remettre au Champagne... si je le peux !
D’HAVRECOURT.
Tu le pourras !... tu le pourras.
Ensemble.
Air : Mascarade des Mousquetaires de la Reine.
RAOUL.
Bien fou celui qui se désole,
J’en ris, ma foi !
Et vous serez, sur ma parole,
Content de moi.
Oui, je veux, bravant l’hyménée,
C’est entendu,
Rattraper dans cette journée
Le temps perdu.
D’HAVRECOURT.
Bien fou celui qui se désole,
Compte sur moi,
Et je serai, sur ma parole.
Content de toi.
Oui, tu dois, bravant l’hyménée,
C’est entendu,
Rattraper dans cette journée
Le temps perdu.
Seul.
Un mari de ton âge
Peut faire le garçon,
C’est un jour de veuvage,
Ça semble toujours bon !
Reprise de l’ensemble.
Raoul sort par la fenêtre.
Scène VII
M. D’HAVRECOURT, puis LA MARQUISE et GABRIELLE
D’HAVRECOURT, seul.
Allons donc !... le voilà lancé !... et ce n’est pas sans peine, et maintenant, allons au château trouver la marquise... j’aurais du plaisir à combattre un adversaire digne de moi ! Diable !... c’est elle ! l’ennemi m’a prévenu !
Regardant toujours à gauche.
C’est bien elle... un peu moins belle... mais toujours aussi fière ;
Au public.
la beauté passe, le caractère reste... et cette jeune fille qui l’accompagne... Gabrielle sans doute... jolie comme un ange !...
Redescendant.
Je comprends maintenant le désespoir de Raoul... la pénitence a été dure !...
Allant à elle. La marquise parait à la petite porte du fond, à gauche, avec Gabrielle. Un domestique portant un livre les suit.
Madame la marquise...
LA MARQUISE, saluant d’un ton doucereux.
Monsieur le marquis d’Havrecourt.
D’HAVRECOURT, saluant.
Quel heureux hasard ?...
LA MARQUISE, entrant.
Nous sortions pour nous rendre à l’église du village...
Elle fait un signe au domestique qui porte un livre ; il sort par la droite.
Permettez-moi de vous présenter Gabrielle, ma fille !
D’HAVRECOURT.
Et ma charmante nièce !
LA MARQUISE.
Nous espérons vous recevoir au château, où vous daignerez, je le pense, accepter un logement.
D’HAVRECOURT, soupirant.
Ah ! je le voudrais... mais impossible ! ce n’est pas dans la disgrâce qu’on abandonne ses amis... je dois partager l’exil de mon neveu Raoul... que je viens de voir et d’embrasser.
GABRIELLE, se contenant.
Ah ! vous l’avez vu...
LA MARQUISE, avec hauteur.
Et il vous a dit...
D’HAVRECOURT.
Il m’a tout raconté. Madame ! il m’a donné même communication de votre ultimatum...
LA MARQUISE, avec fierté.
Il a eu de grands torts.
GABRIELLE, appuyant.
Ah ! de bien grands !
D’HAVRECOURT, appuyant plus fort.
Oh ! de très grands !
LA MARQUISE.
Mais enfin... et puisqu’il demande grâce...
D’HAVRECOURT.
Il n’en mérite pas... Non... il n’en mérite pas. Je lui ai fait sentir moi-même qu’il était indigne de votre clémence et il renonce à l’implorer.
GABRIELLE, vivement.
Comment, Monsieur...
D’HAVRECOURT.
Oh ! il y renonce à jamais...
LA MARQUISE.
Mais cependant, si aux conditions proposées... nous daignons l’absoudre.
GABRIELLE, s’avançant.
Oui, si nous daignons...
D’HAVRECOURT, hypocrite.
Non, marquise, non ! vous avez été trop bonne, trop indulgente... vous êtes femme, c’est tout simple !... mais notre faute a été grande... et nous devons nous en punir ! nous devons l’expier !...
GABRIELLE.
Mais il l’expie, mon oncle, depuis un mois.
D’HAVRECOURT.
Eh ! qu’est-ce qu’un mois ?
GABRIELLE, impatientée.
Mais c’est très long.
LA MARQUISE, bas, à sa fille.
Silence !
D’HAVRECOURT, à part.
Bravo !... le tribunal n’est pas d’accord sur la durée de la peine !...
Haut.
Je vais plus loin.
Gravement.
Et pour se repentir de torts pareils... c’est trop peu de la vie entière...
GABRIELLE.
Par exemple !...
On entend des cors de chasse.
Ah ! mon Dieu, qu’est-ce donc ?
LA MARQUISE.
D’où vient ce bruit...
D’HAVRECOURT, avec indifférence.
Rien, ne faites pas attention... c’est Raoul qui va s’éloigner... une partie de chasse... avec des dames... des amis du château de Nanteuil.
GABRIELLE, vivement.
J’espère bien qu’il n’ira pas, ou sinon...
D’HAVRECOURT.
Il a fait seller son cheval pour rejoindre les chasseurs.
En soupirant.
Après tout, dans les forêts ou ailleurs... qu’importe l’endroit, où il traînera sa tristesse...
On entend les violons jouer en sourdine la polka indiquée plus bas.
JEANNE, en dehors, dans la ferme.
À vos places ! monsieur Shoppen ! en face de moi !
RAOUL, de même.
La main aux dames !
D’HAVRECOURT.
Ne faites pas attention... c’est aujourd’hui l’anniversaire du mariage de madame Shoppen...
GABRIELLE.
Ma filleule !
D’HAVRECOURT.
Il est obligé d’ouvrir le bal avec la mariée...
GABRIELLE, regardant à droite.
Lui... il serait capable de danser... de valser !...
D’HAVRECOURT.
Pour étourdir son chagrin !...
GABRIELLE.
Oser se divertir !
LA MARQUISE, avec indignation.
Et avec des paysans encore ! c’est d’une inconvenance !...
RAOUL, en dehors.
À la santé de M. et de madame Shoppen !
D’HAVRECOURT, montrant la coulisse à droite.
Tenez, c’est lui que vous entendez...
RAOUL, de même.
À la santé des bons ménages !
Cris en dehors.
Vive M. Raoul !
D’HAVRECOURT, regardant du côté gauche.
Je l’aperçois d’ici... au milieu de ces braves gens...
LA MARQUISE, regardant aussi.
Trinquant avec M. Shoppen ! quelle indignité !...
GABRIELLE, regardant de même.
Eh mais... je ne me trompe pas... il embrasse Jeanne, ma filleule...
Elle fait un pas vers la ferme.
LA MARQUISE, la retenant.
Ma fille, que voulez-vous faire ?
GABRIELLE.
Le confondre.
LA MARQUISE, à demi voix et tremblante de colère.
Et votre dignité ! regardez-moi ! ainsi que vous... je suis furieuse... et on ne s’en doute pas... la colère des gens comme il faut !
Ensemble.
Air : Polka de Benedetta (Loïsa Puget, album 1847).
LA MARQUISE.
Viens, ma chère enfant,
C’est affreux, vraiment !
Un tel affront à sa femme !
Mais nous punirons
Sa conduite infâme
Et de lui nous nous vengerons.
GABRIELLE.
C’est affreux, vraiment !
Il danse à présent !
Un tel, etc.
D’HAVRECOURT, à part.
D’honneur, c’est charmant !
Car déjà, vraiment !
La fureur remplit leur âme !
Mais nous soumettrons
Belle-mère et femme !
