Un Mystère (Alexis DECOMBEROUSSE)

Comédie en deux actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 6 juillet 1844.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE SURAN

LA DUCHESSE DE MELCY, jeune veuve, sa fille

MAUGIS, colonel

LE VICOMTE DE MORÉAL

LA BARONNE DE VERMONT, vieille coquette, amie du marquis

TULIN, notaire

CLÉMENTINE, sa femme, amie de la duchesse

MICHEL, sergent

GILLOT, caporal

JUSTINE, femme de chambre de la duchesse

JOSEPH, domestique du marquis

SOLDATS

DOMESTIQUES, etc.

 

La scène se passe en 1814, au château de Suran.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une salle du château de Suran. Porte au fond, porte à droite du spectateur. Du même côté, cheminée ornée de glace, à gauche, petite porte d’armoire, fenêtre.

 

 

Scène première

 

LES VALETS, puis JUSTINE

 

Au lever du rideau les valets entrent armés de fusils de chasse.

Air : Début du final de Pascal et Chambord.

CHŒUR DE DOMESTIQUES.

Pour les combats
Armons nos bras,
L’ marquis veut qu’on le défende,
Mais si c’est lui qui commande,
Pour des soldats
L’ennemi ne nous prendra pas.

JUSTINE, entrant.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que çà ? pourquoi ces fusils ?

JOSEPH.

Dam ! pour défendre le château. C’est l’ordre de M. le marquis.

JUSTINE.

Mais il n’y a que des soldats de la garde impériale aux environs.

JOSEPH.

Justement. Il paraît qu’ils ont fort mal agi envers des amis de M. le marquis, et M. le marquis a peur d’être traité de même.

JUSTINE.

Ah bien oui, ils vont avoir autre chose à penser, quand ils sauront que l’empereur vient de signer son abdication à deux lieues d’ici... à Fontainebleau.

JOSEPH, et les autres valets.

Pas possible !...

JUSTINE.

M. le marquis en a reçu la nouvelle positive, et dans quelques heures tous les régiments, échelonnés sur la route, se seront dispersés ; ainsi, croyez-moi, s’il se présente quelque détache ment, pas de coups de fusil.

JOSEPH.

Nous n’en avons guère envie.

JUSTINE.

Et vous avez bien raison. Oh ! si c’était des Prussiens !... je ne dis pas.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, TULIN

 

TULIN, entrant vivement.

Ah ! mes amis !... mes chers amis !... sauvez-moi ! protégez-moi !

JUSTINE.

Tiens ! c’est M. Tulin, le notaire de madame la duchesse. Comme vous êtes essoufflé et tremblant !... Que se passe-t-il ? qu’y a-t-il ?

TULIN.

Ce qu’il y a ?... Mais avant, suis-je bien en sûreté ici ? Personne ne m’a-t-il suivi ?

JUSTINE.

Personne.

TULIN.

Alors, donnez-moi un siège.

Un valet avance une chaise.

Non, un fauteuil, je serai mieux.

S’asseyant.

Mes jambes ne peuvent plus me soutenir.

JUSTINE.

Comment ! vous êtes donc venu à pied ?

TULIN.

Il l’a bien fallu, puisqu’à deux lieues d’ici j’ai été cerné, enveloppé par une troupe de soldats... de démons qui se sont emparé de ma voiture... pour des blessés. J’ai eu beau leur dire que je l’étais aussi...

JUSTINE.

Vous êtes blessé, M. Tulin ?

TULIN.

Oui, au pied ! trois durillons et un œil de perdrix. Quel voyage, mes pauvres enfants ! pour un notaire qui porte sur lui...

À lui-même.

Qu’est-ce que je dis donc ?... imprudent !...

Haut.

Non, qui ne porte rien du tout ; mais c’est égal, partout des uniformes, des sabres, des baïonnettes... prussiennes, russes, anglaises, françaises, c’est toujours aussi désagréable... pour un notaire qui a sur lui...

À lui-même.

Imbécile !... Non, qui n’a rien. Bref, j’ai cru que je n’arriverais jamais en lieu de sûreté. Y a-t-il quelqu’un au château ?

JUSTINE.

Oui, M. le marquis.

TULIN.

Ah ! Dieu soit loué ! il me défendra.

JUSTINE.

Et sa fille, madame la duchesse ?

TULIN.

Elle me défendra aussi, ils me défendront tous ; mais vous êtes là bien tranquilles, vous autres, quand dans un quart d’heure, peut-être, vous serez envahis, bouleversés !... J’ai vu à deux pas un régiment de la vieille !

JUSTINE.

De la vieille garde ? Eh bien, M. le marquis veut qu’on la reçoive à coups de fusil.

TULIN.

À coups de fusil ! bon Dieu ! il veut donc qu’on lui réponde... à coups de canon ? qu’on démolisse la maison... et ses habitants ?

JUSTINE.

N’est-ce pas, Monsieur, qu’il vaut mieux, comme c’est l’avis de madame la duchesse, se contenter de fermer toutes les portes ?

TULIN.

Cent fois mieux, mes bons amis !

Air de l’artiste.

Contre tant de cohortes
Vous qui nous défendez,
Bouchez volets et portes,
Fermez, barricadez !
Cependant pour la fuite
Il en faudra laisser
S’ouvrir une petite
Où je puisse passer,
Une toute petite
Où je puisse passer.

Les valets vont sortir, un officier se présente.

Ciel ! il est trop tard !... ô mon portefeuille ! Sauve qui peut !

Il disparaît par la droite. Les valets font un mouvement pour le suivre, et s’arrêtent sur un geste de Maugis.

 

 

Scène III

 

JUSTINE, MAUGIS, VALETS

 

JUSTINE.

Un officier ! nous allons avoir tout le régiment !

MAUGIS.

Rassurez-vous, ma chère enfant, je suis seul.

JUSTINE, se hasardant à le regarder du coin de l’œil.

Oh ! le joli garçon !

MAUGIS, s’approchant d’une table à droite, et y déposant son chapeau et son épée.

Je vous prie seulement de me faire donner un verre d’eau. Mon cheval vient de tomber à votre porte, et...

JUSTINE.

Tout de suite, Monsieur. De l’eau... du vin, tout ce qu’il vous plaira.

Un valet sort. À part, examinant Maugis.

Et M. le marquis appelle çà des brigands ? En voilà un qui est mieux que tous les comtes et barons que j’ai vus à la maison !

Se rapprochant de Maugis qui s’est assis.

Et d’où venez-vous comme cela, si vite ?

MAUGIS, avec un soupir.

De Paris, dont sans doute l’ennemi est le maître en ce moment, et je vais à Fontainebleau. Je n’en dois plus être très éloigné... où suis-je ici ?

JUSTINE.

Au château de Suran.

MAUGIS, se levant, à part.

Oh ! ciel !

Haut.

Et dites-moi, votre maître n’a-t-il pas... une fille ?

JUSTINE.

Oui, Monsieur. Madame la duchesse de Melcy.

MAUGIS, troublé à lui-même.

Madame de Melcy !...

JUSTINE, continuant.

Elle est même au château, et si monsieur désire lui parler...

Mouvement de Maugis.

je suis sûre qu’elle se fera un plaisir...

MAUGIS, reprenant son épée et son chapeau.

Adieu... adieu, mon enfant.

Ici le valet se présente avec un plateau.

JUSTINE.

Mais attendez-donc, monsieur. Voici ce que vous avez demandé.

MAUGIS, troublé.

Merci ! merci !... je n’ai plus soif... je ne suis plus fatigué.

Il va sortir vivement, lorsqu’il se trouve en face du marquis.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, une lettre à la main.

Victoire ! victoire ! nous sommes vainqueurs ! les Prussiens sont à Paris !

Apercevant Maugis.

Mais que vois-je ? un étranger !... un Français, ici, chez moi ?

À Justine.

et vous l’avez reçu, mademoiselle, malgré mes ordres ?

MAUGIS.

Je sors, Monsieur.

LE MARQUIS.

Un moment ! un moment, mon cher ; puisque vous êtes venu vous livrer, je ne serai pas fâché d’avoir mon petit prisonnier à offrir à Sa Majesté.

Aux valets.

Emparez-vous de Monsieur.

Les domestiques font un mouvement.

JUSTINE, se jetant au devant d’eux.

Oh ! ce serait indigne.

MAUGIS, froidement.

Mon enfant, dites à ces pauvres diables de vous remercier. Le premier qui faisait un pas... restait sur la place. Quant à vous, M. le marquis, je vous plains... et je vous salue.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, JUSTINE, puis LA DUCHESSE

 

LE MARQUIS, à ses valets.

Eh bien ! vous le laissez partir ? poltrons que vous êtes ! Allez, et surtout n’ouvrez plus à personne, à personne, entendez-vous ?

Les valets sortent avec Justine.

Quelle espèce ! dix contre un, et ils ont peur ! Les alliés n’étaient pourtant pas davantage contre ce petit Bonaparte... et ils en sont venus à bout !

Ici la cloche de la porte d’entrée se fait entendre, et se change bientôt en carillon.

Eh bien !... il me semble qu’on sonne à la porte du château ? Oui... j’entends quelque chose. Pourquoi donc ces imbéciles n’ouvrent-ils pas ?... Ah ! tiens, j’oubliais, je viens de le leur défendre.

LA DUCHESSE, accourant effrayée.

Ah ! mon Dieu, mon père !... d’où vient ce bruit ? qu’est-ce donc ?

LE MARQUIS.

Quelques maraudeurs sans doute qui veulent nous envahir ; sois tranquille, j’ai donné des ordres, on ne leur ouvrira pas.

LA DUCHESSE.

Mais ce sont peut-être des pauvres gens qui meurent de besoin ; dites, qu’on les reçoive au contraire, et qu’on leur donne ce qu’ils demandent.

LE MARQUIS.

Non pas ! je connais l’appétit de ces gaillards là...

LA DUCHESSE.

Oh ! mon père ! vous qui êtes si bon !

LE MARQUIS.

C’est assez comme cela, je ne veux pas être bête.

LA DUCHESSE.

Je vous en prie, faites ouvrir.

LE MARQUIS.

Du tout, que diable ! je ne tiens pas une auberge.

Courant au fond.

N’ouvrez pas ? n’ouvrez pas.

Ici, par la fenêtre poussée vivement, un homme saute dans l’appartement.

Jésus Dieu ! qu’est-ce qui nous arrive par là.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, JUSTINE, LA DUCHESSE, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE, passant entre le marquis et la duchesse.

Bonjour M. le marquis... mille pardons, madame la duchesse.

LE MARQUIS.

Eh ! c’est le cher vicomte de Moréal !

LA DUCHESSE.

Vous nous avez fait une belle peur !

LE VICOMTE.

Il est vrai, je suis entré un peu à la manière des bombes... qui n’ont pas coutume de se faire annoncer. Mais que voulez-vous, quand la porte est obstruée... il faut bien passer par la fenêtre.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce donc ?

LE VICOMTE.

Des soldats qui parlementent avec vos domestiques, et paraissent, ma foi, fort mal disposés. C’est justement ce que j’ai craint, et je suis parti à franc-étrier pour offrir mes services à madame la duchesse. Grâce au ciel, j’arrive à temps. Que c’est mal, Madame, de rester ainsi à la campagne dans un pareil moment, d’inquiéter vos amis lorsque vous leur aviez promis de revenir !

LE MARQUIS.

C’est ce que je lui ai dit ; mais elle était un peu souffrante.

LE VICOMTE.

En vérité ?

LA DUCHESSE.

Oui, Paris m’est devenu odieux.

LE VICOMTE.

N’est-ce pas plutôt ceux qui l’habitent ?

LA DUCHESSE.

Ah ! vicomte !

LE MARQUIS.

Vous qui allez être mon gendre !

LE VICOMTE.

Justement.

Air : du piège.

Madame n’a point oublié
Qu’en espérance, un doux nœud nous rassemble,
Et que lorsqu’on est marié
On a tout le temps d’être ensemble.
Peut-être aussi Madame aura pensé,
Qu’il faut savoir s’ennuyer en ménage,
Et qu’en restant loin de son fiancé
Elle épargne l’apprentissage.

LE MARQUIS.

Vous n’y êtes pas, mon cher. Pure coquetterie. Elle fuit... comme Daphné, pour qu’on la suive.

LA DUCHESSE.

Vous me rappelez, mon père, que j’avais positivement interdit au vicomte...

LE VICOMTE.

Pardon, mais on ne parlait à Paris que de villages brûlés... de châteaux saccagés, et...

LE MARQUIS.

