Un Caprice de grande dame (Jacques-François ANCELOT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie en deux actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 17 mai 1832.

 

Personnages

 

LE COMTE

LE CHEVALIER D’EAUBONNE

MAURICE, jeune fermier

DONATIEN JOBAL, paysan

GEORGES, valet

RAIMOND, père de Maurice

LA COMTESSE

DOROTHÉE, fiancée de Maurice

ADÈLE, femme de chambre de la comtesse

LA MÈRE LEVASSEUR

VILLAGEOIS

GARDES RURAUX

 

La scène se passe dans un château à vingt lieues de Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un appartement du château ; une fenêtre au troisième plan, à droite de l’acteur ; porte au fond, porte à gauche.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

Au lever du rideau, le chevalier d’Eaubonne prend du thé sur un guéridon à droite ; la comtesse entre.

LE CHEVALIER.

Vous permettez, ma jolie nièce, que j’achève ?

LA COMTESSE.

Certes, l’intention de mon mari comme la mienne est bien de ne vous contrarier en aucune façon ; moi surtout, avec qui vous êtes en hostilité ouverte depuis notre arrivée dans ce château.

LE CHEVALIER.

Il faut bien passer le temps ; et puis, pourquoi faites-vous toujours le procès au siècle qui m’a vu jeune ? Vous avez beau dire, de mon temps les femmes étaient si jolies !

LA COMTESSE.

Si coquettes !

LE CHEVALIER.

Mais il me semble qu’aujourd’hui la coquetterie n’est pas une monnaie hors de cours.

LA COMTESSE.

Sans doute : il y a encore des femmes faites ainsi ; mais on les méprise.

LE CHEVALIER.

On a tort : on les estimait de mon temps. Ça demande tant d’adresse, de tact, de goût... Il ne faut jamais décourager le talent.

LA COMTESSE.

Air de la Robe et les Bottes.

Vivre toujours de mensonge et de ruse,
Non, ce n’est point un talent, c’est un tort.

LE CHEVALIER.

Le résultat parfois en est l’excuse ;
Il ne faut pas se gendarmer si fort.
Quand nous croyons être heureux, nous le sommes.
Est-ce une erreur ? pourquoi la dissiper ?
Trop souvent l’art de rendre heureux les hommes
N’est que l’art de les bien tromper.

LA COMTESSE, riant.

Voilà encore une des maximes de votre époque.

LE CHEVALIER.

Et de la vôtre. Je rends justice à ce temps-ci : c’est le siècle du perfectionnement. On y a poussé au suprême de gré le talent de dissimuler les apparences. La coquetterie est devenue une science et non plus un art : c’est calculé comme les mathématiques, compliqué comme la stratégie. Eh bien ! malgré cela, avec ma vieille routine, je sais encore éventer une embuscade qu’on prépare... non plus pour moi, malheureusement... Je devine les manœuvres, les mouvements de l’ennemi ; et si je ne puis prendre part au combat, du moins je puis prédire la victoire.

LA COMTESSE.

J’espère, monsieur le chevalier, que ce n’est point auprès de moi que vous avez été à même de faire toutes ces belles observations ?

LE CHEVALIER.

Oh !... Dieu m’en garde !

LA COMTESSE, d’un air de triomphe.

Alors...

LE CHEVALIER.

Et cependant...

LA COMTESSE.

Plaît-il ?

LE CHEVALIER.

Oh ! rien... je n’ai pas de preuves.

LA COMTESSE.

Que voulez-vous dire ?

LE CHEVALIER.

Rien, vous dis-je ; une énigme dont je cherche le mot.

LA COMTESSE, riant.

Puis-je vous le donner ? parlez. J’ose croire que ma conduite peut défier vos regards pénétrants.

LE CHEVALIER.

Alors, dites-moi donc, ma jolie nièce, ce que signifie votre brusque départ de Paris, votre arrivée imprévue dans ce château. Le lendemain des noces on va passer la lune de miel à la campagne, c’est l’usage : et puis c’est bien vu, parce que dans la solitude, en tête-à-tête, on en est plus tôt quitte. Mais après trois ans de mariage, la veille d’un bal !... une crise champêtre, à vous ! qui vous prend comme un coup de foudre. Vous enlevez en poste, presque de force, votre mari, mon cher neveu, qui ne sait ce que ça veut dire... Il y a quelque chose là-dessous, et cette fois, je vous avoue que je n’y comprends rien.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, LA COMTESSE, LE COMTE

 

LE COMTE, entrant.

Ni moi non plus, mon cher oncle.

LE CHEVALIER.

Mais, mon cher neveu, c’est fort imprudent à un mari de venir comme ça sans être attendu. Règle générale : quand on se présente chez sa femme et qu’on a un valet, on se fait annoncer ; quand on n’a pas de valet, on tousse.

LA COMTESSE

Oui ; il en était ainsi autrefois.

LE COMTE.

Allons ! je vois que vous étiez encore aux prises.

LE CHEVALIER.

Dans votre intérêt, vous l’avez entendu.

LE COMTE.

Oui, pour notre départ de Paris.

LE CHEVALIER.

Et réellement, de ce côté vous n’en savez pas plus que moi ?

LE COMTE.

Depuis trois ans que je suis le mari de ma chère Ernestine, toutes ses volontés ont été dictées par une raison si sage, une vertu si sévère, que je me suis habitué à y céder presque aveuglément. Elle m’a demandé, au nom de l’amour que j’ai pour elle, une grâce que j’ai promise sans restriction : c’était de tout quitter, de tout interrompre pour nous mettre en route ; j’y ai consenti, promettant même de respecter son secret pendant huit jours. Mais à votre tour, Ernestine, vous tiendrez votre promesse ; les huit jours sont passés, et comme je me dispose à retourner dans la capitale...

LA COMTESSE.

Nous ! retourner à Paris ?... ça ne se peut pas.

LE COMTE.

Comment !... Mais mon service auprès du prince ?

LA COMTESSE.

Impossible ! vous ne pouvez le reprendre sans honte et sans danger pour vous comme pour moi.

LE COMTE.

Qu’est-ce à dire ?

LA COMTESSE

Vous allez me comprendre.

LE CHEVALIER.

Suis-je de trop ?

LA COMTESSE.

Non, monsieur. Je suis même bien aise, dans mon intérêt, de donner enfin devant vous le mot de l’énigme.

LE CHEVALIER.

Ah !

LA COMTESSE, à son mari.

Vous saurez donc, monsieur, que le prince est amoureux de moi, éperdument amoureux.

LE COMTE.

Est-il possible ?

LE CHEVALIER.

Comment, si c’est possible !

Avec galanterie.

Du moins, ça ne me paraît nullement invraisemblable.

LA COMTESSE.

Cet amour, qui commençait à n’être plus un secret pour personne, eût compromis ma réputation et la vôtre.

LE COMTE.

Et je l’ignorais !

LE CHEVALIER.

C’est dans l’ordre.

LA COMTESSE.

Notre départ précipité pouvait seul nous justifier

Regardant le chevalier.

aux yeux de ces observateurs qui... Ce bal brillant donné par le prince, tout le monde savait que c’était pour moi qu’il le donnait. On avait osé me le faire entendre de sa part ; et en vous forçant de partir la veille même de ce bal, j’ai su leur apprendre à tous que je dédaignais, que je repoussais cet amour auquel tant d’autres femmes mettent un si haut prix.

LE COMTE, stupéfait.

Quoi !

LE CHEVALIER, à part.

Diable ! un prince !... C’est beau, si c’est là le véritable mot de l’énigme.

LE COMTE.

Chère amie, il me semble que vous pouviez rester vertueuse à meilleur marché ; avec de la froideur, de la réserve, le prince eût porté ses hommages ailleurs.

LA COMTESSE, avec orgueil.

Ailleurs ?... Non.

LE COMTE.

Qu’arrivera-t-il de tout cela ? Ma place sera donnée : on ne manque pas de gens qui en demandent ; vous voilà confinée dans vos terres, seule avec moi, qui ai quarante-cinq ans et qui suis vieux pour vous, et mon oncle...

LE CHEVALIER.

Oh ! moi, c’est différent ; je suis trop jeune, madame est trop raisonnable pour moi.

LA COMTESSE, piquée.

En vérité ; je croyais... je pensais que ma conduite méritait mieux de votre part... Quelle froideur !

LE CHEVALIER, à part.

Il paraît que la vertu coûte, car on veut qu’elle rapporte.

LE COMTE.

Ma chère amie, vous vous ennuierez ici à la mort. Vous aimez le monde, vous y êtes habituée.

LA COMTESSE.

Eh ! monsieur, rien de meilleur goût maintenant que de faire valoir ses terres soi-même ; nous nous occuperons de l’exploitation de nos biens : ce sera charmant. Ce château même ne nous convient pas, il est mal situé ; c’est trop près de Paris : nous le vendrons.

LE COMTE.

Volontiers, je n’y tiens pas. Il faut céder à tous vos désirs.

LE CHEVALIER, à part.

Si j’y comprends un mot !...

LE COMTE.

Allons ! je vais donc m’occuper d’agriculture, d’horticulture. Heureusement que déjà mon filleul Maurice Raimond est installé au château pour quelque temps. Il devait diriger mon nouveau fermier ; eh bien ! c’est moi qui prendrai de ses leçons : c’en est fait, me voilà laboureur !

LA COMTESSE.

Et moi fermière ! Vous, monsieur le chevalier ?...

LE CHEVALIER.

Moi ? rien du tout. Je n’ai jamais su que m’amuser, et comme voici l’heure ordinaire de ma promenade, couple champêtre, j’ai bien l’honneur...

LE COMTE.

Je sors avec vous, mon oncle.

LE CHEVALIER.

Mon cher neveu, je vous préviens que je ne fais pas d’églogues, moi, et pourtant

Air de la Tarentelle (de la Muette.)

J’aime parfois
Et les champs et les bois,
Mais surtout quand je vois
La nature
En peinture ;
Du rossignol je suis fou,
Mais savez-vous bien où ?
À l’Opéra, lorsque j’entends Tulou.
J’aime assez une paysanne
Sous les traits de Taglioni ;
Le bonheur est dans la cabane
Peinte par Cicéri.

J’aime parfois, etc.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, puis ADÈLE

 

LA COMTESSE, seule.

En vérité, le comte est étonnant ; un autre aurait été transporté... mais non, ces maris ne vous savent gré de rien.

Elle regarde l’heure.

À peine midi ; déjà trois heures que je suis levée !... Comme les journées sont plus longues ici qu’à Paris !... c’est à peine si je serais éveillée. Midi... le courrier doit être arrivé.

Elle sonne ; Adèle entre.

Est-il venu des lettres ?

ADÈLE.

Les voici, madame.

LA COMTESSE, avec joie.

Ah ! enfin... C’est d’Amélie ! lisons.

Lisant.

« Pour remplir la promesse que tu as exigée de moi, chère amie, je t’écris bien promptement, mais je n’ai rien de nouveau à te mander. Les fêtes continuent : on dit du mal des ministres ; mais on remue ciel et terre pour être invité à leurs bals... Le prince en a donné un charmant. J’ai vu plusieurs de nos amies ; elles ne m’ont point parlé de ton départ, et je n’en ai rien dit non plus, j’ai bien gardé ton secret. »

Avec humeur.

C’est étonnant, elle qui dit tout.

ADÈLE.

Alors, pourquoi donc madame la comtesse l’avait-elle mise dans sa confidence ?

LA COMTESSE.

C’est ma meilleure amie.

Elle lit.

« J’espère qu’il ne se passera pas longtemps sans que j’aie le plaisir de t’embrasser. »

Parlant.

En vérité, il semble qu’elle n’a rien autre chose à me dire... Mon Dieu ! qu’on à tort de croire à l’amitié. Rien de ‘ce qui vous touche n’obtient l’attention de ces femmes frivoles et légères.

Elle s’assied tristement et dit en regardant la lettre.

Rien de plus !

ADÈLE.

Madame, toutes les caisses et les malles sont déballées.

LA COMTESSE, préoccupée.

Pas autre chose n’est venu de Paris ?

ADÈLE.

Jean est arrivé ce matin. Si l’on avait eu du nouveau à l’hôtel, il l’aurait dit.

LA COMTESSE.

Si l’on apportait quelque lettre, quelque message, une grande exactitude, Adèle, je vous le recommande.

ADÈLE.

Madame attend donc quelque chose ?

LA COMTESSE, avec humeur.

Non ; rien... mais si par hasard...

ADÈLE.

Madame n’a pas regardé les jolies robes que la couturière a envoyées ?

LA COMTESSE, riant.

À quoi bon ? Est-ce pour monsieur le chevalier d’Eaubonne que je dois me parer ?

ADÈLE.

C’était donc pour quelqu’un de Paris que madame se mettait si bien ?

LA COMTESSE, impatientée.

Mais non ! ce n’était pour personne. C’était... pour tout le monde.

Avec ennui.

Mais quelle heure est-il donc !

ADÈLE.

Midi.

LA COMTESSE.

Toujours midi !... mais ce n’est pas possible.

ADÈLE.

Et quelques minutes.

LA COMTESSE.

Six heures jusqu’au dîner ! Dites qu’on mette les chevaux à la calèche.

ADÈLE, parlant bas à un valet qui entre et enlève les tasses.

Oui, madame.

LA COMTESSE.

Il n’y a donc pas de voisins ?... personne aux environs ? Ah ! je veux absolument que le comte se débarrasse de ce château. Rien de varié, de pittoresque. Hier, j’en ai parcouru tous les alentours ; je n’ai vu absolument que des paysans.

Elle reste rêveuse.

ADÈLE, à part.

Elle s’ennuie ; il ne fera pas bon ici.

Haut.

Madame n’a pas remarqué la belle vue qu’il y a de cette fenêtre ?