Oui, nous mourrons ou nous vaincrons !
GABRIELLE, à sa mère, avec colère.
Je consens à tout !
D’HAVRECOURT, très aimable.
Ce que vous ferez
Daignerez-vous me l’apprendre ?
LA MARQUISE, avec fierté.
Je n’ai pas, je crois, de compte à vous rendre ;
Mais ce soir, vous le saurez.
Reprise de l’ensemble.
La marquise et Gabrielle sortent par le fond, et tournent à droite, derrière la petite barrière de charmille, d’Havrecourt les salue de loin.
Scène VIII
D’HAVRECOURT, seul, remettant son chapeau
Que veut-elle faire ? je l’ignore ! mais il faut s’attendre aux grands coups, car elle est femme à nous tenir tête. Heureusement, et c’est là ce qui fera notre salut, dans la colère de Gabrielle il y a encore de l’amour ! dans celle de sa mère... il n’y a que le besoin de discorde et de combats. Ah ! elle aime la guerre... eh bien, soit ! nous la lui ferons... pour avoir la paix... et puisqu’elle nous a envoyé son ultimatum... je m’en vais préparer le mien... qui en vaudra bien un autre !
Il va s’asseoir sur le banc de gazon et tire un portefeuille dont il déchire un feuillet sur lequel il écrit au crayon. L’orchestre reprend l’air de la polka.
Scène IX
RAOUL, sortant de la ferme, D’HAVRECOURT, assis et écrivant sur le banc
RAOUL, très gai.
Ah ! c’est charmant : c’est délicieux ! Pierre m’a dit que mon cheval était sellé, et je pars pour la chasse... Mais auparavant, j’ai voulu vous dire que vous aviez raison. La joie de ces braves gens m’a enchanté... Ils ont bu à ma sauté... avec un enthousiasme et avec une scélérate de bière...
Crachant.
qui est détestable... mais qui, en revanche, mousse comme du vin de Champagne... et qui grise de même... Et puis madame Shoppen et toutes ces petites filles qui sautent... qui rient de tout... c’est très gentil... c’est très drôle... moi, j’ai dansé avec tout le monde... j’ai embrassé tout le monde... je ne suis pas fier... et je n’ai qu’un regret... c’est que ma belle-mère ne m’ait pas vu.
D’HAVRECOURT, achevant d’écrire.
Vraiment !
RAOUL, riant.
J’aurais donné mille louis pour qu’elle fût là.
D’HAVRECOURT, riant.
Cela ne te coûtera pas si cher !...
RAOUL, s’arrêtant effrayé.
Hein !... comment ?
D’HAVRECOURT.
Elle était ici... gratis !
RAOUL.
La marquise !
D’HAVRECOURT.
Avec ta femme !...
RAOUL.
Ah ! je suis perdu !
D’HAVRECOURT.
Au contraire !... elles sont parties furieuses... ce qui est d’un très bon augure... et pour achever ce que tu as si bien commencé... je prépare là...
RAOUL.
Quoi donc, mon oncle ?
D’HAVRECOURT, froidement.
Notre ultimatum... il faut bien que chacun ait le sien... J’ai jeté là quelques petites idées... que tu n’aurais pas eues, peut-être... tu arrangeras tout cela, et tu le signeras...
Se levant et donnant le feuillet à Raoul, qui le lit rapidement.
RAOUL.
Moi !... signer cela... ah ! jamais, mon oncle... jamais !... ne l’espérez pas !...
D’HAVRECOURT.
Il le faut, cependant...
RAOUL.
Jamais !... vous dis-je... Mais, après ce qu’elle a vu, vous voulez donc qu’elle me haïsse !... vous voulez donc l’éloigner pour toujours ?...
D’HAVRECOURT, qui a remonté et regardé dans la ferme.
L’éloigner !... Tiens, regarde... connais-tu cette personne... là-bas... qui cause avec madame Shoppen ?...
RAOUL.
Elle ! c’est elle !...
Il va s’élancer ; son oncle l’arrête.
D’HAVRECOURT.
Qui vient de ce côté. Eh bien !... où vas-tu donc ?
RAOUL.
Lui expliquer comment tout à l’heure... je m’amusais ici... sans le vouloir...
D’HAVRECOURT.
Non pas !... ce serait tout perdre !... on t’attend à la chasse... tu vas t’y rendre.
RAOUL.
Au diable la chasse ! je n’irai pas !
D’HAVRECOURT.
Et la promesse que tu m’as faite ?... ah ! c’est qu’on ne me manque pas de parole, à moi !...
RAOUL.
Pardon, mon oncle... c’est que, voyez-vous, il m’est impossible de m’éloigner... quand je sais que ma femme est là, près de moi...
D’HAVRECOURT.
Eh bien ! à la bonne heure... et pourvu que tu ne lui parles pas...
RAOUL.
Je vous le jure...
D’HAVRECOURT.
Tu vas alors entrer là... dans ce pavillon ! et tu n’en sortiras pas sans mon ordre...
RAOUL.
Mais, mon oncle...
D’HAVRECOURT, se fâchant.
Ou je pars... je t’abandonne,
Avec force.
et je te livre à ta belle-mère ! ah ! ah !...
RAOUL, poussant un cri.
Oh !... oh ! non !... non, mon oncle !... avec ce mot-là, vous me feriez rentrer...
D’HAVRECOURT, le poussant à gauche.
Dans ce pavillon, c’est tout ce que je te demande.
RAOUL.
Eh bien ! je vous obéis !
Montrant le feuillet.
Mais, pour signer ce papier-là... jamais... jamais !...
D’HAVRECOURT.
C’est ce que nous verrons !
Le poussant dans le pavillon.
Va donc...
Voyant Gabrielle qui entre.
Il était temps !...
Il rentre avec son neveu.
Scène X
GABRIELLE, JEANNE, puis D’HAVRECOURT
GABRIELLE, entrant en causant avec Jeanne d’un air animé.
Je vous demande à propos de quoi danser ainsi avec lui ?
JEANNE.
Mais, ma marraine, M. Raoul m’avait invitée, et c’était pour moi un honneur...
GABRIELLE.
Que vous deviez refuser...
JEANNE.
J’ai ben hésité un instant, mais M. Shoppen, mon mari, m’a dit : Accepte !
GABRIELLE.
Mais vous laisser embrasser par lui !
JEANNE.
Dame ! M. Shoppen avait dit...
GABRIELLE, lui coupant la parole.
M. Shoppen !... M. Shoppen !... il fallait dire que tu ne voulais pas... c’était tout simple !
JEANNE.
Ah ben non !... ça n’est pas comme ça chez nous ! M. Shoppen se serait fâché...
GABRIELLE.
Le grand malheur !...
JEANNE.
Certainement ! parce que quand il est fâché...
GABRIELLE.
Eh bien ?...
JEANNE.
C’est moi qui suis obligée de revenir... ce qui est toujours désagréable...
GABRIELLE.
Ah ! c’est toi !... et si tu ne revenais pas ?
JEANNE.
Eh ben !... tout serait fini...
GABRIELLE.
Tout !
JEANNE.
Oui, ma marraine... tout... et c’est beaucoup !
GABRIELLE.
Tu trouves ?
JEANNE.
Dame !... et vous ?
GABRIELLE.
Oh ! moi !...
D’Havrecourt ouvre la porte, qu’il laisse retomber avec bruit ; Gabrielle, se retournant.
Ciel ! mon oncle !
D’HAVRECOURT, s’approchant.
