Un Mariage d’amour (Jacques-François ANCELOT)

Comédie en quatre actes

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 8 mai 1830.

 

Personnages

 

LE COMTE ARTHUR D’AIGLEMONT

LÉON DE MONVAL

BERTRAND, sergent d’artillerie, père de Charlotte

PIERRE MOULIN, garçon boulanger, conscrit, filleul de Bertrand

UN DOMESTIQUE

LA COMTESSE D’AIGLEMONT, mère d’Arthur

LA BARONNE D’ALBY

CHARLOTTE BERTRAND, couturière

MADAME DUTOUR, sa cousine, revendeuse à la toilette

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon dans l’hôtel du comte d’Aiglemont. Guéridon à droite de l’acteur ; un secrétaire à gauche. Porte au fond ; portes latérales.

 

 

Scène première

 

LA BARONNE D’ALBY, LA COMTESSE D’AIGLEMONT, LE COMTE ARTHUR D’AIGLEMONT

 

LA COMTESSE.

Ma chère baronne, pour une femme qui a couru la poste durant trois jours et trois nuits, vous êtes d’une fraicheur admirable.

LA BARONNE.

La joie de nous revoir me fait oublier la fatigue.

LA COMTESSE.

Ce voyage à Nice vous a mise en état de défier un hiver de Paris avec tous ses bals et toutes ses fêtes ; et, pour accompagner dans le monde une jeune veuve aussi jolie que vous, il faut avoir renoncé comme moi à toutes prétentions, avoir pris son parti d’être vieille.

LA BARONNE.

Vous vous êtes bien pressée.

LA COMTESSE.

J’ai vu qu’il y avait dans la société une place à prendre, celle de vieille femme ; personne ne veut l’occuper, je me trouve bien de m’en être emparée avant que le monde ne me la destinât ; j’ai gagné ainsi des amies parmi les jeunes femmes, et la connaissance que j’ai acquise de leur caractère m’aidera à diriger le choix de mon fils : n’est-il pas vrai, Arthur ?

ARTHUR.

Ma mère !...

LA COMTESSE.

Je l’avoue, il est une espérance qui peut encore embellir ma vieillesse ; vous la connaissez.

ARTHUR.

Je vous en prie, ma mère !...

LA COMTESSE.

Oui, Arthur ! il faut qu’une femme aimable et jeune vienne animer notre retraite. Chaque jour qui s’écoule enlève quelque chose à la gaieté de non caractère, et le vôtre, mon ami, a tout le sérieux de notre époque. La raison est la folie de ce siècle.

LA BARONNE.

Il me semble pourtant qu’avec le titre de comte, vingt-cinq ans, et quarante mille livres de rentes, a de quoi prendre la vie gaiement. Tant de gens sont obligés d’être heureux à moins !

LA COMTESSE.

Bon ! pense-t-on à être heureux à présent ?

ARTHUR.

Ma mère, vous êtes sévère pour notre époque.

LA BARONNE.

J’espère vous raccommoder avec elle ; et, d’abord, pour égayer cette matinée, venez avec moi ; nous ferons un tour de promenade au bois de Boulogne ; puis vous permettrez que j’entre dans quelques magasins ; je suis arriérée de trois mois sur les modes ! pas la moindre élégance à Nice !... de vrais malades !... Je n’irai plus à de pareilles eaux. Je ne saurais de quinze jours me montrer dans un salon... Pendant cette retraite forcée nous ferons des lectures, de la musique ; je veux me mettre au courant de tout, car après les toques d’Herbaut et les robes de Victorine, l’esprit et les talents sont encore ce qui réussit le plus dans le monde.

À Arthur.

Vous nous accompagnerez, n’est-ce pas ?

ARTHUR.

Pardon, mille fois !... mais je ne puis être des vôtres aujourd’hui.

LA COMTESSE.

Arthur, quels sont donc ces nouveaux amis qui occupent tout votre temps, et que je ne connais pas ? Voudriez-vous, mon fils, vous éloigner de la bonne compagnie ?

ARTHUR.

Ma véritable place est-elle donc au milieu des cercles futiles occupés de chasse, de chevaux et de modes nouvelles ? Aurais-je tort, à vos yeux, ma mère, si je me rapprochais de gens abaissés peut-être par la fortune, mais élevés par leurs sentiments ?

LA BARONNE, à part.

Mon Dieu ! qu’il est devenu singulier !

LA COMTESSE.

Croyez, mon fils, que ma tendresse seule...

ARTHUR.

Veuillez vous en rapporter aux principes que j’ai reçus de vous, et à mon désir de vous complaire ! J’ai quelques affaires ce matin ; mais je vous reverrai bientôt.

LA COMTESSE.

Vous nous donnerez votre soirée ?

LA BARONNE.

Je vous montrerai les croquis que j’ai faits pendant mon voyage, et nous étudierons ensemble quelques airs de Meyer-Beer.

ARTHUR.

Je serai à vos ordres.

LA COMTESSE.

Depuis votre départ, il n’a pas ouvert un piano, ni touché un crayon : il est vrai qu’il n’était presque jamais ici ; votre séjour dans l’hôtel me procurera un double bonheur.

UN DOMESTIQUE.

Madame Dutour demande si madame veut voir quelques objets qu’elle apporte.

ARTHUR, à part.

Madame Dutour ! ah, mon Dieu ! sortons.

Haut.

Permettez, mesdames, que je vous quitte.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, LA COMTESSE

 

LA BARONNE, à la comtesse.

Faites entrer, je vous prie, j’ai tant d’emplettes à faire !

LA COMTESSE, au domestique.

Qu’elle entre.

À la baronne.

Je vous la recommande ; je prends à sa famille un intérêt tout particulier.

LA BARONNE.

Il suffit. Je lui donne ma pratique. Mais, mon Dieu ! que votre fils est changé !

LA COMTESSE.

Vous savez qu’il a toujours été sérieux.

LA BARONNE.

Oui ; mais aujourd’hui, il est inquiet, préoccupé.

LA COMTESSE.

L’agitation de l’amour ressemble quelquefois à l’inquiétude.

LA BARONNE.

De l’amour ? lui !... c’est possible ; mais certainement ce n’est pas pour moi.

LA COMTESSE.

Détrompez-vous, ma chère Angeline : son amour, les désirs, les espérances qu’il a conçus, il m’a tout confié quand vous êtes devenue libre. Il voulait vous suivre à Nice ; mais cela n’était pas convenable, et, pour parler de mariage, j’ai voulu attendre que votre deuil fût fini. Soyez sûre qu’Arthur vous aime.

LA BARONNE.

Vous permettrez du moins que, pour lui répondre, j’attende qu’il m’ait parlé.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame Dutour.

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, LA COMTESSE, MADAME DUTOUR, portant des cartons

 

LA COMTESSE.

Entrez, madame Dutour ; voici une jeune dame qui s’arrangera de quelques objets ; je lui ai dit tout l’intérêt que je prends à vous.

MADAME DUTOUR.

Madame la comtesse est bien bonne. Aussi, elle peut compter sur mon zèle. C’est elle qui a l’étrenne de toutes mes nouveautés. Voici, par exemple, des rubans qui arrivent de Lyon : on n’en trouverait pas de semblables dans tout Paris.

Elle ouvre ses cartons.

Madame la marquise de Lussau m’en voudrait à la mort si elle savait que quelqu’un les a vus avant elle ; car je sers madame de Lussau : j’ai de très belles pratiques, et tout le monde vous dira que pour les corsets, la probité et le rouge végétal, madame Dutour ne laisse rien à désirer.

LA BARONNE.

Madame Dutour, avez-vous des gants de Suède ?

MADAME DUTOUR.

Sans doute : première qualité, arrivant de Saint-Pétersbourg.

LA BARONNE, riant.

Ah !... eh bien ! une douzaine de gants de Suède de Saint-Pétersbourg.

LA COMTESSE.

Comment va votre cousine, Charlotte Bertrand ? Est-elle entièrement guérie ?

MADAME DUTOUR.

On le serait à moins ; et je voudrais avoir l’argent de tous les juleps, de tous les consommés qu’elle a pris. Celle-là peut se vanter d’avoir été soignée !... Un médecin qui venait en voiture, et le fils de madame la comtesse qui payait tout !... C’est tout de même heureux pour la famille cet accident-là.

LA BARONNE.

Qu’est-ce donc ?

LA COMTESSE.

C’est tout une histoire. Il y a six semaines, mon fils traversait la rue Saint-Honoré en tilbury, il avait un cheval anglais fort vif. Une jeune fille (ces gens qui vont à pied sont si imprudents !) passe au moment où le cheval était lancé...

LA BARONNE.

Oh ! mon Dieu !

LA COMTESSE.

Arthur le retint assez vite pour qu’il ne la touchât que légèrement : elle tomba pourtant ; et, dans sa chute, un vaisseau se rompit dans la poitrine, ce qui donna pendant quelque temps des inquiétudes pour sa vie.

LA BARONNE.

Cette pauvre petite !... Mais elle est guérie ?

MADAME DUTOUR.

Elle doit sortir aujourd’hui pour la première fois, et sans doute elle viendra remercier madame la comtesse ; car elle n’a manqué de rien, grâce à Dieu !... Vous savez que, pendant tout le temps de sa maladie, il lui était défendu de parler : Pas un mot !... c’était pitié !... heureusement que j’allais de temps en temps, le soir, lui conter les nouvelles du quartier. Et puis, on m’a dit que monsieur le comte y venait tous les jours ! moi, je ne l’ai jamais vu, parce que mon commerce me retenait aux heures où ! y allait, et j’en suis bien fâchée, car je voudrais le connaître, monsieur votre fils qui est si bon !... Enfin, ça désennuyait un peu ma cousine ; nous autres pauvres gens, nous ne sommes pas habitués à ne rien faire.

LA BARONNE, à part.

Monsieur le comte y allait tous les jours !

Haut.

Elle est jolie ?

MADAME DUTOUR.

C’est la beauté de la famille... et dans les Bertrand (car je suis une Bertrand de mon nom de fille) le sang est très beau ! Quoique ce soit une ouvrière qui n’a que son aiguille, ça a déjà été recherché en mariage, et je crois bien qu’elle a quelque chose dans le cœur pour Pierre Moulin, garçon boulanger et filleul du père Bertrand.

LA BARONNE.

Ah ! vous croyez ?

MADAME DUTOUR.

On a de l’expérience, et on ne se trompe guère là-dessus. Figurez-vous que j’ai beau dire, je ne peux pas distraire ma cousine.

LA BARONNE.

Et vous pensez que c’est pour Pierre Moulin ?

MADAME DUTOUR.

Certainement : mais le pauvre garçon est arrivé hier du pays, où il était allé pour la conscription, et il a eu le malheur de tirer le numéro un : Il est sûr de son affaire celui-là. Vous sentez bien que ce n’est pas un garçon boulanger qui peut acheter un remplaçant ; ah ! si le père Bertrand avait pu... ce mariage lui tenait au cœur... il aime tant sa famille ! Mais un ancien sergent, qui n’a que sa solde de retraite et les deux cent cinquante francs de sa croix, ça n’est pas grand’chose !... Et attendre que Pierre ait fait ses huit ans... c’est bien long pour une jeunesse.

LA COMTESSE.

Il me vient une idée : rassurez votre cousine ; son prétendu ne partira pas.

MADAME DUTOUR.

A-t-elle du bonheur cette fille-là !

LA BARONNE.

Madame Dutour, ces trois pièces de rubans, dix douzaines de gants blancs, et tous ces divers objets. Faites porter cela dans mon appartement.

MADAME DUTOUR.

Je vais les porter moi-même.

LA COMTESSE.

Moi, ces gants de couleur.

MADAME DUTOUR.

Est-ce tout pour aujourd’hui, mesdames ?

LA COMTESSE.

Oui, faites ma commission près de votre cousine.

MADAME DUTOUR.

Certainement, madame la comtesse. Ah ! vous n’avez pas affaire à des ingrats ! Le père Bertrand se mettrait au feu pour vous et pour monsieur le comte, qui a été son commandant. Car il n’y a pas plus de cinq ans que le père Bertrand ne sert plus ; il était sergent de canonniers dans le régiment de monsieur le comte. Comme on se retrouve pourtant !... Ces dames n’ont plus besoin de rien ?... J’ai bien l’honneur de les saluer.

LA COMTESSE.

Bonjour, madame Dutour.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Êtes-vous prête ? partons-nous, chère baronne ?

LA BARONNE, rêvant.

Il est trop tard : je me sens fatiguée ; veuillez remettre notre course à demain.

LA COMTESSE.

Comme il vous plaira.

LA BARONNE, à part.

Il y allait tous les jours.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Une jeune fille et un ancien militaire, amenés par monsieur le comte, demandent si madame la comtesse veut les recevoir.

LA COMTESSE.

C’est sans doute la petite Bertrand et son père. Qu’ils entrent.

LA BARONNE.

Ah !...

À part.

Je vais donc la voir.

 

 

Scène V

 

BERTRAND, CHARLOTTE, ARTHUR, LA COMTESSE, LA BARONNE

 

ARTHUR, à part.

La baronne est encore là !

Haut.

Ma mère, je vous présente un ancien camarade, et mademoiselle sa fille, à qui mon imprudence a failli être si funeste. Il y a déjà longtemps que je désirais vous faire faire sa connaissance ; mais elle sort aujourd’hui pour la première fois.

LA COMTESSE.

Bonjour, mon enfant, commencez-vous à vous rétablir ?

CHARLOTTE.

Oui, madame ; je vais bien.

ARTHUR.

Asseyez-vous donc, mademoiselle.

LA BARONNE, à part.

Que d’empressement !

LA COMTESSE.

Je suis charmée qu’enfin vous soyez mieux.

BERTRAND.

Bah ! la voilà maintenant meilleure que neuve, grâce aux soins du commandant.

ARTHUR.

Ma mère, voici une vieille moustache à qui je dois la vie : c’est le brave Bertrand ; il a reçu certain éclat d’obus qui devait m’appartenir.

LA BARONNE.

Cela fait mal un éclat d’obus ?

ARTHUR.

Cela tue assez souvent.

LA COMTESSE.

C’est très beau, monsieur Bertrand.

BERTRAND.

Ma foi, madame, vous en auriez fait autant à ma place ; un obus tombe dans la batterie aux pieds du commandant ; je me dis : Si le commandant est tué, qui est-ce qui commandera la batterie ? au lieu que, si je suis tué, il y a d’autres pointeurs. Là-dessus, je me jette sur le commandant, et je le serre comme une nouvelle mariée.

ARTHUR.

Et vous avez eu une cuisse cassée.

BERTRAND.

Bah !... on l’a raccommodée, et elle va à peu près.

LA COMTESSE.

Vous n’avez qu’une fille, monsieur Bertrand.

BERTRAND.

C’est tout mon bien.

ARTHUR.

Ma mère, vous ne vous attendez pas à la surprise que mademoiselle vous a préparée : c’est un voile qu’elle a brodé pour vous.

BERTRAND.

Elle y travaillait sur son lit ; je lui disais quelquefois : Charlotte, tu vas te faire du mal ! elle répondait : C’est égal ! c’est pour la mère de monsieur Arthur.

CHARLOTTE, présentant le voile.

Si madame veut bien l’accepter ?...

LA COMTESSE.

C’est vraiment très bien !...

À la baronne.

Regardez donc ?

LA BARONNE.

C’est charmant !... mais il a fallu bien du temps pour faire cette broderie.

ARTHUR.

Vous vous serez fatiguée ?

CHARLOTTE.

Non ! ça m’occupait et m’empêchait d’avoir du chagrin quand j’étais seule.

LA BARONNE.

Du chagrin !... lorsque M. Arthur n’était pas là peut-être ?

CHARLOTTE.

Oui ; car il était si gai quand il me voyait, que j’étais triste quand je ne le voyais pas...

LA BARONNE.

Ah !...

LA COMTESSE, présentant un portefeuille.

Tenez, ma chère amie, je vous prie d’accepter ce souvenir.

CHARLOTTE.

Madame est bien bonne !... Oh ! comme c’est joli !... Ah !... madame... non !... je ne puis le prendre.

ARTHUR.

Qu’avez-vous ?

LA COMTESSE.

Gardez-le, ma chère, gardez-le.

CHARLOTTE.

Non, madame, je n’en veux pas.

ARTHUR.

Vous pleurez !... Qu’y a-t-il donc ?

CHARLOTTE.

Regardez, monsieur Arthur, regardez plutôt !

ARTHUR.

De l’argent !... ma mère, qu’avez-vous fait ?

LA COMTESSE.

Mon enfant, il ne faut pas que cela vous afflige ; je ne sais trop si j’aurais rencontré votre goût en vous faisant un cadeau, et c’était...

BERTRAND.

Elle est équipée au complet, madame ; elle n’a besoin de rien.

LA COMTESSE.

Je vous en prie.

CHARLOTTE.

Non, madame, non !...

Elle ôte les billets du portefeuille, et les rend à la comtesse.

Voulez-vous seulement que je garde ce petit portefeuille, tel qu’il est à présent ?

LA COMTESSE.

Mais c’est de l’enfantillage.

LA BARONNE.

Non ; ce sont des sentiments héroïques !... Monsieur Arthur, votre protégée est fort jolie !... Il faut que je vous quitte ; adieu.

LA COMTESSE.

À tantôt !... Eh bien ! Arthur, n’offrez-vous pas la main à la baronne ?

ARTHUR.

Ah ! je vous demande mille pardons.

LA BARONNE, riant.

Non, non !... je me reprocherais de vous déranger ; je ne veux pas absolument : restez.

Elle sort.

BERTRAND.

Charlotte, mon enfant, il se fait tard, salue madame, et en marche avant que le brouillard tombe.

ARTHUR.

Ma voiture va vous conduire, et si vous le permettez, je vous accompagnerai ; j’ai une visite à faire dans votre quartier.

LA COMTESSE.

Arthur, je voudrais vous parler.

CHARLOTTE.

Mon Dieu, monsieur Arthur, nous irons bien à pied, je suis forte à présent.

BERTRAND.

Vrai, mon commandant, c’est inutile une voiture ; ça lui donnerait de mauvaises habitudes, voyez-vous ! et d’ailleurs, si elle est lasse, les Omnibus sont là !... Monsieur et madame, je vous salue.

ARTHUR.

Au moins, je vais vous donner la main jusqu’au bas de l’escalier.

CHARLOTTE.

Votre maman veut vous parler.

ARTHUR, à la comtesse.

Je reviens à l’instant.

 

 

Scène VI

 

LA COMTESSE, seule

 

Il a été d’un ridicule achevé... Quoi ? pas plus d’attention à la baronne que si elle lui était tout à fait indifférente... Il m’en parlait si souvent il y a deux mois !... Et cette petite fille... c’est qu’elle est fort jolie !... Il la regardait avec un air... Des idées romanesques passeraient-elles par la tête de mon fils ?... Il y a des exemples de semblables folies !... Oh, non !... cela est impossible !... une couturière... sans éducation...

 

 

Scène VII

 

LA COMTESSE, ARTHUR

 

ARTHUR.

N’est-il pas vrai, ma mère, qu’elle est bien jolie ?

LA COMTESSE.

Oui, elle n’est pas mal... Mais comme tu as été froid avec la baronne !

ARTHUR.