Ah ! mon Dieu ! j’y pense, et si votre cousine, cette chère baronne de Vermont, notre voisine, qui n’a pas un chapeau pour la défendre, allait être saccagée ?

LE VICOMTE.

Oh ! il n’y a pas de danger ; à l’âge de ma cousine, toutes les femmes sont des Jeanne-d’arc.

LA DUCHESSE, souriant.

Comme au vôtre, tous les hommes sont des chevaliers Bayard.

Tumulte en dehors.

LE VICOMTE, allant à la fenêtre.

Mais le bruit redouble.

Regardant.

Dieu me pardonne, vos valets faiblissent.

LE MARQUIS.

Çà ne m’étonne pas ; car tout à l’heure...

LE VICOMTE.

N’importe, il faut aller les soutenir et prouver que nous sommes encore les fils des anciens preux !

LE MARQUIS.

Oui, nous allons le prouver.

LE VICOMTE.

Venez, venez, marquis.

Ils sortent tous les deux.

LA DUCHESSE.

Ah ! je crains quelqu’imprudence de la par de mon père !

 

 

Scène VII

 

LA DUCHESSE, JUSTINE

 

JUSTINE, accourant.

Madame, madame, est-ce que M. le marquis va faire ouvrir à ces pauvres gens ?

LA DUCHESSE.

Mon Dieu, non !

JUSTINE.

Ah ! tant pis. S’ils ressemblent tous à l’officier, il a bien tort.

LA DUCHESSE.

Quel officier ?

JUSTINE.

Celui qui est venu avant. Oh ! bien gentil, allez. Qui ne demandait qu’un verre d’eau.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! est-ce que vous avez refusé ?

JUSTINE.

Oh ! non, certes ! et je suis bien sûre que ma chère maîtresse aurait fait comme moi ; mais, ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il n’a plus voulu rien prendre dès qu’il a entendu le nom de madame.

LA DUCHESSE.

Un officier ?...

JUSTINE.

Il s’est même levé pour partir comme s’il avait peur.

LA DUCHESSE.

En entendant mon nom ?... En effet, comme vous le dites, voilà qui est singulier ! Et cet officier... vous rappelez-vous l’avoir vu... chez moi ?... ou chez mon père ?

JUSTINE.

Jamais, madame.

LA DUCHESSE préoccupée.

C’est bien... C’est bien.

À part.

Oh ! mon Dieu ! est-ce que le hasard ?... Mais... les régiments de la garde sont tous dans ces environs... et lui-même, alors... Le souvenir de cet homme me poursuivra donc toujours !...

Air : ma sœur défends-moi. (Loisa Puget.)

Mon Dieu, défends moi !
Prends pitié de moi,
Fais surtout, mon Dieu, que j’oublie !
Toute à mon effroi
J’ai recours à toi.
D’un souvenir qui m’humilie
Qui fait le tourment de ma vie
Défends moi !
S’il s’offrait encore à ma vue
Tout ce que j’ai souffert me reviendrait au cœur,
Épargne-moi du moins cette douleur.
Rends la paix à mon âme émue.
Mon Dieu défends moi !
etc.

JUSTINE, qui est allé écouter au fond, redescendant vivement.

Madame, madame, il me semble que j’entends M. votre père et M. le vicomte qui se fâchent.

LA DUCHESSE.

Ciel seraient-ils menacés ?

VOIX dans la coulisse.

Vive l’Empereur !

LA DUCHESSE.

Ah !... courons !

 

 

Scène VIII

 

LA DUCHESSE, JUSTINE, MICHEL, SOLDATS, LE CAPORAL

 

Les soldats portent des bouteilles et des verres.

MICHEL, lui barrant le passage.

Halte-là belle dame.

LA DUCHESSE, le repoussant.

Laissez-moi, Monsieur, laissez-moi... Mon père... Il faut que je voie mon père.

MICHEL.

Ah ! M. le marquis... de Carabas ? C’est votre papa ? Eh bien... il n’est pas très aimable, soit dit sans vous offenser ; mais c’est égal, rassurez-vous, il se porte bien.

LA DUCHESSE.

N’importe...

MICHEL, la retenant.

Et, en votre faveur, il ne lui sera fait aucun mal. Foi de Michel, sergent au 2e.

LA DUCHESSE.

Mais, Monsieur, je vous prie...

MICHEL, même jeu.

Seulement, il n’a rien voulu donner à des lapins qui éprouvaient le besoin de se rafraîchir... avec autre chose que... du serpolet, et maintenant ; peut-être bien que la cave et le poulailler... y passeront.

LA DUCHESSE.

Ah ! de grand cœur !

MICHEL.

Quant à vous, c’est différent : Hommage à la beauté... Sans oublier cette jeune nymphe, qui se cache derrière vous.

JUSTINE, s’avançant et faisant la révérence.

Vous êtes bien honnête, M. le sergent.

À part.

Tiens ! il est fort bien aussi, celui-là !

MICHEL, à part.

Mille contredanses ! le beau brin de fille !

LA DUCHESSE.

Monsieur, mes amis, qu’on ne fasse pas de mal à mon père, et je vais donner des ordres pour que tout soit mis à votre disposition.

MICHEL.

Touché de vos sentiments : mais... inutile ; le tour est fait. Quant à votre papa, je vous le récidive, il est gardé à vue, dans la salle à manger, ainsi que son ami, le beau brun. L’on essaie de leur apprendre à être plus caressants avec des pays... voilà tout.

LA DUCHESSE, qui a écouté.

Mais je l’entends encore. Ah ! souffrez, je vous en conjure...

Les soldats lui ferment de nouveau le passage, et l’entourent, ainsi que Justine.

MICHEL.

Impossible.

Air : de Doche.

Demeurez là ! demeurez-là !
On ne sort pas ainsi, ma chère ;
Quand on possède ces yeux là,
Calmez-vous, tout s’arrangera.

LA DUCHESSE.

Oh ! laissez-moi courir près de mon père.

MICHEL.

Vot’ père ici ne craint aucun danger.

LA DUCHESSE.

Tous vos désirs, je veux les satisfaire.

JUSTINE.

Oui, vous pouvez tout boire et tout manger.

MICHEL.

Quoi ! nous pouvons tout boire et tout manger.

LES SOLDATS.

Demeurez-là ! demeurez-là !

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LA BARONNE

 

LA BARONNE, écartant de la main les soldats et les toisant d’un air majestueux.

Arrière ! arrière ! hommes d’armes !

LA DUCHESSE, courant à elle.

Ah ! madame la baronne, vous ici ?

LA BARONNE.

Oui, oui, ma toute belle, n’ayez plus de crainte, me voilà. Je viens à votre aide.

MICHEL, à mi-voix aux soldats.

Tiens, une respectable voltigeuse !

LES SOLDATS, buvant.

À sa santé !

LA BARONNE, continuant.

Dès que j’ai su, par mes gens, que le château avait été forcé, je me suis dit : cette pauvre duchesse a peur, et je suis accourue par la petite porte du jardin.

MICHEL, à la duchesse.

C’est madame votre maman ?

LA DUCHESSE.

Non, Monsieur.

MICHEL.

Superbe femme, tout de même ! taille de 1er rang !

LA BARONNE, prenant Michel par le bras et le faisant pirouetter.

Apprenez, mon cher, qu’il est d’usage de parler aux dames d’un peu plus loin.

MICHEL.

Tiens ! est-ce que vous aimez la valse, vous ? alors, en avant... la contredanse !

Courant à Justine.

je prends la petite Gilot, la main à madame.

Le caporal s’avance.

LA BARONNE.

N’approchez pas !

LE CAPORAL, s’arrêtant.

Retenue ? suffit la petite maman.

LA DUCHESSE, bas à la baronne.

Oh ! mon Dieu ! ces soldats commencent à m’effrayer. Comment nous en délivrer ?

LA BARONNE.

Comment ?... Ignorez-vous, ma chère, que certaines femmes exercent un empire auquel les hommes armés... pas plus que les autres, ne sauraient se soustraire ?

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

Un geste, un regard, quelques mots,
De tous ces tigres là, ma chère,
Feront de timides agneaux
Qui marcheront à la lisière :
Mais il ne faut pas leur parler
Avec des airs tels que les vôtres ;
Avançons vers eux sans trembler,
Et nous les verrons reculer !...
J’en ai fait reculer bien d’autres !

LA DUCHESSE.

Craignez, au contraire...

LA BARONNE.

Laissez donc. Vous allez voir.

Aux soldats.

Grenadiers !...

LES SOLDATS.

Hein ?...

MICHEL.

Silence ! écoutons le 1er rang.

LA BARONNE, à la duchesse.

Voyez déjà l’effet de ma voix de femme !

Aux soldats.

Grenadiers ! vous avez été sur le point de nous manquer de respect... mais le beau sexe est toujours indulgent, il vous pardonne. Seulement, ne recommencez pas, et regardez ce château pour n’y plus revenir. Allez.

Les soldats se regardent en comprimant un éclat de rire.

Eh bien !... ne m’avez-vous pas entendue ?

MICHEL.

Qu’est-ce qu’elle dit donc, la vieille ?

LA BARONNE.

La vieille !... la vieille ! à moi ?

MICHEL.

Mais dam !

LA BARONNE.

Manant ! impertinent ! sauvage ! Oser insulter la veuve d’un mestre de camp ! Soldats, saisissez cet homme !...

LE CAPORAL.

Le sergent ? ah ! bien...

MICHEL.

Ah ! çà, mais... elle nous ennuie, à la fin, celle-là !

Lui faisant faire une pirouette.

Assez de grand’ mamans comme çà ! passons aux jeunes.

LES SOLDATS.

Oui, oui, vivent les jeunes !

Ils entourent la duchesse et Justine.

LA BARONNE, laissée de côté.

Au secours ! au secours !

MICHEL.

À moi la femme de chambre !

LE CAPORAL.

À moi la maîtresse !

MICHEL.

La vieille... à qui la voudra.

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, MAUGIS

 

MAUGIS, s’avançant vivement.

Arrêtez !

TOUS, restant immobiles comme des soldats sous les armes.

Oh !... le colonel !

MAUGIS.

Que faites-vous ici ? qui vous a donné le droit d’entrer dans cette maison ?

MICHEL.

On a refusé de nous ouvrir.

MAUGIS.

Et vous avez brisé la porte ?... vous, des soldats de la garde !

LE CAPORAL.

Il n’y a plus de garde.

MAUGIS.

Qui ose répondre ainsi à son colonel ?

TOUS, excepté Michel.

Il n’y a plus de colonel.

MAUGIS, à lui même.

Elles sont perdues si je ne trompe ces insensés.

Élevant la voix.

Malheureux ? est-ce là votre cri ? quand toute l’armée se concentre autour de Fontainebleau ? quand vos frères d’armes s’apprêtent à tenter un dernier effort !

MICHEL.

On va se battre ?

MAUGIS.

Eh !... on se bat déjà.

TOUS.

Ah !

MICHEL.

Pas sans nous ! mille tonnerres !

À l’instant ils ont saisi leurs sacs et leurs armes.

Air : À table ! à table.

TOUS LES SOLDATS.

En route ! en route !
Qu’l’enn’mi r’doute
Notre fureur ! En route ! en route !
Et viv’ l’Emp’reur !

MICHEL.

Ils n’ont pas oublié sans doute
Que plus d’un’ sanglante déroute,
Leur a fait payer chèrement
Quand paraissait not’ régiment,
La victoire d’un moment.

TOUS.

En route ! en route !
Qu’l’enn’mi r’doute
Notre fureur !
En route en route !
Et viv’ l’Emp’reur !!

Ils sortent en hâte, Michel à leur tête.

MAUGIS, les suivant jusqu’au fond pour s’assurer de leur départ.

Enfin ils s’éloignent ! j’ai bien fait de revenir.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, excepté MICHEL et LES SOLDATS

 

LA BARONNE, pendant le mouvement de Maugis.

Sauvées !... et par un de ces monstres !... quel beau trait ! nous lui ferons donner des lettres de noblesse. C’est qu’il a vraiment très bonne mine... n’est-ce pas ma chère ?

LA DUCHESSE, se laissant tomber dans un fauteuil.

Ah ! la frayeur m’a empêchée de rien voir... de rien entendre.

JUSTINE.

Ma pauvre maîtresse !

LA BARONNE.

Vous êtes aussi trop timide. S’ils avaient osé s’approcher de moi... jour de dieu ! il y aurait eu plus d’un œil arraché ! d’abord !... mais où est-il ? où est-il ? notre libérateur ?

Se retournant et se trouvant en face de Maugis qui vient de redescendre.

Ah ! monsieur, souffrez que je vous embrasse.