LA COMTESSE, allant machinalement à la fenêtre.

Si fait ; c’est toujours la même chose : la pelouse, des grands peupliers. Ah ! encore ce jeune homme à la même place qu’hier.

ADÈLE.

C’est Maurice.

LA COMTESSE.

Le filleul de monsieur le comte ? c’est vrai. Mais quelle manie de passer là son temps au lieu de travailler.

ADÈLE.

Monsieur Maurice n’a pas besoin de travailler, madame, il est riche, très riche pour un paysan. Il a été instruit par le curé : c’est le coq du village... un beau garçon vraiment. Et s’il a bien voulu venir au château pour diriger les travaux de la ferme qui allaient si mal avec l’ancien fermier, c’est par pure complaisance.

Avec un soupir.

Pauvre jeune homme !

LA COMTESSE.

Mais que fait-il là, en face de ma fenêtre, du matin au soir ?

ADÈLE, soupirant.

Ah !...

LA COMTESSE.

Comment ?

ADÈLE, affectant l’air de la simplicité.

Il cherche des plantes ; il est botaniste.

LA COMTESSE.

Mais il regarde toujours en l’air.

ADÈLE.

Alors il étudie les astres ; il est astronome.

LA COMTESSE.

Vous ne savez ce que vous dites.

ADÈLE, feignant l’embarras.

C’est que...

LA COMTESSE.

C’est que... quoi ?

ADÈLE.

Je n’ose dire à madame...

LA COMTESSE, avec impatience.

Mais parlez donc. Parlez, je vous l’ordonne ; qu’y a-t-il ?

ADÈLE.

C’est que le pauvre jeune homme passe là son temps dans l’espoir d’apercevoir madame la comtesse.

LA COMTESSE, avec plus de douceur.

Ah ! vous perdez la tête, Adèle.

ADÈLE.

Ce n’est pas moi qui la perds, c’est le pauvre garçon. Il est devenu fou depuis le premier moment où il vous a vue.

LA COMTESSE.

Quel conte avez-vous imaginé là ?

ADÈLE.

Il serait à souhaiter pour lui que ce fût un conte ; mais rien n’est plus vrai.

LA COMTESSE.

Et qui vous l’a dit ?

ADÈLE.

Il ne faut qu’avoir des yeux ; il pâlit, il rougit au nom de madame : il se trouble rien que de la voir passer ; et quand vous lui parliez hier de ces fleurs que vous désirez cultiver sur la terrasse du château, j’ai cru qu’il allait se trouver mal.

LA COMTESSE.

Tu crois ?

UN DOMESTIQUE, entrant.

La calèche de madame la comtesse est prête.

LA COMTESSE.

Eh bien ! il suffit ; qu’elle attende.

ADÈLE, à part.

Elle reste ; je crois que l’ennui se dissipe.

LA COMTESSE.

Adèle, de quoi parlions-nous donc ?

ADÈLE.

Mais, madame, de ce jeune homme.

LA COMTESSE.

Ah ! oui ; Maurice. Je savais bien que j’avais quelque chose à dire. Mon mari a des intentions sur lui... nous avons de nouveaux ordres à lui donner.

ADÈLE.

Madame veut-elle que je l’appelle ?

LA COMTESSE.

À quoi bon ?... Mais, au reste, ce sera un moyen de le convaincre de la fausseté de tes folles idées : nous rirons de son air gauche.

Elle rit.

ADÈLE.

Ça vous fera passer un moment.

LA COMTESSE.

Va !

ADÈLE, sortant en courant.

Oui, madame.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, seule

 

Cette Adèle a des idées incroyables ! Il est vrai que la conduite de ce jeune homme est singulière. Mais un paysan ! Un paysan peut avoir du goût... Elle dit qu’il a été bien élevé... mais amoureux ! amoureux de moi, quelle folie !...

Elle rit aux éclats.

Celle-là du moins n’est pas dangereuse.

Elle se regarde dans sa psyché et arrange ses cheveux négligemment.

Amoureux ! il n’oserait, le pauvre garçon !

 

 

Scène V

 

LE COMTE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Quel air affaire !

LE COMTE.

Eh bien ! madame, le prince arrive ; il sera ici dans une heure.

LA COMTESSE, que l’expression de la joie.

Le prince !... grand Dieu ! quel malheur ! Mais j’en étais sûre, je vous l’avais dit.

LE COMTE.

Ma chère amie, je n’ai jamais douté de l’effet de vos charmes, pas plus que de vos principes.

LA COMTESSE.

Non ; mais il semblait vraiment que j’aurais pu empêcher... Vous voyez ; il vient, il quitte Paris ; que va-t-on dire ?... Et ce second bal qu’il devait donner.

Elle rit.

Toutes nos élégantes vont être furieuses. C’est fâcheux, très fâcheux, mon ami.

LE COMTE.

Si cette visite vous contrarie trop, votre calèche est en bas : il sera censé que vous êtes à la promenade, et c’est moi qui le recevrai.

LA COMTESSE.

Mais quelle esclandre !... Je suis affligée, affligée en vérité !

LE COMTE.

Au surplus, à quoi bon se tourmenter ?

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, LA COMTESSE, MAURICE, osant à peine entrer

 

MAURICE, se tenant dans le fond.

Madame la comtesse m’a fait demander ?

LA COMTESSE.

Moi ? non... Ah ! si... je me souviens... Je ne sais plus ce que je voulais... Vous reviendrez plus tard.

LE COMTE.

Ah ! puisque le voilà, Maurice, avance donc. Dis-moi, tu fais partie de la garde nationale ?

MAURICE.

Oui, monsieur le comte.

LE COMTE.

On m’a fait l’honneur de me nommer commandant, et sans doute vous serez passés en revue dans une heure. J’ai déjà donné des ordres. Êtes-vous nombreux, dans ce village ?

MAURICE.

Cent quatre-vingt-sept, commandant.

LE COMTE.

Bien. Dis-moi... tu peux rester encore quelques jours au château, sans faire tort à, tes affaires ?

MAURICE.

Oh ! oui... s’il s’agit de vous rendre service, mon parrain...

LE COMTE.

Je t’en remercie.

À la comtesse.

C’est un brave garçon que Maurice et un beau garçon. Mais je te trouve changé... tu es pâle... Ah !... je sais... je croyais arriver ici pour la noce.

LA COMTESSE.

Vous allez vous marier, monsieur Maurice ?

MAURICE, balbutiant.

Rien... madame la comtesse.

LE COMTE.

Il y a quelques difficultés entre les deux familles... son père m’a conté cela. Mais il ne faut pas t’affliger, ça peut s’arranger.

LA COMTESSE, d’un air dédaigneux.

Et comment se nomme-t-elle, cette prétendue ?

MAURICE, se troublant.

Mais... madame la comtesse... je...

LA COMTESSE.

Vous ne savez pas son nom ?

LE COMTE.

N’est-ce pas la jolie Dorothée ?

Maurice fait un signe affirmatif.

LA COMTESSE, avec dédain.

Et pourquoi donc ce mariage ne se fait-il pas ? ça vous convient à merveille, Maurice.

À part.

Ah ! que le pauvre garçon a l’air gauche !

Au comte.

Mais, mon ami, que décidez-vous ? que faisons-nous ? dans une heure ! c’est à peine le temps de faire quelques préparatifs.

 

 

Scène VII

 

MAURICE, dans le fond, LE CHEVALIER, LE COMTE, LA COMTESSE

 

LE CHEVALIER.

Eh quoi ! encore ici ? mais le prince est déjà passé.

LE COMTE et LA COMTESSE.

Passé !...

LA COMTESSE.

Le prince ?...

LE CHEVALIER, à part.

Quel effet !...

Haut.

Il n’a jamais dû s’arrêter chez vous : d’importantes affaires l’appellent plus loin. Pourquoi donc cette surprise ?... cela vous contrarierait-il, ma chère nièce ?

LA COMTESSE, d’un air contraint.

Me contrarier ? certes... j’en suis charmée, ravie !

LE COMTE, à la comtesse.

Vous dites cela d’un air !... Tout à l’heure vous vous désoliez d’un ton dix fois plus gai.

LE CHEVALIER.

Bah !

LA COMTESSE.

Moi ?

LE CHEVALIER.

Du reste, il fallait qu’il fût bien pressé, car il n’ignorait pas que vous étiez à votre château... Mais à son âge... une revue, des troupes à commander... cela occupe tant...

LE COMTE.

Et à propos de revue, et notre garde nationale ?

LE CHEVALIER.

Mais on bat encore le rappel... Le prince aura franchi la limite du département avant qu’ils soient sous les armes.

Apercevant Maurice qui est resté dans un coin du salon avec une contenance embarrassée.

En voilà déjà un qui n’a pas l’air de se presser. Eh bien ! Maurice, que fais-tu donc là ?

MAURICE.

J’attends... les ordres de... madame.

LA COMTESSE.

Oui, monsieur le comte a des instructions à lui donner.

LE COMTE.

Ou plutôt à lui demander, puisque définitivement je me fais agriculteur. Et vous n’avez vu personne de la suite ?

LE CHEVALIER.

Au contraire... un officier d’ordonnance, porteur pour vous d’un ordre de rejoindre le prince en toute hâte.

LE COMTE.

Eh ! que ne parliez-vous donc !...

À la comtesse.

Vous le voyez, chère amie, tout est pour le mieux... je conserve ma place...

LE CHEVALIER.

Et l’agriculture ?

LE COMTE.

Au diable !

À la comtesse.

Les apparences sont sauvées... Pendant mon éloignement de la capitale, tu restes dans les terres...

LE CHEVALIER.

C’est naturel, c’est convenable.

LE COMTE.

Je suis fâché de te laisser seule...

LE CHEVALIER.

Oh ! quand on a des goûts campagnards...

LE COMTE.

Mais le temps presse... adieu.

LA COMTESSE, comme sortant d’une distraction.

Quoi ! monsieur, vous avez l’intention de me quitter ?

LE COMTE.

Mais tu ne m’as donc pas entendu ?

LA COMTESSE.

Si fait ! si fait ! parfaitement.

LE COMTE.

Eh bien ! au revoir, chère amie.

À demi-voix.

Aie des égards pour mon oncle... il est bizarre... mais tu sais ce que nous attendons de lui. Il est fort riche et je suis son héritier. Allons, adieu.

Il lui baise le front.

MAURICE, timidement au comte qui se dispose à partir.

Et vos ordres, mon parrain ?

LE COMTE.

La comtesse s’en charge.

Air : Valse des Comédiens.

Adieu, ma chère ; on m’attend, partons vite !
Dans peu de jours j’espère vous revoir ;
Vous me plaindrez ! il faut que je vous quitte ;
Mais le plaisir doit céder au devoir.

Ensemble.

LA COMTESSE.

Il le faut donc ! mais vous partez bien vite ;
Dans peu de jours puissè-je vous revoir !
N’oubliez pas qu’en ces lieux où j’habite,
Je n’aurai plus de plaisir qu’en espoir.

LE CHEVALIER.

Allons, mon cher, on attend, partez vite ;
Dans peu de jours puissions-nous vous revoir !
Pauvres époux, il faut que l’on se quitte,
Mais le plaisir doit céder au devoir.

LE COMTE.

Adieu, ma chère, etc.

Le comte et le chevalier sortent.

 

 

Scène VIII

 

MAURICE, dans le fond du théâtre, LA COMTESSE, se croyant seule et se promenant sur le devant du théâtre avec dépit

 

LA COMTESSE.

Il ne m’aimait pas ! il m’a déjà oubliée !... tant mieux... ce n’est pas ce qui me fâche ; mais ce monsieur d’Eaubonne qui semblait me persiffler, comme s’il était impossible qu’on m’aimât ! comme si j’étais folle de croire à l’amour que je puis inspirer ! Je suis donc laide ?... Et me voici forcément reléguée dans ce désert... Sans amis autour de moi... sans distraction. Certes, je ne suis pas coquette... Mais à mon âge, perdre ainsi ses illusions !... Tous ces hommes qui m’entouraient naguère...

Air de Téniers.

Ils répétaient qu’ils me trouvaient jolie,
Qu’à ma beauté leur hommage était dû ;
Sans peine, hélas ! à présent on m’oublie !
En un instant ai-je donc tout perdu ?
Discours flatteurs, n’étiez-vous qu’un mensonge ?
Pour plaire encor n’ai-je plus ce qu’il faut ?
Je les croyais !... ah ! si ce fut un songe,
Il est cruel de s’éveiller sitôt !

Apercevant Maurice.

Ah !... comment il est encore là ?...

Riant.

Je crois qu’il n’a pas bougé de place. Je ne sais où j’ai lu qu’une femme peut toujours faire l’épreuve de sa beauté en consultant les regards d’un jeune homme... Celui-ci est un peu lourd, un peu niais... mais enfin il est jeune et il a des yeux... Voyons... il faut bien s’occuper à quelque chose, se distraire.

Se tournant vers Maurice.

Approchez, Maurice... encore... je ne puis vous parler de si loin... Comment vous trouvez-vous au château ?

MAURICE.

Bien... Très bien... madame, trop bien.

LA COMTESSE.

Comment, trop bien ? Craignez-vous de contracter le goût du faste ? Vous êtes riche, dit-on, vous pourrez le satisfaire à votre manière. Comment avez-vous trouvé cet ameublement ?

MAURICE.

Oh ! c’est beau !... mais je ne l’avais pas encore regardé.

LA COMTESSE.

Qu’est-ce donc qui vous occupe ?

Maurice garde le silence.

LA COMTESSE, à part et en riant.

Je crois qu’Adèle avait raison.

Haut.

N’ayez pas peur de moi... parlez. Y a-t-il beaucoup de jolies filles dans ce village ?

MAURICE.

Autrefois je croyais qu’il n’en existait pas de plus belles, même à Paris ?