Vous avez eu bien tort d’offrir de l’argent à Charlotte.

LA COMTESSE.

Sais-tu que la baronne a une fort belle fortune ?

ARTHUR.

Quelle noblesse d’âme chez cette jeune fille !

LA COMTESSE.

Ah ça ! Arthur, jouons-nous aux propos interrompus ?

ARTHUR.

Que voulez-vous dire, ma mère ?

LA COMTESSE.

Je vous parle de madame d’Alby, et vous ne vous occupez que de cette petite ouvrière. Allons, Arthur, en voilà assez. Souviens-toi de ce que je te disais, il y a trois mois, au sujet de la baronne.

ARTHUR.

Quoi donc ?

LA COMTESSE.

Que c’est la femme qu’il te faut.

ARTHUR.

Ma femme !

LA COMTESSE.

Tu en paraissais fort épris alors.

ARTHUR.

Je l’ai toujours trouvée fort aimable ; mais...

LA COMTESSE.

C’est un excellent parti.

ARTHUR.

Nos caractères ne se conviennent pas.

LA COMTESSE.

Arthur !...

ARTHUR.

Ma mère !...

LA COMTESSE.

Je ne vous reconnais plus : seriez-vous amoureux ?

ARTHUR.

Amoureux ?... moi !

LA COMTESSE.

De cette jeune fille, peut-être ?

ARTHUR.

Eh ! mais, n’en serait-elle pas bien digne ?

LA COMTESSE.

Cela annoncerait une perversité détestable : c’est une pauvre enfant, sans expérience, sans appui... Et vous chercheriez à la séduire.

ARTHUR.

La séduire !... ô ma mère !...

LA COMTESSE.

Quels sont donc vos projets ? Vous ne songez pas sans doute à l’épouser ?

ARTHUR.

J’avoue que ma pensée ne s’est point arrêtée sur l’avenir ; la beauté de Charlotte, la naïve candeur de son âme, la noblesse de ses sentiments, tout m’enchante, et je cède sans réflexion au charme qui m’attire vers elle.

LA COMTESSE.

Vous êtes fou, Arthur ?

ARTHUR.

Je vous répète que je n’ai pris aucune résolution.

LA COMTESSE, avec dédain.

En vérité, c’est bien heureux !

ARTHUR.

Mais enfin, si elle était devenue nécessaire à mon bonheur ! si je me contentais de rencontrer les plus rares vertus, les plus précieuses qualités de l’âme dans la femme que j’associerais à mon sort, ferais-je donc une si grande folie ?

LA COMTESSE.

Le comte d’Aiglemont épouser une couturière !

ARTHUR.

Comment, vous, ma mère, dont l’esprit est si éclairé, pouvez-vous obéir à de vieux préjugés ?

LA COMTESSE.

Changez donc les idées du monde.

ARTHUR.

Eh ! qu’importe le monde !

LA COMTESSE.

Eh ! mon Dieu ! l’éducation de cette fille la sépare de vous plus encore que sa naissance. Mon cher Arthur, croyez-en votre mère ! Charlotte n’a ni vos habitudes, ni vos idées ; et, dans l’intimité, cette disconvenance se ferait sentir à chaque instant. C’est là qu’est la vraie mésalliance.

ARTHUR.

Son cœur est si noble !

LA COMTESSE.

Il vous serait agréable d’avoir pour beau-père votre sergent ?

ARTHUR.

C’est le plus honnête homme du monde. Et qu’importe d’ailleurs une légère différence de rang ? Les grands principes de l’égalité ne sont-ils pas maintenant reconnus ?

LA COMTESSE.

L’égalité !... ne voit-on pas depuis quarante ans ce que c’est que cette égalité ? Un mensonge adressé par des ambitieux à la crédulité des sots. Écoutez-moi, Arthur, vous vous croyez un philosophe ; mais je vous connais ! malgré vous, les habitudes, l’éducation, les préjugés si vous voulez, reprendraient bientôt leur empire, et alors que de malheurs !... Allons, mon ami, qu’il ne soit plus question d’une pareille folie ; et n’oubliez pas que, si jamais vous vouliez céder à des idées romanesques, ma tendresse pour vous me ferait un devoir de m’y opposer.

ARTHUR.

Ma mère !...

LA COMTESSE.

Eh bien ?

ARTHUR.

J’ai vingt-cinq ans.

LA COMTESSE.

À merveille, mon fils !... ajoutez que vous avez le droit de me chasser de cette maison ; qu’elle vous appartient, car je n’ai apporté à votre père d’autre dot que ma noblesse.

ARTHUR.

Oh ! vous savez bien que ma fortune est la vôtre.

LA COMTESSE.

Non ; je ne voudrais rien de vous ;je sortirais d’ici ; j’aimerais mieux l’indigence et toutes ses privations, que la société d’une grisette qu’il faudrait appeler ma fille.

ARTHUR.

Ma mère, ne nous tourmentons pas d’avance en songeant à un avenir fort incertain encore.

LA COMTESSE.

Oui, Arthur, oui, tu as raison, n’en parlons plus ; tu ne saurais oublier que tout le bonheur de ma vieillesse repose sur la noblesse de tes sentiments.

ARTHUR.

Adieu, ma mère ! adieu !

 

 

Scène VIII

 

LA COMTESSE, seule

 

Il n’y a pas un moment à perdre. Je le connais : rien ne l’arrêtera si une fois il prend un parti. Sauvons-le de son extravagance ; oui, c’est le meilleur moyen.

Elle se place à une table, et écrit.

En lui ôtant tout espoir...

Un domestique entre.

Portez ces lettres à leur adresse, et faites diligence.

 

 

Scène IX

 

PIERRE, LA BARONNE, LA COMTESSE

 

LA BARONNE.

Ah ! ah ! ah !... Si vous saviez ce qui vient de m’arriver.

LA COMTESSE.

Il paraît que ce n’est pas un événement malheureux. Mais quel est ce garçon ?

LA BARONNE.

Oh ! il n’est pas dans l’usage de se faire annoncer. Imaginez que, tout à l’heure, j’étais occupée de ma toilette ; j’entends marcher derrière moi ; je me retourne avec frayeur, et je vois ce jeune homme qui, après m’avoir regardée des pieds à la tête, me demande si c’est à M. le comte d’Aiglemont qu’il a l’honneur de parler.

PIERRE.

Pardon, excuse... J’ai eu tort ; mais il m’arrive toujours comme ça des accidents qui fâchent mes protecteurs. Ce n’est pas ma faute, je suis né malheureux, qu’on ne peut pas s’en faire une idée.

LA COMTESSE.

Que vouliez-vous ?

LA BARONNE.

La protection du comte Arthur ; mais, dans cette occasion, la mienne la vaudra bien. C’est le prétendu de Charlotte Bertrand.

LA COMTESSE.

Le prétendu de Charlotte !

PIERRE.

Quand je dis le prétendu, c’est-à-dire que j’avais la prétention de l’être il y a six mois. Le père Bertrand est mon parrain ; mais il y a du nouveau, et ça n’est pas du beau.

LA COMTESSE.

Quoi ! vous savez...

PIERRE.

Je sais... je sais que je suis si enguignonné que j’ai été le plus mal chanceux de l’arrondissement ; j’ai amené le numéro un, je ne l’ai pas manqué ! C’est-il avoir du malheur ? moi, à qui il ne sort jamais un numéro à la loterie, du premier coup j’attrape celui-ci.

LA BARONNE.

Mais si ce n’était que cela ?

PIERRE.

C’est bien assez, j’espère ! Un conscrit ! le beau parti que ça fait !... Comme disait le père Bertrand, si j’étais seulement sergent ?... mais d’ici là laisser sa prétendue à Paris, moi encore qui suis né sous une mauvaise étoile !

LA BARONNE.

Le pauvre garçon !

PIERRE.

On n’a jamais vu un guignon pareil au mien ! Si je mets un habit neuf, je suis sûr d’y faire une tache le premier jour ; et, tenez, je n’ai pas eu plus tôt appris l’état de boulanger, qu’on s’est mis à faire le pain à la mécanique.

LA BARONNE.

En vérité ?

PIERRE.

Et ne voilà-t-il pas une suite de mon malheur ? l’accident de cette pauvre Charlotte, juste le jour où j’étais parti pour aller au pays, et parti à pied !... Cent quarante-trois lieues pour chercher ce numéro-là ! c’était bien la peine de me déranger. Enfin, le père Bertrand m’a dit que M. le comte d’Aiglemont a des bontés pour la famille, et je venais le prier... Mais, bah ! il est sorti.

LA COMTESSE.

Consolez-vous, tout n’est pas perdu, vous pouvez encore épouser Charlotte.

PIERRE.

Ca serait il possible ? Je crois que j’en deviendrai fou, je l’aime tant !

LA BARONNE.

Et vous aime-t-elle ?

PIERRE.

Dam ! on n’est jamais bien sûr de ces choses-là ; mais c’est une brave fille, et une fois son mari...

LA COMTESSE.

Eh bien ! je veux vous acheter un remplaçant ; et vous aider ensuite à vous mettre en ménage.

PIERRE.

Oh !vrai, madame ; ne vous riez pas de moi ! Je me sens tout bouleversé par ce que vous venez de me dire.

LA COMTESSE.

Croyez-moi, Pierre ; je vous le répète, je veux vous marier à Charlotte.

PIERRE.

Oh ! pour le coup, me voilà déguignonné.

LA COMTESSE.

Mais il faut que le mariage se fasse promptement.

PIERRE.

Comment donc ! tout de suite ; tout de suite.

LA COMTESSE.

Il faut commencer par chercher un remplaçant ; je me charge de payer.

PIERRE.

Ça ne sera pas difficile : qu’est-ce qu’on ne trouve pas à Paris avec de l’argent ? et des hommes, des hommes... il y en a à tout prix.

LA BARONNE.

Oui, les plus chers sont seulement plus adroits que ceux qui les achètent.

PIERRE.

Oh ! je marchanderai, comme si les écus sortaient de ma poche.

UN DOMESTIQUE.

Mademoiselle Charlotte Bertrand.

PIERRE.

Charlotte !

 

 

Scène X

 

PIERRE, LA BARONNE, CHARLOTTE, LA COMTESSE

 

CHARLOTTE.

Madame la comtesse m’a fait demander ?

LA COMTESSE.

Oui, mon enfant ; entrez sans crainte, je m’occupe de vous.

LA BARONNE.

J’espère, monsieur Pierre, que voilà une bonne journée.

PIERRE.

Oh ! fameuse !

LA COMTESSE.

Charlotte, je veux assurer votre bonheur.

LA BARONNE.

Madame la comtesse lève tous les obstacles qui s’opposaient à votre mariage avec ce jeune homme.

CHARLOTTE.

Qu’est-ce que j’entends ?

PIERRE.

Tiens... comme elle est saisie !... Écoutez donc, mamzelle Charlotte...

CHARLOTTE.

Madame la comtesse...

LA COMTESSE.

Remettez-vous... Et vous, Pierre, allez bien vite vous occuper de votre remplaçant. Allez, vous reviendrez plus tôt.

PIERRE.

J’y vais, madame la comtesse ; mais...

LA COMTESSE.

Allez donc.

PIERRE.

Je m’en vas...

À part.

J’aurais voulu parler à mamzelle Charlotte, pourtant... Elle n’a pas l’air satisfait... Est-ce que le guignon y serait encore ?

 

 

Scène XI

 

LA BARONNE, CHARLOTTE, LA COMTESSE

 

CHARLOTTE.

Madame la comtesse, vos bontés pour moi sont bien grandes : je vous remercie... mais je ne veux pas me marier.

LA BARONNE, à part.

Je devine.

LA COMTESSE.

Et quelles sont vos raisons ?

CHARLOTTE.

Mes raisons ?... je n’en ai pas : seulement, je ne veux pas me marier, je ne me marierai jamais.

LA COMTESSE.

Mais, il y a six mois, vous pensiez différemment ; vous aviez accueilli la demande de ce garçon. Qui a pu vous faire changer d’idée ?

CHARLOTTE.

Je... je ne sais pas ; mais j’en ai changé.

LA BARONNE.

Depuis cette époque, mademoiselle a peut-être fait des comparaisons qui ne sont pas à l’avantage de Pierre.

LA COMTESSE.

Mon enfant, c’est votre bonheur que je veux ; Pierre a l’air d’un honnête garçon, et je vous promets qu’avec lui vous serez dans l’aisance, et votre vieux père aussi.

CHARLOTTE.

Mon père ?... Mon travail lui suffira toujours.

UN DOMESTIQUE.

Le notaire que madame la comtesse a fait demander.

LA COMTESSE.

Qu’il attende dans mon cabinet ; je vais lui parler. Vous, Charlotte, restez ici ; réfléchissez à ce que je vous propose, et soyez sûre que vous auriez à vous repentir si vous cédiez à quelques idées folles. Allons, à mon retour, j’espère vous trouver plus raisonnable.

À la baronne.

Parlez-lui, ma chère baronne.

 

 

Scène XII

 

LA BARONNE, CHARLOTTE

 

LA BARONNE, à part.

Elle est jolie !... mais pas de tournure !... Et c’est à cette grisette qu’il me sacrifierait ! Voyons si du moins son esprit a été cultivé.

Haut.

Pourquoi donc, mademoiselle, vous éloignez-vous de moi ? Causons un instant. Je soupçonne que votre père vous a fait donner une éducation au-dessus de votre état.

CHARLOTTE.

À moi ?... ô mon Dieu, non, madame !

LA BARONNE.

Comment !... vous n’avez rien appris ?

CHARLOTTE.

Si fait ; j’ai appris à lire, à écrire, puis à coudre et à broder.

LA BARONNE.

Mais, dans vos moments de loisir, la lecture...

CHARLOTTE.

Mon travail ne m’en laissait pas le temps.

LA BARONNE.

Ah !... Ainsi les longues visites du comte d’Aiglemont se passaient à vous parler d’amour ?

CHARLOTTE.

Qui a pu vous le dire ?

LA BARONNE.

Cela se devine. Et que répondiez-vous ?

CHARLOTTE.

Hélas ! moi, faible et malade, je ne pouvais parler que bien peu et bien rarement. Et puis, j’avais tant de plaisir à l’écouter !

LA BARONNE.

Chaque jour, il promettait de revenir le lendemain ?

CHARLOTTE.

Il ne promettait rien ; mais il revenait toujours.

LA BARONNE.

Et qu’espérez-vous ?

CHARLOTTE.

Moi, madame ! je n’espère rien.

LA BARONNE.

Vous avez raison !... pourquoi donc refuser un mariage convenable ?

CHARLOTTE.

Je n’aime pas celui qu’on me propose.

LA BARONNE.

J’entends... le pauvre Pierre ne pourrait vous offrir qu’un modeste sort qui ne vous suffit plus. Vous rougiriez maintenant d’être la femme d’un ouvrier.

CHARLOTTE.

Moi, rougir !...

LA BARONNE.

Sans doute : avec lui, une simple robe, un bonnet, seraient toute votre parure ; il ne pourrait vous donner ni chapeaux, ni bijoux...

CHARLOTTE.

Tout cela n’est pas fait pour moi ; je vous le répète, madame, je n’ai que mon travail.

LA BARONNE.

Et l’amour du comte ?

CHARLOTTE.

Que voulez-vous dire ?

LA BARONNE.

Quoi de plus naturel ? le comte est riche, il est généreux...

CHARLOTTE.

Ah ! madame !

LA BARONNE.

Eh bien ! vous pleurez ?... Je ne veux pas vous affliger ; je ne vous dis que ce que tout le monde doit croire.

CHARLOTTE.

Qu’entends-je ?... on pourrait penser...

LA BARONNE.

De bonne foi, que voulez-vous qu’on pense ? On connaît le comte d’Aiglemont ; jeune, aimable, prompt à s’enflammer, mais non moins prompt à changer d’amour, on le verrait passer toutes ses journées chez une jolie ouvrière de dix-huit ans, et vous voudriez que l’on crût à l’innocence de ses visites !...

CHARLOTTE.

Arrêtez, madame !... j’ai pu supporter la misère, mais je n’ai pas appris à supporter la honte. Et mon pauvre père ?... s’il pouvait soupçonner ?... ah ! il en mourrait.

LA BARONNE.

Je le crois : c’est un brave militaire, rempli d’honneur, qui n’a rien de plus cher que la réputation de sa fille ; aussi désirait-il vivement vous voir établie.

CHARLOTTE, à part.

Ah ! qu’est-ce que je viens d’entendre ?... Malheureuse !... jamais je n’avais songé... Elle dit vrai...

LA BARONNE.

Ce mariage qu’on vous propose vous sauverait de cruels regrets. Un jour viendra, Charlotte, où, repoussée de votre famille, délaissée par le comte, en butte à son mépris...

CHARLOTTE.

Son mépris !

LA BARONNE.

En vous mariant, vous ne le verriez pas dédaigner un jour cet amour qu’il sollicite maintenant, vous ne le verriez pas insensible à votre douleur : vous pourriez l’oublier en vous occupant de vos nouveaux devoirs ; vous conserveriez l’estime de tous ceux qui vous connaissent, et lui-même respecterait votre vertu.

CHARLOTTE.

Ah ! madame, ce conseil...

LA BARONNE.

Est dicté par l’intérêt que vous m’inspirez. Un moment de courage vous épargne des chagrins, des remords, et à votre père un opprobre auquel il ne survivrait pas.

CHARLOTTE.

Madame...

LA BARONNE.

Réfléchissez, il est temps encore.

CHARLOTTE.

Oui, vous avez raison : le déshonneur !... le monde est si méchant !

LA BARONNE.

Décidez-vous, mon enfant.

CHARLOTTE, à elle-même.

Il est riche, noble... et moi je ne suis qu’une ouvrière... oui, cela est impossible !... Mon pauvre père !...

LA BARONNE.

Eh bien ?

CHARLOTTE.

On oserait m’accuser... me mépriser !... Madame... s’il le faut... j’épouserai Pierre.

LA BARONNE.

Bien, mon enfant, très bien : je vais annoncer votre résolution à la comtesse.

CHARLOTTE.

Oui, oui ! dites-le lui... dites-le lui tout de suite !... aurai-je la force de le vouloir longtemps ?

LA BARONNE.

Je vais la chercher ; remettez-vous, remettez-vous.

 

 

Scène XIII

 

CHARLOTTE, seule

 

Tout est fini !... Et cette bague... le seul de ses cadeaux que j’aie accepté... parce qu’elle porte son nom ! Il faudra m’en séparer.

Elle porte la bague à ses lèvres.

 

 

Scène XIV

 

CHARLOTTE, ARTHUR

 

ARTHUR.

Ah ! voilà des baisers qui m’appartiennent.

CHARLOTTE.

Laissez-moi, monsieur le comte.

ARTHUR.

Qu’avez-vous, Charlotte ?... pourquoi me fuyez vous ?

CHARLOTTE.

Je le dois, je ne vous reverrai plus... Je ne veux plus vous revoir... Je me marie.

ARTHUR.

Vous vous mariez !

CHARLOTTE.

Pierre, un jeune homme honnête, qui convient à mon père, qui... me convient aussi, m’avait demandée il y a six mois... et... je l’épouse. Tenez, monsieur le comte, reprenez cet anneau...

ARTHUR.

