Ulysse dans l’île de Circé (Claude BOYER)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Marais, en décembre 1648.

 

Personnages

 

ULYSSE

EURILOCHE, compagnon d’Ulysse

ELPENOR, compagnon d’Ulysse

CIRCÉ, compagnon d’Ulysse

PHAËTUSE, sœur de Circé

LEUCOSIE, sœur de Circé

PÉRIMÈDE, envoyé d’Itaque par Pénélope pour chercher Ulysse

MÉLANTE, suivant de Circé

SUITE D’ULYSSE et DE CIRCÉ

ÆOLE accompagné des VENTS

LE SOMMEIL

LE SOLEIL

JUPITER accompagné des DIEUX

 

La Scène est différente, selon les divers changements des Machines.

 

 

À MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTY

 

Monseigneur,

 

Cet Ulysse que je présente à votre Altesse, est bien différent de celui que le Prince des Poètes a fait le héros de la prudence, et la parfaite idée d’une constance invincible : s’il avait conservé entre mes mains toutes les beautés de son original, il serait assuré de la bonne fortune, l’étant depuis tant de siècles de son mérite et de sa réputation. Ce n’est que l’image d’un si grand homme, que je viens mettre à vos pieds sous la faible imitation d’une vertu si héroïque. Il dépend maintenant de Votre Altesse, de lui faire voir le jour avec honneur, ou de le laisser pour jamais dans les ombres du théâtre, pour y cacher ses défauts par l’adresse des Acteurs et sous la magnificence du spectacle. Il n’aurait garde, Monseigneur, d’en descendre ni de quitter un lieu qui lui est si fort avantageux, s’il pouvait sans en sortir faire savoir à Votre Altesse que plein de ressentiment pour les témoignages d’estime et d’amitié qu’il a reçu de vous sous ses habits naturels, il n’en a pris à la Françoise que pour être désormais de votre Cour. Il n’y a que Votre Altesse qui puisse obliger ses pareils à venir faire leur séjour en France ; pour les y traiter selon leur mérite ; il faut les connaître comme vous faites parfaitement, et posséder une générosité toute pure et toute éminente comme la Votre. Tout le monde sait, Monseigneur, que cette Royale vertu est en vous l’âme de toutes les autres ; qu’elle est votre caractère particulier, et qu’à l’exemple des Héros de l’antiquité, qui se sont faits discerner par des noms empruntés, ou de quelque action éclatante de leur vie, ou de quelque grande qualité attachée singulièrement à leurs personnes, nos histoires doivent un jour en parlant de Votre Altesse vous faire connaître à la postérité par le titre de généreux. Cette magnifique vertu a fait un bruit sur le Parnasse, qui commence d’en bannir cette honteuse consternation, et cette profonde obscurité, dans laquelle les muses demeuraient depuis quelque temps ensevelies. Voici, Monseigneur, entre celles du Théâtre la première, à ce que je crois qui se présente publiquement à vous ; toutes ses compagnes ont les yeux tournés sur Votre Altesse pour voir l’accueil qu’elle lui fera, et régler là dessus toutes leurs espérances. Véritablement ce serait une assez mauvaise politique à cette savante société de commettre à la moindre d’entr’elles un essai, que son peu de mérite rend extrêmement dangereux : Elles dévoient sans doute venir toutes en corps saluer Votre Altesse, ou du moins pour s’acquitter d’un devoir, qui lui est si fort important, députer la plus apparente de la troupe. Mais, Monseigneur, l’impatience de celle-ci leur a ôté le loisir d’en délibérer, et c’est par une dévotion particulière qu’elle vient toute seule implorer votre protection, et vous assurer en même temps que tous ses vœux seront exaucés, si elle obtient pour moi d’être un jour par votre choix, autant que je le suis par mon inclination,

 

Monseigneur,

 

De Votre Altesse,

Le très humble, très obéissant et très passionné serviteur,

 

BOYER.

 

 

ACTE I

 

ULYSSE DANS L’ISLE DE CIRCÉ

 

 

Scène première

 

ÆOLE parlant aux vents dans une mer agitée où paraît le débris d’un vaisseau

 

Enfants tumultueux des vapeurs de la terre,

Qui balancez les airs d’une immortelle guerre ;

Qui trainant après vous le désordre et l’horreur,

Vous combattez vous-même avec tant de fureur,

Furieux tourbillons, quel injuste licence

Vous soustrait au devoir de votre obéissance ?

Ulysse assez souvent a senti vos efforts,

Puisque votre fureur l’a jeté sur ces bords,

Sans me montrer encor dans ce dernier orage

Sur ce vaisseau brisé l’effet de votre rage.

Ce Grec que Pénélope envoie à son époux

Quel crime a-t-il commis ? qu’a-t-il fait contre vous ?

Ministres insolents des fureurs de Neptune,

Esclaves dangereux d’une haine importune,

Qui pour venger un fils sur Ulysse et les siens,

Meut toute la nature en brisant vos liens ;

Si son ordre vous force à former des tempêtes

Allez sur d’autres mers et contre d’autres êtes ;

Mais laissez pour Ulysse et pour tous ses vaisseaux

Un chemin aplani sur l’empire des eaux.

Toi qu’un coup de tempête a poussé dans cette île

Et qui dans ce rocher cherches en vain asile,

Sors, Périmède, sors.

 

 

Scène II

 

PÉRIMÈDE, ÆOLE

 

PÉRIMÈDE.

Que voulez-vous grand Roi ?

Dieu des vents, qui vous fait descendre jusqu’à moi.

ÆOLE.

Du Héros que tu sers les vertus non communes

Intéressent les Dieux dans toutes ses fortunes ;

Il sait que de longtemps je l’ai favorisé :

Et si ses compagnons en eussent mieux usé,

Ulysse après le sac de la superbe Troyes,

Eût par un prompt retour comblé les siens de joie.

Mais les destins en ont autrement ordonné :

À de plus longs travaux Ulysse est condamné.

Ils veulent que sa vie en merveilles féconde

Force avant ce retour, l’Enfer, la Terre et l’Onde :

Et que de mille maux ce Héros combattu

Fasse aux siècles futurs adorer sa vertu.

Révère leurs décrets, et bénis ton naufrage,

Qui seul jusques à lui t’a pu faire un passage.

Circé depuis un an le retient en ces lieux

Par un charme éternel de l’oreille et des yeux.

Il viendra ce matin sur ces humides plaines,

Jouir avec Circé du concert des Sirènes :

Le calme, que je laisse en garde à mes Zéphyrs,

Les invite encor mieux à ces nouveaux plaisirs.

Tâche de l’aborder.

PÉRIMÈDE.

Dieux ! par quel sacrifice...

ÆOLE, l’interrompant.

Æole doit ces soins à la gloire d’Ulysse ;

À Pénélope... il vient. Achève ton emploi.

Zéphyr demeure ici. Vous autres suivez moi.

Æole s’envole, et emmène les vents avec lui.

 

 

Scène III

 

ULYSSE, EURILOCHE, SUITE, PÉRIMÈDE

 

ULYSSE parlant à un suivant de Circé.

Votre Reine aujourd’hui se fait beaucoup attendre ;

J’ai crû qu’elle serait la première à s’y rendre,

Pour jouir d’un concert si rempli de douceur,

Elle me le promit avecque tant d’ardeur,

Qu’elle a dû dès longtemps précéder ma venue,

Mais je me puis vanter de l’avoir prévenue.

Va, dis-lui de ma part que le calme est si beau

Qu’on ne voit plus troubler l’égalité de l’eau,

Que par quelques Zéphyrs, dont les faibles haleines

Prêtent un air tranquille au doux chant des Sirènes.

 

 

Scène IV

 

ULYSSE continue

 

Hé bien, cher compagnon de tant de maux soufferts

Échappé aux périls courus sur tant de mers

Que ces beaux jours sont doux, qui suivent tant d’orages !

Que ce port est aimable après tant de naufrages !

Dans cet heureux séjour tous nos malheurs passés

Par un an de bonheur sont bien récompensés.

Notre Grèce où le luxe et la magnificence

Étalent leurs trésors avec tant d’abondance,

N’a rien de comparable aux douceurs de ces lieux.

Tout semble naître ici pour le charme des yeux.

Ici mille beautés épuisent leurs adresses,    

Pour enchanter nos soins et tromper nos tristesses,

Et leur Reine sur tout par des charmes puissants

Sème ici mille appas pour le plaisir des sens.

EURILOCHE.

Non, Seigneur, notre Grèce en délices fertile

N’a rien de comparable aux douceurs de cette Île.

Un Soleil tout entier coulé dans ce séjour,

Et tant de jours passés dans les jeux et l’amour,

Nous l’ont assez appris, Seigneur, et je m’étonne

De vous en voir encor dédaigner la Couronne.

Répondrez-vous toujours avec cette froideur

À Circé, qui vous l’offre avecque tant d’ardeur ?

Ne fléchirez-vous point ?

ULYSSE.

Euriloche peut-être,

Mais...

EURILOCHE.

Quoi ?

PÉRIMÈDE.

N’en doutons point, j’ai rencontré mon Maître.

ULYSSE.

Que veut cet étranger ?

PÉRIMÈDE.

Périmède, Seigneur.

ULYSSE.

Que vois-je ? Périmède. Ah ! comble de bonheur.

Qui t’amène en des lieux si reculés d’Itaque ?

PÉRIMÈDE.

Pénélope, Seigneur, Laërte et Télémaque,

Tous trois impatiens de voir encore en vous

L’un un fils, l’autre un père et la femme un époux,

M’ont fait courir cent mers ; et ce n’est qu’à l’orage

Que je dois le bonheur d’aborder ce rivage :

Ah ! Seigneur, que de pleurs répandus nuit et jour

Depuis votre départ pressent votre retour !

Laërte pleure un fils, et Télémaque un père,

Pénélope autrefois à votre amour si chère

Joint ses larmes aux leurs, et sa tendre amitié

Ressent ce que tous deux souffrent pour sa moitié ;

Mais sa forte douleur se fera mieux connaître    

Par les traits qu’elle-même a peints dans cette lettre.

ULYSSE, prenant la lettre.

Quel étrange surprise, et quel trouble soudain

De l’esprit et du cœur passent jusqu’à ma main !

Que vous allez jeter de soucis dans mon âme,

Justes douleurs d’un fils, d’un père et d’une femme !

Il lit.

Celle qu’un saint amour a mise en tes liens

Pénélope t’écrit trop insensible Ulysse ;

Pour finir son supplice

N’écris rien, mais reviens.

Fidèle impatience, aimable inquiétude,

Reproche et châtiment de mon ingratitude,

Pénélope, beau nom si cher à mes désirs,

Beaux traits, où mon amour rallume ses soupirs,

Plaintes d’une moitié trop digne de mes larmes,

Que dans un seul moment vous dissipez de charmes.

Mortel enchantement d’un si doux souvenir,

Toi, par qui ma raison se laissait prévenir,

Circé, lâche assassin d’une si belle flamme

Quitte à mes premiers feux l’empire de mon âme.

Hélas ! je m’endormais dans ces lieux enchantés ;

Mes yeux pleins de l’éclat de nouvelles beautés

Mettaient à tous moments en péril ma constance ;

Mais je pars, chère épouse, et fuis de leur présence.

Si le bruit de ta gloire a flatté mon amour,

Si mes soins s’endormaient à de si puissants charmes,

Je retourne à mes larmes,

Quand j’attends ton retour.

Cruel que me sert-il que ta rare valeur

Ait forcé le démon de l’invincible Troyes,

Si je n’ai pas la joie

De revoir son vainqueur.

En effet, vous deviez après cette victoire

Prendre part la première aux douceurs de ma gloire,

Voir soudain votre époux plein d’honneur et d’amour

Satisfaire à l’espoir d’un glorieux retour ;

Et tout enflé pour vous d’une telle conquête

Venir mettre à vos pieds les lauriers de sa tête.

Troyes est à bas, qui peut empêcher ton retour ?

Est-ce ta mort ? non, non, ma mort l’aurait suivie,

Puisque je suis en vie

Tu vis ; mais sans amour.

Sans doute ingrat Ulysse ; et quelqu’autre beauté

Pour venger Ilion en souillant ta victoire

Te dérobe la gloire

De ta fidélité.

Hélas ! c’en était fait, épouse trop fidèle,

J’allais goûter l’appas d’une flamme nouvelle,

Si votre souvenir rappelant ma raison

N’eût défendu ma foi contre sa trahison :

Mais avec ses clartés un remords légitime

Retrace avec douleur l’image de mon crime,

M’en présente l’horreur, et me rend en ce jour

Ma première innocence, et ma première amour.

L’état où me réduit ce soupçon odieux

Pousse dans le tombeau Télémaque et Laërte ;

Viens empêcher leur perte,

Ou nous fermer les yeux.

Ah ! vous ne mourrez point, je vais par ma présence

De votre désespoir vaincre la violence.

Résistez, Pénélope, on va vous secourir.

Il faut quitter ces lieux, Euriloche, ou périr.

EURILOCHE.

Seigneur...

ULYSSE.

N’oppose point à mon impatience

Qu’on ne peut de Circé tromper la défiance,

Qu’on nous fait observer, que ces lieux sont gardés ;

Que de cent yeux veillant nos pas sont regardés,

Que je suis sans vaisseaux, que ma perte est certaine,

Si l’amour de Circé se convertit en haine.

J’oppose à tes raisons ma prudence et ma foi ;

Qui fit tant pour les Grecs, peut tout oser pour soi.

Quand l’amour pourrait moins, ce grand Dieu de miracles ;

Je cognai mon destin plus fort que ces obstacles.

Qui fut toujours vainqueur aurait-il pu déchoir

Jusques à n’avoir pas sa fuite en son pouvoir ?

EURILOCHE.

Hé bien, exposons-nous à de nouveaux naufrages,

Devenons derechef l’objet de mille orages ;

Les hôtes vagabonds de ces tombeaux mouvants,

Ou le butin de l’onde, ou le jouet des vents.

Je ne combattrai point un dessein si funeste ;

De tous vos compagnons perdez ce qui vous reste ;

Mais regardant l’état où vous êtes réduit,

Mesurez votre espoir au malheur qui vous suit.

Votre destin, Seigneur, a bien changé de face ;

Vous tombez tous les jours de disgrâce en disgrâce,

La perte d’Ilion comblant votre bonheur

Les Dieux semblent quitter le parti du vainqueur ;

Ils vous ont inspiré le dessein impossible

D’une fuite, où je vois votre perte infaillible,

Afin que par les traits d’un amour indigné

Ils puissent voir périr ce qu’ils ont épargné,

Songez...

ULYSSE.

Cette pitié n’agit que pour vous-même,

Je sais vos intérêts, vous aimez, l’on vous aime.

C’est ce zèle qui fait obstacle à mon retour,

Mais seul, et sans tarder je suivrai mon amour.    

Mais j’aperçois Circé. Mes soupirs et mes larmes,

Désordre, désespoirs, invincibles alarmes,

Ramassez dans mon sein toute votre rigueur,

Et cachez à ses yeux le tourment de mon cœur.

 

 

Scène V

 

CIRCÉ, ULYSSE, EURILOCHE, ELPENOR, PHAËTUSE, LEUCOSIE, SUITE DE CIRCÉ, SUITE D’ULYSSE

 

CIRCÉ, à Ulysse.

Je l’avoue aujourd’hui, vous m’avez attendue,

Mais toujours cette ardeur ne m’a pas prévenue :

Je la préviens souvent, et peut-être mon cœur

Peut reprocher au votre un peu plus de froideur.

Mais ce visage sombre et couvert de tristesse

Dément l’air dont tantôt vous blâmiez ma paresse.

ULYSSE.

Je suis tel, quand je suis absent de vos appas ;

Peut-on être autrement quand on ne vous voit pas ?

Cette sérénité que troublait votre absence,

Je la sens revenir avec votre présence.

CIRCÉ.

Je le vois bien, Ulysse est dans sa belle humeur ;

Les Sirènes s’en vont l’accroître par la leur ;

Car n’appréhendez point que leurs chants infidèles

Nous dressent maintenant des embûches mortelles ;

J’ai fait que leur concert n’a rien de dangereux,

Tout leur but est de plaire aux Tritons amoureux,

Donc pour en mieux goûter les douceurs nonpareilles

Sans en craindre l’appas devenez tout oreilles.