Ma charmante nièce !... et madame la marquise... votre mère !...
Jeanne entre dans la ferme.
GABRIELLE.
Elle vient de partir... pour une demi-lieue d’ici... pour la ville... où elle va, dit-elle, consulter un homme de loi... chez qui ma présence est inutile...
D’HAVRECOURT.
Vous avez bien raison.
GABRIELLE, regardant autour d’elle comme si elle cherchait quelqu’un.
Et je rentrais par la ferme... au château...
D’HAVRECOURT.
Qu’avez-vous, de grâce... et que regardez-vous donc ?...
GABRIELLE, de même.
Rien, je craignais de rencontrer mon mari...
D’HAVRECOURT.
Oh ! rassurez-vous, il est parti.
GABRIELLE, vivement.
Hein ?... parti ! je reste alors, je reste, mon cher oncle !
Avec émotion et dépit.
parti sans doute... pour rejoindre la chasse ?
D’HAVRECOURT, froidement.
Je le pense.
Jeanne revient avec un saladier et une assiette de pommes, qu’elle pose sur le banc de gazon, et va secouer au fond un panier de salade.
GABRIELLE.
Ou plutôt pour retrouver madame de Nanteuil.
D’HAVRECOURT, froidement.
C’est possible !
GABRIELLE, vivement.
Et moi, j’en suis sûre !... car cette petite madame de Nanteuil... elle qui devait partir pour l’Italie... pourquoi ne part-elle pas, je vous le demande !...
D’HAVRECOURT, très aimable.
Ah ! je ne peux pas vous le dire.
GABRIELLE.
Oh ! du reste...
Cherchant à se modérer.
du leste, tout cela m’est fort indifférent ! Autrefois, quand j’étais assez folle pour aimer mon mari... j’aurais pu... mais après ce que j’ai vu tout à l’heure... après cet oubli complet... je ne dirai pas de moi... mais de toutes les convenances...
D’HAVRECOURT.
Oh ! écoutez donc, ma chère nièce, il a peut-être bien une excuse !
GABRIELLE.
Lui, mon oncle ! lui !... un homme marié !
D’HAVRECOURT.
Marié !... ah ! c’est qu’il ne l’est plus...
GABRIELLE.
Comment, mon oncle !...
D’HAVRECOURT, finement.
Ou presque plus !...
Air : Ces postillons.
Depuis un mois maître de sa personne,
Il reste seul, toujours seul en ces lieux.
Jeune mari, qu’ainsi l’on abandonne.
N’en a pas moins un cœur tendre... et des yeux...
GABRIELLE.
Quoi ! vous croyez !
D’HAVRECOURT.
C’est du moins très chanceux !
JEANNE, qui s’est approchée.
Oui, c’est, marraine, une imprudence extrême
De les laisser ailleurs porter leurs pas :
Y a tant d’ maris qu’on n’ peut pas garder... même...
En ne les quittant pas !
Elle va se rasseoir sur le banc, et dresse son dessert.
GABRIELLE.
Et cependant cette lettre qu’il m’a adressée ce matin...
D’HAVRECOURT.
J’ai eu toutes les peines du monde à la lui faire écrire... c’est moi qui l’ai dictée...
GABRIELLE.
Vous !... ah ! mon bon oncle !
D’HAVRECOURT.
Il se repentait déjà de l’avoir envoyée... lorsque la réponse de votre mère... est venue le dégager... et le rendre, comme auparavant, entièrement libre... et garçon !
GABRIELLE, avec effroi.
Oh ! mon Dieu !...
Câlinant.
Heureusement vous êtes là... mon bon oncle... car vous êtes bon... et vous m’aimez, j’en suis sûre... moi, je vous aime déjà...
D’HAVRECOURT, à part.
Pauvre petite ! elle m’attendrit.
GABRIELLE, câlinant.
Et vous ramènerez mon mari, n’est-ce pas ? vous lui conseillerez, comme vous l’avez déjà fait ce matin... de céder...
D’HAVRECOURT, à part.
J’allais me laisser prendre comme mon neveu.
Haut.
De céder...
GABRIELLE, de même.
Oui ! de faire quelques avances... quelques excuses... enfin, de demander une espèce... de... pardon,
Vivement.
si peu qu’il voudra...
D’HAVRECOURT.
Lui !...
GABRIELLE.
Pourvu qu’il ait l’air de revenir le premier... c’est tout ce qu’on veut, tout ce qu’on exige !... pas autre chose !
D’HAVRECOURT, avec ironie.
Vraiment !
GABRIELLE, avec impatience.
Eh ! mon Dieu ! oui, pour que cela finisse !... car enfin...
D’HAVRECOURT, à part.
Ce sont les leçons de la marquise ; il paraît qu’elle fait des élèves !...
GABRIELLE.
Eh bien ! mon onde, vous ne me répondez pas ?...
D’HAVRECOURT.
C’est que, voyez-vous, ma chère nièce, je suis fâché de vous l’avouer. Vous ne connaissez pas du tout votre mari... mais du tout...
GABRIELLE.
Ah bah ! laissez donc !... il est si bon... si aimable... si obéis...
D’HAVRECOURT, interrompant.
Autrefois, c’est possible !... mais si vous saviez comme la solitude aigrit le caractère... il est devenu dans son intérieur... bizarre... exigeant...
GABRIELLE, effrayée.
Un tel changement... en un mois.
D’HAVRECOURT.
En un mois il se passe tant de choses ! peut-être aussi cette affaire de...
Il montre le balcon.
La secousse qu’il a reçue !...
GABRIELLE.
Comment !... mais il me semble que c’est moi qui...
D’HAVRECOURT.
C’est juste... mais ça aura influé sur son moral, et il est en ce moment atteint d’une monomanie... celle de vouloir être le maître chez lui.
GABRIELLE.
Voyez-vous ça !
D’HAVRECOURT.
Et pour commencer... il veut... il exige...
GABRIELLE, effrayée.
Quoi donc ?
D’HAVRECOURT.
Que vous lui écriviez une lettre d’affection.
GABRIELLE, avec joie.
D’affection... dame ! je crois que je peux me permettre... oui, oui, oui... je peux me permettre.
D’HAVRECOURT, lui prenant la main.
Et en même temps de regrets... je veux dire d’excuses...
GABRIELLE, changeant de ton.
Moi !...
D’HAVRECOURT.
Sur ce qui s’est passé !...
GABRIELLE.
Moi !... demander grâce... avouer que j’ai eu tort... jamais !
JEANNE, sur le banc.
Y pensez-vous, ma marraine !
Elle a fini d’arranger ses pommes.
GABRIELLE, à tous deux.
Ma mère me l’a répété cent fois... et il y va de ma dignité de femme !... quand on a cédé une fois... il n’y a pas de raison pour que ça finisse... on est perdue !...
D’HAVRECOURT.
Ah ! ce sont là les principes de la marquise !
GABRIELLE.
Les miens... mon oncle !
D’HAVRECOURT.
Et l’obéissance qu’on doit à son mari !...
GABRIELLE, avec mutinerie.
L’obéissance !... voilà un mot !...
Se reprenant avec douceur.
Enfin, mon oncle... je ne veux pas me fâcher contre vous... et en votre faveur je consens à faire... des concessions...
JEANNE, se levant avec joie.
Ah ! bien, ça, marraine !
D’HAVRECOURT.
Lesquelles ?...
GABRIELLE.
Tout ce que mon mari voudra !...
JEANNE, avec joie.
À la bonne heure !...
GABRIELLE, froidement.