LA COMTESSE.

Vous avez donc vu des dames de la ville ?

MAURICE.

Il m’a suffi d’en voir une seule, madame, mais si noble, si belle, si digne !

LA COMTESSE, avec joie, à part.

Ah !... et dire que le prince m’a oubliée si vite !

Haut.

Votre imagination est peut-être facile à s’exalter, Maurice ; il ne faut pas ainsi prodiguer son admiration. On dit que vous êtes plus instruit que les autres jeunes gens du pays, vous avez sans doute lu des romans ?

MAURICE.

Oui, madame, mais en les lisant je me défiais d’eux... Je me disais : Ces femmes si parfaites, qu’on voit une fois et qu’on aime toujours... devant qui on devient tremblant et timide comme si on était devant Dieu, elles n’existent pas... car enfin les hommes sont des hommes, et le curé que j’ai consulté m’a dit que tout ça c’était des idées d’auteurs et des mensonges.

LA COMTESSE.

Eh bien ?

MAURICE.

Eh bien... c’est le curé qui se trompait.

LA COMTESSE, à part.

Je crois définitivement que l’épreuve me devient favorable.

MAURICE.

Air de Céline.

Si je savais écrire un livre,
J’en ferais un plus fort que tous :
J’y peindrais un cœur qui se livre
À ces transports si cruels et si doux !
On penserait, en lisant cette histoire,
Qu’à la vérité j’ai menti...
Mais ceux qui n’y voudraient pas croire
Je leur dirais : je l’ai senti.

LA COMTESSE, à part.

Il s’exprime avec feu.

Haut.

et c’est Dorothée, votre prétendue, qui vous inspire un sentiment si vif ?

Silence de Maurice.

Vous l’aimez donc beaucoup ?

MAURICE.

Pas de la même manière... Pour elle, ça m’est venu tout doucement... dès l’enfance... Ah ! si je pouvais l’aimer ainsi... elle est mon égale celle-là... j’aurais bien vite décidé mon père... elle serait ma femme et je serais plus heureux qu’un prince !

LA COMTESSE, à part.

Un prince !... Peut-être ne sauront-elles pas à Paris qu’il a passé ici... près du château... sans daigner seulement...

Haut.

Que disiez-vous, Maurice ? que votre père se refusait à vous marier avec Dorothée ?

MAURICE.

Oui, madame, et ils croient tous que c’est cela qui me rend triste.

LA COMTESSE.

Ce n’est donc pas cela ?

MAURICE.

Non... madame.

LA COMTESSE.

Et pourquoi votre père a-t-il rompu avec la famille de cette jeune fille ?

MAURICE.

Une querelle, madame, qui s’est élevée entre eux au sujet du fermage des biens de M. le chevalier...

LA COMTESSE.

Ah !... oui... l’oncle de mon mari... il a de grandes propriétés dans ce pays...

À part.

Quel méchant vieillard ! croire toutes les femmes coquettes !

Haut.

Maurice, il faut être plus raisonnable... je vous y engage.

MAURICE.

Ah ! madame...

LA COMTESSE.

On dit du bien de cette Dorothée... elle est sans doute un peu simple...

Développant ses grâces.

mais, croyez-moi, l’élégance des manières, les grâces de l’esprit... la beauté... tout cela ne suffit pas toujours pour captiver.

MAURICE, avec feu.

Mais lorsqu’on y joint une honte d’ange, une douceur... toutes les vertus... comme vous !

LA COMTESSE, avec tristesse.

Cela n’empêche pas de trouver des cœurs faux et trompeurs, des amis qui vous oublient.

MAURICE.

Des amis qui vous oublient ?... vous !

LA COMTESSE.

Oui, Maurice.

MAURICE, avec explosion.

Mais ils ne vous ont donc pas regardée !

LA COMTESSE, après un premier mouvement de surprise, riant et à part.

C’est tout-à-fait drôle !

 

 

Scène IX

 

MAURICE, LA COMTESSE, ADÈLE

 

LA COMTESSE.

Maurice, vous aurez bien soin de toutes mes belles fleurs qui sont sur la terrasse, mes cactus, mes rhodin... Je suis brouillée avec tous ces noms... vous me les apprendrez... ainsi que leur culture... car je veux devenir savante en jardinage, et je serai votre écolière.

MAURICE, à part.

Mon Dieu ! quel bonheur !

ADÈLE, à part en regardant Maurice.

Je crois que madame vient de se créer de l’occupation.

Haut à la comtesse.

La calèche de madame attend toujours.

LA COMTESSE.

Qu’on la fasse rentrer... je sortirai à pied... seulement un tour dans le parc.

Congédiant Maurice au geste.

Adieu, Maurice.

Il sort ; à Adèle.

Adèle, vous prendrez ce petit châle blanc que vous trouviez si joli hier ; je vous le donne.

ADÈLE.

Madame la comtesse est bien bonne.

La comtesse sort.

 

 

Scène X

 

ADÈLE, puis DONATIEN, puis LE CHEVALIER

 

ADÈLE, seule un instant.

Voilà la bonne humeur revenue... j’en étais sûre. Madame aura trouvé moyen de se faire dire par Maurice qu’elle est jolie, et même de la bouche d’un paysan... ça flatte. La voilà heureuse. Le pauvre garçon ! tant pis pour lui, s’il ne nous arrive pas de Paris un beau monsieur qu’elle puisse tourmenter, car enfin, quand il n’y a pas de gros gibier dans un pays, on tire aux hirondelles ; il faut bien s’occuper : l’oisiveté est la mère de tous les vices. Et moi, qu’est-ce que je vais faire ? C’n’est pas amusant la campagne !

Apercevant Donatien.

Tiens, qu’est-ce que c’est que ça ?

DONATIEN.

Bonjour, mam’zelle.

Il rit.

Il n’est donc pas ici ?

ADÈLE.

Qui ?

DONATIEN.

Mon cousin...

Il rit.

C’est qu’on me l’avait dit.

ADÈLE.

Pourquoi riez-vous ?

DONATIEN.

Moi ? je n’sais pas.

ADÈLE, à part.

Ah ! mon Dieu, qu’il a donc l’air bête !

Haut.

Voyons, que voulez-vous ? qui êtes-vous ?

DONATIEN.

Je suis Donatien Jobal...

Il rit.

Mais j’aime mieux qu’on m’appelle Donatien tout court, parce que dans l’pays ils écorchent les noms, et au lieu de m’appeler Jobal, qui est mon vrai nom de famille, ils m’appellent... Mais au fait, je ne veux pas vous l’dire, parce que vous feriez peut-être comme les autres.

Il rit.

ADÈLE, à part, le regardant en pitié.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu, quel malheur !...

Haut.

Au fait, qui cherchez-vous ?

DONATIEN.

Eh bien ! mon cousin... Maurice... parce qu’il doit m’donner d’l’occupation au château.

Air : Bon berger de Bretagne.

On a besoin d’son zèle
Ici :
J’fus pour l’aider, mam’zelle,
Choisi ;
Il m’faudrait, qu’il m’a dit comm’ ça,
Un beau garçon qui fût bon là !...
Et me v’là !

ADÈLE.

En vérité ?

DONATIEN.

Même air.

Je n’sais pas beaucoup d’choses,
D’accord !
Mais je suis sur les roses
Très fort !
En arrivant j’en trouv’ déjà
Un’ qu’a bien belles couleurs, oui-dà !...
Car vous v’là !

ADÈLE.

Comment donc ! mais c’est fort galant !

DONATIEN.

Faites pas attention, mam’zelle, compliment de jardinier ; j’en dis autant à toutes les filles que je rencontre.

ADÈLE.

Vous êtes trop honnête. Et monsieur Maurice est votre cousin ?...

DONATIEN.

Pour vous servir.

Il rit.

ADÈLE.

Eh bien ! il n’y est pas.

DONATIEN, faisant un mouvement pour sortir.

Adieu, mam’zelle.

ADÈLE.

Un instant donc !... est-ce qu’on s’en va comme ça ? ça n’est pas décent.

DONATIEN.

C’est indécent ?

Il rit.

Je n’savais pas.

Il reste debout devant elle.

ADÈLE, se donnant des airs de grande dame.

Que dit-on dans le pays de notre arrivée ?

DONATIEN.

J’sais pas.

ADÈLE.

Dites-moi, monsieur Job...

DONATIEN.

Donatien... j’aime mieux.

ADÈLE, s’asseyant.

Monsieur Donatien, me connaissez-vous ?

DONATIEN.

Oui, mam’zelle, je vous connaissons... vous êtes domestique au château.

ADÈLE.

Fi donc ! quelle expression ! je suis femme de chambre. Répondez : y a-t-il beaucoup de demoiselles à marier au village ?

DONATIEN, riant.

Hi ! hi ! hi !

ADÈLE.

Qu’est-ce que vous avez ?

DONATIEN.

Je ris de ce qu’vous dites, donc... Vous m’demandez s’il y a beaucoup de demoiselles à marier... Mais elles sont toutes à marier, puisqu’elles sont demoiselles. Y n’y a qu’les femmes qui n’sont plus à marier.

Il rit. À part.

Elle n’a pas d’esprit c’te fille-là !

ADÈLE, à part.

C’est une perfection !

Haut.

Et parmi elles, quelle est celle que vous préférez ?

DONATIEN.

Ah ! j’sais pas... je flotte... parce que, voyez-vous, y en a plusieurs qui m’aiment.

ADÈLE.

Pas possible !

DONATIEN.

Je suis très aimé dans l’pays... moi, j’aurais bien choisi Dorothée Levasseur... mais elle en tient pour mon cousin... Cependant, je crois que le mariage est manqué.

ADÈLE.

Et vous aime-t-elle ?

DONATIEN.

Pisque je vous dis qu’elle en tient pour mon cousin... donc elle n’aime que lui.

ADÈLE.

Ah ! c’est vrai... à la campagne...

DONATIEN, à part.

Elle est très bête...

Haut.

Cependant queuqu’fois elle me regarde...

ADÈLE, minaudant.

Ah !... Est-elle passable ? a-t-elle des airs ?... se met-elle bien ?

DONATIEN, à part.

Tiens, elle me regarde aussi... Est-ce que...

ADÈLE.

Est-elle dans mon genre ?... Comment me trouvez-vous ?

DONATIEN.

Moi ? très bien... très bien... une jolie robe.

ADÈLE.

Donatien, je vous veux du bien... mais il faut vous défaire de vos, airs gauches, rire moins souvent ; c’est mauvais ton. Je vous donnerai des leçons de convenance et de bonne tenue... vous serez mon écolier. Adieu, Donatien.

DONATIEN.

Adieu, mam’zelle.

Il sort.

LE CHEVALIER, qui est arrivé depuis un instant, à part.

Bravo !... elle aussi ! Je viens de rencontrer sa maîtresse dans le parc avec Maurice. Il paraît que ces dames veulent civiliser le pays...

 

 

Scène XI

 

ADÈLE, LA COMTESSE, LE CHEVALIER

 

LA COMTESSE, entrant en riant.

Ah ! ah ! ah ! rien n’est plus plaisant en vérité !

LE CHEVALIER.

La joie est revenue ?

LA COMTESSE.

Mais oui.

ADÈLE.

Que je suis contente de voir madame ainsi !... cela est si contraire a son caractère d’être triste ; madame a une gaieté...

LA COMTESSE, à Adèle.

C’est qu’il a un air si singulier !...

ADÈLE, à demi-voix.

Vous l’avez donc bien tourmenté ?

Elle rit.

LA COMTESSE.

Pas mal.

Elles rient toutes deux.

LE CHEVALIER.

Mettez-moi donc au fait... moi, je voudrais rire aussi.

LA COMTESSE.

Vous mettre au fait, à quoi bon ? vous qui devinez tout... C’est un enfantillage... un jeu...

LE CHEVALIER.

Un jeu innocent... je connais cela. On y jouait beaucoup de mon temps. Il paraît que vous êtes certaine de gagner : vous jouez à coup sûr et sans mise dehors.

LA COMTESSE, riant.

C’est cela ! c’est cela !

LE CHEVALIER.

Mais si le jeu devenait sérieux ?

Air : J’en guette un petit.

L’oiseau parfois, semblable à la coquette,
Près du filet s’amuse à voltiger ;
Et, se moquant du chasseur qui le guette,
Son imprudence affronte le danger.
À le braver en vain il s’accoutume,
Bientôt son aile est prise dans les lacs,
Et, s’il échappe, ce n’est pas
Sans avoir perdu quelque plume.

LA COMTESSE, riant.

Ah ! pour cette fois il n’y a rien à craindre. Le chasseur est trop novice. L’oiseau a échappé à de plus grands dangers ; il est sûr de lui.

LE CHEVALIER.

Alors le jeu est cruel.

LA COMTESSE, un peu troublée.

Que voulez-vous dire ?

ADÈLE.

Allons donc, monsieur le chevalier, vous allez attrister madame la comtesse... A-t-on déjà tant de plaisirs à la campagne ?... c’est de l’envie.

LE CHEVALIER, à la comtesse.

Ne le croyez pas, ma chère enfant ; à Dieu ne plaise que j’attriste les plaisirs de la jeunesse ; je les aime au contraire, ils me raniment, ils me rajeunissent. Je me réchauffe aux dans d’une âme passionnée ; mon esprit s’éveille encore au prestige d’une jeune imagination enflammée par les arts ou charmée par la poésie ; mais ce qui glace, ce qui est la vieillesse anticipée, c’est le froid égoïsme, c’est la vanité qui calcule ce que lui rapportera de plaisir le malheur des autres.

LA COMTESSE.

Ah ! monsieur, vous ne supposez pas...

LE CHEVALIER.

Je ne suppose rien, j’observe.

LA COMTESSE.