ULYSSE.

Madame prés de vous je sais bien qu’en ces lieux

Mon oreille aura moins de plaisir que mes yeux.

CIRCÉ.

Allons.

 

 

Scène VI

 

EURILOCHE, LEUCOSIE, PÉRIMÈDE

 

EURILOCHE.

Ils sont partis ; approche Périmède.

LEUCOSIE revenant sur ses pas à Euriloche.

Quoi vous ne suivez pas ? quel ennui vous possède ?

Qu’est-ce ?

EURILOCHE.

Hélas ! Leucosie, un si grand changement

Dans l’état où je suis n’est pas sans fondement.

LEUCOSIE.

Ah ! parlez.

EURILOCHE.

Puisqu’il faut que je vous éclaircisse,

Ulysse veut partir, et je dois suivre Ulysse.

LEUCOSIE.

Dieux que me dites-vous ?

EURILOCHE.

Ces climats enchantés,

Ces lieux, dont vos attraits augmentent les beautés,

Ces bords délicieux, ce charme de nos peines

Pour arrêter Ulysse ont de trop faibles chaînes :

Il vous quitte, mais lors qu’il rompt tous ses liens,

Je déchire mon cœur voulant briser les miens :

Et forcé d’obéir, sans que mon amour cède,

Je pars le trait au cœur, et je fuis du remède.

Par ce funeste état jugez de mon tourment.

LEUCOSIE.

Mais d’où vient dans Ulysse un si prompt changement ?

EURILOCHE.

Ce Grec en lui donnant un écrit de sa femme

Lui rend tous les transports de sa mourante flamme,

Et dérobe à Circé ces soupirs glorieux

Dont son cœur honorait le pouvoir de ses yeux.

LEUCOSIE.

Pers-je aussi le pouvoir que j’avais sur le votre ?

Partez-vous pour me fuir, ou pour en suivre une autre ?

EURILOCHE.

Moi, vous fuir !

LEUCOSIE.

Mais enfin vous quittez ce séjour.

EURILOCHE.

Mon devoir malgré moi l’emporte sur l’amour.

LEUCOSIE.

Quiconque pour autrui choque une amour extrême,

Ne sait pas bien aimer, ou ne sait pas qu’on l’aime.

EURILOCHE.

Connaissez donc le cœur qui consent ce départ,

Princesse mon devoir y prend si peu de part

Que dans le triste état où mon âme est réduite

Mon devoir n’est ici qu’un prétexte à ma fuite.

Je pars, non pour Ulysse, et ne quitte ces lieux

Que pour fuir un objet trop fatal à mes yeux,

Qui rit de mes soupirs, et brave ma constance ;

Je fuis avec honneur par mon obéissance,

Et mon orgueil lassé d’une injuste froideur

Impute à mon devoir l’effort de sa rigueur.

LEUCOSIE.

Le malheur d’Euriloche est moindre qu’il ne pense.

EURILOCHE.

Je le sens toutefois plus grand que ma constance.

LEUCOSIE.

J’en dirais davantage, et vous vous plaindriez moins,

Mais un semblable aveu ne veut pas de témoins.

Si ce n’est pas assez pour vous faire justice

Circé prendra le soin de retenir Ulysse :

Et si contre sa force il ose résister,

Je sais par quels liens je dois vous arrêter.

 

 

Scène VII

 

EURYLOCHE, PÉRIMÈDE

 

EURILOCHE.

Connais mieux, Euriloche, et quitte la pensée

D’avoir lancé le trait dont mon âme est blessée.

Ami, quels sentiments conserves-tu pour moi ?

PÉRIMÈDE.

Les mêmes que j’avais en vous donnant ma foi.

Je n’ai point entrepris ce pénible voyage

Pour l’honorable emploi d’un périlleux message ;

Je me suis exposé pour vous revoir, Seigneur,

Et vous voyez en moi même esprit même cœur ;

Toujours de vos desseins exécuteur fidèle,

Quels qu’ils soient, et c’est moins un effet de mon zèle,

Que du juste rapport qui se trouve entre nous,

Vous aimez à brouiller, je l’aime plus que vous.

Votre grand cœur sans cesse à commander aspire,

Ne s’assouvit de rien, peut tout ce qu’il désire ;

Juge pour s’agrandir tout moyen glorieux.

De même j’ai le cœur, haut, grand, ambitieux ;

Adroit, ou pour parler en termes du vulgaire

Fourbe, méchant, enfin pour vous homme à tout faire.

EURILOCHE.

Que ton secours m’est cher avec ces qualités.

Il n’en fallait pas moins dans les difficultés,

Qu’opposent Elpenor, Phaëtuse et la Reine

À mon ambition, à ma flamme, à ma peine.

PÉRIMÈDE.

Voilà bien de l’emploi. Vous aurez donc toujours

Dedans tous les climats de nouvelles amours,

Cette beauté sans doute a captivé votre âme.

EURILOCHE.

Tu connais mal encor le sujet de ma flamme.

Cher ami d’autres yeux allument mes désirs,

Elle a mes compliments, sa sœur a mes soupirs :

Mais pour punir ma feinte, et mon amour extrême

Phaëtuse me hait, autant que sa sœur m’aime.

PÉRIMÈDE.

Ainsi vous vous vengez de la sœur sur la sœur.

EURILOCHE.

Ainsi mon orgueil feint sans vaincre mon malheur.

Elpenor à mes vœux enlève Phaëtuse ;

Et de l’heur d’un rival ma passion confuse

Refusant de paraître aux yeux de mon vainqueur,

De honte et de dépit se cache dans mon cœur.

J’approche Leucosie, et soupire auprès d’elle,

Je m’efforce à l’aimer, et mon âme rebelle

Par ce nouvel amour veut rompre ses liens ;

Mais sans rompre mes fers, elle entre dans les miens.

Elle m’aime, et mon cœur certain de sa victoire

Quand je veux m’applaudir en dédaigne la gloire ;

Ainsi ce malheureux en vainquant à son tour

Fait peu pour son orgueil, et rien pour son amour.

PÉRIMÈDE.

Ces disgrâces devraient vous rendre plus propice

Au dessein qu’a formé la passion d’Ulysse,

Cependant vous avez éventé son secret.

EURILOCHE.

Je l’ai dit, Périmède, et j’en ai du regret.

Qu’ai-je fait ?

PÉRIMÈDE.

Mais, Seigneur, une secrète fuite

Peut réparer bientôt ce manque de conduite.

EURILOCHE.

Ne t’imagine pas que l’ardeur de partir

Jette dedans mon cœur ce soudain repentir,

J’aime trop Phaëtuse, et toute autre fortune

Sans sa possession me serait importune ;

Mais (grâce aux Dieux) je puis dans sa possession

Remplir tous les désirs de mon ambition.

En dépit de sa flamme, en dépit de sa haine

Je l’aime d’autant plus qu’elle doit être Reine ;

Et qu’ainsi mon espoir triomphant à son tour

Elle peut couronner ma tête et mon amour.

PÉRIMÈDE.

Mais j’ai su que Circé régnait dedans cette île.

EURILOCHE.

Cette île est moins pour elle un trône qu’un asile.

Par cet art merveilleux, par ces divins effets,

(Dont elle fit sur nous d’effroyables essais,

Quand son rare pouvoir par un fameux miracle,

Fit de nous à nous-mêmes un horrible spectacle,

Enfermant nos esprits par des charmes nouveaux

Dans le corps du plus vil de tous les animaux ;)

Par ce même pouvoir cette Reine outragée

D’un infidèle époux autrefois s’est vengée,

Et par la mort du Roi le Scythe furieux

La chassant de son trône, elle vint dans ces lieux,

Où trouvant Phaëtuse en sa première enfance

Sans peine elle occupa la suprême puissance,

Les plus grands de l’état imputant à bonheur

De lui voir gouverner l’Empire de sa sœur.

Mais de dépositaire elle s’érige en Reine ;

Et la soif de garder la grandeur souveraine

Lui faisant écouter cent pensers différents,

Qui sont incessamment du conseil des Tyrans,

L’oblige à reculer l’hymen de la Princesse,

Cet obstacle à mes vœux laisse encor ma maîtresse,

Et me fait espérer de pouvoir quelque jour

Ruiner d’Elpenor la fortune et l’amour.

Dans ce dessein, ami, j’ai besoin de ton aide,

Va le voir de ma part, fais lui voir Périmède,

Que sans honte il ne peut souffrir Circé régner,

S’il attente il se perd, et s’il l’ose épargner

J’espère le détruire auprès de Phaëtuse,

M’offrant pour le secours que son bras lui refuse.

PÉRIMÈDE.

Que voyons-nous, Seigneur ?

EURILOCHE.

Circé dans ce vaisseau

Prépare à son Ulysse un plaisir fort nouveau.

Déjà dessus les eaux j’aperçois les Sirènes

Qui s’en vont soupirer leurs amoureuses peines.

PÉRIMÈDE.

Que je puisse jouir d’un si rare plaisir.

EURILOCHE.

Approchons, je veux bien contenter ton désir.

 

 

Scène VIII

 

ULYSSE et CIRCÉ dans un vaisseau avec toute sa suite, écoutent le concert des Sirènes

 

Chanson.

Amour qui ne te plais qu’à nous faire la guerre,

Qui puissant dans les eaux autant que sur la terre,

Viens embraser nos cœurs au milieu de la mer,

Soulage ou fais mourir des flammes allumées,

Sommes nous faites pour aimer

Et pour n’être jamais aimées.

Pour conserver l’honneur de tes traits invincibles,

Frappe ces petits Dieux, ces Tritons insensibles,

Force-les d’adorer ce qu’ils osent blâmer,

Et punis leur orgueil de nous avoir charmées

Du mal que nous souffrons d’aimer,

Et de n’être jamais aimées.

 

 

Scène IX

 

PÉRIMÈDE, EURILOCHE

 

PÉRIMÈDE.

Que mes sens sont ravis, Seigneur, que de merveilles !

EURILOCHE.

Circé nous en fait voir tous les jours de pareilles ;

Après ce qu’elle a fait, ce n’est pas sans raison

Que par elle en crédit cette île a pris son nom.

Aussi Circé n’est pas une femme ordinaire.

Perse l’eut autrefois du Dieu de la lumière,

Mais ce fut en Scythie où Perse mit au jour

Ce noble et digne fruit d’une si belle amour.

Que si les autres deux ont le Soleil pour père,

Toutes deux en ces lieux eurent une autre mère,

Où Phaëtuse ainée emporte sur sa sœur

L’espoir d’avoir un jour la suprême grandeur.

Ainsi pour satisfaire à mon amour extrême,

Les Dieux dedans cette île ont mis tout ce que j’aime.

Il est vrai que ces Dieux jaloux de mes plaisirs

Divisent en trois sœurs l’objet de mes désirs,

Mais dans l’une des trois mon amour se prépare,

D’unir ce qu’en ses sœurs la fortune sépare.

Il est doux de régner, il est doux d’être aimé ;

Mais c’est peu sans l’objet de qui l’on est charmé ;

Circé règne en ces lieux, mais Phaëtuse est belle ;

L’autre est sans tous les deux, mais je suis aimé d’elle ;

Ainsi dans Phaëtuse où l’on voit tant d’appas,

Je voudrais assembler tout ce qu’elle n’a pas,

Le pouvoir de Circé, l’amour de Leucosie,

Régner sans compagnon, aimer sans jalousie,

Perdre Ulysse, Elpenor, ou bien les éloigner,

L’un nuit à mon amour ; tous deux peuvent régner.

Mais malgré mes Rivaux j’obtiendrai la victoire,

Que si cet attentat peut offenser ma gloire,

Attentif à la voix d’un si superbe espoir,

Je rejette, et je fuis celle de mon devoir.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ELPENOR, PHAËTUSE

 

La Scène est dans un jardin.

ELPENOR.

Quand flatté d’un bonheur qui passe mon attente,

Je mesure au passé ma fortune présente,

Je me trouve si haut, qu’au point où je me vois,

Mon âme pour tant d’heur n’a pas assez de foi ;

Il est vrai toutefois la prochaine journée

Verra finir mes maux par un saint hyménée,

Ma fortune établie, et nos destins unis :

Vous l’avez consenti, Circé me l’a promis.

Heureux consentement ! favorable promesse !

À quel aimable excès de gloire et d’allégresse

Quand j’attendais le moins un bonheur si charmant,

Avez-vous élevé ce bienheureux amant !

Quel sort pourrait Princesse égaler ma fortune ?

Si d’un succès commun la joie était commune.

PHAËTUSE.

Elle l’est, Elpenor, et la part que j’y prends,

M’a donné vos transports, et peut-être plus grands.

Jugez-en par l’état où l’amour m’a réduite,

Vous savez son progrès, sa naissance, sa suite,

Ses peines, quand l’hymen s’apprête à les finir,

Ma fortune redouble à m’en ressouvenir.

Dès lors que je vous vis, cette première vue

D’un aimable transport me rendit toute émue :

À ce premier regard je sentis dans mon cœur

Un désordre agréable, un trouble sans douleur ;

Je n’aimais qu’à vous voir, vous parler, vous entendre ;

Tous les autres plaisirs n’avaient rien pour me prendre,

Et vous seul occupiez à toute heure, en tous lieux,

Mon cœur, mon souvenir, mon oreille, et mes yeux.

Avant que votre amour commençât de paraître,

Le mien de tous mes sens s’était rendu le Maître ;

Et j’ai souvent rougi d’avoir eu tant d’amour,

Sans que par quelque aveu le votre eût vu le jour,

Jugez donc maintenant, combien je suis charmée,

Aimant si doucement et me voyant aimée,

De toucher à ce jour, qui par un doux lien

M’assurant votre amour autorise le mien.

ELPENOR.

Modérez vos faveurs, afin que j’en jouisse ;

Leur excès me confond. Ô Ciel vraiment propice !

Je vous bénis, ô pleurs répandus nuit et jour !

Que le fruit que j’en cueille est doux à mon amour !

Que nos feux sont charmants quand ils en forment d’autres !

Et mes soupirs heureux en rencontrant les vôtres !

Quand deux cœurs bien unis s’accordent en désirs,

Ce qu’on nomme des fers sont des nœuds de plaisirs,

Plaise au Dieu de nos cœurs, à ce Dieu qui m’enflamme

Que puisque mon amour a passé dans votre âme,

Il vous fasse sentir par ces mêmes efforts

De pareilles douceurs et de pareils transports ;

Et qu’alors que vos feux rendent ma joie extrême

Vous puissiez en goûter autant que je vous aime ;

Mais las ! que mon amour a sujet de trembler,

De ce trouble qu’en vain vous tachez de voiler,    

Qu’ai-je encor à souffrir ? cessez de vous contraindre.

PHAËTUSE.

Ni pour vous ni pour moi je ne vois rien à craindre.

Je ne sais quoi pourtant semble me présager

L’invincible chagrin dont je me sens ronger ;

Il est sans fondement, mais j’en suis plus émue

Moins de cette douleur la cause m’est connue ;

Je soupire sans cesse, et sens couler des pleurs,

Je me plains, et ne puis savoir pour quels malheurs ;

Ne pouvant dissiper cette frayeur mortelle,

Permettez que du moins je m’assure contr’elle.    

Circé vous le savez retient dedans ces lieux

Un sceptre que ma mère avait de mes aïeux.

ELPENOR.

Oui, je le sais, Princesse, et mon amour n’aspire

Qu’à remettre en vos mains ce Sceptre et cet Empire.

C’est un dessein déjà dans mon cœur arrêté :    

Non que plein de l’espoir dont vous m’avez flatté,

Au bonheur sans pareil, que votre hymen me donne,

J’aspire d’ajouter l’éclat d’une Couronne,

Alors que vos beaux yeux me surent asservir,

Je bornai tous mes vœux à l’heur de vous servir ;

Et ce que mon amour obtient de récompense

Passe tous mes désirs comme mon espérance :

Mais pour votre querelle, et pour venger vos droits

Contre vos oppresseurs je sais ce que je dois.

PHAËTUSE.

Je le vois bien, les maux que ma douleur présage,

Sont ceux où ce dessein pousse votre courage.