Ah ! vous l’épousez !... Et vous l’aimez ? et vous êtes contente ?

CHARLOTTE.

Contente !

Elle chancelle, et tombe sur un fauteuil.

ARTHUR.

Quelle pâleur !

CHARLOTTE.

Si je pouvais mourir !...

ARTHUR.

Vous me trompez, Charlotte !... Vous ne l’aimez pas... Vous ne pouvez pas l’aimer !

CHARLOTTE.

Je ne veux pas être méprisée...

ARTHUR.

Ah ! je devine tout !... ma Charlotte !

CHARLOTTE.

Ce seul mot m’a ôté toutes mes forces : je ne pourrai jamais être à un autre.

LA COMTESSE, en dehors.

Avancez, monsieur Bertrand.

ARTHUR.

Ah ! ma mère...

 

 

Scène XV

 

PIERRE, BERTRAND, CHARLOTTE, ARTHUR, LA COMTESSE, LA BARONNE

 

LA COMTESSE.

Avancez aussi, Pierre ; voici votre femme. Arthur, depuis six mois, ces jeunes gens s’aiment.

PIERRE.

Quand je dis six mois, permettez, madame la comtesse, c’est vrai pour moi : il y a six mois que j’aime mamzelle Charlotte ; mais elle !... Dam ! je ne sais pas. Enfin, puisqu’elle veut bien consentir...

LA COMTESSE.

Oui, elle désire ce mariage.

ARTHUR.

Charlotte, répondez !... Répondez !... vous êtes seule maîtresse de votre sort ; personne ici ne doit, ni ne veut vous contraindre. Parlez.

CHARLOTTE.

Mon père !...

BERTRAND.

Que veux-tu ?

CHARLOTTE.

Je ne veux tromper personne. Je ne peux pas épouser Pierre, car je n’ai jamais eu d’amour pour lui.

PIERRE.

Allons !... quand je vous disque je suis ensorcelé !... Madame la comtesse, je n’ai plus besoin de votre argent, je me fais soldat, et vous verrez encore que je n’aurai pas le bonheur d’attraper un boulet de canon.

LA COMTESSE, à Charlotte.

Que signifie cela ? N’aviez-vous pas accepté tout à l’heure ?

LA BARONNE, à part.

Voilà toute ma diplomatie perdue

BERTRAND.

Il me semble, Charlotte, qu’il y a du louche dans tout ça ; et, vois-tu, le père Bertrand a toujours été droit son chemin !... Je veux que ça s’éclaircisse.

CHARLOTTE.

Mon père !...

LA COMTESSE.

Je voulais vous assurer une existence honnête : vous ne le voulez pas !... Vos motifs pour refuser, les avoueriez-vous sans rougir ?

ARTHUR.

Ah !

BERTRAND.

Qu’est-ce que j’entends là ? Charlotte, tu es mon unique enfant ; mais, tu le sais bien, j’aimerais mieux te voir morte que méprisée. Écoute, si Pierre veut encore de toi ?...

PIERRE.

Comment !... si j’en veux ?

BERTRAND.

Il faut l’épouser : l’amour viendra après. Vois-tu, ce que dit madame la comtesse me donne des idées... Je veux que tu te maries.

CHARLOTTE.

Jamais.

BERTRAND.

Oses-tu bien ?...

LA COMTESSE.

C’en est trop : que les caprices de cette fille ne nous occupent pas plus longtemps. Laissez-nous.

ARTHUR.

Oh ! ne la renvoyez pas ainsi, je vous en conjure : elle est libre de ses actions.

LA COMTESSE.

Et moi, ne le suis-je pas de me délivrer des gens qui m’importunent ?

ARTHUR, s’animant.

Ma mère...

LA COMTESSE.

Faut-il, pour vous plaire, que je fasse ma société d’une grisette ?

BERTRAND.

Madame la comtesse...

CHARLOTTE, à Bertrand.

Venez... venez.

ARTHUR.

Je ne souffrirai pas qu’on les outrage devant moi.

LA COMTESSE.

Et moi, je ne souffrirai pas plus longtemps sa présence. Sortez, sortez à l’instant même.

ARTHUR.

Restez.

LA BARONNE, à part.

Que va-t-il faire ?

LA COMTESSE.

Sortez, dis-je, ou je vous fais chasser de chez moi.

ARTHUR.

La chasser... Chasser mon brave camarade !...

BERTRAND.

Laissez-nous sortir, mon commandant.

CHARLOTTE.

Je ne puis rester ; je suis chez votre mère.

ARTHUR.

Chez ma mère !... Non, personne n’a le droit de vous faire sortir d’ici.

LA COMTESSE.

Que dites-vous ?

CHARLOTTE.

Laissez-moi m’en aller.

ARTHUR.

Jamais... Vous le voulez, ma mère ?... Vous m’y forcez ?...

LA COMTESSE.

Comment ?... Que prétendez-vous faire ?

ARTHUR.

Comtesse d’Aiglemont... vous êtes chez vous.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon ouvrant sur un parc : une table est à la droite de l’acteur.

 

 

Scène première

 

PIERRE, BERTRAND

 

BERTRAND.

Avance donc à l’ordre, camarade. Ah ! je t’apprendrai à passer comme ça sans pousser une reconnaissance.

PIERRE.

C’est que, voyez-vous, père Bertrand, je n’osais pas.

BERTRAND.

Joli propos de soldat !... Mais, Dieu me pardonne, tu es caporal, et il n’y a que neuf mois que tu es parti ; tu as gentiment fait ton chemin tout de même ! Ne vas donc pas me dire : Je n’ose pas, comme si tu étais une recrue de quinze jours !... et ça, parce que je suis dans un beau château... Eh bien ! puisque je suis le beau-père.

PIERRE.

C’est précisément à cause de ça... Mamzelle Charlotte était si jolie !

BERTRAND.

Est-ce que tu y songerais encore, conscrit ?

PIERRE.

Oh ! non. Je sais bien que c’est une grande dame ! Mais, en vous revoyant, père Bertrand, ça m’a fait tout de même un certain effet... Savez-vous que vous avez là un beau bivouac.

BERTRAND.

Je n’en suis pas plus fier. Depuis que ma fille est mariée au commandant, qui est si riche, moi je suis riche aussi. Eh bien ! s’il faut te dire la vérité, je m’ennuie.

PIERRE.

Vous êtes difficile.

BERTRAND.

Quand j’étais canonnier, je ne m’ennuyais pas. C’est un si bel état que l’état de soldat !... Et les coups de fusil, hein ? c’est-il amusant ? qu’en dis-tu ?

PIERRE.

Moi, je n’ai jamais entendu que ceux de l’exercice à feu.

BERTRAND.

Mais tu me disais tout à l’heure que tu as fait une campagne.

PIERRE.

Oui, sûrement, j’arrive d’Italie.

BERTRAND.

Ah ! l’Italie ! J’y ai été aussi dans le temps ; il y faisait chaud.

PIERRE.

Pardine, je crois bien ! un soleil superbe.

BERTRAND.

J’y ai déchiré joliment des cartouches. Et toi ?

PIERRE.

Moi !... j’y ai eu trois mois la fièvre.

BERTRAND.

Ah !... Et dans quelle ville est-ce que tu étais ?

PIERRE.

Dans Ancône.

BERTRAND.

Je comprends : tu t’es battu contre les Autrichiens ?

PIERRE.

Pas du tout !... Nous sommes très bien avec les Autrichiens.

BERTRAND.

Vous avez donc rossé les soldats du pape !

PIERRE.

Pas davantage !... Nous sommes au mieux avec le pape.

BERTRAND.

Contre qui donc est-ce que vous vous battiez ?

PIERRE.

Contre personne.

BERTRAND.

C’est une drôle de guerre !

PIERRE.

C’est la nouvelle mode.

BERTRAND.

C’est moins dangereux que de mon temps.

PIERRE

Oh ! je sais bien. Vous avez joliment gagné les Invalides, vous ! Mais aussi voilà une fameuse retraite. Vous buvez du meilleur, et vous mangez à la table du maître comme en pays ennemi.

BERTRAND.

Qu’est-ce que tu dis donc là ? En pays ennemi !... le commandant est mon gendre.

PIERRE.

Ce mariage-là a dû faire un fier bruit dans le quartier ! Moi, je n’ai pas eu le courage de rester un jour de plus, et je vas à Paris pour la première fois depuis ce moment-là. Le régiment est de service le mois prochain.

BERTRAND.

Je suis bien aise de t’avoir trouvé sur la route.

PIERRE.

Oh ! je me souviendrai toute ma vie du jour où le commandant a dit : « Comtesse d’Aiglemont, vous êtes chez vous ! »

BERTRAND.

La mère a eu beau crier, il a épousé Charlotte ; la vieille ne l’a plus revu, et, depuis neuf mois que le mariage est fait, nous demeurons ici, à cinq lieues de Paris. Sais-tu bien que monsieur mon gendre a sacrifié une place de quatre mille deux cents francs sans barguigner ? Le ministre de la guerre lui a dit : « Ce mariage ne me convient pas. » Et lui il a répondu : « Mon général, je donne ma démission. » Pas plus gêné que cela.

PIERRE.

Voyez-vous !

BERTRAND.

Le commandant n’est pas ici aujourd’hui ; il est allé à Paris pour tâcher de se raccommoder avec sa mère ; la chère dame est fière.

PIERRE.

Est-ce qu’il a emmené mademoiselle... madame... Comment donc dire ? madame la comtesse !... Ouf ! j’ai bien de la peine à lâcher ce mot-là.

BERTRAND.

Non, tu la verras tout à l’heure ; c’est qu’elle est à prendre sa leçon de français.

PIERRE.

Comment ? sa leçon de français !... Est-ce qu’elle ne sait pas le français comme vous et moi ?

BERTRAND.

Si fait, comme toi-z-et moi ; mais c’est que son mari, vois-tu, il est difficile ; il est toujours à éplucher ce qu’elle dit ; si bien qu’elle veut apprendre... là... tu m’entends !

PIERRE.

Oh ! oui. Elle va devenir savante, elle prendra de belles manières, elle rougira de nous !... Moi aussi, j’apprendrai, j’étudierai !...

BERTRAND.

Apprends l’exercice, mon garçon.

PIERRE.

Ah ! vous verrez quelque jour, père Bertrand !... Je ne veux pas qu’elle ait honte de moi, et avec du travail... Laissez-moi faire !

BERTRAND.

Je crois que tu en tiens toujours un peu ?

PIERRE.

Ah ! dam, ça ne peut pas se passer si vite. Et est-elle heureuse ?

BERTRAND.

Je t’en réponds !... Son mari l’aime tant ! Par exemple, il est drôle ; il lui défend de parler avec une demoiselle qu’est ici, et qu’il appelle sa femme de chambre ; c’est pourtant une fille qu’est très bien !... À ça près, c’est le meilleur mari du monde : si elle a envie de quelque chose, elle l’a tout de suite. Il rabâche un peu ; il trouve bien souvent à redire quand elle parle ; et, l’autre jour encore, vois donc ce que c’est que les gens susceptibles, il lui disait : « Charlotte, je vous ai répété vingt fois qu’il ne faut pas dire : monsieur un tel et son épouse ; on dit : sa femme. »

PIERRE.

Ah !...

BERTRAND.

Il lui avait fait commencer la musique, le piano... Mais, au bout d’un mois, le commandant s’est impatienté ; il a dit que ce n’était pas la peine ; qu’elle n’apprendrait jamais. Eh ! pardieu, je ne me trompe pas ! la voilà qui vient.

 

 

Scène II

 

PIERRE, BERTRAND, CHARLOTTE entrant par une porte latérale

 

BERTRAND.

Charlotte, reconnais-tu ce luron-là ?

CHARLOTTE.

Ah !... c’est Pierre !...

BERTRAND

Eh oui ! mon filleul, qui revient de la guerre, à ce qu’il dit.

CHARLOTTE.

Oh ! je suis charmée...

BERTRAND.

Vois-tu, Charlotte, Pierre va rejoindre son régiment à Paris, et je lui ai dit : Il faut que tu déjeunes avec nous.

CHARLOTTE.

Certainement, mon père, vous avez très bien fait.

PIERRE.

Madame, c’est que je suis bien mal équipé pour déjeuner avec vous.

CHARLOTTE.

Comment donc, monsieur Pierre, est-ce que c’est là une raison ?

BERTRAND.

C’est bien, Charlotte, tu es une brave fille. Pierre, dis-moi, quel vin veux-tu à ton déjeuner ?

PIERRE.

Ca m’est égal ! Mon Dieu, le meilleur.

BERTRAND.

Va, sois tranquille !... Et le café, et le petit verre... tu vas voir.

Il sonne.

C’est comme ça qu’ils viennent.

À un domestique qui entre.

Dites donc, monsieur Michel, vous prierez le cuisinier de nous faire à déjeuner pour trois.

LE DOMESTIQUE.

Est-ce que monsieur le comte revient aujourd’hui ?

CHARLOTTE.

Je ne crois pas : mais c’est monsieur qui déjeune avec nous.

LE DOMESTIQUE.

Ah !... monsieur ?

CHARLOTTE.

Oui, et dépêchez-vous, je vous prie. Monsieur Pierre, asseyez-vous donc : vous devez être bien las.

PIERRE.

Oh ! j’ai de bonnes jambes.

BERTRAND.

À propos ! moi qui oubliais que je dois remettre en état les pistolets du commandant !... Pierre, cause un peu avec Charlotte : je ne tarderai pas à revenir.

 

 

Scène III

 

PIERRE, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE.

Il s’est passé bien des choses depuis que nous nous sommes vus.

PIERRE.

Oui ; on m’a écrit là-bas que votre cousine Annette est mariée.

CHARLOTTE.

Ah ?...

PIERRE.

Vous n’en saviez rien ?... Et madame Dutour, la mercière, qui est votre cousine aussi, y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vue ?

CHARLOTTE.

Pas depuis mon mariage.

PIERRE, à part.

Ce que c’est que de devenir grande dame !

Haut.

Et votre cousin Langlumeau, est-il établi ?

CHARLOTTE.

Je ne sais pas.

PIERRE, à part.

Il paraît qu’elle ne s’occupe guère de ses parents.

UN DOMESTIQUE.

Madame, voilà monsieur le comte qui arrive.

CHARLOTTE.

Mon mari !... ah ! quel bonheur !

 

 

Scène IV

 

PIERRE, LE COMTE, CHARLOTTE

 

LE COMTE, entrant par le fond.

Bonjour, ma chère amie.

CHARLOTTE.

Embrasse-moi encore, mon chéri.

LE COMTE, à demi-voix.

Avec qui êtes-vous donc ? Quel est cet homme !

PIERRE.

Je vous salue, mon commandant.

LE COMTE.

Mais je crois vous reconnaître. N’êtes-vous pas...

PIERRE.

Pierre Moulin, servant dans le 5e régiment d’infanterie, caporal dans la première du deuxième.

LE COMTE.

Et vous rejoignez ? c’est très bien !... Michel, faites-lui donner à déjeuner. Adieu, mon ami ; si vous le désirez, je vous recommanderai à votre colonel.

PIERRE.

Merci, mon commandant. Madame, je vous salue ; bien des compliments à mon parrain.

LE COMTE.

Qui donc, son parrain ?

CHARLOTTE.

C’est mon père. Pierre est notre parent... de loin : mon père l’avait invité à déjeuner avec nous.

LE COMTE, à part.

Allons ! encore celui-là.

CHARLOTTE, voyant le mécontentement du comte, et allant à Pierre.

Adieu, Pierre.

LE COMTE.

Attendez, restez Pierre ; vous déjeunerez avec nous, et vous repartirez ensuite.

PIERRE.

Faites excuse, mon commandant ! je n’ai plus faim, et je suis pressé.

LE COMTE.

Mais...

CHARLOTTE, bas à Pierre.

Restez, vous voyez qu’il le veut bien.

PIERRE.

Bien des remerciements : je n’ai que le temps de prendre mes jambes à mon cou.

LE COMTE.

Puisqu’on ne peut vous retenir, adieu donc ! Si je puis vous être utile, disposez de moi.

CHARLOTTE, à demi-voix.

Si vous aviez besoin d’argent, Pierre ?

PIERRE.

Vous êtes bien honnête.

CHARLOTTE.

Oh ! ne vous gênez pas.

PIERRE, à part.

Elle a bon cœur, pourtant !

Haut.

Je vous salue, monsieur et madame.

 

 

Scène V

 

CHARLOTTE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Qu’avez-vous, Charlotte ?

CHARLOTTE.

Je n’ai rien. C’est ce pauvre garçon qui s’en va bien triste : il dira que je suis fière, et c’est notre parent, après tout.

LE COMTE.

J’ai fait ce que j’ai pu pour le retenir, quand j’ai su qui il était ; mais j’attends du monde aujourd’hui, et vos parents...

CHARLOTTE.

C’est toujours quand vous revenez de Paris que vous parlez de mes parents, parce que vous avez vu le grand monde. Dans les premiers mois de notre mariage, vous restiez avec moi ; et vous n’en parliez pas.

LE COMTE.

Pardon, ma chère amie !... Mais vous devez comprendre...

CHARLOTTE.

Pourquoi me dire vous ? Est-ce que vous ne m’aimez plus ?

LE COMTE.

Je t’aimerai toujours.

CHARLOTTE.

Ah ! ces paroles me font bien du bien.

LE COMTE.

Ne dis donc pas bien du bien : est-ce qu’on parle ainsi ?

CHARLOTTE.

Oh ! ne te fâche pas. Mon maître est content de moi ; il dit que je fais des progrès. Y avait-il bien des fautes dans la dernière lettre que je t’ai écrite hier ?

LE COMTE.

Quand je vois à chaque ligne que tu m’aimes, peu m’importe ton style ? Mais tu ne me demandes pas de nouvelles de mon voyage à Paris.

CHARLOTTE.

As-tu vu ta mère ? Êtes-vous raccommodés ?

LE COMTE.

Oui ; et sans un mot d’explication. Je me suis jeté dans ses bras, elle a pleuré, et tout est oublié. Elle va venir aujourd’hui même avec la baronne d’Alby, à qui je dois cette réconciliation.

CHARLOTTE.

La baronne d’Alby !... Ah ! oui, c’est cette jeune dame... Je m’en rappelle.

LE COMTE.

Il faut dire : Je me la rappelle. Je t’en prie, tâche de t’observer quand elle sera là.

CHARLOTTE.

Tu ne m’as jamais tant repris qu’aujourd’hui. Écoute, mon Arthur, je ferai de mon mieux pour qu’on ne dise pas que ton épouse...

Mouvement du comte.

que ta femme ne te fait pas honneur. Laisse faire ; va, l’hiver prochain, puisque tu veux retourner à Paris et me mener dans les salons, tu verras comme je serai savante... Je commence déjà à bien savoir ma géographie.

LE COMTE.

Ta géographie ?...

CHARLOTTE.

Oui, monsieur ; je sais mon Europe sur le bout du doigt, et je vais commencer l’Asie.

LE COMTE.

Ah ! ce n’est pas cela qu’il importe de savoir !... mais, en ce moment, pensons à recevoir ma mère et madame d’Alby, qui vont arriver bientôt. Il faut tâcher de leur rendre ce séjour agréable.

CHARLOTTE.