Elle lui saute au cou.

MAUGIS, reculant.

Pardon, madame, ce que j’ai fait... ne mérite pas une telle faveur. La duchesse, qui s’est levée, s’avançant à son tour. Veuillez recevoir aussi, monsieur, le témoignage de ma...

À elle même.

Ciel !... c’est lui ! lui !... cet homme !...

MAUGIS, interdit.

C’est bien elle !

Il baisse la tête avec confusion.

LA DUCHESSE.

Et il faut que je lui doive encore... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

LA BARONNE, qui les examine.

Qu’ont-ils donc ?

JUSTINE, bas à sa maîtresse.

Madame, c’est l’officier de ce matin.

MAUGIS, faisant un effort, à mi-voix.

Pardon, madame... Je comprends combien il vous est pénible de penser que vous me devez... quelque reconnaissance... à moi !...

Mouvement de la duchesse.

Oh ! je me rends justice ! mais je puis soulager votre conscience... Vous ne me devez rien... c’est le danger de... madame...

Il désigne la baronne.

Qu’on m’a signalé ; c’est... pour madame que je suis accouru.

LA BARONNE, se précipitant de nouveau.

Ah ! monsieur !... ah ! colonel !...

MAUGIS, l’arrêtant.

Permettez.

Continuant à la duchesse.

Comme je comprends aussi que ma présence... utile un moment, ne pourrait être désormais ici que... blessante... et odieuse...

LA BARONNE.

Comment ! qu’osez vous dire ?... Ah ! parce que vous êtes à l’usurpateur mais après votre belle action !...

MAUGIS.

Je quitte à l’instant ce château... où je ferai en sorte que rien, dorénavant, ne vienne vous troubler. Adieu... mesdames.

LA BARONNE, bas à la duchesse.

Eh ! quoi vous le laissez partir ? mais retenez-le donc, ma chère.

Courant à Maugis.

colonel !...

LA DUCHESSE, à elle-même pendant que la baronne parle à Maugis.

Cet homme... je croyais ne plus le revoir... mais puisque le hasard me l’amène... J’ai trop souffert, il faut qu’il parle.

À Maugis.

Monsieur...

MAUGIS, vivement.

Madame...

LA DUCHESSE, pendant que Maugis redescend.

Oui, il faut enfin que l’odieux mystère de sa conduite soit expliqué.

Faisant un pas vers Maugis.

Monsieur... mon père, et un parent de madame la baronne, ne sont pas encore libres, peut-être...

MAUGIS.

Oh ! je cours, madame... je ne m’éloignerai pas... sans que tout ici soit rentré dans l’ordre.

LA DUCHESSE, faisant un effort sur elle-même.

Et... sans m’accorder... un moment d’entretien, je vous prie.

MAUGIS, surpris.

Un entretien ?

LA BARONNE, à la duchesse.

À la bonne heure !

MAUGIS, s’inclinant.

Je suis aux ordres de madame la duchesse.

Ensemble.

Air : Duc d’Olonpe.

MAUGIS.

Sans dédain, sans colère,
Elle a parlé,
Ah ! q’un pareil mystère,
Mon cœur troublé,
Redoute sa présence.
Et sent déjà
La crainte et la souffrance
Se glisse là.

LA DUCHESSE.

Sans dédain, sans colère,
Oui, j’ai parlé,
Ah ! d’un pareil mystère
Mon cœur troublé,
Redoute sa présence,
Et sent déjà
La crainte et la souffrance,
Se glisser là.

LA BARONNE.

Il cède a sa prière !
Mon cœur troublé,
Par ce charmant mystère
Ensorcelé,
Redoute sa présence,
Et sent déjà
Une douce souffrance
Se glisser là.

JUSTINE.

Quel est donc ce mystère ?
Il a tremblé,
S’il cède à sa prière,
Il est troublé ;
À sa seule présence,
Il sent déjà
La crainte ou l’espérance
Se glisser là.

 

 

Scène XII

 

LA DUCHESSE, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Quel charmant cavalier ! Savez-vous, ma toute belle, que, sans lui, je ne sais pas trop ce que nous allions devenir ? Ces hommes nous regardaient déjà avec les yeux... Ah ! les vilains yeux ! Ce n’est pas comme ceux du... colonel. Je jurerais bien que la femme qu’il distinguera... n’aura qu’à se louer de lui.

Tout en parlant la baronne s’est approchée de la glace et arrange sa coiffure.

Çà se voit tout de suite, et d’après le système de Lavater...

LA DUCHESSE, qui ne l’écoute pas, à elle-même.

Oui... oui... il faut que je lui parle... et je lui parlerai.

Elle sort plongée dans ses réflexions.

LA BARONNE, se retournant.

Avez-vous lu Lavater ?... Eh bien ! où est-elle donc ?... Elle s’en va ! elle me laisse !... En vérité cette petite duchesse a été de glace pour son libérateur. Il y a des femmes d’une ingratitude...

 

 

Scène XIII

 

LA BARONNE, TULIN

 

Ici le notaire entr’ouvre la porte d’un placard.

TULIN.

Je n’entends plus rien. Ouf ! ces placards sont trop étroits !

Apercevant la baronne.

Oh ! quelqu’un !

Mouvement pour rentrer dans sa cachette.

Ce n’est qu’une femme... Pst ! Pst ! Les gardes prétoriennes, les sicaires du tyran sont-ils partis ?

LA BARONNE.

Comment ! monsieur, vous étiez là ?

TULIN.

Oui, madame, j’y étais, et fort mal à mon aise, je vous prie de le croire. Il est très étroit ce placard.

LA BARONNE.

Vous étiez là quand ces soldats insultaient à des femmes et vous ne vous montriez pas ?

TULIN.

Me montrer ! vraiment je n’avais garde ! puisque je n’étais entré là dedans que pour me cacher.

LA BARONNE.

Eh ! qu’importe, monsieur ? vous deviez... bondir à notre défense.

TULIN.

Bondir ! bondir... D’abord, je vous ferai observer que j’ai passé l’âge des chevreaux. Je ne bondis plus. J’ai bondi... autrefois. comme un autre... dans ma jeunesse... mais il y a temps pour tout. Quant à la défense, il y en a une dont j’étais chargé. C’est celle d’un portefeuille qui contient... N’importe.

LA BARONNE.

Et vous osez penser à un vil métal quand des femmes !... Vous ne savez donc pas ce que c’est que des femmes, monsieur ?

TULIN.

Si, madame... à peu près. Je sais que des femmes... çà ne s’escamote pas, çà ne se mange pas, enfin... que ça se retrouve toujours, tandis que l’argent...

LA BARONNE.

Infamie ! Eh ! qui êtes-vous donc, monsieur, pour parler ainsi ?

TULIN.

Je suis... notaire, madame.

Faisant de petits saluts répétés.

Le notaire Tulin, de la Tulinière, pour vous servir.

LA BARONNE.

Il y paraît !

TULIN, continuant.

Gardien naturel de la fortune des familles.

LA BARONNE.

Mais non de la vertu des femmes.

TULIN.

Oh ! je répondrais de la vôtre !

Air : La robe et les bottes.

Pourtant je ne suis que notaire,
Surtout ne me confondez pas
Avec certain fonctionnaire
Qu’on emploie en d’autres climats :
On s’en sert beaucoup en Turquie,
Et c’est peut-être bien pensé ;
Mais moi, je vous le certifie,
Je m’y croirais fort déplacé.

Bruit en dehors. Il remonte.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois là... encore un uniforme.

À la baronne.

Ils reviennent !...

LA BARONNE.

Qui çà ?

TULIN.

Silence !

Saisissant vivement le bras de la baronne.

Cette fois vous ne vous plaindrez pas de moi.

LA BARONNE, s’échappant de ses mains.

Mais au contraire ! finissez donc ! vous m’abimez le bras !

TULIN.

Vous ne voulez pas que je vous sauve ? çà vous regarde... je me sauve tout seul.

Il disparaît.

 

 

Scène XIV

 

LA BARONNE, puis MAUGIS, puis LE VICOMTE et LE MARQUIS

 

LA BARONNE.

Eh bien qu’est-ce qu’il lui prend donc... au garde-note ? il a tout froissé mon bracelet.

Elle cherche à le rajuster.

MAUGIS, entrant vivement, puis s’arrêtant à la vue de la baronne.

Pardon, madame.

LA BARONNE.

Eh ! c’est le cher colonel !

MAUGIS, à lui-même.

Je croyais la retrouver ici.

LA BARONNE.

Concevez-vous ce notaire qui voulait m’engager à fuir !

MAUGIS.

Oserais-je vous demander...

LA BARONNE.

Osez, osez, colonel... Mais qui vient nous interrompre ?

LE VICOMTE, suivi du marquis, entrant une épée à la main.

Où sont-ils ? où sont-ils ?... Ah ! j’en trouve donc enfin un... de ces infâmes ! sur lequel je pourrai me venger de l’indigne traitement que m’ont fait subir les autres.

LE MARQUIS.

Oui, oui, vengeons nous.

LE VICOMTE, à Maugis.

Défendez-vous, Monsieur.

LA BARONNE, passant entre eux.

Oh ! ciel que faites-vous ? Arrêtez, vicomte ! c’est à monsieur que vous devez votre délivrance.

LE MARQUIS.

Que vois-je ? le jeune officier que j’ai si mal accueilli ce matin.

LE VICOMTE.

Veuillez recevoir toutes mes excuses, monsieur, j’ignorais...

LE MARQUIS.

Nous ignorions...

MAUGIS.

Messieurs...

LE VICOMTE.

Mais comprenez-vous la position d’un homme... mourant de faim, (j’avais fait quinze lieues pour venir au secours de ces dames), qui se voit retenu par des drôles devant une table... fort bien servie, ma foi !

LE MARQUIS.

C’était mon déjeuner...

LE VICOMTE.

Et auquel on fait passer sous le nez.

LE MARQUIS.

Et sous le mien.

LE VICOMTE.

Et sous celui de monsieur, tous les mets dont on se régale, en ne lui laissant pour sa part... que la fumée...

LE MARQUIS.

Qui n’était pas désagréable, il faut en convenir.

LE VICOMTE.

Bien obligé. Vous ne mangez pas, mon gentilhomme, me disaient ces mauvais plaisants. Je crois bien, ils m’avaient lié les mains ! sans cela... ils auraient vu, morbleu ! que je sais en faire usage... autrement que pour manger !

LE MARQUIS.

Oui ; mais le plus pressé, maintenant, est de réparer le temps perdu ; je viens déjà de commander un autre déjeuner.

LE VICOMTE.

Vrai ? Eh bien, mon cher marquis, vous êtes un homme précieux, et je vois avec plaisir que les vicissitudes de la vie ne vous font rien oublier... d’essentiel.

JOSEPH, annonçant.

Le déjeuner de monsieur le marquis est servi.

LE VICOMTE.

Bravo !

TULIN, passant sa tête par une porte.

Vivat !... Le déjeuner ?... voilà une parole qui m’annonce que le calme et le bon ordre sont rétablis dans la maison... je puis me montrer.

LE MARQUIS.

Tiens ! c’est ce cher notaire !

LE VICOMTE.

Maître Tulin, de la Tulinière, possesseur de la meilleure étude et de la plus jolie femme de Paris.

TULIN.

C’est vrai.

LE MARQUIS.

Parbleu ! mon bon, vous arrivez tout à point.

TULIN.

C’est ce que je n’ai pas fait, tant s’en faut, monsieur le marquis. Voilà une demi-journée que je suis dans votre château... c’est-à-dire... dans... vos armoires.

LE MARQUIS.

Ah ! bah !

TULIN.

Seul endroit que ne fût pas occupé par...

S’arrêtant et reculant à la vue de Maugis.

Ah ! mon Dieu !...

LE MARQUIS.

Eh bien, qu’avez-vous donc ? monsieur est un ami.

TULIN, avec défiance.

Un ami ? un ami...

LE VICOMTE.

Qui fait la guerre aux Prussiens et non aux notaires.

LE MARQUIS.

Sans doute. Rassurez-vous, et donnez la main à madame la baronne.

TULIN, à la baronne.

Madame...

LA BARONNE, lui tournant le dos.

Allons donc un homme qui se cache !

TULIN.

Je ne m’en cache pas !...

LE VICOMTE, lui saisissant la main.

À table ! à table ! ma cousine ! car le déjeuner va refroidir. Que diable ! les anciens preux déjeunaient.

LE MARQUIS, à Maugis.

J’espère, colonel, que vous voudrez bien nous faire l’honneur...

MAUGIS.

Excusez-moi, monsieur ; mais mon devoir m’oblige de partir à l’instant.