ELPENOR.

Je sais que ce dessein est hardi, périlleux,

Je connais de Circé le pouvoir merveilleux ;

Mais si de son savoir la force m’est connue,

Je sais aussi qu’Ulysse à nos yeux l’a vaincue,

Qu’assisté d’un secours que les Dieux à mon bras

Armé pour vous servir ne refuseront pas ;

Ulysse contraignit cette hôtesse infidèle,

De rendre à ses amis leur forme naturelle.

Je sais plus que contr’elle un peuple révolté

Malgré ce grand pouvoir si craint, si redouté,

L’a forcée à sortir de son propre héritage.

Ces exemples, Princesse, appuient mon courage,

Et j’ajoute qu’il faut moins de force et de cœur,

Pour chasser un Tyran, qu’un juste possesseur.

Le Ciel de nos projets soutiendra la justice.

PHAËTUSE.

Imputés à l’amour la victoire d’Ulysse,

Sûr que si pour ranger le Scythe à son devoir

Circé n’eût dédaigné d’user de son pouvoir,

Toute la terre à fuir ne l’aurait pas réduite,

Ce fut une retraite, et non pas une fuite,

Lasse de commander à ce peuple sans foi

Qui l’accusait d’avoir empoisonné son Roi ;

D’un barbare climat, d’une terre infertile,

Son destin ou son choix la poussa dans cette île ;

Où puisque la Couronne a peu la contenter,

Il n’est effort humain qui la lui puisse ôter ;

C’est se perdre, Elpenor, que de s’armer contr’elle.

ELPENOR.

Mais c’est périr pour vous et pour votre querelle,

Je trouve un tel destin si beau, si glorieux,

Que j’oserais m’armer même contre les Dieux.

PHAËTUSE.

Et je trouve pour moi tant de sujets de larmes

Dans vos moindres périls, dans vos moindres alarmes,

Qu’à ce prix mille états seraient trop achetés.

La fille du Soleil a d’autres vanités.

J’aime, semblable au Dieu qui lance le Tonnerre,

À posséder un cœur plus que toute la terre :

Laissez-moi sûrement jouir de mon bonheur

Je puis sans lâcheté laisser régner ma sœur,

Et lui dois bien du moins cette reconnaissance,

Pour les soins qu’elle a pris d’élever mon enfance.

Outre qu’elle me traite avec tant de bonté

Que je me puis vanter que de la Royauté

Nous partageons le fruit, elle a toute la peine :

Et de tout cet État j’attirerais la haine,

Si je voulais traiter avec cette rigueur,

Circé, qui l’a comblé de gloire et de bonheur.

Pour toutes ces raisons, Prince je vous ordonne,

(S’il est vrai que l’on m’aime et non pas ma Couronne)

De quitter un dessein qui seul peut avancer

Les malheurs, dont le Ciel semble me menacer.

J’abandonne pour vous et Sceptre et Diadème

J’ai tout ce que je veux, pourvu qu’Elpenor m’aime.

Seul, il est mes États, mes sujets et mon Roi ;

Me conserve le Ciel et ses jours, et sa foi :

Avec lui je tiendrai ma fortune aussi chère

Qu’avec le Dieu du jour fut celle de ma mère.

Mais c’en est trop flatté de ma facilité,

Vous pourriez bien en prendre un peu de vanité.

ELPENOR.

Oui j’en prends, je l’avoue, et vous devez Princesse

Souffrir dans mon bonheur cette digne faiblesse.

Quelle gloire, quel heur la peut mieux inspirer

Que celui de vous plaire, et de vous adorer ?

Je n’examine point si c’est vers mon mérite,

Si c’est vers mon amour, que le votre s’acquitte,

Puisqu’un si grand amour, quoi que peu mérité

Donne au peu que je vaux toute sa dignité,

Et jette sur mes jours tant de gloire et d’estime

Que l’orgueil que j’en prends devient trop légitime.

 

 

Scène II

 

EURILOCHE, ELPENOR, PHAËTUSE

 

EURILOCHE, à Phaëtuse.

Pardonnez si je romps un entretien si doux,

Le hasard en rêvant m’a mené jusqu’à vous.

ELPENOR.

Puisque c’est le hasard qui nous est si contraire,

Vous pouvez par dessein nous quitter et lui plaire.

EURILOCHE, à Phaëtuse.

Je trouve qu’il en use un peu bien librement.

Vous suis-je...

PHAËTUSE.

Il a parlé selon mon sentiment.

EURILOCHE.

Au moins c’est me traiter sans fard, sans complaisance.

Mais qui vous fait si fort détester ma présence

Pour traiter vos amours le temps ne manque pas.

PHAËTUSE.

On vous trouve partout où s’adressent mes pas.

EURILOCHE.

C’est bien souvent hasard, parfois je le confesse

C’est avecque dessein ; mais il est tel Princesse,

Qu’après l’avoir connu, je crois qu’assurément

Je recevrais de vous un autre traitement.

PHAËTUSE.

Vos premiers procédés le font assez comprendre,

Et j’en découvre plus que je n’en veux apprendre.

EURILOCHE.

Ne vous alarmez point, Madame, revenez :

Ce dessein n’est pas tel que vous l’imaginez,

Ce n’est plus une amour qui vous fut importune,

Qui trouble vos plaisirs et sa bonne fortune :

Mes vœux sont maintenant autre part adressés ;    

Vous qui n’ignorez pas, qu’ils sont presque exaucés

Pardonnez, si je dis, que c’est être un peu vaine

De croire encor vos yeux les auteurs de ma peine,

Et fort peu présumer de ceux de votre sœur.

PHAËTUSE.

En effet, et vous plaire est un si grand bonheur

Que c’est orgueil de croire une telle conquête ;

Que je plaindrais ma sœur, si ses yeux l’avaient faite !

Elle le croit peut-être, et vous vous en vantez,

Mais nous arrêteront le cours de ses bontés :

Leucosie apprendra qu’elle s’est abusée,

Vous captiver n’est pas une victoire aisée,

Bien que de ses appas l’avantage soit grand,

Ils manquent toutefois du charme qui vous prend ;

Elle est née un degré trop loin de la Couronne,

On sait vos sentiments, et cela vous étonne.

EURILOCHE.

Je tire vanité d’avoir ce sentiment,

Mais vous le condamnez ; c’est pourquoi votre amant

Laisse si volontiers entre les mains d’une autre

Le sceptre de ces lieux, que les Dieux ont fait votre.

J’admire sa vertu.

ELPENOR, à Phaëtuse.

Voyez à quels tourments

M’expose la rigueur de vos commandements.

Que puis-je répliquer à cette raillerie ?

Elle est juste ; ah ! souffrez, si vous aimez ma vie

Que j’aime mon honneur, je vois qu’il est perdu

Si par mes mains le sceptre aux vôtres n’est rendu.

PHAËTUSE.

Ainsi d’un trait piquant qu’Euriloche vous lance,

Il me rend mes frayeurs, détruit mon espérance.

Dieux quel est votre amour, et quel est mon pouvoir ?

ELPENOR.

Doit-il être ennemi d’un si juste devoir ?

PHAËTUSE.

J’aime assez votre honneur, laissez le à ma prudence.

EURILOCHE.

Tout l’honneur d’un amant est dans l’obéissance,

Cependant pour tâcher de r’avoir vos états

Acceptez le secours que vous offre mon bras.

Pour servir ma Princesse il n’est rien que je n’ose

Et ne permettez pas que votre amant s’expose.

PHAËTUSE.

Il saurait s’exposer, si j’en avais besoin.

ELPENOR.

Euriloche, quittez cet inutile soin,

D’un étrange souci votre esprit s’embarrasse.

Et cette raillerie est de mauvaise grâce.

EURILOCHE.

D’effet il est fâcheux d’apprendre son devoir.

ELPENOR.

Ah ! ce n’est pas de vous que je le veux savoir.

Et ce discours enfin commence à me déplaire ;

Apprenez à parler, ou songez à vous taire.

Sans le respect...

EURILOCHE.

Calmez ce dangereux courroux.

ELPENOR.

C’en est trop.

PHAËTUSE, à Elpenor.

La querelle est à moi : laissez-nous.

ELPENOR.

Souffrez...

PHAËTUSE.

Obéissez.

ELPENOR.

Dieux ! quelle violence ?

 

 

Scène III

 

EURILOCHE, PHAËTUSE

 

EURILOCHE.

J’ose vous assurer de son obéissance.

PHAËTUSE.

Sans elle par l’effort de son ressentiment

Ton manque de respect aurait son châtiment ;

Mais si j’ai retenu les traits de sa vengeance

Seule je l’entreprends de toute ma puissance.

Tu sauras jusqu’où va mon indignation,

Tu verras, insolent, dans ta punition

Que la plus téméraire et la plus fière audace

Doit trembler au courroux de celles de ma race.

 

 

Scène IV

 

EURILOCHE, seul

 

Qu’ai-je fait imprudent ! où me suis-je emporté ?

Est-ce là ce dessein que j’avais concerté ?

Mais Quel Amant eut pu supporter cette vue ?

Mon Rival occupait la place qui m’est due :

Pouvais-je en ce moment retenir le courroux

Que pousse le transport d’un désespoir jaloux ?

Non, non, par tant de maux mon amour affligée

A cru tous ses transports, et s’en trouve allégée.

Avais-je auparavant un sort plus rigoureux ?

Ah ! non non ; un amant est bien moins malheureux

D’être en bute au mépris, que l’être à la vengeance,

J’aime mieux son courroux que son indifférence,

Tandis qu’elle me hait, j’occupe tout son cœur ;

Et d’un Rival aimé je trouble le bonheur.

Mais de ce grand éclat tu dois craindre la suite,

Ah ! cette indigne peur fait honte à ma conduite.

Plus mes troubles sont grands, plus je sens que mon cœur

Se roidissant contr’eux augmente sa vigueur.

Il n’est point de malheur plus fort que mon courage,

Dans le plus ténébreux, dans le plus noir orage

Brillent quelques clartés, dont l’invincible effort

En perce l’épaisseur, et me monstre le port.

Malgré tous mes Rivaux, malgré ta haine extrême

Vous ne serez qu’à moi maîtresse, diadème ;

Mais je vois Leucosie, il la faut aborder,

Son amour abusée pourra me seconder.

 

 

Scène V

 

EURILOCHE, LEUCOSIE

 

LEUCOSIE.

Prince par cet abord par ce front plein de joie

Explique le bonheur que le Ciel nous envoie.

EURILOCHE.

J’ai si peu de commerce avec le bonheur,

Que tout ce qui m’en parle est suspect à mon cœur.

LEUCOSIE.

Si la peur d’un départ nous a couté des larmes

Circé s’en va bientôt dissiper tant d’alarmes,

Ici ses volontés sont d’invincibles lois

Elles ont du destin et la force et le poids,

Tout ce que de Circé l’amour et l’artifice

Ont tenté jusqu’ici pour retenir Ulysse,

Sont de faibles essais de ses moindres efforts ;

Elle en est maintenant à de secrets ressorts.

Mais ce qui doit mon Prince augmenter votre joie,

Outre les grands efforts où son pouvoir s’emploie

Voulant vous retenir avec plus de douceur,

Elpenor dès demain épousera ma sœur.

EURILOCHE.

Quel coup de foudre ô ! Dieux, que dites vous Princesse ?

LEUCOSIE.

Ce qui doit vous combler et d’heur et d’allégresse,

Circé presse elle même un hymen désiré,

Que son ambition a toujours différé.

EURILOCHE.

Quel bonheur ? quelle joie ? ô fortune cruelle.

LEUCOSIE.

Est-ce ainsi qu’on reçoit cette heureuse nouvelle ?

EURILOCHE.

De grâce laissez-moi soupirer mes malheurs.

LEUCOSIE.

Hé quoi l’heur d’Elpenor cause-t-il vos douleurs ?

EURILOCHE.

Oui, dans ce triste état il m’est insupportable.

LEUCOSIE.

Comment donc ?

EURILOCHE.

Il m’apprend, que je suis misérable,

Je le vois dans le port où tendaient ses désirs,

Et je me vois encor aux larmes, aux souspirs,

Triste, confus, réduit à perdre l’espérance.

LEUCOSIE.

Un semblable bonheur est en votre puissance,

Il ne tiendra qu’à vous.

EURILOCHE.

À moi Princesse ? hélas !

Pour avoir son bonheur, que ne ferais-je pas ?

LEUCOSIE.

Elpenor est aimé, vous savez qu’on vous aime.

EURILOCHE.

Vos bontés ne sauraient vaincre mon mal extrême.

LEUCOSIE.

La Reine à mes bontés ajoute sa faveur,

Et si de notre hymen dépend votre bonheur...

EURILOCHE.

Quoi que j’ose espérer de vous et de la Reine,

Je suis encor bien loin de la fin de ma peine.

LEUCOSIE.

Donc vous avez des maux, Prince, à ce que je vois,

De qui la guérison ne dépend pas de moi.

EURILOCHE.

Oui j’en ai.

LEUCOSIE.

L’infidèle, ô ! soupçon qui me tue.

Déjà depuis longtemps je m’en suis aperçue ;

Je ne m’étonne point si vous versiez des pleurs,

Et si l’heur d’Elpenor a causé vos douleurs ;

En effet son hymen est digne de vos larmes,

L’ingrat.

EURILOCHE.

À mon malheur prêtés encor des armes

Phaëtuse Elpenor, et les Dieux en courroux

N’étaient point assez forts pour me perdre sans vous,

Il fallait, pour m’ôter le repos et la vie

Joindre à mes ennemis l’ingrate Leucosie,

Et périr par un trait plus sensible à mon cœur

Que tous ceux que sur moi peut lancer sa rigueur ;

Phaëtuse, Elpenor ont juré ma disgrâce,

Je vous opposais seule au coup qui me menace,

Et l’unique secours que je m’étais promis

Va faire contre moi plus que mes ennemis.

Servez aveuglément leur injuste vengeance

Mais en m’ôtant mes jours, laissez moi l’innocence.

Percez, percez ce cœur, sure qu’en cet état

Vous perdrez un amant et non pas un ingrat.

LEUCOSIE.

Pardonnez un soupçon qu’autorisaient vos plaintes,

Qui m’a fait plus souffrir, qu’à vous toutes vos craintes ;

Vous n’êtes point ingrat, et je me crois permis

De me joindre avec vous contre vos ennemis,

Ma sœur vous hait, hé bien je prends votre querelle,

Puisqu’il fallait pour vous être mal avec elle,

Grâces aux Dieux mon sort me paraît assez doux,

D’avoir à démêler avecque son courroux.

Mais enfin apprenons quelle étrange aventure

Me va faire pour vous offenser la nature.

EURILOCHE.

Sans tarder votre sœur vous le fera savoir,

Mais Princesse d’un air qui vous fera bien voir

À quel étrange excès sa colère est montée,

Et le peu de sujet qu’elle a d’être irritée.

Cependant rien ne peut égaler son courroux

Il va pour premier coup me perdre auprès de vous.

LEUCOSIE.

Cet effort Euriloche est hors de sa puissance.

EURILOCHE.

À couvert de ce coup je ris de sa vengeance

Que la terre et le Ciel, cette île, son amant

S’arment pour le secours de son ressentiment.

Que leurs efforts unis me déclarent la guerre

Avec vous pouvant vaincre et le Ciel et la terre

Le trépas d’Elpenor armé pour votre sœur

Est un essai trop faible à ma juste fureur.

LEUCOSIE.

À ce bouillant courroux vous êtes trop sensible.

EURILOCHE.

Sa vie avec la mienne est trop incompatible,

Il me hait, je le hais, et cette occasion

Va redoubler sa haine et mon aversion,

À tel point, que malgré tout le respect d’Ulysse

Il faut que sans tarder l’un ou l’autre périsse,

Il faut sans différer, s’il ne quitte ces lieux

Qu’il tombe par ma main, ou m’égorge à vos yeux.

LEUCOSIE.

Ô Dieux !

EURILOCHE.

Pour prévenir ma mort ou son supplice

Ouvrez quelque chemin à la fuite d’Ulysse.

Si tantôt notre amour a trahi son dessein

Pour fuir, ce même amour lui doit prêter la main.