Excepté de revenir la première !...
D’HAVRECOURT, à part et s’en allant.
C’est ce que nous verrons ! et quand mon ultimatum sera une fois signifié...
GABRIELLE.
Comment ! vous partez ?...
D’HAVRECOURT, saluant.
En ambassadeur qui a reçu ses passeports... car je suis certain d’avance que mon neveu refusera.
GABRIELLE.
Mais, mon oncle...
D’HAVRECOURT, rentrant.
Ah ! il refusera... il refusera.
Il rentre dans le pavillon.
Scène XI
GABRIELLE, JEANNE
GABRIELLE, avec colère.
Et je dis, moi, que s’il ose refuser !...
JEANNE.
Comment, marraine !...
GABRIELLE, très animée.
C’est qu’il n’y a pas d’exemple d’une obstination pareille !... mais il paraît que dans la famille ils sont tous ainsi... l’oncle !... le neveu !... enfin, tu l’as vu, il n’y a que moi de raisonnable !... je faisais des concessions !
JEANNE, avec douceur.
Oh !... oh ! marraine... y pensez-vous, vous mettre en une colère pareille...
GABRIELLE, de même.
Quand on me traite comme un enfant... quand on me parle de céder... d’obéir...
JEANNE, en confidence.
À son mari... où est le mal ?... faut obéir à son mari, ma marraine... il n’y a pas de honte à cela...
Jouant avec son tablier.
et il y a quelquefois de l’agrément...
GABRIELLE.
Tais toi !... tais-toi, si ma mère t’entendait.
JEANNE, s’animant.
Eh bien, quand elle m’entendrait... madame la marquise est la belle-mère de M . Raoul, elle ne peut pas savoir ce que vous pensez... ce que vous éprouvez... Elle fait la guerre à son aise... ça ne lui coûte rien... mais à vous... c’est différent ! à moins que vous n’aimiez plus votre mari !
GABRIELLE, à voix basse et avec force.
Mais au contraire !... plus que jamais, je crois...
Avec mutinerie.
C’est ce qui me rend furieuse !
JEANNE.
Eh bien ! alors...
GABRIELLE.
Mais m’humilier... mais revenir la première... ma mère n’y consentirait jamais...
JEANNE.
C’est vous que cela regarde.
GABRIELLE.
Elle me renierait pour sa fille... et elle aurait raison...
JEANNE.
Elle aurait tort,
Changeant de ton.
avec tout le respect que je lui dois !... car vous vous faites une idée terrible de la soumission... mais c’est rien en ménage.
GABRIELLE.
Comment ce n’est rien !... se soumettre comme une esclave ?...
JEANNE, gaiement.
Bah ! je ne fais que ça, moi !... M. Shoppen n’a pas une volonté qu’elle ne soit à l’instant môme exécutée... ce qui n’empêche pas, sans qu’il s’en doute,
En confidence.
de ne faire que les miennes !
GABRIELLE, avec curiosité.
Comment cela ?
JEANNE, après avoir regardé autour d’elle.
Primo d’abord, je ne dis jamais je veux... mais je tâche, et ça ben gentiment, qu’il m’ordonne ce qui me plaît, et
Avec volubilité.
alors j’obéis... avec un empressement dont il est ravi... et moi aussi... ce fait que nous sommes contents tous les deux... et voilà !...
GABRIELLE.
En vérité !
JEANNE.
Air : Comment peut-on trouver du mal à ça !
Premier couplet.
Mon Dieu ! quoiqu’ ça vous coûte ?
Rien qu’un regard comm’ ça...
Soudain, sans qu’il s’en doute ;
Le maître obéira...
Eh ! mais, oui-da,
C’ n’est pas, marraine, plus difficil’ que ça !
Deuxième couplet.
GABRIELLE.
Mais un pareil système,
C’est tromper, à mes yeux !
JEANNE.
Tromper les gens qu’on aime
Afin d’ les rendre heureux.
Eh ! mais, oui-da,
Comment peut-on trouver du mal à ça !
On entend la marquise à droite.
GABRIELLE.
Dieu !... c’est ma mère...
Elle va s’asseoir sur le banc de gazon.
Scène XII
RAOUL, sortant da pavillon, JEANNE, GABRIELLE, LA MARQUISE, venant de la ferme
LA MARQUISE, à la cantonade.
Oui, monsieur Shoppen... je trouve indécent ces jeux... et ces réjouissances...
JEANNE, elle court à la porte de la ferme.
Ah ! mon pauvre mari.
La marquise est censée écouter Shoppen qui est dans la coulisse à gauche ; Jeanne est près de la marquise qu’elle cherche à apaiser.
LA MARQUISE.
Hein ?... on vous les a permis ?... et qui donc, s’il vous plaît ?
RAOUL, sortant du pavillon à gauche.
Non, mon oncle a beau dire ! je ne signerai jamais cela !... ma femme !...
Il fait un pas vers Gabrielle et s’arrête.
Sa mère est avec elle... attendons !
Il se retire près de la porte du pavillon, se cache derrière les poteaux garnis de vigne qui supportent le balcon.
JEANNE, à la marquise.
C’est M. Raoul ; n’est-ce pas, mon homme ?...
Elle entre dans la ferme.
LA MARQUISE, avec colère et continuant à parler à droite.
Ah !... c’est mon gendre qui vous a permis de vous amuser... eh bien, moi, je le défends... entendez-vous ? Et ma fille aussi...
Elle descend en scène.
GABRIELLE.
Cependant, ma mère... mon mari est bien le maître...
LA MARQUISE, très vite.
De quoi ? de cette ferme qui vient de ta dot, et que nous lui avons donnée ?
GABRIELLE.
Précisément... puisque vous lui avez donnée, elle est à lui...
LA MARQUISE, haussant les épaules.
À ce compte-là, toi aussi... tu es son bien... sa chose, sa propriété...
GABRIELLE.
Il peut le soutenir...
LA MARQUISE.
C’est absurde !... je viens de la ville... j’ai vu... j’ai consulté... notre avoué est d’avis que la cause est excellente, le succès certain, et qu’il faut attaquer...
GABRIELLE.
Un avoué... je crois bien... c’est que pendant votre absence, M. d’Havrecourt, que j’ai rencontré ici, m’a fait au nom de son neveu des avances...
LA MARQUISE, d’un air triomphant.
Eh bien, quand je te le disais !... il ne faut que du temps et de la fermeté... Ils y viennent donc, enfin ?
GABRIELLE.
Oui, ma mère... ils viennent me prier... d’écrire seulement à mon mari... une petite lettre affectueuse...
LA MARQUISE, sans l’écouter.
Jamais !
GABRIELLE, vivement.
C’est ce que j’ai dit... en y mêlant, pour la forme, quelques regrets...
Se reprenant.
non... quelques manières d’excuses...
LA MARQUISE.
Des excuses... et tu l’as écouté... et tu l’as laissé achever...
GABRIELLE, vivement.
Mais non, maman, puisque j’ai refusé... j’ai refusé.
LA MARQUISE, embrassant sa fille et psalmodiant.
Chère enfant !... tu en seras récompensée... par l’amour et l’estime de ta mère !
RAOUL, toujours sous le balcon et caché derrière le pilier.
Gracieuse belle maman !
LA MARQUISE.
Nous croire capables d’une pareille faiblesse, quand c’est ton mari qui a tous les torts...
GABRIELLE.
Je ne dis pas non.
LA MARQUISE.
Quand c’est lui qui a failli causer ta mort !