LE MARQUIS.

Sans déjeuner ? il est bien rigoureux ! mais nous nous reverrons, n’est-ce pas ?

LA BARONNE, à Maugis.

Oui... nous nous reverrons !

LE MARQUIS.

Veuillez ne pas oublier que vous avez un ami dans le marquis de Suran.

LE VICOMTE, à la baronne.

Et dans la baronne de Vermont, à ce que je puis voir.

LE MARQUIS, se tournant vers le notaire.

Allons, mon cher Tulin.

TULIN, lui offrant la main.

Monsieur le marquis...

Air : Ens. de Mad. Roland.

ENSEMBLE.

Hâtons-nous de partir
La faim se fait sentir,
À table le plaisir
Va donc nous réunir.

Ils sortent tous les quatre.

 

 

Scène XV

 

MAUGIS, puis LA DUCHESSE

 

MAUGIS, seul.

Madame de Melcy veut me parler... M’accabler de reproches et de dédains sans doute... Oui, oui, elle veut profiter de l’avantage que le triomphe de sa cause lui donne sur moi. C’est juste, el je n’ai rien à dire. –La voici.

LA DUCHESSE, entrant.

Enfin ils sont partis : il est seul et je puis...

À Maugis.

Monsieur...

À elle-même.

Ah ! rien. que la vue de cet homme a glacé tout mon courage...

S’appuyant.

J’ai peine à me soutenir.

MAUGIS.

Madame...

À part.

Comme elle est pâle !... comme elle est émue !... moi qui l’attendais fière et irritée, je ne sais plus ce que j’éprouve.

S’approchant et s’inclinant.

Votre père et son ami sont libres, madame, et mes soldats, pauvres gens ! que les malheurs du pays, et la joie... cruelle de quelques uns de ses enfants ont égaré un moment, s’éloignent pour ne plus revenir. Rassurez-vous, j’ai donné des ordres... et je n’attends plus que les vôtres.

LA DUCHESSE, à part.

Ah ! je triompherai de cette indigne faiblesse.

Haut, faisant un effort.

Monsieur... vous êtes surpris que j’aie désiré vous revoir ?...

Elle lui indique un fauteuil et s’assied.

Oh ! je ne vous retiendrai pas longtemps ; mais, avant tout, pouvez-vous me jurer de me répondre sincèrement !... en homme d’honneur ?

MAUGIS, un peu blessé.

Madame...

Se remettant.

Je le jure.

LA DUCHESSE.

La vérité dût-elle vous paraître cruelle et blessante... pour moi ?

MAUGIS, vivement.

Ah ! grâce au ciel je n’ai rien de semblable à redouter.

LA DUCHESSE, après une pause.

Vous souvenez-vous de notre première rencontre, monsieur ?

MAUGIS.

C’est me supposer bien peu de mémoire.

LA DUCHESSE.

Eh bien, il s’est passé ce jour-là quelque chose d’étrange et qu’il faut que je sache, monsieur, il le faut ; car le repos de ma vie entière en dépend peut-être.

MAUGIS, à part.

Que va-t-elle me demander ?

LA DUCHESSE.

En sortant d’un bal, mes chevaux s’emportent, je me précipite hors de ma voiture, et, lorsque je me crois perdue... je me trouve préservée miraculeusement par vous, Monsieur, par vous... qui m’étiez étranger, que je n’avais jamais vu. Je fus vivement touchée...

MAUGIS.

Oh ! Madame... le hasard seul...

LA DUCHESSE.

Pardon... c’est ici que je vous prie de rappeler vos moindres souvenirs. La frayeur que je venais d’éprouver a-t-elle paralysé mes sentiments ? ai-je mal exprimé ma reconnaissance ?

MAUGIS.

Je suis fâché, Madame, de vous voir employer un mot semblable pour une action si simple.

LA DUCHESSE.

J’attends une réponse précise, Monsieur.

MAUGIS.

Vos paroles, et l’expression qui les accompagnait, m’ont payé cent fois plus... que je ne le méritais.

LA DUCHESSE.

Ainsi, à ce moment, rien dans ma conduite ne vous a blessé ?

MAUGIS.

Rien. Je le jure.

LA DUCHESSE, étonnée.

Rien !...

À part.

Oh ! mon Dieu ! Qu’est-ce donc alors ?...

Haut.

Mais, j’y pense, si notre première rencontre date, pour moi, du service que vous m’avez rendu, il n’en a pas été ainsi pour vous, peut-être ?... Dans le monde, au milieu de quelque fête, vous aviez entendu sortir de ma bouche des discours qui, sans intention aucune de ma part, vous avaient froissé dans vos sympathies ou dans vos opinions ?

MAUGIS.

Non, Madame. Lorsque j’ai reçu vos remerciements, votre nom n’avait pas encore été prononcé devant moi.

LA DUCHESSE.

Et cependant... la seconde fois... que vous m’avez vue, votre résolution était prise d’agir... comme vous l’avez fait.

Silence de Maugis. Avec impatience et hauteur.

Répondez donc, Monsieur.

MAUGIS, très troublé.

Madame...

LA DUCHESSE, vivement.

Ah ! soyez franc, sans détour, vous l’avez juré.

MAUGIS, avec effort.

Eh bien... oui, j’en conviens... j’étais décidé...

LA DUCHESSE, avec exaltation, se levant.

Ah ! merci ! merci ! Monsieur. C’est tout ce que je voulais savoir...Je ne vous retiens plus... et que Dieu vous pardonne !

MAUGIS, l’arrêtant vivement.

Arrêtez, Madame, oh ! vous me direz...

D’un ton humble.

J’oserai vous demander à mon tour... Pourquoi... avez-vous désiré cet entretien ?

LA DUCHESSE.

Pourquoi ? Mais c’est ma justification ; ma réhabilitation à moi, Monsieur ! Vous ne voyez donc pas que ce qui me paraissait tout à l’heure une injure humiliante... et méritée, peut-être, n’est plus qu’une insigne lâcheté de votre part...

Air : de votre bonté généreuse.

Contre une femme et seule et sans défense,
Votre courage un jour s’est signalé
Vous n’aviez point à venger une offense,
Et cependant ses larmes ont coulé.
Mais quand le sort près d’elle vous ramène,
Souvenez-vous de ces derniers adieux :
On peut braver les regards de la haine,
Sous le mépris on doit baisser les yeux.

MAUGIS.

Ah ! que ne puis-je racheter au prix de tout mon sang...

LA DUCHESSE.

Des excuses ! fi donc ! On dirait que vous avez peur.

MAUGIS.

Et bien, oui, vous avez raison, j’ai peur !... j’ai peur de ne plus vous voir, de perdre l’unique occasion que j’aurai peut-être de vous faire lire dans mon âme... J’ai peur de cette vie de désespoir, qui demain va commencer pour moi, loin de vous. Ah ! je ne veux pas m’excuser, me faire prendre en pitié... Lorsque vous m’avez demandé cet entretien, j’étais prêt à vous braver !... à vous offenser encore... Le son de votre voix, vos paroles si calmes et si dignes ont triomphé de ma résolution... Je comprends, pour mon malheur, ce que vous êtes et ce que je suis... Oui, je le comprends à ces remords que le bruit des armes n’a jamais pu étouffer ; à ce sentiment de respect, d’admiration... de dévouement sans bornes qui, tout-à-coup, vient de s’emparer de moi !... Ah ! ne souriez pas avec mépris... car je vous aime, Madame ; oui, je vous aime !... d’un amour subit, désespéré...

LA DUCHESSE.

Ah ! Monsieur !...

MAUGIS.

Cet amour... je le sens, j’ai tout fait pour le rendre impossible... odieux ! Ce sera ma punition, mon supplice de toutes les heures, de toutes les minutes, et pourtant ! si je pouvais vous dire...

LA DUCHESSE, avec hauteur.

Je ne veux rien savoir, Monsieur. J’ai désiré entendre de votre bouche ma justification, non la vôtre, et maintenant, je n’ai plus qu’une grâce à solliciter de vous. Oubliez cette entrevue, comme je vous promets d’effacer de ma mémoire jusqu’au souvenir de votre nom.

Elle fait quelques pas pour sortir.

Madame !...

MAUGIS, la suivant. la duchesse, se retournant.

La duchesse de Melcy que vous avez vue aujourd’hui... pour la première et... la dernière fois... vous salue.

Elle sort.

MAUGIS.

Ah ! il faudra qu’elle m’aime encore !

 

 

ACTE II

 

Chez la Duchesse, à Meudon, un boudoir, portes latérales et au fond, fenêtre à droite, cheminée à gauche, au premier plan une table et un fauteuil auprès.

 

 

Scène première

 

JUSTINE, seule, entrant en fermant vivement une porte

 

Attendez ! attendez ! Ah ! mon Dieu ! je suis toute tremblante... si madame savait... si elle soupçonnait... elle pourrait bien me chasser, car c’est pour l’éviter peut-être qu’elle est venue à Meudon.

Elle écoute.

Personne... j’avais bien pourtant entendu ma maîtresse et son amie madame Tulin... Ah ! sans Michel, mon mari, qui m’a tourmentée, suppliée... je n’aurais jamais consenti... qu’est-ce qui aurait dit que ce sergent si tapageur, qui bouleversait tout au château de M. le marquis, deviendrait mon mari... et un mari que j’aime au point de n’avoir plus d’autre volonté que la sienne, c’est çà qui est singulier ! Enfin, pour lui je m’expose même à déplaire à Madame, qui est si bonne ! et juste le jour où Michel doit entrer ici, à son service, en qualité de concierge. Après tout, c’est l’affaire d’un moment... d’un seul moment. On veut la voir de loin, sans être vu, sans lui parler... bah ! ce sont de ces choses... dont les femmes se fâchent quelquefois, mais qu’elles pardonnent toujours... Je ne me trompe plus... on vient... et c’est madame la duchesse.

 

 

Scène II

 

JUSTINE, LA DUCHESSE, MADAME TULIN

 

MADAME TULIN.

Eh bien, oui, je reste, mais vous savez à quelle condition.

Apercevant Justine.

Ah !...

LA DUCHESSE.

Justine, madame Tulin veut bien m’accorder quelques jours. Tu feras préparer la chambre à côté de la mienne.

JUSTINE.

Oui, Madame.

LA DUCHESSE.

Ton mari n’arrive-t-il pas aujourd’hui ?

JUSTINE.

Je l’attends.

LA DUCHESSE.

Tu me l’amèneras tout de suite.

JUSTINE.

Que de bonté !

LA DUCHESSE.

Ainsi tu es heureuse ?

JUSTINE.

Oh ! bien heureuse ! Ne pas quitter madame la duchesse, et avoir encore un mari !...

LA DUCHESSE.

Va, mon enfant, maintenant va tout disposer.

JUSTINE, à part, s’éloignant.

Oh ! décidément, je ne risquerai pas de fâcher une si bonne maîtresse.

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE, MADAME TULIN

 

LA DUCHESSE.

À présent, ma chère Clémentine, je suis tout à vous par quoi voulez-vous commencer ? visiterons-nous d’abord le parc ? puis la serre ? ou bien voulez-vous voir en détail le château ?

MADAME TULIN.

Rien de tout cela.

LA DUCHESSE.

Vous disiez : c’est la curiosité qui m’amène ?

MADAME TULIN.

Sans doute ; mais je me soucie peu de vos arbres et de vos dahlias ; on sait tout cela sur le bout du doigt.

LA DUCHESSE.

Et vous voulez... du nouveau ?

MADAME TULIN, souriant.

De ce qui change, du moins...

Air : La lettre anonyme.

Jasmin, lilas, rose, anémone,
Tilleuls, dont le parc est pourvu
C’est beau !... pourtant c’est monotone,
On voit cent fois ce qu’on a vu ;
Et moi j’adore l’imprévu !
Mais le cœur de femme jolie
On peut toujours l’étudier,
Sans risquer la monotonie
Et sans craindre de s’ennuyer.

aussi, ma chère, c’est votre cœur que je viens examiner. Voyons : où en est-il ?

LA DUCHESSE.

Quelle singulière question ?

MADAME TULIN.

Hum... est-ce que ça va mal ?

LA DUCHESSE.

Ah !... que voulez-vous que je dise ?

MADAME TULIN.

La vérité... Voyons, ma chère Emma, un peu de franchise. Ne suis-je pas votre amie d’enfance... votre aînée, et raisonnable comme une grand’mère ?

LA DUCHESSE.

Vous ?

MADAME TULIN.

Ne l’ai-je pas assez prouvé, hélas !

Elle soupire.