Si nous invitions quelques personnes ?

LE COMTE.

Qui ?

CHARLOTTE.

J’oubliais de te dire que nos voisins, les nouveaux propriétaires du château de Quincy, sont venus nous faire visite pendant ton absence.

LE COMTE.

Ah !... le baron et la baronne de Versac.

CHARLOTTE.

Tu ne sais pas ? c’est une de mes anciennes pratiques.

LE COMTE.

La baronne ?

CHARLOTTE.

Oui ; une dame qui m’a souvent fait travailler. Elle a été joliment étonnée de me trouver ici !... Veux-tu que nous les invitions ?

LE COMTE.

Non, non... Occupons-nous de ma mère et de madame d’Alby. Tu es en grand négligé : si tu te parais ?

CHARLOTTE.

Si tu m’aimes comme je suis, qu’ai-je besoin de plaire à d’autres ?

LE COMTE.

Je t’aime on ne peut davantage telle que tu es, mais je voudrais que madame d’Alby et ma mère te trouvassent jolie... très jolie.

CHARLOTTE.

Que tu es singulier !... Je ferai ce que tu désireras, et pourtant, je ne voudrais pas faire une grande toilette : je suis encor un peu gauche.

LE COMTE.

Eh bien ! oui, tu as raison ! pas de toilette. Promets-moi seulement de bien retenir mes leçons pendant le dîner.

CHARLOTTE.

Oh ! sois tranquille !... Tu seras content de moi : je sais qu’il ne faut pas couper son pain ; qu’il faut... qu’as-tu donc à rire ?

LE COMTE.

Je ris de toi et de moi-même. Va, chère Charlotte, sois toujours douce et bonne comme tu l’es, tu n’auras pas besoin d’autre art pour me charmer.

CHARLOTTE.

Que je suis heureuse ! Pour de l’amour et de la docilité, tu sais que j’en aurai toujours.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, seul

 

Excellente enfant !... En vérité, j’ai honte de gâter un si aimable naturel par toutes ces conventions niaises qu’on appelle les bonnes manières !... Pauvre Charlotte, ta candeur et ta simplicité valent mieux que les talents qui te manquent. Ah ! vous voilà, Bertrand ?

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, BERTRAND

 

BERTRAND.

Bonjour, commandant. Vous avez fait un bon voyage ?

LE COMTE.

Très bon.

BERTRAND.

Allons, tant mieux.

LE COMTE.

Aviez-vous quelque chose à me dire ?

BERTRAND.

Oui, vraiment.

LE COMTE.

Eh bien ! parlez.

BERTRAND.

Je viens vous dire adieu : je m’en retourne à Paris.

LE COMTE.

À Paris ! vous ? Et pourquoi ?

BERTRAND.

J’ai des affaires.

LE COMTE.

Quelles affaires pouvez-vous avoir ?

BERTRAND.

Oh ! nous autres pauvres diables, nous n’avons pas de grandes affaires, et ce n’est pas la peine de vous ennuyer. Adieu donc, commandant ; je vous souhaite une bonne santé, et je décampe.

LE COMTE.

Que diable avez-vous, Bertrand ? vous semblez de mauvaise humeur.

BERTRAND.

Moi ?... Oh ! pas du tout.

LE COMTE.

Si fait, soyez franc : que vous est-il arrivé ? Quelqu’un vous aurait-il offensé ?

BERTRAND.

Offensé ?... Personne. Je serais bien bon de m’offenser, par exemple ! Je sais bien que je ne suis pas le maître ici ; que ce n’est pas à moi de commander : c’est à celui qui paie la soupe à inviter qui il veut pour la manger ; c’est trop juste, et j’aurais tort de me plaindre. Aussi, je ne me plains pas, et je file.

LE COMTE.

Ah ! je vous comprends enfin, Bertrand ! Pierre vous a parlé. Mais est-il bien extraordinaire que... ?

BERTRAND.

Non, morbleu ! ça n’est pas extraordinaire. Et si j’étais un homme comme vous, chef d’escadron, riche, noble, tout ce que vous voudrez... eh bien ! je me donnerais des airs bien plus que vous. Mais, voyez-vous, je sens que je ne suis pas ici à ma place, et l’histoire de Pierre, qui s’en va le cœur gros et le ventre vide parce qu’il s’est piqué, ça m’a fait ouvrir les yeux. Je me suis dit : « Que fais-tu là ? » Et alors mon parti a été bientôt pris !... Je retourne rue du faubourg Saint-Denis.

LE COMTE.

Bertrand, je ne vous laisserai pas partir comme cela.

BERTRAND.

Non, tenez, puisque j’ai tant fait que de me déboutonner, je m’en vas vous dire toute la vérité. Je m’embête ici.

LE COMTE.

Ah !...

BERTRAND.

Oui, je m’embête, parce que je n’y suis pas à mon aise ; et je n’y suis pas à mon aise, parce que je n’y suis pas comme j’ai l’habitude d’être. Je suis obligé de me contraindre en tout ; de déjeuner à midi, et de dîner à six heures. Dans vos beaux salons, je ne peux pas fumer ma pipe ; vos domestiques se moquent de moi. Ma foi, je serais bien bon de me gêner plus longtemps pour vous tourmenter et moi aussi.

LE COMTE.

Il me semble que vous ne faites ces réflexions-là que d’aujourd’hui seulement.

BERTRAND.

Faites excuse, mon commandant : il y a longtemps que je pense tout ça ! Je suis vieux, quelquefois un peu grognon ; j’aime à fréquenter de vieux troupiers comme moi, à faire avec eux une partie de dominos à l’estaminet ; là, je suis à mon aise ; ici, je me gêne et je vous gêne. Les étrangers qui viendront vous voir riront de moi et de vous ; vous perdrez vos amis, et je perdrai les miens !... Pour ma fille, elle est votre femme, vous devez la garder. Elle prendra les airs des grandes dames, si elle peut ; et puis, quand même, si on se moque d’elle, vous êtes son mari, c’est votre devoir de couper les oreilles aux rieurs, et vous les couperez !... je vous connais !

LE COMTE.

Bertrand, vous me faites de la peine.

BERTRAND.

Et à moi aussi, ça me fait de la peine de vous quitter : mais que voulez-vous ? Séparons-nous bons amis ; je reviendrai vous voir plus d’une fois ; le matin, quand vous serez seul, je vous demanderai à déjeuner, pour le second s’entend ! Je ne suis pas fâché, mon commandant ; je vous aime tout de même ; mais adieu. Ce soir, je veux fumer ma pipe à l’estaminet du Cheval-Blanc.

LE COMTE.

Au moins, je vous reverrai bientôt.

BERTRAND.

Oui, à la bonne heure ! Ah ! ça, nous ne parlerons pas à ma fille de tout ce que nous venons de dire ; c’est entre nous. Adieu, mon commandant.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, seul

 

Je trouve tant de vertus... et pourtant... si peu de bonheur !

UN DOMESTIQUE, apportant une harpe, des pinceaux et de la musique.

Voilà tout ce que monsieur le comte a demandé.

LE COMTE.

C’est bien. La baronne pourra nous chanter quelques airs nouveaux. Il y a si longtemps que je n’ai entendu de bonne musique !... Comme elle est aimable !... Venir ici ! Elle à qui j’ai préféré... Mais elle a tant de grâce ! tant d’esprit !... Je crois, en vérité, que depuis mon mariage elle est encore embellie !... Pourvu que Charlotte soit bien ?... Elle n’est pas en beauté aujourd’hui !... Si elle allait être timide et gauche ?... Je tremble !... Quelle faiblesse !... J’en ai honte !... Ne sont-ce pas de sots préjugés que j’ai sacrifiés ?... et la naïveté de Charlotte n’est-elle pas préférable à la coquetterie de la baronne ?

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE.

Arthur, une voiture entre dans le parc.

LE COMTE.

C’est sans doute ma mère et madame d’Alby.

CHARLOTTE.

Oh ! mon Dieu, comme j’ai peur !

LE COMTE.

Allons au devant d’elles... Mais remettez-vous... remettez-vous donc !... Et, je t’en prie, Charlotte, prends bien garde à ce que tu diras... Ah ! les voici.

 

 

Scène X

 

LA BARONNE D’ALBY, LA COMTESSE, LE COMTE, CHARLOTTE

 

LA COMTESSE.

Bonjour, Arthur. Bonjour... madame.

CHARLOTTE.

Je suis...

LE COMTE, l’interrompant.

Que je suis heureux de vous voir ! Permettez que je vous présente madame d’Aiglemont.

LA BARONNE.

Il y a longtemps que je désirais faire avec madame une plus ample connaissance.

CHARLOTTE.

Vous êtes bien bonne, madame, et je vous remercie bien, car...

LE COMTE, l’interrompant.

N’êtes-vous pas fatiguée ?

LA BARONNE.

Pas du tout. Mais, en vérité, chère comtesse, ce château est délicieux.

LA COMTESSE.

J’y ai trouvé, dans des temps malheureux, un abri contre les chagrins.

LA BARONNE.

Et votre fils y cherche aujourd’hui un asile contre les plaisirs.

LE COMTE.

C’est que je crois que si les chagrins détruisent le bonheur, les plaisirs le dérangent.

LA COMTESSE.

Et vous êtes heureux ?

LE COMTE.

Très heureux.

LA COMTESSE, à demi-voix.

En êtes-vous bien sûr ?

LE COMTE.

Très heureux.

LA COMTESSE, à Charlotte.

Et vous, madame ?

CHARLOTTE.

Si je suis heureuse ?... Il est toujours près de moi.

LA BARONNE.

Ce bonheur-là peut suffire pendant l’été ; mais, cet hiver, vous reviendrez à Paris. Il ne faut pas nous enlever entièrement monsieur le comte, et vous même vous ne devez pas vous séquestrer du monde.

CHARLOTTE.

Je ferai ce que mon mari voudra ; et j’avoue que je ne serai pas fâchée de revoir ma famille, mes amies d’enfance, car...

LE COMTE, l’interrompant.

Oui, sans doute, oui, nous irons à Paris.

À la baronne.

Si vous vouliez jeter un coup d’œil sur le parc, sur les jardins ?

LA BARONNE.

Tout à l’heure. Oh ! vous aurez le temps de faire le propriétaire, je vous promets de tout examiner.

Regardant la harpe et la musique.

Ah ! je vois que les arts charment votre solitude. Cette harpe, ces pinceaux sont à madame ?

CHARLOTTE.

Non, vraiment ; vous sentez bien que ce n’est pas...

LE COMTE, l’interrompant.

La comtesse ne s’est occupée que du piano ; et c’est à votre intention que j’ai fait apporter cela ici.

LA BARONNE.

J’en suis reconnaissante.

LA COMTESSE, à part.

Pauvre Arthur, comme il est embarrassé

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur le comte, un exprès apporte cette lettre de l’auberge voisine ; on attend une réponse.

LE COMTE.

Vous permettez, madame.

Il ouvre la lettre.

Ah ! c’est de cet étourdi de Monval ; il arrive d’Italie.

LA BARONNE.

Il revient ? J’en suis charmée.

LE COMTE.

Écoutez ce qu’il m’écrit.
« Mon cher Arthur, j’arrive d’Ancône, et, en m’arrêtant près de ton château, j’apprends que tu l’habites en ce moment, et, de plus, que tu t’es marié pendant mon absence. Je peux rester ici quelques heures, et si tu veux me présenter à la comtesse d’Aiglemont, que je n’ai pas l’honneur de connaître, j’irai déposer mes hommages à ses pieds, heureux de rencontrer chez toi un avant-goût des plaisirs que je vais retrouver à Paris. J’attends ta réponse à l’auberge.
« Ton affectionné et bien ennuyé camarade,

« LÉON DE MONVAL. »

LA BARONNE.

Il faut qu’il vienne ; il nous amusera.

LE COMTE.

Je ne demande pas mieux.

LA COMTESSE.

Allez le chercher, Arthur.

LE COMTE.

Vous avez raison, ma mère ; l’auberge est ici près : je vais le chercher, et j’amène à vos pieds le conquérant d’Ancône.

 

 

Scène XI

 

LA BARONNE, LA COMTESSE, CHARLOTTE

 

LA COMTESSE.

Ma chère amie, vous devriez exécuter quelque chose sur cette harpe.

LA BARONNE.

Cela n’amuserait peut-être pas madame d’Aiglemont.

CHARLOTTE.

Oh ! si fait, madame.

LA BARONNE.

Quel est cet ouvrage que j’aperçois ?

CHARLOTTE.

C’est une broderie.

LA BARONNE.

C’est extrêmement joli.

CHARLOTTE.

Vous trouvez !... Celle que vous portez est bien plus belle : est-ce votre ouvrage ?

LA BARONNE, souriant.

Mon ouvrage !... non : elle sort de chez Minette.

CHARLOTTE.

Mon Dieu !... elle est déchirée.

LA BARONNE.

Vraiment ?... c’est sans doute en descendant de voiture.

CHARLOTTE.

Je peux y coudre un point.

LA BARONNE.

Oh ! je ne voudrais pas que vous prissiez cette peine.

CHARLOTTE.

Je vous en prie, ce sera un plaisir pour moi de vous être utile.

LA BARONNE.

Non, non ! c’est trop de bonté !... Je n’y consentirai point.

LA COMTESSE, à part.

Sa naïve simplicité me touche.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. de Monval.

 

 

Scène XII

 

CHARLOTTE, LA BARONNE, LA COMTESSE, MONVAL

 

MONVAL.

Mille pardons, mesdames, de me présenter ainsi. Je n’ai pas eu la patience d’attendre.

LA COMTESSE.

Mon fils est allé vous chercher.

MONVAL.

Ce cher Arthur est bien bon ! mais à peine mon exprès était-il parti, que j’ai réfléchi : c’est ce qui m’arrive toujours. J’ai songé que n’ayant que quelques heures à rester ici, il était ridicule d’en passer une dans une misérable auberge, et je me suis mis en route ; j’aurai pris un autre chemin qu’Arthur. J’étais empressé d’offrir mes hommages respectueux à la comtesse d’Aiglemont.

Il s’adresse à la baronne.

Mais j’ignorais tout le bonheur de mon ami.

À la comtesse.

Je ne pensais pas non plus vous rencontrer en ce château, madame.

Il regarde Charlotte.

Eh ! mais, je suis ici tout-à-fait en pays de connaissance... Est-ce que vous ne vous souvenez plus de moi ?

LA COMTESSE, à part.

Que vais-je apprendre ? Profitons de son erreur.

CHARLOTTE.

Je me souviens d’avoir vu monsieur chez madame Robert, lingère, rue Saint-Honoré.

LA BARONNE, à Monval.

Ah ! vous connaissez des lingères ?

MONVAL.

En tout bien, tout honneur ! Une ancienne femme de chambre de ma mère, qui a recueilli un héritage, et élevé un magasin où l’on voit toujours des demoiselles de boutique charmantes.

LA BARONNE.

En vérité ?

MONVAL.

Madame Robert a été vingt ans à la maison, elle m’a soigné quand j’étais enfant, et la reconnaissance...

LA BARONNE.

Les jolies filles de boutique...

MONVAL.

Et mon goût pour l’observation m’ont conduit quelquefois chez elle.

À Charlotte.

Qu’est devenue cette charmante personne, à l’œil noir, à la physionomie piquante...

CHARLOTTE.

Celle que vous meniez promener si souvent ? Cécile Bizot ?...

MONVAL.

Non... non !...

CHARLOTTE.

Ah !... ma cousine Dutour ?

 

 

Scène XIII

 

CHARLOTTE, LA BARONNE, MONVAL, LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE COMTE.

Te voilà, mon cher Monval !... Parbleu, tu m’ASTÉRIE. fait courir.

MONVAL.

Pardonne-moi, mon ami : je désirais tant te revoir !... Mais mon empressement eût été encore plus vif si j’avais su qui je trouverais ici.

LE COMTE.

En effet !... Je suis désolé de ne t’avoir pas présenté moi-même à la comtesse d’Aiglemont.

MONVAL.

Pendant dix mois hors de France, je n’ai rien su de ce qui se passait dans notre cher Paris. J’ai appris à l’auberge que tu étais marié... Reçois tous mes compliments : les grâces, la beauté, une société délicieuse...

LE COMTE.

Je mène une vie retirée.

MONVAL.

Je comprends ! pour quelques mois !... Premiers moments de l’amour, que n’oublierait-on pas pour vous ? Mais il ne faut pas d’égoïsme ; tu n’as pas quitté le monde pour toujours.

LA BARONNE.

Nous espérons bien que M. d’Aiglemont passera l’hiver à Paris.

MONVAL.

À la bonne heure ! J’oublierai tous mes ennuis près de vous. On a tant besoin de s’amuser, quand on a du chagrin !

LE COMTE.

Le tien ne nous donnera pas d’inquiétude.

MONVAL.

Oh ! j’en ai un réel : une passion malheureuse !

LA COMTESSE.

Vous, monsieur de Monval !

MONVAL.

Oui, moi, ne riez pas ! Savez-vous que j’ai été aussi sur le point de me marier ? Mais c’était bien différent !... Une vraie folie ; un mariage d’amour ; une jeune fille qui ne m’apportait pour dot que des vertus !... J’ai réfléchi à l’inconvenance, et j’ai rompu.

LE COMTE.

Comment ! M. de Monval n’a pas craint d’abandonner une jeune fille dont il était aimé ?

MONVAL.

Entre nous, c’était un mariage extravagant !... Une famille ridicule !... Il m’a fallu du courage !... Mais il n’y a rien de tel que nous autres étourdis pour agir raisonnablement. Vrai, regarde dans le monde !... Sur dix sottises, il y en a neuf qui sont faites par de prétendus sages.

LE COMTE.

C’est souvent un devoir et non une sottise que d’agir contre l’usage.

MONVAL.

Bah ! Il est déjà assez difficile d’avoir raison contre tout le monde ; jugez donc s’il fallait avoir raison à soi tout seul !... J’ai senti cela, et je cherche à me distraire. Je vais retrouver à Paris d’anciens souvenirs.

À Charlotte.

Vous disiez donc que la cousine Dutour...

CHARLOTTE.

Monsieur, elle s’est établie mercière, rue aux Ours.

MONVAL.

Rue aux Ours !... qui aurait dit cela ?

LE COMTE, s’approchant.

Mais...

MONVAL.

Laisse-moi donc : je connaissais mademoiselle Charlotte Bertrand.

LE COMTE.

Vous connaissiez ?...

MONVAL.

Mais honni soit qui mal y pense !... Mademoiselle Charlotte était une vertu sévère.

LE COMTE.

Monsieur !...

MONVAL.

Ne vas-tu pas prendre de grands airs parce que tu es marié ? D’ailleurs, mademoiselle appartient à madame, et j’ai trop de respect...

CHARLOTTE, à part.

Malheureuse !

LE COMTE.

Qu’osez-vous dire ?

LA BARONNE.

Vous vous trompez, monsieur.

CHARLOTTE.

Arthur ! Arthur !

MONVAL.

Que signifie cela ?

LE COMTE.

Que vous vous êtes mépris, et que voici la comtesse d’Aiglemont.

MONVAL.

Grand Dieu ! qu’ai-je fait ?... Mais qui se serait douté ?... Veuillez m’excuser, madame !... Et toi, mon ami, crois que si j’avais pu croire...