Il le faut ; ma fortune à ce point est réduite.

Par la nécessité d’accompagner sa fuite,

Je contrains Elpenor de quitter un séjour,

Dont son inimitié me bannirait un jour.

LEUCOSIE.

Que me demandez vous, faut-il que je ravisse

Elpenor à ma sœur, à Circé son Ulysse ?

EURILOCHE.

Que perdent vos deux sœurs, s’ils quittent ce séjour,

Ayez soin de leur gloire, et non de leur amour ;

Et que les maux d’Ulysse attendrissent votre âme,

Secourez un Époux, qu’on arrache à sa femme.

Arrachez Pénélope aux maux où je la vois,

Hélas si votre amant vous trahissait sa foi...

LEUCOSIE.

Je frémis au penser d’un malheur si terrible.

EURILOCHE.

Pénélope, Princesse est-elle moins sensible ?

Mais de plus grands motifs demandent ce départ,

Notre gloire le veut, elle y prend tant de part,

Qu’au péril qu’elle court la raison m’abandonne,

Mon ennemi mortel prétend à la Couronne,

L’hymen de votre sœur va mettre dans sa main

Le glorieux espoir du pouvoir souverain.

Il saura se servir des droits de Phaëtuse,

Il saura l’arracher, si Circé le refuse.

Hélas ! si son orgueil achève ses projets,

Il sera notre Roi, nous serons ses sujets,    

Nous lui devrons honneur, obéissance, hommage,

Périsse tout, Princesse, avant un tel outrage.

Ou faites qu’il s’en aille, ou laissez-moi partir.

LEUCOSIE.

À ce cruel départ pourrais-je consentir ?

Non, non, et puisqu’il faut montrer que je vous aime,

De tout ce que je puis disposer en vous même,

Je suis prête pour vous...

EURILOCHE.

Princesse c’est assez,

Et vous faites pour moi plus que vous ne pensez.

 

 

Scène VI

 

CIRCÉ, dans l’antre du sommeil

 

Faible et dernier secours, que mon amour lassée

Oppose au désespoir dont elle est menacée ;

Quel succès à mes maux ai-je lieu d’espérer ?

Retiendrez-vous Ulysse, et m’en dois-je assurer ?

Mille essais merveilleux sur la terre et sur l’onde

Ont étalé ma flamme aux yeux de tout le monde,

Quand j’ai du signaler mon pouvoir merveilleux.

Aux yeux d’un fier Héros, d’un vainqueur orgueilleux,

J’ai produit des efforts qui vont jusqu’à l’extrême,

Dont les Dieux ont tremblé, dont j’ai tremblé moi même.

J’ai fait voir jusqu’au Ciel s’élever des vaisseaux,

J’ai fait courber les Cieux jusqu’au centre des eaux,

Dans les jours les plus beaux j’ai formé des nuages ;

J’ai fait venir le calme en dépit des orages ;

J’ai fait rendre à la terre au milieu des froideurs

La richesse des fruits et l’ornement des fleurs ;

J’ai suspendu l’effet des chansons des Sirènes,

Ulysse en a joui sans en craindre les peines ;

Et pour tout dire enfin ma flamme et mon espoir

Ont consommé pour lui ma force et mon pouvoir.

Si j’ai fait plus qu’un Dieu pour signaler ma flamme,

Par mes soumissions je fais plus qu’une femme,

Et j’assemble pour lui tous les traits, qu’à leur tour

Mon sexe et mon savoir prêtent à mon amour.

De ces faits éclatants que produisent mes charmes,

Je descends aux soupirs, je descends jusqu’aux larmes.

Je flatte, je caresse, et j’use avec chaleur

De tout ce qu’on emploie aux surprises d’un cœur ;

Je le surprends enfin, sa résistance cesse,

J’entre dedans son cœur, j’en deviens la maîtresse,

Et quand par de tels soins je sens rougir mon front,

Le prix de la conquête en efface l’affront.

Parmi tant de douceurs où mon âme se noie,

Dans ces divins transports d’espérance et de joie,

D’un autre amour banni l’inopiné retour

A changé tout Ulysse et trahi mon amour :

Son devoir rappelé par l’éclat d’une femme

Lui rend ce que mes soins avaient pris sur son âme,

Pénélope elle seule a fait évanouir

Ce bonheur souhaité, dont ils allaient jouir ;

De tant d’illustres faits, de ces rares merveilles

Le charme ou la terreur des yeux et des oreilles,

Je n’en recueille rien que le seul désespoir,

Que la honte de voir périr tout mon pouvoir.

Un seul moyen me reste après cette disgrâce

Pour rentrer dans son cœur et m’y rendre ma place,

Penelope, me l’ôte, et pour l’en effacer

C’est au Dieu du sommeil que je veux m’adresser.

Sommeil, qui de cet antre environné de songes

Dans l’esprit des mortels jetés mille mensonges.

Je le vois, approchons. À quoi me réduis-tu

Amour qui vas trahir ma gloire et ma vertu ?

 

 

Scène VII

 

CIRCÉ, LE DIEU DU SOMMEIL

 

On ouvre le fond de l’antre où paraît le sommeil.

CIRCÉ.

Arbitre du repos, Dieu maître du silence,

Toi de qui les mortels révèrent la puissance,

Et qui parmi nos maux si longs, et si pressants

Sauvés de leurs rigueurs la moitié de nos ans,

Pardonne, si ma voix trouble ta solitude,

Je cherche du repos à mon inquiétude,

Et dans ce triste état c’est de toi seulement

Que je puis espérer quelque soulagement.

Quand je vois sans effet mon adresse épuisée

Tous mes soins consommez et ma puissance usée,

Seul tu pus me servir par des efforts nouveaux :

Mais pour me secourir, apprends quels sont mes maux.

J’aime ; mais j’aime Ulysse, et si j’en fus aimée,

Si par ce grand bonheur mon amour fut charmée,

Cet espoir glorieux en devient plus confus,

Quand je vois qu’il m’aimait, et qu’il ne m’aime plus.

Sa femme rappelant des devoirs dans son âme,

Qu’il en avait bannis en faveur de ma flamme,

Me dérobe un amour, qui m’est si glorieux,

Et pour mieux me l’ôter lui fait quitter ces lieux.

Elle me le ravit, et toute ma puissance

Ne pouvant sur sa vie étendre ma vengeance,

C’est par toi seulement, que mon transport jaloux

La peut faire périra dans l’esprit d’un époux.

Fais lui voir en dormant une image infidèle

Qui lui fasse haïr ce qu’il aimait en elle ;

Fais-la lui voir perfide, et que par cette erreur

Je m’en puisse venger mieux que par ma fureur.

LE SOMMEIL.

Vous pouvez ici tout, Nymphe que faut-il faire ?

Commandez, et Morphée aura soin de vous plaire.

CIRCÉ.

Ainsi malgré les soins, les pertes, les douleurs

Puissent tous les mortels jouir de tes douceurs.

Qu’aucun bruit ne te trouble, et qu’à jamais mon père

De ton antre sacré recule sa lumière.

 

 

ACTE III

 

La scène est dans le Palais de Circé.

 

 

Scène première

 

CIRCÉ, ULYSSE, EURILOCHE

 

CIRCÉ.

Que faites-vous, Ulysse ?

ULYSSE.

Oui Reine à vos genoux

Pour ces deux criminels, à votre sœur, à vous,

De leur peu de respect je vous demande grâce,

Euriloche a failli ; mais malgré son audace,

J’aime assez de nos Grecs le reste malheureux,

Pour trembler de leur perte, et pour m’offrir pour eux.

CIRCÉ.

Euriloche a failli ; mais Ulysse l’excuse,

Pour Circé c’en est trop ; assez pour Phaëtuse ;

Pour si juste qu’il soit, il n’est point de courroux,

Qui puisse vous dédire et tenir contre vous.

Mais donnons quelque espace au cours de sa colère :

Cependant mon pouvoir dans le soin de vous plaire

Désarme en Elpenor l’ardeur de se venger,

Qui mettait l’un ou l’autre et tous deux en danger ;

À Euriloche.

Oui par l’impression d’un charme qui l’abuse

Vous serez à ses yeux sa chère Phaëtuse :

Ainsi malgré l’effort de son ressentiment

Dedans votre ennemi vous verrez votre amant.

EURILOCHE.

Que j’évite à ses yeux passant pour sa maîtresse

Les traits de sa fureur ! ah ! c’est trop de faiblesse.

Non, non, Madame, il faut...

CIRCÉ.

Je sais votre valeur.

ULYSSE.

Euriloche, souffrez.

EURILOCHE.

J’obéirai, Seigneur.

CIRCÉ.

Euriloche autrefois éprouva ma puissance :

Maintenant Elpenor en fait l’expérience ;

Par ce charme nouveau, qui lui fait en ce jour

Voir en son ennemi l’objet de son amour,

Ainsi de tous les Grecs, que (dans cette journée,

Qu’à Circé pour aimer les Dieux avaient donnée,

La tempête avec vous emmena sur ces bords,

Contre vous seul j’ai fait d’inutiles efforts

Aussi contre vous seul j’ai refusé les armes,

Qu’offrait à mon amour le secours de mes charmes.

Voulant devoir un cœur au refus obstiné

Au seul amour du cœur que je vous ai donné.

ULYSSE.

Princesse avec raison ce reproche m’offense,

J’ai pour vous du respect, non de la résistance ;

Sans attendre l’effet de votre grand pouvoir ;

Mon cœur à vos bontés rend ce qu’il croit devoir.

Le temps vient grande Reine, où vous allez connaître

Quels sentiments en moi les vôtres ont fait naître, 

Quelle reconnaissance Ulysse est préparé

De rendre à vos faveurs, qui l’ont tant honoré.

Tandis, bien que leur poids et leur nombre m’accable,

Je voudrais de nouveau vous être redevable,

Non pas à votre amour ; je crains lui trop devoir ;

Mais j’ose importuner encor votre pouvoir.

CIRCÉ.

À quoi faut-il pour vous que mon pouvoir s’emploie ?

Demandez, vous savez s’il vous sert avec joie.

Sachez de ces Héros, dont les rares portraits

Font l’ornement pompeux de ce riche Palais,

Jusques à quels efforts va mon pouvoir suprême,

Pour vous je veux qu’il aille au delà de lui-même,

Voulez vous voir la terre ou rouler sous vos pas

Ou se déchirer toute en mille et mille éclats ?

Voir le père du jour retenu dedans l’onde

Dans un duel éternel ensevelir le monde ;

Voir confondre avec l’air, le feu, la terre, et l’eau,

Voir rentrer l’univers dans son premier berceau ?

Et puis lui redonnant son ordre et sa lumière

Le rendre en un moment à sa beauté première ?

Voulez-vous traverser en des climats nouveaux ?

Voler dedans les airs, marcher dessus les eaux ?

Et voir à même temps solides et constantes

Ces régions de vents, ces campagnes flottantes

Je m’offre à contenter vos plus hardis souhaits ;

Mais payez mon amour de tout ce que je fais.

ULYSSE.

Bien que tant de bonté, tant de magnificence

Déjà depuis long temps m’ait mis dans l’impuissance ;

J’ose encor destiner à de nouveaux exploits

Ce grand pouvoir pour moi signalé tant de fois.

Mais ne refusez pas ma généreuse envie.

Je vis Reine ; et les Dieux en me laissant la vie

M’empêchent de revoir ces mortels demi-Dieux,

Que Troyes a vu périr par des coups glorieux.

Je brûle de revoir ces ombres immortelles ;

Et de forcer le sort qui me sépare d’elles ;

Faites nous un passage à ces illustres morts ;

Faites moi traverser tous ces horribles bords,

Ces déluges de flamme et ces brulants abymes

Que les Dieux ont creusé pour la peine des crimes :

Et faites-moi vivant pénétrer sans effroi

Ce qu’ils ont mis d’espace entre l’Enfer et moi.

Mais ce dessein vous trouble, et semble vous surprendre.

CIRCÉ.

Oui j’en sens du désordre, et ne puis m’en défendre ;

Alors qu’il faut pour vous consentir un effort,

Qui porte dans mon cœur l’image de la mort.

Vous descendre aux Enfers ? à ce penser je tremble ;

Je crains pour votre perte, et cela lui ressemble.

Puis-je (quelque pouvoir que m’aient donné les Dieux)

Confier à l’Enfer des jours si précieux.

ULYSSE.

Ah ! ne présumez pas par ces feintes alarmes

De me faire douter du pouvoir de vos charmes ;

Ni me faire changer le dessein que j’ai pris.

Si vous me refusez je l’impute à mépris,

Et ce refus injuste aujourd’hui me dispense

Des plus justes devoirs de ma reconnaissance.

CIRCÉ.

Qui croit pouvoir briser la chaine d’un bienfait,

Menaçant de la rompre, il la rompt en effet ;

Ce traitement suffit pour me faire connaître

Quels sentiments en vous mon amour a fait naître.

Mais je veux l’ignorer ; et vainquant mon effroi

Vous ôter tout prétexte à vous plaindre de moi.

Je m’en vais conjurer pour vous malgré moi-même

De tous les Dieux d’Enfer les puissances suprêmes.

Je vous ferai passer mille bords, mille mers,

Et d’un vol si pressé courir dans les Enfers,

Qu’à peine pourrez-vous avec quelque assurance

Entre l’Enfer et nous croire quelque distance :

Mais par un même effort je veux en même jour

Terminer votre absence et voir votre retour.

ULYSSE.

Après ces grands efforts d’amour et de puissance

Osez tout espérer de ma reconnaissance.

 

 

Scène II

 

EURILOCHE, ULYSSE

 

EURILOCHE.

Quelle bizarre humeur vous possède aujourd’hui ?

ULYSSE.

Pour en juger ainsi savez-vous mon ennui ?

EURILOCHE.

En peut-on concevoir dont l’effort autorise

Ce dessein étonnant, cette étrange entreprise ?

ULYSSE.

L’amour de Pénélope a formé ces projets.

EURILOCHE.

Ah ! quittés ce dessein, j’ai des vaisseaux tous prêts ;

Allez dans votre Grèce essuyer tant de larmes.

ULYSSE.

Qu’un lieu jadis si cher a pour moi peu de charmes.

Peut-être que l’abyme où je cours aujourd’hui

À pour moi plus d’appas et moins d’horreur que lui.

Qu’un moment, Euriloche, a jeté dans mon âme

De puissants ennemis d’une innocente flamme.

J’ai vu (j’en tremble encor) en de sanglants tableaux

Le crime et l’attentat de mes lâches Rivaux.

J’ai vu mes feux trahis, Pénélope perfide ;

Telemache mon fils vengeur ou parricide ;

Enfin dans une nuit j’ai vu de tels malheurs ;

Qu’un seul aurait besoin de toutes mes douleurs.

EURILOCHE.

C’est donc l’effet d’un songe.

ULYSSE.

Il est vrai c’est un songe ;

Mais trop net, trop suivi, pour le croire un mensonge ;

Celui-ci ne fuit point aux clartés du réveil.

Malgré mes déplaisirs accablé de sommeil

Je goûtais un repos plus grand qu’à l’ordinaire ;

Quand tout à coup frappé d’une image légère,

Je me trouve en des lieux, qui me comblent d’effroi,

Où mille objets confus s’élèvent devant moi :

Dans ces obscurités je ne puis rien connaître,

Tandis quelque clarté commence de paraître,

Semblable à cet éclat qui finit un portrait

Après les sombres traits d’un crayon imparfait.

Ainsi ce peu de jour dissipant ces ombrages

M’offre distinctement des brillantes images,

J’entre dans un beau pré couronné de berceaux.

Séparés seulement par de petits canaux,

Où la beauté de l’onde, et l’aimable murmure

Des flots, qui de leur lit sautaient sur la verdure

Flattaient si doucement et l’oreille et les yeux,

Qu’on les peut comparer aux douceurs de ces lieux.

EURILOCHE.

Ce songe jusques-là n’a rien qui soit funeste.

ULYSSE.

Plus cet endroit est beau, plus je tremble du reste.

Observant de plus prés ces lieux de toutes parts

Un objet adorable arrête mes regards.

Dieux ! c’était Pénélope, à sa première vue

D’un transport de plaisir mon âme est toute émue ;

Je cours pour l’embrasser, quand un de ses amants

Me prévient, et s’oppose à mes embrassements.