Jeune, jolie, entourée de beaux jeunes gens aussi nobles et.. aussi pauvres que moi, n’ai-je pas choisi un homme qui n’avait de titre que celui de notaire, et pour armes... que ses panonceaux. l’estimable M. Tulin en un mot

Riant.

puisqu’il faut l’appeler par son nom !... Et pourtant, il y avait alors un petit chevalier, sans autre titre aussi, il est vrai !... qui le premier...

LA DUCHESSE.

Quoi ! vous aimiez quelqu’un ?

MADAME TULIN.

Certainement ! ma sœur aussi, un jeune sous-lieutenant c’est de rigueur, il y a toujours un amour obligé dans l’histoire d’une jeune fille avant son mariage.

LA DUCHESSE.

Et vous avez pu l’oublier ?

MADAME TULIN.

Oh ! on ne peut pas penser à tout, ma chère. D’ailleurs, ma vieille tante me prêchait tant les avantages de la fortune... cependant, fille de grande maison... renonçant au rang de baronne ou de marquise, il me fallait bien quelque chose pour me dédommager. Être tout simplement... une femme de notaire... çà ne m’allait pas du tout.

LA DUCHESSE, souriant.

Ah !

MADAME TULIN.

Je me suis dit : M. Tulin fait les affaires des pères et des maris, pourquoi ne ferais-je pas celles des demoiselles et des femmes ? alors je me suis mise à gagner leur confiance : çà m’a créé une occupation... une distraction ; bientôt c’est devenu pour moi un besoin, et aujourd’hui je compte autant de clients que mon mari... mon cabinet ne désemplit pas... je ne passe point d’actes, je n’emploie aucun papier timbré, mais c’est incroyable la foule de transactions que j’ai menées à bien. Ainsi, avec moi on peut s’expliquer sans crainte. Voyons, êtes-vous toujours décidée à épouser le vicomte de Moréal ?

LA DUCHESSE.

Sans doute. Est-ce qu’on s’occupe de ce mariage ?

MADAME TULIN.

Beaucoup. Tout le monde y croit, excepté moi... qui vous l’ai conseillé.

LA DUCHESSE.

Et pourquoi donc ? le vicomte est...

MADAME TULIN.

Oh ! je sais bien ce que je vous ai dit... il est brave, spirituel ; il a un beau nom, de la fortune, d’accord ; mais il a contre lui une terrible chose.

LA DUCHESSE.

Laquelle.

MADAME TULIN.

C’est que... vous en aimez un autre ?

LA DUCHESSE.

Quoi !... après ce que je vous ai confié vous pouvez croire ?...

MADAME TULIN.

Justement à cause de cela... ma bonne amie, je vous examine depuis longtemps, et je suis sûre de ne pas me tromper.

LA DUCHESSE.

Oh ! ce n’est pas l’amour qui trouble mon repos... c’est la haine.

Mouvement d’incrédulité de madame Tulin.

Oui, malgré mes efforts je n’ai rien oublié. chaque jour, ma blessure me semble plus douloureuse, et ma résignation plus lâche. Oui, au milieu de ces fêtes, où je me jette pour m’étourdir, comme dans la solitude, j’ai toujours la même pensée, je sens toujours le même désir qui m’obsède... rendre tout le mal qu’on m’a fait !

MADAME TULIN.

Vous ! tant de colère ? Emma !...

LA DUCHESSE, s’animant.

Mais ne comprenez-vous pas tout ce que je dois éprouver ? qu’une femme trahisse un homme, il a mille moyens de se venger, et nous... Envers qui la trahison est mille fois plus infâme !... car on est venu à nous, nous n’avons cédé qu’à la prière... quelquefois même qu’à la pitié !... exposant tout notre avenir contre un amour menteur !... Et l’on peut nous abandonner impunément, s’en faire une gloire un triomphe ! et nous ne pouvons rien !... rien !

MADAME TULIN.

Mais si... on peut toujours... c’est qu’on ne veut pas... on n’ose pas.

LA DUCHESSE.

Oh ! un moyen ?... un moyen ?... quel qu’il soit, parlez, et j’oserai, moi !

MADAME TULIN.

À merveille, nous savons enfin ce que vous voulez. Un mot à présent, mais sincère, mais sans détour... comme à un confesseur. Êtes-vous bien certaine de n’avoir plus d’amour pour lui ?

LA DUCHESSE, soupirant.

Ah ! je l’ai tant aimé !

MADAME TULIN.

Que ce n’est pas encore passé ? Et voilà le mal... il y a alors une foule de choses que je ne puis pas vous proposer.

LA DUCHESSE.

Proposez toujours... comme si je ne l’aimais plus.

MADAME TULIN.

Si je le séduisais...

Riant.

pour l’abandonner.

LA DUCHESSE, vivement.

Non, non... il ne vous en laisserait pas le temps.

MADAME TULIN.

Ah !... vous croyez ? Puisque ce moyen ne vous convient pas... j’en ai un autre.

LA DUCHESSE.

Voyons.

MADAME TULIN.

Si ce n’était pas moi, mais vous ?

LA DUCHESSE.

Moi ! le séduire ? ah ! ce n’est pas possible.

MADAME TULIN.

Comment, plaît-il ?

Air nouveau de Doche.

Quelle erreur et quel délire !
Ciel ! l’ai-je bien entendu ?
Impossible, osez-vous dire ?
Ce mot nous est inconnu,
À renverser un obstacle,
Notre esprit toujours brilla,
Et s’il s’agit d’un miracle,
Il est fait... ou se fera.

Deuxième couplet.

Rien ne nous est impossible,
Oui, tout cède à la beauté !
Le cœur le plus inflexible,
En nous jouant est dompté :
Quel que soit notre adversaire,
Nous triomphons sans effort,
Un regard, il est à terre
Un mot... c’est un homme mort !

Voyons ? D’abord, selon vous, il ne vous a jamais aimée, n’est-ce pas ?

LA DUCHESSE.

Oh ! non, jamais !

MADAME TULIN.

Eh bien... tant mieux.

LA DUCHESSE.

Comment, tant mieux ?

MADAME TULIN.

Sans doute ; le difficile en amour n’est pas de conquérir... c’est de conserver... ou, ce qui est presque la même chose, de regagner... ce que l’on a perdu. Mais, tenez... je n’ai pas d’intérêt à vous flatter, à mentir... (je ne suis pas un homme.) Et quand je vous regarde, là, en conscience, je suis sûre que vous n’avez rien perdu.

LA DUCHESSE.

Ah ! s’il était vrai !

MADAME TULIN.

Désirez-vous en avoir la preuve ? Si vous le voulez bien, avant huit jours, il suivra tous vos pas.

LA DUCHESSE, vivement.

Mais il ne fait que cela depuis six mois.

MADAME TULIN.

Ah !... vous ne m’en aviez rien dit. Ainsi ce grand coupable a déjà osé ?...

LA DUCHESSE.

Pour m’apercevoir seulement une minute, il a tenté des choses incroyables... il s’est exposé même à des affronts... Son regard, où se peint une tristesse profonde, n’a jamais imploré de moi... que la pitié ; je sais qu’il ne voit personne, qu’il ne parle à personne ; qu’il ne remplit aucun de ses devoirs militaires, au point que les uns pensent qu’il est très malade... et les autres... que sa raison est égarée...

MADAME TULIN.

Pauvre jeune homme !

Ici, la porte refermée par Justine au commencement de l’acte, s’entrouvre, et l’on voit Maugis écouter.

LA DUCHESSE.

Et que sans mon père, que j’ai fait agir en secret, il aurait perdu plus de dix fois son régiment.

MAUGIS, au fond, à part.

Quoi !... c’est elle !

LA DUCHESSE, continuant.

Je sais tout cela, et je ne crois pas à son amour.

MADAME TULIN.

De telles preuves ne vous suffisent pas ! ma chère, vous êtes insatiable. Que voulez-vous donc encore ?

LA DUCHESSE.

Je veux...

Justine ouvre une porte.

MADAME TULIN.

Silence ! on vient.

MAUGIS, disparaissant.

Je ne pourrai donc rien savoir 

 

 

Scène IV

 

LA DUCHESSE, MADAME TULIN, JUSTINE

 

JUSTINE.

La voiture de madame la baronne entre dans l’avenue.

LA DUCHESSE, vivement.

La baronne... je suis à Paris.

JUSTINE.

Joseph a dit le contraire.

LA DUCHESSE.

Quel ennui !... Eh bien... je suis malade.

JUSTINE.

Joseph a dit...

LA DUCHESSE, avec impatience.

Joseph est un bavard : qui ne devrait jamais parler sans ordre.

MADAME TULIN.

Allons, ma chère, vous ne pouvez l’échapper ; prenez votre parti gaiement.

Air : Il faut partir sans tarder davantage.

LA DUCHESSE, MADAME TULIN.

Sans plus tarder, allons au devant d’elle
Puisqu’il faut la voir
Et la recevoir
La chose hélas, pour nous, n’est pas nouvelle
S’ennuyer est un devoir.

JUSTINE.

Sans plus tarder allons au devant d’elle,
Puisqu’il faut la voir
Et la recevoir,
Madame, hélas ! aux usages fidèle
Va s’ennuyer par devoir.

 

 

Scène V

 

JUSTINE, puis MAUGIS

 

JUSTINE, seule.

Et moi, pendant ce temps là, je vais faire partir M. Maugis. Je ne veux pas qu’il reste une minute de plus... j’ai trop peur.

Appelant doucement.

M. le colonel ! M. le colonel !

MAUGIS, entrant et tout entier à sa pensée.

Elle ne croit pas à mon amour !...

JUSTINE.

Il faut vite vous éloigner... Madame a du monde... on pourrait vous surprendre... suivez-moi, nous gagnerons le parc par le petit escalier.

Elle va regarder à la porte.

Voyons s’il est libre.

Elle disparaît un moment.

MAUGIS, qui ne l’a pas écoutée.

Elle ne croit pas à mon amour ! elle a raison, elle ne peut pas y croire ; car tout ce que je fais depuis six mois, sans projet, sans but... presque sans le vouloir... entraîné... par... je ne sais quelle folie... que je n’ose m’avouer à moi-même... Mon Dieu ! je l’ai fait jadis pour l’outrager, pour la perdre, pour l’abandonner lâchement !... Et je ne la désabuserais pas ?... elle ne saurait jamais la vérité ?... Oh !... si, il le faut... il faut qu’elle m’écoute, qu’elle me comprenne, qu’elle me croie !... Oui, elle me croira... ne fût-ce qu’un jour ! qu’une heure ! qu’un moment !...

JUSTINE, rentrant vivement.

Vite et vite, pendant qu’il n’y a personne.

MAUGIS, à Justine.

Quoi ? que veux-tu ?

JUSTINE.

Que vous partiez à l’instant.

MAUGIS.

Partir ?... renoncer à la seule occasion de la voir ?...

JUSTINE.

La voir !... quand elle est avec deux dames, qui ne la quitteront pas de la journée.

MAUGIS.

Comment ?

JUSTINE.

Vous me regardez... et ne paraissez pas me comprendre. Il est impossible que vous lui parliez, et vous me ferez perdre ma place si vous restez là.

MAUGIS.

Oh ! ma pauvre Justine, je ne veux pas... te faire renvoyer... par elle !... Non, non... viens, je te suis...

JUSTINE.

On arrive...la petite porte du jardin est encore ouverte... allez, allez... vite.

MAUGIS, à la porte, à part.

Je reviendrai...

JUSTINE.

Il était temps !... je vous rejoins.

 

 

Scène VI

 

MADAME TULIN, LA DUCHESSE, LA BARONNE

 

LA DUCHESSE.

Justine, laissez-nous...

Justine sort.

LA BARONNE.

Vous devinez bien que je viens vous parler de lui...

LA DUCHESSE et MADAME TULIN.

De lui ?...

LA BARONNE.

De lui qui m’a sauvée !... de lui, qui est un héros !... tous ceux, qui on servi sous le grand homme, sont des héros.

MADAME TULIN.

À présent car, vous ne disiez pas cela, autrefois...

LA BARONNE.

Autrefois... je ne le connaissais pas... il ne m’avait pas montré un dévouement... un intérêt... un amour.

LA DUCHESSE et MADAME TULIN.

Un amour !

LA BARONNE.

Le mot m’est échappé... je ne m’en repens pas... la confiance est le charme de l’amitié... comme celui de l’amour est dans la timidité.

MADAME TULIN.

La timidité ?

LA BARONNE.

Les hommes les plus braves sont aussi parfois, les plus timides auprès des femmes ; le vaillant colonel... tremble de me parler... Ah ! c’est bien touchant.