LE COMTE.

Je ne vous en veux pas : je ne dois pas vous en vouloir ; vous ignoriez...

LA COMTESSE.

Sans doute. Allons, qu’il ne soit plus question de tout cela. Je voudrais prendre un instant de repos.

LA BARONNE.

Et moi, changer de toilette.

LA COMTESSE.

Nous vous retrouverons ici, monsieur de Monval ?

MONVAL.

Je ne sais, madame, si j’aurai ce bonheur : il faut que je me rende à Paris.

LE COMTE.

En effet, après une campagne, on est pressé de raconter ses exploits, de montrer ses trophées, ses blessures.

MONVAL.

Il n’y en a pas pour tout le monde.

LE COMTE.

Comment donc ! Demain, chez Tortoni, au foyer de l’Opéra, M. de Monval sera un héros. Il a contribué à la prise d’Ancône !

MONVAL.

Arthur !...

LE COMTE.

Comme on va frémir dans les boudoirs, dans les coulisses au seul récit de ses dangers !... À combien de processions avez-vous assisté ?

MONVAL.

Encore une fois, Arthur !...

LE COMTE.

Il faudra nous envoyer un exemplaire du journal qui publiera la relation de vos prouesses ; cela nous divertira.

MONVAL.

D’Aiglemont, ce ton de persiflage...

LE COMTE.

Oh ! j’ai tort !... Il est dangereux de plaisanter un guerrier tel que M. Monval.

MONVAL, à demi-voix.

Peut-être.

LA COMTESSE.

Eh bien ! messieurs, que veut dire cela ?

LA BARONNE.

Êtes-vous fous tous les deux ?

CHARLOTTE, à part.

Arthur a l’air fâché.

LE COMTE.

Ce n’est rien, mesdames, rien qu’un badinage, et M. de Monval a l’esprit bien fait.

LA COMTESSE.

À la bonne heure !

À demi-voix, au comte.

Mon cher Arthur, mon fils, revenez à vous, et supporter le sort que vous avez choisi.

À la baronne.

Allons, ma chère amie !...

À Monval, qui lui offre la main et la reconduit.

Monsieur de Monval, à revoir !... Vous êtes l’hôte de mon fils.

MONVAL.

Je ne l’oublierai pas.

 

 

Scène XIV

 

CHARLOTTE, LE COMTE, MONVAL

 

MONVAL.

Ah ça, Arthur, avez-vous perdu la raison ? Que dois-je penser d’un pareil langage ?

LE COMTE.

Est-ce qu’il vous offense ?

MONVAL.

Vous devez comprendre que si je n’étais pas chez vous...

LE COMTE.

Oh ! ne vous gênez pas !... Mais, silence ; nous causerons de cela tout à l’heure dans le parc.

Haut.

Eh bien ! monsieur de Monval, ne faisons-nous pas un tour de promenade ?

CHARLOTTE.

Arthur, vous me quittez ?

LE COMTE.

Pour un instant, ma chère amie. Occupez-vous de ma mère, de la baronne. Je reviens bientôt. Ne faut-il pas que je fasse les honneurs de ma maison à un ancien ami ?

CHARLOTTE.

Ne soyez pas longtemps. Ici, je n’ai que vous.

LE COMTE.

N’êtes-vous pas chez vous, madame ? Mais j’aperçois votre père ; il vous cherche, il veut vous parler.

MONVAL, à part.

Ah ! c’est là le beau-père.

LE COMTE, à Monval.

Allons, je suis à vous.

 

 

Scène XV

 

CHARLOTTE, BERTRAND

 

BERTRAND.

Qu’est-ce qu’il y a donc ? Tu es toute je ne sais comment.

CHARLOTTE.

Rien, rien, mon père.

BERTRAND.

Si fait, parbleu ! il ya quelque chose. Et qu’est-ce que c’est que ce nouveau-venu ? Il m’a regardé d’une façon qui ne me plaît pas. Ah ! bast !... Écoute donc, il y a une heure que je te cherche pour te dire adieu. Je vas à Paris.

CHARLOTTE.

Vous partez ?

BERTRAND.

Oui, j’ai quelques affaires.

CHARLOTTE.

Hélas ! mon Dieu, je crois deviner, et je n’ose pas vous retenir.

BERTRAND.

Pierre est encore là ; je vais faire route avec lui. Il avait envie de te faire ses adieux.

CHARLOTTE.

Qu’il vienne.

BERTRAND, à la cantonade.

Allons, Pierre, avance, mon garçon.

 

 

Scène XVI

 

CHARLOTTE, PIERRE, BERTRAND

 

PIERRE.

Madame veut donc bien me permettre ?

CHARLOTTE.

Oui ; adieu, Pierre ; ayez bien soin de mon père.

PIERRE, à part.

Quelle douce voix !...

Haut.

Adieu donc... madame la comtesse.

CHARLOTTE.

Mon ami !

PIERRE.

Oh ! ne croyez pas, madame, que je sois fâché de votre bonheur ! Vous n’étiez pas faite pour être la femme d’un pauvre ouvrier : non, je ne dois pas m’attrister de votre bonheur, et je vous quitte... peut-être pour toujours !... Mais pourtant, si, un jour, vous aviez des peines, permettez que je vienne en prendre la moitié.

BERTRAND.

Allons donc ! qu’est-ce que c’est que toutes ces idées-là ?... Voyons, il est temps de se mettre en route.

On entend deux coups de feu.

CHARLOTTE.

Qu’est-ce que cela ?

BERTRAND.

Des chasseurs, sûrement. Embrasse-moi, Charlotte, et porte-toi bien.

CHARLOTTE.

Au moins, mon père, je vous reverrai bientôt ?

BERTRAND.

Oui, sans doute, oui, mon enfant, je viendrai te voir. Adieu.

PIERRE.

Adieu, madame, soyez bien heureuse.

 

 

Scène XVII

 

CHARLOTTE, seule

 

Ils sont partis ! Me voilà seule !... seule !

UNE VOIX, dans la coulisse.

Au secours ! Michel ! Joseph !...

CHARLOTTE.

Grand Dieu ! qu’y a-t-il ?

LA BARONNE.

Qu’est-ce donc ?

LA COMTESSE, accourant.

Qu’est-il arrivé ?

 

 

Scène XVIII

 

LA BARONNE, BERTRAND, LE COMTE, entrant par la porte du fond, il est blessé au bras, et s’appuie sur BERTRAND et sur PIERRE, qui place un siège au milieu du théâtre, CHARLOTTE, LA COMTESSE

 

CHARLOTTE.

Ah !... mon mari !

LA COMTESSE.

Mon fils !

LA BARONNE.

Du secours ! du secours ! Un chirurgien !

BERTRAND.

Pas tant de bruit ; il n’y a pas de danger : le camarade n’en est pas quitte à si bon marché ; il a une jambe cassée.

LA BARONNE.

Comment ? et pourquoi ?

BERTRAND.

Dam ! le commandant aura voulu châtier cet insolent qui se sera moqué de Charlotte.

LA COMTESSE.

Hélas ! j’en tremblais !

LE COMTE, assis.

Ce n’est rien, ce n’est rien ; tranquillisez-vous.

CHARLOTTE.

Mon Arthur !... Dieu ! comme il est pâle !... Il va perdre connaissance !... Malheureuse que je suis !

LA COMTESSE.

Laissez-moi, laissez-moi secourir mon fils.

CHARLOTTE.

Oh ! ne me repoussez pas.

LA COMTESSE.

Retirez-vous.

CHARLOTTE.

Non, non !... c’est à moi de le soigner.

LA COMTESSE.

Malheureuse !... c’est vous qui l’avez tué.

CHARLOTTE.

Ah !...

BERTRAND, qui a pansé la blessure.

Eh ! je vous dis qu’il n’y a pas d’inquiétude pour sa vie.

LA BARONNE.

Il ouvre les yeux.

LA COMTESSE.

Moll fils !

LE COMTE.

Ma mère !...

Ils s’embrassent.

Charlotte !

CHARLOTTE.

Oh ! pardonne-moi ! pardonne-moi !... Je suis cause... Ah ! n’y a pas de bonheur possible entre nous.

LE COMTE.

Que dis-tu ?

CHARLOTTE.

Arthur, votre cœur, je peux le deviner souvent ; mais vos idées, je ne peux pas les comprendre !... Je vous fais honte !... J’ai exposé tes jours !...

LE COMTE.

Charlotte !...

CHARLOTTE.

Cette blessure... cette blessure...

BERTRAND.

Soyez donc tranquille : ce ne sera rien.

PIERRE, à part.

Comme elle souffre !

LA BARONNE, à part.

Il a rougi d’elle... son règne est passé !

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente la chambre de Charlotte dans l’hôtel du comte d’Aiglemont. Au lever du rideau, Charlotte est endormie sur un fauteuil, à gauche de l’acteur, près d’une table sur laquelle brûle une bougie presque consumée. Une autre table est à droite ; une causeuse et une toilette.

 

 

Scène première

 

CHARLOTTE, endormie, LE COMTE, entrant suivi d’un domestique qui porte un riche nécessaire et le dépose sur la table à droite

 

LE COMTE.

Posez cela ici, et laissez-moi. Que vois-je ? Charlotte !... Elle dort !... La bougie brûle encore... Elle ne s’est pas couchée !... son sommeil paraît agité.

CHARLOTTE, dormant.

Une... deux... trois... Trois heures du matin !... Il ne reviendra plus !... Comme le bal est brillant !... Que de fleurs, de diamants !... Comme elles sont jolies, ces femmes !... Comme elles dansent bien !

LE COMTE.

Pauvre Charlotte !

CHARLOTTE.

Si je pouvais aussi... non... Elles rient toutes... elles se moquent de moi... Dieu ! sortons.

Elle s’agite, fait un mouvement pour se lever et s’éveille.

Ah !... Arthur, mon Arthur !... te voilà !... tu rentres ?

LE COMTE.

Chère amie, je suis rentré depuis longtemps : il est dix heures du matin.

CHARLOTTE.

Ah !... je me suis endormie... là... je ne sais comment.

LE COMTE.

Veiller ainsi ! Charlotte, tu te rendras malade.

CHARLOTTE.

Je lisais... je travaillais... le sommeil m’a surprise.

LE COMTE.

Tu me trompes !... ton inquiétude seule t’a fait attendre mon retour.

CHARLOTTE.

Cher Arthur, pardonne ! Quand je te sais rentré dans ton appartement, je dors mieux... je repose plus tranquille.

LE COMTE.

Les réunions se prolongent tard.

CHARLOTTE.

Oui, bien tard.

LE COMTE.

Depuis trois mois que nous sommes de retour à Paris, tu partageais avec moi ces devoirs de la société, puis tu y as renoncé.

CHARLOTTE.

Tu n’as que trop éprouvé d’humiliations à cause de moi. Arthur, ces plaisirs, tu n’en jouissais pas quand j’étais là ! Inquiet de tout ce que je disais, troublé par la crainte de me voir l’objet des railleries de tes belles dames, tu étais malheureux ! Et moi, comme je souffrais ! Seule, auprès de toi, je suis parvenue peut-être à m’exprimer sans trop de ridicule ; mais, dans ces brillants salons, je me sens gauche et embarrassée ; je ne peux pas trouver une parole ; je te fais rougir !... Je l’ai vu, et je me suis dit : Laissons-lui les amusements auxquels il est habitué ; n’ôtons rien à son bonheur, ajoutons-y seulement l’amour. Quand il sera las de ces plaisirs bruyants, il reviendra près de moi. Dans le monde, il s’amusera ; ici, il sera aimé.

LE COMTE.

Bonne Charlotte ! Je ne t’oublie pas ; vois ces bagatelles ; je les ai achetées pour toi... Cela te plaît-il ?

CHARLOTTE.

C’est charmant !... Que tues bon de penser à moi !

LE COMTE.

Chère amie !

CHARLOTTE.

Tu baises ma main, comme si j’étais une grande dame.

LE COMTE, l’embrassant.

L’aimes-tu mieux ainsi ?

CHARLOTTE.

Il y a des moments où je suis bien heureuse ! Celui-ci, par exemple ; je ne t’avais pas vu seul depuis bien des jours !... Viens t’asseoir là, près de moi. T’es-tu bien amusé à ce bal ? Qui as-tu vu ?

LE COMTE.

Toute la France y était : d’abord, la belle duchesse de La Trémouille.

CHARLOTTE, riant.

La Trémouille !... Oh ! quel drôle de nom !

LE COMTE.

C’est un nom qu’il n’est pas permis d’ignorer en France.

CHARLOTTE.

Ah !... Ensuite !

LE COMTE.

Quand je te nommerais d’autres personnes, leurs noms te seraient tout aussi inconnus.

CHARLOTTE.

C’est vrai !... Mais tu y as vu madame d’Alby ?

LE COMTE.

Oui, sans doute.

CHARLOTTE.

Et qu’a-t-on fait ?

LE COMTE.

Ce qu’on fait partout. Madame Malibran a chanté un air d’Othello... Mais tu ne connais pas la musique italienne ; tu n’as pas voulu d’une loge aux bouffes.

CHARLOTTE.

Tu sais bien que ce n’est pas ma faute : le jour où tu m’y as conduite, je me suis endormie au premier acte.

LE COMTE.

Après la musique, on a dansé ; on a joué à l’écarté, et l’on a soupé.

CHARLOTTE.

Et les toilettes ?

LE COMTE.

Charmantes !... mais dire de quoi elles se composaient me serait impossible.

CHARLOTTE.

As-tu dansé ?

LE COMTE.

J’ai valsé avec madame d’Alby.

CHARLOTTE.

Elle était bien mise ?

LE COMTE.

Comme un ange !... Une robe de tulle garnie de camélias...

CHARLOTTE.

Ah !... Vous avez retenu sa toilette à elle !... Avez-vous gagné à l’écarté ?

LE COMTE.

Je n’ai pas joué : je suis resté à causer. On racontait des histoires si drôles et d’une façon si piquante !...

CHARLOTTE.

Dites-les-moi.

LE COMTE.

Il faudrait, pour que cela t’intéressât, connaître les personnages.

CHARLOTTE.

C’est juste !... Et qui contait ces histoires ?... madame d’Alby, sans doute ?

LE COMTE.

Elle... et d’autres.

CHARLOTTE.

Arthur ! il y a eu dans notre union un hasard malheureux ; nous n’avons eu ni l’un ni l’autre le temps de réfléchir.

LE COMTE.

Que dis-tu ?

CHARLOTTE.

Pendant quelque temps, j’ai cru qu’à force d’étudier je pourrais m’élever jusqu’à vous... mais je vois bien qu’il y a des choses qu’il faut apprendre dès l’enfance. Vous-même, vous avez renoncé à m’instruire ; vous ne me reprenez plus.

LE COMTE.

Tu as fait des progrès : ton langage s’est épuré.

CHARLOTTE.

Oh ! je sens bien que tu ne peux causer avec moi comme tu le fais... avec madame d’Alby, par exemple.

LE COMTE, embarrassé.

Madame d’Alby ?

CHARLOTTE.

Près d’elle, près de ta mère, je suis mal à l’aise : si tu savais combien j’ai besoin de trouver des gens qui ne me dédaignent pas !... et puisque je ne pourrai jamais convenir à tes parents, permets moi de recevoir quelquefois les miens.

LE COMTE.

Je ne m’y oppose pas, si tu crois que cela peut te rendre heureuse.

CHARLOTTE.

Depuis mon mariage, je n’ai vu aucune de mes amies d’enfance, et je t’avoue, Arthur, que je n’avais pas attendu ta permission pour engager une cousine à venir passer la journée avec moi.

LE COMTE.

À la bonne heure.

CHARLOTTE.

À propos, j’oubliais : voilà une invitation de madame de Vérigny. Elle m’est adressée.

LE COMTE.

La sœur de Monval. C’est à son frère que tu dois cette invitation : il a pour toi, lui, tous les égards que la comtesse d’Aiglemont est en droit d’attendre.

CHARLOTTE.

Tu le lui appris un peu rudement il y a trois mois.

LE COMTE.

Ah ! oui, une jambe cassée !... Pauvre ami ! j’en ai été désolé ; c’est un étourdi, mais il a un cœur excellent. Ô mon Dieu ! bientôt onze heures !... Pardon, ma chère amie, il faut que je te quitte : je déjeune avec quelques amis, puis je dois monter à cheval.

CHARLOTTE.

Tu iras au bois de Boulogne ? il y a des femmes qui savent monter à cheval ? Madame d’Alby, sans doute ?

LE COMTE.

Oui, je crois qu’oui !... Mais, à revoir, tu dois être fatiguée ; repose-toi jusqu’à mon retour.

 

 

Scène II

 

CHARLOTTE, seule

 

Il s’en va !... Je ne sais pourquoi je me sens agitée : il m’aime !... j’en suis sûre !... S’il avait préféré madame d’Alby, il l’aurait épousée... Pourquoi donc ce nom me fait-il mal ?... C’est moi, moi seule qu’il aime !... ah ! si je cessais de lui plaire !... mais chassons ces tristes idées ; il faut que je m’occupe de ma toilette. Ma cousine Dutour viendra sûrement de bonne heure, je me fais une joie de la revoir, de causer avec elle.

Une femme de chambre entre.

Sophie, je vais m’habiller ; ma toilette,

 

 

Scène III

 

CHARLOTTE, MADAME DUTOUR, SOPHIE

 

MADAME DUTOUR, à la cantonade.

Ne m’annoncez pas ; je suis madame Dutour, la cousine de madame, je n’ai pas besoin qu’on m’annonce. Bonjour, ma cousine ; comment ça va-t-il, ma cousine ?

CHARLOTTE.

Pas mal aujourd’hui ; et vous ?

MADAME DUTOUR.

À merveille !... Ah ça, je viens vous remercier de l’amabilité que vous avez eue de m’inviter à passer la journée avec vous.

CHARLOTTE.

Est-ce que vous ne pouvez pas ?

MADAME DUTOUR.

Si fait ! si fait ! je serai seulement obligée de vous quitter une heure pour une affaire de mon commerce, et puis je reviendrai ; c’est pour ça que j’arrive de bonne heure. Entre amies, on a bien des choses à se raconter, quand il y a longtemps qu’on ne s’est vu. Il paraît que M. d’Aiglemont, votre mari, mon cousin, ne se souciait guère de me voir, depuis trois mois que vous êtes à la ville. Enfin, je me disais : Il faudra bien finir par faire connaissance, puisque c’est mon cousin ! mais c’était vexant d’avoir un cousin comte et si riche, et de ne pas le connaître. Car je ne l’ai jamais vu, votre mari !... Est-il joli garçon ?

CHARLOTTE.

Il est très bien.

MADAME DUTOUR.

Tant mieux, ça ne peut pas nuire.

Elle examine les robes.

Oh ! que c’est joli tout cela ! quelle belle robe ! qui est-ce qui aurait dit que vous seriez un jour comtesse ? et de si belles parures !...

Elle soupire.

Comme vous êtes heureuse, cousine !... mais je vous trouve plus sérieuse qu’autrefois.

CHARLOTTE.

Ma santé n’est pas très bonne.

MADAME DUTOUR.

Ca ne sera rien : est-ce qu’on peut être malade quand on a de fameux médecins, le temps de se soigner, et le cœur content.