Mais, monsieur, vos observations peuvent devenir injurieuses, si vous me jugez d’après l’expérience que vous avez acquise au milieu d’un monde qui, Dieu merci, est loin de nous. Au surplus, je puis mettre au défi votre saga cité.

LE CHEVALIER.

Ainsi, je ne vous prends point en traître ; entre nous, c’est de bonne guerre ; l’ancienne et la nouvelle tactique sont aux prises.

LA COMTESSE, s’efforçant de rire.

Eh ! monsieur, c’est au plus si je comprends ce que vous voulez dire.

ADÈLE, qui a parlé à un domestique qui vient d’entrer.

Madame ! madame ! la jeune Dorothée est là qui demande à vous parler.

LA COMTESSE, à mi-voix.

Dorothée ! qu’elle entre. Elle arrive à propos, mais fais aussi venir Maurice.

ADÈLE, à mi-voix.

Ah ! Oui, pour les voir ensemble, ça nous amusera.

LA COMTESSE, sérieuse.

Du tout. Il est temps d’en finir avec cette mauvaise plaisanterie. Faites ce qu’on vous dit.

ADÈLE, allant porter la réponse au domestique, à part.

Ah ! mon Dieu ! ce vilain chevalier a changé toutes ses idées.

LA COMTESSE, au chevalier qui la salue.

Vous partez, monsieur, vous craignez d’être le témoin d’une de mes bonnes actions, car je songe à réconcilier deux amants.

LE CHEVALIER.

Je vous en félicite.

À part.

Mais je crois que je vais travailler plus efficacement à leur bonheur. Moi aussi ça me fera une occupation.

Il sort par la porte de gauche.

 

 

Scène XII

 

ADÈLE, DOROTHÉE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE.

Mon enfant...

À part.

mais elle est jolie vraiment !

Haut.

que désirez-vous de moi ?

DOROTHÉE.

Madame la comtesse...

Air de Manette.

Chagrine et craintive,
Près de vous j’arrive,
Ma peine est bien vive,
J’viens vous la confier ;
Soyez-moi propice !
Voyez l’injustice ;
Lorsqu’avec Maurice
J’allais me marier,
Voilà que ma mère
S’brouille avec son père ;
Un arrêt sévère
Condamne nos amours.
J’pleure et ma mèr’ gronde ;
Dans sa pein’ profonde,
Mauric’ fuit tout l’monde,
Il change tous les jours,
Et même j’m’aperçois
Qu’il s’éloigne de moi ;
Il a tort ! j’nai pas, moi,
Trahi ma foi !

LA COMTESSE.

Vous vous aimiez beaucoup ?

DOROTHÉE.

Depuis notre enfance nous nous voyions tous les jours. Je ne savais pas alors qu’on pouvait me séparer de lui, et comme mon cœur était tranquille, je croyais ne l’aimer que comme un frère. Mais un jour une dame riche m’emmena à la ville, me donna de belles robes, me fit voir toutes les belles choses de Paris ; mais je m’ennuyais de tout et partout, car je ne voyais plus Maurice, et j’aurais mieux aimé être morte.

Adèle va s’asseoir à gauche et travaille à une broderie.

LA COMTESSE, à part.

Comme elle l’aime !

DOROTHÉE.

Et quand je revins au village, je trouvai Maurice qui m’attendait sur la route, et il me pressa dans ses bras en pleurant, et moi je sanglotais ; voilà, madame la comtesse, comment nous avons Su que nous nous aimions. Alors il me dit : « Pour qu’on ne puisse plus nous séparer, il faut nous marier, Dorothée. » Ah ! ce fut le plus beau jour de ma vie ! nos parents y consentirent, et quand ça allait se terminer, ils se fâchèrent l’un contre l’autre pour une querelle d’argent. Ma mère est un peu intéressée, monsieur Raimond n’aime pas à céder, et nous serons toujours malheureux si vous ne venez à notre secours, madame. Maurice est le filleul de monsieur le Comte.

Air : Reviens à moi.

Rendez-les-moi ces heureux jours
Qui pour nous passaient sans nuage ;
Rendez-moi nos joyeux amours,
Et nos apprêts de mariage :
Il a mon cœur, j’avais sa foi,
Vous voyez quel sort est le nôtre !...
Il n’en peut pas aimer une autre !...
Rendez-le-moi ! rendez-le-moi !

ADÈLE, à part.

Elle s’adresse bien !

LA COMTESSE, émue.

Bien, bien, mon enfant, je vous promets de faire tout ce qui sera en mon pouvoir ; mais vous êtes sûre que Maurice vous aime toujours ?

DOROTHÉE.

Ah ! je n’en veux pas douter. Qui donc pourrait-il me préférer ! Je sais que depuis quelque temps il n’est plus le même avec moi ; mais c’est sans doute par obéissance pour son père, et puis le chagrin nous rend méconnaissables. Il y a des instants où moi-même il me semble que je deviens presque méchante.

LA COMTESSE.

Au surplus, vous êtes jolie, et s’il vous oubliait, un autre...

DOROTHÉE.

Ah ! madame !... il n’y a que lui pour moi... Les autres !... est-ce qu’on peut les comparer à Maurice ?... Lui, c’est le plus beau, c’est le meilleur aussi, le plus brave... L’hiver dernier, quand le père Baudry disparut sous la glace, qui osa l’en retirer au péril de sa vie ? c’est Maurice ! Quand il y a un service à rendre, une bonne action à faire, c’est lui, toujours lui le premier... c’est lui enfin mieux que tout !... Mais vous le connaissez... vous l’avez vu... ainsi... vous savez bien...

ADÈLE, à part.

Oh ! oui, elle le sait !

LA COMTESSE.

Certes, pour un jeune homme élevé au village...

DOROTHÉE.

Je ne sais pas comment sont les messieurs de la ville... mais écoutez donc, madame, comme il est bon... La vieille mère Geneviève... elle ne vivait que de l’argent que son fils, placé à Paris, lui envoyait. Un jour, on apprend qu’il est mort. Maurice recommande le secret pour la pauvre infirme qui n’aurait pas résisté à ce coup... et, pendant deux ans qu’elle a encore vécu, elle a reçu tous les trois mois une lettre et de l’argent, comme si son fils vivait encore... Elle est morte en bénissant ce fils, en espérant qu’il était heureux, et c’était à Maurice qu’elle avait dû deux années d’aisance, de vie et de bonheur... Connaissez vous beaucoup de beaux messieurs de la ville qui feraient mieux que cela ?

LA COMTESSE, émue.

Oh ! non ! cette délicatesse dans la bonté ! il faut avoir une âme bien noble, bien belle !

ADÈLE, à demi-voix à la comtesse.

Ça donne presque du regret d’avoir ri de lui, n’est-ce pas, madame ?

LA COMTESSE, sèchement.

Taisez-vous.

À part.

C’est singulier ! un paysan !

DOROTHÉE.

Ainsi, madame, vous nous protégerez, vous parlerez à son père, à ma mère... Mais je le vois... il vient !... C’est vous qui... Oh ! madame, que vous êtes bonne !

 

 

Scène XIII

 

MAURICE, DOROTHÉE, LA COMTESSE, ADÈLE, puis LE CHEVALIER

 

LA COMTESSE, à part.

Il est vraiment bien !...

En voyant Dorothée Maurice fait un mouvement.

DOROTHÉE, à la comtesse.

Oh ! madame, regardez donc comme il a l’air embarrassé !

LA COMTESSE.

Maurice, voici une jeune fille avec qui je m’entretenais de vous.

MAURICE.

De moi ?

LA COMIESSE, hésitant.

Dorothée est d’une figure... agréable... elle doit plaire à un jeune homme élevé comme elle à la campagne.

LE CHEVALIER, qui vient d’arriver dans le fond du théâtre, à part.

Ah ! c’est bien... écoutons.

LA COMTESSE.

Qui peut faire plus pour votre bonheur qu’une femme qui vous aime ?

MAURICE.

Être aimé !

DOROTHÉE.

N’y êtes-vous pas habitué, Maurice ? Tout le monde vous aime... et vous savez si vous pouvez compter sur moi.

MAURICE, regardant Dorothée et lui prenant la main.

Vous ne me méprisez pas, vous ? vous ne vous moquez pas de moi ?

LA COMTESSE, à part.

Le mépriser ! lui, si noble !

DOROTHÉE, étonnée.

Comment ?...

LA COMTESSE.

Je m’intéresse à vous..., à vous deux, et je compte bientôt plaider votre cause auprès de vos parents.

LE CHEVALIER, se montrant.

Vos généreux désirs vont être comblés, madame, car les voici qui viennent justement.

À part.

Grâce à moi !

Se tournant vers la coulisse.

Par ici, vous autres !

 

 

Scène XIV

 

MAURICE, DOROTHÉE, LA COMTESSE, ADÈLE, LE CHEVALIER, LE PÈRE RAIMOND, LA MÈRE LEVASSEUR, DONATIEN, VILLAGEOIS, VILLAGEOISES

 

MAURICE, à part.

Mon père ! qu’y a-t-il donc ?

LA COMTESSE, au père Raimond.

Monsieur, votre fils est le filleul de mon mari... qui lui porte un vif intérêt... En son nom, je vous prie de consentir au mariage de ces deux jeunes gens qui s’aiment.

MAURICE, à part.

C’est elle !...

RAIMOND.

C’est comme chose faite, madame. Monsieur le chevalier que voilà a eu la bonté de nous faire entendre raison. Tout est dit, Maurice, Dorothée est à toi, et nous sommes tous heureux !

Final de M. Doche.

DOROTHÉE.

Ah ! quel bonheur !
Jour enchanteur !
Je sens battre mon cœur.
Pour moi plus de douleur !
Venez, entourez-moi :
Il a ma foi ;
Et, sans effroi,
Je vais subir sa loi ;
Il est à moi !

CHŒUR.

C’est le signal,
Le gai signal
D’un bal.
Si votre hymen
Se l’ait demain,
Dans ces moments si doux,
Nous serons tous
Au rendez-vous.
Ah ! quel bonheur ! etc.

LA COMTESSE, au chevalier.

Vous m’avez prévenue et je suis irritée.

LE CHEVALIER, à part.

La coquette est désappointée.

Haut.

Nous avons tous deux réussi.

LA COMTESSE, à part.

Il se tait ! il consent !... eh quoi ! Maurice aussi !

CHŒUR.

Le notair’ nous réclame ;
Allons, conduis ta femme :
Dorothée est ta femme.

MAURICE, reculant, parlé.

Ma femme !... elle !...

CHŒUR.

Grands Dieux !
Quel présage affreux !

RAIMOND.

Eh bien ! ne viens-tu pas ? qui te retient ici ?

LE CHEVALIER.

Pourquoi, sans nous parler, nous regarder ainsi ?

DOROTHÉE, allant vers Maurice.

Juste ciel ! qu’a-t-il donc ? est-ce une autre qu’il aime ?
Cher Maurice ! c’est moi : je suis toujours la même.

CHŒUR.

Non, non, ne craignez rien, il sera votre époux.
Qui donc, pour le charmer, l’emporterait sur vous ?

LA COMTESSE.

Si quelque autre eût vraiment attiré son hommage,
Pourrait-il aujourd’hui songer au mariage ?

CHŒUR.

Ah ! grands dieux !
Quel présage affreux !

MAURICE.

Que parlez-vous de mariage ?
Ah ! ne retenez point mes pas !
Non, je ne me marierai pas.

Il sort.

DOROTHÉE.

Que vois-je ? il fuit ! plus d’mariage !
Je l’aimais tant ! Dieu ! quel outrage !

LE CHEVALIER, à part.

Par elle ainsi leur bonheur est troublé :
À son caprice elle a tout immolé.

Ensemble.

CHŒUR.

Quel sentiment ici l’entraîne ?
Qui le fait manquer au devoir ?
À l’amour succède la haine.
Ah ! pour elle quel désespoir !

DOROTHÉE.

Quel sentiment ici l’entraîne ?
Ne dois-je donc plus le revoir ?
À l’amour succède la haine ;
Hélas ! pour moi quel désespoir !

LA COMTESSE.

Il est donc vrai ? l’amour l’entraîne ;
J’ai trop usé de mon pouvoir ;
J’espère réparer sans peine
Le mal que je n’ai pu prévoir.

LE CHEVALIER.

De son triomphe elle est bien vaine,
Car elle a montré son pouvoir.
Plus tard ma vengeance est certaine ;
La punir est tout mon espoir.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un jardin attenant au château ; un bosquet à droite du spectateur. Un couvert est dressé sur une table de ce côté. Un banc de gazon à gauche.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, seule

 

Au lever du rideau elle est placée contre la table et glisse un billet sous la serviette.

Allons, plaçons ce billet ici, sous sa serviette ; il aura moins de chagrin... Cela soulage d’être bon !... Il n’a point paru depuis trois jours !... Il n’est encore que dix heures et demie : à onze heures seulement il viendra, et alors... Eh bien ! alors il faudra que j’aille au-devant de mon mari ! C’est précisément l’heure de son arrivée ; il s’attend à me voir, et c’est bien le moins que je lui doive après un mois d’absence.

 

 

Scène II

 

ADÈLE, LA COMTESSE

 

LA COMTESSE, à Adèle qui entre.

Un jeune homme, un jardinier... doit venir, je crois... pour ces fleurs qui sont arrivées de Paris et qui demandent de si grands soins.

ADÈLE.

Monsieur Maurice ?

LA COMTESSE.

Lui ou un autre, qu’importe ! on a dû avertir quelqu’un de ma part.

ADÈLE, à part.

Oh ! quelqu’un.

Haut.

C’est qu’il y a déjà trois jours que monsieur Maurice n’est venu au château.

LA COMTESSE.

Mais il y en a quinze qu’il en est parti.

ADÈLE.