GABRIELLE, avec hésitation.
Pour ce qui est de ça... maman, il faut bien que je vous le dise, ma vie n’a jamais couru aucun danger.
RAOUL, à part.
Que dit-elle ?
LA MARQUISE.
Aucun danger !... mais sans ces foins... sans ces foins qui étaient là... tu te tuais... malheureuse enfant !
GABRIELLE.
Oui, maman !... mais... je savais bien qu’ils y étaient !
RAOUL, à part.
Ciel ! qu’entends-je ?
LA MARQUISE, regardant sa fille avec admiration.
Tu le savais !... ah ! je te reconnais !... tu es mon sang... tu es ma fille !
Elle la serre entre ses bras.
RAOUL.
Elle le savait !... et pendant un mois entier elle à pu me laisser... ah ! elle ne m’aimait pas, et maintenant je signerai tout ce que mon oncle voudra.
Il rentre vivement.
Scène XIII
GABRIELLE, LA MARQUISE
GABRIELLE.
Merci, ma mère, merci... merci de vos éloges... mais, cependant, vous voyez qu’il n’est pas si coupable.
LA MARQUISE.
Mais il croit l’être ! c’est l’essentiel, il faut en profiter pour établir à tout jamais ton empire... je te l’ai toujours dit : Les hommes sont tyrans quand ils ne sont pas esclaves... donc il faut qu’ils soient...
Elle fait un geste énergique qui signifie :
À genoux !...
GABRIELLE.
Très bien... mais si mon mari... ne veut pas l’être ?
LA MARQUISE.
Je voudrais le voir...
GABRIELLE.
S’il refuse et s’il s’obstine toujours de son côté... comme nous, du nôtre...
LA MARQUISE.
Plût au ciel !
GABRIELLE.
Qu’est-ce que cela deviendra ? c’est très inquiétant !...
LA MARQUISE.
C’est là que je les attends... j’ai un mot qui les fera trembler... et les foudroiera... à commencer par ce vieux marquis d’Havrecourt... que je soupçonne de donner de mauvais conseils à son neveu !
GABRIELLE, incrédule.
Lui !... oh !
LA MARQUISE, psalmodiant.
Et dans les ménages, vois-tu bien, mon enfant, tous ceux qui donnent des mauvais conseils... sont des gens qu’il faudrait... Tais-toi ; c’est lui que j’entends !
Scène XIV
D’HAVRECOURT, sortant du pavillon, GABRIELLE, LA MARQUISE, se retirant vers la droite du théâtre, JEANINE, au fond
D’HAVRECOURT, se retourne vers la porte du pavillon et dit à voix haute.
Sois donc tranquille, tout sera prêt pour ce soir ou demain matin au plus tard. Il ne faut pas si longtemps pour réparer une voiture, et je vais voir à la ferme.
Apercevant Jeanne qui paraît au fond.
Ah ! madame Shoppen, ma berline est-elle relevée ?...
JEANNE.
Il y a longtemps !... M. Shoppen a donné un coup de main, et il est si !...
D’HAVRECOURT, interrompant.
Je le sais...
JEANNE.
Et puis, il n’y a rien de cassé.
D’HAVRECOURT.
Alors point d’obstacle !... nous pouvons partir.
JEANNE.
Vous, Monsieur !
D’HAVRECOURT.
Et mon neveu !...
LA MARQUISE et GABRIELLE, s’avançant.
Comment ! votre neveu !...
D’HAVRECOURT.
Pardon !... vous étiez là, Mesdames...
GABRIELLE.
Oui... mon oncle... et nous vous avons entendu parler... de votre départ...
D’HAVRECOURT.
Eh ! mon Dieu oui, seul moyen d’étourdir... de distraire ce pauvre Raoul... un voyage avec quelques amis à lui... M. de Nanteuil...
GABRIELLE, vivement.
Et sa femme !...
D’HAVRECOURT, froidement.
Oh ! naturellement !... ils commencent par l’Italie, et doivent revenir par Constantinople.
GABRIELLE.
Constantinople !... un pays où l’on a plusieurs femmes !...
La marquise fait un geste.
et vous l’avez permis ?... vous ne l’en avez pas détourné... vous, mon oncle !
D’HAVRECOURT.
Mais par quels moyens ?... vous le pouviez... vous ne l’avez pas voulu, et maintenant, je m’en doutais bien, il demande des choses... absurdes... exagérées... des conditions...
LA MARQUISE, descendant.
Des conditions à nous !... à moi, marquise de Lesparre !
D’HAVRECOURT.
Conditions inadmissibles... inexécutables... je le reconnais moi-même... aussi, et quoiqu’il m’ait chargé de vous les remettre... je lui ai dit que je n’oserais prendre cette liberté.
LA MARQUISE, avec fierté.
Et certes ! vous avez bien fait.
GABRIELLE.
Sans doute... mais on peut toujours les connaître...
D’HAVRECOURT.
Non, non, ma nièce... je ne vous le conseille pas !
GABRIELLE.
Et pourquoi ?
D’HAVRECOURT, tirant un papier de sa poche, l’élevant et l’abaissant de manière que Gabrielle ne peut le saisir.
L’ultimatum de madame la marquise n’était que sévère... et celui de votre mari est tellement extravagant... qu’il dépasse toutes les bornes...
GABRIELLE, attrapant enfin le papier.
N’importe ?... voyons ?...
LA MARQUISE, l’arrachant des mains de sa fille.
Non, pas vous... mais moi !
GABRIELLE, à d’Havrecourt, bas.
C’est donc bien terrible...
D’HAVRECOURT.
Oh ! d’autant plus terrible... qu’il n’en démordra pas, et n’acceptera aucun autre moyen de réconciliation...
GABRIELLE, avec émotion.
De réconciliation... il en parle donc ?
LA MARQUISE, poussant un cri.
Ah !... j’en suffoque... mon flacon... mes sels ?
JEANNE.
Eh ben ? eh ben ?
GABRIELLE.
Qu’est-ce donc... ma mère ?...
LA MARQUISE, qui est allée s’asseoir sur le banc.
Cela n’a pas de nom... c’est du délire...
D’HAVRECOURT, avec bonhomie.
Quand je vous le disais...
LA MARQUISE, lisant avec dépit.
« Je serai heureux de vous revoir... de vous serrer contre mon cœur.
GABRIELLE, avec émotion.
Eh bien !... mais ça peut s’accorder.
LA MARQUISE, de même.
« Devons recevoir... dans cet appartement qui est le nôtre...
GABRIELLE, de même.
Eh bien !...
LA MARQUISE.
« Et où je suis seul depuis si longtemps.
GABRIELLE.
Pauvre garçon !
LA MARQUISE.
« Mais, c’est par la fenêtre que vous en êtes sortie...
GABRIELLE, avec impatience.
Eh bien ! donc ?...
LA MARQUISE, comme suffoquée.
« C’est par la fenêtre... »
GABRIELLE.
Achevez !...
D’HAVRECOURT, froidement et prenant une prise du tabac.
Que vous y rentrerez !
GABRIELLE.
Ô ciel !
JEANNE, riant, à la marquise anéantie.
Il veut que ma marraine rentre par c’te fenêtre ?... voilà une drôle d’idée ! dites donc, Madame...
LA MARQUISE, relevant fièrement la tête.
Hein ?...
Jeanne se retire vivement et avec respect. La marquise se levant.
Une idée infâme... injurieuse... outrageante...
D’HAVRECOURT.