MADAME TULIN.

Et vous êtes touchée ?

LA DUCHESSE.

Comment ?

LA BARONNE.

Eh ! bien...je venais...s’il faut tout dire, vous consulter... mes amies... oui... écoutez-moi... M. Maugis n’est pas riche ; la paix lui laisse peu d’espoir d’avancement ; et je ferai sa fortune... en l’épousant... j’y suis bien décidée.

LA DUCHESSE.

Décidée.

MADAME TULIN.

Pourquoi donc, alors, nous demander conseil...

LA BARONNE.

C’est sur les moyens... de l’instruire de son bonheur !... il ne parle pas...

LA DUCHESSE.

Ah ! il n’a point parlé ?

MADAME TULIN, moqueuse.

Il s’en serait bien gardé ; et même, vous verrez qu’il ne parlera jamais...

LA BARONNE.

C’est donc à moi à faire toutes les avances...

Air : de Lauzun.

N’a-t-on pas vu dans mainte cour
Les souveraines les plus fières,
Vers l’objet d’un obscur amour
En secret marcher les premières ;
Si vers Maugis je ne vole aujourd’hui,
Le bonheur encore nous échappe.

MADAME TULIN.

C’est elle qui court après lui,
Et pourtant c’est lui qui l’attrape.

LA BARONNE.

Mais, je suis si sûre de la joie qu’il éprouvera ! oui, je suis sûre d’être aimée pour moi-même... son courage à me défendre, sa persévérance à me chercher... oui, toujours sur mes traces ; je ne suis pas venue une fois chez vous sans qu’il m’ait suivie... tenez en ce moment, il est... au bout de l’avenue.

Mouvement des deux femmes.

Le colonel !...

LA BARONNE riant, triomphante.

Oui, au bout de l’avenue !

Elle va près de la fenêtre.

Si l’on pouvait, d’ici... vous le verriez ému, troublé,... inquiet... cherchant à apercevoir ce qui se passe au château...

LA DUCHESSE, sur le devant, troublée.

Lui ?... toujours lui !...

LA BARONNE, quittant la fenêtre et très vivement.

Je crois que le voici.

La porte s’ouvre, les trois femmes font un mouvement.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. le vicomte de Moréal.

Désappointement des trois femmes.

 

 

Scène VII

 

MADAME TULIN, LA DUCHESSE, LA BARONNE, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE saluant.

Mesdames... mais qu’y a-t-il donc ?... tout le monde semble ici étonné et mécontent de me voir.

Air : Le luth galant.

Me faut-il donc craindre quelque revers ?
Suis-je coupable envers vous ?... je m’y perds !
De trois femmes ici le regard me menace !
Mais si l’on dit de moi comme du jeune Horace
Que vouliez-vous qu’il fit contre trois ?... oh ! de grâce
N’achevez pas le vers !

MADAME TULIN, souriant.

Nous ne sommes pas assez romaines pour cela.

LA BARONNE

Oh ! non... mais...

LA DUCHESSE, l’interrompant.

Nous causions entre nous !...

MADAME TULIN.

Et nous ne vous attendions pas.

LA BARONNE.

Nous attendions...

MADAME TULIN, l’interrompant.

Quelqu’un qui intéresse... beaucoup madame la baronne.

Bas à la baronne.

C’est M. de Moréal qui suivait votre voiture.

LA BARONNE, bas.

Lui !...

Haut.

Par quel chemin êtes-vous venu mon cher vicomte ?

LE VICOMTE.

Par le chemin de traverse.

LA BARONNE, à madame Tulin.

Vous voyez bien que ce n’était pas monsieur ; et d’ailleurs pouvais-je m’y tromper !

LE VICOMTE, riant.

Quel est donc l’heureux mortel ?...

LA BARONNE.

Vous ne saurez rien, petit indiscret... moi, je veux aussi respecter vos mystères, en vous laissant seul avec la duchesse... pour aller me promener... dans...

MADAME TULIN.

Dans l’avenue... où je ne vous suivrai point de peur de troubler le charme de vos rêveries... mais je me retire aussi, La Duchesse, inquiète. Me quitter ainsi toutes deux !

LE VICOMTE, à la duchesse.

Ah ! madame ; voilà une inquiétude peu aimable pour moi.

MADAME TULIN, à la duchesse.

Je reviendrai bientôt.

Bas.

Je saurai si c’est lui.

LA BARONNE, à part.

Je l’encouragerai et il se montrera !

Air : de Lustucru.

Au moment où ils vont se mettre à table.

MADAME TULIN, LA BARONNE.

Il faut se retirer,
Je veux être discrète,
Vous blâmez ma retraite ;
Mais, Monsieur doit la désirer.

MADAME TULIN, bas à la baronne.

Je vais revenir,
Je veux découvrir,
Si dans le parc c’est lui qui rôde.

LA BARONNE, à part.

Il me comprendra
Et se lassera
De venir m’admirer en fraude.

Ensemble.

LA BARONNE, MADAME TULIN.

Il faut se retirer, etc.

LE VICOMTE.

Il faut se retirer,
C’est bien d’être discrète,
Vous blâmez leur retraite :
Mais moi je dois la désirer.

 

 

Scène VIII

 

LA DUCHESSE, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE.

Vous espériez ne pas me voir, je suppose.

LA DUCHESSE.

Moi ? oh ! je n’y pensais pas du tout.

LE VICOMTE.

Ni à votre promesse, peut-être ?

LA DUCHESSE.

Quelle promesse ?

LE VICOMTE.

N’est-ce pas aujourd’hui, madame, que nous devons signer notre contrat ?

LA DUCHESSE vivement.

Oh ! mon Dieu, mais ce n’est pas possible ! nous serions déjà...

LE VICOMTE.

Oui, vraiment ; au jour convenu... déjà...

Air : des frères de lait.

Craignant toujours quelque mauvaise chance
Un créancier, son billet fût-il bon,
Si Pâque amène l’échéance,
Trouve le carême bien long !
Le carême lui semble long !
Celui qui doit trouve que le temps glisse
Et que bientôt vient le jour de payer !...
Or, vous êtes ma débitrice
Et moi je suis le créancier.

ce qui fait que nous n’avons pas les mêmes idées sur la marche du temps ?... mais comme un créancier n’oublie guère ; j’étais levé avant le jour, je courais chez votre notaire et je croyais arriver à votre hôtel avant que vous fussiez éveillée... à moins que la joie aussi ne vous eût empêchée de dormir... mais bah !... partie... je ne trouve personne... vous êtes à Meudon !

LA DUCHESSE, ne pouvant s’empêcher de rire.

Pauvre vicomte ! combien vous devez m’en vouloir.

LE VICOMTE.

Pourquoi donc ? Meudon est si près ! Je me suis dit... ce n’est pas une fuite ; mais une de ces petites ruses de guerre... qui donne plus de prix à la victoire. Je monte sur un cheval, je mets votre notaire sur un autre.

LA DUCHESSE, étonnée et riant.

Vous avez fait monter M. Tulin à cheval ?... ah ! vicomte, vous êtes capable de tout.

LE VICOMTE, riant.

Excepté de l’y faire tenir ; car, il en est tombé.

LA DUCHESSE.

Et, il n’a pas pu continuer la route.

LE VICOMTE.

Si, si... il descendait bien quelquefois malgré lui ; alors, je le remettais en selle et ça allait encore quelque temps... mais, à une petite demi-lieue d’ici, sa patience s’est lassée... et il achève sa route à pied, la bride sur le bras, prétendant que c’est à l’homme à conduire la bête, et non à se laisser conduire par elle.

LA DUCHESSE, qui a été distraite pendant le récit du vicomte, à part.

Ciel ! si la baronne ne s’était pas trompée ; si le colonel est là, s’il apprend que je vais me donner à un autre... qui sait ce que le désespoir ?...

LE VICOMTE, qui l’a examinée.

Qu’avez-vous donc à réfléchir ? vous repentiriez-vous de vos engagements ?... hésiteriez-vous ?

LA DUCHESSE.

Mon cher monsieur de Moréal, je n’hésite pas ; je dois... et je veux vous donner le titre que vous réclamez ; j’en renouvelle ici la promesse et je la tiendrai... mais pas aujourd’hui, je vous en prie.

LE VICOMTE.

Encore un retard !

LA DUCHESSE.

Vous le savez, nous autres femmes, nous avons des appréhensions... des faiblesses, d’esprit, si vous le voulez... j’en conviens ; mais à condition que vous les pardonnerez... et que vous me laisserez choisir le jour...

LE VICOMTE.

Oui, pourvu que ce soit... demain.

LA DUCHESSE.

Demain ?...

LE VICOMTE.

Ou j’invoque, dès aujourd’hui, la parole don née devant témoins.

LA DUCHESSE, vivement.

Oh ! non, non... je consens à demain... seulement, il ne sera question de rien toute la journée... pas un mot...

Ici le jour commence à baisser.

LE VICOMTE.

Et, je reste ?

LA DUCHESSE.

Je ne puis refuser l’hospitalité !...

LE VICOMTE.

À moi et à M. Tulin ?

LA DUCHESSE.

S’il veut, comme vous, garder le silence jusqu’à demain... allez même au devant de lui pour l’en prévenir... pendant que je vais donner des ordres...

MADAME TULIN, entrant vivement.

Ma bonne amie, ma bonne amie, deux mots ?

LA DUCHESSE.

Bien, bien... attendez-moi, je reviens à l’instant.

Elle sort avec le vicomte.

 

 

Scène IX

 

MADAME TULIN, puis MAUGIS

 

MADAME TULIN, seule.

La baronne ne s’était pas trompée ; je viens de voir un cavalier en observation, au bout de l’avenue ; et Dieu sait de quoi les amoureux sont capables ! Il faut que la Duchesse y veille, qu’elle prenne garde !... La nuit justement commence à tomber et l’ombre est si propice aux entreprises désespérées !... Oh ! oh ! qu’est-ce que ce bruit ?

Elle regarde.

Un homme qui franchit le mur du jardin... qui gagne le petit escalier...

Il fait presque nuit. Elle recule dans la chambre.

Faut-il appeler ?... Non, non ; je suis curieuse de connaître enfin celui dont la duchesse m’a si souvent parlé. Dans l’obscurité il me prendra pour elle... Et je vais bien m’amuser

Ici Maugis paraît.

oh ! le voici !

MAUGIS, entrant.

Ma résolution est prise... il faut qu’elle me pardonne, ou que je meure à ses pieds !

MADAME TULIN, à part.

Mourir ! oh ! oh ! c’est un amant sérieux celui-là. ?

MAUGIS.

C’est elle... effrayée peut-être de mon au dace...

S’approchant.

Grâce, pitié, Madame...

MADAME TULIN.

Cette voix... est-ce possible ?

MAUGIS, avec prière.

Ah ! ne fuyez pas à mon approche... celui qui est devant vous ne veut vivre, désormais, que pour vous prouver son respect, sa soumission.

MADAME TULIN, à elle-même.

C’est lui ! le sous lieutenant qui faisait la cour à ma sœur !

Haut et contrefaisant sa voix.

Monsieur...

MAUGIS, reculant.

Ce n’est pas la duchesse !

MADAME TULIN, riant.

Eh ! non, mon cher monsieur Maugis.

MAUGIS, stupéfait.

Qu’entends-je ! madame Tulin.

MADAME TULIN, riant.

Eh ! oui, madame Tulin qui ne peut s’empêcher de rire en vous voyant, près d’une autre, juste dans la même situation...

MAUGIS.

Oh ! c’est bien différent...

MADAME TULIN.

Différent ?

MAUGIS, blessée.

Oui, puisqu’alors votre sœur avait tort envers moi et qu’à présent...

MADAME TULIN.

Il paraît, en effet, que vous avez pris votre revanche et que l’innocente a payé pour la coupable... savez-vous que c’est vandale, sauvage, anglais ?... En un mot... çà ne se fait pas.

 

 

Scène X

 

MADAME TULIN, MAUGIS, TULIN

 

TULIN, entrant par le fond.

Dieu soit loué ! me voilà enfin complètement séparé de cette maudite bête ! Je suis tombé six fois de cheval !... Quand on me reprendra à faire le centaure !...

MAUGIS, à madame Tulin.

Ah ! je suis bien coupable !...

TULIN, les apercevant.

Tiens une robe blanche et un habit noir... à la brune... Je tombe en plein dans un rendez-vous.

MAUGIS, continuant.

Mais, j’ai tant souffert !

TULIN.

Délicieux... Je brûle de connaître l’héroïne...

MADAME, TULIN.

Pauvre colonel !

TULIN.

Ciel ! ma femme !... ici en tête à tête.