Sans doute, madame ; mais enfin, il venait de temps en temps... nous voir.

À part.

Deux fois par jour !

Haut.

Donner à madame sa leçon de jardinage ; il la donnait de bon cœur et ne se faisait pas prier. C’était plaisir de le voir !

LA COMTESSE.

Il suffit.

ADÈLE.

Air : Vaudeville de l’apothicaire.

Des fleurs que madame cueillait
Il faisait un herbier sans doute :
De votre main un bel œillet
L’autre jour tomba sur sa route.
Il couvrit de baisers nombreux
Cett’ fleur probablement unique...
Ah ! madame, qu’on est heureux
D’aimer autant la botanique !

LA COMTESSE.

C’est bien, Adèle.

ADÈLE.

Madame, c’était pour vous dire qu’hier je l’ai rencontré dans les environs, causant très vivement avec monsieur votre oncle.

LA COMTESSE.

Avec mon oncle ?

ADÈLE.

Oui, madame. Oh ! il paraît que monsieur le chevalier lui a pardonné d’avoir refusé ce mariage qu’il avait arrangé exprès pour lui, car ils sont souvent ensemble.

LA COMTESSE.

Que m’importe !... Au surplus, s’il vient... quelqu’un...

ADÈLE, à part.

Et il viendra quelqu’un.

LA COMTESSE.

Vous lui ferez servir à déjeuner ici.

ADÈLE.

Madame ira-t-elle à pied au-devant de monsieur le comte ?

LA COMTESSE.

Je pense que oui... Je prendrai le chemin du village.

ADÈLE, avec intention.

De la ferme ?... Mais, madame, c’est le plus long.

LA COMTESSE, avec aigreur.

Vous croyez ?... Ne conduit-il pas à la route de Paris ?

ADÈLE.

Sans doute. C’est donc de Paris que revient monsieur le comte ?

LA COMTESSE.

Oui. Il avait dû y accompagner le prince à la suite de son voyage.

ADÈLE.

Ah ! c’est juste.

LA COMTESSE.

J’aperçois monsieur d’Eaubonne ; il vient de ce côté, Adèle, n’oubliez pas mes ordres.

ADÈLE.

Pour le déjeuner ?... Il suffit, madame.

La comtesse sort.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, ADÈLE

 

LE CHEVALIER, entrant.

Elle s’éloigne !... Elle va au-devant de son mari ?... Bien, très bien !...

Haut.

Dites-moi, mademoiselle, vous n’auriez pas vu Maurice par ici ?

ADÈLE.

Je soupçonne qu’il ne peut tarder à venir, car je sais que Georges est allé le trouver hier de la part de madame, pour des fleurs...

LE CHEVALIER.

Je vous remercie.

Adèle salue et sort.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, seul

 

Bien, très bien !... J’étais sûr d’avoir aperçu Maurice rôdant. Enfin, il ne l’a pas vue, voilà l’essentiel... Ah ! madame la comtesse, vous n’êtes pas coquette ! et par vanité seulement, pour me faire pièce, à moi, d’un mot vous détruisez le bonheur d’une pauvre jeune fille, vous annulez un mariage renoué par moi non sans peine et sans sacrifices, et vous vous faites un jeu d’entretenir un amour que vous ne voulez point partager... Prenez-y garde ! je vous forcerai de vous apercevoir que vous jouez avec du feu. Entre nous maintenant, c’est une guerre à mort. Si Maurice suit bien mes leçons, il m’aidera dans celle que je veux donner... Ah ! çà, et le comte, dans tout cela !... Ah ! dame, le comte !... quand on fait la guerre on ne peut pas songer aux intérêts de tout le monde... Au surplus, un paysan, ça a si peu d’importance !... ça ne devrait pas compter... Mais, je ne me trompe pas ; c’est Maurice qui accourt de ce côté... Comme il saute les fossés ! comme il enjambe par-dessus les haies !... Diable ! mon élève se dérange.

 

 

Scène V

 

MAURICE, LE CHEVALIER

 

MAURICE, hors d’haleine ; il regarde sa montre et ne voit pas d’abord M. d’Eaubonne.

Pourvu qu’il ne soit pas trop tard !... Non, non... il s’en faut encore de vingt minutes.

LE CHEVALIER.

Où courais-tu donc si vite ?

MAURICE, surpris.

Ah ! c’est vous, monsieur le chevalier Pardon... c’est que... on m’attend à onze heures...

LE CHEVALIER, ironiquement.

Oui... et tu arrives à dix heures et demie.

MAURICE.

C’est que je craignais d’être en retard.

LE CHEVALIER.

Et c’est ainsi, monsieur, que vous suivez mes conseils ? Ne m’aviez-vous pas promis de ne remettre les pieds au château qu’avec mon autorisation ?

MAURICE, avec feu.

Mais c’est elle... elle-même, monsieur, qui m’a fait demander.

LE CHEVALIER.

C’est déjà bon ! Mais répondez, monsieur ; vous eût-elle fait demander, si je ne vous avais forcé de rester trois jours retiré dans votre tente, comme Achille ? Gardons le statu quo, mon garçon ; si nous nous rendons à la première sommation, nous sommes perdus.

MAURICE.

Cependant je ne puis lui désobéir.

LE CHEVALIER.

Il s’agit bien, parbleu, de désobéissance !

Air : Femmes, voulez-vous éprouver.

Au jeu l’on est dupe d’abord,
A dit madame Deshoulière ;
Puis-on devient fripon, d’accord :
En amour c’est tout le contraire.
Jeune il faut, crois-en ma leçon,
Dans ce grand art qui nous occupe,
Commencer par être fripon :
On a tout le temps d’être dupe.

MAURICE.

Monsieur !...

LE CHEVALIER.

Ma nièce est sage, mais elle est coquette... coquette en diable !... D’autant plus qu’elle pense que sa vertu doit lui faire pardonner sa coquetterie... Jeune, gaie, désœuvrée, elle s’amuse d’une folie qui caresse sa vanité et qui l’aide à passer le temps.

MAURICE.

Vous êtes sévère, monsieur ! Non, cette belle comtesse, dont l’expression est si bienveillante, si douce, si noble, n’est pas ce que vous la supposez. Non, elle ne sait pas mon amour. Si elle le savait, il pourrait exciter sa colère ; mais son mépris... c’est impossible, je l’aime trop !

LE CHEVALIER.

Ah ! c’est déjà une faute. Voyons, qu’espères-tu ?

MAURICE.

Moi ?... rien.

LE CHEVALIER.

Du moins, tu n’es pas exigeant.

MAURICE.

La voir... lui parler... n’est-ce pas plus qu’il n’en faut à mon bonheur ? Qu’elle sache seulement que mon dévouement est tel qu’aucun sacrifice ne me coûterait... Ma vie lui appartient !

LE CHEVALIER.

Tout ça, c’est fort joli ; mais ça n’a pas le sens commun.

MAURICE.

Comment ?

LE CHEVALIER.

Feu mon ami le duc de Lauzun t’aurait rangé parmi ceux qu’il appelait les gardes d’honneur de ces dames ; mais n’importe, je ne t’abandonnerai pas... Et, malgré toi, tu seras amoureux d’après les principes de l’art.

MAURICE.

Un art !...

LE CHEVALIER.

Sois tranquille ; j’ai étudié aux bonnes sources : Tilly, Lauzun, Lauraguais, j’ai connu tout cela... ils ont été mes maîtres. Voyons, arrivons au fait : veux-tu, décidément, que ma nièce se moque de toi ?

MAURICE.

Oh ! non.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! partons d’ici avant qu’elle soit de retour.

MAURICE.

Et je reviendrai ?

LE CHEVALIER.

Si elle t’envoie chercher de nouveau... peut-être...

MAURICE, avec étonnement et une sorte d’effroi.

Elle m’attendrait, et je ne viendrais pas !

LE CHEVALIER.

C’est cela même.

MAURICE.

Et ces fleurs que je dois arranger ?

LE CHEVALIER.

Ces fleurs ?...

Apercevant Donatien.

Tiens ! voici quelqu’un qui te remplacera.

Il appelle.

Holà ! hé !... Pardieu ! Dorothée est avec lui, c’est un heureux hasard !

MAURICE.

Pourquoi ?

À part.

Pauvre Dorothée !

LE CHEVALIER.

Laisse-moi faire.

 

 

Scène VI

 

MAURICE, LE CHEVALIER, DOROTHÉE, DONATIEN

 

DONATIEN, accourant ; il porte une tarte à la main.

Me v’là ! me v’là !

À la cantonade.

Par ici, mam’zelle, par ici.

Au chevalier.

C’est Dorothée qu’est avec moi... Dorothée Levasseur... parce que, comme elle a été un peu indisposée, oh ! mon Dieu ! la pauvr’ fille ! elle ne rit plus, elle ne danse plus, et le médecin veut qu’elle se promène et alors j’lui prête mon bras.

À Dorothée qui entre.

V’nez, mam’zelle, v’nez.

DOROTHÉE, apercevant Maurice, à part.

Dieu !... Maurice !

MAURICE, à part, et avec tristesse.

Comme elle est changée !

LE CHEVALIER, à Dorothée.

Bonjour, ma belle enfant. En vérité, elle est charmante !

DOROTHÉE.

Vous êtes bien bon.

LE CHEVALIER.

Non, vraiment... Nous parlions de vous à l’instant, et Maurice me disait...

DOROTHÉE.

Oh ! je ne pense pas que monsieur Maurice s’occupe de moi.

S’efforçant de prendre un air de légèreté.

Et au fait, pourquoi y songerait-il ?

MAURICE.

Dorothée, vous ne pouvez douter de l’amitié que je ne cesserai jamais d’avoir pour vous : ma conduite a pu vous paraître odieuse ; mais si vous saviez !...

DOROTHÉE.

Qu’ai-je besoin de savoir ?...

MAURICE.

Vous me pardonneriez.

DOROTHÉE.

Je vous pardonne sans cela, monsieur. Quels torts avez-vous eus ? Vous avez cru m’aimer, vous ne m’aimiez pas : voilà tout... moi-même, peut-être aussi m’étais-je trompée ! La vie est si longue, on ne peut pas toujours aimer la même personne.

DONATIEN, à part.

C’est pour moi qu’elle dit ça !

DOROTHÉE, avec une feinte gaieté.

Et puis on se console... Quant à moi, je suis toute consolée !

LE CHEVALIER, à part.

À la bonne heure ! Parlez-moi des femmes, pour ces choses-là !... Elle n’a pas eu besoin de prendre de mes leçons... Elles naissent avec ça !

DOROTHÉE, qui sent qu’elle s’attendrit.

Partons, Donatien.

DONATIEN, à part.

M’aime-t-elle !

Haut, au chevalier.

Vous n’aviez rien de plus à me dire, monsieur le chevalier ?

LE CHEVALIER.

Si fait ! si fait !... Diable ! un instant, donc. La comtesse désire que ses belles fleurs, arrivées hier, soient placées sur sa terrasse.

MAURICE, bas au chevalier.

Mais, monsieur... je ne puis...

LE CHEVALIER.

Silence !

DONATIEN.

ça serait avec plaisir ;

Il rit.

mais ça n’se peut pas dans ce moment ici...

Il rit.

parce que v’là une tarte aux pommes qu’il faut que j’porte à l’office du château.

À part.

Je l’ai laissé tomber dans la mare en v’nant... Mais c’est sans doute pour la valetaille... tant pis ; c’est assez bon pour eux.

Il rit.

LE CHEVALIER.

Tu nous donnes là de jolies raisons.

DONATIEN.

Oh ! c’est pas tout...

MAURICE.

Les autres sont inutiles : c’est moi que madame la comtesse a chargé du soin de ses fleurs.

DONATIEN.

À la bonne heure !... Aussi je m’disais : je viens d’la rencontrer tout à l’heure qui rejoignait sa voiture qui l’attendait sur la grande route, et elle ne m’a rien dit.

MAURICE.

La comtesse ?

DONATIEN.

Elle-même... N’est-ce pas, mam’zelle Dorothée ?

LE CHEVALIER.

Certainement.

MAURICE, au chevalier, à mi-voix.

Vous le saviez ?

DONATIEN.

Elle doit être loin, à présent.

MAURICE, à demi-voix, au chevalier.

Elle est partie !... Oui... oui ; vous aviez raison... elle se jouait de moi.

Haut.

Donatien, effectivement elle m’en avait chargé ; mais tu me ferais plaisir... en me débarrassant de cette tâche... de cette corvée...

DONATIEN.

Mon cousin, je n’peux pas ; mam’zelle Dorothée a besoin de mon bras pour s’en retourner... 

LE CHEVALIER.

Eh bien ! Maurice lui offrira le sien.

DOROTHÉE.

Oh ! non.

DONATIEN.

Oh ! non, non, non, non... Ça n’se peut pas.

 

 

Scène VII

 

MAURICE, LE CHEVALIER, DOROTHÉE, DONATIEN, ADÈLE, GEORGES, ils entrent l’un portant un jambon, l’autre un pâté

 

GEORGES.

J’vous r’mercie, mam’zelle Adèle, d’avoir bien voulu m’aider.

ADÈLE, à part.

C’est que je suis curieuse de savoir...

DONATIEN.

Tiens ! nous v’là tous les trois avec queuqu’chose.

Georges et Adèle déposent ce qu’ils portent sur une petite table.

LE CHEVALIER.

Qu’est-ce donc que tout cela ?

ADÈLE.

C’est le déjeuner que madame la comtesse a commandé

Avec intention.

pour le quelqu’un qui doit arranger ses fleurs.

DONATIEN, se retournant vivement.

Oh ! oh !... il est soigné le déjeuner !

Il rit.

GEORGES.

J’crois bien, un jambon de Bayonne !

DONATIEN.

De Bayonne ! un jambon étranger.

ADÈLE.