Je vous le disais... mais malgré moi vous avez voulu la connaître.
LA MARQUISE.
Et vous avez pu croire ?...
D’HAVRECOURT.
Pas un instant ! Aussi, convaincu comme je le suis, que mon neveu ne changera pas un mot à son ultimatum, que c’est là sa condition sine quâ non, et, d’un autre côté, bien certain d’avance de votre réponse et du refus de ma nièce... j’ai poussé de tout mon pouvoir à ce voyage... à ce départ... c’est raisonnablement ce qu’il y a de mieux... et je vais tout disposer pour cela...
LA MARQUISE.
Oui, sans doute, il faut qu’ils soient séparés : nous ne demandons que cela.
GABRIELLE.
Ma mère !...
LA MARQUISE, remontant à droite.
Je te comprends !... nous allons traiter cette affaire avec M. le marquis. Toi, mon enfant, jeté rejoins au château... tu dois maintenant savoir à quoi t’en tenir sur l’amour de ton mari.
GABRIELLE.
Oh ! oui... je le vois bien... il ne m’aime plus... puisque pour se rapprocher de moi, il me demande des choses...
Regardant le balcon.
impossibles !
LA MARQUISE.
Je le crois bien !...
D’HAVRECOURT.
C’est évident !...
JEANNE, d’un côté de l’arbre, à voix basse, à Gabrielle, qui tient l’arbre de l’autre côté.
Impossibles ! pourquoi donc ?
GABRIELLE, de même.
Que veux-tu dire ?
JEANNE, l’entraînant.
Venez, marraine... venez... et du silence !...
Elles sortent par la ferme ; la nuit commence à venir.
Scène XV
D’HAVRECOURT, LA MARQUISE
La nuit vient peu à peu.
LA MARQUISE, qui parlait bas à d’Havrecourt. Avec colère.
Non, non, Monsieur, je n’ai pas été votre dupe... je reconnais là vos coups.
Elle montre le papier.
D’HAVRECOURT, bien tartufe.
Moi !... vous me croyez capable ?...
LA MARQUISE, avec force.
De tout, Monsieur...
D’HAVRECOURT, s’inclinant.
Ah ! marquise, vous me flattez...
LA MARQUISE.
Vous ne m’avez jamais pardonné... je le sais, de vous avoir préféré le marquis de Lesparre...
Air : Corneille vous fait ses adieux.
D’HAVRECOURT.
Pour lui, je me suis réjoui
D’un honneur...
LA MARQUISE.
Qui vous importune !
Oui, je l’ai choisi pour mari,
Et vous m’en conservez rancune.
À chaque instant, notre commune ardeur
Renouvelait votre vengeance !
D’HAVRECOURT, saluant.
À chaque instant, Madame, son bonheur
Redoublait ma reconnaissance.
LA MARQUISE, avec hauteur.
Qu’entendez-vous par là ?
D’HAVRECOURT, avec force.
Que j’emmène mon neveu.
LA MARQUISE.
Soit... mais auparavant il y aura séparation prononcée.
D’HAVRECOURT.
À quoi bon ?... elle va avoir lieu de fait.
LA MARQUISE, appuyant.
Il faut qu’elle existe de droit.
D’HAVRECOURT.
Sous quel prétexte ?
LA MARQUISE.
Nous n’en manquerons pas !... d’abord j’ai un avoué.
D’HAVRECOURT.
J’en aurai deux !... Ah !
LA MARQUISE.
Il y a eu injures, sévices graves !...
Appuyant.
vous nous avez jetées par la fenêtre !
D’HAVRECOURT.
Du tout... Vous vous y êtes bien jetées vous-mêmes !
LA MARQUISE.
Nous pouvions nous tuer !... le tribunal appréciera !
D’HAVRECOURT.
En tombant sur des foins !...
Appuyant.
Des foins prémédités... le tribunal appréciera !
Air de la Fausse Magie (duo de la Soixantaine).[1]
LA MARQUISE.
Ah ! j’étouffe de colère !
D’HAVRECOURT.
Plus de prétextes, ma chère !
LA MARQUISE.
Des prétextes, j’en aurai.
D’HAVRECOURT.
Vous n’en aurez pas, j’espère.
LA MARQUISE.
Eh bien ! j’en inventerai !
D’HAVRECOURT, avec force.
Quand on a votre science,
Surtout votre expérience,
Que n’inventerait-on pas !
La marquise sort par le fond. La nuit est complète. D’Havrecourt va tomber sur le banc.
Scène XVI
RAOUL, sortant du pavillon, D’HAVRECOURT
D’HAVRECOURT, riant aux larmes.
Ah ! ah !
RAOUL.
Mon Dieu ! mon oncle, que se passe-t-il donc ? quels cris, quel bruit !
D’HAVRECOURT.
Rien !... je causais tranquillement avec ta belle-mère... mater dolorosa... elle est furieuse !
RAOUL.
C’est notre ultimatum... ou plutôt le vôtre ?...
D’HAVRECOURT.
Il a tout bouleversé... c’est, ce que je voulais !...
RAOUL.
Ah ! mon oncle, nous avons peut-être été trop loin, et maintenant je crains les suites...
D’HAVRECOURT, gaiement.
Les suites... les suites...
Le faisant regarder au fond, à droite, et à voix basse.
Ah ! qu’est-ce que je vois donc là-bas ?
Scène XVII
D’HAVRECOURT, RAOUL, à droite, et cachés par l’arbre qui est devant la ferme, GABRIELLE et JEANNE, venant de la droite, au fond, et portant, chacune par un bout, une longue échelle
RAOUL.
C’est Gabrielle !... c’est ma femme !
D’HAVRECOURT.
Et madame Shoppen !...
Ils se retirent et se cachent près du banc.
Ensemble.
Air : Marche des Mousquetaires de la reine.
GABRIELLE et JEANNE, la première.
Marchons avec prudence,
Personne ne nous suit,
Ayons bonne espérance,
Car l’amour nous conduit.
GABRIELLE.
Quel tourment !
JEANNE.
Ce n’est rien
Pour rentrer dans son bien.
GABRIELLE.
Que de mal !
JEANNE.
Mais aussi
C’est pour gagner un mari !
GABRIELLE et JEANNE, arrivées au bout de la charmille, Gabrielle passe la première, et descend en scène.
De la prudence,
Et point de bruit,
Bonne espérance,
L’amour nous conduit.
D’HAVRECOURT, bas.
De la prudence, et point de bruit,
Est-ce l’amour qui la conduit ?
RAOUL.
Ah ! malgré moi, mon cœur la suit,
Est-ce l’amour qui la conduit ?
GABRIELLE, la laissant tomber près de l’arbre.
Ah ! que c’est lourd !
JEANNE, pose l’échelle par terre.
Eh bien donc ! reposons-nous !
Elles descendent le théâtre. D’Havrecourt et Raoul, cachés derrière l’arbre.
RAOUL.
Que portent-elles donc ?
D’HAVRECOURT.
Je crois le deviner...
GABRIELLE, se frottant les bras.
Tu aurais bien dû en prendre une plus petite.
JEANNE.
Dame ! c’est celle aux orangers... fallait qu’elle fût grande pour arriver... là-haut.
D’HAVRECOURT, qui a été à tâtons par derrière l’arbre pour toucher l’échelle, à voix basse à Raoul.
C’est une échelle !
RAOUL, de même.
Est-il possible !... et dans quel but ?
D’HAVRECOURT, de même, et avec joie.
Tais-toi donc !