CHARLOTTE, à part.

Le cœur content !

MADAME DUTOUR.

Ce n’est pas que je me plaigne ! Dieu merci ! je n’ai pas de raison d’être triste, je suis veuve, et mon commerce va son train.

CHARLOTTE, à part.

Quel langage ! quelles manières !... Est-ce qu’elle était ainsi autrefois ?

MADAME DUTOUR.

Y a-t-il longtemps que vous avez vu notre parent Pierre Moulin.

CHARLOTTE.

Pas depuis mon retour à Paris.

MADAME DUTOUR.

Vous ne savez pas, ma chère, ce n’est plus le même homme, il passe sa vie le nez dans les livres, il travaille, il étudie, aussi il est déjà sergent-major !... il a perdu son air gauche, il a une tournure à présent !... c’est un charmant cavalier, je dis cavalier, quoiqu’il soit dans l’infanterie. On voulait le marier, ah bien oui ! Il paraît qu’il a une passion dans le cœur.

CHARLOTTE.

Ah ! en vérité !

MADAME DUTOUR.

Oui ; mais impossible de savoir pour qui ! Ah ça ! dites donc, ma cousine, votre belle-mère m’a ôté sa pratique ; elle se gante à présent chez Valker : vous devriez bien lui parler en ma faveur. Au reste, je la verrai sûrement ici, et je lui parlerai moi-même.

CHARLOTTE, à part.

Dieu ! que dira-t-elle ?

MADAME DUTOUR.

Tout à l’heure, madame la baronne d’Alby me disait encore : « Madame Dutour, personne ne me gante mieux que vous. »

CHARLOTTE.

Madame d’Alby !

MADAME DUTOUR.

Oui ; j’ai toujours sa pratique, et puis sa femme de chambre est une de mes amies.

CHARLOTTE, à part.

Sa femme de chambre.

MADAME DUTOUR.

Elle a une bonne condition, bien des profits... madame d’Alby est généreuse.

À Sophie.

Vous riez, mademoiselle ? je suis sûre que vous n’avez pas à vous plaindre de votre maîtresse.

CHARLOTTE.

Cette pauvre Sophie... vous me faites penser que je ne lui ai rien donné depuis longtemps. Tenez, voilà un châle dont je vous fais présent.

SOPHIE.

Madame la comtesse est bien bonne.

MADAME DUTOUR.

C’est qu’il est fort beau... Un Ternaux avec des palmes. Mais, ma cousine, c’est trop de donner un châle comme ça.

CHARLOTTE.

Ma chère parente, voulez-vous me faire un grand plaisir ?

MADAME DUTOUR.

Qu’est-ce que c’est ?

CHARLOTTE.

C’est de porter, en souvenir de moi, cette chaine d’or que j’aurais voulu vous offrir plus tôt.

MADAME DUTOUR.

Oh ! c’est charmant ! Grand merci, ma cousine : ça va faire jaser les bonnes amies : elles sont encore capables de dire que c’est M. Benoît qui m’en a fait présent.

CHARLOTTE.

Qu’est-ce que M. Benoît ?

MADAME DUTOUR.

C’est mon locataire, un jeune homme fort aimable. Il est à Paris pour faire son droit, et je lui loue une chambre garnie, trente francs par mois. Ne font-ils pas des propos dans le quartier ?

CHARLOTTE.

Ah !

MADAME DUTOUR.

Oui, vraiment. Il y a des mauvaises langues partout, même rue aux Ours !... N’ont-ils pas le front de dire que je ne lui fais jamais payer son terme, et que pourtant je ne le loge pas pour rien ?...

CHARLOTTE.

Il faut mépriser de pareils propos.

MADAME DUTOUR.

Ah ! c’est bien ce que je fais ! comme si on ne pouvait pas prendre le bras de son locataire pour faire un tour le dimanche ?... Est-ce que les grandes dames n’ont pas des cavaliers à leurs ordres ?

CHARLOTTE.

Je ne sais pas.

MADAME DUTOUR.

Oh ! je le sais bien, moi, seulement ce n’est pas longtemps le même, ça change plus souvent que nous autres ; je vois ça dans mes pratiques... C’est comme leur toilette, ça ne leur dure guère... Mais puisqu’elles ont le moyen... Par exemple, la baronne d’Alby, depuis deux mois c’est toujours le même.

CHARLOTTE.

Ah ! vraiment ! contez-moi donc cela.

MADAME DUTOUR.

Je l’ai vu plus d’une fois, un joli homme... et tenez, hier encore, la baronne choisissait des rubans, il est venu lui apporter un beau bouquet de fleurs naturelles, pour un bal où il la conduisait le soir. Et, ce matin, la femme de chambre m’a dit qu’elle avait attendu sa maîtresse jusqu’à trois heures du matin.

CHARLOTTE.

Trois heures... C’est sûrement un homme né et élevé dans la société, l’un n’a point à rougir de l’autre... Ils vont tous les jours dans les fêtes ensemble.

MADAME DUTOUR.

Non, pas tous les jours : mais quand ils ne vont pas dans le monde, on veille tout de même chez madame d’Alby : le jeune homme vient, ils font de la musique, la baronne joue de la harpe, ils chantent, ils lisent ensemble, ou bien ils dessinent.

CHARLOTTE.

Oui, ils ont les mêmes goûts, les mêmes talents, ils peuvent passer le temps ensemble sans ennui : s’ils se marient, ils seront heureux.

MADAME DUTOUR.

Et moi alors je vendrai gros pour la corbeille.

CHARLOTTE, vivement.

Que je serais contente si madame d’Alby se mariait !

MADAME DUTOUR.

Vous ?

CHARLOTTE, se remettant.

Sans doute ! vous feriez de bonnes affaires dans cette occasion.

MADAME DUTOUR.

Merci, ma cousine. Ah ! ils ont l’air tous les deux joliment d’accord.

CHARLOTTE.

Mais comment avez-vous appris tout cela ?

MADAME DUTOUR.

Par la femme de chambre.

CHARLOTTE.

Et savez-vous le nom de ce monsieur ?

MADAME DUTOUR.

Ma foi, non, je n’ai pas songé à le demander ; mais si vous voulez le savoir...

CHARLOTTE.

C’est inutile, Ah ! j’entends, je crois ; la voix de mon père.

 

 

Scène IV

 

MADAME DUTOUR, BERTRAND, CHARLOTTE, PIERRE

 

CHARLOTTE.

Bonjour, mon père ; vous voilà donc ! Il y a près de quinze jours que je ne vous ai vu.

BERTRAND.

C’est vrai, mon enfant : mais il ne faut pas m’en vouloir.

PIERRE.

Madame la comtesse...

CHARLOTTE.

Ah ! monsieur Pierre... je suis bien aise de vous voir.

PIERRE.

Madame la comtesse est bien bonne.

BERTRAND.

Je l’ai presque entraîné de force ; il ne voulait pas venir ; mais quand on a quelque chose à demander aux gens, c’est bien le moins qu’on se dérange.

CHARLOTTE.

Serais-je assez heureuse pour pouvoir vous être utile ?

PIERRE.

Mon Dieu ! madame, c’est une indiscrétion que M. Bertrand me fait commettre.

CHARLOTTE, à part.

Quel changement ! comme il s’exprime !

BERTRAND.

C’est une lettre qu’il écrit à son colonel, et j’ai pensé que ton mari voudrait bien l’apostiller. Oh ! c’est que Pierre est en passe d’aller loin. Regarde-le donc, Charlotte, il est sergent-major, et je gagerais qu’il ne tardera pas à être officier. Mais aussi, quelle conduite ! pas d’estaminet, pas de billard, pas de domino. Le travail, le devoir, il ne connaît que ça.

MADAME DUTOUR.

Qu’est-ce que je vous disais, ma cousine ?

BERTRAND.

Ah ! il vaut mieux que moi... en un an il m’a dépassé.

CHARLOTTE, avec intérêt.

C’est très bien, monsieur Pierre.

PIERRE.

Rien n’est plus naturel, madame ; que ne ferait-on pas pour mériter l’approbation des personnes qui nous ont témoigné de l’intérêt ?... Il est si cruel de faire rougir les gens que l’on aime.

CHARLOTTE.

Oh ! oui, vous avez raison, cela est bien cruel.

PIERRE.

J’ai gagné bien peu de chose encore ; mais, avec de la persévérance, du travail, j’espère... Ah ! si vous ne me refusiez pas vos conseils, s’il m’était permis de vous voir quelquefois...

CHARLOTTE.

Je vous recevrai toujours avec plaisir, Pierre. Vous ne doutez pas de mon amitié.

PIERRE.

Je désire la mériter un jour.

BERTRAND.

Ainsi, tu parleras de sa lettre au commandant, et de l’apostille ?

CHARLOTTE.

Certainement, mon père.

BERTRAND.

Eh bien ! je te l’apporterai tantôt.

À demi-voix.

Ah ça ! dis-moi, es-tu toujours contente ? Ton mari ?...

CHARLOTTE.

Il est toujours bon pour moi : je suis heureuse.

BERTRAND.

Bien sûr ?

CHARLOTTE.

Oui, mon père.

BERTRAND.

Allons, j’en suis bien aise.

À part.

Elle ne se doute de rien, ou bien on m’a fait des contes.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. de Monval.

CHARLOTTE, à part.

Dans quel moment !

Haut.

Dites que je n’y suis pas.

MADAME DUTOUR.

Et pourquoi donc, cousine ?

BERTRAND.

Comme ça vous a l’air grande dame ! Je n’y suis pas !

CHARLOTTE.

C’est pour vous, cela vous dérangerait.

MADAME DUTOUR.

Pas du tout. Si je me souviens bien, j’ai connu un monsieur de Monval... Si c’était lui !... Faites entrer, ma cousine.

CHARLOTTE.

Mais...

BERTRAND.

Si je te gêne, je m’en irai.

CHARLOTTE.

Me gêner !... vous, mon père... Qu’on entre.

PIERRE, à part.

Que lui veut ce monsieur de Monval ?

 

 

Scène V

 

BERTRAND, PIERRE, MADAME DUTOUR, MONVAL, CHARLOTTE

 

MONVAL.

Je n’ai pu passer devant l’hôtel de madame la comtesse sans éprouver le désir de savoir de ses nouvelles. Pardon, madame, si je me présente de si bonne heure.

MADAME DUTOUR.

C’est lui... Est-ce que M. de Monval ne me reconnaît pas ?

MONVAL.

Eh ! mais, c’est madame Dutour.

MADAME DU’TOUR.

Moi-même. Il y a bien longtemps qu’on ne vous a vu. Dire que monsieur n’entrerait pas dans mon magasin quand il passe rue aux Ours !

MONVAL, souriant.

Mais c’est que je ne passe jamais rue aux Ours.

CHARLOTTE.

Monsieur de Monval, mon mari est sorti ; vous auriez peut-être désiré le voir ?

MADAME DUTOUR.

C’est joli, monsieur, d’oublier ses anciennes connaissances. Ah ! je vois ce que c’est : vous êtes surpris de me trouver dans cette belle hôtel ?... Mais puisque je suis sa parente.

MONVAL, souriant.

La parente de l’hôtel ! Je sais que vous êtes la cousine de madame, et croyez que mes égards...

MADAME DUTOUR.

Qu’est-ce que c’est que toutes ces simagrées-là ? Est-ce que vous avez oublié nos parties de campagne avec Fanny et Malvina ?

MONVAL, embarrassé.

Je n’ai rien oublié, je vous assure.

MADAME DUTOUR.

Cette pauvre Malvina ! elle a eu une inclination malheureuse ; elle a voulu se périr... elle était si sentimentale !... Fanny se porte toujours bien... Ma cousine les a bien connues aussi.

CHARLOTTE, à part, jetant un flacon qu’elle tenait.

Je suis au supplice.

PIERRE.

Madame Dutour !...

MADAME DUTOUR.

Qu’est-ce que vous faites donc, ma cousine ? Voilà qui est soigné... mais c’est mal de ne pas prendre tous ces articles-là chez moi ; vous auriez meilleur marché, et tout aussi bien établi.

CHARLOTTE, avec impatience.

C’est mon mari...

MADAME DUTOUR.

Il faut lui dire d’acheter à la maison : il vaut mieux que les profits soient dans la poche de sa cousine que dans celle d’une étrangère.

CHARLOTTE, à part.

Qu’elle me fait souffrir !

PIERRE, à part.

Pauvre femme !... Venons à son secours.

Haut.

Père Bertrand, puisque madame la comtesse a la bonté de se charger de ma lettre, si vous voulez venir avec moi, je vous la remettrai.

BERTRAND.

Tu as raison, Pierre, il ne faut pas perdre de temps.

PIERRE.

Madame Dutour, si vous sortez, je vous offre mon bras.

MADAME DUTOUR.

Ah ! je vous remercie, et je profiterai de votre offre. Je vas terminer une affaire, comme je vous l’ai dit, ma cousine, et je serai ici dans une heure au plus tard. Je verrai donc ce qu’on appelle la bonne compagnie : c’est sans doute l’endroit où l’on s’amuse le mieux ?

MONVAL.

C’est celui où l’on s’ennuie de meilleure grâce.

MADAME DUTOUR.

Allons, Pierre, donnez-moi votre bras.

BERTRAND.

À revoir, ma fille ; je reviendrai t’apporter la lettre.

CHARLOTTE.

À bientôt, mon père.

MADAME DUTOUR.

Sans rancune, monsieur de Monval. À tout à l’heure, cousine.

PIERRE.

Recevez tous mes remerciements, madame la comtesse.

CHARLOTTE.

Adieu, Pierre : nous nous reverrons.

 

 

Scène VI

 

MONVAL, CHARLOTTE

 

MONVAL.

Madame...

CHARLOTTE, à part.

Qu’elle est commune !... Autrefois je ne m’en apercevais point.

MONVAL.

Elle ne m’entend pas.

CHARLOTTE, à part.

Si je paraissais à mon mari telle qu’elle me paraît à moi.

MONVAL.

Madame !...

CHARLOTTE.

Ah ! pardon.

MONVAL.

Depuis longtemps, madame, je voulais vous parler à cœur ouvert : vous excuserez la franchise d’un ami. Je vous assure qu’il faut absolument que vous vous amusiez, car vous avez du chagrin.

CHARLOTTE.

Bonne raison !... Mais je n’ai pas de chagrin, et je ne me soucie pas de m’amuser.

MONVAL.

Vous avez tort. Il est des femmes qui croient que la vertu c’est l’ennui... Au contraire, trouver des compensations aux maux de la vie, voilà la vraie sagesse, c’est la mienne.

CHARLOTTE.

Que voulez-vous dire ?

MONVAL.

Qu’il est temps enfin de quitter la solitude où vous vivez au milieu de Paris ; qu’il faut que vous voyiez du monde.

CHARLOTTE.

Et qui puis-je voir ?

MONVAL.

La comtesse d’Aiglemont, jeune, riche et belle, n’a qu’à choisir sa société ; elle est l’égale de tout le monde.

CHARLOTTE.

Moi... non, non... je ne suis plus l’égale de personne.

MONVAL.

Je ne vous comprends pas.

CHARLOTTE.

Cette société brillante où Arthur a été élevé, où il a voulu me placer, je le sens, je ne puis pas, je ne pourrai jamais y prendre mon rang.

MONVAL.

Vous êtes trop sévère pour vous-même.

CHARLOTTE.

Non !... Quand je fus admise dans quelques-uns de ces salons, la rougeur d’Arthur, son embarras, m’apprirent que je n’y étais pas comme les autres. Si vous saviez ce que j’ai souffert.

MONVAL.

Vous ?

CHARLOTTE.

Renfermant mes regrets, j’espérai, jusqu’à ce jour, rencontrer dans mes amies d’enfance un cœur qui pût m’entendre... Mais faut-il le dire ? faut-il avouer ce que j’éprouve ?

MONVAL.

Parlez, parlez à un ami.

CHARLOTTE.

J’avais enfin obtenu d’Arthur la permission de revoir ma famille ; je me réjouissais aujourd’hui de retrouver l’ancienne compagne avec qui j’ai été élevée... Eh bien ! sa présence a détruit mon espoir ! Est-ce elle qui a changé ? Est-ce moi qui ne suis plus la même ? Nous ne pouvons plus nous comprendre, et je me sens condamnée à n’avoir jamais d’amie nulle part... Pardon, monsieur de Monval, j’aurais dû cacher de semblables idées... Mes paroles se sont échappées malgré moi !... Depuis un an, c’est la première fois que j’aie dit toute ma pensée.

MONVAL.

Je suis digne de l’entendre. On me croit superficiel ; irais je porter dans le monde des sentiments dont il rirait ?... Mais pour un cœur tel que le vôtre, il y a dans mon âme de quoi l’apprécier et l’admirer ! Jamais tant de vertus unies à tant de grâces ne s’étaient offertes à mes yeux.

CHARLOTTE, à part.

Ah ! lui non plus ne peut pas être mon confident.

Haut, avec une gaité contrainte.

Je ne sais en vérité pourquoi je m’afflige ainsi. Ne songeons plus à tout cela ; Arthur m’aime : son amour me suffit.

MONVAL.

Qu’il est heureux !

À part.

Ne la détrompons pas.

CHARLOTTE.

Je ne veux plus penser à ce monde qui ne mérite pas mes regrets. Quelques connaissances nous resteront peut-être ; madame votre sœur ne dédaigne pas de m’inviter, et si vous vous mariez, monsieur de Monval...

MONVAL.

Me marier !... oh ! je n’y songe pas.

CHARLOTTE.

Eh bien ! moi j’y songe pour vous.

MONVAL.

Vous, madame !

CHARLOTTE.

Oui, alors, vous pourriez être mon ami.

MONVAL, riant.

Comment !... vous m’avez peut-être aussi choisi une femme ?

CHARLOTTE.

Vous riez ?... mais cela est vrai : j’avais pensé à la baronne d’Alby.

MONVAL.

Madame d’Alby !

CHARLOTTE.

Elle est la seule femme qui vienne quelquefois chez moi ; elle me témoigne de l’amitié...

MONVAL.

Quand je penserais au mariage, je ne pourrais pas m’occuper d’elle.

CHARLOTTE.

Ah ! oui... en effet ! on m’a dit, je m’en souviens.

MONVAL, vivement.

Quoi ? que vous a-t-on dit ?

CHARLOTTE.

Oh ! des propos que je crois sans fondement : on prétend qu’un jeune homme est fort assidu auprès d’elle ; mais vous obtiendrez aisément la préférence.

MONVAL.

Je ne la solliciterai point : celle dont la réputation n’est pas intacte ne saurait être ma femme.

CHARLOTTE.

Comment !... il serait vrai ? non, cela ne peut pas être : la comtesse d’Aiglemont, ma belle-mère, l’avait elle-même choisie pour son fils avant notre mariage.

MONVAL.

Alors, il n’y avait rien à dire : mais depuis...

CHARLOTTE.

Ah !

 

 

Scène VII

 

MONVAL, LE COMTE, CHARLOTTE

 

LE COMTE.

Eh ! bonjour, mon cher Monval ; je ne m’attendais pas à te trouver ici, La promenade a été délicieuse : on s’étonnait de ne pas te voir.

MONVAL.