Mais pour comble d’horreur elle aime ses caresses,

Et d’un œil indigné rebute mes tendresses ;

Me renvoie à Circé. Dieux que ne vis-je pas ?

À cet objet je tremble et je retiens mes pas :

Là mille traits mortels assassinent la joie,

Là de mille douleurs mon cœur devient la proie

Et lorsque ma fureur, qui cherche à m’alléger

Pousse mes pas vers eux afin de me venger,

Je me sens arrêté d’un invisible obstacle :

Je ne sais si c’est crainte ou l’horreur du spectacle.

Dans ce saisissement immobile et honteux

Je vois mon fils armé, qui vient fondre sur eux ;

Je m’écrie à l’instant, arrête téméraire.

Lui qui n’écoute rien, que sa seule colère

Les frappe, et fait tomber de deux grands coups mortels

Le sang et les plaisirs de ces deux criminels.

Interdit et surpris de ce grand sacrifice

Je condamne sa rage, et j’aime leur supplice ;

Un reste de ma flamme, une mourante ardeur

Parle pour Pénélope et pleure son malheur ;

Je hais, j’aime mon fils, et prends sa violence

Quelquefois pour fureur, quelquefois pour vengeance :

J’écoute mon amour, j’écoute mon honneur,

Et dans ce grand combat, qui suspend ma fureur,

Je m’éveille, et je pers ce songe qui me gêne.

Mais las ! le même instant recommence ma peine,

Tant ces objets affreux, que je ne puis banir

S’étaient peints vivement dedans mon souvenir.    

Juge dans quels ennuis cette image me plonge.

EURILOCHE.

Ce songe est étonnant, mais enfin c’est un songe.

Soupçonner Pénélope ! ah le transport jaloux

Vous donne des pensers trop indignes de vous.

ULYSSE.

Je connais sa vertu, mais est-il de constance,

Qui ne cède aux rigueurs d’une si longue absence ?

Aux amants dont le nom m’a déjà fait jaloux,

Peut-elle avec effet opposer un époux,

Que trois lustres entiers écoulés si loin d’elle

Ont fait passer pour mort, ou bien pour infidèle.

Périmède m’a dit leurs poursuites, leurs soins ;

Il m’en a dit beaucoup, et je n’en crois pas moins.

Tout soutient mes soupçons sans cesse dans mon âme.

Je vois Agamemnon qu’assassine sa femme,

Clytemnestre perfide ; et ce cruel réveil

À pour moi plus de maux que n’avait le sommeil.

EURILOCHE.

Hé bien ne pouvant pas vaincre cette faiblesse

Seigneur pour s’éclaircir allez dedans la Grèce.

ULYSSE.

Irai-je voir rougir mon front et ma maison

Du sang d’une infidèle et de sa trahison ?

Ou si mon âme à tort charge son innocence

Irai-je lui montrer ma lâche défiance ?

Non, non, dans ce combat, dans ces obscurités

Mon cœur dans les enfers doit chercher des clartés.

Là pour garder, ou vaincre une douleur trop forte

Pour le moins j’apprendrai si Pénélope est morte ;

Si mon fils a produit ou vengé mes malheurs ;

Si son trépas mérite ou ma haine ou mes pleurs.

Si je la trouve enfin et morte et criminelle,

J’attacherai mes pas à cette ombre infidèle,

Et plus que ses remords, plus que son châtiment

Je serai son bourreau, sa honte et son tourment ;

Si malgré mes soupçons j’apprends son innocence,

Je veux que les Enfers contentent sa vengeance ;

Que si pour les vivants ils sont sans châtiment

J’irai porter ma tête à son ressentiment.

Adieu, je pars : il faut que mon âme éclaircie

Sorte de son désordre et de sa jalousie.

Je puis bien dans l’Enfer descendre sans horreur,

Si mes soupçons ont mis un enfer dans mon cœur.

Au retour nous saurons s’il faut revoir la Grèce.

Cependant pour tâcher d’apaiser la Princesse

Embrassez Elpenor, Circé fera la paix.

Adieu.

 

 

Scène III

 

EURILOCHE, seul

 

Va, si le Ciel répond à mes souhaits

Pour punir tes soupçons et tes extravagances

Ton voyage sera plus long que tu ne penses.

Cependant je veux bien embrasser mon rival ;

Mais d’un embrassement qui lui sera fatal.

Mais il paraît, voyons si la Reine m’abuse,

Je dois près d’Elpenor passer pour Phaëtuse ;

Mais ce coup étonnant est hors de son pouvoir ;

Il vient, le dois-je attendre ? évitons de le voir.

 

 

Scène IV

 

ELPENOR, EURILOCHE

 

ELPENOR.

Phaëtuse, est-ce vous ? arrêtez ma Princesse.

EURILOCHE.

Ô ! Dieux n’en doutons plus, c’est à moi qu’il s’adresse,

Effet inconcevable à tout autre qu’à moi !

Mais las ! il me souvient encor avec effroi,

Qu’autrefois son pouvoir m’a fait plus misérable.

ELPENOR.

Vous me fuyez ô ! Dieux, de quoi suis-je coupable ?

Qu’ai-je fait ? ou plutôt de quel crime fatal

Me noircit près de vous mon perfide rival ?

Épouvanté de voir cette injuste colère,

Sûr de n’avoir rien fait qui puisse vous déplaire,

Dans cet étonnement ma confuse raison

Ne la peut imputer, qu’à quelque trahison.

Quoi ? le lache Euriloche...

EURILOCHE.

Ah ! ce discours me fâche,

Euriloche n’est point ni perfide ni lâche.

Et...

ELPENOR.

Vous le défendez ? ô ! Dieux, je suis perdu :

Mais rival mon malheur te sera cher vendu.

Tu ne jouiras point du fait de ta malice ;

Le pouvoir de Circé ni le respect d’Ulysse

Ne sauraient l’arracher à mes sanglants efforts.

EURILOCHE.

Impuissante fureur ! ridicules transports !

Toi même à ce rival songe à demander grâce ;

Ou ta mort préviendra l’effet de ta menace.

ELPENOR.

Hé bien, puisque ses jours vous sont si précieux

Que qui l’ose attaquer vous devient odieux ;

Exécutez vous même un Arrêt si funeste.

Il m’ôte votre cœur, prenez ce qui me reste ;

Heureux si par vos mains je pers à vos genoux

Des jours que seulement je conservais pour vous.

Percez, percez ce cœur, que rien ne vous retienne ;

Si votre main en tremble, employez-y la mienne.

Commandez...

EURILOCHE.

Profitons de sa mortelle erreur.

Mais... vertu ridicule ! ah ! suivons ma fureur.

Jamais l’occasion ne s’offrira si belle.

Dieux Phaëtuse vient et sa sœur avec elle.

 

 

Scène V

 

LEUCOSIE, PHAËTUSE, ELPENOR

 

LEUCOSIE.

Votre Conseil ma sœur m’oblige infiniment.

ELPENOR, à Phaëtuse.

Ah ! c’est trop consulter votre ressentiment.

Je cède au mien Princesse, et sûr de ma disgrâce

Je suis mon désespoir, sans que votre menace

Empêche cet amant jaloux et furieux

D’immoler son rival Euriloche, à vos yeux.

 

 

Scène VI

 

LEUCOSIE, PHAËTUSE

 

LEUCOSIE.

Son rival ? Euriloche !

PHAËTUSE.

Ô ! Dieux quelle menace,

De quoi vous plaignez vous ? quelle est cette disgrâce ?

Où fuyez vous ? hélas ! je le r’appelle en vain.

LEUCOSIE.

Circé saura, ma sœur, empêcher son dessein.

PHAËTUSE.

Elle m’avait promis d’assoupir sa vengeance,

Je vivais en repos après cette assurance.

Cependant sa fureur...

LEUCOSIE.

Vous la craignez à tort ;

Euriloche a de quoi repousser son effort.

PHAËTUSE.

Pour Euriloche moi je serais alarmée !

LEUCOSIE.

Pourquoi non, s’il est vrai qu’il vous a tant aimée ?

Vous dites qu’il m’abuse, et n’aime encor que vous.

Et nous venons de voir qu’Elpenor est jaloux ;

Je ne vois pas pourtant qu’il ait sujet de l’être,

Si l’on traite Euriloche en imposteur, en traître,

Et qui se rend indigne en me manquant de foi

D’être vu ni souffert, ni de vous ni de moi.

C’est là votre conseil ; je n’en ai point d’ombrage,

Mais pardonnez un cœur qu’un peu d’amour engage ;

S’il refuse un conseil, qu’Elpenor de ce pas

Vient de vous reprocher que vous ne suivez pas.

PHAËTUSE.

À votre dam, ma sœur, si je vous suis suspecte.

LEUCOSIE.

Ah ! ma sœur vous savez combien je vous respecte.

Vous êtes mon ainée, et bien plus que ce rang

Plus que tout ce qu’on doit aux tendresses du sang,

La parfaite amitié que vous m’avez promise

M’ôte tous ces soupçons et veut plus de franchise.

PHAËTUSE.

Cette amitié, ma sœur, m’oblige à vous donner

Le conseil qu’en effet vous semblez soupçonner.

Je vous l’ai déjà dit, et je vous le répète,

Que de quelque façon qu’Euriloche vous traite,

Il couve des desseins qui vous feront un jour

Repentir, mais trop tard, d’avoir eu de l’amour.

Prévenez les malheurs que présage ma crainte,

Votre chaîne avec lui n’est pas si fort étreinte,

Que si Circé ni moi n’en sommes point d’accord,

Vous ne la puissiez rompre avec un peu d’effort.

Vous devez, ce me semble, embrasser ma querelle,

Que ne connaissez-vous cet esprit infidèle...

Lâche, fourbe, méchant, j’en parle sans aigreur ;

Je le hais il est vrai, mais j’aime plus ma sœur,

Et tout ce que j’en dis, quoi qu’après son offense

Est pour votre intérêt plus que pour ma vengeance.

LEUCOSIE.

Vous en dites beaucoup, mais à parler sans fard

Votre amitié, ma sœur, s’en avise un peu tard ;

Avec ces qualités il fallait le dépeindre,

Alors qu’il commença de m’aimer ou de feindre.

Mais il n’était pour lors ni lâche ni trompeur

Et ne l’est que depuis votre mauvaise humeur.

S’il est vrai qu’Elpenor ait captivé votre âme

Vous ne souffririez pas qu’on le traitas d’infâme ;

Ni je ne puis souffrir qu’on noircisse aujourd’hui

Un Prince plus aimable, et plus aimé que lui.

Le mal sera pour moi s’il devient infidèle ;

Et si votre amitié plus que votre querelle

Pour le rendre odieux vous fait prendre ces soins,

Vous m’obligerez fort de m’aimer un peu moins.

Car enfin vouloir rompre une si forte chaine

C’est à moi comme à vous une entreprise vaine.

Je l’aime, et d’autant plus que j’ai toujours pensé

Que vous y consentiez aussi bien que Circé.

PHAËTUSE.

Dés l’abord, comme vous, j’ai mal connu ce traître ;

Mais maintenant, ma sœur, qu’on me l’a fait connaître,

Sans inhumanité je ne puis approuver

De voir périr ma sœur, quand je puis la sauver.

Ainsi n’espérez pas que jamais j’y consente,

Et si vous en voulez de preuve plus pressante

Puisqu’aussi bien je vois que votre aveuglement

Impute mes conseils à mon ressentiment,

Plus pour vos intérêts que ceux de ma vengeance

J’entreprends son exil de toute ma puissance.

Et contre qui voudra choque ma volonté

Je consens d’en venir à toute extrémité.

Il faut qu’il quitte l’île, ou bien qu’il y périsse.

LEUCOSIE.

En ce cas-là, Madame, il faut que j’y fléchisse.

PHAËTUSE.

C’est à vous d’y songer.

LEUCOSIE.

Le conseil en est pris,

Dans ces ressentiments Elpenor s’est mépris

Il veut perdre Euriloche, et malgré sa complice

Il faut qu’il quitte l’île ou bien qu’il y périsse.

Pour faire réussir ce que j’ai projeté,

Je consens d’en venir à toute extrémité.

 

 

ACTE IV

 

La scène est dans l’Enfer.

 

 

Scène première

 

SIZIPHE, seul

 

Des plus profonds cachots du centre de la terre

Je roule incessamment cette masse de pierre ;

Mais je succombe enfin sous ce pesant fardeau ;

Ma force se consomme, et je suis tout en eau.

Toutefois accablé sous tant de lassitude

Quand je dois expirer sous un tourment si rude,

Un démon invisible anime mes efforts,

Et sans rendre mes bras ni moins las, ni plus forts,

Sans amoindrir mon mal son assistance vaine

Soutenant ma faiblesse éternise ma peine.

Rocher accable moi sous tant de pesanteur.

Et toi de mon tourment et le juge et l’auteur

Grand Dieu, qui pour donner matière à ta justice,

Rends les morts immortels au milieu du supplice,

Ôte nous par pitié cette immortalité ;

Reprends ce don fatal, que tu nous a prêté.

Quoi ? ta divinité trouve-t-elle des charmes

À voir couler sans cesse un déluge de larmes ?

Quoi ? le crime d’un jour, le crime d’un moment

Doit-il être puni d’un si long châtiment ?

Mais cruel enivré de douceurs et de joie

Tu braves les soupirs que ma douleur t’envoie.

Puis donc qu’à ce travail on ne peut m’arracher,

Vois comme je m’efforce à pousser ce rocher,

Il faudra malgré toi qu’un si cruel supplice.

Sous un effort suprême, ou m’accable, ou finisse.

Enfin je touche au terme, et je puis aujourd’hui...

Mais hélas ! il retombe, et je tombe avec lui.

Triomphe Jupiter, triomphe de ma peine.

 

 

Scène II

 

ULYSSE, seul

 

Dans quel gouffre d’horreur ta puissance m’entraine ?

Amour est-ce en ces lieux que je la dois chercher ?

Pénélope est-ce ici que tu voudrois cacher

Ma honte et ton tourment, mon supplice et ton crime ?

Perfide, s’il te reste un remords légitime

Fais toi voir à qui fut ta fidèle moitié,

Malgré ta trahison ton sort me fait pitié.

Et si près de Pluton ma prière n’est vaine,

Bien loin de l’agrandir j’amoindrirai ta peine.

 

 

Scène III

 

SIZIPHE, ULYSSE

 

SIZIPHE.

Rocher qu’en vain toujours je tâche à remonter.

ULYSSE.

Quel est ce malheureux ?

SIZIPHE.

Ne puis-je l’arrêter ?

ULYSSE.

C’est Siziphe ; lui même.

SIZIPHE.

Ô ! rigoureux supplice !

ULYSSE.

Spectacle insupportable au malheureux Ulysse !

N’importe... En ma faveur quittes pour aujourd’hui.

SIZIPHE.

Ulysse chez les morts !

ULYSSE.

Oui, Siziphe, c’est lui.

SIZIPHE.

Que veux-tu malheureux ? Quel étrange caprice

Te fait venir ici redoubler mon supplice ?

Viens-tu pour me vanter tes exploits glorieux ?

La splendeur de ta vie est l’horreur de mes yeux.

Tout ce qu’on voit en toi d’éclat et de mérite

Dont ma douleur s’augmente, et mon remords s’irrite,

Redoublant la laideur de mes propres défauts,

Sont de mes lâchetés la honte et les bourreaux.

Va, fuis, et cache moi cette vertu mortelle ;

Ce grand rocher me pèse, et me presse moins qu’elle.

Faut-il que ton destin soit si contraire au mien ?

A-t-il pu de mon sang naître un homme de bien ?

J’avais ce doux espoir que malgré ma disgrâce

Mes forfaits deviendraient l’exemple de ma race ;

Et que le mauvais sang, que je t’avais presté,

Jetterait dans ton cœur toute ma lâcheté.

Mais puisque les efforts d’une autre nourriture

Ont purgé ton destin et dompté ta nature,

Te montrer si contraire à tous mes sentiments

C’est redoubler ma peine ; et croître mes tourments.

Sors, et par tes vertus en ces lieux méprisées

Va charmer tes amis dans les champs Élysées.