MAUGIS.

Ah ! merci madame de cette bonne parole !... Votre cœur n’est pas insensible ?

MADAME TULIN, comiquement.

Pas insensible du tout.

Tout à fait nuit.

TULIN.

Elle ose !... ah !...

MAUGIS.

Ainsi vous vous intéresserez à mon sort ?... vous daignerez m’être favorable !

MADAME TULIN.

Peut-on refuser quelque chose à un ancien ami ?

TULIN.

Un ancien !... il paraît que ça n’est pas a nouveau ! c’est trop fort !... Je n’y tiens plus

S’avançant.

perfide !...

MADAME TULIN.

Ciel ! mon mari !

Elle disparaît par la droite.

MAUGIS.

Son mari !

Il sort par la gauche tandis que la baronne entre par le fond.

 

 

Scène XI

 

LA BARONNE, TULIN

 

TULIN, continuant.

Parjure.

Il étend les bras croyant saisir sa femme, et rencontrant celui de la baronne.

C’est...

LA BARONNE, qui a reculé.

Oh ! j’ai senti un contact ! je suis tout émue, si c’était lui ! 

TULIN.

Vous me fuyez en vain, Madame ! Je vous ai reconnue !

Il la saisit, la fait retourner ; en ce moment un domestique apporte des flambeaux qu’il pose sur la table à gauche, ils se regardent, et un cri d’étonnement échappe à tous les deux.

Ah !...

LA BARONNE, tristement.

Ce n’est pas le colonel ! 

TULIN, joyeux.

Ce n’était pas ma femme !

LA BARONNE.

C’est cet imbécile de notaire.

TULIN.

C’est cette vieille folle de baronne.

La saluant profondément.

Madame, j’ai bien l’honneur...

LA BARONNE.

Qu’est-ce à dire ? modérez vos expressions, je vous prie. M’appeler vieille folle !

TULIN.

Vous m’avez bien appelé imbécile ! moi qui ai de l’esprit au contraire ; car ce n’était pas ma femme ; la nuit, en tête à tête... avec un beau cavalier... c’eût été terrible !... Je suis d’une joie d’un bonheur !...

LA BARONNE.

Quels discours incohérents !

TULIN.

J’ai envie de danser...

Il danse.

de... vous embrasser.

LA BARONNE, reculant.

Horreur !...

TULIN.

Rassurez-vous... c’est passé. Mais vous aviez raison, je suis fou... imbécile... et surtout aveugle...prendre pour Clémentine... une baronne... d’un âge... hors d’âge...

LA BARONNE, furieuse, se bouchant les oreilles.

Monsieur !... vous !... je... je vous méprise !

Elle sort vivement.

TULIN.

Et moi... moi je... je m’estime beaucoup infiniment ! vous êtes baronne, mais...

 

 

Scène XII

 

TULIN, LE MARQUIS, MAUGIS

 

Le marquis entre entraînant Maugis.

LE MARQUIS, à Maugis.

Non, colonel, vous ne Vous en irez pas comme cela.

MAUGIS.

Pardon, M. le marquis, mais...

LE MARQUIS.

C’est inutile.

Au notaire.

Ah ! c’est vous, mon cher Tulin ? charmé de vous trouver ici... j’ai à vous parler. Croiriez-vous bien que Monsieur passait devant notre demeure sans songer à y entrer il m’a fallu presque employer la force.

MAUGIS.

Je craignais d’être importun. Et puis, une affaire grave m’oblige de retourner à Paris.

LE MARQUIS.

Demain, au point du jour, si vous le souhaitez, je vous ferai conduire dans ma voiture.

TULIN.

J’y retiens une place.

LE MARQUIS.

Oui, oui ; mais bien entendu qu’avant nous terminerons la grande affaire. Concevez-vous ma fille qui devait signer son contrat de mariage à Paris, ce matin...

MAUGIS, très troublé, à part.

Son contrat de mariage !

LE MARQUIS, continuant.

Qui part pour Meudon, et ne veut plus en tendre parler de rien... avant demain.

TULIN.

Demain ! demain ! et le vicomte qui vient me déranger aujourd’hui... dès l’aurore, qui me fait faire le mazeppa... d’une manière indécente, quand c’est seulement demain !... Je pars à l’instant.

MAUGIS, vivement.

Moi aussi.

TULIN.

Ensemble.

LE MARQUIS.

Cinq minutes seulement, mes bons amis, le temps de parler à ma fille.

À Maugis.

Colonel, je veux que vous soyez un de nos témoins.

MAUGIS.

Moi !

TULIN.

Mais, monsieur le marquis...

LE MARQUIS.

Cinq minutes, vous dis-je, et je suis à vous.

Ensemble.

Air : Le voilà ! la voilà ! dans son impatience.

LE MARQUIS.

Restez la restez là !
Pas tant d’impatience,
Restez là ! restez là !
Chez moi votre présence
Bientôt me servira.

TULIN.

Rester là ! rester là !
C’est trop de patience
Rester là ! rester là !
Lorsque de mon absence
Chez moi tout souffrira.

MAUGIS.

Rester là ! rester là !
Pour voir cette alliance
Rester là ! rester là !
Alors qu’à ma souffrance
Je succombe déjà !

Le marquis sort.

 

 

Scène XIII

 

TULIN, MAUGIS

 

MAUGIS, à lui-même.

Un mariage pour elle ! Ah ce dernier malheur me manquait !...

TULIN, qui a reconduit le marquis.

Ma foi, colonel, je suis charmé d’une rencontre qui me permet enfin, à mon tour, de vous exprimer ma reconnaissance.

MAUGIS.

Votre reconnaissance ?

TULIN.

Ah ! c’est que vous ne savez pas ; le marquis vous doit beaucoup sans doute, mais vous avez fait bien plus pour moi !

MAUGIS.

Pour vous ? Je ne comprends pas...

TULIN.

Cent mille... que dis-je ? deux cent mille fois plus ! j’étais porteur d’une somme de deux cent mille francs, lorsque vous avez délivré le château.

MAUGIS.

Ah !

TULIN.

Air : Mes yeux disaient tout le contraire.

Oui, Monsieur, deux cent mille francs,
Que sur la grand’route on me donne !
Je suis notaire, je les prends ;
Mais jugez si le fait m’étonne !
Tant d’argent mis entre mes mains
Dans un pareil lieu !... d’ordinaire
On trouve sur les grands chemins
Des gens qui font tout le contraire.

Bref, au lieu d’un brigand, j’avais fait rencontre d’un homme qui se mourait, là, sans médecin.

MAUGIS, sans l’écouter.

Est-il possible !

TULIN.

Un accident... une chute de cheval... je ne sais vraiment pas comment on ose encore monter sur ces affreux animaux. J’approche, l’infortuné me reconnaît pour son ancien notaire, me remet un portefeuille qui contenait la somme en question ainsi que son testament, et me charge de ne rien négliger pour découvrir la personne qu’il y désignait pour son héritier.

MAUGIS.

Eh bien ?

TULIN.

Eh bien ! voilà six mois bientôt que toutes mes recherches sont inutiles, et dans trois jours, selon la volonté du testateur, je remettrai la somme aux hospices ; si d’ici là je ne suis pas plus heureux. Et c’est au moment où j’ai mille démarches à faire qu’on est venu m’arracher de non étude, me faire monter à cheval d’où je suis tombé six fois. Je vous l’ai dit, n’est-ce pas ?

MAUGIS.

Eh ! Monsieur !

TULIN.

Pardon, je croyais vous l’avoir conté... pour un contrat... qui ne se fera pas...

MAUGIS, avec joie.

Vous dites ?...

TULIN, continuant.

Qui ne se fera... jamais.

MAUGIS.

En êtes-vous bien sûr ?

TULIN.

Moi, Monsieur ! j’en mettrais ma main au feu... Madame la duchesse a toujours un prétexte pour remettre ce mariage.

MAUGIS.

Et savez-vous pourquoi ?

TULIN.

Est-ce qu’on sait jamais avec les femmes ?

MAUGIS.

Un caprice ?

TULIN.

Oh ! non !... c’est une femme extraordinaire... elle est raisonnable, mais notre sexe l’a rendue si malheureuse.

MAUGIS.

Elle !...

TULIN.

Mariée d’abord à un joueur... un libertin qui la quitta, après avoir mangé une partie de sa dot, pour suivre une danseuse en Italie... seule à 19 ans au milieu de Paris, jolie comme un ange, fêtée, adorée... c’était un modèle de réserve et de vertu.

MAUGIS.

On la vantait partout...

TULIN.

Et on l’enviait encore plus... les femmes surtout... toutes l’accablèrent... après l’éclat...

MAUGIS, vivement.

Comment ? que dites-vous ?

TULIN.

Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de cette déplorable affaire.

MAUGIS, troublé.

Le monde sut donc ?

TULINT.

Le diable avait mis sur le chemin de cette pauvre abandonnée un de ces hommes, ou plutôt un de ces démons... qui font métier de perdre les femmes.

MAUGIS, à part.

Voilà donc l’opinion qu’elle a sur mon compte !

TULIN.

Et cet homme...

S’interrompant.

Moi, Monsieur, je n’aurais jamais fait un pareil métier...

Mouvement de Maugis.

pour obtenir l’aveu de son amour, il employa jusqu’à la violence.

MAUGIS, vivement et niant.

Ah !...

TULIN.

C’est comme j’ai l’honneur...Et le lendemain, il lui écrivit.

MAUGIS, entraîné.

Assez, Monsieur... je sais... je sais...

TULIN.

Ah ! vous savez ?

MAUGIS.

Oui, vous avez raison, cet homme est un malheureux.

TULIN.

Un misérable, Monsieur, c’est aussi votre avis. Ce n’est pas tout son mari, dont elle n’avait plus entendu parler, tombe chez elle au moment où, presque folle, elle tenait encore cette horrible lettre.

MAUGIS.

Ciel !

TULIN.

Et lui, qui avait tant de torts envers elle, il osa la menacer d’un procès dont elle ne put se sauver qu’en lui livrant le reste de sa fortune.

MAUGIS, avec indignation.

Ah ! de quels hommes cette malheureuse femme a-t-elle été victime !

TULIN.

Heureusement !

Levant les yeux au ciel.

car on a bien raison de dire... la mort de son mari la délivra de ses craintes, et elle n’a plus entendu parler du séducteur. Alors le vicomte, qui la connaissait dès l’enfance et qui l’avait toujours aimée, lui offrit sa main par dévouement, elle l’accepta par reconnaissance ; mais, au moment de conclure, la raison... son effroi... ses regrets... peut-être... tout la retint.

MAUGIS.

Ah ! je comprends.

TULIN.

C’est sûr, elle ne se décidera jamais... son père en sera pour ses frais de parole... et nous... pour mes chutes de cheval... Et voici la nuit, ce qui ne vaut pas grand chose en voyage, car on ne trouve pas toujours sur les grandes routes des gens qui vous donnent deux cent mille francs. Aussi, nous partirons tout de suite, si vous m’en croyez. Je vais faire préparer les chevaux, pas pour monter dessus !... par exemple !

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

MAUGIS, puis LA DUCHESSE

 

MAUGIS, seul.

Oui, je partirai... elle sera délivrée de l’homme qui lui a fait tant de mal !... Mais avant, je veux lui dire... oui, il faut qu’elle sache de quelle erreur elle a été victime... On vient... ah ! c’est elle... si elle me voit, elle va fuir !

Il souffle les bougies.

LA DUCHESSE.

Il y a quelqu’un ici... Est-ce vous, Michel !

MAUGIS, embarrassé, à part.

Je n’ose la détromper... Oui, Madame.

LA DUCHESSE.

Justine m’avait dit que vous étiez arrivé. Et je voulais...

Hésitant.

vous demander... oui, je voulais vous interroger... Vous avez servi ?

MAUGIS, à mi-voix.

Oui, Madame.

LA DUCHESSE.

Dans les chasseurs de la garde, où était... M. Maugis ?

MAUGIS.

Oui, Madame.

LA DUCHESSE.

Que pensait-on... de lui ?

MAUGIS.

Oh ! bien des choses.

LA DUCHESSE.

Du bien ?... du mal ?...

MAUGIS.

Du mal.

LA DUCHESSE.

Et vous... Michel, qu’en pensiez-vous ?

MAUGIS, vivement.

Du mal !... et plus que personne.

LA DUCHESSE.

Et pourquoi ?

MAUGIS.

Je sais tout.

LA DUCHESSE, troublée.

Grand Dieu !

MAUGIS.

Excepté un nom qu’il n’a jamais révélé à personne...