Un pâté de foie gras aux truffes.

DONATIEN.

J’connais pas... mais je n’serais pas lâché de faire connaissance...

LE CHEVALIER, à Donatien.

Allons, mon garçon, c’est une bonne fortune qui t’arrive.

DONATIEN, regardant tour à tour Dorothée et le déjeuner.

Au fait... pour faire plaisir à madame la comtesse.

ADÈLE, à part.

Comment ! c’était pour lui !

Haut.

Allons, monsieur Job...

DONATIEN.

Donatien.

ADÈLE.

Mettez-vous à table ; je veux avoir l’honneur de vous servir.

DONATIEN.

Vous ne m’en voulez pas, mam’zelle Dorothée ?... C’est que les ordres de madame la comtesse...

À part.

Foie gras aux truffes !

Haut.

Les bontés qu’elle a pour nous.

À part.

Jambon de Bayonne !

DOROTHÉE.

Moi ? je ne vous en veux pas le moins du monde... Adieu, Donatien.

DONATIEN, avec embarras.

Si monsieur le chevalier voulait...

À Maurice.

Si mon cousin voulait...

Au domestique.

Si monsieur Georges...

LE CHEVALIER.

Air : Gymnasiens, remettez à quinzaine.

Retirons-nous ; qu’il se mette à l’ouvrage,
Pour s’acquitter de son double devoir.
Donatien, à table et bon courage,
Bon appétit ! et travaille... à revoir !

Offrant son bras à Dorothée.

Ma belle enfant, voulez-vous bien permettre ?
Appuyez-vous sur mon bras sans effroi :
Je ne peux plus, hélas ! vous compromettre,
Et c’est vraiment bien affligeant pour moi.

Ensemble.

DONATIEN.

Retirez-vous ; je me mets à l’ouvrage
Pour m’acquitter, etc.

ADÈLE.

Retirez-vous, etc.

MAURICE, LE CHEVALIER et DOROTHÉE.

Retirons-nous, etc.

Le chevalier offre le bras à Dorothée ; Maurice les suit. Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

ADÈLE, DONATIEN

 

DONATIEN.

Comment ! il faut que je mange tout ça à moi seul ?

ADÈLE.

Sans doute.

DONATIEN.

Ça sera long. Voulez-vous me débarrasser de ma tarte, s’il vous plaît ?

ADÈLE.

Mais c’est pour vous qu’on l’a commandée.

DONATIEN.

Oh ! non, non... je n’en mange pas.

ADÈLE.

Pourquoi ça, donc ?

DONATIEN.

Oh ! non, non... ça serait du propre !

ADÈLE.

Comment ?

DONATIEN.

Enfin, suffit.

ADÈLE, à part.

Il est fou, ce garçon !

Haut.

Allons, mettez-vous là ; moi, je vais chercher un siège et je vous tiendrai compagnie.

Elle sort un instant.

DONATIEN, se mettant à table.

Je vous tiendrai compagnie !... Comme elle me regardait en disant ça, mam’zelle Adèle... Voyons, attaquons...

Il déploie sa serviette et voit le billet.

Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que ça ?... Un billet !... sous ma serviette ! Qu’est-ce qui m’écrit ainsi en catimini ?... Pas de signature !

Lisant.

« Je suis forcée de m’éloigner un instant ; attendez-moi : à mon retour vous me donnerez quelques éclaircissements sur la singularité de votre conduite : me comprenez-vous ? »

Parlant.

Non, j’comprends pas... Mais qui donc ?... Ah ! que j’suis bête !... j’comprends.

En mangeant.

Ma foi ! mam’zelle Adèle, j’en suis bien fâché ; mais pour le moment ça m’est difficile... C’est ben drôle qu’elles en veulent toutes comme ça au même homme !... Qu’est-ce que j’ai pour les séduire ?... Je sais que le physique y est, mais c’est fort embarrassant...

Apercevant Adèle.

Oh ! la v’là !... et les éclaircissements qu’elle m’a demandés !

ADÈLE, revenant avec une chaise de jardin.

Ah ! eh bien, monsieur Donatien, qu’est-ce que vous me direz ?

DONATIEN, se levant.

Écoutez, mam’zelle Adèle... si ma conduite a pu vous paraître singulière...

ADÈLE.

Votre conduite ?

DONATIEN.

Il n’y a pas d’ma faute... on n’peut pas aimer tout le monde.

ADÈLE.

Qui vous prie d’aimer tout le monde ?

DONATIEN.

J’sais ben... mais, Adèle, n’vous désolez pas... prenez patience ! aimez-moi toujours... on ne sait pas ce qui peut arriver.

ADÈLE.

Qu’est-ce que ça veut ire.

DONATIEN.

Ça veut dire : aimez-moi toujours.

ADÈLE, stupéfaite.

Comment ?

DONATIEN.

Air : Si vous vouliez (Fra Diavolo).

Je comprends bien, (bis.)
Et ça m’flatte, je vous l’confesse ;
Pour m’instruire de vot’ tendresse,
Vous avez pris un bon moyen :
Je comprends bien. (bis.)
Je voudrais répondre à vot’ flamme ;
Mais on n’peut épouser qu’un’ femme :
Jugez vous-mêm’ mon embarras...

ADÈLE.

Je n’comprends pas.

DONATIEN.

Dieu ! qu’elle est bête ! ell’ n’comprend pas !

ADÈLE.

Dieu ! qu’il est bêt’ !... je n’comprends pas !

Il est fou !

DONATIEN.

Oui ; mais pour le moment c’est de Dorothée... Silence ! v’là la bourgeoise !

Il se remet à table.

ADÈLE, à part.

Si j’y entends un mot...

 

 

Scène IX

 

ADÈLE, LA COMTESSE, DONATIEN, à table

 

LA COMTESSE, s’avançant, croyant trouver Maurice.

Eh bien !... que faites-vous donc là ?

DONATIEN.

Madame voit : j’exécute ses ordres.

LA COMTESSE.

Des ordres !... à vous !

DONATIEN.

Oui, madame ; c’est moi que je remplace Maurice.

LA COMTESSE.

Ah !

ADÈLE, à part.

Je commence à comprendre.

DONATIEN.

Il avait des affaires et il m’a prié...

LA COMTESSE.

Ah ! c’est lui qui vous a prié de le remplacer.

DONATIEN.

Lui-même. Il m’a dit : Débarrasse-moi de cette corvée-là !... Oh ! ne craignez rien, madame la comtesse, je connais les fleurs aussi bien que lui, et quant au déjeuner, je me flatte...

LA COMTESSE.

C’est bon, laissez-moi.

Montrant la table.

Adèle, enlevez tout ça.

DONATIEN.

Madame, c’est que j’nai pas fini...

À part.

Il paraît que ça lui est égal.

Il aide Adèle à enlever la table.

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, seule, assise sur lé banc de gazon, et droite de l’acteur

 

Jamais je ne me suis sentie aussi maussade !... Monsieur le comte qui revient par un chemin pendant que je vais au-devant de lui par un autre !... Et ce Maurice !... Quelle insolence ! une corvée ! S’il ose se représenter au château, je le ferai chasser.

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, MAURICE

 

MAURICE, dans le fond.

Je crois que j’ai bien compris le vieux : il faut suivre ses conseils... Essayons.

Il s’approche.

LA COMTESSE, l’apercevant.

Ah ! vous voilà, monsieur ?

MAURICE, affectant l’indifférence.

Madame la comtesse n’a rien à m’ordonner ?

LA COMTESSE, avec aigreur.

Et que voulez-vous donc que je vous ordonne ? vous n’avez pas voulu vous donner la peine d’arranger vous même mes fleurs.

MAURICE, à part.

Elle est fâchée, c’est bon signe, elle voulait que ce fût moi !

Haut.

J’ai cru que mon cousin ou moi c’était tout un... Un jardinier, ou un jardinier, n’est-ce pas la même chose ?

LA COMTESSE, avec beaucoup d’impatience.

C’est vrai, vous avez raison, c’est la même chose pour moi, un paysan... ou un paysan...

MAURICE, à part.

Un paysan !

LA COMTESSE, se levant.

Je pensais que c’était un plaisir de venir au château.

MAURICE.

Un plaisir qui m’a coûté trop cher !

LA COMTESSE.

Mais je vois que je me suis trompée, que vous ne vous souciez pas de venir ici... que vous seriez fâché de m’être utile... enfin, que vous avez de l’éloignement... que sais-je ? peut-être même de l’aversion pour moi.

MAURICE.

Vous croyez cela, vous, madame ?...

LA COMTESSE.

Depuis trois jours avez-vous daigné accorder un souvenir aux personnes qui vous avaient témoigné de... l’intérêt ? Votre absence...

MAURICE, à part.

Elle s’en est aperçue !

Haut.

Vous l’attribuez à de l’aversion ?

LA COMTESSE.

Votre conduite le prouverait.

MAURICE.

Et vous n’avez que cette manière de l’expliquer, ma conduite ?

LA COMTESSE.

Comment l’expliquerai-je autrement ? Au reste, je suis bien bonne de la remarquer... Venez, ne venez pas, que m’importe ? quel intérêt puis-je y prendre ?

MAURICE, tristement.

Ah ! c’est juste !

LA COMTESSE.

Et pourtant il est pénible de se voir haï quand on n’a rien fait pour cela.

MAURICE.

Haï !

LA COMTESSE.

Ce ne peut être que la haine qui, aujourd’hui par exemple, vous a empêché de me rendre un service que j’attendais de votre complaisance.

MAURICE.

De la haine ?... moi !... Eh bien, oui, je vous hais !

LA COMTESSE.

Vous !... que voulez-vous dire ?

MAURICE.

C’est de la folie !... C’est quelquefois de la fureur !... Vous, si belle, si grande dame, si élégante, si brillante !... Et moi, un pauvre paysan, séparé de vous pour toujours !... Savez-vous ce qui se passe là, quand je me dis : Il y a des hommes qu’elle peut voir chaque jour, entendre à chaque moment ; qui partagent ses plaisirs, qui s’asseyent à côté d’elle dans ses salons dorés, dans les fêtes, dans les spectacles !... Peut-être ces hommes sont-ils là sans émotion ; la regardent-ils sans trembler ; entendent-ils sa voix sans que leur cœur batte comme le mien dans ce moment ?... Mais non ! cela n’est pas possible ! Ils l’aiment, ils l’adorent, ils oseront le lui dire !... Et moi... moi !...

LA COMTESSE, imposante et voulant l’arrêter.

Maurice !...

MAURICE.

Ah ! vous m’écouterez !... Vous l’avez voulu !... Pourquoi m’avez-vous demandé la cause de mon éloignement ?... Vous la saviez.

LA COMTESSE.

Moi !...

MAURICE.

Vous la saviez... Et peut-être vouliez-vous rire des tourments de mon cœur ?

LA COMTESSE, faisant un mouvement.

Ah ! Maurice, c’en en est trop !

MAURICE, la retenant.

Non, vous ne fuirez pas !... vous resterez !... vous resterez !...

LA COMTESSE.

Laissez-moi !...

MAURICE.

Non, vous avez beau faire, vous m’écouterez !... Une fois au moins vous m’aurez entendu dire : Je vous aime ! Il me semble qu’ici, en face du ciel, sous ces arbres, près de ces fleurs, je me sens moins séparé de vous que dans vos brillants salons !... Ce n’est plus une grande dame devant laquelle je suis mal à l’aise ; c’est une femme !... une femme adorée !... ou plutôt c’est un ange avec son doux regard, sa voix touchante, avec ce charme inconnu qui me ravit !... c’est vous, enfin !

LA COMTESSE.

Vous osez !...

MAURICE.

Ah ! vous avez ri peut-être de mon amour ?... Mais tenez !... Mon cœur... il semble vouloir s’échapper de ma poitrine !... C’est la fièvre !... une fièvre mortelle !... un amour qui peut tuer !... Eh bien, riez-vous encore !... Oh ! non, vous tremblez aussi, je crois ?... N’est-ce pas que vous n’aviez jamais vu souffrir comme cela ?... qu’on ne vous a jamais aimée ainsi ?

LA COMTESSE.

Et qui donc aurait osé me dire de pareilles choses... à moi ?

MAURICE.

Croyez-vous vraiment que cet amour que vous cherchez à faire naître n’a pas le droit de s’exprimer ?

LA COMTESSE.

Qu’osez-vous penser !... Moi, chercher à faire naître votre amour ?

MAURICE.

Oh ! pardon, pardon !... Je vous accuse quand je devrais, quand je voudrais bénir, adorer toutes vos paroles !

LA COMTESSE, émue et d’un ton plus doux.

Laissez-moi, Maurice, vous me faites peur.

MAURICE, avec joie.

Mon amour vous fait peur ?... Il ne vous fait donc pas rire ?...Vous me craindrez, et vous ne me mépriserez pas ?... Je suis content !

LA COMTESSE, avec émotion.

Vous mépriser, Maurice !... L’avez-vous pu croire ?

 

 

Scène XII

 

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, MAURICE

 

LE CHEVALIER, entrant.

Ahie ! ahie ! ahie !

LA COMTESSE, l’apercevant.

Mon oncle !

MAURICE, à part.

Ah ! c’est le vieux... Je n’ai pas fait comme il m’avait dit ; mais je sens que ça vaut mieux.

LE CHEVALIER, après les avoir regardés.

Eh bien ! de quoi s’agit-il donc ?... Vous avez l’air tout émue, ma nièce... votre visage est animé. Est-ce que vous le grondiez, ce pauvre Maurice ?

LA COMTESSE.

Moi ?... certes non.

LE CHEVALIER.

Ah ! oui, je me trompais ; car en y regardant de plus près, je n’ai jamais vu à Maurice l’air si heureux.

LA COMTESSE, à part.

Que va-t-il penser, grand Dieu !