Puisses-tu pour armer les remords contre toi

Devenir plus infâme et plus méchant que moi ?

Puisses-tu dans les creux de ces brulants abymes

Renverser sur toi seul la peine de mes crimes ?

Ou du moins puisses-tu par mes lâches forfaits

Endurer tous les maux, que ta vertu m’a faits ?

ULYSSE.

Si c’est cette vertu, que votre âme déteste,

Je viens vous présenter un objet plus funeste :

Tout ce qu’a votre Enfer de peine et de rigueur

N’a rien de comparable aux tourments de mon cœur.

Mais ma douleur est-elle aussi juste que forte ?

Siziphe : apprenez-moi si Pénélope est morte.

Mais non, n’en faites rien, dans un coup si fatal

Je sens quelque douceur à douter de mon mal.

SIZIPHE.

Par les mains de ton fils elle est morte infidèle,

Au lieu de tant d’amants qui soupiraient pour elle,

Mille serpents affreux qui nous comblent d’horreur,

Rampent sur sa poitrine, et lui rongent le cœur.

Ce corps, qui fut l’Autel, et le Dieu de ton âme,

N’est qu’un spectre hideux environné de flamme :

Ses yeux jadis brillants de lumière et d’amour

Ne jettent maintenant qu’un effroyable jour,

Tel que jettent les yeux d’une horrible mégère,

Étincelants de feu, de sang, et de colère ;

Tel que lance la foudre, ou tel que les éclairs

Au milieu de la nuit jettent dedans les airs.

Ses mains, dont les beautés empruntaient tant de charmes,

Ne servent qu’à fournir de matière à ses larmes.

Cette bouche sans cesse ouverte à des soupirs,

Dont le souffle amoureux animait tes désirs,

Ne s’ouvre maintenant qu’aux déluges de flamme,

Que vomit au dehors l’embrasement de l’âme.

Au lieu de cet air doux que sa bouche jetait,

Au lieu de ce vermeil dont sa lèvre éclatait

Une épaisse fumée enveloppant sa bouche,

Noircit toute sa lèvre et tout ce quelle touche.

Enfin dans cet état on dirait à la voir,

Que tout ce qu’a l’Enfer et d’horrible et de noir,

Défigure un objet, qui fut durant sa vie

Matière à tous les yeux, ou d’amour, ou d’envie.

ULYSSE.

Ah ! Pénélope ! ô ! Dieux ! Ô ! cruel changement.

SIZIPHE.

Va ne la cherche point dans cet appartement,

Son crime étant plus grand, et plus noir que les nôtres,

Le lieu de son supplice est séparé des autres.

Puisses-tu de ses maux ressentir la moitié,

Et tomber à ses pieds d’horreur ou de pitié.

Va sors de ma présence, et cours après ta femme.

 

 

Scène IV

 

TYRÉSIE, SIZIPHE, ULYSSE

 

TYRÉSIE.

Cher Ulysse, arrêtez, que vous dit cet infâme ?

Ce dernier déshonneur de vos braves aïeux,

La honte et le rebut d’un sang si glorieux.

SIZIPHE.

Qu’il me laisse en repos.

TYRÉSIE.

Cache-toi misérable,

Et délivre nos yeux d’un objet effroyable.

 

 

Scène V

 

ULYSSE, TYRÉSIE

 

ULYSSE.

Tyrésie est-ce vous ? venez-vous secourir,

Un mortel désespoir, que rien ne peur guérir ?

Venez-vous contenter ma douleur ou ma haine ?

Ou me voir venger d’elle, ou regretter sa peine ?

TYRÉSIE.

D’où vient ce désespoir, ces plaintes, ces malheurs.

ULYSSE.

C’est haine, c’est amour qui fait couler mes pleurs,

Puis-je ne pas pleurer une épouse si belle ?

Puis-je ne pas haïr une épouse infidèle ?

Son infidélité fait mon ressentiment,

Mais j’ai de la pitié quand je vois son tourment.

Vous à qui tous les Dieux ouvrent les destinées,

Qui savez le séjour des ombres condamnées

Montrez-moi cette aimable et perfide moitié,

Que je meure à ses yeux de rage ou de pitié,

Donnez cette allégeance au malheureux Ulysse.

TYRÉSIE.

Ulysse ouvre les yeux, et connais l’artifice

Dont l’infâme Siziphe abusait ton amour,

L’objet de tes désirs voit encore le jour ;

Et ce cruel soupçon que ton erreur enfante

Cherche en vain chez les morts une beauté vivante.

ULYSSE.

Dieux ! elle vit encor, mais peut-être elle vit,

Pour souiller en vivant et ma gloire et mon lit.

TYRÉSIE.

Reviens, et pers enfin un soupçon, qui l’offense,

Non que je sois surpris de cette défiance :

Je sais quel est l’effet de l’horrible conseil

D’un songe concerté par le Dieu du sommeil,

Qui par de faux objets trompant ta jalousie

Arme ton désespoir contre sa perfidie ;

On séduit aisément ces folles passions,

Et c’est ce qu’il a fait par ses illusions ;

Ou plutôt c’est l’effet de l’adresse et des charmes

Par qui Circé te trompe, et cause tant d’alarmes.

Son amour pour reprendre un cœur désabusé,

Te veut séduire encor par un mal supposé.

Te faisant Pénélope et morte et criminelle,

Elle aspire à des vœux que tu gardois pour elle.

ULYSSE.

N’osant et ne pouvant me défier de vous

J’accepte avec transport un oracle si doux.

Cher truchement des Dieux, fidèle Tyrésie,

Je vous dois mon repos, mon honneur et ma vie.    

Ainsi crédule amant j’ai soupçonné ta foi,

Pénélope, quels maux, quelle assez dure loi

Me peut-on imposer pour venger ton injure ?

Mais tu sais mon amour, et tu vois l’imposture.

Si pour me détromper d’une fatale erreur

J’ai descendu si vite en ce lieu plein d’horreur,

Par cette même erreur maintenant éclaircie

J’irai d’un même pas contenter ton envie,

Et si pour accourcir le chemin des Enfers

Circé dans un moment m’a fait courir cent mers.

Pour revoir tes beaux yeux, pour revoir notre Grèce

J’attends de mon amour ce qu’a fait son adresse.

Vous en qui le Ciel mit tout le pouvoir des Dieux

Qui savez mille endroits pour sortir de ces lieux,

Sans qu’il doive à Circé cet effort favorable

Enlevez de ces lieux cet amant misérable,

Par un chemin facile abrégez ses travaux,

Et dérobez Ulysse à des charmes nouveaux.

TYRÉSIE.

Ulysse je ne puis répondre à votre attente,

Le charme de Circé rend ma main impuissante ;

Elle vous fait descendre en ce triste séjour,

Seule elle peut aussi faire votre retour.

ULYSSE.

Ainsi je dois sortir d’un séjour si funeste ;

Par l’effort d’une main que mon amour déteste,

Faut-il revoir encor ces dangereux climats ?

Et dois-je m’apprêter à de nouveaux combats ?

TYRÉSIE.

Il le faut, cher Ulysse, et déjà l’heure presse ;

Mais malgré ses efforts, espère en ton adresse ;

Tu lui dois mille exploits, et ta fidèle amour

Par elle doit encor triompher à son tour.    

Adieu.

ULYSSE, seul.

Quels soins ? hélas ! pourront sauver ma flamme

Des pièges, des fureurs, des charmes d’une femme ?

Amour, par qui Circé dans ses lâches transports

Fait sans cesse et par tout de si puissants efforts

Et pour d’injustes vœux rompt de si grands obstacles,

Pour des vœux innocents faits de pareils miracles.

 

 

Scène VI

 

CIRCÉ, seule, chante

 

La scène est dans le parc.

Rare présent des Cieux merveilleuse puissance

Qui m’as fait consentir une si dure absence

Redonne Ulysse à mon amour.

Rends à mes yeux l’objet qui règne dans mon âme

Et si tu veux servir ma douleur et ma flamme,

Haste ma mort ou son retour.

J’oppose vainement au torrent de mes larmes

L’orgueil de mon pouvoir, et l’espoir de mes charmes,

Tous deux cèdent à mon amour.

S’ils me promettent tout il craint tout pour Ulysse,

Et j’attends seulement la fin de mon supplice

De ma mort ou de son retour.

Son seul retardement fait obstacle à ma flamme ;

Je n’en redoute plus du côté de sa femme ;

Le sommeil l’abusant d’une fatale erreur

À Pénélope enfin a dérobé son cœur,

Et ce qu’il m’a promis me rend trop assurée

D’une félicité si longtemps désirée.

Que fais tu malheureuse ? à quelle indignité

Abaisses-tu le sang d’une divinité ?

Circé met son bonheur au seul amour d’un homme !

Ah ! Soleil, Dieu témoin du feu qui me consomme,

Toi qui vis autrefois cent Rois à mes genoux,

Vois quelle honte efface un spectacle si doux.

Venge, venge sur moi l’honneur de ta famille,

Dérobe tes clartés à cette indigne fille ;

Ou du feu, dont ma vie emprunte sa vigueur

Formant des traits mortels perce ce lâche cœur.

Mais que dis-je, insensée ! hélas ! si quelque flamme

Dans celles de mon sang, fut exempte de blâme.

En est-il sur la terre, en est-il dans les Cieux,

Qui se puisse vanter d’un feu si glorieux ?

Si les Dieux punissaient de pareilles faiblesses,

Et la terre et les Cieux n’auraient plus de Déesses :

Si Venus, si Téthys, si la nymphe du jour

Pour des mortels sans honte ont conçu de l’amour,

Quel Dieu peut condamner ma flamme avec justice ?

Ceux qu’elles ont aimez valaient-ils mon Ulysse ?

Non, non, ma flamme est juste ; et c’est mal à propos

Que cet injuste orgueil vient troubler mon repos.

Il fallait l’écouter, quand ce feu prit naissance ;

Quand on n’avait pour moi, que de la résistance ;

Maintenant qu’il se plaint d’avoir trop résisté

Mon remords refusant un bien si souhaité,

Si la poursuite en fut, et honteuse et coupable,

Ce refus la rendrait encor plus condamnable...

J’espère tout d’Ulysse, et je me crois permis

De me faire tenir tout ce qu’il m’a promis ;

Jusque-là que s’il manque à sa reconnaissance,

Il est de mon honneur d’en faire la vengeance.

C’est en quoi mon destin est heureux aujourd’hui,

Chérissant un mortel de pouvoir plus que lui.

En l’aimant je l’élève, ingrat je puis l’abattre.

Mais pourquoi se former des monstres à combattre ?

Circé ne doute plus, qu’Ulysse à son retour

Ne rende ce qu’il doit à ta fidèle amour.

Faut-il parmi les soins où mon amour m’engage

Qu’à de nouveaux soucis encore je me partage ?

Que cherchez-vous ma sœur ?

 

 

Scène VII

 

PHAËTUSE, CIRCÉ

 

PHAËTUSE.

Vous, de qui je me plains,

Euriloche, Elpenor, sans doute en sont aux mains.

J’ai mis pour les chercher toute la Cour en peine,

Au Palais, dans le parc, mais ma recherche est vaine.

Est-ce ainsi...

CIRCÉ.

Modérez cet injuste courroux,

De tout cet embarras ne vous plaignez qu’à vous ;

Je n’ai rien fait ma sœur, que ce que j’ai dû faire,

Je vous avais promis que jaloux de vous plaire,

Mon art désarmerait l’ardeur de se venger,

Qui mettait (disiez-vous) Elpenor en danger.

Je l’ai fait, espérant que de vous adoucie,

Euriloche obtiendrait sa grâce et Leucosie,

Mêlant nos intérêts j’ai fait que désormais

On ne se verra plus que pour faire la paix.

Ce charme dure encor, et malgré moi Princesse

Durera jusqu’à tant que votre haine cesse.

PHAËTUSE.

Quel charme ?

CIRCÉ.

Merveilleux, qui force votre amant

De changer en respects tout son ressentiment,

Et qui par la pitié, que vous fera sa peine

Doit obtenir de vous la fin de votre haine.

Euriloche paraît, retirons-nous ma sœur,

Ce que vous allez voir changera votre cœur.

 

 

Scène VIII

 

EURILOCHE, seul

 

Je me pers, Périmède, ah ! non c’est trop d’audace.

Quand Ulysse, Elpenor me quitteraient la place,

Quand je me promettrais de pouvoir quelque jour

Surmonter de deux sœurs et la haine et l’amour,

Circé reste à combattre, où prendrons-nous des armes

À nous mettre à couvert du pouvoir de ses charmes ?

Ce qu’en souffre Elpenor, ce qu’elle fait sur moi

Dans mon âme coupable a jeté tant d’effroi

Qu’il me semble de voir sans cesse sa colère

S’apprêter à punir ce que j’ai voulu faire.

Ah ! de mes lâchetés fatale illusion !

Qui trahis mon amour et mon ambition.

Fais place à des pensers, qu’un noble espoir me donne ;

Amour de Phaëtuse, amour de la couronne,

Je m’abandonne à vous, et sans plus contester

Commandez, je m’apprête à tout exécuter.

Il faut... Elpenor vient. Circé finis sa peine.

Si tu ne peux souffrir qu’elle serve à ma haine.

 

 

Scène IX

 

ELPENOR, EURILOCHE, CIRCÉ, PHAËTUSE

 

ELPENOR.

En vain sur mon rival je cherche à me venger

Pour terminer des maux qu’on ne peut soulager,

Je retourne à vos pieds, souffrez y ma présence,

Et n’appréhendez plus que privé d’espérance

Ce malheureux amant ait la témérité,

D’en demander raison à sa divinité.

Vos bontés m’élevant à ce faîte de gloire,

Qui passe mon espoir, que j’avais peine à croire,

Vous acquirent le droit de m’en précipiter,

Vous m’aviez tout donné, vous pouvez tout m’ôter.

Et comme en m’élevant à ce comble de grâce

Vous n’attendîtes point que je le méritasse.

De même en m’en voyant par vous précipité

J’ai tort de demander si je l’ai mérité.

Oui j’ai tort, et certain par ce cruel silence

Que je vous dois ma mort sans savoir mon offense,

Je suis trop criminel différant mon trépas

Mais sans plus contester j’y cours Princesse.

PHAËTUSE.

Hélas !

CIRCÉ.

Ne craignez rien.

EURILOCHE, bas.

J’aurais contenté ton envie ;

Mais un charme inconnu désarmant ma furie

Retient ce bras levé pour lui percer le cœur,

Et me fait souhaiter la fin de son erreur.

Circé vient.

ELPENOR.

Dieux vengeurs d’une amour outragée,

Qui voyez à quel point ma fortune est changée

Si mon lâche rival me dérobe sa foi

Perdez ce criminel ; justes Dieux vengez-moi !

Que si ce changement vient de son inconstance

Quelque injuste qu’il soit laissez-le sans vengeance.

PHAËTUSE, à Circé.

Je ne puis me résoudre à le voir plus souffrir,

Madame.

CIRCÉ.

Hé bien vous même allez le secourir.

PHAËTUSE.

Demeurez, Elpenor ; et cessez de vous plaindre

D’un mal que votre amour n’a pas sujet de craindre.

Quelques vaines frayeurs qui vous aient alarmé

Phaëtuse jamais ne vous a tant aimé.

ELPENOR.

Qu’entends-je ! ma Princesse, à mes vœux si contraire

Me rend en un moment tout le bien que j’espère ;

M’avez-vous fait souffrir ce cruel traitement

Pour rendre à mes désirs mon bonheur plus charmant ?

Il m’était assez cher avant cet artifice.

Par quels respects, amour, et par quel sacrifice...

Là il se tourne du côté de la fausse Phaëtuse.

Ô ! Dieux. Princesse ! hélas ! est-ce vous que je vois ?

Phaëtuse, est-ce vous qui me manquez de foi ?

Dieux quel charme présente à ma vue abusée

Phaëtuse en courroux, Phaëtuse apaisée.

À Circé.

Ah ! ce n’est pas ainsi qu’on m’ôte mon malheur ?

Madame, il faut finir non tromper ma douleur.

Et toutes les douceurs d’une erreur favorable

Sont un faible secours contre un mal véritable.