Ils rentrent un peu dans la ferme.
JEANNE.
Et puis, vous n’avez pas voulu me laisser prévenir M. Shoppen qui vous aurait enlevé ça comme une plume !
Au public.
car il est très fort, M. Shoppen !
GABRIELLE.
Quelqu’un dans notre confidence !... j’en serais morte de honte !
JEANNE.
Pourquoi donc ça, marraine ? après tout, vous êtes dans votre droit... vous allez chez votre mari !
RAOUL, avec joie.
Ô ciel !...
JEANNE.
Vous entrez par la porte... ou la fenêtre... à votre convenance !... qui peut y trouver à redire !... ah ! si vous preniez ce chemin-là pour aller chez un autre...
D’HAVRECOURT.
Elle est pleine de bon sens... cette petite !
JEANNE, allant prendre l’échelle qu’elle dresse devant le balcon avec effort.
Maintenant je n’ai plus besoin de vous... là...
GABRIELLE.
Tu ne veux pas que je t’aide ?
JEANNE.
Non... je vais l’accrocher au balcon.
GABRIELLE.
Prends bien garde !...
JEANNE.
Ayez pas peur... ça me connaît !
GABRIELLE.
Tais-toi donc !...
JEANNE, très bas.
Ça me connaît.
GABRIELLE, montrant la fenêtre.
Il y a de la lumière... il est chez lui... il pourrait nous entendre.
JEANNE, après que l’échelle est appliquée contre le balcon.[2]
Là... v’là qu’elle est calée... hardi, marraine, à l’assaut !
GABRIELLE, touchant l’échelle.
Ça remue... dis donc, je n’oserai jamais !
JEANNE.
Je la tiens du pied... allez toujours !...
GABRIELLE, montant.
Tu la tiendras !...
JEANNE.
Mon Dieu ! que de çarimonies !...
GABRIELLE, redescendant.
Ah !
JEANNE.
Quoi donc ?
GABRIELLE.
Comment, avec mes jupes, enjamber ce balcon ?...
JEANNE.
Bah ! il n’y a que le premier échelon qui coûte.
GABRIELLE.
Tu crois ?...
JEANNE.
Montez toujours... après on verra...
RAOUL, bas, à d’Havrecourt.
Mais elle va se tuer, mon oncle...
D’HAVRECOURT, le retenant.
Laisse-la donc faire !... il y a un Dieu pour les amants !
RAOUL, à part.
Une pareille preuve d’amour !...
GABRIELLE, se baissant.
Ah ! mon Dieu !
JEANNE.
Quoi donc encore ?
GABRIELLE, qui a monté trois échelons.
Et mes jambes, si on les voyait !...
JEANNE, au public.
Ah ! ben ! v’là une idée !...
GABRIELLE.
Mais certainement !...
JEANNE, regardant la ferme.
Mais, puisqu’on n’y voit goutte, il n’y a pas de lune !... Et puis, tiens, quand on les verrait... elles sont bonnes à voir ! Allez, marraine !...
GABRIELLE, à moitié de l’échelle.
Si tu savais comme j’ai peur !
JEANNE.
Vous v’là à moitié...
GABRIELLE.
Ah ! mon Dieu !
En ce moment l’échelle tremble ; Gabrielle, effrayée, descend.
Ah ! je tomberai... décidément je ne pourrai pas !
Elle descend.
JEANNE.
Dieu ! que c’est gauche, ces demoiselles comme il faut !... il faut une rampe...
Elle enlève l’échelle.
GABRIELLE, à Jeanne qui porte l’échelle.
Que vas-tu faire ?
JEANNE, la posant au bout du balcon contre la maison.
De ce côté-là... vous aurez le mur pour vous appuyer...
GABRIELLE.
Oui... À la bonne heure !... j’aime mieux ça !
Ici la ronde reprend à l’orchestre et continue jusqu’à la fin de la scène.
JEANNE.
Dieu ! si c’était moi !... en deux temps... je vous aurais... crac !... sans avoir peur que... Enfin... la v’là qui se met en route...
RAOUL, bas.
Eh ! mais, je ne la vois plus !...
D’HAVRECOURT.
Tais-toi donc.
GABRIELLE, qui a déjà monté quelques échelons.
Il me semble qu’on a parlé.
JEANNE.
C’est des hiboux qui se promènent.
D’HAVRECOURT.
C’est bien flatteur pour nous !...
JEANNE.
Eh bien, enfin... êtes-vous arrivée ?
GABRIELLE.
Tout à l’heure... je tiens le balcon...
Elle est sur le balcon.[3]
M’y voilà !
En ce moment d’Havrecourt qui a remonté vers le fond du théâtre se met à tousser fortement.
GABRIELLE.
Dieu !... quelqu’un !...
JEANNE, s’enfuyant par le fond.
Sauve qui peut !
D’HAVRECOURT, la retenant par la main au fond du théâtre, et à voix basse.
C’est moi !
JEANNE, à part.
C’est le vieux.
D’HAVRECOURT, toujours à voix basse et très vite.
Tiens ! voilà pour toi !
Il lui met une bourse dans la main.
À la condition de courir au château... prévenir madame la marquise qu’il y a dans ce moment une jeune dame dans la chambre à coucher de mon neveu.
JEANNE, riant.
Quoi ! vous voulez ?...
D’HAVRECOURT.
Pas un mot de plus !
JEANNE.
Ma foi oui !... ça s’ra drôle ! et grâce au ciel, ça s’ra vrai !
Enlevant l’échelle qui appuie contre la maison.
Pour plus de sûreté, coupons-lui la retraite !...
Elle sort en courant par le fond à gauche. La musique cesse.
Scène XVIII
GABRIELLE, toujours sur le balcon à gauche, D’HAVRECOURT, se rapprochant de son neveu, RAOUL, près la porte de la ferme
GABRIELLE, penchée sur le balcon.
J’ai beau écouter... je n’entends plus rien ! je me serai trompée peut-être !
Appelant à demi voix.
Jeanne ! Jeanne !... Elle n’est plus là... elle s’est enfuie... me laissant toute seule... et je ne sais si je dois descendre... c’est bien haut...
Montrant la croisée.
ou continuer mon chemin...
D’HAVRECOURT, bas à Raoul qui veut s’élancer vers le pavillon et le retenant avec effort.
Mais silence !... il n’est pas temps encore.
GABRIELLE, sur le balcon en frappant au carreau de la croisée.
C’est moi... Monsieur... moi Gabrielle, votre femme !...
RAOUL, à demi voix.
Ah ! je n’y tiens plus, et je veux...
D’HAVRECOURT, le retenant et à voix basse.
Te priver du plus grand bonheur...
RAOUL, de même.
Lequel ?
D’HAVRECOURT, de même.
Celui de savoir à quel point tu es aimé !
RAOUL, s’arrêtant et écoutant.
C’est vrai !...
GABRIELLE, frappant de nouveau aux carreaux.
J’ai fait ce que vous m’avez demandé... et sans en rien dire à ma mère... je suis venue... me voici... je viens vous demander... l’hospitalité.
RAOUL, à part.
Ô ma chère femme !
D’HAVRECOURT.
Chut !...
GABRIELLE.
Eh bien... il ne me répond pas !... Est-ce que vous m’en voulez encore, Raoul ?... est-ce que vous êtes toujours fâché ?...
D’HAVRECOURT, à voix basse, et retenant par le corps Raoul qui veut toujours courir au pavillon.
Pas encore, te dis-je !
RAOUL, à voix basse.