En effet, on connaît mes goûts champêtres ; mais on ne m’a promis ma nouvelle calèche que pour demain. Mon ami, quatre chevaux anglais et deux grooms qui ont couru à Epsom. Dès que viendront les beaux jours, je ne quitterai plus le bois, la solitude convient à mes goûts.

LE COMTE.

Ils sont si simples !

MONVAL.

Vrai, je ne me reconnais pas ; il y a une heure que je parle raison. Aussi madame me trouve-t-elle si grave, qu’elle me juge digne d’être mari.

CHARLOTTE.

N’est-il pas vrai que M. de Monval ferait bien de se marier.

LE COMTE.

Pourquoi pas ?

MONVAL.

Ah ! tu approuves ce projet ? mais si je te disais quelle femme on me propose ?...

LE COMTE.

Qui est-elle ?

CHARLOTTE.

J’avais pensé à la baronne d’Alby.

LE COMTE.

La baronne !... Quelle idée !

MONVAL.

Eh bien ! me le conseilles-tu ?

LE COMTE.

Il faut que vous soyez folle pour songer à marier les gens... De quoi vous mêlez-vous ?

CHARLOTTE, elle se lève.

Pourquoi vous fâcher, Arthur ?... Quand j’ai parlé de cela, j’ignorais tout ce qu’on peut dire contre madame d’Alby.

LE COMTE.

Comment !... que peut-on dire ?... Je la défendrai contre la calomnie.

MONVAL, à part.

Allons, il m’a cassé une jambe pour sa femme ; veut-il me casser l’autre pour sa maîtresse.

CHARLOTTE, à part.

Je ne comprends rien à sa colère.

Haut.

Personne ne l’accuse : le hasard seul m’a appris...

LE COMTE.

Quoi ?... qu’avez-vous appris ?

CHARLOTTE.

Qu’elle souffre les assiduités d’un jeune homme ; mais elle est libre ; elle l’épousera sans doute.

LE COMTE, à part.

Elle ne sait rien.

Haut.

Qui vous a dit qu’elle aime quelqu’un.

CHARLOTTE.

Oh ! je suis bien instruite !... Mais je ne partage point des soupçons injurieux ; et, si la baronne voit souvent celui qu’elle aime, loin de la blâmer, moi, je l’approuve.

MONVAL, à part.

Pauvre femme !

CHARLOTTE.

Avant de s’unir par des nœuds éternels, ils sauront s’ils peuvent se convenir. Qu’elle est heureuse, Arthur !... Jamais à ses côtés, l’homme qu’elle chérit ne s’ennuiera.

LE COMTE, troublé.

Charlotte !...

CHARLOTTE.

Hier, c’était lui qui l’avait conduite à ce bal où vous l’avez rencontrée. Ses succès, les hommages dont vous m’avez dit qu’elle était l’objet, comme il devait en jouir ! C’est sans doute un homme de son rang :

en la voyant si recherchée, si admirée, il est fier de son choix ; jamais il n’en rougira !... Arthur, elle est bien heureuse !...

LE COMTE, à part.

Quel supplice !  

Haut.

Vous vous trompez, vous imaginez tout cela. Personne n’est amoureux de la baronne.

CHARLOTTE.

Je suis sûre de ce que je dis.

LE COMTE, troublé.

Comment ?...

CHARLOTTE.

Oui, sans doute ; ce matin encore, la femme de chambre de la baronne racontait...

LE COMTE.

Mais c’est une horreur qu’un pareil espionnage.

CHARLOTTE.

Ne vous mettez pas en colère, mon ami... Que nous importe après tout ?

 

 

Scène VIII

 

MONVAL, LE COMTE, CHARLOTTE, MADAME DUTOUR

 

MADAME DUTOUR, à la cantonade.

Je vous dis encore une fois de ne pas m’annoncer.

CHARLOTTE, à part.

Dieu ! madame Dutour !...

LE COMTE.

Quelle est cette voix ?

CHARLOTTE.

C’est la voix de ma cousine.

LE COMTE.

Ah !...

MADAME DUTOUR, entrant.

Eh bien ! ma cousine, vous voyez que je n’ai pas été longtemps.

LE COMTE, à part.

Ah ! mon Dieu !... n’est-ce pas cette marchande ?...

MADAME DUTOUR, étourdiment.

Tiens !... voilà le jeune homme dont je vous parlais ce matin.

CHARLOTTE.

Que dites-vous ?

MADAME DUTOUR.

Qu’y a-t-il donc, cousine ?

CHARLOTTE.

Parlez... parlez !... Madame d’Alby... ce jeune homme...

MADAME DUTOUR.

Eh bien ! le voilà !

CHARLOTTE, avec un cri déchirant.

Ah ! mon mari !

MADAME DUTOUR.

Son mari !

CHARLOTTE.

Tout est fini... Je me meurs !...

LE COMTE.

Charlotte !... Charlotte !...

À madame Dutour.

Ah ! madame, qu’avez-vous fait ?

MADAME DUTOUR.

Ma pauvre cousine !... Et dire que c’est moi...

Au comte.

Aussi, pourquoi ne voyez-vous pas vos parents ? Si je vous avais connu, ça ne serait pas arrivé.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, MONVAL, BERTRAND, CHARLOTTE, MADAME DUTOUR

 

BERTRAND.

Pardon, excuse, la société... c’est que je viens apporter à Charlotte une lettre... Dieu !... ma fille !... est-elle morte ?

MADAME DUTOUR.

Non, non... elle n’est qu’évanouie ; un saisissement, le chagrin...

BERTRAND.

Quel changement !... ah ! commandant, la fille du pauvre soldat était si fraîche et si joyeuse !... Regardez la femme du riche comte d’Aiglemont !

MADAME DUTOUR.

Elle se ranime !

LE COMTE, s’approchant.

Charlotte...

BERTRAND, l’arrêtant.

Laissez-moi, monsieur le comte, laissez-moi soigner mon enfant !

LE COMTE, à part.

Hélas ! quel sera notre avenir ?

MADAME DUTOUR.

Épousez donc un grand seigneur !

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente un salon de l’hôtel du comte d’Aiglemont. Porte au fond, portes latérales.

 

 

Scène première

 

LE COMTE, seul, assis et pensif

 

Une séparation !... oui, elle est nécessaire : cette situation est insupportable. Ah ! ma pauvre mère avait raison !... elle est morte en m’annonçant ce qui arrive, et peut-être mon mariage a-t-il abrégé le peu d’années qui lui restaient à vivre. Depuis deux ans que je suis l’époux de cette jeune fille qu’elle repoussait, ai-je été heureux ?... Oh ! non : elle me l’avait dit : sans les mêmes goûts, sans les mêmes idées, les mêmes habitudes, il n’y a point de bonheur dans l’intimité !... Fatigué de cette disconvenance perpétuelle, j’ai eu des torts !... et, quand il fallait rentrer, l’ennui de voir une femme triste, pâle et qui a pleuré !... Et son père ?... Ils ne disaient rien ni l’un ni l’autre !... Mais quel silence !... j’aurais mieux aimé des reproches !... comment repousser ce muet désespoir qui m’accuse ?... Malheureuse Charlotte !... depuis un an qu’elle connaît mes torts envers elle, à peine si nous avons passé une heure ensemble !... sous le même toit, nous vivons étrangers l’un à l’autre ; qu’avons-nous à nous dire ?... Ah ! son père dit vrai : il faut que cette situation change.

Il appuie sa tête dans ses mains.

 

 

Scène II

 

MADAME DUTOUR, BERTRAND, LE COMTE

 

MADAME DUTOUR.

Allons donc, père Bertrand.

BERTRAND.

Je n’ai pas le courage,

MADAME DUTOUR.

Vous qui n’en manquiez pas devant le canon !

BERTRAND.

Ah ! que ne m’a-t-il emporté avant un jour comme celui-là !

LE COMTE.

Eh bien ! qui est là ?... ah ! c’est vous.

MADAME DUTOUR, à Bertrand.

Voilà le moment.

BERTRAND.

Je venais...

MADAME DUTOUR.

Monsieur... mon cousin, car vous êtes mon cousin, c’est le père Bertrand qui veut vous parler.

LE COMTE.

Une autre fois : je suis pressé !

MADAME DUTOUR, l’arrêtant.

Un moment, s’il vous plaît. Ah ça, cousin Bertrand, je vais parler, moi, si...

BERTRAND, avec effort.

Monsieur le comte, Charlotte était tout mon bien.

LE COMTE.

Encore des reproches !

BERTRAND.

Des reproches ? jamais, mon commandant ! c’est seulement au sujet de l’affaire en question.

LE COMTE.

Quelle affaire ?

MADAME DUTOUR.

Eh bien ! votre séparation avec Charlotte.

LE COMTE.

Ah !...

BERTRAND.

Ça ne pouvait pas durer, je l’avais dit, mon commandant ; mais il vous avait pris une idée de grand seigneur, d’homme riche... ça ne cède pas !... Vous aviez vu ma pauvre Charlotte, jeune, jolie, sage, vous en avez fait votre femme : ça ne vous convenait pas, commandant. Je disais : il y aura du grabuge ! Votre mère aussi le disait ; mais les jeunes croient toujours avoir plus de raison que les vieux, soit dit sans vous offenser !... car, après tout, ce qui est fait est fait, n’en parlons plus.

LE COMTE.

Oui, oui, n’en parlons plus ! tout cela est fatigant.

MADAME DUTOUR.

Ah ! les hommes, les monstres d’hommes !... dire qu’ils se lassent de tout !

BERTRAND.

Je sens ça, commandant, et je vais emmener ma fille. Ce soir, nous partons... pour ne jamais vous revoir.

LE COMTE.

Ce soir !

MADAME DUTOUR.

C’est bien ce qu’ils ont de mieux à faire.

BERTRAND.

Charlotte ne sait rien. Quand, il y a trois mois, je suis venu vous demander votre autorisation pour vous séparer, j’avoue que j’espérais encore. Il faut du temps pour les formalités, et, à votre âge, on change plus d’une fois d’idée en trois mois !... il se pouvait... mais non ! j’ai bien vu... il n’y a pas eu un retour envers elle !... à peine si vous lui avez parlé trois fois... Tout est fini : pourtant je n’ai encore rien osé lui dire... Elle vous a tant aimé !...

MADAME DUTOUR.

Ah ! c’est bien vrai... Et comme elle s’est façonnée !... c’est vraiment comme une grande dame à présent, et bien mieux, ma foi !... Certes, votre madame d’Alby ne la vaut pas.

LE COMTE, à Bertrand.

Vous disiez donc ?...

BERTRAND.

Que, si vous le permettez, et pour vous épargner les larmes de ma pauvre fille, je l’emmènerai comme pour faire un petit voyage d’un mois... à cette jolie ferme que vous avez absolument voulu lui donner il y a deux ans... car vous avez toujours été généreux... Et si ce malheureux mariage a mal tourné, c’est qu’on ne se refait pas, et que votre éducation, vos préjugés...

LE COMTE.

Bertrand...

MADAME DUTOUR.

Du moins, dans cette campagne, Charlotte ne sera plus forcée de voir quelqu’un qui ne l’aime plus.

LE COMTE.

Elle recevra tous les six mois la pension convenue... et je désire qu’elle soit heureuse... car je ne me plains pas... je n’ai jamais eu à me plaindre d’elle. Il est trop vrai que nous ne nous convenons pas...

BERTRAND.

C’est ce que j’avais prévu... Il ne me reste plus qu’à vous prier de signer cette pièce, que les gens de loi ont rédigée... tenez.

LE COMTE.

Voyons.

MADAME DUTOUR, à part.

Aura-t-il bien le cœur de signer ?

LE COMTE.

C’est cela.

MADAME DUTOUR.

Avoir été si amoureux !... fiez vous-y donc !

BERTRAND.

Je n’avais jamais pleuré !... mais le malheur de mon enfant... Ah ! c’est plus fort que moi. Dès que ma fille... saura tout, je lui ferai signer cela, et je vous le renverrai, monsieur le comte. Allons, nous n’avons plus que faire ici.

MADAME DUTOUR.

Ah ! un moment... laissez-moi dire un mot d’adieu, car je me retiens de parler depuis une heure... Savez-vous bien, monsieur le comte, qu’il y a des gens qui pourraient vous dire votre fait ?... mais le père Bertrand est un si brave homme !... laissez-moi donc parler... et ma cousine, c’est cela une perfection... à sa place, je vous aurais laissé grogner, moi, et j’aurais toujours eu une voiture, des laquais, des belles robes et des loges aux spectacles... Mais Charlotte, c’était la perle des filles... pas plus de gloriole et de vanité que sur ma main... elle vous aimait, vous, sans toutes ces belles choses... elle ne s’est plus souciée de rien quand elle a vu que vous ne l’aimiez plus... c’était un cœur comme il ne s’en trouve guère, comme vous n’en trouverez jamais... peut-être que vous la regretterez, la pauvre femme...

BERTRAND.

Venez donc...

MADAME DUTOUR.

Je voudrais qu’il la regrettât... ça serait bien fait... me voici, père Bertrand, me voici... je vous salue, monsieur, puisque mon cousin ne veut pas me laisser parler... j’en aurais encore long à dire... mais il ne veut pas que je parle... Adieu, monsieur, adieu... je vous salue.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, seul

 

Cette femme m’impatientait... mais le pauvre Bertrand... ah ! chassons cette idée... Charlotte aura sa liberté... moi, je reprendrai la mienne... la voici... encore de la tristesse, sans doute.

 

 

Scène IV

 

CHARLOTTE, LE COMTE

 

CHARLOTTE.

Je croyais avoir entendu la voix de mon père... Mais vous voici, Arthur... je suis bien aise de vous rencontrer ; j’allais demander à vous voir ; car je pars pour un mois, et je voulais savoir si vous n’aviez rien à me dire, si vous êtes bien... depuis quelque temps vous paraissez souffrir... si mes soins pouvaient vous être utiles, je ne partirais pas, quelque plaisir que me fasse ce voyage.

LE COMTE.

Vous êtes contente de partir ?

CHARLOTTE.

J’avoue que je me réjouis de revoir la campagne. Depuis un an, nous n’avons pas quitté la ville... ce n’est pas un reproche...je sais bien que vous ne pouviez pas revoir votre terre avec moi ; vous vous y étiez trop ennuyé la première année de notre mariage.

LE COMTE.

La solitude ne vous effraie pas ?

CHARLOTTE.

J’y suis habituée ici, et j’ai su me créer enfin des occupations qui me la rendent douce. D’ailleurs, je ne serai pas seule ; mon père, mon cousin Pierre et madame Dutour, viennent avec moi.

LE COMTE.

Madame Dutour, cette femme si commune !

CHARLOTTE.

Elle m’a donné des soins, elle m’a consolée dans des jours bien malheureux ; sa bonté me cache ses manières... et puis, je n’ai pas le droit d’être difficile.

LE COMTE.

Ah ! ne vous comparez pas à elle !... quelle différence !...

Il la regarde avec attention.

Vous vous êtes formée : votre figure aussi a gagné !... je vous trouve aujourd’hui une fraîcheur... une gaieté...

CHARLOTTE.

J’avais tant souffert !... mais enfin j’ai beaucoup réfléchi.

LE COMTE.

Vous avez réfléchi.

CHARLOTTE.

Oui : l’amour et le chagrin sont deux sources inépuisables de pensées. Mon esprit s’est éclairé et mon cœur s’est fortifié dans le malheur : maintenant j’apprécie la vie ce qu’elle vaut.

LE COMTE.

Mais vraiment, voilà de la philosophie.

CHARLOTTE.

Que voulez-vous ? il l’a bien fallu ? Pendant longtemps une seule idée m’occupa ; je ne voyais rien au-delà !... à présent, la lecture, l’aspect de la campagne, l’amitié, les fleurs, tout a du charme pour moi ! Grâce à vous, j’ai pu faire un peu de bien ; des pauvres me bénissent, il y a des gens qui m’aiment... vous ne le croyez peut-être pas ?

LE COMTE.

Ah !...

CHARLOTTE.

C’est qu’ils sont indulgents... Eh bien ! tout cela compose une existence douce ; je me dis : je n’ai fait de mal à personne !... oui, vraiment, je sens que je ne suis plus malheureuse, et je me trouve aussi moins timide.

LE COMTE.

Vous serez heureuse !

CHARLOTTE.

Vous riez de pitié en songeant à un bonheur qui diffère tant de votre bonheur à vous, si brillant et si animé.

LE COMTE, tristement.

Le bonheur !

CHARLOTTE.

Vous l’avouerai-je, Arthur ? je n’ai pas toujours eu d’aussi sages idées ; je peux le dire maintenant. Vous souvenez-vous de m’avoir conduite cinq ou six fois dans de riches salons ? Si vous saviez combien l’éclat des lumières, des toilettes, le charme de la musique, jusqu’à ma parure à moi m’éblouissaient, moi, pauvre fille, qui n’avais jamais rien vu ? Ah ! si, au milieu de tout ce prestige, j’avais rencontré vos yeux se portant sur moi avec plaisir, avec amour, j’aurais été heureuse, enivrée... et ce monde m’eût paru un délicieux séjour !... mais vous y rougissiez de moi, vos regards y cherchaient une autre...

Le comte fait un mouvement.

Non, non, ne parlons plus de cela : ce temps s’est effacé ; pardon, Arthur, ne vous affligez pas !... je ne souffre plus : ma vie est calme... que la vôtre soit brillante !... Je n’ai pas un désir... je n’ai pas même un regret.

LE COMTE.

Je m’étonne de tout ce que j’entends : est-ce possible ? De telles idées, de tels progrès !... Mais vous étiez si jeune !... Et les femmes... elles devinent avec leur cœur ! Charlotte, il n’en est aucune à qui vos sentiments ne fissent honneur, et je reviens à peine de ma surprise.

CHARLOTTE, riant.

Depuis près de deux ans, c’est la première fois que vous faites attention à moi, et que vous écoutez quand je parle.

LE COMTE, à part.

La première... et la dernière fois !

UN DOMESTIQUE.

M. de Monval.

CHARLOTTE.

Je me retire : j’ai quelques préparatifs de départ...

LE COMTE.

Mais ce n’est que pour ce soir, et je compte bien vous revoir.

CHARLOTTE.

Je ne partirai pas sans vous dire adieu. Monsieur de Monval, je vous salue.

MONVAL.

Quoi donc ?... on parle de départ !

CHARLOTTE.

Nous nous reverrons dans un mois.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, MONVAL

 

MONVAL, à part.

Grand Dieu !... Elle part...

LE COMTE, à part.

Jamais elle ne m’a paru si belle...

Haut.

Eh bien ! qu’as-tu donc, mon ami ? Te voilà encore soucieux et triste... En vérité, tu deviens fou.

MONVAL.

Ou sage... car je suis terriblement ennuyeux n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Pas mal... Toi qui étais si gai, qui te moquais de tout... On dit, et sans horreur je ne puis le redire...

MONVAL.

Quoi donc ?

LE COMTE.

Que c’est l’amour...

Monval soupire.

Allons, c’est fini, tu es un homme perdu. On te traite donc bien mal ? on est donc bien coquette, bien capricieuse !...

MONVAL.