En vain pour arrêter mon juste désespoir

Sous un front adorable un démon se fait voir,

Et prenant tous les traits de celle que j’adore

S’efforce de calmer l’ennui qui me dévore.

Fuis spectre décevant, qu’anime sa pitié,

Mes maux à son aspect augmentent de moitié.

Plus je vois que Circé veut soulager ma peine,

Plus son ingrate sœur me paraît inhumaine.

Voyant que sa rigueur s’obstine à voir périr

Celui que d’un seul mot elle peut secourir.

PHAËTUSE, à Circé.

Ah ! ma sœur.

CIRCÉ, à Euriloche.

Il est temps que ce charme finisse.

Vous savez ce qu’on doit aux prières d’Ulysse,

Embrassez Elpenor, certain que cette paix

Vous va donner le bien où tendent vos souhaits.

EURILOCHE.

Mon désir ne vient pas à votre connaissance.

CIRCÉ.

Vous présumez bien peu de ma haute science.

EURILOCHE.

Elle ne s’étend pas à connaître nos vœux.

CIRCÉ.

Je sais pourtant le votre, et vais vous rendre heureux,

Ne vous opposés plus à ce que je désire.

EURILOCHE.

Quoi vous me promettez le bonheur où j’aspire

À ces conditions que ne ferais-je pas ?

CIRCÉ.

Elpenor vous voyez que l’on vous tend les bras.

ELPENOR.

À moi, Madame.

EURILOCHE.

À vous.

Circé frappe Elpenor de sa verge.

ELPENOR.

Ô secours favorable !

Le charme finit.

Ah ! Princesse. Grands Dieux ! surprise épouvantable !

Est-ce mon ennemi que je viens d’embrasser ?

CIRCÉ, à Phaëtuse.

Vous excusez un coup dont il peut s’offenser.

ELPENOR.

Ah ! Madame, ah ! Princesse, est-ce ainsi qu’on me joue ?

PHAËTUSE.

Ma sœur a quelque tort, mon Prince je l’avoue    

Mais puisque mon repos naît de ce qu’elle a fait,

Si vous m’aimez montrez un front plus satisfait,

Je demande encor plus à votre obéissance,

Il faut en l’embrassant oublier son offense,

Et le mettre en état en lui donnant ma sœur,

De ne plus traverser notre commun bonheur.

ELPENOR.

Je vous obéirai, quoi qu’avec répugnance.

Fasse le juste Ciel, que cette obéissance

En détournant les maux, qui nous sont préparés

Assure le repos que vous en espérez.

Je ne m’oppose plus à l’heur qu’on vous destine

Leucosie est à vous, et sans qu’on examine

Qui de nous a failli contre notre amitié

D’un cœur qui fut à vous je vous rends la moitié.

Daignent les Dieux témoins si la votre m’est chère,

Punir qui de nous deux l’offrira moins sincère.

EURILOCHE.

La votre m’est bien chère et c’est trop de bonheur

D’en étreindre les nœuds par l’hymen de sa sœur,

De moi pour tant de biens que pouvez-vous attendre ?

CIRCÉ, à Euriloche.

Je puis vous acquitter.

À Phaëtuse.

Oui, je m’offre à vous rendre

(Maintenant qu’Elpenor devenu votre époux

Peut partager les soins de l’état avec vous)

Le glorieux fardeau de la toute puissance

Dont j’ai par votre aveu soulagé votre enfance.

EURILOCHE.

La Reine s’accordant si bien à mes souhaits

N’a pas mal pénétré dans les vœux que j’ai faits

Pour rendre de tout point ma fortune accomplie.

Me voyant sur le point d’obtenir Leucosie

Il ne me manquait plus, que de voir votre époux

Elpenor, partager la couronne avec vous.

PHAËTUSE.

Je haïrais le bien que cet hymen me donne

Si la Reine sur nous reposant la couronne,

Changeait un seul moment la forme de l’état.

Phaëtuse est trop juste, et lui n’est pas ingrat.

 

 

Scène X

 

LEUCOSIE, CIRCÉ, PHAËTUSE

 

LEUCOSIE.

Madame, Ulysse vient.

CIRCÉ.

Cette heureuse nouvelle    

Pour revoir ce héros au Palais me rappelle.

PHAËTUSE.

Nous vous suivons.

CIRCÉ.

Allons. Puisse par ce retour

Ma flamme prendre part au bonheur de ce jour.

Vous en avez beaucoup dans ce bonheur extrême.

LEUCOSIE.

Comment ?

CIRCÉ.

Vous l’apprendrez du Prince qui vous aime.

 

 

Scène XI

 

LEUCOSIE, EURILOCHE

 

EURILOCHE, bas.

Tout me perd, et je suis pour comble de douleur

Forcé de caresser et rire à mon malheur.

Ulysse est de retour, l’avez-vous vu Princesse ?

LEUCOSIE.

Je l’ai vu résolu de retourner en Grèce ;

Emmener s’il se peut Elpenor avec lui,

Échapper à la Reine.

EURILOCHE.

Et partir.

LEUCOSIE.

Aujourd’hui

Périmède est allé donner ordre à sa fuite.

EURILOCHE.

Que de biens produira votre sage conduite !

Hé comment envers vous pourrai-je m’acquitter ?

LEUCOSIE.

En faisant vos efforts pour ne nous pas quitter.

EURILOCHE.

Quoiqu’il puisse arriver si malgré son adresse

Pour chasser Elpenor il faut que je vous laisse :

Je reviendrai bientôt établir dans ces lieux

Un bonheur à passer tous les plaisirs des Dieux

LEUCOSIE.

Ce glorieux espoir adoucira ma peine.

Mais quel est ce bonheur dont me parlait la Reine,

Je brûle de l’apprendre.

EURILOCHE.

Ah ! Princesse usons mieux

Qu’en frivoles discours d’un temps si précieux.

De l’air que l’entreprise entre nous est conçue

La perte d’un moment en ruine l’issue.

Amusez votre sœur, et sans perdre un moment

Sur le vaisseau je vais engager son amant.

Assuré de le rendre avec mon artifice

Malgré lui compagnon de la fuite d’Ulysse.

Ainsi votre secours favorable en ce jour

Va faire triompher ma gloire et mon amour.

 

 

ACTE V

 

La scène est dans une forteresse.

 

 

Scène première

 

CIRCÉ, MÉLANTE

 

CIRCÉ.

Que fait mon fugitif ?

MÉLANTE.

En Ulysse, Madame

Il attend son malheur, et cette grandeur d’âme

Le fait voir dans ses fers, dans cette affreuse tour

Plus qu’il ne fut jamais digne de votre amour.

CIRCÉ.

Digne de mon amour, qu’il a si mal traitée ?

Dis plutôt des fureurs d’une Reine irritée ;

Qui s’abandonnant toute à son dernier transport

N’a plus que des pensers de vengeance et de mort.

Il me fuyait l’ingrat, et courait à sa femme

Lui vanter le mépris qu’il a fait de ma flamme,

Et lui contant mes feux, ma honte, et mon malheur,

Dresser de mon amour un trophée à la leur.

Grâces aux Dieux, sa mort préviendra cette honte ;

Si Pénélope apprend qu’Ulysse me surmonte,

Elle apprendra, pleurant ce qu’aura fait ce fer,

Qu’on peut vaincre Circé, mais non en triompher,

Et qu’une horrible suite efface enfin la gloire

De quiconque use mal d’une telle victoire.

Tout ce qu’a de cruel la jalouse fureur,

La rage, semble doux à ma forte douleur,

Et je ne trouve point dans toute ma puissance

De quoi perdre l’ingrat au gré de ma vengeance.

Poignard, c’est à toi seul que je la veux devoir,

Fais le venir.

MÉLANTE.

Ulysse, où sera ton espoir ?

 

 

Scène II

 

CIRCÉ, seule

 

Mes charmes auraient pu faire périr Ulysse ;

Ouvrir dessous ses pas un gouffre, un précipice ;

Par la rage des vents déchirer son vaisseau ;

L’embraser d’une foudre, ou l’abimer dans l’eau.

Mais empruntant ce coup de leur pouvoir suprême

Je le devrais aux Dieux aussi bien qu’à moi-même.

Et je veux pour venger l’affront que je reçois,

Qu’il parte des fureurs qui soient toutes à moi.

La vengeance est un fruit, qu’il faut cueillir soi-même ;

Le goûter, se souler de sa douceur extrême.

Un débris, une foudre auraient dans un moment

Consommé loin de moi tout mon ressentiment.

Je veux jouir longtemps de la mort d’un perfide,

Donner un long spectacle à ma fureur avide.

Percer de mille coups ce flanc, ce traître flanc,

Et voir ma main rougir et fumer de son sang.

Ce qu’en vain j’ai tenté pour l’amour d’une Reine,

Ce poignard l’obtiendra pour le bien de ma haine ;

Je voulais être heureuse en gagnant son amour,

Je le suis encor plus en le privant du jour,

Éteignant dans son sang le feu qui me dévore

Qui m’ôte le repos, et qui me déshonore.

Mais hélas ! qu’est-ce amour ? veux-tu le protéger ?

Songe que j’ai l’honneur et toi-même à venger,

Si tu parle pour lui ma fureur sera vaine,

Abandonne mon cœur au transport qui l’entraine ;

Qu’il y règne un moment, tu n’as que trop régné ;

Je le poignarderais s’il l’avait épargné.

Je l’aperçois, l’ingrat, il saura qu’une femme

Peut autant pour sa haine et plus que pour sa flamme.

Il saura qu’un amour qu’on ose dédaigner,

Sait arracher des cœurs s’il ne peut les gagner.

Il faut mourir.

 

 

Scène III

 

ULYSSE, CIRCÉ

 

ULYSSE.

Frappez, vous voyez la victime ;

Ulysse doit mourir si sa fuite est un crime.

Ou plutôt pour mourir ne le méritant pas

Il suffit que Circé demande son trépas ;

Trop heureux, puisqu’il peut en vous donnant sa vie,

Contenter une fois vos vœux, et son envie ;

Répondre à vos désirs, et s’offrant à vos coups,

Couronner par sa mort ce qu’il a fait pour vous.

CIRCÉ.

Ce qu’il a fait pour moi l’ingrat ! Hé ! quel service

Peut après tant d’affronts me reprocher Ulysse ?

Est ce qu’ayant pour lui témoigné tant d’ardeur

Perdu pour trop l’aimer, gloire, repos, grandeur ?

Il me méprise, il rit de ma persévérance ;

Et quand j’attendais tout de sa reconnaissance,

Il se dérobe, il fuit au mépris de sa foi.

Imposteur est-ce là ce qu’il a fait pour moi ?

ULYSSE.

C’est mal ici le lieu de vanter mes services ;

Reine je dois mourir, et j’en fais mes délices.

Puisque ma mort vous plaît, j’aime à perdre le jour,

C’est tout ce que j’ai pu donner à votre amour.

CIRCÉ.

Tu mourras, mais avant que de t’ôter la vie

Je veux savoir, ingrat, en quoi tu m’as servie.

ULYSSE.

Ces mépris, ces affronts, qui font votre courroux,

Cette fuite, c’est là ce que j’ai fait pour vous.

Que serait-ce de vous Reine, si mon audace

Eut porté mes désirs où voulait votre grâce ;

Vous seriez maintenant la femme d’un époux

Qui traître envers un autre eut pu l’être envers vous.

Et qui brisant les nœuds d’un hymen légitime

Eut attiré sur vous la peine de son crime.

Ce sang illustre et plein du Dieu qui l’a presté,

Ce front, où tant de gloire a mis tant de fierté,

Ravalant par ce choix un destin si sublime

Perdaient tout leur éclat, leur prix, et mon estime.

La fille du Soleil doit vivre dans ce lieu

Sans Roi, sans compagnon, ou la femme d’un Dieu ;

Et si de mon orgueil je n’eusse été le maître,

Vous seriez la moitié d’un infâme, d’un traître,

Mêlant par un désordre à mon crime pareil

La race de Siziphe à celle du Soleil.

C’est par moi qu’à ces maux vous êtes échappée.

CIRCÉ.

Ah ! Circé.

ULYSSE.

C’est ainsi que je vous ai trompée.

C’est l’effet des respects qui font votre courroux.

Par eux seuls je pouvais m’acquitter envers vous,

Aussi de quelques vœux dont ma femme m’appelle,

J’ai fui pour vous Circé, beaucoup plus que pour elle.

CIRCÉ.

Rends-toi Circé, ton cœur n’a que trop combattu

Les nobles mouvements de ta propre vertu ;

Pour éviter la honte où mon amour m’engage

Que ne peut-il la vaincre aussi bien que ma rage ?

Mais, hélas !

ULYSSE.

Enfoncez ce poignard dans mon sein.

Fuir un coup qui vous plaît n’était pas mon dessein ;

Mais ne concevant point de supplice si rude,

Que de mourir vers vous suspect d’ingratitude,

Je ne suis pas fâché qu’abandonnant mes jours

Ma voix à mon honneur ait presté ce secours.

CIRCÉ.

Ah ! c’en est trop. Soleil seconde ma faiblesse,

Héros digne en effet des vœux d’une déesse,

Plus digne encor des miens, daigne excuser en moi

Ce que par trop d’amour j’ai commis contre toi.

C’est de quoi seulement il faut que je rougisse ;

Sans honte je pouvais soupirer pour Ulysse ;

Mais non, quand son devoir attache ailleurs son sort,

L’arrêter, le forcer, et lui donner la mort.

Sors de mes mains, poignard, ma dernière infamie ;

Ta vertu le prévient, désarme une ennemie

Et fait qu’enfin ce cœur lassé de soupirer

S’enfle du noble orgueil qu’elle veut m’inspirer.

C’est par cette vertu qu’à moi même rendue

Je recouvre ma gloire où je l’avais perdue.

De tous les sentiments que j’avais eus pour toi,

Me retranchant aux seuls qui sont dignes de moi,

Pour cesser de l’aimer, ne pouvant m’en défendre

Je vois bien que j’aurai de grands combats à rendre,

Mais si dans ma fureur j’ai pu jurer ta mort,

Je puis bien malgré moi consentir cet effort,

Qu’un départ, puisqu’il faut que mon espoir périsse

Plutôt que son trépas me sépare d’Ulysse.

Tombez fers trop honteux au plus grand des humains,

Périmède, Euriloche ont trahi tes desseins.

Mais malgré...

ULYSSE.

Justes Dieux ! ils m’ont trahi, Madame ;

Eux de qui je tenais l’ordre de cette trame,

Je ne m’étonne plus si vous l’ayant appris,

Avant sortir du port mon vaisseau fut surpris.

Retournez sur leur pas Euriloche et ce traitre...

 

 

Scène IV

 

LEUCOSIE, CIRCÉ, ULYSSE

 

LEUCOSIE.

Ah ! ma sœur, Dieux, comment oserai-je paraître ?

Complice par ma faute et ma crédule amour

Du crime le plus noir qu’on mit jamais au jour.

CIRCÉ.

De quel crime, ma sœur ?

LEUCOSIE.

Elpenor, Phaëtuse...

Hélas de tous nos maux il faut que je m’accuse.

À Circé montrant Ulysse.

J’ai donné des vaisseaux pour sa fuite. Et Seigneur

Euriloche s’en sert pour enlever ma sœur.

CIRCÉ.

L’enlever.

ULYSSE.

Euriloche ô ! Dieux.

LEUCOSIE.

Ce traître à peine

Vit que pour obéir aux ordres de la Reine,

Toute la Cour en foule accourait sur vos pas ;

Et laissait le Palais sans garde, et sans soldats ;

Que Périmède et lui forment cette entreprise.

Le désordre, le temps, le lieu les favorise.

Un bruit confus mêlé de douleur et d’effroi

Du quartier de ma sœur arrivé jusqu’à moi,

M’appelle au lieu d’où vient un trouble si funeste,

J’y cours ; Dieux que ne puis-je oublier ce qui reste ?

À travers quelques morts Elpenor tout sanglant

Marchant avec ardeur, mais d’un pas chancelant,

Et tirant de sa plaie un poignard ; à ce traître

Princesse (crie-t-il) en me voyant paraître ;

Là tombant, quand il voit qu’on le veut secourir ;

Abandonnez ce soin (dit-il) il faut mourir,

Ma vie est dans les mains d’un traître, d’un infâme,

Si vous voulez m’aider courez après mon âme,

Le perfide Euriloche enlève votre sœur.