Mais voilà un quart d’heure qu’elle attend !
D’HAVRECOURT, fort.
Elle t’a bien fait attendre un mois !
GABRIELLE, grelottant.
Il fait nuit... Monsieur ; j’ai froid... j’ai bien froid... je vais m’enrhumer.
RAOUL, de même.
Elle va s’enrhumer ! c’est affreux !
D’HAVRECOURT, le retenant toujours.
C’est très bien !... pour la morale.
GABRIELLE.
Ouvrez-moi, Raoul, ouvrez-moi, je vous en prie...
Frappant du pied.
Mais ouvrez-moi donc... c’est impatientant !
D’HAVRECOURT.
Tu vois ?...
GABRIELLE, vivement et joignant les mains.
Oh ! non, non, je ne m’impatiente pas.
RAOUL.
Vous voyez...
GABRIELLE.
Je ne me fâcherai plus contre vous, cela m’a rendue trop malheureuse !... Mon ami, mon mari, mon bien-aimé... me voilà soumise et repentante... que veux-tu de plus ?... faut-il te l’attester, te le jurer à genoux ?...
RAOUL, qui depuis un instant se débat contre son oncle, s’échappe de ses bras en s’écriant.
Ah ! c’en est trop... je n’y tiens plus... Gabrielle... ma femme !...
D’HAVRECOURT, le laissant aller.
Ça n’a pas de patience !...
GABRIELLE, poussant un cri.
Dieu !... Raoul !...
Se retournant et s’appuyant toute tremblante sur le balcon.
Quoi !... Monsieur, c’est vous !... comment êtes-vous donc là-bas ?...
RAOUL.
Et vous... ma chère Gabrielle... là-haut ?...
GABRIELLE, avec embarras.
Moi... je ne sais pas... j’étais là... par hasard...
Une pause.
Je me promenais...
Vivement.
Non, non, pourquoi feindre et pourquoi en rougir...
Se penchant d’un air soumis.
Vous avez ordonné, Monsieur, et j’ai obéi... c’était mon devoir !
D’HAVRECOURT.
Très bien, ma nièce... très bien !
GABRIELLE, avec effroi.
Et lui aussi !...
Raoul s’élance dans le pavillon.
Scène XIX
D’HAVRECOURT, à droite, LA MARQUISE, entrant par le fond, GABRIELLE, toujours sur le balcon, JEANNE
LA MARQUISE, entrant vivement.
Ce que l’on vient de m’apprendre est-il possible !...
GABRIELLE, se retournant vers la croisée et se blottissant.
Dieu ! ma mère !
LA MARQUISE.
Une femme... à cette heure... chez votre neveu... chez mon gendre.
JEANNE, à d’Havrecourt, bas.
J’ai fait votre commission.
D’HAVRECOURT.
Je le vois bien !...
LA MARQUISE, regardant vers le balcon.
Eh oui... l’on ne ma pas trompée...
En ce moment la fenêtre s’ouvre, Gabrielle disparaît du balcon.
Elle a beau disparaître... je l’ai vue... et voilà pour la séparation des preuves authentiques... il ne me manque plus rien...
D’HAVRECOURT.
Que des témoins...
LA MARQUISE.
Nous les aurons... et je cours confondre les coupables.
Elle s’élance dans le pavillon.
Scène XX
D’HAVRECOURT, puis JEANNE
D’HAVRECOURT.
Que dit-elle ?
JEANNE.
Oui, la marquise est partie sans attendre les gens du château à qui elle a ordonné de la rejoindre ici au pavillon avec des flambeaux.
D’HAVRECOURT, se frottant les mains.
Mieux encore !
Scène XXI
JEANNE, RAOUL, GABRIELLE, LA MARQUISE, D’HAVRECOURT
LA MARQUISE, tenant Gabrielle par la main et la traînant hors du pavillon.
Ah !... vous ne m’échapperez pas... madame de Nanteuil ou tout autre... qui que vous soyez, nous le saurons !...
Lumière à la rampe. En ce moment paraissent au fond deux domestiques portant des torches.
Dieu !... que vois-je ?... ma fille !
D’HAVRECOURT, montrant Raoul.
Et son mari...
Gabrielle se cache dans les bras de Raoul.
qui ne pensent guère à une séparation.
LA MARQUISE, stupéfaite.
Ma fille !... et comment est-elle montée... là ?...
JEANNE, qui a été reprendre son échelle, et regardant la marquise à travers les échelons.
Par l’échelle !
LA MARQUISE, avec fierté.
Et sa dignité !
JEANNE, imitant la marquise.
Sa dignité aussi !
D’HAVRECOURT, à la marquise.
Laissons-les faire... croyez-moi... et ne nous mêlons plus de leur ménage... dans tous ceux qui sont bons, le mari gouverne !
JEANNE, bas, à Gabrielle.
Et la femme règne !...
Vivement.
sans que ça paraisse !...
CHŒUR.
Air : Galop des Gondoles (Finale du troisième acte des Huguenots).
Voulez-vous
Vos époux
Galants pour leurs femmes,
Voulez-vous
Vos époux
Complaisants et doux !...
Que pour mieux les ranger
Sous vos lois, Mesdames,
Que pour mieux les ranger
Le joug soit léger.
GABRIELLE, au public.
Air du Piège.
Heureux un théâtre aujourd’hui,
Quand il voit la foule apparaître ;
Il voudrait qu’elle entrât chez lui,
Par la porte... et par la fenêtre...
Chez nous, ainsi, dussiez-vous pénétrer,
Appuyant.
Oh ! tous les soirs, vous en êtes les maîtres ;
Et puissiez-vous payer, sans murmurer,
L’impôt... des portes et fenêtres.
Reprise du chœur.
[1] Dans les troupes de province où l’on ne pourrait pas chanter ce duo, il faudrait le remplacer par cette sortie :
Air de la Sémiramide (Geneviève).
LA MARQUISE.
Ah ! vraiment, j’étouffe de colère !
Mais j’arrêterai vos pas.
Je vous déclare ici la guerre,
Non, vous ne partirez pas !
D’HAVRECOURT.
Ah ! malgré ses cris et sa colère,
Rien n’arrêtera nos pas ;
Elle me déclare la guerre ;
J’en ris vraiment aux éclats.
LA MARQUISE.
Je n’ai pas votre science,
Mais j’arrêterai vos pas.
Je n’ai pas votre science...
Surtout votre expérience,
Mais vous ne partirez pas !
Sur ma parole. (ter.)
D’HAVRECOURT.
Je la crois folle ! (ter.)
LA MARQUISE.
Oh ! non ! non ! non ! sur ma parole !
Non, vous ne partirez pas !
D’HAVRECOURT.
Ah ! ah ! la belle-mère est folle,
Elle croit arrêter nos pas !
Reprise.
Marchant sur elle.
Quand on a votre science, etc.
LA MARQUISE, marchant sur lui.
Je n’ai pas votre science, etc.
Je crie aux armes ! (ter.)
D’HAVRECOURT.
J’en ris aux larmes ! (ter.)
LA MARQUISE.
Dussé-je appeler les gendarmes !
Non ! vous ne partirez pas !...
D’HAVRECOURT.
Elle appellera les gendarmes,
Elle arrêtera nos pas !
[2] Il est indispensable que l’échelle soit légère, très solide, et armée de deux crampons. (Note des auteurs.)
[3] Gabrielle fait comme si elle enjambait, avec peine, le balcon, qui doit être ouvert de ce côté. (Note des auteurs.)