Un Mystère sans importance (Tristan BERNARD)
Saynète.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l'Opéra-Comique, le 27 décembre 1916.
Personnages
ROSELEUR, avocat, 35 à 40 ans
GERBIER, même âge
GENOUVIER, âge quelconque
LAURE, 25 à 30 ans
JEANNETTE, femme de chambre
La scène représente un cabinet d’avocat très bien meublé. Roseleur entre avec Gerbier ; il le fait passer devant lui.
ROSELEUR.
Oh ! oui, mon vieux, va ! Cette existence, mon existence que tu as l’air d’envier, est très monotone.
GERBIER.
Monotone, mais glorieuse. Tu es un des avocats les plus en vue du barreau.
ROSELEUR.
Si tu veux.
GERBIER.
Tu as de charmantes relations féminines...
ROSELEUR.
Inutile d’insister là-dessus.
GERBIER.
N’en parlons pas.
ROSELEUR.
Ôte donc ton pardessus.
GERBIER.
Non. Je ne peux pas rester longtemps ici. L’affaire dont je voulais te parler est très pressée, c’est au sujet de notre Société de Secours Mutuels.
ROSELEUR.
Ah ! très bien ! alors tu ne veux pas ôter ton pardessus ? Mais, moi, comme je ne sors pas et comme je vais reprendre ma monotone série de rendez-vous quotidiens, j’ôte mon pardessus.
Il sonne.
GERBIER.
Tu reviens de ce Congrès ?
ROSELEUR.
Oui, on m’avait dit que ma présence y était indispensable, mais il y avait tellement de monde qu’on n’y a vu personne.
La bonne est entrée.
J’en ai encore chaud...
Il prend son mouchoir dans la poche de son pardessus et s’essuie le front.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il déplie le mouchoir et voit qu’il y a un nœud.
Tiens, j’ai fait un nœud à mon mouchoir. Pourquoi ai-je fait un nœud à mon mouchoir ?
GERBIER.
Pourquoi cette épingle sur ma manche ? disait le roi Dagobert.
ROSELEUR.
Oh ! moi qui n’ai pas, comme le roi Dagobert, du temps à perdre, je ne vais pas m’attarder à ces petites histoires-là.
À la bonne.
Emportez mon pardessus. Dites donc, ce matin, vous ne m’avez pas vu faire un nœud à mon mouchoir ?
LA BONNE.
Non, monsieur.
ROSELEUR.
Sylvain est-il en course ?
LA BONNE.
Non, Monsieur, il nettoie les carreaux de la salle à manger.
ROSELEUR.
Demandez-lui s’il ne m’a pas vu faire un nœud à mon mouchoir.
GERBIER.
Ça t’occupe...
ROSELEUR, énervé
Mais non, mais non. Il s’agit là d’une chose de peu d’importance, autrement je l’aurais certainement retenue. J’ai une mémoire de premier ordre. De quoi parlions-nous ?
GERBIER.
Tu me disais que ta vie était monotone.
ROSELEUR, songeur.
Ce nœud à mon mouchoir, je l’ai fait au moment où j’avais mon pardessus... En effet, j’ai toujours deux mouchoirs, un dans la poche de mon pantalon, l’autre dans la poche de mon pardessus. Quand j’ai besoin de me moucher, et que je suis dehors, je veux n’être pas obligé d’ouvrir mon pardessus pour prendre mon mouchoir dans la poche de mon pantalon. J’ai donc fait ce nœud à mon mouchoir à un moment où j’étais dehors ou bien à un moment où j’étais sur le point de sortir.
Avec un geste qui balaie cette idée.
Mais tout ça n’a aucune importance.
GERBIER.
Était-ce un aide-mémoire relatif à un de tes dossiers ?
ROSELEUR.
Non, les notes de ce genre je les prends toujours par écrit sur ce petit calepin que je mets dans mon gilet. Je te dis, c’est sûrement une chose de peu d’intérêt.
Il s’installe sur le fauteuil.
Mais parle ! ne perdons pas notre temps ! Qu’avais-tu à me dire ?
GERBIER.
C’est au sujet de notre maison de retraite. Nous avons en vue un terrain qui appartient à la ville. Il faudrait obtenir du Conseil Municipal...
ROSELEUR.
Ce n’est pas une invitation à déjeuner, je les marque toujours également sur un autre petit calepin... Tu disais que le Conseil Municipal ?...
GERBIER.
Il y a un rapporteur de nommé...
ROSELEUR, vague.
Un rapporteur de nommé ?
GERBIER.
C’est précisément le conseiller de ton quartier.