Mouvement de la duchesse.

le nom d’une femme, qui a dû bien souffrir...

LA DUCHESSE, à part.

Mais ce n’est pas Michel !...

MAUGIS.

Et qui pourtant est moins à plaindre que lui...

LA DUCHESSE, avec effroi.

Ciel qui ose rappeler ?...

MAUGIS.

Le coupable est à vos pieds !

LA DUCHESSE.

Vous ! ici !...

MAUGIS.

Oui, moi qui depuis six mois cherche en vain l’occasion de vous parler. Moi, qui pour y par venir, aurais donné mon sang... Moi qui meurs du regret de vous avoir offensée.

LA DUCHESSE.

Et c’est par surprise, par ruse que vous prétendez m’imposer... Oh ! laissez-moi, Monsieur... cette nouvelle comédie... ce nouveau piège... J’y échapperai, cette fois.

MAUGIS, désespéré.

Ah ! vous m’entendrez... vous m’entendrez, Madame... dussiez vous, ensuite, me bannir, me chasser ! Je me soumets, je souscris à tout... Je ne demande qu’une chose... une seule !... C’est de pouvoir vous prouver mon repentir.

LA DUCHESSE.

Ne l’espérez pas, Monsieur ; j’étais jeune, j’ignorais le mal...je n’y croyais pas.

Air : Soldat français.

La loyauté, l’amour le dévouement
Rêves si doux pour le cœur d’une femme,
Je les voyais au cœur de mon amant,
Comme il pouvait les lire dans mon âme !
Ces sentiments, un trop juste courroux
Les a brisés les uns après les autres :
Quand de mon cœur vous les arrachez tous
De quel droit, Monsieur, venez-vous
Me demander de croire aux vôtres.

MAUGIS, la retenant.

Emma ! grâce ! grâce !

LA DUCHESSE.

Laissez-moi, laissez-moi, vous dis-je, ou je crie, ou j’appelle.

MAUGIS.

Vos valets, n’est-ce pas ?... C’est inutile... un mot de vous... vous l’ordonnes... c’est fini... vous ne m’entendrez plus... vous ne me verrez plus... Et pourtant ce secret que je renferme là depuis si longtemps... qui me déchire, qui me brûle... peut-être aurait-il pu m’absoudre à vos yeux !

LA DUCHESSE.

Vous absoudre ?...

MAUGIS.

Quelle destinée ! mes premiers souvenirs sont les larmes de ma mère !... Indignement trahie abandonnée par un homme de l’ancienne cour elle avait confié mon éducation à son frère. Profondément blessé dans l’honneur de sa famille, il employa chaque instant de sa vie à faire passer dans mon âme toute la haine qu’il ressentait pour la noblesse chaque jour, il me la peignait dure, égoïste sans humanité, regardant les autres hommes comme des jouets faits pour supporter ses caprices et ses outrages. Agenouillé près du lit de mort de ma mère, j’entendis le récit de ses souffrances, et dans un transport de rage et de désespoir je fis serment de la venger !

LA DUCHESSE.

Oh !...

MAUGIS.

Et cependant, à vingt ans, sortant des champs de bataille, admis, fêté dans un monde brillant, je ne vis bientôt que des amis : les femmes me paraissaient si belles... comment les haïr ?... lorsqu’à mon tour, moi, pauvre sous-lieutenant, je fus froidement sacrifié à un riche mariage par une demoiselle de grande maison !...

LA DUCHESSE.

Ciel !...

MAUGIS.

Alors, ainsi trompé dans ma première affection, je pensai à ma mère, à mon serment, et la première femme de qui j’obtins l’amour, ne reçut de moi en échange que l’outrage et le mépris !... Oui, le lendemain j’osai lui écrire que je ne l’avais jamais aimée !... Oh ! c’est affreux ! c’est horrible !... Point de pardon, vous l’avez dit !... Mais au moins, avant que je vous quitte à jamais, vous m’aurez entendu... Adieu ! Madame, je pars... je pars...

Il tombe sur un siège.

LA DUCHESSE, vivement.

Que faites-vous, Monsieur ?

MAUGIS, à moitié égaré.

Oh !... soyez tranquille... je vais m’éloigner... je m’éloignerai... les gens qu’on ne voit plus... dont on n’entend plus parler... ou les oublie... on oublie... jusqu’à leur nom... Qui, oui, pour vous, ce devait être horrible d’entendre prononcer le mien... Cette idée aussi de tortures... de déchirer un cœur... et puis après de venir lui dire... Il faut que tu me pardonnes !

Riant le visage immobile.

Ah ! ah ! ah ! ah !

D’un air sombre.

Mais c’est de la folie !

LA DUCHESSE.

Calmez-vous !...

MAUGIS, qui s’est levé.

Hai, méprisé par elle !

LA DUCHESSE, émue.

Monsieur Maugis...

MAUGIS.

Oh ! mon Dieu ! j’espérais tant me faire comprendre... Vous faire lire au fond de mon âme. Si vous saviez ce que je souffre ! vous auriez pitié... Dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour vous convaincre de mon repentir... Depuis le jour où je vous ai revue je n’ai pas goûté une heure, un instant, une minute de repos... Pour me rapprocher de vous, fortune, avenir, devoir... j’ai tout sacrifié... Voulez-vous plus encore ! je ferai tout ! tout !... Oui, pour racheter cette lettre... ces lignes infâmes, il n’est pas d’expiation...

À ses pieds.

Je vous aime tant, je suis si malheureux... Mais parlez-moi... parlez-moi, je vous en supplie... ne me laissez pas le désespoir dans le cœur... Je vous l’ai dit : je m’exilerai, je quitterai la France !... Vous n’entendrez plus jamais prononcer mon nom... je vous le promets... je vous le jure !... Mais dites... oh ! dites que vous me pardonnez !... 

LA DUCHESSE.

Relevez-vous, monsieur. relevez-vous.

MAUGIS.

Oh ! vous êtes sans pitié, madame !

LA DUCHESSE.

On vient... colonel... je vous en prie.

MAUGIS.

Oui... oui... madame... vous avez raison, je pars.

 

 

Scène XV

 

MAUGIS, LA DUCHESSE, LE MARQUIS, LA BARONNE

 

LE MARQUIS, LA BARONNE.

Partir ! partir !

LA BARONNE, à Maugis.

Vous ! Monsieur le marquis ne le souffrira pas.

LE MARQUIS.

Ma fille, aide-nous donc à retenir monsieur le colonel.

LA DUCHESSE.

Mon père...

LA BARONNE, bas au marquis.

C’est plutôt de moi que cela dépend.

MAUGIS, bas à la duchesse.

Rassurez-vous madame... on ne me retiendra pas... et c’est la dernière fois... la dernière !...

LA DUCHESSE, à elle-même.

Grand Dieu ! s’il disait vrai !

 

 

Scène XVI

 

MAUGIS, LA DUCHESSE, LE MARQUIS, LA BARONNE, MONSIEUR et MADAME TULIN, LE VICOMTE

 

TULIN.

Si, madame.

MADAME TULIN.

Non, monsieur.

LE VICOMTE, entre eux deux.

Allons. allons que la paix rentre dans le ménage,

À madame Tulin.

vous avez raison,

À M. Tulin.

vous n’avez pas tort.

TULIN, à sa femme.

Venir à Meudon sans m’en prévenir !

MADAME TULIN.

Vous y êtes bien !

LE MARQUIS.

Comment, mon cher Tulin ; une querelle à madame ! vous, un si bon mari !

TULIN.

C’est justement à cause de cela.

LE VICOMTE, bas à la duchesse.

Emma laisserez-vous s’éloigner votre notaire ?

MADAME TULIN, s’approchant de Maugis.

Eh bien l’avez-vous vue ?

MAUGIS, de même.

Tout est fini !

MADAME TULIN.

Pas encore...

MAUGIS, bas.

Parlez-lui quelque fois de moi, madame...

TULIN, apercevant Maugis.

Ciel le colonel qui chuchote avec madame Tulin ?... plus de doute, c’était lui !

À sa femme.

partons madame.

MAUGIS, offrant la main à madame Tulin.

Oui, vous avez raison, mon cher monsieur.

TULIN, passant vivement entr’eux.

Avec lui ! par exemple !

À Maugis.

bien fâché, colonel... nous restons.

MAUGIS.

Alors, je retourne seul à Paris.

MADAME TULIN, bas à la duchesse.

Si vous ne le retenez, craignez tout de son désespoir... il y va de sa vie !

LA DUCHESSE, de même.

Ciel ! que faire ?

MADAME TULIN, de même.

Un mot de vous et il reste ! écrivez...

LE VICOMTE, qui les a examinées.

Que se disent-elles donc !...

LA BARONNE, à Maugis bas et très vite.

Vous êtes venu pour moi, je le sais ; éloignez-vous pour ne pas me compromettre.

MADAME TULIN, à la duchesse qui a écrit à la hâte.

Donnez... c’est bien.

Elle met le papier dans une petite boite qu’elle a prise sur la table.

Ah ! colonel, puisque vous retournez à Paris et que nous restons, faites-moi le plaisir de remettre cette boîte à mon bijoutier, rue Vivienne. Un bracelet à raccommoder...

TULIN, s’élançant et saisissant la boîte.

Je m’en charge... je pars à l’instant.

LE VICOMTE, à part.

Oh ! oh ! Je crois que ceci m’intéresse beaucoup plus que le notaire.

MADAME TULIN, à son mari qui ouvre la boîte.

Que faites-vous !

LA DUCHESSE, à part.

Ciel !

TULIN.

Je suis bien aise de voir ce bijou !... oh ! un billet !...

LA DUCHESSE.

Monsieur !...

TULIN.

Permettez, madame !...

Il lit.

Restez, j’oublie et je pardonne.

MAUGIS.

Qu’entends-je ?

TULIN.

Mais ce n’est pas l’écriture de ma femme ?

LE VICOMTE.

Non, monsieur.

Il prend le billet.

TULIN.

Mais alors ce n’est pas moi qui suis...

LE VICOMTE.

Non, monsieur, c’est moi !

TULIN.

J’en suis fort aise... oh ! pardon !

LE MARQUIS.

Hein ? que dites-vous là ?

LA DUCHESSE.

Monsieur le vicomte !...

LE VICOMTE.

Pardon, madame la duchesse, vous comprenez que j’ai ici deux petites explications à demander.

MADAME TULIN, bas à la duchesse.

Laissez-moi faire

Haut.

On va vous les donner, et c’est moi qui m’en charge. Vous aimiez madame la duchesse, vous l’aimiez comme une femme qu’on épouse... Eh bien, un autre l’aimait... comme un homme qui serait mort pour elle... que vous dirai-je nous autres femmes, nous sommes compatissantes, nous ne voulons pas la mort du pécheur... voilà pour ce qui concerne madame la duchesse... quant à monsieur le colonel.

LA BARONNE.

Le colonel ?

MADAME TULIN.

Oui, madame la baronne, c’est de lui qu’il s’agit.

LA BARONNE.

Ah !... mais au fait... que pouvait-on attendre d’un soldat de Buonaparte !

MAUGIS, à Madame Tulin.

Mais, madame !

MADAME TULIN.

Oh ! je sais bien ce que vous pourriez me dire, mais je vous impose silence, je me suis chargée de répondre pour tout le monde. Quant à M. le colonel donc, si vous vous fâchez il se fâchera ; il vous tuera où vous le tuerez ; à quoi cela vous avancera-t-il ? quand vous aurez tué celui qu’on vous préfère, on ne vous épousera pas ; si c’est lui qui vous tue on vous épousera encore moins...

TULIN.

Ceci est plein de sens... c’est parfaitement raisonné.

MADAME TULIN.

Vous avez de l’esprit...

LE VICOMTE.

Mais madame...

MADAME TULIN.

Je vous répète que vous avez de l’esprit...

TULIN.

C’est ma femme qui en a !

MADAME TULIN.

Et vous allez le prouver... vous prendrez votre parti bravement et vous direz !...

LE VICOMTE.

Je dirai... je dirai...

MADAME TULIN, lui poussant le coude.

Allons ! allons !...

LE VICOMTE.

Il faut bien faire ce que vous voulez ! colonel...

Il serre la main à Maugis.

LA DUCHESSE.

Ah ! vicomte je ne vous ai jamais tant aimé qu’aujourd’hui.

LE VICOMTE, à madame Tulin.

Est-ce bien cela ?

MADAME TULIN.

Vicomte ce que vous avez fait donnerait envie de vous embrasser !

LE VICOMTE.

Ne vous gênez pas... belle dame...

TULIN.

Doucement !... permettez, ceci rentre dans mes attributions.

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