LE CHEVALIER.

Mais enfin, qu’y a-t-il ?... Vous n’êtes ni l’un ni l’autre dans un état... calme... Vous vous taisez ?... Allons, j’ai tort d’insister, je le vois ; il est des secrets qu’on peut deviner, mais dont il n’est pas permis de parler : c’est chose convenue... Du moins, autrefois c’était ainsi.

LA COMTESSE, avec colère.

Autrefois !... autrefois !... Aurait-on osé supposer ?...

LE CHEVALIER, souriant.

Oh ! il y a des gens qui osent tout.

LA COMTESSE, avec une fierté dédaigneuse.

Au reste, monsieur, vous aviez deviné juste en pensant que je grondais monsieur Maurice.

LE CHEVALIER.

Ah ! vous le grondiez !

LA COMTESSE.

Oui, sans doute ; pour avoir manqué à sa promesse.

LE CHEVALIER, avec une naïveté affectée.

Oh ! j’y suis ! sa promesse... d’épouser Dorothée, n’est-ce pas cela ?

LA COMTESSE, vivement.

C’est cela même.

LE CHEVALIER, d’un ton crédule

Pardieu ! j’avais vu cela tout de suite... Je connais les femmes... je sais si bien l’intérêt qu’elles se portent mutuellement !... les regrets d’une femme abandonnée les touchent tant !... surtout quand cet abandon vient d’un amour dont elles...

LA COMTESSE, l’interrompant vivement et avec dédain.

Touchées !... intérêt mutuel !... que signifient de pareilles expressions dans cette circonstance ? Qu’y a-t-il qui puisse rapprocher la fille de mon fermier que je protège, de... Mais fi donc ! en vérité, vous n’y pensez pas !... Ces jeunes gens peuvent et doivent être heureux ensemble ; ils sont faits l’un pour l’autre... et je disais à Maurice que ce mariage devait avoir lieu... voilà tout.

MAURICE, à part.

Quel dédain !

LE CHEVALIER, à part.

La vanité la sauverait-elle ?

Haut.

Je m’en doute parbleu bien que c’est là ce que vous disiez à Maurice !... mais que répondait-il ?

MAURICE, très piqué.

Il répondait qu’il dispense madame la comtesse d’un aussi vif intérêt.

LE CHEVALIER.

Ah !

LA COMTESSE.

Quel est donc ce bruit ?

LE CHEVALIER.

Eh !... c’est mon neveu qui arrive.

LA COMTESSE.

Mon mari !...

Elle jette un regard dédaigneux à Maurice, et fait quelques pas vers le fond pour aller au-devant de son mari qui entre.

MAURICE, à part.

Comme mon amour révolte sa fierté !

 

 

Scène XIII

 

LA COMTESSE, LE COMTE, LE CHEVALIER, MAURICE, VILLAGEOIS, VALETS, quelques gardes nationaux ruraux

 

LE CHŒUR.

Air : Victoire ! victoire ! (fragment du final du premier acte de Diavolo).

Pour le pays c’est une fête !
Not’ commandant est de retour ;
Il vient se r’mettre à notre tête :
Chantons, célébrons ce beau jour !

LE COMTE, aux villageois.

Oui, je m’en glorifie.

À la comtesse.

Eh bien ! ma chère amie,
Toujours aussi jolie ?

LA COMTESSE.

Vers vous, l’âme ravie,
J’avais couru vainement.

LE COMTE.

Quel aimable empressement !

LE CHŒUR.

Recevez not’ compliment !
Pour le pays, etc.

LE COMTE.

Ah ! voilà Maurice !... Diable ! il a maintenant une tournure d’élégant !

MAURICE.

Monsieur le comte se porte bien ?

LE COMTE.

À merveille...

À la comtesse.

Et vous aussi, ma chère amie ?... Vous avez, je le vois, supporté la solitude avec une admirable résignation... Eh bien ! je me fais une joie de vous en récompenser en vous ramenant au milieu des plaisirs de Paris.

LA COMTESSE.

Moi ?

MAURICE, à part.

Grand Dieu !

LE COMTE, à demi-voix à la comtesse et au chevalier.

Tout est fini ! il n’y a plus le moindre danger.

LA COMTESSE.

Ah !

LE COMTE.

Le prince est passionnément amoureux de madame de Rostanges ; il est même fort bien traité.

LA COMTESSE.

Mon amie intime !... celle qui m’encourageait à le fuir ?

LE CHEVALIER.

Allons ! c’est encore comme autrefois.

LE COMTE.

Oui, ma chère, elle-même... Oh ! mais le prince est d’un tendre !...

LA COMTESSE, regardant Maurice, à part.

Quelle différence !... Pauvre Maurice !

LE COMTE.

Pour que nous ne soyons plus tentés de revenir dans cette terre qui vous déplaît, je vous annonce que d’après le désir que vous m’avez manifesté, je la vends : j’ai trouvé un acquéreur.

MAURICE, à part.

C’en est donc fait !

LA COMTESSE.

Vendre votre terre !... Y pensez-vous ?

LE COMTE.

Mais c’est vous qui l’avez désiré.

LE CHEVALIER.

Oh ! ma nièce alors ne l’avait pas habitée pendant un mois, elle ne connaissait pas toutes les ressources qu’on y peut trouver contre l’ennui.

LE COMTE.

En vérité ?

LE CHEVALIER.

Aujourd’hui c’est bien différent.

LA COMTESSE, à part.

Il me raille...

Haut et avec insouciance.

Du reste, mon ami, ce sera comme vous voudrez. Nous reparlerons de cette vente ; car, en ce moment, vous devez avoir besoin de repos... rentrons au château.

LE COMTE.

Oui, vous avez raison, rentrons. Venez, mon oncle ; adieu, Maurice.

Ils sortent tous, excepté Maurice.

 

 

Scène XIV

 

MAURICE, seul

 

Elle s’éloignera !... Je ne la verrai plus !... Jamais !...Eh bien, tant mieux ! Comme elle était dédaigneuse, méprisante ; comme son orgueil s’est révolté quand elle a cru qu’on lui supposait quelque affection pour moi !... Un paysan !... Ces jeunes gens se conviennent !... Oh ! je la hais !... Quelle folie est venue là me prendre, sans me laisser aucun repos !... Cette pauvre Dorothée ! quand je l’ai mais, je n’éprouvais rien de semblable.

 

 

Scène XV

 

ADÈLE, MAURICE

 

ADÈLE.

Monsieur Maurice ?

MAURICE.

Que me voulez-vous ?

ADÈLE, lui remettant un billet.

Prenez ce billet et lisez.

MAURICE, étonné.

Moi !

ADÈLE.

Lisez donc.

À part, en sortant.

Pauvre garçon !... Il n’a pas encore l’habitude... oh ! ça viendra.

Elle sort.

 

 

Scène XVI

 

MAURICE, seul, lisant

 

« Maurice, mon oncle a deviné votre folie ; d’autres la sauraient bientôt : on croirait que je l’ai encouragée ; il me faudrait rougir : cela ne sera pas. Mariez-vous, Maurice, mariez-vous avec Dorothée. S’il est vrai que j’aie quelque empire sur vous, je vous l’ordonne ; Maurice, je vous en prie. Obéissez-moi : le soin de ma réputation le commande. »

Parlant.

Le soin de sa réputation !... Non : c’est sa vanité qui commande... Et moi, mon amour, mon bonheur ne sont comptés pour rien !... Elle se joue de mon repos !... et portant sa voix, sa présence troublent toutes mes idées !... Ma raison est là, s’armant contre elle ; et un charme inconcevable me livre en esclave à sa volonté !... Un jour, peut-être, tant d’amour la touchera !... Elle m’aimerait !... Mon Dieu ! être aimé d’elle, ne fût-ce qu’un jour, cette idée me rendrait fou !... Et un mariage, en ce moment !... Un mariage !... Elle le veut, ce mot répond à tout... Elle le veut !... Qui, j’épouserai Dorothée... Dorothée !... cette douce jeune fille, si bonne, si tendre... La tromper !... Non : je lui ferai connaître l’état de mon cœur, et si elle consent...

Il s’assied.

 

 

Scène XVII

 

DOROTHÉE, DONATIEN, l’entrainant presque de force, MAURICE

 

DONATIEN, en entrant.

Puisque vous êtes encore ici, venez, mam’zelle, venez...

À Maurice.

Ah ! je te trouve enfin.

MAURICE.

Que me veux-tu ?

DOROTHÉE, à Donatien.

Laissez-moi donc, Donatien.

DONATIEN.

Non pas ; il faut que Maurice décide tout. Je le fais notre juge : n’est-il pas vrai, mon cousin, que tu n’aimes plus Dorothée ?

MAURICE.

Qui t’a dit cela ?

DONATIEN.

Tiens ! c’te farce... est-ce que je ne le sais pas ? est-ce que tout le monde ne le sait pas dans le village ?

MAURICE.

Que t’importe ?

DONATIEN.

Comment donc ! ça m’importe beaucoup, parce que je veux bien lui donner la préférence.

MAURICE.

La préférence !... à qui ?

DONATIEN.

À mam’zelle Dorothée, donc... Il a me tout je ne sais comment... Ce garçon-là a un coup de marteau, c’est sûr... Mais Dorothée se souvient encore de vos anciens engagements, et alors je viens te prier de vouloir bien lui dire, et cela le plus poliment possible, parce qu’avant tout faut de la politesse avec les dames, de lui dire donc que tu ne veux plus d’elle et que tu n’en voudras jamais.

MAURICE.

Quoi ! Dorothée, vous vous souvenez encore de nos anciens  engagements ?

DOROTHÉE.

Hélas ! pour mon malheur !

MAURICE.

Vous avez cru pourtant qu’ils étaient à jamais rompus ?

DOROTHÉE.

Il m’a bien fallu le croire ?... Et c’est là mon chagrin.

MAURICE.

Et si je vous disais : Dorothée, voulez-vous être ma femme ?

DONATIEN.

Hein ?

DOROTHÉE.

Ne dites pas cela, monsieur Maurice ; car je vois bien que vous ne m’aimez plus, et il ne faut pas me donner une espérance qui ne se réaliserait pas : cela fait trop de mal !... Deux fois le même malheur !... oh ! je n’aurais pas la force de le supporter.

MAURICE.

Vous m’aimiez donc bien autrefois !

DOROTHÉE.

Pas plus qu’aujourd’hui.

DONATIEN.

Eh bien ! mais ce n’est pas pour dire ça que je vous ai amenée.

MAURICE.

Vous m’aimeriez encore ?

DOROTHÉE.

Est-ce qu’on peut cesser d’aimer ?

MAURICE, à part.

Que de douceur et de tendresse !

DONATIEN.

Mam’zelle Dorothée, ça n’a pas le sens commun.

MAURICE.

Écoutez-moi, Dorothée : un mal cruel a troublé ma raison, a brisé mon cœur.

DOROTHÉE.

Je l’avais bien vu a mais vous disiez que non, et vous me repoussiez.

MAURICE.

Cet amour que je vous avais promis ; ces plaisirs qui pouvaient embellir notre vie dans le mariage ; cette gaieté de mon caractère, que vous aimiez à partager... tout est fini... et je ne puis vous offrir qu’un sort bien triste voulez vous l’accepter ?

DOROTHÉE.

Près de vous ?

MAURICE.

À jamais !... ma compagne, ma femme !

DONATIEN.

A-t-on jamais vu ?

DOROTHÉE, à Maurice, avec joie.

J’aurai le droit de vous aimer sans cesse, et de prendre la moitié de vos peines, si je ne puis vous consoler ! oh ! oui... j’accepte.

MAURICE.

Bonne Dorothée !

DONATIEN.

Ah ! çà, mais je suis stupide d’être venu ici !

Il va s’asseoir.

MAURICE.

Vous consentiriez donc à notre mariage ?

DOROTHÉE.

Ah ! je suis bien heureuse ! Si vous saviez combien j’ai pleuré ! Pourtant quelque chose là me disait : Ma vie lui appartient, c’est près de lui que je la passerai : près de lui !... à l’aimer !... il me semble que c’est pour ça que je suis au monde, et que sans cela ce n’est pas la peine d’y rester.

MAURICE, à part, avec émotion.

Quel dévouement !... ô mon Dieu, que j’étais coupable !

DOROTHÉE.

Air : Travaillez, ne regardez pas (Mansarde).

J’attendrai qu’votre amour renaisse ;
Mais quelqu’un du moins vous aim’ra.
Peut-être, grâce à ma tendresse,
Le calme enfin vous reviendra,
Et vot’ cœur me reconnaîtra.
Pendant tout un mois, en silence,
Combien de pleurs j’ai répandus !
D’l’amour qui fait mon existence,
Monsieur, je ne vous parlais plus...
Un grand mois ! (bis.) que de jours perdus !
Mon ami, ne me fuyez plus !

MAURICE.

Chère Dorothée !... m’avoir aimé ainsi, moi absent !

DOROTHÉE.

Oui !... le matin, quand vous sortiez du village, j’allais m’asseoir sur la colline, près des grands tilleuls, pour vous voir de plus loin... et quand je vous avais vu, je me croyais heureuse.

MAURICE.

Même air.

Quel amour vrai ! quel doux langage !
Quand je l’entends, quand je la vois,
Il semble qu’un épais nuage
Soudain se dissipe à sa voix ;
Je m’sens heureux comme autrefois !
Oui, de notre paisible enfance
Les souvenirs sont revenus ;
À tes doux accents, l’espérance
Me rend les jours que j’ai perdus...
Parle encor ! (bis.) ne me quitte plus !
Oh ! non, ne me quitte plus !

DOROTHÉE.