ROSELEUR, machinal.
Ah ! Voilà une bonne coïncidence...
GERBIER.
Tu iras le voir sans retard ?
ROSELEUR.
Certainement.
Songeur.
J’ai tous mes vêtements pour l’hiver... Trois paires de chaussures toutes neuves... Je n’ai pas besoin de linge.
GERBIER.
Des cigares peut-être.
ROSELEUR.
Non, mon vieux, n’essaie pas de trouver, tu m’embrouillerais. Et puis, ne me parle plus de cette histoire-là. Tu m’y fais penser, j’ai bien d’autres choses en tête. Allons, allons, travaillons ! Tu me disais que le rapporteur était mon conseiller municipal ? Sais-tu quand il reçoit, ce monsieur ?
Impatient.
Voilà, tu devrais avoir tous les renseignements et tu ne sais pas quand il reçoit !
GERBIER.
Mais si ! Tous les matins, de 9 à 11.
ROSELEUR, rêveur.
Tous les matins, de 9 à 11, tous les matins de 9 à 11... Je suis sorti ce matin à 9 heures et demie, j’ai pris un taxi... je suis resté seul dans le taxi... par conséquent c’est une idée qui ne m’est pas venue dans une conversation, c’est au cours d’une réflexion solitaire... Allons... allons !... Montre-moi le plan que tu as là... c’est le plan de votre maison de retraite ?...
GERBIER, dépliant le plan.
Il est vraiment très séduisant. Voilà la cour d’entrée, le promenoir couvert...
ROSELEUR, penché sur le plan.
C’est très bien... très bien...
GERBIER.
Le réfectoire...
ROSELEUR, toujours penché sur le plan.
Je ne suis pas resté seul tout le temps... Je suis descendu du taxi pour m’arrêter dans un magasin d’antiquités... J’ai parlé au marchand, que lui ai-je dit ?... Je sais encore parfaitement tout ce que je lui ai dit. Ce n’est donc pas à ce moment... Allons, allons ! occupons-nous de notre affaire !
GERBIER.
D’autant plus que c’est pressant... En attendant que nous ayons ce terrain pour construire, il faut que nous obtenions un abri provisoire pour nos vieux hospitalisés qui sont sur le pavé.
ROSELEUR, songeur.
En sortant de chez l’antiquaire, je suis resté avec lui sur le pas de la porte... Non, non, je ne lui ai rien dit à ce moment... Écoute, j’irai voir dès demain matin ce conseiller municipal. S’il y a des difficultés juridiques pour la cession du terrain, ou pour cet abri temporaire, je connais quelqu’un au Conseil d’État qui aplanira tout cela...
On frappe à la porte.
Qu’est-ce que c’est ?
LA BONNE, entrant.
C’est Sylvain, Monsieur... Je lui ai demandé si Monsieur avait fait un nœud à son mouchoir ce matin, il ne s’en rappelle plus.
ROSELEUR, furieux.
C’est pour cela que vous me dérangez !
LA BONNE.
Monsieur me l’avait dit...
ROSELEUR.
Il y a temps pour tout...
Elle sort.
Elle m’a fait perdre le fil de ce que je voulais te dire... C’est assommant ! Je parlais d’un antiquaire...
Tapant du pied.
Non ! non !
GERBIER.
Tu parlais d’un conseiller d’État, qui aplanirait les difficultés...
ROSELEUR.
C’est entendu...
Songeur.
Il ne s’agit sûrement pas d’une histoire de bibelot...
On frappe à la porte.
Entrez !
LA BONNE.
Madame Le Radier est là.
ROSELEUR.
Bon, bon, dans un instant.
GERBIER.
Je te laisse.
ROSELEUR.
Tu es bête ! Tu me laisses ! tu me laisses ! Tu n’as pas à me dire avec cet air-là : Je te laisse...
GERBIER.
Alors, je reste.
ROSELEUR.
Non, non, laisse-moi... et sois tranquille pour notre affaire, je ne pense qu’à cela.
Entre la bonne.
LA BONNE.
J’ai fait entrer cette dame dans le petit salon.
Sort Gerbier.
ROSELEUR, après un petit signe distrait dans la direction de Gerbier. À la bonne.
Bien, bien. Dites donc, que vous a dit Sylvain tout à l’heure ?
LA BONNE.
À propos de quoi ?
ROSELEUR.
À propos... de ce que je vous avais dit... de mon mouchoir.
LA BONNE.
Je croyais que Monsieur ne voulait pas que je lui en parle.
ROSELEUR.