Fais-moi grâce de tes conjectures, mon ami : tu es à côté de la vérité, et tu ne la rencontreras jamais... Tu ne sais pas, tu ne veux pas savoir qu’il est des femmes... non pas, qu’il est une femme dans le monde qui n’eut jamais un caprice, jamais un tort ; qui n’a jamais compris le plaisir d’humilier une rivale, ni d’exciter l’admiration ; dont l’âme élevée n’aperçoit des petits intérêts de la vie que les maux qu’elle peut consoler, et à qui la vertu est si naturelle qu’elle n’imagine pas qu’on ait remarqué qu’elle est la plus vertueuse et la plus belle des femmes.

LE COMTE.

Et toi, tu as découvert cette merveille ?... Dans quel pays inconnu ?

MONVAL.

Mon ami, les choses merveilleuses manquent beaucoup moins dans ce monde que les gens capables de les découvrir.

LE COMTE.

Il me semble que tu nous traites avec bien du mépris, nous autres, qui avons le malheur de ne pas rencontrer de femmes parfaites. Nous sommes assez à plaindre, et tu ne devrais pas encore nous accuser... Ce n’est pas notre faute.

MONVAL.

Qui sait ?

LE COMTE.

Je t’assure que moi j’ai cherché, cherché...

MONVAL.

Oui, tes recherches ont été nombreuses,

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, MONVAL, MADAME DUTOUR

 

MADAME DUTOUR.

Pardon, messieurs, je croyais trouver ici ma cousine, et je vous dérange ; mais, au reste, il ne faut pas vous fâcher, monsieur le comte, ce sera la dernière fois, puisque Charlotte va quitter aujourd’hui la maison avec moi pour n’y plus revenir.

MONVAL.

Que dites-vous ? n’y plus revenir.

MADAME DUTOUR.

Ah ! vous ne connaissez pas la conduite de monsieur ? vous ne savez pas que tout est fini, et qu’il a signé ce matin l’acte de séparation ?

MONVAL.

Arthur... serait-il possible ! tu te séparerais de Charlotte ?

LE COMTE.

Tout se fait d’un commun accord ; ce mariage fut une folie de jeunesse ; il a fait son malheur et le mien : nous l’avons senti tous deux. Une loi nécessaire et désirée viendra bientôt sans doute nous rendre notre liberté tout entière, et chacun de nous alors pourra se choisir un avenir meilleur.

MADAME DUTOUR.

Et certes, si le divorce est rétabli, ma cousine ne manquera pas de prétendants, j’en connais.

LE COMTE.

Comment ?

MADAME DUTOUR.

Oui ; j’en connais ! Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

LE COMTE.

C’est qu’il me semble que vous attachiez vos regards sur Monval ; et, si je ne savais quelle passion il a dans le cœur, je pourrais croire...

MONVAL.

Quelque soit le sentiment qui veille dans mon âme, sachez au moins que jamais l’amour le plus violent ne me ferait trahir les devoirs de l’amitié, et que la liberté seule de celle que j’aime pourrait m’engager à rompre le silence que je m’étais imposé.

LE COMTE, pensif.

Sa liberté !

MONVAL.

Adieu, Arthur !

À part.

Ils se séparent !...

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, MADAME DUTOUR

 

LE COMTE.

Cette femme, qu’il trouve si supérieure aux autres femmes, qu’il adore en silence depuis longtemps... ce serait elle...

MADAME DUTOUR.

Eh bien ! pourquoi pas ?

LE COMTE.

Il ose l’aimer... Vous osez me le dire !

MADAME DUTOUR.

Ne faut-il pas se gêner ?... Elle ne vous est plus rien à présent !... Ah ! ne voulez-vous pas être comme le chien du jardinier ?

LE COMTE.

Eh ! madame...

À part.

Charlotte l’aimerait-elle ? Ah ! tâchons de rejoindre Monval et d’éclaircir mes doutes.

 

 

Scène VIII

 

MADAME DUTOUR, seule

 

Bon, il est vexé... Mais il ne se doute pas encore de ce qui l’attend ; sa baronne d’Alby à qui il a sacrifié Charlotte, il ne soupçonne pas qu’elle le plante là pour épouser le vieux duc de Saint-Omer, et que le mariage se fait aujourd’hui même... Oh ! l’affaire a été bien menée...

 

 

Scène IX

 

MADAME DUTOUR, CHARLOTTE, PIERRE

 

CHARLOTTE.

Ah ! vous voilà !

MADAME DUTOUR.

Oui, ma cousine ; je viens vous demander l’heure précise du départ, afin de venir vous prendre.

CHARLOTTE.

Dans deux heures.

MADAME DUTOUR.

C’est bien : j’ai quelques ordres à donner pour mon absence, puis je suis toute à vous. Notre cousin est-il du voyage ?

PIERRE.

J’ai obtenu un congé d’un mois, et je suis bien heureux.

MADAME DUTOUR.

Allez, allez, nous nous amuserons. À revoir, et comptez sur moi à l’heure fixe.

 

 

Scène X

 

CHARLOTTE, PIERRE

 

PIERRE.

Ah ! quel mois nous allons passer...

CHARLOTTE.

Nous reprendrons nos études et nos lectures que depuis quelques jours les préparatifs de ce voyage ont interrompues.

PIERRE.

Ai-je un autre bonheur sur la terre ? Que ne vous dois-je pas ? C’est au désir de devenir digne de votre amitié et aux heures passées près de vous que je dois le peu que je sais. Avec vous j’étais si heureux d’apprendre !

CHARLOTTE.

Et moi, je n’avais point de honte de ne point savoir.

PIERRE.

Depuis que vous m’avez témoigné de l’amitié, le malheur qui m’accompagnait jadis a disparu ; mes chefs m’ont distingué, me voilà sous-lieutenant... Votre père en est tout surpris ; moi-même, j’ai peine à me reconnaître... Et cependant tout cela est si naturel auprès de vous !... Mes idées, mon langage se sont formés sur les vôtres ; il me semble que les mots que vous prononcez sont les seuls que j’aime à dire, je cherche dans les livres qui vous plaisent ce qui peut vous intéresser ; et, près de vous, je me sens à mon aise, je me sens heureux...

CHARLOTTE.

Et moi, Pierre, je n’ai pas avec vous cette timidité, cette crainte que m’inspirent mon mari et les gens du monde.

PIERRE.

Nés tous deux dans la même classe, formés ensuite par la réflexion, le chagrin et l’étude, nos idées sont les mêmes ; nous ne pouvons rougir ni l’un ni l’autre ; bien que j’admire votre supériorité, elle ne m’humilie pas, et je sens, à chaque minute, que, si les choses eussent été autrement, il y aurait eu bien du bonheur.

CHARLOTTE.

Pierre...

PIERRE.

Pardonnez-moi... Je ne cesse de faire des efforts pour vous obéir : je n’oublie pas que c’est à la condition qu’une froide amitié s’exprimera seule que vous m’avez permis de vous voir souvent. Jugez du prix que j’attache à ce bonheur, puisque depuis une année, je n’ai pas dit un mot de mon unique pensée en ce monde. Ah ! qu’il faut aimer pour agir ainsi !

CHARLOTTE.

Je suis madame d’Aiglemont... Quel que soit mon sort, je ne peux ni ne veux l’oublier... Mais ne parlons plus de cela, et dites-moi, mon ami, savez-vous si mon père a quelque chagrin ? Il me paraît plus soucieux depuis quelque temps, et ce matin j’ai cru voir une larme dans ses yeux.

PIERRE.

Le père Bertrand pleurer... Mon Dieu ; seriez-vous menacée de quelque malheur ?

CHARLOTTE.

Moi !... oh ! je ne crois pas... que peut-il m’arrive maintenant ?

UN DOMESTIQUE.

Monsieur de Monval, informé du départ de madame la comtesse, demande instamment à être reçu.

CHARLOTTE.

Qu’il vienne.

PIERRE.

Vous le recevez ?

CHARLOTTE.

Il est le seul parmi les amis de mon mari qui ait eu des égards pour moi.

PIERRE.

Oh ! oui... je le sais... J’ai deviné plus encore... Il vous aime !...

CHARLOTTE.

Pierre...

 

 

Scène XI

 

MONVAL, CHARLOTTE, PIERRE

 

MONVAL.

Elle n’est pas seule.

Haut.

Comment, madame, partir ainsi sans qu’on puisse vous voir et vous parler... Vous me pardonnerez de ne l’avoir pas souffert et d’avoir forcé votre consigne.

PIERRE, à part.

Ces gens-là ne doutent de rien.

CHARLOTTE.

Mais c’est un court voyage... et à mon retour...

MONVAL.

Un mois... un court voyage... quand il s’agit de ne vous plus voir ; quand pendant ce mois...

CHARLOTTE.

Eh bien ?

MONVAL.

Des événements peuvent changer une situation.

CHARLOTTE.

Que voulez-vous dire ?

MONVAL.

Il peut se passer tant de choses dans un mois !

CHARLOTTE, souriant.

Mais, en vérité, monsieur de Monval, si vous n’aviez pas pris l’habitude, depuis quelque temps, de parler par énigmes, vous m’inquiéteriez.

MONVAL.

Vous inquiéter !... Ne comprenez-vous pas, madame, que je sais tout ?

CHARLOTTE.

Quoi donc ?

MONVAL.

Ce que vous voulez en vain me cacher ; je suis instruit, vous dis-je.

CHARLOTTE.

Instruit...

MONVAL.

Et vous me pardonnerez si j’ai osé, en apprenant que vous quittiez cette maison pour jamais...

CHARLOTTE.

Pour jamais ?

PIERRE.

Que dit-il ?

MONVAL.

Si j’ai osé vous demander la permission de vous revoir. Quand vos nœuds sont rompus...

CHARLOTTE.

Rompus !...

MONVAL.

Tout ne s’est-il pas fait de votre consentement ? Pourquoi ce mystère ?

CHARLOTTE.

Attendez donc... comment ?... Parlez-vous sérieusement, monsieur de Monval ?... Je ne sais ce qui se passe là... mais voilà une étonnante nouvelle... Quoi ?... je ne serais plus la femme de M. d’Aiglemont... Pierre, cela est-il vrai ? est-ce possible ?

PIERRE.

Je ne sais rien... Mais ne m’avez-vous pas dit que votre père a pleuré ?

CHARLOTTE, indignée.

Ah ! oui... c’est cela !... Me repousser ainsi !... Et que tout le monde le sache quand je l’ignore encore... Mon Dieu !...

MONVAL.

Comment, il se pourrait que vous ne fussiez pas instruite ?

CHARLOTTE.

Pardon, pardon... Je vous entends à peine ; une foule de pensées sont là... Je suis libre... Je ne suis plus la femme du comte d’Aiglemont.

MONVAL.

Mais vous êtes par vos vertus et vos grâces mille fois au-dessus des vains avantages que vous perdez.

CHARLOTTE.

Je suis libre !

MONVAL.

Vous pourrez entendre désormais ces mots si doux à prononcer près de vous : je vous aime !

PIERRE, à part.

Comme elle est émue !

CHARLOTTE, à part, regardant Pierre.

Combien il serait heureux de les dire !

PIERRE, à part.

C’est moi qu’elle regarde.

MONVAL.

Un jour le plus fortuné des hommes pourra les entendre sortir de votre bouche.

CHARLOTTE, regardant Pierre.

Peut-être.

PIERRE, à part.

Mon Dieu... ne me trompai-je pas ?

MONVAL.

Madame, si j’osais... s’il m’était permis...

CHARLOTTE.

Monsieur de Monval, ce que je viens d’entendre apporte à mon esprit bien des idées nouvelles ; c’est une autre destinée qui commence ; j’ai eu trop peu à me louer du passé, pour ne pas craindre l’avenir !... mais je peux vous assurer que la reconnaissance et l’amitié pour vous y tiendront une place... Ce serait vous tromper que vous laisser espérer davantage.

PIERRE.

Il est congédié.

 

 

Scène XII

 

LE COMTE, CHARLOTTE, MONVAL, PIERRE

 

LE COMTE, à la cantonade.

Eh bien ! les chevaux de poste attendront : ils sont venus trop tôt.

CHARLOTTE.

La voiture est là... Monsieur de Monval, je vous salue.

MONVAL.

Recevez mes hommages respectueux.

Il sort.

CHARLOTTE, au comte.

Je rentre chez moi, monsieur le comte. Pierre, veuillez, je vous prie, aller chercher mon père et ma cousine. Monsieur d’Aiglemont, je n’ignore plus maintenant que je vous dis un dernier adieu.

LE COMTE.

Charlotte !...

CHARLOTTE.

Oui, je ne suis plus que Charlotte Bertrand.

LE COMTE.

Sous ce nom vous m’avez aimé.

CHARLOTTE.

Je n’aurais pas dû le quitter.

LE COMTE.

Vous maudissez notre mariage.

CHARLOTTE.

Il vous a rendu si malheureux !

LE COMTE.

Et vous avez tant souffert.

CHARLOTTE.

M’avez-vous entendue me plaindre ?

LE COMTE.

Non ! mais votre résignation même m’apprenait que vous étiez malheureuse : votre douleur muette m’était cruelle.

CHARLOTTE.

Vous ne la verrez plus.

LE COMTE.

Ah ! quelle froideur ! Quoi ! au moment de nous séparer pour toujours, vous n’avez rien à me dire ?

CHARLOTTE.

Rien !

LE COMTE.

Me quitter ainsi !

CHARLOTTE.

Et que puis-je vous dire ?... Un jour, monsieur le comte, l’idée vous prit de donner votre main, votre titre à une pauvre fille !... elle n’en fut pas plus fière !... Il vous convient de les lui ôter... elle n’en doit pas être plus humble.

LE COMTE.

J’ai cru cette séparation nécessaire à votre bonheur comme au mien. Depuis longtemps nous nous voyons à peine ; vous paraissez m’éviter avec soin !... Et pourtant aujourd’hui j’ai senti une impression bien pénible, je l’avoue, quand votre père m’a présenté l’acte de séparation pour le signer.

CHARLOTTE.

Il est signé ?...

LE COMTE.

Oui !... mais votre nom n’y est pas encore !... vous pouvez refuser et rien ne sera fait.

CHARLOTTE.

Ah !

LE COMTE.

Savez-vous que, depuis plus d’une année, nous n’avions pas eu une conversation aussi longue que ce matin ? elle a bien changé mes idées !... Mon Dieu ! comment avez-vous pu vous former ainsi ?

CHARLOTTE.

Vous me trouvez changée ?

LE COMTE.

Oui ! et d’autres que moi vous l’auront dit déjà ; car vous êtes faite pour être aimée : vous avez inspiré des sentiments vifs et sincères.

CHARLOTTE.

Vous croyez ?

LE COMTE.

Je le sais.

CHARLOTTE.

Et c’est sans doute à cette découverte que je dois l’attention que vous daignez m’accorder aujourd’hui ?

LE COMTE.

Mais votre cœur aussi est bien changé ! Vous avez reçu avec indifférence la nouvelle de notre séparation ; vous m’en parlez avec calme !... pas un regret, pas une larme !... quelle différence !... quand mes torts vous furent connus, quand vous apprîtes qu’une autre...

CHARLOTTE.

Ah ! oui, sans doute, alors j’ai eu des jours de malheur, de larmes, de désespoir, car je perdais tout mon bien, votre amour ! Aujourd’hui vous m’enlevez un nom, une fortune, que sais-je ? je n’y fais pas attention... depuis longtemps il me semble que je n’ai plus rien à perdre.

LE COMTE.

Vous ne me pardonnerez jamais, je le vois bien, et votre haine, votre colère...

CHARLOTTE.

De la colère ? non, je vous quitte sans aucun ressentiment, et je vous jure que je ne vous hais pas le moins du monde.

LE COMTE.

Ah ! c’est bien pis... vous ne m’aimez plus !

CHARLOTTE.

Qu’importe ? Que ferait mon amour maintenant ?

LE COMTE.

Il pourrait tout réparer.

CHARLOTTE.

Non ; car aucun pouvoir ne saurait faire que ces jours affreux qui ont brisé mon cœur n’aient pas existé ! Qui fera disparaître ces nuits où le sommeil se refusait à mes yeux brûlants de larmes ; ce désespoir que donne un avenir de malheur quand on n’a que vingt ans, et d’un malheur qu’on ne peut fuir, car chaque instant du jour vous le fait sentir ; il est là, chez vous, à votre côté ; on le trouve en s’éveillant ; il est dans toutes vos actions, dans toutes vos pensées... Ah ! monsieur le comte, un mariage mal assorti est le plus grand mal du monde, le seul mal qui soit sans remède.

LE COMTE.

Oh ! Charlotte, ne dis pas cela, les torts peuvent être reconnus, oubliés... On peut revenir à celle en vers qui l’on fut injuste, et retrouver près d’elle le bonheur et l’amour.

CHARLOTTE.

L’amour !... il s’use enfin dans cette lutte avec la douleur ; des années de larmes effacent quelques jours heureux, il ne reste plus, de ces passions qui ont agité l’âme, qu’une fatigue qui appelle le calme, la retraite et la liberté.

LE COMTE.

Quoi ! si je vous disais : cet amour qui m’entraînait vers une autre, il n’existe plus ; ces préventions qui me faisaient rougir de vous dans le monde, je les ai vaincues !... je reviens à vous, et je vous redemande le bonheur, la confiance... enfin, soyez à moi comme autrefois... rendez-moi votre amour.

CHARLOTTE.

Hélas !...

LE COMTE.

Eh bien ! que répondriez-vous ?

CHARLOTTE.

Qu’il est trop tard.

LE COMTE.

Qu’entends-je ?

CHARLOTTE.

Ma naissance est obscure, monsieur le comte : mais mon âme n’est point étrangère à de nobles sentiments. Heureuse de votre amour, j’ai tâché de m’élever jusqu’à vous, votre dédain a repoussé mes efforts ; votre inconstance a déchiré mon cœur ; les outrages de votre famille ont révolté mon orgueil !... et maintenant vous venez me rapporter vos vœux ?... Il n’est plus temps, monsieur le comte !... Mon nom n’était pas digne du vôtre... aujourd’hui votre cœur n’est plus digne du mien.

LE COMTE.

Ainsi, Charlotte...

CHARLOTTE.

Que vous dirai-je ? mes sentiments...

LE COMTE.

Sont à un autre, peut-être ?...

Elle se tait.

Ne pas répondre c’est tout dire !

 

 

Scène XIII

 

LE COMTE, CHARLOTTE, BERTRAND, MADAME DUTOUR, PIERRE

 

CHARLOTTE.

Mon père, on vous rend votre fille.

BERTRAND.

Quoi !... tu sais tout ?

CHARLOTTE.

Oui !... Ce papier que monsieur le comte vous a remis.

BERTRAND.

Le voilà.

MADAME DUTOUR.

Mais savez-vous ce qui se passe ? regardez donc par la fenêtre ?

PIERRE.

Eh bien ! c’est un mariage à l’église en face.

LE COMTE, se levant.

Un mariage !... Ils vont promettre de s’aimer toujours !... Quels sont les fous qui peuvent faire de semblables promesses, quand la plus sage même n’a pu les tenir, quand l’amour de Charlotte a cessé !

CHARLOTTE.

C’est vous qui l’avez voulu.

LE COMTE.

Elle signe !...

CHARLOTTE.

Adieu, monsieur le comte.

LE COMTE.

J’ai tout perdu, et par ma faute !

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