Que devins-je à ces mots ? jugez de ma douleur

Dans l’ardeur de punir sa noire perfidie

Laissant à d’autres soins cette mourante vie,

J’implore du secours dans ce pressant besoin

J’en trouve ; mais, hélas ! Euriloche est trop loin.

On le suit, mais sans doute une telle poursuite

N’aura servi, ma sœur, qu’à redoubler sa fuite.

CIRCÉ.

Il a beau fuir, l’infâme, il n’échappera pas ;

Pour lui porter par tout un assuré trépas.

J’ai les bras assez longs, ma sœur, à la vengeance ;

Je te suis, tu vas voir un trait de ma puissance.

 

 

Scène V

 

ULYSSE, CIRCÉ

 

ULYSSE.

Que ne puis-je espérer en ce fatal moment                

La gloire de servir votre ressentiment ?

CIRCÉ.

Vous le pouvez, allez, où l’honneur vous appelle ;

Je rends grâces aux Dieux que dans cette querelle,

Le soin de nous venger sert d’un amusement,

Qui dispose mon âme à cet éloignement.

Sans cela je veux bien t’avouer ma faiblesse,

Mon cœur, quelque devoir, quelque honneur qui l’en presse,

Ne pourrait se résoudre à perdre pour jamais

Mon... hélas ! je retombe, et crains ce que je fais,

N’importe malgré moi je vous rends à la Grèce ;

Je vous rends aux désirs d’une illustre Princesse.

Si jusqu’ici ma flamme a retenu vos pas,

Je fais assez pour elle en ne vous gardant pas.

Adieu.

ULYSSE.

Que cet effort vous va couvrir de gloire !

Qu’ainsi toujours sur vous emportant la victoire,

Une vertu sans tâche et sans obscurités

Monstre en vous dignement le Dieu dont vous sortez ;

Et répande par tout des rayons de lumière

Aussi purs et brillants que ceux de votre père.

CIRCÉ.

Pars Ulysse, et m’épargne, abandonnant ce lieu,    

Ce que souffre mon cœur en te disant adieu.

 

 

Scène VI

 

EURILOCHE, PHAËTUSE

 

La scène est dans un vaisseau.

EURILOCHE.

Oui, le voile est levé, Princesse, je vous aime ;

J’ai feint pour votre sœur, et mon amour extrême

Avant ce dernier coup pour vous a tout tenté

Et n’a fait cet effort, que dans l’extrémité.

Si c’est crime d’avoir trop d’amour, je l’avoue,

Mon crime est grand, mais tel qu’Euriloche s’en loue :

Et plus j’offre à mes yeux l’objet qui m’a charmé,

Et moins je me repens de l’avoir trop aimé.

Nommez ce rapt, ce meurtre, un coup illégitime,

Un horrible attentat, un effroyable crime ;

Je l’appelle un secours ; un remède à mon mal ;

Un digne châtiment d’un indigne rival ;

Voilà ce grand sujet de reproche et de blâme,

J’ai tué mon Rival, j’ai secouru ma flamme ;

Et j’ai d’un même coup sur le point de mourir

Arraché mon remède à qui m’eut fait périr ;

Exigiez-vous de moi cette amour faible et basse,

Qui se plaint, qui soupire, et pleure sa disgrâce ;

Tel, qu’aurait eu pour vous un Rival trop heureux,

Si votre juste choix eut couronné mes vœux.

J’aime plus noblement l’illustre Phaëtuse ;

J’arracherais aux Dieux le bien qu’on me refuse,

Vous enlever vous même à mon rival, à vous,

Ce n’est qu’aux grands amours à faire de tels coups.

PHAËTUSE.

Monstre horrible à mes yeux vante tes infamies ;

J’abhorre ton amour plus que tes perfidies.

Cher amant, que ce lâche après tant de forfaits

Ose encor reprocher à mes justes souhaits,

Quelque part d’où ton âme à peine dégagée

De ce corps où les Dieux l’avaient si bien logée

Regarde l’attentat d’un infâme voleur,

Monstre toi plus sensible à mon dernier malheur.

Et prévenant l’effort, que mon père prépare

Arrache ta Princesse aux fureurs d’un barbare.

EURILOCHE.

Vous implorez en vain ce père, et cet amant ;

L’un est mort par l’effort de mon ressentiment ;

Et pour l’autre, si c’est l’astre, qui vous éclaire

Il connaît mon amour, et ce que je veux faire.

Il sait que je vous aime avec toute l’ardeur

Que peut une Princesse espérer d’un grand cœur :

Et que dès que l’hymen ait calmé votre haine

Dans votre île j’irai vous ramener en Reine,

En chasser qui l’occupe, et vous faire à jamais

Bénir ma violence, et tout ce que je fais.

PHAËTUSE.

Toi, me faire bénir cette affreuse journée !

EURILOCHE.

Vous en parlerez mieux après notre hyménée.

PHAËTUSE.

Ah ! monstre laisse-moi.

EURILOCHE.

Donnez des noms plus doux

À celui qui bientôt doit être votre époux.

PHAËTUSE.

Mon époux !

EURILOCHE.

C’est à quoi vous devez vous résoudre.

PHAËTUSE.

Des mains de Jupiter cours arracher la foudre

Soleil, et si ma mère eut chez toi quelque rang

Montre-toi plus sensible aux affronts de ton sang.

EURILOCHE.

Princesse cette erreur fait tort à votre gloire,

L’astre du jour a peu de part dans votre histoire ;

Et vous avez assez de titres glorieux,

Sans en chercher si haut, et nous former des Dieux.

PHAËTUSE.

Impie, ils vengeront mon honneur et leur gloire.

EURILOCHE.

J’ai vécu trop longtemps pour avoir lieu d’en croire ;

S’il en est contre moi, qu’ils arment leur courroux ;

Pour moi je n’en connais que mon amour et vous.

J’enferme en ce vaisseau toute mon espérance,

C’est mon Ciel, mon Autel, mon trône et ma puissance ;

Devenu pour vous seule assassin et voleur,

Le but de tous les traits que lance le malheur,

Et le plus digne objet des flammes du tonnerre ;

Banni de mon pays, et de toute la terre,

Infidèle à mon Prince abandonné de tous,

Je ne crains rien, Madame, et trouve tout en vous.

PHAËTUSE.

Ah ! perfide bien loin de regarder ta proie

Avec quelques transports ou d’orgueil, ou de joie ;

Sache que si pour perdre un monstre furieux

La terre était sans force et l’univers sans Dieux

Et si pour encrasser cette coupable tête

Le ciel était sans foudre, et la mer sans tempête

Ce qu’est aux grands forfaits un remords obstiné

Ce que sont les Bourreaux aux yeux d’un condamné

Ce que sont aux Enfers, aux criminelles âmes

Les roues, les rochers, les vautours, et les flammes,

Je te le ferai traître, et pour mieux dire encor

Tu trouveras en moi le vengeur d’Elpenor ;

Tu reverras, cruel, son ombre en ma présence,

Son amour dans mon cœur, en mes mains sa vengeance ;

Dans ma bouche animée un reproche éternel,

Dedans mes yeux l’horreur qu’on a d’un criminel.

Et dans toute mon âme une haine immortelle

Pour un voleur, un lâche, un meurtrier, un rebelle.

EURILOCHE.

Portez encor plus loin ces transports furieux ;

Ces cœurs, ces belles mains ; cette bouche et ces yeux

Que vous tâchés de rendre un sujet de ma haine,

Le seront de ma joie, et non pas de ma peine

Dans la possession de ma divinité...

 

 

Scène VII

 

PÉRIMÈDE, EURILOCHE, PHAËTUSE

 

PÉRIMÈDE.

Seigneur, le Ciel se trouble, et son obscurité

Favorise un vaisseau qui semble nous poursuivre.

EURILOCHE.

À quelques traits ami que mon amour me livre,

Je ne puis me résoudre à perdre un bien si cher.

PHAËTUSE, s’en allant.

Ô ! Dieux.

PÉRIMÈDE.

Sauvez là donc, on vient vous l’arracher.

EURILOCHE.

Amis qu’on se dispose au combat qui s’apprête

Contre nos ennemis et contre la tempête.

 

 

Scène VIII

 

JUPITER, au milieu des Dieux, descend du Ciel assis sur une grosse nuée, LE SOLEIL, à même temps, paraît d’un côté du théâtre dans une nue

 

JUPITER.

Du trône où je m’assois dans le plus haut des Cieux,

D’où je puis commander les hommes et les Dieux,

Je descends jusqu’à toi pour ouïr ta prière ;

Mon fils, parle.

LE SOLEIL.

Assuré des bontés de mon père

Je parle, et quoi qu’instruit que ses soins paternels

Toujours avec regret perdent les criminels,

Plein d’une généreuse, et juste confiance,

Dessus ces mêmes soins je prends trop d’assurance

Pour croire, qu’oubliant ma naissance et mon rang

Il néglige un moment la gloire de mon sang ;

Vous connaissez l’affront, et cet œil adorable

Comme sur l’innocent ouvert sur le coupable,

Voit un fier ravisseur souiller impunément

De ses noirs attentats l’un et l’autre élément.

Quelle bonté coupable envers votre justice

Sur ce grand criminel balance le supplice ?

La foudre est inutile en vos puissantes mains,

Si vous ne punissez celui dont je me plains :

De ce monstre odieux purgez la terre et l’onde,

Et faites par ce coup justice à tout le monde ;

Que si cet intérêt vous touche faiblement

Prenez tous les transports de mon ressentiment ;

Ou souffrez pour le moins qu’un père misérable

Retire ses clartés de dessus un coupable,

Et d’un soudain éclipse expliquant son malheur

Invite tout le monde à venger sa douleur.

JUPITER.

Ta prière est trop juste, et je me plains moi-même

D’avoir été trop lent à venger ce que j’aime,

Non qu’il faille imputer ma résolution

À des motifs de haine ou de compassion,

Ma justice punit sans nulle violence ;

Libre des passions, qui forment la vengeance,

Elle agit d’elle même, et d’un esprit égal

Répand sur l’univers et le bien et le mal,

Et de ces deux effets que ma puissance envoie,

J’en laisse aux seuls mortels, et le trouble et la joie ;

C’est leur seul intérêt que je dois écouter ;

C’est comme il faut agir, si tu veux m’imiter :

Notre bonheur, mon fils et tout ce que nous sommes

Ne dépend des vertus ni des crimes des hommes,

Et quand je dois punir un meurtrier, un voleur

Je veux venger la terre, et non pas ta douleur.

C’est pour un bien commun qu’un Dieu venge un outrage ;

Et quand ma main s’apprête à briser son ouvrage,

Je me sers de ces bruits, qui précédent mes coups

Pour instruire la terre à craindre mon courroux.

LE SOLEIL.

Soit pour son intérêt, ou celui de ma fille

Vengez sans plus tarder l’honneur de ma famille ;

Voyez-le cet infâme, avec quels longs efforts

Il veut forcer mon sang à ses lâches transports ;

Voyez d’une autre part sur un char qui s’avance

Leucosie et Circé, qui pressent leur vengeance.

Je la leur ai promise.

JUPITER.

Il faut te contenter,

Ma justice y consent. Toi sans plus t’arrêter

Du tribut éternel de ta clarté féconde

Va, mon fils, enrichir l’autre moitié du monde.

 

 

Scène IX

 

CIRCÉ, LEUCOSIE, dans un char volant

 

CIRCÉ.

Ces orages soudains et ces bruits étonnants

Ces vents impétueux ; ces éclairs surprenants

Du Dieu juste et vengeur annoncent la venue.

Tombe foudre en ses mains trop longtemps retenue,

Tombe à la voix du sang, qu’un traître a su verser ;

Tombe aux cris d’une sœur, qu’un traître veut forcer.

LEUCOSIE.

Tombe aux justes douleurs d’une amante abusée.

Mais la perte du traître est bien plus mal aisée,

Il est déjà si loin qu’il échappe à mes yeux.

CIRCÉ.

Il ne peut échapper aux vengeances des Dieux.

Le vaisseau d’Euriloche paraît dans l’éloignement.

LEUCOSIE.

Mais que ne nous font-ils jouir de son supplice !

S’il périt loin de nous, qu’importe qu’il périsse,

L’outrage reste entier au cœur et sur le front,

Si l’on ne voit périr celui qui fait l’affront.

Ceux que nous recevons sont de telle nature,

Que le Soleil trop lent à venger notre injure,

Quoiqu’il nous ait promis semble la négliger,

Il faut sauver ma sœur, autant que me venger ;

Le temps presse ; achevons cette illustre vengeance ;

Si sur cet élément s’étend votre puissance ;

Dans ces lieux élevés, dans le milieu des airs

Dont les Dieux en courroux foudroient l’univers ;

De ces noires vapeurs formez-vous un tonnerre ;

La terre prête au Ciel de quoi punir la terre.

Vous seule... Mais quels feux s’allument dans la nuit ?

Quel trouble ! quel éclat ! quel désordre ! quel bruit !

 

 

Scène X

 

JUPITER, sortant du Ciel assis sur son aigle et lançant la foudre sur le vaisseau d’Euriloche s’adressant à Circé et à Leucosie

 

Nymphes voici le coup qui vous fera justice

S’en retournant.

Vous pouvez maintenant jouir de son supplice.

 

 

Scène XI

 

LEUCOSIE, CIRCÉ

 

LEUCOSIE.

Quels feux ! quels feux de joie en cet embrasement ?

Mais quelle peur succède à mon ressentiment ?

Grand Dieu : sauvez ma sœur.

CIRCÉ.

À ce penser je tremble :

Quelle vengeance ? ô Dieux ! s’ils périssent ensemble.

Mais qui peut la sauver de la flamme ou de l’eau.

LEUCOSIE.

Dieux qu’est-ce que je vois ? Quel spectacle nouveau ?

CIRCÉ.

Ô ! prodige inouï, si mon œil ne m’abuse,

Je vois sur un Dauphin triompher Phaëtuse.

LEUCOSIE.

Oui, oui, c’est elle même, allons la recevoir.

CIRCÉ.

Phaëtuse, est-ce vous ?

 

 

Scène XII 

 

PHAËTUSE, CIRCÉ, LEUCOSIE

 

PHAËTUSE.

Vous puis-je encor revoir ?

Vous voyez par quels soins les Dieux m’ont protégée,

Il est mort l’exécrable et ta fille est vengée,

Soleil, si ton secours avait été moins prompt

Une honte éternelle allait rougir mon front.

Ni l’horreur du forfait, ni la peur du supplice,

Ni son vaisseau suivi par le vaisseau d’Ulysse,

Ni la fureur des flots ne pouvait arrêter

Ce lâche, dont la rage osait tout attenter ;

Pour mettre ses desseins et son espoir en poudre

Il n’en fallait pas moins que l’éclat d’une foudre,

Aux furieux transports d’un lâche ravisseur

Elle seule pouvait arracher mon honneur.

C’est par là que les Dieux ont conservé ma gloire,

Mais par un autre soin qu’à peine on pourra croire,

Sur le point que la foudre embrase le vaisseau

Au point qu’il va périr et s’abîmer dans l’eau,

Ce Dauphin s’offre à moi si proche du naufrage,

Et me sauve du feu, des flots et de l’orage.

CIRCÉ.

Allons de tant de soins rendre grâces aux Dieux,

Toi prends place en mon char, et sortons de ces lieux.

PHAËTUSE, au Dauphin.

Va, mon libérateur, ainsi puisse ta vie

Des monstres de la mer éviter la furie.

CIRCÉ.

Mes sœurs puisque le sort nous ôte nos amants

Reprenons toutes trois nos premiers sentiments ;

Pour affranchir nos cœurs de ces malheurs extrêmes

Vivons sans passions, et Reines de nous-mêmes.

PHAËTUSE.

Puisqu’Elpenor est mort, nul ne peut dignement    

Après un tel héros se dire mon amant.

LEUCOSIE.

Moi, qui présumais trop d’un traître et d’un coupable

Je hais son sexe autant qu’il me parut aimable.

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