Ne plus vous quitter !... Vous le désirez donc ? ah ! que je suis contente ! Je me demandais pourquoi Dieu m’avait punie en m’ôtant tout ce que j’aimais sur la terre, et je m’accusais, car le ciel ne peut être injuste... Je m’accusais de cette vanité que j’avais ressentie quand je pouvais dire : Maurice m’aime ! Maurice m’a choisie, lui que toutes les filles du village auraient voulu pour mari !... J’avais été fière, oui, trop fière de mon bonheur ! voilà sûrement ce qui m’avait attiré cette cruelle punition.

MAURICE, à part.

Elle en est fière, elle !... et cette autre femme...

Haut.

Ah ! je le sens, Dorothée, votre attachement si vrai est le seul bien qui doive avoir du prix à mes yeux. Le trouble et l’agitation ne l’accompagnent pas... Je me sens bien ici !

DONATIEN, assis.

Quand vous aurez fini, vous m’avertirez.

DOROTHÉE.

Ce mal qui vous tourmentait, il ne reviendra plus ? l’espérez-vous, Maurice ?

MAURICE.

Oh ! oui, je l’espère si je reste près de vous... près de toi !

La comtesse entre et s’arrête un instant.

DONATIEN, apercevant la comtesse et se levant.

Tiens, v’là madame la comtesse qui a l’air tout chose aussi !...

 

 

Scène XVIII

 

DONATIEN, LA COMTESSE, DOROTHÉE, MAURICE

 

LA COMTESSE, d’une voix un peu émue.

Maurice !

MAURICE, troublé en la voyant.

La comtesse !...

DOROTHÉE, joyeuse.

Ah !... madame désire-t-elle quelque chose ? je suis toute à son service.

LA COMTESSE.

Comme vous voilà joyeuse !

DOROTHÉE.

On le serait à moins !... Vous ne savez pas, madame ? Maurice vient de me dire...

LA COMTESSE.

Ah oui !... qu’il voulait vous épouser ?... c’est moi qui le lui ai ordonné.

DOROTHÉE.

Vous, madame !... Oh, que vous êtes bonne ! que de remerciements je vous dois ! mon Dieu, je suis si heureuse que je veux aller dire toute ma joie à ma pauvre mère... elle viendra aussi vous remercier... À bientôt, Maurice !... Au revoir, madame la comtesse. Oh ! Maurice, que votre père va être content !

Elle sort.

DONATIEN, à part.

Allons ! j’en suis pour mes frais ! mais au fait, ce n’est qu’une paysanne... Je vas trouver mamzelle Adèle... c’est heureux d’avoir des amoureuses de rechange.

Il sort.

 

 

Scène XIX

 

LA COMTESSE, MAURICE

 

LA COMTESSE.

Vous vous êtes bien pressé de m’obéir.

MAURICE, embarrassé.

Mon Dieu ! madame, Dorothée est venue là...

LA COMTESSE.

Ne vous excusez pas, Maurice ; je ne vois dans votre empressement qu’une preuve d’obéissance ; je vous en remercie.

MAURICE.

Madame...

LA COMTESSE.

Mais j’ai réfléchi, il n’est pas possible qu’en me soupçonne, moi... qui ai repousse l’amour d’un prince...

MAURICE.

Ah !...

LA COMTESSE.

Et ce serait mal à moi d’exiger de vous cette preuve de dévouement...

MAURICE.

Je viens de parler à Dorothée, de m’engager de nouveau...

LA COMTESSE.

Vous vous dégagerez.

MAURICE.

Mais ma parole ! mais l’amour de cette jeune fille !...

LA COMTESSE, avec une sorte de dépit mêlé de dédain.

Son amour !

MAURICE.

Sa tendresse naïve et vraie ne supporterait pas un nouveau chagrin.

LA COMTESSE, avec ironie.

Elle en mourrait sans doute ?... mourir d’amour !...

MAURICE.

Je conçois, madame, tout ce que cela peut avoir d’étonnant et de ridicule à vos yeux... De l’amour pour moi !... pour cet homme dont vous vous êtes joué ; que votre coquetterie a désigné comme victime, lors même que votre vanité le repoussait.

LA COMTESSE, étonnée et blessée.

Je ne vous comprends pas... Maurice !...

MAURICE.

Vous ne comprenez pas que, le cœur blessé de vos mépris, persuadé qu’il ne serait jamais pour vous qu’un objet de dédain, cet homme ait été touché de l’amour sincère de Dorothée ; et à présent... (pardon, madame, si je dis toute la vérité) quand vous venez, que sais-je ? pour satisfaire peut-être un mouvement de vanité, lui dire : Cette jeune fille, qui met son bonheur en vous, il faut la repousser, la désespérer, vous vous étonnez, et vous ne comprenez pas que je vous dise : non !

LA COMTESSE, avec surprise et colère.

Quoi ! vous feriez ce mariage ?

MAURICE.

Vous l’avez ordonné tout à l’heure, et maintenant vous vous en offensez !

LA COMTESSE.

M’offenser !...

MAURICE.

N’est-ce pas pour vous obéir que j’ai songé à ce mariage ?

LA COMTESSE.

Eh ! mon Dieu ! vous avez parfaitement bien fait !... et toute cette comédie...

MAURICE, étonné.

Cette comédie !

LA COMTESSE, moqueuse.

Croyez-vous donc que j’aie été la dupe de cette belle passion ?

MAURICE.

Je sais bien que madame ne faisait que s’en amuser.

LA COMTESSE.

Et n’avais-je pas raison ? Si j’y avais cru, si j’avais pensé que vous m’aimiez, si j’avais été convaincue de votre sincérité...

MAURICE.

Eh bien ?

LA COMTESSE.

Eh bien mais non, non ! Vous essayiez l’effet de vos propos d’amour ; moi j’essayais le pouvoir de la coquetterie ! C’est un jeu comme un autre ; une ambition de conquérir qui n’a rien de sérieux, je vous le jure !... mais vous ne comprenez pas cela.

MAURICE.

Oh ! que si fait, madame... Votre oncle m’en a tant appris ! et c’est bien heureux ! sans lui j’étais perdu ; j’étais si facile à tromper !... Sans lui je devenais fou !... oui, fou d’amour !

LA COMTESSE.

Comment ?

MAURICE.

Vous ne savez pas ?... Quand vous vous êtes offerte à mes yeux, moi, simple paysan, qui n’étais jamais sorti de ce village, j’ai cru que votre cœur devait renfermer les vertus célestes dont l’image me semblait gravée sur vos traits.

LA COMTESSE, à demi-voix.

Ah !

MAURICE.

Que vous dirai-je, madame ? J’avais souvent rêvé un amour idéal dont je ne trouvais aucun modèle sur la terre ; et quand vos yeux se sont attachés sur moi, quand le charme de cette grâce inimitable s’est fait sentir, il m’a semblé que mes rêves se réalisaient... Oui, cette voix si douce, ces paroles si gracieuses, je croyais qu’elles venaient de votre cœur, car elles allaient au mien.

LA COMTESSE, émue et à part.

Oh ! ce n’est pas un homme ordinaire que celui qui peut sentir ainsi !

MAURICE.

J’ai ri et pleuré de ma crédulité quand votre oncle, quand vous-même, avec mépris, avec dédain, vous m’avez fait connaître mon erreur... quand j’ai vu que mon bonheur n’était rien à vos yeux ; que moi, mon amour, ma vie, vous sacrifieriez tout à un caprice de la vanité... enfin, que j’aimais un être insensible, cruel, quand je croyais adorer une femme qui pouvait sentir, qui pouvait aimer !

LA COMTESSE.

Ah !... vous êtes injuste !...

MAURICE.

La pauvre Dorothée ! elle souffrait, elle pleurait... vous m’avez envoyé à elle comme une chose dédaignée qu’on rejette et qui n’est d’aucun prix... Et elle, elle a reçu cet amour qui faisait votre honte comme un bien qui fait toute sa gloire.

LA COMTESSE.

Combien vous vous trompez, Maurice !... Non, le ciel m’est témoin qu’il n’en est pas ainsi.

MAURICE.

J’allais à elle pour vous obéir ; mais quand j’ai vu dans ses yeux une larme de joie, j’ai senti du bonheur à lui dire : Soyez à moi.

LA COMTESSE, avec douleur.

Grand Dieu !

MAURICE.

Il est si doux d’être aimé !

LA COMTESSE, troublée.

Pensez-vous donc qu’elle seule puisse éprouver de l’amour ?

MAURICE.

Ah ! peut-être un jour aussi quelqu’un de vos brillants messieurs vous en inspirera !

LA COMTESSE.

Jamais !

MAURICE.

Vous serez éblouie par cet éclat qui entoure le rang et la grandeur...

LA COMTESSE.

J’ai vu mieux que cela... Un amour véritable.

MAURICE.

Alors peut-être, à ce piège où vous cherchez à prendre un cœur crédule, le vôtre sera-t-il surpris à son tour ?

LA COMTESSE.

Oh ! vous avez raison, Maurice, cela arrive ainsi.

MAURICE.

J’en doute.

LA COMTESSE, à demi-voix.

Hélas ! j’en suis sûre.

MAURICE, troublé.

Que dites-vous ?

LA COMTESSE, pleurant.

Maurice !...

MAURICE.

Juste ciel !

LA COMTESSE.

Ce mariage, s’il rendait malheureuse une autre femme ?

MAURICE.

Malheureuse !... Se pourrait-il !

LA COMTESSE.

Si...

MAURICE, avec une vive émotion.

Aimé !... aimé de vous !... Mais non, non, ne dites pas cela !... Ce n’est pas vrai : vous voulez assurer votre empire, me tromper encore !

LA COMTESSE, à elle-même avec amertume.

Que ne dit-il vrai ?

MAURICE.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !... ma pauvre tête !... Non... vous voulez me tromper !

LA COMTESSE.

Maurice !...

MAURICE, avec explosion.

Vous me trompez !

Air : Vaudeville des Scythes.

Ne croyez plus qu’un fol espoir m’abuse ;
Vous-même, hélas ! vous me l’avez appris ;
Dans votre cœur l’amour n’est qu’une ruse,
Vos jeux cruels, je les ai bien compris :
Un paysan n’a droit qu’à vos mépris.
Je fus trompé par cette voix si douce ;
Mais cet amour dont vous parliez ici,
Oui, maintenant c’est moi qui le repousse.

On entend la voix de Dorothée dans la coulisse.

Celle que j’aime, elle vient, la voici !

Dorothée entre, suivie du père Maurice, de la mère Levasseur, de Donatien, d’Adèle, du chevalier d’Eaubonne, d’une foule de villageois, et du comte.

 

 

Scène XX

 

LA COMTESSE, MAURICE, DOROTHÉE, LE CHEVALIER D’EAUBONNE, ADÈLE, DONATIEN, LE COMTE, PARENTS et VILLAGEOIS

 

Maurice saisit Dorothée dans ses bras en disant le refrain du couplet.

MAURICE, à Dorothée.

Ah ! ne crains plus que mon cœur le repousse !
Viens dans mes bras, car ta place est ici ;
Pour jamais, oui, ta place est ici !

LES VILLAGEOIS, en même temps à Dorothée.

Ah ! ne crains plus que son cœur le repousse !
Il est à toi, c’en est fait ! le voici !

À ceux qui arrivent.

Par ici ! par ici !
Le voici !

LA COMTESSE, à part.

Quel supplice !

DONATIEN.

Puisque c’est comme ça, mam’zelle Adèle, définitivement, c’est vous que j’épouse.

ADÈLE.

Plaît-il ?

DONATIEN.

Marions-nous, j’y consens.

ADÈLE, riant.

Mais moi, je n’y consens pas.

DONATIEN.

Comment !... mais cette lettre que vous aviez mise sous ma serviette...

LE CHEVALIER.

Une lettre !... voyons !...

LA COMTESSE, arrachant la lettre des mains de Donatien.

Finissons-en de tout cela ! il est inconcevable que devant moi... on ose...

LE CHEVALIER, à part.

Sous la serviette ! je devine.

DONATIEN, stupéfait, regardant la comtesse et à part.

Est-ce que ?... Une comtesse ! pas possible !

LE CHEVALIER.

Allons, ma nièce, j’espère que cette fois nous irons à la noce ?

LA COMTESSE.

Je n’en vois pas la possibilité, monsieur le comte ayant trouvé un acquéreur pour cette terre...

LE COMTE, arrivant une lettre à la main.

Un acquéreur ! mais, ma chère amie, d’après vos observations, que je trouvais très justes, je lui écrivais pour rompre le marché...

LA COMTESSE.

Eh ! monsieur, une fois la parole donnée il n’est plus temps Eh bien ! nous retournerons à Paris...

LE COMTE.

Quand il vous plaira.

LA COMTESSE.

Sur-le-champ. C’est assez d’avoir passé tout un mois à la campagne... seule.

LE CHEVALIER.

Sans distractions !...

LE COMTE.

Cependant...

LA COMTESSE.

Souvenez-vous, mon ami, que je n’aime pas à être contrariée.

LE COMTE.

Et que vous avez un goût prononcé pour les voyages précipités... Mais vos désirs sont toujours fondés sur des motifs si raisonnables...

LA COMTESSE.

Maurice, Dorothée... je n’assisterai pas à votre mariage... mais la noce se fera au château et je ne vous oublierai pas.

MAURICE, à part.

Elle part !... tant mieux.

À Dorothée.

Dorothée, combien je veux t’aimer !

LE COMTE.

Allons, Maurice, je suis bien aise que ton mariage soit décidé ; mais il en devait être ainsi, puisque ma femme s’y intéressait... Vous le voyez, mon oncle, toujours occupée du bonheur des autres... j’espère qu’enfin vous lui rendez justice.

LE CHEVALIER.

Justice complète !... Les femmes d’aujourd’hui sont bien moins coquettes que celles de mon temps.

À part.

Le mari ne se doute de rien... c’est encore comme autrefois.

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