Il y a temps pour tout. Alors il n’a rien remarqué ?
LA BONNE.
Non, Monsieur.
ROSELEUR.
Il ne voit jamais rien... C’est vrai que ce n’est peut-être pas à ce moment-là... Faites entrer cette dame et ne me dérangez pas...
Elle sort.
ROSELEUR, seul à son bureau.
Avez-vous toujours cette petite boîte de laque ancienne ? ai-je dit à l’antiquaire. – Non, je l’ai sans l’avoir, je l’ai confiée à un client qui me la rendra peut-être ces jours-ci... Et puis, nous n’avons rien dit d’autre...
Depuis un instant Laure est entrée sans qu’il s’en soit aperçu. Elle le considère en silence.
LAURE.
Toujours absorbé ? Vous allez vous faire mal, méchant !
ROSELEUR.
Oui, oui, j’ai un dossier qui me préoccupe. Mais au diable les affaires sérieuses !...
La regardant avec attendrissement et faisant un geste pour aller vers elle.
Chérie !
Laure fait signe de s’arrêter.
LAURE.
On pourrait entrer...
Souriant.
Pourquoi est-ce que je suis venue aujourd’hui ?
ROSELEUR.
Pour me voir !
LAURE.
C’est entendu... Mais il y avait une raison spéciale... une chose que vous avez oubliée...
ROSELEUR, vivement.
Qu’est-ce que j’ai oublié ? Dites, dites !
LAURE.
Il y a aujourd’hui six mois...
ROSELEUR, déçu.
Ah oui !
LAURE.
C’est tout l’effet que ça vous fait ?
ROSELEUR, attendri.
Ma chérie !
LAURE.
Et vous n’avez pas pensé à me le dire ce matin au téléphone.
ROSELEUR, sursautant.
Au téléphone !
LAURE.
Qu’est-ce qu’il y a ?
ROSELEUR.
Je vous ai téléphoné ce matin ?
LAURE.
Mais oui, où êtes-vous donc ?
ROSELEUR.
D’où vous ai-je téléphoné ? Ce n’est pas d’ici... Je suis entré au Secrétariat au Palais et j’ai demandé le téléphone. Bien... qui ai-je rencontré au Secrétariat ? Que m’a-t-on dit ?
LAURE.
Mais pourquoi cette enquête ?
ROSELEUR, un peu gêné.
À propos d’une affaire très grave que j’étudie en ce moment.
LAURE.
Oh ! laissez vos papiers tranquilles, je suis là.
ROSELEUR, avec transport.
Oui, tu es là ! toi seule existes !... Non, on n’entrera pas...
Elle se laisse embrasser.
Je t’aime !... Et puis cette affaire n’a aucune importance.
LAURE.
Alors n’y pense pas et pense à moi.
Ils s’embrassent tendrement. Elle appuie sa tête sur son épaule. Il est face aux spectateurs, il lui caresse doucement les cheveux ; au bout d’un certain temps, on voit qu’il est repris par sa préoccupation. Il continue à lui caresser les cheveux, machinalement.
LAURE.
Tu m’aimes, chéri ?
Il ne répond rien.
Tu m’aimes, chéri ?
Roseleur semble s’éveiller d’un songe.
ROSELEUR.
Oui.
Il a dit ce oui brusquement et embrasse Laure avec rudesse.
LAURE.
Oh ! comme tu m’embrasses fort !
ROSELEUR, distraitement.
Je ne l’ai pas fait exprès !
LAURE.
Comment, tu ne l’as pas fait exprès ?
ROSELEUR, vivement.
Si, si, je t’ai fait exprès, chérie !
Il la prend dans bras. Au bout d’un instant, il retombe dans sa songerie. Brusquement.
Est-ce que j’ai trouvé des lettres chez la concierge en rentrant déjeuner ?
LAURE.
Pourquoi me demandes-tu cela ?
ROSELEUR.
Pour rien... Il faut que j’en aie le cœur net. Excuse-moi, chérie, que j’aime plus que tout au monde.
Il va à la porte.
Jeannette !
LA BONNE entre tout de suite
Monsieur ?
ROSELEUR.
Oh ! comme vous étiez près !
LA BONNE.
J’avais à faire dans la chambre à côté.
ROSELEUR.
Est-ce que j’ai monté des lettres en rentrant déjeuner ?
LA BONNE.
Je ne m’en rappelle plus.
ROSELEUR.
Vous ne vous souvenez non plus jamais de rien.
LA BONNE.
Je ne voulais pas déranger Monsieur, puisque Monsieur m’avait dit de ne pas le déranger.
Laure fait un mouvement.
ROSELEUR, à la bonne.
C’est bon, c’est bon.
LA BONNE.
Mais je profite de l’occasion que Monsieur m’appelle pour l’avertir qu’il y a là un individu. Il veut dire quelque chose de très important à Monsieur.
ROSELEUR.
Un individu ?
LA BONNE.
Oh ! je pourrais dire un monsieur, il est en haut de forme et il a des gants bien propres.
LAURE.
Je vais vous quitter.
Sur un geste de dénégation de Roseleur.
Si, si, je suis attendue chez ma mère.
ROSELEUR, à la bonne qui sort.
Faites entrer ce monsieur.
À Laure, en lui baisant les doigts.
Je t’adore !
LAURE, à demi-voix.
Moi, je vous trouve bien absent !
ROSELEUR.
Comment peux-tu dire ?
Entre la bonne. À Laure, cérémonieusement.
Mes respects à Madame votre mère.
Laure sort.
LA BONNE.
Voici ce monsieur.
Elle s’efface pour laisser passer Genouvier et sort.
GENOUVIER.
Maître, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous... J’ai beaucoup d’admiration pour votre talent... Mais ce n’est pas pour cela que je viens. J’ai tenu à vous voir seul à seul afin de vous remettre à vous-même une lettre assez intime.
ROSELEUR.
Une lettre ?
GENOUVIER.
Je m’appelle Henri Genouvier et je m’occupe d’études juridiques à Paris. Voici une lettre, Maître, à vous adressée. Elle était ouverte, c’est ce qui fait que j’en ai pris connaissance. Elle m’a paru d’un caractère assez confidentiel. Je n’ai pas voulu qu’elle tombât dans les mains d’une tierce personne ; alors, j’ai pensé qu’il n’était pas indiscret et que c’était au contraire un devoir de discrétion de venir vous la remettre.
ROSELEUR, regardant la lettre.
En effet ; cette lettre est pour moi, mais je prends ne compas comment elle se trouve entre vos mains.
GENOUVIER.
Je ne l’ai pas dérobée, croyez-le bien, je l’ai trouvée.
ROSELEUR.
Vous l’avez trouvée ?
GENOUVIER.
Dans votre poche.
ROSELEUR.
Dans... ma... poche ?
GENOUVIER.
Dans la poche de votre pardessus que voici.
Il ôte son pardessus.
Vous y trouverez également un mouchoir, un mouchoir qui porte vos initiales... Ce pardessus m’a été remis tout à l’heure au vestiaire du Congrès de jurisprudence. Il y avait un grand nombre de pardessus, très peu de numéros, et les deux vieilles dames de quatre-vingts ans qui faisaient le service ne s’y retrouvaient pas beaucoup.
ROSELEUR.
Alors, Monsieur, c’est moi qui avais votre pardessus ! Ah ! vous me délivrez d’un grand poids...
GENOUVIER.
Oh ! Monsieur, je ne vous aurais jamais accusé de l’avoir pris...
ROSELEUR.
Ce mouchoir, Monsieur, est à vous ?
Il le place sur le bureau le plus loin de lui possible.
Et il y a un nœud à ce mouchoir...
À la bonne qui entre.
Voulez-vous donner à Monsieur le pardessus que vous avez emporté tout à l’heure ?
LA BONNE.
Bien, Monsieur, il est tout à côté, je ne l’avais pas encore rangé.
À Roseleur, bas.
Monsieur va donner son pardessus ? Mais il est tout neuf.
ROSELEUR.
Ne vous occupez pas de cela.
À Genouvier qui tient le mouchoir dans ses mains.
Qu’est-ce que vous avez ?
GENOUVIER.
Voici en effet mon mouchoir, le nœud était fait sur le coin des initiales, je me rappelle avoir fait ce nœud ce matin, mais je ne peux pas arriver à me rappeler pourquoi.
ROSELEUR.
À vous de chercher, mais ne vous plaignez pas... Il y a du mystère dans votre vie... La mienne redevient monotone.
À la bonne.
Reconduisez Monsieur.
Genouvier sort. Roseleur le rappelle.
Monsieur ! Monsieur !
GENOUVIER.
Qu’est-ce qu’il y a ?
ROSELEUR.
Je vous remercie.
À la bonne.
Allez ranger ce pardessus.
GENOUVRIER, s’inclinant.
Oh ! de rien.
Il sort.
LA BONNE, examinant le pardessus.
Il n’est pas si bien que l’autre.
ROSELEUR.
Oui, mais c’est le mien !